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Vincent de Coorebyter, Académie royale de Belgique - Centre de recherche et d’information socio-politiques ( crisp) Le mode de pensée républicain Il paraît presque étrange, aujourd’hui, de parler du mode de pensée républicain dans le cadre d’une réflexion sur les minorités. Plus que d’autres, le modèle républicain français, qui sera le thème de mon exposé  1 , paraît archaïque au regard du pluralisme et de la multicultura- lité qui sont devenus la norme dans les démocraties. Parce que la France refuse de ratifier aussi bien la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, elle n’aurait rien de substantiel à dire sur le thème des minorités : elle se refuse à y penser, à le penser. Cette critique est loin d’être fausse, et j’en développerai certains éléments : il y a effectivement un retard français sur le thème des 1 Le présent article reprend cet exposé sous sa forme originale, avec le tour oral et parfois provocateur que ce type de circonstance impose. L’exposé est néanmoins enrichi, outre quelques notes de références, d’un point supplémentaire (7/ a.) qui ne pouvait trouver place dans le temps imparti par le programme du colloque. V. de Coorebyter, « Le mode de pensée républicain », Les minorités : un défi pour les États. Actes du colloque international (22 et 23 mai 2011), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012, p. 115-131.

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Vincent de Co orebyter,Académie royale de Belgique - Centre de recherche et d’information socio-politiques (crisp)

Le mode de pensée républicain

Il paraît presque étrange, aujourd’hui, de parler du mode de pensée républicain dans le cadre d’une réflexion sur les minorités. Plus que d’autres, le modèle républicain français, qui sera le thème de mon exposé 1, paraît archaïque au regard du pluralisme et de la multicultura-lité qui sont devenus la norme dans les démocraties. Parce que la France refuse de ratifier aussi bien la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, elle n’aurait rien de substantiel à dire sur le thème des minorités : elle se refuse à y penser, à le penser.

Cette critique est loin d’être fausse, et j’en développerai certains éléments  : il y a effectivement un retard français sur le thème des

1 Le présent article reprend cet exposé sous sa forme originale, avec le tour oral et parfois provocateur que ce type de circonstance impose. L’exposé est néanmoins enrichi, outre quelques notes de références, d’un point supplémentaire (7/ a.) qui ne pouvait trouver place dans le temps imparti par le programme du colloque.

“ V. de Coorebyter, « Le mode de pensée républicain », Les minorités : un défi pour les États. Actes du colloque international (22 et 23 mai 2011), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012, p. 115-131.

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minorités. Il reste que ce retard mérite d’être interrogé, et que – ce sera une de mes hypothèses – il pourrait aussi constituer une sorte d’avance. Parce qu’il reste fidèle à des principes vieux de deux siècles, le mode de pensée républicain est plus sensible que d’autres à certaines questions engendrées par la promotion des minorités. Il y a, à la fois, un retard républicain et une capacité d’interpellation républicaine que je m’effor-cerai de distinguer.

Comment un républicain français pense-t-il quand il aborde la question des minorités ? Dans le temps imparti à cet exposé, je devrai me limiter à quelques notations rapides, qui iront droit à l’essentiel et qui seront, parfois, assez abruptes afin de bien faire ressortir les traits de cet idéal-type que je tenterai de reconstituer.

1/ Premier constat  : un républicain est quelqu’un qui a peur. Cela peut étonner, puisque l’on connaît la propension française à ériger la République en modèle universel dont toutes les nations devraient s’ins-pirer. Pourtant, les républicains ont peur, ont constamment peur pour la République. À leurs yeux, ce modèle est une construction fragile, toujours inachevée, et, surtout, toujours menacée par des forces puis-santes. D’où cette tonalité que l’on retrouve dans tous les textes républi-cains, et qui ne facilite pas le dialogue avec d’autres courants de pensée : un mélange d’héroïsme et de paranoïa, une exhortation permanente à sauver la République. Ce qui amène les républicains à exiger beaucoup de la part des citoyens – y compris de ceux qui se vivent comme mino-ritaires, et auxquels on demande de se fondre dans une République indivisible et laïque –, sans leur proposer autre chose que de contribuer à cette entreprise dans laquelle les minorités ne se reconnaissent pas forcément.

2/ Pourquoi un républicain a-t-il peur  ? Tout simplement parce que la République ne s’est imposée, en France, qu’au terme d’un long combat, d’un combat parfois sanglant, aux résultats incertains, et mené

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contre des ennemis redoutables. Il y a un retard français parce que la France ne s’est convertie que lentement et difficilement à la démocratie : il a fallu traverser un siècle de doutes et de retours en arrière, d’où cette vigilance toujours en éveil. Entre la Révolution de 1789 et l’instaura-tion de la iiie République dans les années 1870, on compte plus d’une dizaine de régimes politiques différents, dont la plupart constituent des régressions vers l’autoritarisme : abolition de la royauté et exécution de Louis xvi, comité de salut public, Thermidor, Directoire, coup d’État du 18 Brumaire et Consulat, Premier Empire, Restauration monar-chiste de 1814, Cent Jours puis seconde chute de Napoléon, régime de la Charte sous Louis xviii, Révolution de Juillet et Monarchie de Juillet, Révolution de 1848 et iie République, coup d’État du 2 décembre 1851, plébiscite en faveur de Louis Napoléon puis Second Empire, déchéance de l’Empire en 1870, Commune de Paris... En outre, l’instauration de la iiie République s’est faite dans l’ambiguïté et après l’échec de plusieurs entreprises de restauration monarchique. En 1875, faute de consensus pour passer solennellement à la République et empêcher le retour d’un roi, la forme républicaine de gouvernement est adoptée au moyen d’un simple amendement stipulant que « le président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre réunies ». Et cet amendement n’est adopté que d’extrême justesse, la majorité tenant à un seul vote : 353 voix contre 352...

3/ De qui, ou de quoi, un républicain a-t-il peur  ? D’où vient le danger  ? Il y a en fait deux réponses à cette interrogation, qui nous conduiront toutes deux au seuil de la question des minorités.

3/ a. De manière paradoxale, les républicains français ont peur du peuple. C’est un paradoxe que d’avancer ce constat, puisque la pensée républicaine se fonde sur la souveraineté du peuple, sur la Nation, sur ce que Sieyès appelait « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par un même législateur ». Au lieu que le pouvoir, comme sous la monarchie, soit incarné et exercé en dernière instance par un homme, le roi, qui bénéficie de l’onction divine, la République fait dériver le pouvoir de la volonté populaire et y puise la source exclusive de sa

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légitimité. Mais c’est précisément la raison pour laquelle, sans toujours se l’avouer clairement, un républicain a peur du peuple : le peuple tient la République dans sa main, son adhésion au système est indispensable à sa perpétuation. Or, tout au long de la période allant de la Révolution française à l’instauration de la iiie République, mais aussi au-delà de cette période, avec l’aventure du boulangisme dans les années 1880, avec l’affaire Dreyfus et la poussée de l’antisémitisme dans les années 1890, avec la résurgence du royalisme et la montée des idées fascistes dans les années 1930, ou encore avec le régime de Vichy, une partie du peuple français a fait de profondes rechutes dans un esprit pré-républicain ou antirépublicain, rechutes qui montrent que l’adhésion de la nation à la République reste précaire. Le plébiscite du 21 décembre 1851 en faveur de Louis Napoléon Bonaparte, le neveu de l’empereur, et ce quelques semaines après son coup d’État du 2 décembre, en constituera la preuve empirique : dans des conditions de régularité certes contestées, plus de 90 % du corps électoral donne pratiquement les pleins pouvoirs à celui que Victor Hugo appellera « Napoléon le Petit ». Par ce vote, le suffrage universel, clé de voûte du système républicain, précipite la liquidation de la iie République : le peuple n’est pas naturellement républicain ; au mieux, il le devient.

3/ b. Un républicain n’a pas seulement peur du peuple : il a également peur de la diversité, des identités catégorielles qui menacent l’unité de la Nation et l’adhésion au projet républicain. Il a peur, dès lors, de la multiculturalité contemporaine et, surtout, des revendications des minorités, dans lesquelles il voit un risque de résurgence du difficile combat mené tout au long du xixe siècle pour instaurer la République.

Pour comprendre ce point, il faut se rappeler que la Révolution fran-çaise a imposé un modèle uniformisateur et égalitariste. La centrali-sation administrative, le découpage homogène des départements, l’imposition, plus ferme qu’auparavant, d’une langue officielle unique, l’unification du droit, surtout, avec le double principe de lois identiques dans tout le pays et de droits égaux pour tous les citoyens quels que soient leur naissance, leur métier ou leur croyance, tout cela a remodelé

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la France sur la base de principes abstraits et impersonnels, les parti-cularismes issus du passé ayant été liquidés au nom de l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

À l’inverse, la France que les mouvements contre-révolutionnaires, et en particulier les mouvements monarchistes et catholiques, ont voulu restaurer était la France des terroirs, des patois, des seigneuries, des parlements régionaux, des corporations, des « pays », des clochers. Autrement dit, la France du modèle contre-révolutionnaire était une France de la diversité assumée, organisée, une France d’avant l’unifica-tion et la centralisation jacobines ; une France dans laquelle existaient des castes – les fameux ordres de l’Ancien Régime, clergé, noblesse et tiers état, les deux premiers bénéficiant de privilèges substantiels – et ce que Max Weber appellera des standen, des groupes de statut, notam-ment corporatistes ; une France dans laquelle bien peu se définissaient comme Français, mais plutôt comme Bretons, comme Bourguignons, comme Vendéens, et dans laquelle les droits et les obligations des personnes variaient d’une ville ou d’une seigneurie à l’autre  ; une France, enfin, dans laquelle le fait d’être ou de ne pas être catholique déterminait l’accès à certains types d’emploi et à des droits civils et politiques.

De là découle l’aversion des républicains français à l’égard de la promotion de droits spécifiques pour les minorités  : elle constitue a priori, pour eux, une menace pour l’avenir et une régression vers le passé.

Une menace, car un républicain français assimile spontanément les revendications des minorités à la manière dont l’idéologie antirépubli-caine, au xixe siècle, s’est appuyée sur les anciens systèmes d’allégeance pour tenter de liquider la République. Pour les théoriciens conservateurs, dont Joseph de Maistre et Louis de Bonald, mais aussi l’Anglais Edmund Burke avec ses célèbres Réflexions sur la Révolution de France, les indi-vidus n’appartiennent pas de manière indifférenciée à une même nation ou à une commune humanité. Personne n’est réellement un homme,

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ou un contractant interchangeable d’une association politique appelée Nation. L’homme et la Nation sont des abstractions ; le peuple doit faire allégeance aux structures d’appartenance déjà constituées, les seules avec lesquelles il entretient un rapport personnel, concret  : identités régionales, corporations, seigneurs, prêtres, monarque... On comprend ainsi que la notion de minorité, pour un républicain, constitue a priori une menace  : elle constate l’idée d’une Nation composée d’individus égaux, porteurs de droits uniformes. Si des fractions du peuple se défi-nissent comme des minorités et non comme des composantes indiffé-renciées de la Nation, elles n’adhéreront pas à la République, et, du coup, elles la fragiliseront  – puisque ce système politique repose exclusive-ment, selon l’expression de Renan, sur « un plébiscite de tous les jours ». Autrement dit, un républicain idéal-typique ne fera pas spontanément le raisonnement inverse, et qui paraît pourtant de bon sens, à savoir que c’est précisément en reconnaissant les minorités dans leur identité et dans leur dignité que l’on obtiendra leur adhésion à la République.

L’idée de minorité apparaît aussi, pour un républicain, comme une régression vers un passé douloureux, et même doublement douloureux. D’une part, la vieille tapisserie des droits et des statuts différenciés selon la naissance, la coutume, la confession et la géographie était porteuse de profondes inégalités, des inégalités auxquelles l’abandon des prin-cipes républicains menacerait de nous reconduire. Aux yeux des répu-blicains, la France de la diversité assumée était une France de l’inéga-lité organisée, coulée dans la tradition et dans le droit. D’autre part, la diversité de l’Ancien Régime, mais aussi les premières formes de plura-lité des confessions et des croyances, l’auto-organisation de premières minorités religieuses, ont débouché sur des déchaînements de violence : révoltes de certains territoires pour l’expansion de leur influence ou la défense de leurs privilèges ; et, surtout, guerres de religion – des guerres interminables et sanglantes au xvie siècle, et qui culmineront avec le massacre des protestants lors de la Saint-Barthélemy  ; des guerres, aussi, sur lesquelles le pays a failli se briser lors du difficile avènement de Henri  iv, à l’époque de Richelieu, de Louis xiv, ou encore, bien

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entendu, sous la Révolution française et en particulier en Vendée, pays par excellence de la réaction catholique et contre-révolutionnaire.

4/ Il y a donc bien, au risque de paraître excessif, un archaïsme et une paranoïa républicaines sur la question des minorités, et qui reposent sur une double confusion. Confusion, d’une part, entre le passé et le présent  : les revendications contemporaines en faveur des minorités sont implicitement assimilées à quelque volonté de retour à l’Ancien Régime, et ainsi discréditées 2. Confusion, d’autre part, entre tous les types de minorités, qui sont mis dans le même sac sans distinguer, par exemple, entre une revendication séparatiste émanant d’une partie excentrée du territoire national telle que la Corse, et une revendication de reconnaissance symbolique ou d’égalité des chances portée par un groupe issu de l’immigration non-européenne.

La douloureuse expérience de l’édit de Nantes a joué un rôle décisif dans ces confusions républicaines. Au lieu de consacrer la liberté de conscience et la liberté de culte sur tout le territoire, c’est-à-dire de faire jouer des principes d’égalité et de liberté, l’édit de Nantes a donné aux protestants, sur certaines portions du royaume, des privilèges qui les soustrayaient à la loi commune et qui leur confiaient des éléments de souveraineté politique, militaire et judiciaire dans leur pré carré – et ce, alors même que le protestantisme français était encadré et organisé par des nobles de haute lignée susceptibles de faire de l’ombre au roi, et que le pouvoir royal, à l’époque, tirait une part de sa légitimité de la caution que lui apportait l’Église catholique. Tout ceci faisait des protestants, d’un même geste, une minorité nationale en devenir et un vecteur de subversion de l’autorité monarchique. Il n’y a donc pas à

2 Cette affirmation pouvant surprendre, nous en donnerons une seule illustration, tirée d’un livre récent d’esprit républicain : « Son obsession [à la nation française] est la crainte de revenir à l’Ancien Régime, de revivre la scène primitive des guerres de Religion, voire de se reféodaliser. Les groupes, dans ce modèle [républicain], ne sont pas considérés comme des contre-pouvoirs, mais comme des pouvoirs à part entière, dont l’État se méfie parce qu’ils risquent de déséquilibrer les solidarités sans lesquelles il n’est plus d’indépendance nationale, ni même de société. » Cf. A.-G. Slama, La Société d’indifférence, Paris, Plon, 2009, p.  151.

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s’étonner que l’application de l’édit de Nantes ait été sabotée par le roi et par l’Église, et que cette expérience de « tolérance », de reconnaissance juridique d’une minorité, ait laissé de mauvais souvenirs, l’édit n’ayant pas empêché la répression militaire et politique des protestants, notam-ment sous Richelieu, ni la persistance de vives tensions entre catho-liques et réformés.

On comprend mieux, à cette aune, la fameuse formule de Clermont-Tonnerre, sous la Révolution, selon laquelle «  il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus  ». Instruit par l’expérience, Clermont-Tonnerre (et les républicains en général) propose en fait d’inverser l’ancienne logique de l’édit de Nantes. Idée exceptionnelle pour l’époque, Clermont-Tonnerre propose de reconnaître aux Juifs exactement les mêmes droits qu’à tous les autres citoyens, notamment catholiques, les droits étant dissociés de toute appartenance religieuse  ; mais, symétriquement, il refuse de leur accorder des droits spécifiques en tant que minorité, en tant que groupe distinct, la reconnaissance d’une minorité étant contradictoire de la logique républicaine de droits égaux pour tous, et constituant un facteur de discorde.

Pour les républicains français, c’est l’Histoire en personne les encou-rage à rester fidèles à leurs principes. La comparaison entre les diffé-rents systèmes politiques qui se sont succédés en France, mais aussi les guerres opposant des nations convaincues de la supériorité du Volksgeist et donc décidées à attacher les individus à leur groupe d’appartenance plutôt que de les inviter à s’en arracher, ont montré que seuls les prin-cipes républicains sont des gages de concorde, de liberté et d’égalité. Alain-Gérard Slama a donné un tour remarquable à cette prétention républicaine à la sagesse : « Le propre d’un principe est d’être à la fois universel et indémontrable, sinon par la vérification d’une longue expé-rience 3. » Ce propos est remarquable par son exactitude, et parce qu’il enveloppe une certaine modestie. Mais, pour être à sa hauteur, les répu-

3 Ibid., p.  233.

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blicains français ne devraient pas oublier que leur expérience nationale n’est pas universellement partagée, et que leurs principes peuvent donc étonner ; en outre, il leur incombe de veiller à ne pas faire une lecture sélective de l’histoire de France.

5/ Tout ce qui précède permet de comprendre pourquoi nombre de républicains sont insensibles à deux des principaux reproches qui sont adressés à leur mode de pensée.

5/ a. Tout d’abord, ils ne comprennent pas que le modèle républi-cain soit accusé de perpétuer des rapports de domination à l’égard des minorités. À leurs yeux, il ne peut y avoir de domination puisque la loi, en République, est la même pour tous, qu’elle garantit universellement les libertés fondamentales ainsi que, en vertu de la laïcité, le respect de toutes les croyances, et que là où la loi contraint – par exemple en imposant l’usage du français –, elle contraint semblablement tous les individus et ne privilégie aucun groupe. Pour un républicain, la loi doit être acceptée par tout le monde car elle ne discrimine personne : elle ignore délibérément les différences ethniques, religieuses ou sexuelles afin de traiter chacun sur un pied d’égalité. Pour un républicain, il est donc difficile de comprendre que ce modèle universaliste soit accusé d’être particulariste, de n’être rien d’autre que l’idéologie politique de la fraction dominante de la société française. De même, il lui est difficile d’admettre – bien que, sur ce point, les pratiques effectives de l’État français soient fort en avance sur l’idéologie consacrée – qu’un système qui se veut indifférent aux différences, qui entend traiter tous les individus de manière égale, les traite en réalité de manière inégale parce qu’une loi identique pour tous n’a pas les mêmes effets sur des groupes différents entre eux. Le reproche, par ailleurs assez discutable, d’une « catho-laïcité » à la française, qui réglerait à l’avantage des deux parties les relations entre l’État laïque et l’Église catholique en ignorant les attentes spécifiques des confessions minoritaires (par exemple, en matière de jours de congé ou de lieux de culte), commence à être entendu par les républicains, mais ces inconvénients restent marginaux

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à leurs yeux, et ne justifient pas de changer de modèle de société  : il convient tout au plus de l’aménager de manière pragmatique.

5/ b. Par ailleurs, les républicains comprennent mal le second reproche adressé à la France – reproche qui, il est vrai, peut conduire à des conclusions en sens divers. On critique souvent le républicanisme, et à juste titre, pour son incapacité à instaurer une égalité réelle, intégrale, et pas seulement une égalité formelle ou de droit. Selon cette critique, la décision d’être aveugle aux différences, le refus de tenir compte des appartenances minoritaires, de les recenser ou de les promou-voir, permet de perpétuer les discriminations. L’exemple classique des grandes chaînes de télévision reste éloquent à cet égard. Si, en vertu des principes républicains, on n’est pas tenu, et on doit même s’abstenir, de veiller à un équilibre quant à l’origine ethnique des vedettes du petit écran, il y a fort à craindre que les Français de souche continuent à monopoliser les fonctions les plus visibles et les plus prestigieuses, de la même manière que les femmes ont été et sont encore traitées inégale-ment. Dans son célèbre article publié en pleine polémique sur le foulard musulman, «  Êtes-vous démocrate ou républicain  ?  », Régis Debray avait raison de revendiquer le fait qu’« une République n’a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs ou de proviseurs athées » car ils exercent leurs fonctions, non pas à ce titre, mais au bénéfice de tous. Mais il oubliait de remarquer que, si aucun Noir ni aucun Juif ne parvient à devenir maire ou ministre parce que les Blancs ou les non-juifs se cooptent entre eux à l’abri de l’aveuglement volontaire à l’égard des différences, le modèle républicain aura conduit, de fait, à un résultat inverse à ce qu’il entendait promouvoir. D’où, d’ailleurs, un dialogue de sourds sur ce point  : le maintien de discriminations massives permet soit de conclure qu’il faut abandonner le modèle républicain parce qu’il est inopérant, soit de conclure, à l’inverse, qu’il faut veiller à ce que les Français, conformément à un titre célèbre de Sade, fassent encore un effort pour être républicains, c’est-à-dire pour rendre leur modèle réellement opérant au bénéfice de tous. Au vu du traitement réservé à certaines minorités, non seulement par l’État, mais aussi par la société

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française, il n’est pas interdit de penser qu’il n’y a pas assez d’égalita-risme républicain en France.

6/ Cette remarque amorçait la dernière partie de mon exposé, que je devrai malheureusement réduire à l’état d’ébauche.

Comme je l’ai annoncé, le retard français en matière de réflexion sur les minorités n’enlève rien au pouvoir d’interpellation que possède le modèle républicain, et dont je viens d’esquisser un premier exemple. Un système antirépublicain, qui serait fondé sur des reconnaissances symboliques, des législations différenciées et des quotas en faveur des minorités, pourrait conduire à une concurrence voire à une surenchère entre les revendications des différents groupes qui s’estiment victi-misés, de sorte que ce système serait incapable de former une nation. Le modèle républicain permet d’imaginer des formes d’inclusion dans la communauté nationale qui assurent davantage d’unité et une plus stricte égalité de traitement  – mais à la condition, encore une fois, que la République soit à la hauteur de ses prétentions. La question de l’école est primordiale à cet égard, et le récent film de Régis Sauder, Nous, princesses de Clèves, qui montre comment des élèves d’un lycée défavorisé de Marseille se sont passionnés pour le roman de Madame de La Fayette et ont ainsi fait l’expérience que, tout discriminés qu’ils étaient, ils pouvaient assimiler la haute culture française, démontre que l’expérience républicaine peut réussir si elle s’accompagne d’une réelle volonté d’intégration et d’égalité, c’est-à-dire d’un authentique universalisme.

7/ À titre d’invitation au débat, je voudrais signaler encore deux points, parmi bien d’autres, sur lesquels le mode de pensée républicain conserve une capacité d’interpellation.

7/ a. Le premier concerne la nature, l’origine et la finalité de la loi. Plus que jamais aujourd’hui, le mode de pensée républicain paraît dépassé sur ce point : sous l’influence conjointe, entre autres, du libéralisme, du marxisme et du multiculturalisme, ou encore de la sociologie du droit, il est désormais entendu que la loi constitue une manière pragmatique et toujours révisable d’arbitrer entre des exigences contradictoires portées

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par des groupes d’intérêts particuliers, porteurs d’une vision du monde et d’un système de valeurs qui leur sont propres. Dans cette conception aujourd’hui dominante, les groupes ont vocation à participer collecti-vement à l’élaboration de la loi en faisant valoir leurs doléances et leurs attentes, aucun d’entre eux ne pouvant prétendre à une représentati-vité universelle ou à incarner un soi-disant intérêt général. La loi est la traduction juridique d’un rapport de force politique, qui constitue à son tour la traduction de rapports de force économiques, sociaux, culturels ou symboliques. Elle reste, en droit, une norme générale et imperson-nelle, mais elle ne peut plus prétendre incarner une volonté générale ou un intérêt national qui dépasserait, surplomberait ou réconcilierait les sphères d’intérêts qui coexistent au sein d’un même État.

Cette vision désenchantée de la loi est exacte, mais peut-elle épuiser la question, ou s’ériger en norme ? Les républicains français eux-mêmes n’en sont plus à défendre la fiction de lois élaborées dans le creuset de l’universel ou de la volonté générale, sur fond d’ignorance volontaire de ce qui distingue concrètement la situation des diverses composantes de la société : la législation française aussi fait droit à des différences de traitement. Mais la pensée républicaine continue à refuser de rabattre la loi sur une simple intersection de faits sociaux ou de rapports de force, et elle interroge de manière critique la conception de la politique et de la société qui sous-tend cette vision du droit.

La politique n’est-elle rien d’autre qu’une compétition entre repré-sentants de collectivités particulières, de groupes plus ou moins dominants ou dominés, majoritaires ou minoritaires  ? L’État doit-il se borner à arbitrer entre les demandes formulées par les groupes qui revendiquent leur part de l’espace symbolique et du partage des ressources, comme s’il n’était rien de plus qu’un immense guichet – et, de surcroît, un guichet conférant des avantages à ceux qui s’organisent pour le solliciter, au risque d’ignorer les groupes trop précarisés pour pouvoir participer à la lutte pour la reconnaissance ? N’y a-t-il vraiment aucune place, soit pour certaines formes d’intérêt supérieur, soit pour une hiérarchisation morale ou axiologique des diverses revendications

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qui s’entrechoquent ? Peut-on définir la loi autrement que comme une certaine recherche de la justice, et la justice autrement que comme la recherche d’une norme susceptible de convaincre tout le monde plutôt que de convenir à la plupart ? Si la croyance à la rationalité du législa-teur, typique de la mentalité républicaine (et, plus largement, démo-cratique) du xixe siècle, a fait long feu et apparaît depuis longtemps déjà comme typique de l’idéologie bourgeoise, il n’est pas forcément réactionnaire de refuser de définir la loi comme la résultante d’un affrontement entre des passions ou des intérêts, entre des visions du monde incommensurables entre elles ou entre des positions sociales irréductiblement antagonistes. Si des lois doivent encore être adoptées, et susciter une adhésion qui ne se borne pas à la peur du gendarme ou à une visée instrumentale (« Respectons les lois qui nous conviennent »), elles doivent résulter d’une élaboration collective au cours de laquelle le législateur cherche, par un usage raisonné de la raison, à hiérarchiser les enjeux, les principes, les attentes et les conséquences, plutôt qu’à consacrer, sans plus, l’état donné d’un rapport de force.

À un autre niveau d’analyse, la pensée républicaine conteste la vision de la société qui sous-tend la réduction de la loi à une tractation entre groupes particuliers. Si elle ne peut nier la diversification toujours croissante du corps social, elle se distingue de la pensée libérale et de ses prolongements multiculturalistes en s’inquiétant des effets de cloi-sonnement que peut engendrer une telle diversification, surtout si l’on a renoncé à confier à la loi et à l’État le soin de garantir l’évidence vécue d’un destin commun. Le républicanisme est un universalisme individualiste, pour lequel la société se compose d’individus dotés de droits égaux et d’appartenances qui, pour substantielles qu’elles soient, ne permettent pas de les enfermer dans une quelconque «  identité  ». À ce titre, il recueille un des héritages majeurs de la modernité  : on peut, sans être républicain, être attaché au fait que la société permette à chacun de circuler au travers des groupes et de s’inventer un destin personnel dans un cadre étatique protecteur, en mobilisant une vertu

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cardinale entre toutes : la liberté de penser 4. Chez les républicains, cette vision de la société ne va pas sans une certaine paranoïa à l’égard des groupes identitaires, et on peut certainement leur reprocher de conce-voir comme un carcan, une menace ou un vecteur d’asservissement ce que d’autres, libéraux et multiculturalistes en tête, décrivent comme la condition d’une sociabilité vivante, de solidarités partagées, d’une reconnaissance symbolique, voire d’une émancipation sociale et poli-tique. Mais, réciproquement, il y a peut-être une lucidité républicaine à s’inquiéter de ce que d’autres courants de pensée tiennent pour acquis : les conditions d’une cohésion nationale, d’un sentiment de partager un même destin par-delà les divergences d’intérêts et la diversité des ancrages. Précisément parce qu’ils vénèrent la loi, les républicains tiennent pour précaires les conditions de l’adhésion de tous à une loi qui ne prétend complaire à personne.

7/ b. Comme Alain Finkielkraut l’a reconnu dans La Défaite de la pensée, l’anthropologie républicaine a été balayée par le développement des sciences humaines. La définition de l’homme comme un individu porteur de raison et capable, sur cette seule base, d’accéder à une connais-sance objective et de se donner des lois à vocation universelle est une fiction. Sous l’inspiration, entre autres, des idéologues conservateurs du xixe siècle, les sciences humaines ont montré que l’homme ne pense pas et n’agit pas en tant qu’individu : il ne peut penser qu’à partir de l’im-pensé que lui lèguent sa langue, sa société, sa civilisation, son ancrage dans un fonds religieux, culturel et philosophique à l’aide desquels il maîtrise un lexique, des catégories, des représentations implicites qui forment les conditions concrètes de son effort d’intelligence. Il n’y a pas, dès lors, d’exercice individuel de la raison universelle : il n’y a que des exercices collectifs des raisons singulières, des manières de penser propres aux différents groupes qui ont cristallisé au cours de l’Histoire.

4 Au sens actif, critique, émancipateur du terme (« penser »), dont Claude Nicolet a montré, dans L’Idée républicaine en France, en quoi il se distinguait de la liberté de conscience : cf. C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, 1789-1924 : Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1994.

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Comme le résume Alain Finkielkraut, « par l’exercice de la réflexion, je n’affirme pas ma souveraineté, je trahis mon identité 5 ». D’où, bien évidemment, l’intense recours à cette anthropologie nouvelle chez les tenants du multiculturalisme et les défenseurs des droits des minorités. Le modèle, libéral et républicain, d’une société composée d’individus indépendants s’efforçant, pour légiférer, d’utiliser leur commune raison afin de dégager un intérêt général a été invalidé par la science. Il n’existe qu’un tissu de minorités, de groupes divers, porteurs d’expériences, de finalités et de valeurs incommensurables entre elles et constitutives de l’identité des individus qui en relèvent. Une société démocratique, dès lors, ne peut rien faire d’autre que d’acter ce pluralisme et d’inventer des procédures permettant à chaque groupe de participer, en tant que tel, à l’élaboration de normes communes sur la base des valeurs spéci-fiques véhiculées par chacun.

Cette anthropologie nouvelle s’appuyant sur Weber, Durkheim, Heidegger, Lévi-Strauss, Wittgenstein, Habermas, Arendt, Popper et tant d’autres, elle paraît irrésistible. Pourtant, il existe des motifs légi-times d’y résister, dont je n’en citerai que deux, d’inspiration directe-ment républicaine.

Tout d’abord, il est étrange de voir le multiculturalisme se réclamer de cette mise en cause de la raison occidentale sans s’apercevoir que c’est par l’exercice de cette raison que cette mise en cause a eu lieu. La construction de cette anthropologie nouvelle a nécessité des vertus, on ne peut plus classiques, de décentrement, de neutralité axiologique, d’esprit critique et autocritique, d’ouverture à l’autre et au lointain, de comparaison dans le temps et dans l’espace... L’œuvre de Lévi-Strauss, par exemple, qui a tant irrigué la pensée différentialiste, est un pur produit de la rationalité occidentale. Prétendre que l’anthropologie nouvelle, par son sociologisme, a disqualifié le rationalisme universa-liste de Descartes, des philosophes et des Lumières – et donc le mode

5 A. Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987, p.  36.

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de pensée républicain – est une thèse idéologique, et injuste à l’égard de cette anthropologie nouvelle elle-même.

Ensuite, et enfin, il n’est pas interdit d’avoir un soupçon politique à l’égard de l’exploitation idéologique de cette anthropologie nouvelle. On peut, pour faire court, s’inquiéter de la voir renouer explicite-ment avec l’éloge des préjugés qui a caractérisé la pensée contre-révo-lutionnaire et antirépublicaine. C’est une chose de constater, comme le fait l’anthropologie nouvelle, que l’exercice de la pensée repose sur des conditions qui échappent à la pensée, qui sont pré-jugées, qui en forment l’invisible socle collectif. C’est autre chose de se réjouir, comme le résume Benjamin Constant dans sa réfutation de Burke, à l’idée que « les préjugés [...] ont enlacé étroitement toutes les parties de notre exis-tence 6 », ou d’en tirer la conclusion politique qui était celle de Herder et d’autres antirépublicains, à savoir que «  le préjugé est bon en son temps, [...]  ramène les peuples en leur centre, les rattache solidement à leur souche 7 ». On peut préférer, avec Diderot, « fou[ler] aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits 8 ».

L’anthropologie nouvelle décrit l’homme tel qu’il est, enserré de mille liens collectifs préétablis. Le mode de pensée républicain magnifie l’homme tel qu’il devrait être, capable de détachement à l’égard de ses héritages et de ses appartenances, et décidé à refaçonner la société au nom de la souveraineté du peuple. C’est là, incontestablement, une position idéologique aussi, mais qui peut servir de pierre de touche à l’égard du multiculturalisme contemporain. Ce dernier présente en effet la caractéristique, interpellante, d’apparaître aussi bien comme

6 B. Constant, Des réactions politiques, chap. viii, cité par Ph. Raynaud dans Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France, Paris, PUF, « Léviathan », 2009, p.  65.

7 J. G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire, cité par Ph. Raynaud in ibid., p.  56.

8 D. Diderot, début de l’article « Éclectisme » dans L’Encyclopédie, Paris, Briasson et al., 1755.

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une pensée progressiste, attachée à la défense des droits des minorités et à des principes de liberté, que comme une pensée favorable à des reven-dications identitaires ou d’inspiration religieuse qui ne vont pas dans le sens de l’émancipation individuelle. Pour un républicain, il n’y a guère de doute : le progressisme attaché à la multiculturalité et à la promotion de droits spécifiques pour les minorités est en réalité un conservatisme.

Ce reproche est excessif, mais il n’est pas sans pertinence pour autant, et il présente l’intérêt d’inverser mon constat de départ selon lequel le républicanisme est situé et daté, et ne constitue à ce titre qu’une idéologie parmi tant d’autres, locale et transitoire par principe. Le mode de pensée républicain constitue plutôt une de ces « visions du monde » dont Lucien Goldmann a montré, sur l’exemple du jansénisme notam-ment, qu’elles formaient à la fois une construction socio-historique déterminée et l’expression d’une dimension universelle de la condition humaine – en l’occurrence, la liberté.