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169 Le modèle économique allemand en question René Lasserre Henrik Uterwedde L’extraordinaire réussite de l’économie allemande a toujours été un topos important dans la perception de l’Allemagne d’après-guerre et un facteur déterminant dans l’action internationale de l’Allemagne, compte tenu du caractère largement économique et monétaire de la construction européenne et de l’impact de la globalisation sur les relations internationales. De manière récurrente depuis les débuts de l’intégration européenne, l’économie la plus forte en Europe n’a cessé de provoquer un mélange ambivalent d’admiration, de crainte, de regard critique, voire de rejet. Dans une Europe économique plus que jamais intégrée et interdépendante, l’économie et la politique écono- mique allemandes interpellent les voisins, notamment en France. L’Allemagne sert de référence (benchmark) pour mesurer ses propres forces et faiblesses 1 . Elle est critiquée pour son effet de domination, voire pour son « égoïsme » au détriment des voisins 2 . Et quand bien même elle montre des signes de faiblesse, comme pendant la décennie suivant la réunification allemande marquée par une perte de dynamisme et une grande difficulté à renouveler le modèle allemand, ces problèmes inquiètent également les partenaires à cause des conséquences négatives pour l’économie européenne, nourrissant de surcroît la crainte d’un repli sur soi et d’un manque d’engagement européen 3 . Enfin, le décalage économique franco-allemand ne se contente pas de susciter des craintes sur le 1.– Voir à titre d’exemple, CEO-Rexecode, Mettre un terme à la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne, Paris, 14 janvier 2001 ; Dorothée Köhler, Jean-Daniel Weisz, Pour un nouveau regard sur le Mittelstand. Rapport au Fonds stratégique d’investissement, Paris, La Documentation française, 2012. 2.– Rémi Lallement, « Quel rééquilibrage pour les moteurs de la croissance allemande ? », Note de veille, n° 176, Centre d’Analyse Stratégiques, Paris, mai 2010. 3.– René Lasserre, Introduction, in : Isabelle Bourgeois (dir.), Allemagne 2001, Cergy-Pontoise, CIRAC, p. 7.

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Le modèle économique allemand en question

René Lasserre Henrik Uterwedde

L’extraordinaire réussite de l’économie allemande a toujours été un topos important dans la perception de l’Allemagne d’après-guerre et un facteur déterminant dans l’action internationale de l’Allemagne, compte tenu du caractère largement économique et monétaire de la construction européenne et de l’impact de la globalisation sur les relations internationales. De manière récurrente depuis les débuts de l’intégration européenne, l’économie la plus forte en Europe n’a cessé de provoquer un mélange ambivalent d’admiration, de crainte, de regard critique, voire de rejet. Dans une Europe économique plus que jamais intégrée et interdépendante, l’économie et la politique écono-mique allemandes interpellent les voisins, notamment en France. L’Allemagne sert de référence (benchmark) pour mesurer ses propres forces et faiblesses1. Elle est critiquée pour son e$et de domination, voire pour son « égoïsme » au détriment des voisins2. Et quand bien même elle montre des signes de faiblesse, comme pendant la décennie suivant la réuni+cation allemande marquée par une perte de dynamisme et une grande di/culté à renouveler le modèle allemand, ces problèmes inquiètent également les partenaires à cause des conséquences négatives pour l’économie européenne, nourrissant de surcroît la crainte d’un repli sur soi et d’un manque d’engagement européen3. En+n, le décalage économique franco-allemand ne se contente pas de susciter des craintes sur le

1.–  Voir à titre d’exemple, CEO-Rexecode, Mettre un terme à la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne, Paris, 14 janvier 2001 ; Dorothée Köhler, Jean-Daniel Weisz, Pour un nouveau regard sur le Mittelstand. Rapport au Fonds stratégique d’investissement, Paris, La Documentation française, 2012.

2.–  Rémi Lallement, « Quel rééquilibrage pour les moteurs de la croissance allemande ? », Note de veille, n° 176, Centre d’Analyse Stratégiques, Paris, mai 2010.

3.–  René Lasserre, Introduction, in : Isabelle Bourgeois (dir.), Allemagne 2001, Cergy-Pontoise, CIRAC, p. 7.

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déséquilibre des relations franco-allemandes et sur «  l’Europe allemande  », il s’introduit aussi dans le débat économique français. Faut-il suivre le modèle allemand a&n de vaincre les faiblesses structurelles en France ? Les réformes du gouvernement Schröder de 2003-2005 (Agenda  2010) montrent-elles la voie pour la politique française, victime d’un blocage des réformes structurelles  ? Ou bien est-ce une voie néfaste, «  néolibérale  », «  antisociale  », «  austéri-taire », qu’il faudrait rejeter tant en France qu’en Europe ?4 Il est vrai que cette controverse n’est plus vraiment un débat sur l’Allemagne mais une querelle bien française portant sur la bonne politique pour vaincre la crise économique en France, et que dans cette querelle, l’expérience allemande est instrumentalisée (et souvent dé&gurée) a&n d’appuyer la position idéologique de chacun des contra-dicteurs. Cela va de pair avec une grande confusion sur le terme et le contenu même du « modèle allemand », chacun se servant à sa guise des éléments qui peuvent appuyer sa propre position en ignorant superbement le reste.

Ces mécanismes d’une perception partiale, voire déformée, du modèle allemand ne sont pas nouveaux5. C’est pourquoi notre contribution se propose de décrypter ce modèle. Nous allons dans un premier temps revenir sur les questions de base : la notion même de modèle et sa signi&cation ; la naissance, la nature et les caractéristiques du modèle économique allemand. On verra que la naissance du modèle allemand (comme d’autres modèles nationaux) est le résultat d’une con&guration historique spéci&que et une réponse aux faiblesses du passé comme aux dé&s du moment. Il n’est donc pas immuable, même si certaines continuités historiques sont à noter. Dans un deuxième temps, nous tenterons de dégager la dynamique de ce modèle allemand, avec une attention particulière portée aux dé&s et di3cultés auxquels il a été confronté dès les années 1980, ainsi qu’aux adaptations et transformations qu’il a connues depuis. En&n, dans un troisième temps nous nous demanderons si, et dans quelle mesure, le modèle allemand peut servir de « modèle » aux pays voisins, voire à l’Europe entière.

Que désigne le modèle allemand ?Précisons tout de suite que le terme de « modèle » tel que nous l’utilisons ici n’a rien à voir avec une quelconque connotation normative, au sens où l’Allemagne serait un modèle à suivre, sauf quand nous poserons la question explicite de l’exemplarité à la &n de cet article. Il s’agit de décrire, et d’analyser, un modèle de fonctionnement, pris au sens de « système », et ce à partir de quelques questions : comment l’Allemagne organise-t-elle sa vie économique et sociale ? Selon quels référentiels et quelles règles ? Par quelles spéci&cités se distingue-t-elle d’autres

4.–  À titre d’exemple la critique très partiale et sans merci de la politique de Gerhard Schröder par Guillaume Duval, Made in Germany. Le modale et sans merci de la politique, Paris, Seuil, 2013, et le point de vue opposé d’Alain Fabre, Allemagne : miracle d’emploi ou désastre social ?, Paris, Institut de l’entreprise, septembre 2013.

5.–  Cf. René Lasserre, Henrik Uterwedde, « Die wirtscha'liche und soziale Berichterstattung über das Nachbarland. Vergleichende Analysen anhand zweier Fallstudien  ». in  : Die Information und die deutsch-französischen Beziehungen.- Bonn, Europa Union Verlag 1979, p. 108-127.

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modèles nationaux ? Quelle est la dynamique propre de ce modèle, quelle est sa performance ?

Dans les sciences économiques et sociales, la chute du communisme après 1990 a provoqué un regain d’intérêt pour les di'érentes formes que peut prendre le capitalisme, notamment à partir du livre Capitalisme contre capita-lisme de Michel Albert6. La recherche sur des «  variantes de capitalisme  » a produit des classi*cations idéal-typiques, comme la distinction entre «  l’éco-nomie de marché libérale » et « l’économie de marché coordonnée »7, mais s’est penchée aussi sur les modes de fonctionnement des modèles nationaux « réels »8. Cette dernière approche a dégagé trois principaux types de capita-lisme en Europe, représentés par les trois grands pays de l’Union européenne : le capitalisme libéral (dominant la Grande-Bretagne de l’après-0atcher), le capitalisme étatique (dont la France reste le représentant majeur) et le capita-lisme coopératif à l’allemande. Cette approche, qui o're un cadre analytique et des critères permettant de distinguer et de décrire un modèle national, nous servira de point de départ.

L’économie sociale de marché : un mythe fondateurMais d’abord convient-il de s’arrêter sur la naissance du modèle allemand. Après 1945, l’Allemagne occidentale, comme ses voisins, doit répondre non seulement au besoin de reconstruction d’une économie dévastée par la Guerre mondiale mais veut aussi tirer la leçon des errements du passé. À chaque pays son dé* spéci*que. La France veut sortir du malthusianisme démographique et économique et surtout rattraper la modernisation économique et sociale que la Troisième République n’a pas su mettre en œuvre. Pour dépasser un capita-lisme à dominante *nancière qui a trop négligé le développement industriel du pays, elle va prendre le chemin de ce qui sera appelé plus tard « Les Trente Glorieuses », à savoir la mutation profonde de l’économie française stimulée par une politique de modernisation économique et sociale forcée, sous l’impulsion d’un État-modernisateur. Quant à l’Allemagne, le désastre est total : le pays est détruit, matériellement par la guerre et moralement suite aux crimes du régime nazi. Tout ceci provoque la nécessité d’un renouveau profond et complet  : il s’agit de bâtir une démocratie exemplaire fondée sur la di'usion et non plus la concentration du pouvoir (fédéralisme, pluralisme politique assuré par le scrutin proportionnel), ainsi que sur le partage des valeurs démocratiques et le rejet des extrémismes de gauche comme de droite qui avaient déchiré la République de Weimar ; et au plan socio-économique de dépasser la lutte des classes et les e'ets pervers du capitalisme libéral tout en rejetant l’économie administrée et commandée du régime nazi, ou de celle qui se met en place à l’Est et donnera naissance au régime communiste de la RDA.

6.–  Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.7.–  Peter Hall et David Soskice, Varieties of Capitalism. !e Institutional Foundations of

Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press, 2002.8.–  Colin Crouch, Wolfgang Streeck (dir.), Les capitalismes en Europe, Paris, La Découverte,

1996. Vivien A. Schmidt, !e Futures of Capitalism, Oxford, Oxford University Press, 2002.

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Sur le plan politique, la réponse est la Loi fondamentale de 1949, qui bâtit une République fédérale fondée sur le partage et l’équilibre des pouvoirs (fédéralisme ; rôle de la Cour constitutionnelle ; pluralisme parlementaire). S’y ajoutent une culture politique « centriste » qui rejette les extrêmes et le renou-vellement du système des partis qui dégage rapidement des partis de gouver-nement, modérés, et fera preuve d’une stabilité et d’une continuité étonnantes. Sur le plan économique et social, c’est la recherche d’une « troisième voie » entre capitalisme et communisme : le référentiel de l’économie sociale de marché «  dont l’objectif est de combiner, sur la base d’une économie concurrentielle, la liberté d’entreprendre avec un progrès social garanti justement par la performance des marchés »9. Ce concept est né de plusieurs courants de pensée, tel l’ordo-libéralisme de l’école de Fribourg (Walter Eucken, Franz Böhm), des courants anthropologiques et chrétiens, que l’économiste Alfred Müller-Armack a combinés pour une nouvelle doctrine inconnue jusqu’alors en Allemagne. Ses éléments clés sont le néolibéralisme, l’idée d’une «  réconciliation sociale  » pré1gurant le partenariat social pratiqué depuis 60 ans, ainsi qu’un fondement éthique justi1ant l’intervention politique assurant la justice sociale. Cette volonté de concilier ce que d’autres considéraient comme des antagonismes irréductibles peut être caractérisée comme l’essence innovatrice de l’économie sociale de marché. On la retrouve dans maintes pratiques du capitalisme coopé-ratif à l’allemande.

Ce modèle d’un capitalisme social, popularisé par le « père » de la réforme monétaire de 1948, Ludwig Erhard, deviendra la marque du «  miracle  » et de la réussite économiques, les « Trente Glorieuses » allemandes. Il tente de combiner la logique marchande et entrepreneuriale avec la cohésion sociale et le partenariat social. S’il postule la primauté des marchés, il les soumet aussi à un cadre réglementaire et à des mécanismes correcteurs (politiques sociales, parte-nariat social entre patronat et syndicats)10.

Les dimensions du capitalisme rhénanComme en France, on peut constater que ces mythes fondateurs ont la vie dure et continuent à in6uencer la pensée et le comportement des acteurs jusqu’à nos jours. Le référentiel de l’économie sociale de marché ne cessera d’inspirer tous les partis politiques même s’il y a débats et controverses légitimes sur l’équilibre concret entre «  marché  » et «  social  ». Pourtant, dans la réalité, d’autres pratiques se font jour qui, sans être en con6it direct avec la doctrine ordolibérale, le complètent et parfois le contournent. Ainsi émerge un « capita-lisme rhénan » avec de traits spéci1ques, avec des fondements tant politiques et sociaux, qu’économiques.

9.–  Alfred Müller-Armack, « Soziale Marktwirtscha� », in : Alfred Müller-Armack Wirtscha�s-ordnung und Wirtscha�spolitik, Rombach, Freiburg, 1956, p. 245.

10.–  Cf. Henrik Uterwedde, « L’économie sociale de marché : la jeunesse d’un référentiel », in : Isabelle Bourgeois (dir.), Allemagne, les chemins de l’unité, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2011, p. 39-49.

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Côté politique, malgré la formule minimaliste de la doctrine de l’économie sociale de marché (« autant de marché que possible, autant d’État que néces-saire  »), l’État est bien présent dans la vie économique et sociale, à travers le développement de l’État-providence et de pratiques interventionnistes, savamment dosées, dans l’économie. Pourtant, suivant une philosophie et une organisation de l’État fondée sur la subsidiarité, son intervention se veut modeste et ne prétend pas se placer au-dessus de la sphère économique et sociale, mais en partenaire. Elle respecte l’autonomie des partenaires sociaux dans les conventions collectives  ; en outre, les Verbände (organisations syndicales ou professionnelles) sont souvent associés à l’élaboration des lois et peuvent parti-ciper activement aux politiques et régulations publiques (comme c’est le cas dans le système dual de la formation professionnelle initiale, ou dans les politiques d’innovation11). Quant aux marchés, ils sont, selon la formule de W. Streeck, « institués politiquement, régulés socialement et considérés comme le résultat de politiques gouvernementales destinées à servir des intérêts publics »12. Cette forme néo-corporatiste de la régulation politique est une des caractéristiques du capitalisme allemand, se distinguant nettement des formes de régulation plus étatistes en France ou strictement libérales en Grande-Bretagne.

Côté social, un capitalisme partenarial et coopératif se développe, notamment dans l’industrie, qui organise la co-détermination des entreprises et un partenariat entre le capital et le travail. Ce ré+exe coopératif, avec sa force de négociation et de coopération qui favorise l’émergence de réponses collectives aux problèmes, a toujours constitué un atout pour l’économie allemande et sa capacité d’adaptation dans les périodes di/ciles.

En0n, les fondements économiques  : il ne faut pas oublier que le modèle allemand est essentiellement un modèle industriel. C’est aux besoins industriels qu’il répond le mieux, c’est dans l’industrie qu’il fonctionne au mieux, alors qu’il apparaît moins bien adapté aux services. Une bonne spécialisation « haut de gamme  », reposant sur innovation permanente et une main-d’œuvre très quali0ée, produit une excellente compétitivité qualitative des entreprises, justi-0ant des salaires élevés et les coûts d’une protection sociale généreuse. Le revers de la médaille : l’industrie, très spécialisée, produit pour les marchés mondiaux et dépend d’une manière signi0cative des exportations. Très ouverte, l’industrie, et à travers elle, l’économie allemande a dû s’adapter en permanence aux dé0s de la mondialisation. Le souci permanent de la compétitivité des entreprises et du site de production allemand (Standort Deutschland) contribuent à une préférence générale des pouvoirs publics pour une politique de l’o3re (visant à renforcer l’appareil productif via un cadre de développement favorable aux entreprises et propice au renforcement de leur compétitivité) au détriment d’une politique de la demande aux e3ets de croissance di3us et incertains.

11.–  Solène Hazouard, René Lasserre, Henrik Uterwedde (éd.), Les politiques d’innovation coopé-rative en Allemagne et en France, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2010.

12.–  Wolfgang Streeck, « Le capitalisme allemand : Existe-t-il ? A-t-il des chances de survivre ? » in : Colin Crouch et Wolfgang Streeck (dir.), Les capitalismes en Europe, Paris, La Découverte, 1996, p. 47-75.

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Le modèle allemand peut donc se résumer en une forme négociée du capita-lisme, qui est facilitée par une culture de concertation et par des institutions qui construisent et « fabriquent » du consensus. Notons également que ce modèle a des dimensions tout autant politiques et sociales qu’économiques. Qu’il s’agisse de la vie politique, du monde de l’entreprise ou des relations sociales, une dialec-tique entre la concurrence et la coopération est toujours à l’œuvre, animée par une philosophie du partage du pouvoir et de l’articulation entre les pouvoirs publics et les forces de la société civile.

Dé�s socio-économiques et transformations du modèleComme tout modèle économique, le modèle allemand a évolué constamment depuis sa constitution au début des années 1950. Basé sur une économie ouverte, tournée vers les exportations, il s’est bien adapté à la construction européenne depuis 1958 qui a intensi+é l’intégration économique (union douanière, marché unique, système monétaire européen), ainsi qu’à l’internationalisation des marchés, et il a bien résisté aux chocs pétroliers des années 1970. C’est au cours des années 1980 qu’il a commencé à montrer des signes de faiblesse et s’est trouvé en perte de vitesse. Face à un monde transformé par la globalisation, le capitalisme allemand a éprouvé des di1cultés à réagir et à s’adapter a+n de surmonter les rigidités et les lourdeurs qui s’étaient installées dans un système bien rôdé. Cette contrainte a été doublée par le choc économique de l’uni+-cation allemande de 1990, qui a constitué un formidable dé+ et a demandé un e3ort +nancier sans précédent a+n d’intégrer le territoire de l’ex-RDA dans le système économique et social allemand.

Sous l’e3et d’une montée générale des coûts de production dans un contexte de concurrence mondiale accrue s’est amorcée, à partir de 1995, une perte de dynamisme qui s’est prolongée sur une décennie. Conjuguée à l’incapacité collective des pouvoirs publics et des acteurs sociaux à reconstruire un nouveau consensus pour promouvoir des réformes, le modèle allemand a été l’objet de critiques nombreuses et, pour la première fois, fondamentales. C’est surtout une critique libérale qui s’est fait entendre, prônant soit le retour « aux sources » de l’économie sociale de marché et préconisant un recul de l’interventionnisme public a+n de renforcer le jeu des marchés, soit carrément une rupture libérale. Cette option était portée par la frange dure du patronat incarnée par Heinz-Olaf Henkel, l’ancien président de la Confédération de l’industrie allemande, qui proclamait un rejet général du modèle (Die Zeit, 9 mai 1997), tandis que les voix des partisans du modèle anglo-saxon se relayaient dans le quotidien Financial Times Deutschland pour a1rmer que « l’économie n’a pas l’obligation d’être sociale », ou préconiser que l’Allemagne revienne à « une phase de vrai capita-lisme » ou procède à un « tournant thatchérien » (21 janvier 2002). À ces débats de nature normative, s’est ajouté le doute des scienti+ques que le capitalisme allemand puisse survivre à la montée en puissance du modèle libéral. Un des meilleurs spécialistes, Wolfgang Streeck, faisait notamment valoir la complexité des régulations en Allemagne, reposant sur un grand nombre d’acteurs publics

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et privés, et la bonne volonté de tous les acteurs de « jouer le jeu », face à un système de régulation par le marché plus simple et plus rapide. Il a estimé que, « si, dans des circonstances normales, le “modèle allemand” pouvait éventuel-lement renaître, ses di$cultés sont devenues telles, du fait de la réuni%cation, qu’il pourrait bien ne pas les surmonter »13. Quant à Michel Albert, qui avait annoncé dès 1991 la compétition des di*érents modèles de capitalisme, il jugeait certes le modèle rhénan plus performant sur le plan à la fois économique et social mais en recul face à l’o*ensive du capitalisme libéral anglo-saxon : « Le modèle rhénan subit de plein fouet les in+uences médiatiques, politiques, culturelles de son concurrent américain. Et dans les faits, il ne cesse de reculer politiquement »14.

Il n’en demeure pas moins que dès le milieu de la décennie 1990, la régulation globale de l’économie de marché allemande s’est très sensiblement in+échie dans ses grandes orientations. Dépassant l’alternance qui, d’une décennie à l’autre, avait vu se succéder un pilotage conjoncturel global (Globalsteuerung) d’inspi-ration néo-keynésienne des années 1970 axé sur le soutien à la demande et une politique économique néo-libérale des années 1980 soucieuse de faire prévaloir la promotion de l’o*re et la pro%tabilité de l’entreprise, la politique économique allemande s’est engagée à l’aube des années 1990 sur un nouveau paradigme, axé sur la sauvegarde du « site industriel allemand », celui de la Standortpolitik. C’est en e*et en 1993, au moment où l’Allemagne se trouvait confrontée au triple dé% des coûts et charges de l’uni%cation, de l’ouverture du marché unique européen, ainsi que de l’émergence de nouveaux pays industriels et de la globalisation, que le troisième gouvernement Kohl a dé%ni les grands axes d’une politique économique d’ensemble. Bien que soucieuse de poursuivre une politique conjoncturelle favorable à l’investissement, celle-ci devait également comporter des éléments forts de politique structurelle visant à promouvoir l’attractivité du «  site de production Allemagne  ». Parmi ceux-ci %guraient, notamment, outre la mise en œuvre e*ective de la libéralisation des services d’intérêt général initiée par les directives de l’UE, un ensemble de mesures structurelles telles que la modernisation des infrastructures, une politique active de soutien à l’inno-vation et à la création d’entreprise qui ont %nalement donné corps, à travers un débat nourri et controversé entre instances publiques et partenaires sociaux, à une politique de compétitivité assez fortement conceptualisée15.

Celle-ci ne s’est cependant traduite dans les faits que par touches succes-sives, à la fois sous la contrainte d’un marasme économique persistant et sous l’e*et d’une période d’expectative politique prolongée à l’issue de l’alternance politique de 1998. Il a fallu une certaine dramatisation de la situation économique et politique pour que le second gouvernement Schröder sorte de l’attentisme et

13.–  Wolfgang Streeck, op. cit., p. 59.14.–  Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, op. cit.15.–  Bericht der Bundesregierung zur Zukun!ssicherung des Standortes Deutschland, Deutscher

Bundestag, BT_Drucksache12/560, 3. Sept 1993  ; Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtscha(lichen Entwicklung, Wachstum, Beschä!igung, Währungsunion – Orientierung für die Zukun!, Jahreswirtscha(sbericht 1997/98.

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introduise un certain nombre de réformes structurelles à partir de 2003 dans le cadre de l’Agenda 2010 : baisse (scale (entamée déjà en 2000), allègement du poids des prélèvements sociaux pour les entreprises, reformes dans la Sécurité sociale, notamment du système des retraites (timidement amorcée en 2002 avec la retraite Riester), dérégulations dans certains secteurs, nouvelles initiatives dans le domaine de l’éducation et de la recherche, et notamment des réformes de l’assurance-chômage et du marché du travail16.

Une adaptation du modèle, sans ruptureDans la mesure où elles se sont focalisées, par nécessité, sur la refonte d’un État social dont le (nancement n’était désormais plus soutenable, ces réformes ont été très controversées. Elles furent notamment accusées de rompre avec le modèle du capitalisme social pour s’orienter dans une voie ouvertement « néoli-bérale ». Pourtant, si l’ensemble des réformes Schröder est certainement d’ins-piration libérale, ce n’est pas pour rompre avec l’économie sociale de marché ou avec le système de sécurité sociale au pro(t d’un capitalisme libéral. Il s’est agi de réajuster l’équilibre entre règles « sociales » et « libérales », par exemple en donnant une plus grande place à la prévoyance et la responsabilité individuelle dans la prise en charge collective des risques sociaux. Le bilan de cette politique est également controversé. Il n’est pas aisé de déterminer exactement l’impact des di3érentes mesures. Néanmoins, avec le recul, la plupart des chercheurs soutiennent que les réformes Hartz ont contribué au recul du chômage et à la nouvelle dynamique économique. En termes d’emploi par exemple, elles ont rendu le pays moins vulnérable face à des chocs économiques comme celui de la crise mondiale 2008-2009. Le fonctionnement du marché du travail a été rendu plus 6uide, donc plus e7cace17. En résumé, Marcel Fratzscher, directeur de l’ins-titut de recherche économique DIW, conclut que «  l’Agenda  2010 a été un tournant important pour l’Allemagne » car il a déclenché un changement d’état d’esprit dans la société, admettant que des réajustements étaient nécessaires pour assurer la soutenabilité du modèle allemand18. Il est vrai que certains problèmes sociaux, qui sont apparus depuis l’unité allemande, ont pu être renforcés par les réformes du gouvernement Schröder : notamment, la multiplication d’emplois précaires et non quali(és très mal rémunérés. Ces problèmes ont amené le gouvernement de la grande coalition en place depuis (n 2013 à corriger le tir en garantissant un niveau de pension minimale pour les retraités les moins bien

16.–  Gerhard Schröder, « Mut zum Frieden und zur Veränderung », discours de politique géné-rale prononcé le 14 mars 2003 devant le Bundestag, Bundestag, Plenarprotokoll 15/32. Sur les réformes de l’Agenda 2010 et les lois Hartz, voir notamment Isabelle Bourgeois : « Les lois Hartz : remise en cause de l’État social ? », Regards sur l’économie allemande, n° 108, printemps 2013, p. 15-35.

17.–  Cf. Ulf Rinne et Klaus F. Zimmermann, «  Is Germany the North Star of Labor Market Policy?  » Bonn, Institut zur Zukun' der Arbeit, Discussion Paper n°  7260, mars  2013 (http://'p.iza.org/dp7260.pdf ).

18.–  Marcel Fratzscher, Die Deutschland-Illusion. Warum wir uns überschätzen und Europa brauchen, Munich, éd. Hanser, 2014, p. 21.

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couverts et en instaurant un salaire minimum pour les salariés travaillant dans les secteurs dépourvus de conventions collectives.

Avec les réformes Schröder, l’Allemagne a d’autant moins tourné le dos au capitalisme « coopératif » que, parallèlement à la politique des réformes, un autre facteur a joué, qui pourrait même être considéré comme plus déterminant pour la sortie de crise : la capacité du patronat et des syndicats de répondre conjoin-tement aux dé&s de la concurrence mondiale, par des 'exibilités négociées. De nombreux pactes d’entreprise ont favorisé la 'exibilité interne concernant l’orga-nisation et le temps du travail. De même les syndicats ont admis une modération salariale contre le maintien des sites de production et de l’emploi19. Citons en&n la riposte concertée du gouvernement et des partenaires à la crise de 2008-2009, en misant massivement sur l’instrument du chômage partiel (Kurzarbeit) pour réagir à la baisse du PIB (-5,4 % en un an) et des commandes sévissant à l’époque. On peut donc conclure que, moyennant une adaptation di5cile du modèle allemand, ses vertus coopératives ont pu jouer pleinement leur rôle a&n de sortir de la crise et renforcer l’économie allemande. Finalement, l’évolution récente a démenti les prédictions pessimistes quant à la survie ou la capacité d’adaptation du modèle allemand : le processus de réforme mis en œuvre depuis le tournant des années 2000 a été un indéniable succès à la fois en termes de performances économiques (compétitivité, dynamique de croissance et d’innovation) et en termes de cohésion et de protection sociales (retour au plein-emploi, maintien et soutenabilité d’un socle pérenne de protection sociale).

L’enseignement principal de cette séquence de renouveau du modèle écono-mique et social allemand face aux dé&s de la mondialisation et de la crise est que le maintien de l’emploi, du niveau de vie et des acquis sociaux ne peut être assuré que par la capacité des acteurs politiques, économiques et sociaux à gérer collectivement les adaptations qu’impose la compétition économique et technologique mondiale sur le site de production domestique. Mais l’expé-rience allemande montre également que cette gouvernance adaptative n’est pas donnée d’emblée et implique une compétence partagée à faire évoluer l’héritage des règles communes en fonction des enjeux et à les mettre en œuvre en fonction de l’évolution des niveaux les plus signi&catifs de régulation : local, national et européen.

Au regard de ce prisme spatio-temporel, l’analyse qui précède, centrée pour l’essentiel sur le mode de fonctionnement du système de régulation économique mis en place et développé au niveau national, initialement dans le provisoire-durable de la première RFA, puis étendu – sans blocage et ni dénaturation tangible – à l’Allemagne uni&ée, montre que le modèle allemand de l’économie sociale de marché a non seulement mieux résisté par l’adaptation de ses principes de régulation que celui de ses congénères européens et notamment de celui de l’économie mixte de son principal voisin. Mais si l’on s’arrête également à la question de la dimension territoriale de la régulation, on mesure en même temps

19.–  Christian Dustmann et al., « From Sick Man of Europe to Economic Superstar: Germany’s Resurgent Economy », Journal of Economic Perspectives 28 (1) Winter 2014, p. 167-188.

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combien le processus de globalisation a changé la donne, par le processus de réaménagement et de distension des espaces de régulation auquel il a conduit. Et il apparaît alors d’emblée, à la lumière des politiques de compétitivité engagées en Europe ces vingt dernières années, combien les performances du « modèle allemand  » ne sauraient être analysées en se limitant à la seule sphère de la régulation économique et sociale « nationale ». Elle devrait également inclure la dimension territoriale et régionale pour laquelle le fédéralisme allemand, dans la répartition des compétences et les logiques de coopération qu’il induit au niveau local et régional entre les acteurs politiques, économiques et sociaux présente des atouts déterminants. À défaut de pouvoir l’analyser plus en détail ici, on se contentera d’évoquer la capacité de gestion adaptative et di)érenciée du polycentrisme régional allemand sur des enjeux de compétitivité aussi essen-tiels que, pour ne citer que quelques exemples signi*catifs, celui de la moderni-sation des infrastructures logistiques, l’optimisation du système d’enseignement supérieur et de recherche ou la promotion des politiques d’innovation20.

Les nouveaux dé�s du monde du travailSi le modèle de l’économie sociale de marché s’est révélé e0cace pour faire face aux dé*s de compétitivité que le processus de globalisation a induit à la fois dans le pilotage économique d’ensemble et le réajustement des équilibres sociaux, il n’est pas moins confronté à des mutations plus profondes qui touchent direc-tement à la structure de la sphère productive.

Du fait même qu’il a été, jusqu’au tournant des années 1990, largement centré et articulé, y compris dans le développement de ses activités tertiaires commerciales et *nancières, autour du secteur industriel manufacturier, le modèle économique allemand est confronté depuis un quart de siècle, sous l’e)et de l’accélération de l’innovation technologique et de son exposition à la concurrence internationale, à des changements structurels de grande ampleur. Ceux-ci touchent à la fois à la relocalisation géographique et la restructuration intra-sectorielle de la chaîne de production de biens et services et à l’émergence de nouvelles activités induites par le développement rapide de la numérisation et de la digitalisation, et ce aussi bien au cœur même de l’économie établie qu’à sa périphérie. Ces mutations induisent une transformation des rapports sociaux de travail qui se traduisent sur la période par l’hétérogénéité croissante, entre les di)érents secteurs d’activité, à la fois des conditions d’emploi et de travail, de la structure des quali*cations et du niveau des rémunérations.

Cette évolution va de pair avec celle des structures et des mécanismes de représentation socio-professionnelle qui président au partage de la création de valeur et à la garantie des droits sociaux dans les di)érentes branches d’activité. À ce niveau on constate même des disparités 2agrantes avec l’apparition d’une douzaine de secteurs dépourvus de toute couverture conventionnelle du fait de

20.–  Isabelle Bourgeois, (dir.), Allemagne  : compétitivité et dynamiques territoriales, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2007, notamment : « La gouvernance territoriale allemande à l’épreuve de la globalisation et de l’intégration européenne », p. 7-30.

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l’inexistence ou de la carence de partenaires sociaux organisés, ce qui a justi"é la nécessité, longuement débattue, de l’instauration en 2014 d’un salaire minimum légal qui leur est désormais applicable. Plus globalement, on constate que le degré de couverture conventionnelle des salariés allemands tend à diminuer. Alors qu’en 1996 70  % des salariés ouest-allemands béné"ciaient d’une convention collective de branche, ils n’étaient plus que 53 % en 201421. Le phénomène est lié pour l’essentiel au fait que le nombre d’entreprises, principalement petites et moyennes, a/liées aux fédérations professionnelles de branche, tend à se réduire, notamment dans le secteur secondaire de la sous-traitance ou dans le secteur tertiaire des prestations de services aux entreprises, en particulier dans le secteur informatique et numérique. On assiste ainsi à une di0érenciation croissante des activités entre les secteurs économiques fortement établis de l’industrie de trans-formation (construction automobile, construction mécanique, électrotechnique et électronique, chimie-pharmacie, transformation des métaux, mécanique de précision) ou des grands services marchands (commerce, banques, assurances) où continue de prévaloir une logique de représentation héritée du modèle industriel organisée autour du capital de quali"cation et des intérêts communs de la branche, et les branches d’activité plus hétérogènes tels que l’hôtellerie, la restauration, le petit commerce, l’artisanat et les services de proximité. Ce à quoi viennent s’ajouter les services d’intérêt général, anciennement publics, mais dérégulés au tournant des années 2000, à l’instar des transports et des services logistiques, où se sont maintenus et tentent désormais de s’a/rmer, à côté des structures de représentation syndicales traditionnelles, des intérêts catégoriels fortement organisés. Cette di0érenciation croissante – pour ne pas dire cette polarisation progressive de la régulation sociale – rend désormais beaucoup plus di/cile la gestation et le maintien de pactes sociaux organisés et relativement équilibrés, comme ce fut le cas pendant les quatre décennies de l’après-guerre, dans un vaste périmètre de l’économie allemande. Alors que sous la pression de la globalisation et de la crise, le partenariat social allemand n’a cessé de s’adapter et de se renforcer au cœur du capitalisme rhénan sous la forme d’un bouquet serré de pactes sociaux de compétitivité sectoriels, il s’est progressivement étiolé à la périphérie du socle industrialo-mercantile de l’économie allemande. En cela, si le modèle de l’économie sociale de marché a réussi à maintenir son niveau élevé de performance économique et de protection sociale et à assurer ainsi sa légitimité politique, il n’a pas complètement réussi à promouvoir le nouveau modèle de « société intégrée » auquel avaient aspiré ses fondateurs à l’aube de la reconstruction22.

21.–  Institut für Arbeitsmarkt und Berufsforschung, «  Tarifbindung der Beschä�igten  ». Presseinformation du 01/06/2015 Les chi$res pour les nouveaux Länder s’établissent respectivement à 56 et 36 %.

22.–  Cf. Ludwig Erhard, Wohlstand für Alle, Econ-Verlag Düsseldorf, 1957.

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Un modèle pour l’Europe ?Le modèle économique allemand est le fruit d’une histoire longue et complexe, d’expériences collectives et de choix fondamentaux faits après 1945, tout comme le modèle français né après la Libération. Il forme un tout, avec des forces indéniables mais aussi des faiblesses et vulnérabilités intrinsèques. Autant dire qu’il ne s’exporte pas, et qu’il ne peut (ni ne veut) prétendre à être un « modèle à suivre », même si d’aucuns soupçonnent les dirigeants allemands de vouloir imposer leur modèle à toute l’Europe. L’idée qu’on pourrait copier un « modèle qui marche  » est illusoire. Face aux dé/s actuels et futurs (mondialisation, changement climatique, démographie, cohésion sociale), chaque pays doit trouver sa propre réponse pour faire évoluer ou transformer son modèle national – ce qui n’empêche nullement de s’inspirer des stratégies de modernisation mises en œuvre dans le pays voisin en les adaptant au contexte domestique23.

Cela étant, le modèle allemand a certainement eu une in2uence sur la construction européenne dans le domaine économique et /nancier. L’intégration marchande depuis 1957 (union douanière, politique de libre-échange, marché intérieur éloignant les entraves nationales à la libre circulation des travailleurs, des entreprises, des capitaux et des biens et services) est fortement inspirée par l’approche allemande d’une économie ouverte, partagée par les autres partenaires dans le contexte d’une dynamique des échanges internationaux. L’élaboration de règles encadrant ce marché intérieur européen s’apparente à l’approche ordolibérale allemande cherchant à garantir le fonctionnement du marché par une régulation organisée de celui-ci (Marktordnung).

A fortiori, l’intégration monétaire (Système monétaire européen de 1979 à 1999, Union économique et monétaire depuis 1999) porte la marque de l’ordoli-béralisme allemand24. De par la force de son économie et du poids du Deutsche Mark comme « ancre » du SME, celui-ci a été largement dominé par l’Alle-magne. Ceci a amené la France et d’autres partenaires à prôner une monnaie unique, tout en refusant une union politique qui aurait dû logiquement aller de pair. Le gouvernement allemand, sceptique sur l’idée d’une monnaie unique sans structures fédérales, réunissant des pays à structures et comportements hétéro-gènes, a mis des conditions sine qua non avant d’accepter la création de l’UEM. Par conséquent, les structures et la gouvernance de celle-ci ont été calquées sur le modèle allemand  : primat de la stabilité, indépendance de la Banque Centrale Européenne érigée en garante de la stabilité de la monnaie, principe de no bail out (responsabilité strictement nationale pour les dettes souveraines ; interdiction pour la BCE ou les pays partenaires de rembourser la dette d’un

23.–  Voir dans cette perspective, les pistes de ré�exion esquissées par René Lasserre, « La réforme du dialogue social en France : les enseignements de l’expérience allemande », Regards sur l’économie allemande, n° 116-117, printemps-été 2015, p. 29-42.

24.–  Henrik Uterwedde, « La politique économique : quelle(s) vision(s) franco-allemande(s) ? », Allemagne d’aujourd’hui, n° 201, juillet-septembre 2012, p. 102-111. Sur les aspects compa-ratifs des fondements des politiques économiques françaises et allemandes, cf. Solène Hazouard, René Lasserre, Henrik Uterwedde (dir.), France-Allemagne : Cultures monétaires et budgétaires. Vers une nouvelle gouvernance européenne ?, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2015.

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pays défaillant)  ; normes de stabilité chi"rées et contraignantes, assorties de sanctions possibles. Cela étant, la construction de Maastricht, incomplète et mal observée dans la pratique, a connu des modi#cations importantes depuis la crise de l’UEM, que l’Allemagne a acceptées non sans réticences, notamment avec la création d’un Fonds d’aide européen (FESM puis FES) et la création de l’Union bancaire  ; elle s’est également résignée à une application plus souple des règles budgétaires (souplesse dont la France béné#cie actuellement), et elle a dû tolérer la politique «  non conventionnelle  » de quantitative easing de la BCE qui va jusqu’aux limites de son mandat. En échange, elle a réussi à imposer une meilleure surveillance macroéconomique des pays membres, une évaluation critique des projets de budget nationaux par la Commission, et l’adoption d’un pacte #scal obligeant chaque pays à introduire, sinon une « règle d’or », du moins des règles strictes visant à faire respecter la discipline budgétaire. L’Allemagne a donc accepté des compromis tout en tenant au cœur de sa conception de l’UEM : stabilité, respect des règles budgétaires, solidarité et responsabilité nationale. Accusés de toutes parts de vouloir « imposer par la force de (leur) économie un modèle économique unique fait d’austérité idéologique et de pointillisme budgétaire »25, les responsables allemands sont au contraire hantés par le danger d’un glissement des fondements de l’UEM vers des principes plus « laxistes » qui pourraient rapidement mettre l’Euro en péril et mener à une crise monétaire majeure. La crise grecque a illustré en toute clarté ce bras de fer entre les conceptions allemande et française du fonction-nement de la zone euro et sera à cet égard, quelle que soit son issue, riche d’enseignements. Elle n’en a pas moins mis crûment en évidence la nécessité de la mise en place, au-delà de la seule gouvernance monétaire, d’un gouvernement économique de la zone Euro, lequel devrait permettre de dépasser le dilemme doctrinal simpliste entre croissance et rigueur, et s’attacher principalement, par des mesures structurelles, à promouvoir concrètement les conditions d’une compétitivité mieux équilibrée.

25.–  Ainsi le Premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis du PS, « Lettre ouverte de Christophe Cambadélis », www.lemonde.fr, 16 juillet 2015.

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Dominique Herbet, Hélène Miard-Delacroix,

Hans Stark (dir.)

L’Allemagne entre rayonnement et retenue

Publié avec le soutien de l’Université Paris-Sorbonne, de l’UMR SIRICE, et du Centre d’Études en Civilisations, Langues et Lettres Étrangères (CECILLE - EA 4074)

de l’Université de Lille 3 Sciences Humaines et Sociales

Presses Universitaires du Septentrionwww.septentrion.com

2016

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L’Allemagneentre rayonnement

et retenue

Si, depuis 1949, l’Allemagne a réussi sa « transformation » démocratique, son retour sur le devant de la scène mondiale s’avère plus hésitant. Uni�é, le pays est accusé tour à tour d’être hégémonique ou bien de pratiquer une forme de rete-nue, en particulier dans l’exercice des responsabilités incombant à une grande puissance. Des spécialistes reconnus de son histoire, de son économie, de sa culture, mais aussi de ses choix politiques interrogent ici l’évolution singulière de la politique étrangère de l’Allemagne, entre rayonnement et retenue.

ContributeursAnne-Lise Barrière

Hans Brodersen Jean-Paul Cahn

Anne-Marie Corbin Jean-Louis Georget

Alfred GrosserDominique Herbet Françoise Knopper

Élise Lanoë René Lasserre Alain Lattard

Brigitte Lestrade

Reiner MarcowitzStephan Martens

Gilbert MerlioHélène Miard-Delacroix

Jean Mortier Jacques Poumet

Anne-Marie Saint-Gille Hans Stark

Marcel Tambarin Henrik Uterwedde

Jérôme Vaillant Michèle Weinachter

his

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ilis

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histoire

ISBN : 978-2-7574-1481-1

ISSN : en cours 18 €Maquette Nicolas Delargillière.

Dominique Herbet, professeur de civilisation de l’Allemagne contemporaine à l’Université de Lille.

Hélène Miard-Delacroix, professeur d’histoire et civilisation de l’Allemagne contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne.

Hans Stark, professeur de civilisation et de politique de l’Allemagne contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne.

Sous la direction de

Illustration de couverture : Un soldat de l’armée fédérale allemande rencontre un enfant lors d’une patrouille

à Masar-e Sharif en Afghanistan. Photo reproduite dans le journal BZ, 24.11.2015, © imago stock&people.