Le Moderne Cabaret · J’aime bien le 29février. C’est une journée impro - bable, une journée...

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Le Moderne Cabaret

Vic VerdierLes amis – parfois devenus ennemis – de L’appartement du clown sont de

retour… et l’hiver est dur ! On est trois ans plus tard, en 2005. Vic se pré-pare à ouvrir son espace pluridisciplinaire, Le Moderne Cabaret, et àemménager avec la jolie Fred. Mais soudain tout déraille : son père est surle point de mourir, la famiglia veut «protéger» son cabaret et Fred révèleun côté sombre et inquiétant d’elle-même.

Oliver, de son côté, est de retour au Québec, à l’insu de Vic, après un longséjour au Chili. Il raconte à Jas comment sa soif de vengeance l’a entraînédans le pays d’origine de Douze, l’ami dont la trahison lui avait valu d’êtredéfiguré par des motards. Comment il s’est senti tiraillé entre Thanatos etÉros, entre son désir de faire souffrir Douze et celui de se laisser séduirepar Jemaine.

Le Moderne Cabaret met au jour la partie noire de l’être humain et posela question de notre capacité à faire face à l’innommable. Il peut se lireindépendamment de L’appartement du clown.

Elle avait raison de penser que son histoire de trahison avec Ben allait me don-ner envie de sortir de sa vie. Tout ça est en contradiction complète avec la Fredque je connais. La nouvelle Fred me rappelle Oliver : les deux sont capablesdu pire. En fait, mon ami Jas aussi est comme ça par moments.

Moi, j’ai peur. Peur de M. Sourire. Peur de perdre mon cabaret. Peur que monpère ne se réveille jamais et de me retrouver tout seul. Peur de ma blonde.

J’ai peur pour ma blonde aussi. Malgré tout. Mais est-elle encore ma blonde ?

Vic Verdier est le nom de plume de Simon-PierrePouliot, né en 1976, diplômé de l’UniversitéLaval, en histoire, et de l’Université McGill, encommunications. Il travaille depuis plus de dix ans pour le Cirque du Soleil. Il a publiéL’appartement du clown, en 2010, chez XYZ.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaVerdier, Vic, 1976-

Le moderne cabaretSuite de: L’appartement du clown.ISBN 978-2-89261-689-7I. Titre.

PS8643.E72M63 2012 C843’.6 C2012-940445-4PS9643.E72M63 2012

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour l’édi-

tion de livres.

Conception typographique et montage : Édiscript enr.Maquette de la couverture : Zirval DesignPhotographie de la couverture : Caroline BeaulieuPhotographie de l’auteur : Caroline Beaulieu

Copyright © 2012, Vic VerdierCopyright © 2012, Les Éditions XYZ inc.

ISBN version imprimée : 978-2-89261-689-7ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89261-690-3

Dépôt légal : 2e trimestre 2012Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCEwww.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

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À Jésus de Nazareth et à Gandhi,pour les bons conseils difficiles à suivre.

À maman,aussi, parce que c’était la mienne et la bonne.

Toujours.

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Prépartum : un malaise s’installe avant le roman

5161-B, avenue Casgrain, le dimanche 29 février 2004, 8 h 07

J’aime bien le 29 février. C’est une journée impro-bable, une journée de battement, vingt-quatre heures de bonus à tous les quelque mille quatre cent soixante jours. Le 29 février est comme la Twilight Zone du calendrier. Il me semble que tout est possible, un 29 février. Je ne serais pas surpris que la semaine des quatre jeudis contienne un ou deux 29 février et que, quelque part durant le deuxième 29, un obscur chercheur retrouve soudainement toutes les chaussettes disparues dans les sécheuses. Non, ce ne serait pas fou. Mon ami Jas est né un 29 février. Ça explique peut-être ses dispositions naturelles. Je me comprends.

Je vais me souvenir longtemps de ce 29 février en par-ticulier. Ça commence comme suit : imagine-moi à peine réveillé, l’oreiller décalqué sur le visage et l’haleine douteuse, chargée des trop nombreuses bulles de champagne de la veille… pas chic, le Vic. Fred, ma blonde officielle depuis deux ans, m’adresse la parole depuis le monde des debouts. (Oui, j’ai bien dit blonde. Fred, c’est pour Fredorovna, Violette de son prénom. Tu pensais à autre chose, admets-le !) C’est brumeux dans ma tête, mais j’entends tout de même comme une alarme qui résonne quelque part au loin dans ma caboche, entre mon oreille interne et les synapses du cer-veau qui décodent le langage. Vois-tu, il y a quelques mots et expressions que j’ai programmés dans mon système person-

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nel de sécurité afin de ne pas me faire piéger : « engraisser », « ex », « autre fille », « en retard sur mon cycle », « coiffeur », « envie de toi », « plus belle que moi », « ma mère », « routine », qui déclenchent une alarme interne à la fois silencieuse et impérieuse. Cette fois, j’ai entendu « déménager ».

Une seule réponse adéquate : tels mes ancêtres chasseurs-cueilleurs, j’ouvre les yeux et je cherche la source de la menace.

Fred a installé son joli corps — enveloppé de mon vieux t-shirt du Rouge et Or — dans le cadre de la porte de ma chambre. Elle se brosse les dents. Normalement, à cette vue, je me préparerais à lui faire des avances matinales, sauf que l’alarme a retenti.

— Qu’est-ce que tu as dit ?— H’ai dit : « H’aime ‘eaucoup ‘on appa’’ement. He

pense que he ‘ais déména’er ici. »Elle est difficile à comprendre, à cause de la brosse à

dents dans sa bouche. Mais pas si difficile, quand même, pour que ça m’empêche de décoder que je suis dans le caca.

Ben oui, j’ai peur, OK ?Hé ! Objection, Ton Honneur, je t’entends d’ici avec tes

idées préconçues. Minute, papillon ! Tu te trompes, lecteur-saute-conclusion, je ne suis pas qu’un autre gars qui a peur de l’engagement, non… Non. Je suis lucide et je ne veux pas refaire les mêmes erreurs, voilà tout. La dernière fois que je me suis « mis en ménage », j’ai eu de la difficulté à en sortir. Beaucoup trop de difficulté. C’est justement après ma der-nière rupture que ma vie s’est mise à déraper. Il a fallu que je livre toute une performance au volant pour m’éviter de prendre le champ. Tu vois, j’ai partagé l’appartement d’une fille pendant quelque temps pour me rendre compte que nos vies adoptaient des trajectoires différentes. Classique. Sauf que quand j’ai décidé de partir, je me suis plutôt sauvé :

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direction l’appartement du clown, tout à côté de celui de mes deux meilleurs amis, Jas et Oliver. Je voulais tout reprendre à zéro, l’idée me semblait bonne. Bonne, à part le fait que j’ai fait ça la veille du 11 septembre et que je me suis réveillé chez le clown alors même que le « monde d’avant » s’écrou-lait avec les tours du World Trade Center. Vic ne fait pas les choses en tout-nu, sa vie est un film à gros budget. Et de là, j’ai constaté que ma petite existence tranquille ne l’était finalement pas tant que ça. Mes amis ont déconné en stéréo, deux filles m’ont repoussé comme un torchon sale et j’ai même joué les héros pour empêcher qu’Oliver ne se fasse tuer par des Demon Riders, qui lui ont tout de même bou-sillé la moitié du visage. Après l’agression, Oliver a changé. Il s’est finalement imposé un exil en Amérique du Sud pour retrouver le salaud responsable de ce carnage, un Chilien que nous pensions tous être notre ami. Bref, un automne de marde qui m’a laissé comme certitude que je ne sais pas comment vivre avec quelqu’un d’autre que moi.

Le problème n’est pas la colocation. En colocation, on a droit à 50 % de l’espace, les choses sont claires. Emménager avec sa blonde veut plutôt dire qu’on a droit à 100 % de l’espace tous les deux. Comment veux-tu qu’on s’entende ?

En plus, il me semble que les choses vont bien entre Fred et moi. Nous sommes présentement en équilibre. Équilibre 1 : nous vivons séparément, deux appartements, deux refuges. Équilibre 2 : nous dormons une fois chez elle, une fois chez moi, deux lits pour dodos réussis. Équilibre 3 : je n’ai pas de famille (presque) et elle ne veut pas m’amener dans la sienne, pas de jaloux. Équilibre 4 : j’aime la viande, elle, les légumes, nous formons vraiment une chouette équipe, notamment en cuisine. Équilibre 5 : je suis pour le corps féminin, elle, pour les chauves à bizoune, quel duo du tonnerre entre les draps !

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Équilibre 6 : j’aime mes lundis de gars, elle… je ne sais pas — je ne veux pas savoir ce qu’elle fait le lundi. É-qui-libre. Com-par-ti-ments.

Pourquoi tout risquer en partageant le même toit ?— Ça te tenterait pas qu’on vive ensemble ?Revenons sur Terre. Je suis complètement et instantané-

ment réveillé.— Ben oui, c’est tentant. Mais…Il faut que je me rappelle de ma parade. J’ai déjà pensé

à une réponse. Pense, pense, pense, Vic.— Mais quoi ?Je me la rappelle !— T’as pas peur qu’on se prenne pour acquis ? Qu’on

arrête de se séduire ?— Bof. Tu penses ?— C’est pas toi qui me parlais de ta collègue, là, Valérie ?

Elle a pas scrapé sa relation quand elle a emménagé chez son chum ?

— Ouin…— Pis toi avec Benoît ?— Parle-moi pas de Benoît ! Tu le connaissais pas…— Vrai. Je m’excuse.Elle ne parle jamais de son ex. C’est pour ça que j’ai fait

rappliquer le vilain Ben dans la conversation. C’est mon as. Je sais que ça la freine. Fred réfléchit.

— Nous, ce serait différent.Comment contrer ça ? Un haussement de sourcils ? Une

autre question ? Une diversion ? Il faut que j’ouvre la bouche. Qu’est-ce qui va sortir ?

— OK. Bon point. Disons dans un an ? On pourrait se donner un an avant de se concubiner officiellement…

Qu’est-ce que j’ai dit là ? Je vais trop vite. Elle l’a bien vu — je la connais —, elle va saisir mon offre.

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— Deal ! Mais pas dans un an. Je veux passer la Saint-Valentin de l’an prochain ici.

J’ai perdu. Il me reste un peu moins de douze mois pour m’y faire… ou pour trouver une sortie élégante, au besoin.

— Deal. Je t’aime, tu sais.J’essaie d’être gentil pour recevoir le traitement spécial

du samedi.— Je sais. Il faudrait que tu jettes ton futon. J’ai besoin

de place pour mes affaires. Tu penses que Junior serait d’ac-cord pour que j’installe un bac à compost dans la cour ?

Tu vois ? Un beau 29 février en perspective. J’ai défi-nitivement perdu. Elle redécore déjà. Je me résigne à un dimanche sec. Le mâle le plus starbuck du monde ne peut rien contre l’irrésistible attraction du Décormag. C’est connu.

— Pis ton Raoul, tu penses pas qu’il pourrait rafraîchir ta salle de bain… c’est quand même son frère qui est proprio ici, non ?

Raoul est un entrepreneur général de ma connaissance et le frère de mon nouvel associé (et propriétaire et ex-patron), Réginald Blackburn. Tu as compris, M. Blackburn était mon patron et mon propriétaire ; depuis hier, je ne suis plus son employé, mais son associé, quoique je doive toujours lui payer un loyer. Nous sommes passés chez les avocats pour officialiser notre projet commun, hier en fin d’après-midi, d’où la gueule de bois aux bulles de champagne qui m’embrume le cerveau ce matin. Je me réveille ce jour de hui en tant que partenaire du fondateur de la légendaire Constellation Blackburn, le faiseur de rois de la pop-culture et le grand argentier des étoiles montantes !

Il fallait bien que mon succès demande sa rançon, que veux-tu ?

Tout à l’heure, j’appellerai Jas pour lui souhaiter bonne fête.

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Le chasseur au bercailDans Charlevoix se trouve concentrée une bonne part

de la beauté du Québec. On dirait que le bon Dieu a voulu se péter les bretelles entre La Côte-de-Beaupré et Tadoussac. Comme s’il lui était resté une cargaison de « Wow ! » et de « As-tu vu ça ? » à distribuer avant de compléter le nord-est de l’Amérique. Cette bande de terre, suspendue aux montagnes, les pieds dans l’estuaire du Saint-Laurent, attire les peintres amoureux de la nature depuis plus de cent cinquante ans. Il suffit de laisser le regard vagabonder un instant pour qu’il se heurte à quelque grain de beauté tombé du ciel et qu’il s’y accroche immanquablement. Puis, à force de s’accrocher sur le beau qui l’entoure, le regard touche l’esprit qui en vient à ressentir une certaine sérénité. Charlevoix fait du bien. Déjà au milieu du xixe siècle, la compagnie des Bateaux Blancs avait su profiter de ce décor inspirant. C’est dans les environs de La Malbaie que ses navires avaient fait débarquer les gens fortunés de l’époque pour lancer une nouvelle mode bour-geoise, qui, depuis, est devenue une industrie planétaire : la villégiature.

Ces villégiateurs pionniers ont semé sur leur passage de coquettes maisons d’été qui accueillent toujours les gens de la ville lorsqu’ils ont besoin de faire le plein d’autre chose que de gazoline. Par le passé, ces maisons étaient vrai-ment des retraites estivales. Mais aujourd’hui, en 2005, on parle davantage de chalets. Surtout que le Massif de la Petite-Rivière-Saint-François offre maintenant le plus beau domaine skiable au Québec… Il est de moins en moins rare de trouver ces maisons délaissées au cœur de l’hiver. (Les bums de la région qui vivaient du recel des cambriolages hivernaux ont dû se recycler en revendeurs de passes de sai-son.) À Saint-Joseph-de-la-Rive, sur le petit plateau entre la grève et la grand route, une de ces maisons tourne ses

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fenêtres vers le sud. Le ciel nuageux du mois de février est chargé d’une promesse de neige. Derrière les carreaux, deux hommes contemplent la vue, assis sur des chaises de bois — plus confortables qu’il n’y paraît de prime abord.

— Quand le fleuve est presque complètement gelé à cette hauteur-ci, c’est que l’hiver a été froid, dit Oliver. On devrait pouvoir sortir quand même : la neige apporte souvent un redoux.

Jas lui jette un regard de biais, sous un sourcil retroussé.— Tu veux vraiment qu’on parle de la neige, vieux ?

T’avais promis que tu me raconterais. T’as dit : « Tu m’aides à ouvrir le chalet et je te promets que je vais tout te racon-ter. » Texto. Là, tout est nettoyé, récuré, dépoussiéré. T’es prêt à recevoir le prince de Galles, si tu veux. J’ai mal au dos, on n’a pas arrêté une seconde et je te ferai remarquer que je ne t’ai mis aucune pression. Jusqu’à maintenant.

— J’avais dit ça, c’est vrai. « Il faut que la maison brille comme un sou neuf, j’aurai de la grande visite à la fin du mois. » Quelque chose comme ça, non ?

Jas acquiesce. Oliver laisse son regard se perdre dans les glaces qui traînent sur le fleuve. On risque une vraie bordée. Jas n’insiste pas. Il part à la pêche vers la chambre d’ami et la cuisine. Il revient quelques instants plus tard avec une bouteille de Chivas, deux verres fraîchement lavés et un peu d’eau minérale glacée.

— J’ai apporté ça, au cas où t’aurais de la difficulté à trouver tes mots.

Oliver observe son ami qui lui verse un verre, straight. Machinalement, il l’accepte, puis le descend d’un trait. Son visage se déforme l’espace d’une seconde, crispant davan-tage les muscles ravagés de son côté droit. « Quel genre de monstre peut bien être capable de défigurer une personne comme ça ? » se dit Jas pour la millième fois. Oliver, qui était

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si bel homme avant l’agression des Demon Riders, a main-tenant une gueule de mort vivant. La barbe qui la recouvre en partie n’aide pas beaucoup. Mais Jas constate, assis sur la chaise qui craque, qu’il s’est habitué à voir son pote comme il est. Son cerveau, qui avait le réflexe de reconstruire le visage d’Oliver par-dessus les blessures, a accepté la réalité. Il ne remarque plus les cicatrices comme au début. Avant le départ d’Oliver pour l’Amérique du Sud, ce dernier s’était si bien refermé sur lui-même que personne n’avait pu apprivoi-ser son nouveau visage. Depuis son retour, Oliver a cherché la compagnie de son meilleur ami et Jas a mis les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. Reste que personne ne sait vraiment ce qui s’est passé durant l’année de son escapade en Amérique latine. On s’en doute, mais on n’a aucune certitude.

Avant de revenir au Québec, deux semaines plus tôt, comme une ombre, c’est Jas qu’Oliver a appelé. Ce dernier venait tout juste de rentrer d’Hollywood, où il avait essuyé revers par-dessus revers. Ce n’était que partie remise. Jas a voulu qu’Oliver réintègre son ancienne chambre dans l’ap-partement de l’avenue Casgrain, mais Oliver a refusé. Il a annoncé à Jas qu’il allait s’installer quelque temps au cha-let de sa famille à Saint-Joseph-de-la-Rive. Jas l’a attendu à l’aéroport et s’est distribué le rôle de chauffeur. (Il avait le temps : son spectacle, le Hirsute Saloon, est en pause à Montréal avant de faire le saut vers la France.) Depuis deux semaines, il passe quatre jours à Montréal pour préparer le Hirsute Saloon à faire l’ouverture du Moderne Cabaret de Vic et le week-end dans Charlevoix, avec Oliver, à insuf-fler un peu de vie au chalet paternel. Oliver ne voulait pas qu’on sache qu’il était de retour et Jas a gardé le secret. Officiellement, il passe ses week-ends à Québec, chez des connaissances… Le jeu en vaut la chandelle : Jas trouve très

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gratifiant de prêter main-forte à deux de ses amis en même temps.

Du côté de Montréal, les choses se présentent bien, mais ici, à Saint-Joseph-de-la-Rive, Oliver ne semble toujours pas prêt à parler, bien qu’on en soit à la troisième fin de semaine.

Oliver regarde son ami à travers les parois de son verre maintenant vide. Il soupire. Pourquoi repousser Jas encore une fois ? se dit-il. Il faudra bien que ça sorte un jour ou l’autre.

— OK. Chose promise, chose due.Oliver tend son verre à Jas, qui l’oblige.— Ajoute-lui une larme d’eau pétillante, Oliver. La soi-

rée est jeune.— Va chier, man, t’es vraiment une plaie.— Je sais. Je t’écoute.Oliver prend une grande inspiration avant de commencer.— Imagine le Chili, Jas. Le Chili… Il y a des bouts de

chez nous là-bas, je te jure ; parfois, un résineux pris tout seul va te donner l’impression que tu es dans les Laurentides, que l’été est bon, que ça sent le sapin. Puis, tout à côté, tu tombes sur une fleur d’un rouge si intense, avec des pétales si larges et des épines comme un cactus, et tu sais que tu n’es plus chez toi. Moi, j’avais passé la dernière année à sillonner le pays, tout le long du Pacifique, jusqu’au début de la Terre de Feu. Je voulais retrouver Douze, Jas. Toi et les autres, vous l’avez toujours su. Je le voyais tout le temps dans ma tête. Tu te rappelles sa veste à capuchon rouge, toute déchirée ? Il me narguait, l’air imbu de lui-même, coincé entre ses trois mentons. Il dansait quelques pas de salsa et j’avais envie de le tuer.

Une gorgée se bloque dans la trachée de Jas. Il s’attendait à quelque chose du genre, mais le fait de l’entendre pour vrai — « envie de le tuer » — accrédite son hypothèse.

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— C’est dans la vallée de la Colchagua que la chasse s’est terminée. J’en ai eu la certitude dès que Feo a arrêté notre moto sur la colline, juste avant que j’entre à nouveau dans la vie de Douze.

— Feo ? C’est qui, ça ?— Feo… c’est… c’est dur à expliquer. C’est un gars

avec qui j’ai voyagé tout ce temps-là. Il m’a tenu la main une bonne partie du trajet. Anyway, il s’était arrêté sur un genre de belvédère d’où nous pouvions observer un vignoble. L’endroit était vraiment beau, Jas, sauvage et docile à la fois. Les vignes étaient disposées en plateaux symétriques, sur deux coteaux moyennement escarpés. Au centre de la petite plaine, entre les collines, on distinguait les principaux bâti-ments. L’ancienne écurie abritait le chai. Le plus beau chai de toute la région, selon les experts. Feo analysait. Il chassait.

Je me rappelle très bien toute la scène. À ce moment-là de la matinée, on pouvait voir un tracteur rouge vif apporter des rafraîchissements aux ouvriers dans les vignes. Le trac-teur soulevait un peu de poussière sur le chemin.

La hacienda elle-même se dressait en retrait, sous le feuillage des acacias courbés et des jubaeas. Une école avait été construite au pied de la colline, avec une cloche et des dortoirs pour les chambreurs étrangers. Rien que ça, man !

Oliver ferme les yeux pour mieux se rappeler les images.— C’était pittoresque, Jas, quasiment trop. Imagine

l’entrée de la cave creusée à même la colline qui se devine à la limite de ce que peuvent voir les yeux. Un enclos à mou-tons et un poulailler se trouvaient près du garage. Et devant la maison, il y avait le Land Rover de señor Izquierdo et la vieille Mercedes de madame.

Il y avait même une jolie pancarte de bois avec écrit des-sus : Campo 12, Viña Especial y Escuela de Lengua. Le nom de Douze y était en toutes lettres : Xavier I. Izquierdo, proprietario.

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— Bel accent espagnol, Oliver, tu m’impressionnes…La boutade de Jas pique Oliver au vif. Il s’énerve.— Penses-tu que j’ai envie de rire, Jas ? Tu veux que je te

raconte ou pas ?Jas se raidit sur la chaise. Son Chivas lui remonte vers

le nez. Ce ne sera pas une histoire pour s’amuser. Les yeux d’Oliver retrouvent un point focal dans les nuages qui s’ac-cumulent à l’horizon mais, en vérité, il regarde plus loin, beaucoup plus loin.

— Il y avait des lampes sous les bosquets pour éclairer l’écriteau lorsque le soir tombait. Très class, je te jure. Il fallait bien reconnaître la beauté du lieu, équilibré, harmonieux… et ça me rongeait parce que je voulais voir tout ça en ruine.

Vengeance, Jas. Sweet fucking vengeance. J’avais de la misère à croire qu’on était rendus si proche, Feo et moi.

Feo… tout ça, c’est beaucoup sa faute… Écoute, au début, je voulais retrouver Douze. Juste le retrouver et lui montrer ce qu’il m’avait fait. Puis, Feo est venu me chercher. C’était un soir de février, yep, un soir de février et il gelait à pierre fendre. La vodka aidant, Feo m’est apparu comme une bonne nouvelle, Jas. Il m’a proposé son aide. Il avait la solution, lui.

— La solution à quoi, vieux ?— Tu te rappelles comment j’étais, après l’hôpital ? des

mois et des mois de peur, de dégoût de moi-même, de fai-blesse… Tu me revois dans notre appartement, enfermé dans ma chambre ?

— Oui, oui, je m’en souviens. Je me souviens aussi que tout d’un coup, t’as retiré tout ton argent et t’es parti sans un mot d’explication.

— It was far worse than you thought. Avant Feo, je ne dor-mais presque plus. Je fermais les yeux et tout ce que je voyais, c’était la journée du 15 décembre, Jas. Le 15 décembre 2001,

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tout le temps. Les images sont très claires dans mon esprit : nous sommes dix jours avant Noël, il fait trop doux et je m’en balance. Ma récolte de pot doit être livrée aujourd’hui aux motards. Je vais gentiment remettre la recette à Jerry pour qu’il la reproduise lui-même et je vais lui offrir les plants expérimentaux en prime. Quand le rêve commence, je suis toujours surexcité : avec le super cannabis que j’ai inventé, les Demon Riders vont envahir le marché nord-américain. Tu le sais : mes spécimens étaient presque treize fois plus puissants en THC que le pot disponible dans la rue. Plus personne ne voudrait acheter la version originale. C’est une règle bien simple de toutes les économies de marché : un produit supérieur vendu au même prix que des concur-rents moins performants domine tous les autres. Je sens déjà l’odeur des billets bruns que je vais recevoir en échange de ma formule et je me dis que j’ai pris la bonne décision. Aux grands maux, les grands remèdes. Toi aussi, tu voulais ta part du gâteau…

— Ouais, je sais. C’était beaucoup d’argent. Mais le pire, c’est que j’avais l’impression d’être quand même du bon côté dans l’histoire. Ton projet, j’y croyais, moi aussi.

Oliver esquisse un sourire narquois.— Pas mon projet, Jas. Les tiens. Tu voulais réaliser ton

scénario, tes shows. Tu voulais du cash.Jas baisse les yeux.— Je ne t’en veux pas, man. Tout ça, c’était vrai pour

moi aussi. Même après, quand je revivais cette journée-là, je pensais à l’équipement que j’aurais pu acheter pour mon labo. Dans le rêve, je ne vois que ça.

Je suis aveuglé par la recherche. Le pot amélioré n’est au fond qu’un moyen pour concrétiser mon grand rêve : Ken Oliver va produire de l’électricité à partir de la biomasse ! Je suis tellement fier de mes capteurs géosynthétiques, de

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LE MODERNE CABARET

petites merveilles qui seront éventuellement capables de convertir l’énergie des végétaux en électricité. Je vais marquer l’Histoire avec cette technologie-là… pas avec mon sideline de cultivateur de cannabis. Mes capteurs ont un potentiel quasi infini… J’ai déjà ma ligne pour répondre aux Bernard Derome et Walter Kronkite de ce monde : « Ma technologie représente la fin de la production des gaz à effet de serre et le partage équitable de l’énergie partout sur la Terre. » Et j’y crois tellement fort. Nous pouvons vivre sans les énergies fossiles puisque tout ce qui pousse ne demande qu’à devenir une multitude de centrales énergétiques ; il suffira d’y plan-ter mes capteurs géosynthétiques. Le champ du paysan du Chiapas peut à la fois lui offrir une production agricole et les kilowatts nécessaires pour faire fonctionner sa maison !

Sous les yeux de Jas, Oliver retrouve la passion qui l’a animé quelque trois ans plus tôt.

— Je pressens — non, je sais — que mes idées vont secouer les fondations de l’industrie de l’énergie à travers la planète. Je suis jeune, je suis beau, je suis brillant. Mais il me faut des fonds pour réaliser tout ça. Les Demon Riders ne sont qu’une rampe d’accès vers l’argent dont j’ai besoin pour développer mes idées. Je suis persuadé qu’il faut savoir surmonter les obstacles, même si la conscience s’en froisse un peu. On la repassera plus tard avec un bon fer à vapeur, pour la défriper. Au début du rêve, je sais que tout ça est un rêve, justement, je n’arrive pas à en sortir et je me supplie de laisser tomber, de partir loin avant qu’ils arrivent. Et c’est fou parce que je sais tout ça et les événements se produisent quand même. Ma fierté, ma « supériorité »… je les sens tout comme si j’y étais encore et j’ai honte, Jas.

Puis, je descends à la cave. Là, mon excitation se trans-forme en panique. C’est humide et beaucoup trop vide. Douze a tout pris : mes plants et mon ordinateur ! Mon travail

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Le Moderne Cabaret

Vic VerdierLes amis – parfois devenus ennemis – de L’appartement du clown sont de

retour… et l’hiver est dur ! On est trois ans plus tard, en 2005. Vic se pré-pare à ouvrir son espace pluridisciplinaire, Le Moderne Cabaret, et àemménager avec la jolie Fred. Mais soudain tout déraille : son père est surle point de mourir, la famiglia veut «protéger» son cabaret et Fred révèleun côté sombre et inquiétant d’elle-même.

Oliver, de son côté, est de retour au Québec, à l’insu de Vic, après un longséjour au Chili. Il raconte à Jas comment sa soif de vengeance l’a entraînédans le pays d’origine de Douze, l’ami dont la trahison lui avait valu d’êtredéfiguré par des motards. Comment il s’est senti tiraillé entre Thanatos etÉros, entre son désir de faire souffrir Douze et celui de se laisser séduirepar Jemaine.

Le Moderne Cabaret met au jour la partie noire de l’être humain et posela question de notre capacité à faire face à l’innommable. Il peut se lireindépendamment de L’appartement du clown.

Elle avait raison de penser que son histoire de trahison avec Ben allait me don-ner envie de sortir de sa vie. Tout ça est en contradiction complète avec la Fredque je connais. La nouvelle Fred me rappelle Oliver : les deux sont capablesdu pire. En fait, mon ami Jas aussi est comme ça par moments.

Moi, j’ai peur. Peur de M. Sourire. Peur de perdre mon cabaret. Peur que monpère ne se réveille jamais et de me retrouver tout seul. Peur de ma blonde.

J’ai peur pour ma blonde aussi. Malgré tout. Mais est-elle encore ma blonde ?

Vic Verdier est le nom de plume de Simon-PierrePouliot, né en 1976, diplômé de l’UniversitéLaval, en histoire, et de l’Université McGill, encommunications. Il travaille depuis plus de dix ans pour le Cirque du Soleil. Il a publiéL’appartement du clown, en 2010, chez XYZ.

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:�©�Caroline�Beaulieu

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