Le mérite et la République - lectures critiques

30
Lectures critiques Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules Olivier IHL 2007 WWW . OLIVIERIHL . FR

description

Lectures critiques faisant suite à la parution de l'ouvrage Le mérite et la République. Essai sur la société des émules, chez Gallimard en 2007Le Monde des Livres, L'Humanité, Marianne, Liaisons sociales, parutions.com, La Quinzaine littéraire, La Croix, L'Histoire, Etudes, Revue française de science politique

Transcript of Le mérite et la République - lectures critiques

Page 1: Le mérite et la République - lectures critiques

 

 

 

   

  

Lectures critiquesLe Mérite et la République. Essai sur la société 

des émules 

Olivier IHL 

2007 

W W W . O L I V I E R I H L . F R  

Page 2: Le mérite et la République - lectures critiques

 

Critique

Olivier Ihl : l'aristocratie des égaux LE MONDE DES LIVRES | 25.10.07 | 11h53 • Mis à jour le 25.10.07 | 11h53

es hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits." De l'article 1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, on ne retient généralement que cette première phrase. Quitte à oublier la seconde, qui est pourtant tout aussi importante : "Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune." Egalité d'un côté,

distinctions de l'autre : les deux notions peuvent sembler contradictoires. Leur alliance, pourtant, sera au fondement de la France nouvelle issue de la Révolution. Un pays où, malgré le culte de l'égalité, l'Etat ne rechignera jamais à distribuer médailles, rubans et récompenses en tous genres à ses citoyens les plus méritants.

Démêler ce paradoxe, comprendre la façon dont la République n'a cessé d'articuler principes égalitaires et pratiques distinctives, mettre en évidence, enfin, la cohérence d'une pensée politique dont l'objectif, apparemment paradoxal, est de "hiérarchiser des égaux" : c'est à ces questions que répond Olivier Ihl dans Le Mérite et la République. Prolongeant ses travaux sur la fête, le vote et les voyages officiels, le politologue décrypte, dans cet essai dense et érudit, un autre cérémonial essentiel de la culture républicaine à la française : les remises de décoration.

"DÉMOCRATISATION DU MÉRITE"

Car la décoration, en France, est bien un sport national. Légion d'honneur, Palmes académiques, Mérite agricole, Médaille militaire... Cene sont là que les plus connues des quelque soixante insignes officiels qui distinguent aujourd'hui environ deux millions de citoyens. L'Etat, en deux siècles, a créé douze fois plus de distinctions honorifiques que la monarchie en cinq cents ans. Ce processus de"démocratisation du mérite", dont l'auteur rappelle qu'il toucha l'ensemble des pays européens à la fin du XIXe siècle, semble toutefois avoir atteint des proportions particulièrement élevées dans la France républicaine.

Selon Olivier Ihl, c'est au XVIIIe siècle que cette "émulation honorifique" s'impose comme un moyen de gouvernement. Le terrain avait certes été préparé de longue date. A la suite de Louis XI, qui fonda en 1469 l'Ordre de Saint-Michel, les rois avaient compris que la distribution de médailles et l'organisation de réceptions fastueuses étaient des instruments efficaces pour apprivoiser une noblesse volontiers frondeuse... Ce qui change, cependant, au siècle des Lumières, c'est le critère même de la distinction. Désormais, ce n'est plus tant la fidélité au monarque que la "vertu" qui se doit d'être honorée. Autrement dit, la décoration n'est plus conçue comme une simple faveur, mais comme la reconnaissance de qualités individuelles qu'il s'agit de promouvoir.

Une fois le principe posé, le problème de l'évaluation reste toutefois entier. Car une chose est d'encourager la "vertu", une autre est d'en préciser les contours. Ce sera la tâche des administrations. Des services spécialisés seront créés, des codes réglementant les procédures de promotion et de radiation seront rédigés. Au XIXe siècle, montre Olivier Ihl, les distributions de prix et de médailles furent un formidable accélérateur bureaucratique. Balzac parlait d'"espionnage de la vertu" : à lire le nombre de pièces nécessaires à la constitution des dossiers de candidature, à voir le zèle déployé par les fonctionnaires pour évaluer le degré de moralité des impétrants, l'expression ne paraît pas exagérée.

On touche ici à l'essentiel. En substituant la vertu à la naissance comme critère de distinction sociale, la "démocratie du mérite" a certes bouleversé les hiérarchies de l'Ancien Régime. Il n'empêche. La plupart des actions humaines se faisant en vue d'obtenir une récompense, la distinction des "meilleurs" se révélera à la longue être un instrument puissant de domestication sociale. Paradoxe de l'émulation, qui encourage la concurrence mais ne fait bien souvent que favoriser le conformisme.

L'écho aux travaux de Michel Foucault est ici évident. "Il y a des tribunaux pour punir, il faut des juges pour encourager", écrit Olivier Ihl, pour qui la distinction joue dans nos sociétés un rôle analogue à celui que l'auteur de Surveiller et punir attribuait au châtiment : une "technique de gestion des conduites", un "moyen du contrôle social". A l'heure où la promotion du "mérite" revient en force dans le discours politique, le rappel ne pouvait mieux tomber.

LE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUE. ESSAI SUR LA SOCIÉTÉ DES ÉMULES d'Olivier Ihl. Gallimard, 496 p., 25 €. Thomas Wieder Article paru dans l'édition du 26.10.07.

 

   

Page 3: Le mérite et la République - lectures critiques

 

L’HUMANITE TRIBUNE LIBRE Article paru le 24 octobre 2007

DE CYNTHIA FLEURY

La démocratie du mérite La mondialisation des prix continue d’essaimer au fil des saisons… Automne oblige, le Man Booker Prize a été décerné à Anne Enright, pour The Gathering… Bientôt la cohorte des grand prix de l’Académie française, Goncourt, Femina, Renaudot, Médicis, Interallié…, lancera le grand raout littéraire français. L’orgueil est loin d’être le seul gagnant de ces cérémonies : certes, il y a les ventes - souvent meilleures. Mais il y a surtout l’accès à la mécanique cooptative si chère à tous les réseaux… Véritable multiplicateur d’opportunités et de facilités, la décoration littéraire adoube davantage un futur qu’elle ne reconnaît un passé. Et l’on comprend soudainement pourquoi tant d’écrivains et d’éditeurs se démènent pour en avoir. D’une décoration à l’autre, je pense à l’épisode ubuesque qui clôt les Bienveillantes, ex-goncour(t)isé : dans son bunker - pyramide inversée des civilisations de la barbarie -, Hitler trouve encore assez de force et de folie pour venir décorer ses derniers méritants. Arrive le tour de Max Aue : en pinçant le nez du führer, il inaugure la mort symbolique. Les récompenses, c’est toujours un peu le commencement de la fin.

Abolies en 1790 par la Constituante au nom de l’égalité, les distinctions sont très vite devenues pour la République « un moyen de conduire les esprits et les corps ». Professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble, Olivier Ihl leur consacre sa dernière étude (1). En ces temps de rhétorique du mérite, sa lecture est salutaire.

La république a, en effet, très vite appris à remplacer la société aristocratique de l’honneur par une bureaucratie des décorations honorifiques : pour mémoire, la France issue de la Révolution a institué douze fois plus de récompenses que la France monarchique en cinq cents ans. En résumé, quatre croix durant l’Ancien Régime contre une soixantaine d’étoiles, de palmes, de médailles… après 1945 : on décore tout le monde, militaire ou sportif, artiste ou savant, téméraire ou victime. Et voilà le « management émulatif » promu au rang de science du gouvernement. Les nouveaux décorés sont moins des méritants que des opérateurs d’exclusion, des « émules » qui cherchent à devenir les aristos des temps citoyens, et les rivaux d’un monde exemplaire, sans guerre.

La république veut perfectionner la société là où la monarchie voulait seulement l’ordonner. Du moins en apparence. Pour cette raison doit être récompensée la vertu dans sa version moderne, soit non découplée de l’intérêt privé. Devant une telle dévalorisation de la vertu, Shaftesbury rechigne un peu. Mais Helvétius a bien compris que le succès du nouveau régime réside dans sa capacité à susciter l’émulation, véritable instrument d’administration du social.

Au XVIIIe siècle, poursuit Olivier Ihl, « au lieu d’une vertu féodale décrite comme un (…) un orgueil insensé (…), il est réclamé de faire de la vertu une catégorie d’action publique ». L’esprit se veut rousseauiste : « La marche d’émulation manifeste le primat du politique sur les périls du privilège et de l’argent. » Là où richesse et pouvoir fonderaient une domination

Page 4: Le mérite et la République - lectures critiques

 

sociale, le pouvoir des signes fonderait une hégémonie politique. On sait, depuis, que l’un n’empêche pas l’autre et que les deux vont d’autant mieux qu’ils vont de pair.

En fait, et c’est là que le bât blesse, le recours à la récompense se veut « scientifique », hors de toute « anthropologie des passions », s’insérant dans le « développement de l’économie ». On saluera la mystification. L’émulation serait « objective » là où les honneurs seraient mégalomanes. Les révolutions, bureaucratique et industrielle, sont passées par là, l’individu lui-même est devenu une « utilité ».

Dès lors, malgré quelques voix discordantes, plus critiques envers la dialectique du mérite, ce dernier entame sa démocratisation. Du moins, là aussi, en apparence.

Ultime déclassement moral : la vertu se mue en performance. « Indexer les performances à leur degré de reconnaissance : voilà donc le levier de la discipline sociale (…). Migrant de l’univers du management bureaucratique au monde de l’industrie, du loisir, de la consommation de masse, cette émulation prémiale est devenue la pierre de touche du rapport à soi et à autrui. » Le royaume de la grâce se libéralise.

Rien de mieux que la supercherie pour faire cohésion sociale. Le code républicain s’instaure définitivement : pour mieux s’en libérer, on accepte d’en jouer le jeu…, de dire que l’on décerne une décoration plutôt qu’on ne la donne. Le discours sur l’égalité va connaître de beaux jours.

(1) Le Mérite et la République - Essai sur la société des émules, d’Olivier Ihl. Éditions Gallimard, 2007.

Page 5: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 6: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 7: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 8: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 9: Le mérite et la République - lectures critiques

Histoire & Sciences sociales Sociologie / Economie Le Mérite et la République - Essai sur la société des émules de Olivier Ihl Gallimard - NRF Essais 2007 / 25 €- 163.75 ffr. / 495 pages ISBN : 978-2-07-078487-5 FORMAT : 14,0cm x 22,5cm L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales en région parisienne (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide. L’égalité et la distinction «Je défie qu’on me montre une République ancienne ou moderne dans laquelle il n’y a pas eu des distinctions. On appelle cela des hochets. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes. […] Voilà l’un des secrets de la reprise des formes monarchiques, du retour des titres, des croix, des cordons, colifichets innocents, propres à appeler les respects de la multitude, tout en commandant le respect de soi-même.» Ce propos de Napoléon pose de belle manière une double réalité au cœur de l’ouvrage de Olivier Ihl : la pratique des signes de reconnaissance et de distinction n’est pas l’apanage des sociétés monarchiques, elle est de tout pouvoir ; cette pratique reconnaît la valeur des êtres tout en leur commandant d’être valeureux. Faire des émules, voilà la secrète ambition et la justification dernière de la récompense des êtres et des actions remarquables. Les ordres et les médailles ont été largement développés sous l’Ancien Régime. Traversé par un large mouvement de sécularisation, le pouvoir prend en charge, en les codifiant, les distributions de prestige et les mesures des grandeurs monarchiques. Récompenses et décorations visent à s’assurer des fidélités qui, dans un système où les relations personnelles restent essentielles, assurent en retour la solidité et la pérennité du pouvoir en place. Mais avec la Révolution française un problème nouveau se pose : comment reconnaître et distinguer les talents rares, les actes remarquables, les personnes singulièrement dévouées et les talents utiles, comment les faire valoir auprès du plus grand nombre sans contrarier le principe d’égalité. Jusqu’où aller dans ces distinctions ? Il y aura bien des hésitations et des contradictions qui apparaîtront au gré du tumulte de la période révolutionnaire et des régimes successifs au XIXe siècle. Mais la nécessité de cette pratique sera suffisamment reconnue pour être définitivement inscrite dans les pratiques de tout pouvoir. La légion d’honneur, créée en 1802, est comme un symbole de cette pratique. Reconnaissance universelle, militaire et civile, elle est aujourd’hui encore l’ordre le plus prestigieux des récompenses d’Etat. Mais à propos de cette décoration Olivier Ihl souligne un aspect qui pourrait paraître purement factuel, sinon anecdotique : le caractère permanent du port de cette décoration. La justification de cette disposition n’est pas sans intérêt : «J’ai pensé, écrira Dumas [secrétaire de la Commission Cambacérès en charge de ce dossier] que cette étroite obligation était un frein nécessaire pour quelques hommes qui ont besoin qu’un objet toujours présent leur rappelle qu’ils doivent se respecter eux-mêmes et faire respecter en eux la récompense dont ils ont été honorés.» Par cette brillante formule, le général Dumas livre ce que Olivier Ihl nomme «la clef du régime disciplinaire de ce nouvel ordre de mérite décoré». Décorer ne vise pas seulement à reconnaître a posteriori une action méritante. Cela vise aussi à s’assurer la fidélité et la constance des personnes ainsi honorées et donc s’assurer de leur part des conduites et des comportements toujours méritant des honneurs qui leur ont été faits. La perspective de Olivier Ihl part en effet d’un point fort ; celui de considérer que les logiques

Page 1 of 2Parutions.com - L'actualité du livre et du DVD

02/01/2008http://www.parutions.com/services/?pid=1&rid=4&srid=94&ida=8844&type=imprimer

Page 10: Le mérite et la République - lectures critiques

disciplinaires, au sens de Michel Foucault, sont trop souvent comprises par les aspects «négatifs» comme celui du contrôle ou de l’enfermement. Or, nous dit Olivier Ihl, il existe un aspect «positif» de la logique disciplinaire : celui de l’émulation. Le pouvoir suscite et crée des émules, règle et contrôle les actions, en définissant, reconnaissant et célébrant sans cesse les bonnes actions. Ce qui pourrait donc apparaître comme un «simple» ouvrage d’érudition renvoie donc à une interrogation plus centrale sur les formes de gouvernementalité, pour utiliser un terme foucaldien. Les questions de la hiérarchisation des mérites, de la bureaucratie des honneurs ou du management honorifique (pour reprendre quelques formules du livre) mettent progressivement et brillamment en perspective des questions très actuelles comme le «salaire au mérite» ou «l’égalité des chances». Cet essai brillant et érudit est aussi, il faut le souligner, écrit avec beaucoup de soin dans une belle langue. Guy Dreux ( Mis en ligne le 20/12/2007 )Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2008 www.parutions.com (fermer cette fenêtre)

Page 2 of 2Parutions.com - L'actualité du livre et du DVD

02/01/2008http://www.parutions.com/services/?pid=1&rid=4&srid=94&ida=8844&type=imprimer

Page 11: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 12: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 13: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 14: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 15: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 16: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 17: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 18: Le mérite et la République - lectures critiques

La République des médailles

Annie STORA-LAMARRE

Le mérite ? « Il est le fait d’hommes distingués – et non plus d’hommes

distincts ». Olivier Ihl explique ce paradoxe : celui d’une citoyenneté impuissante à

endiguer ce qui passait pourtant pour la mettre en cause : la distinction.

Recensé : Olivier Ihl, Le Mérite et la République. Essai sur la distinction des émules, Paris,

Gallimard, NRF Essais, 2007, 491 p.

Recenser l’essai d’Olivier Ihl consacré à la « distinction des émules » demande un

investissement tant le livre est à la fois dense et long. Pour mener à bien la recension de cet

ouvrage, je me suis appuyée sur mes recherches traitant de l’édification du droit républicain,

où il s’agissait de comprendre comment les figures du roman-feuilleton chères au XIXe siècle

(le jeune criminel, la prostituée, le père déchu) entraient dans un vacillement extrême des

émotions dans les lois édifiées par la toute jeune Troisième République. La construction de ce

chantier juridique apparemment sans histoire présente quelques points de convergence avec le

pôle d’investigation d’Olivier Ihl, en premier lieu par l’incertitude de l’objet et par la

difficulté d’historiciser un concept. Qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que le mérite ?

Comment inscrire la société des émules à l’intérieur même des communautés affectives, des

attitudes, des manières, des tenues, des agissements, des engagements, des refus, et surtout

des contournements jugés nécessaires – comme si dévoiler les fondements du mérite

produisait a contrario un discours qui viendrait contredire la revendication d’égalité entre les

hommes ?

D’où une série de problèmes hétérogènes au détour d’un phare d’alliances, de discours

qui apparaissent latéralement sans crier gare sur les conditions de l’avènement d’une

démocratie du mérite et de son espace dans lequel se déploie l’honneur. L’intérêt de l’essai

d’Olivier Ilh est d’avoir inséré le concept de mérite dans une découpe historique longue

Page 19: Le mérite et la République - lectures critiques

partant de la Réforme au XXe siècle, comme s’il fallait d’abord donner sens aux décalages

temporels d’une notion qui se donne à penser en système de croyances, de valeurs,

d’émotions et de représentations mais aussi de pratiques. Comment s’accomplit le geste

souverain de distinguer le mérite ? Comment et au nom de quoi la bureaucratie des honneurs

a-t-elle succédé à la société de l’honneur ?

Le tableau d’Henri Gervex, Distribution des récompenses aux exposants par le

président Sadi Carnot, à la suite de l’Exposition universelle de 1889, ouvre le livre. Le 29

septembre 1889, l’Exposition universelle touche à sa fin. Dans la grande nef du palais de

l’Industrie apprêtée par Lavastre pour le centenaire de la Révolution française, le moment est

capital. C’est la remise des médailles. L’enquête d’Olivier Ihl commence là : l’usage

persistant des honneurs ne venait-il pas contredire la revendication d’égalité entre les

hommes ? La décoration n’est jamais un simple objet de contemplation : c’est un rapport

social et politique façonné par des défis spécifiques. Donner sens à cette histoire, ce n’est pas

pour Olivier Ihl dévoiler une identité première ou traquer une essence soigneusement repliée

sur elle-même. C’est au contraire s’attacher à rendre compte de la manière dont les usages

redéfinissent sans cesse des significations, avec des effets de substitution, de remplacement et

de déplacement qui en favorisent la circulation.

Remonter à l’avènement de ce pouvoir honorifique en interrogeant la double rupture

que ses promoteurs avaient engagé avec la société traditionnelle, rupture avec la hiérarchie

des ordres, rupture avec le don de Dieu. Depuis la Réforme, c’est toute une « ingénierie » qui

s’est installée au cœur des pratiques de gouvernement. Avec la découverte du Nouveau

Monde, les déchirures de la chrétienté : le paradis n’est alors plus terrestre, comme sur ces

cartes où les plus avertis savaient localiser quelque part en un lointain Orient. Le voilà

maintenant qui se réfugie dans un autre monde. La science des fossiles, la naissance de

l’évolutionnisme finissent, il est vrai, d’en réformer la géographie qui ne peut plus être celle

des premiers chapitres de la Genèse. L’écolier primé, le pauvre secouru, le sauveteur décoré,

le soldat reconnu, le scientifique honoré, l’artiste couronné, le manager performant : autant

d’élus dont nos émulations modernes célèbrent la figure d’exemplarité. Olivier Ihl s’interroge

sur la double rupture par laquelle est née la distinction honorifique, rupture avec la hiérarchie

des ordres, rupture avec la quête chrétienne du salut. Il devenait alors possible de saisir une

transformation cruciale : l’entrée de « l’émulation premiale » dans le cercle des ingénieries de

gouvernement.

Page 20: Le mérite et la République - lectures critiques

Reconnaître les hommes

Tout commence avec la Réforme. Vouée à l’administration de la déférence, celle-ci

traduit la montée en puissance d’une nouvelle conception de la grâce. Les guerres de religion

en ont facilité l’émergence. Et déjà en introduisant une incertitude radicale dans l’architecture

traditionnelle du salut. Moment singulier de l’Occident chrétien. C’est l’époque où la

« rédemption des âmes » oppose une religion cléricale, prodigue en bénédictins et autres

indulgences, à une doctrine de la prédestination qui, elle, justifie, la piété par un sola fide

contestant jusqu’à l’idée de dévotion protectrice. Mais c’est aussi l’époque où l’essor des

rapports marchands et le développement du pouvoir monarchique fragilisent les

enseignements, voire les commandements de l’Eglise. La « rédemption » est alors

concurrencée par la « reconnaissance » : une épreuve avant tout humaine dans laquelle les

dignités royales, bien qu’elles demeurent encore extérieures au concept de mérite,

encouragent et récompensent. Or, cette reconnaissance, explique Olivier Ihl, repose sur des

signes hiérarchiques qui sont en même temps des signes honorifiques.

Avec l’avènement des premiers Etats modernes, comment l’honneur féodal s’est-il

mué en instrument d’une reconnaissance d’Etat ? Emblématique de la concentration des

honneurs, Olivier Ihl examine le projet en France d’instituer un cabinet des médailles disposé

au Louvre. Preuve qu’au monopole de la violence, à l’extension des « lois » et de l’ordre dans

le territoire, monarchies et principautés avaient hâte d’y ajouter la centralisation des signes de

grandeur. Se portant garante du respect de la hiérarchie, la majesté monarchique investissait

alors les sujets de nouvelles « fidélités ». D’où de multiples dispositifs qui bureaucratisent les

honneurs nobiliaires : que l’on songe aux armoiries ou à la création des offices. La capacité

mimétique des individus offre, en ce XVIIe siècle, une prise à une autre conceptualisation :

celle d’un art de gouvernement appuyé sur la connaissance des « passions ».

Mais qu’en est-il lorsque l’émulation est transférée dans les mains du souverain ? Seul

un arbitre externe et indépendant peut y procéder. C’est la fonction du souverain. Son rôle est

de fixer un critère à la valeur, par exemple, pour réaliser l’adjudication des places. Réguler la

hiérarchie des honneurs est donc pour Hobbes une nécessité. Le mécanisme de la renommée

bourgeoise est mis à nu. D’abord parce que cette théorie des récompenses rompt avec toute

perspective « d’éternité bienheureuse » (accusée d’anéantir le « mérite et la vertu »). Ensuite,

parce que la lutte née des passions, notamment de la vanité, est ici remplacée par une

Page 21: Le mérite et la République - lectures critiques

compétition ordonnée, au sens propre, par une méritocratie. Chez Hobbes, celle-ci se justifie

par le critère de l’obéissance au souverain. C’est pourquoi Hobbes insiste sur le monopole des

honneurs légitimes. Les sujets ne désireront plus être honorés les uns par les autres. Leur but

sera d’être honoré exclusivement par le souverain qui récompensera dans l’intérêt de tous.

Ces batailles philosophiques sur les « affects » ne sont pas que pure spéculation.

Ainsi, si la morale classique distinguait plusieurs sanctions (institutionnelles avec les

tribunaux ou les grâces du roi ; individuelles avec le sentiment de satisfaction ou de remords ;

surnaturelles avec les indulgences et le jugement dernier), la vertu devient au XVIIIe siècle

une arme politique et s’étend de l’univers académique et ecclésiastique à l’ensemble du corps

social. La symbolique de l’exemplarité est antique. L’émulation passe pour avoir « fait faire

des prodiges aux Grecs », au point de leur donner la victoire sur les Perses. Idéalisée, la

comparaison avec l’Antiquité se veut réplique aux désordres du temps. Les premiers

économistes se sont attachés, eux, au strict jeu des intérêts individuels. On n’a sans doute pas

suffisamment mesuré l’incidence la révolution de ce qu’au XVIIIe siècle on appelait le

« commerce » sur les formes de l’obéissance politique. Pour Jeremy Bentham, les habitudes

de travail des pauvres seront plus vite changées par l’aiguillon de l’intérêt que par tout autre

récompense, fût-elle céleste. Persuader chacun que ses actions bonnes ou mauvaises sont sous

le regard de tous : voilà le moyen qu’il avait imaginé pour multiplier les « actes positifs ».

Censé orienter et diriger les conduites libres, le procédé devait joindre l’« intérêt » aux

« devoirs prescrits ».

Que dit le mérite sur le corps social ? Le mérite renvoie au corps de l’armée, autre

terrain d’expérimentation, avec l’avancement au choix des soldats, les médailles, les

préséances, les grades. Secteur parmi les plus traditionnels de l’appareil d’Etat, le monde

militaire au XVIIIe siècle expérimente l’utilité des distinctions de mérite. Mais si le monde

militaire a le droit de « s’illustrer » par de grandes actions, l’espoir d’entrer dans le « corps »

des nobles est ouvert à tous. L’apport de la Révolution sera irréversible. Première assurance :

toute distinction, pour être légitime, doit être associée au mérite. Dans la tourmente des

affrontements, ses contours en revanche se précisent. Que disent les adversaires ? Que la

marque nobiliaire est la marque d’une vocation, en mettant une classe d’hommes à portée de

défendre le « respect du roi ». Les attaquer, c’est s’en prendre à une propriété, la naissance,

qui sans cesse « leur rappelle les vertus et les services de leurs Ancêtres ». Le mérite sera

donc une aptitude qui se refuse à la faveur et à l’hérédité. Du côté des « patriotes », pour que

Page 22: Le mérite et la République - lectures critiques

les honneurs produisent des citoyens vertueux, il fallait que les récompenses n’inspirent point

d’orgueil. C’était déjà l’argument des tenants d’une sociabilité naturelle.

La bureaucratie de la vertu

Dans sa quête du sens du mérite, Olivier Ihl arpente des lieux-laboratoires

d’expériences où s’opère la matérialisation du mérite. Tout au long du XIXe siècle, la

bureaucratie va produire en France d’innombrables gratifications honorifiques. En France, la

Légion d’honneur dite du sauvetage (1820), la médaille de Juillet, croix des combattants de

Juillet (1830), la médaille militaire (1852), celle de Sainte-Hélène (1857), des Société de

secours mutuels (1858), d’Italie (1859), de Chine (1861). Au total, plus d’une cinquantenaire

de décorations nationales. Comme si, en s’arrogeant les prérogatives du roi, la bureaucratie

s’était approprié un monopole sur la certification du mérite. Déterminer la provenance et la

fréquence des actions vertueuses, fixer la nomenclature de leur mode de reconnaissance,

l’identité et le classement de chaque récipiendaire : c’est un véritable apprentissage des

techniques de détection et de certification qui s’opère. Il va accroître en quelques décennies

l’assignation des actes vertueux. L’acte de création de la Légion d’honneur par Napoléon, le

19 mai 1802, est dès lors consacré par l’historiographie comme un avènement.

Décorer le mérite s’accompagne d’une technique de gestion sociale. En un siècle, le

mérite est bel et bien devenu une catégorie d’action publique. Prix philanthropiques, ordres

honorifiques, médailles, distinctions professionnelles : l’homme méritant se mue en objet

d’observation. La vertu ? Elle s’affirme comme un domaine d’intervention bureaucratique qui

permet de juger les actes de la population. L’Etat devient dès lors le sujet d’une activité

proliférante. Chaque année, des dizaines de milliers d’individus sont officiellement

récompensés tandis que plusieurs centaines de milliers se portent candidats. Au XIXe siècle,

l’espionnage de la vertu se révèle sans limites. Le mérite relève bien de l’ordre des

« affections sociales ». Le rappel des références de l’époque romantique manque. Pourquoi ne

pas ici adosser la figure du méritant sur celle du monstre des années 1830 magistralement

décrit dans L’Homme qui rit, où Hugo introduisait dans l’ordre des choses un principe

d’altérité, qui se révélait finalement être un principe d’altération ? Que se joue-t-il d’essentiel

dans l’appartenance au peuple du mérite ? Avec les instruments de la statistique, s’ouvrent à

la science expérimentale de nouveaux horizons. Prendre la mesure des vertus du peuple en est

un qui fait le pendant à l’application de la statistique en matière de criminalité. Comment

donner corps à cette idée dans ces basculements entre le même et l’autre dont les catégories

Page 23: Le mérite et la République - lectures critiques

de bases de nos sciences de l’homme ? Que révèle le bûcher des vanités édifié au nom du

« patriotisme », de « l’encouragement aux hommes » ? Cependant, le mérite n’est pas une

catégorie homogène dans le système de valeurs des contemporains. Lors du congrès de la

SFIO de 1902, une motion est adoptée : « Il est interdit à tout membre du parti socialiste

français de solliciter ou même de porter une décoration quelconque. Certains pourtant

rétorquent : n’est-ce pas mettre les élus socialistes en état d’infériorité vis-à-vis de leurs

adversaires, en leur refusant d’user des « moyens qui sont nécessaires en régime capitaliste et

parlementaire pou pénétrer dans les pouvoirs publics » ? Diminuer le respect accordé aux

individus décorés, c’est soulever le spectre de l’illégitimité.

Hiérarchiser des égaux

La bataille du mérite est loin d’être pure spéculation. Comment classer les individus

tout en respectant le principe d’égalité ? La dignité, cette grandeur individuelle qui commande

le respect ne procède plus de la foi, de l’épée ou de la robe. Depuis la révolution de l’égalité,

elle est présumée universelle. Plus encore : impérative et absolue, elle s’attache a priori à

l’individu. Et non plus à l’expérience. C’est pourquoi fut inventée une notion qui, elle, permet

de continuer à juger et à différencier : le « talent ». Défini par le Grand Dictionnaire du XIXe

siècle comme « une disposition naturelle de l’esprit à réussir dans certaines choses », ce terme

reste de type largement métaphysique. Assimilée à un « don » ou une « habileté naturelle », la

catégorie est utilisée pour individualiser le processus de la réussite. Elle n’existe pourtant qu’à

travers les évaluations dont elle fait l’objet. Comme si le talent était littéralement « rêvé » par

les performances. Lutter : décidément le plus actif et le plus terrible des verbes. Suspendu en

ce jour de profusion automnale à la distribution des noms des lauriers, ceux que les

commissaires puis les listes du Journal officiel consigneront avec application, il est sur toutes

les lèvres. L’ombre du darwinisme planait sur tout le monde, aussi bien sur la « lutte »

commerciale et industrielle que sur la « lutte » que se livraient les groupes sociaux et les

nations pour ne pas déchoir. C’est à ce titre que le terme figure au cœur des annales modernes

du mérite. Dans la société libérale, la notion de perfectibilité avait remplacé l’idéal de

perfection cher à l’Ancien Régime. L’individualisation des récompenses et la mesure des

aptitudes mises en concurrence : tel est le mécanisme de cette discipline que l’on trouve dans

la plupart des compétitions sociales. Les analyses du philosophe Alfred Fouillée auraient été

ici pertinentes pour comprendre ce qui joue là dans l’histoire du mérite, c’est-à-dire le statut

de séparation et la possibilité de s’extraire de la « foule »dans la démocratie qui se construit.

Page 24: Le mérite et la République - lectures critiques

Oui, comment s’opère la démocratisation du mérite dans une société qui s’industrialise et dont

le pouvoir se bureaucratise ?

On arrive alors dans le récit d’Olivier Ihl à la fin du XIXe siècle, dans une Europe que

bouleversent le principe des nationalités, le mouvement d’industrialisation ou l’arrivée des

masses sur la scène électorale. Être distingué est devenu une préoccupation de masse. Avec le

développement des relations capitalistes, les classes moyennes furent plus que d’autres

soumises à une inquiétude : comment éviter la prolétarisation provoquée par l’extension de la

fabrique ? Pour s’assurer que leurs aptitudes soient reconnues, il fallait transformer des

conduites en objets de récompense. C’était une façon de distinguer la réussite en

« moralisant » la hiérarchie des positions sociales. D’où la multiplication des titres de gloire :

brevets, diplômes, médailles. Les médailles renvoient à l’édification de la société de masse

analysée par Fouillée, des masses qui d’ailleurs s’individualisent et personnifient le sujet,

jeunes, femmes. Olivier Ihl a décliné le mérite au féminin dans un ordre social longtemps

cantonné au masculin. Au XIXe siècle au début de la IIIe République, il est imaginé de créer

un ordre national du Mérite maternel : « La femme honnête, celle qui a toujours fait son

devoir, d’épouse et de mère, ne mériterait-elle pas et ne serait-elle pas aussi fière et satisfaite

de porter un signe qui la distinguerait des autres ? »

Au terme de ce parcours, Olivier Ihl donne à comprendre comment la récompense

honorifique est devenue la figure générale d’une forme de gouvernement qui a fait du mérite

le fondement du lien entre les individus. Pour cela, il a fallu comprendre les théories qui en

ont porté l’exigence, mais sans tourner le dos aux pratiques qui se sont revendiquées d’elles

ou refuser de lire différemment nombre de sources communes au théoricien de Surveiller et

punir. Comprendre enfin, comment la gloire nobiliaire et, plus encore la vertu chrétienne ont

été « disciplinées » par les récompenses de l’Etat libéral. En d’autres termes, comment,

prisonnières d’un passé qui continua longtemps d’être exalté (la société de l’honneur) mais

séparées de ce qui en faisait la grandeur (la quête cléricale du salut), la gloire et la vertu ont

quitté les « âmes bienheureuses », puis reflué des « royaumes de grâce », pour devenir de

simples signes de mérite : ceux d’une société d’émules.

Cette interrogation sur la question du mérite répond à une attente légitime ; elle laisse

pourtant sur sa faim. L'attribution des médailles traduit dans l'histoire des

sensibilités la reconnaissance symbolique du parcours de méritant qui l’attend comme quelque

Page 25: Le mérite et la République - lectures critiques

chose de désirable, d'attendu ou d'exigé dans son parcours honorifique. J'aurais souhaité que

fût approfondie l'idée de la frontière départageant le monde des méritants et des non-

méritants. La fêlure de ceux qui n'accèdent pas au monde des honneurs dévoile elle aussi des

zones fragiles et des appartenances inscrites dans l'histoire d'une société qui dit la légitimité et

l'illégitimité des parcours.

Texte paru dans laviedesidees.fr , le 13 mars 2008

© laviedesidees.fr

Page 26: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 27: Le mérite et la République - lectures critiques

de la transgression de l’ordre social existant la condition de l’épanouissement des femmes,mais aussi de tous ceux qui sont discriminés, en vertu de leur religion, leur appartenanceethnique, leur sexualité... R. Sénac-Slawinski éclaire ainsi les enjeux politiques de la penséede l’Autre en démocratie, à travers la perception du sexe opposé, celle des différentes inégalitésentre femmes et hommes constituant alors un paradigme pouvant servir de modèle pour appré-hender d’autres inégalités.

Une des surprises, à la lecture de cette enquête, est peut-être de constater la prégnance,encore aujourd’hui, du modèle de l’harmonie naturelle : là où l’on aurait pu attendre de lapart des interviewés des réponses politiquement correctes sur l’égalité hommes/femmes, aumoins reconnue dans le principe, des réponses affirment, sans complexe, hiérarchie des sexeset inégalités naturelles, tandis que l’idée de complémentarité des sexes reste le référent dansles deux grands modèles présentés

L’ouvrage, remarquablement clair malgré la diversité des combinaisons interrogées (ycompris l’association de la droite à l’harmonie naturelle et de la gauche au second modèle),constitue une étape supplémentaire dans les études sur le genre : un outil précieux pour leschercheurs, mais aussi une bonne introduction à cette problématique pour les étudiants.

Armelle LE BRAS-CHOPARDUniversité de Versailles/Saint-Quentin-en Yvelines

IHL (Olivier) – Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules. –Paris, Gallimard, 2007. 496 p.

La parution de ce nouvel ouvrage d’Olivier Ihl s’inscrit dans la continuité des travauxde son auteur sur les sciences de gouvernement, c’est-à-dire les ingénieries savantes déployéesafin de consolider les légitimités des régimes politiques 1. Dans le cadre de ce programmegénéral de recherche, le livre présente l’intérêt scientifique de faire la lumière sur les méca-nismes peu étudiés qui fondent l’idée dite républicaine de « méritocratie ».

Si, comme l’auteur le rappelle, on peut trouver mention chez Tocqueville de ces « pâlesimitations des mœurs aristocratiques » 2, la science politique n’a pour sa part consacré qu’unemaigre littérature à l’émergence d’une « bureaucratie des honneurs » formant ainsi « unescience des récompenses » (p. 12 et suiv.).

Ainsi, entendant saisir le cérémonial des décorations publiques non plus en tant quesimple expression des qualités du citoyen, mais en tant qu’exercice de contrôle étatique surce dernier, Le Mérite et la République est construit comme une généalogie détaillée de cesdispositifs de distinctions honorifiques. Le titre nous l’annonce : mérite et république sont biendeux objets différents dont les liens ne sont pas historiquement incontestables.

Pour ce faire, l’auteur évoque d’abord le moment-clé de la Réforme, période au coursde laquelle se trouvent contestés les préceptes catholiques tels que la révérence de Dieu dansl’attente de récompenses d’un autre monde. Par la suite, la formation des États modernes au16e et 17e siècles introduit la vassalisation, le minutieux rapport hiérarchique et le code d’hon-neur subséquent. S’ensuit la naissance de l’esprit courtisan propre à la royauté dont l’analysequi en est faite ici rappelle La société de cour de Norbert Elias 3, notamment sur le rôle del’étiquette comme manœuvre de domestication de la noblesse.

Puis, contredisant les valeurs égalitaires, la Révolution et l’avènement de la République

1. Voir entre autres, Olivier Ihl, Martine Kaluszynski, Gilles Pollet, Les sciences de gouver-nement, Paris, Economica, 2003 ; Pascale Laborier, « La bonne police. Sciences camérales et pou-voir absolutiste dans les États allemands », Politix, 48, 1999, p. 7-35.

2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, t. 2, p. 301,cité dans Olivier Ihl, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard,2007, p. 13.

3. Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985.

543

Comptes rendus

Page 28: Le mérite et la République - lectures critiques

vont paradoxalement aller plus loin dans la bureaucratisation organisée des honneurs et ce,en y intégrant une nouvelle référence, celle du civisme. Comme l’observe Olivier Ihl, « l’abo-lition des honneurs monarchiques ne laisse aucun vide car un autre “titre” monopolise aussitôtl’espace public : celui de citoyen » (p. 152).

Dans sa dernière partie, Le Mérite et la République élargit la réflexion sur ces techniquesétatiques de la déférence volontaire en la corrélant à la dynamique capitaliste contemporaineet à la constitution subséquente d’une science managériale pour laquelle le « mérite » devientbientôt le moteur central. Il est ainsi souligné que, « dans la littérature managériale, quellesque soient les variantes ou les stratégies proposées, récompenser est le moyen de fabriquerdes “interprètes fidèles” des objectifs directoriaux, de créer aux échelons intermédiaires des“auxiliaires efficaces” » (p. 397).

Sur un plan méthodologique et afin d’appuyer son propos, l’auteur procède tout au longde l’ouvrage à une véritable économie statistique des récompenses qui, non seulement survi-vent à la monarchie, mais voient leurs nombres et leurs intitulés s’accroître sous la périoderépublicaine. Or, si cette inflation administrative des vertus peut confirmer l’existence dedispositifs organisés, à quelle logique, à quelle dynamique répondent exactement ces derniers ?

Pour Ihl, ils permettent de hiérarchiser les égaux et, afin de soutenir cette thèse d’unedisciplinarisation du citoyen par la science méritocratique, l’auteur fonde son propos sur unpostulat moins sociologique que philosophique, celui de l’émulation et des émules. Il se justifiedans son introduction en expliquant : « Des émules ? On aurait pu dire des décorés. Ou desméritants. Ou des récompensés. Je me suis finalement résolu à les appeler des émules : deemole, le rival. Il s’agissait d’insister sur le fait que ces hommes ont été façonnés par unedisposition que, sans relâche, les institutions d’État inculquent et propagent dans l’Europelibérale : se mesurer les uns aux autres, se comparer pour se dépasser » (p. 24).

D’une certaine façon, l’œuvre aurait pu s’intituler « Surveiller et récompenser » 1, tantle raisonnement que l’empreinte stylistique rappellent Michel Foucault. Ihl voit en effet dansl’attribution de médailles en tout genre (des instituteurs, des sapeurs-pompiers, de la policemunicipale, parmi bien d’autres) le pendant, en quelque sorte positif, de la science des délitset des peines que Foucault explore dans Surveiller et punir. La thèse de l’ouvrage consistedonc à démontrer que, malgré le certain désintérêt académique évoqué précédemment, lesrécompenses participent tout comme les châtiments à la même révolution disciplinaire, à cetteentreprise d’orthopédie morale des sociétés modernes (p. 27). Ainsi, à la disciplinarisationpsychologique que Norbert Elias entend démontrer dans son processus de civilisation occi-dentale 2, Olivier Ihl préfère, sur un plan théorique, celle des techniques foucaldiennes, desmécanismes de contrôle comme « fondement micropolitique d’une stratégie globale » (p. 413).

Parce que cette ambition globalisante tendant à faire du mérite un des soubassementsdécisifs de l’exercice du pouvoir fait l’originalité de l’ouvrage, elle peut également en souli-gner les limites, notamment dans les dernières pages consacrées à l’époque contemporaine.On pourra ainsi reprocher certaines évocations plus ou moins explicites (et plus ou moinspartisanes) sur l’« Europe néolibérale » (p. 397) et l’importation des pratiques entrepreneu-riales dans la fonction publique, éléments sources de controverses tant académiques quecitoyennes. Néanmoins, l’ouvrage procède à une synthèse neuve et convaincante entre l’his-toire d’une idée politique, le mérite, et une socio-histoire des déclinaisons étatiques de celle-ci.

Jean-Loup SAMAANUniversité Paris I-Panthéon Sorbonne

1. C’est d’ailleurs le titre du chapitre 5.2. Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

544

Revue française de science politique

Page 29: Le mérite et la République - lectures critiques
Page 30: Le mérite et la République - lectures critiques

SENSITIF15 RUE AU MAIRE75003 PARIS - 06 62 05 32 76

MAI 12Mensuel

Surface approx. (cm²) : 221

Page 1/1

GALLIMARD9722732300524/GTA/ABA/2

Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)

par Grégory Moretra Da Silva

MERCI KARL IArnaud MaillardËditions Calmann LévyC est une histoire digne d un conte de féesUn conte de fées pour grands enfants amou-reux de La mode Lauteur, Arnaud Maillard,alors étudiant a la prestigieuse ecole de laChambre syndicale de la couture parisienne,va décrocher a 20 ans a peine son premierstage chez Karl Lagerfeld Ce dernier, a lafm des annees 80, est déjà I un des géniesde la mode internationale respecte de tousLe petit stagiaire va alors grimper les éche-lons jusqu a devenir, 15 ans plus tard, directeur du studio de (a Lagerfeld Gallery Pourla premiere fois un createur nous entraînedans les coulisses d une grande maison decouture Sous les paillettes et les souriresse cache souvent un monde bien plus com-

plexe ou les ambitions et I excellence sontles maîtres mots Maîs au-delà de I universenigmatique de la mode, Arnaud Maillardnous dévoile un Karl Lagerfeld exigeant maîsaussi genereux et fantasque A ses cotes,nous suivons le createur au look inimitablede Paris a New York dans les secrets de son

studio de creation ll s agit la d un vibranthommage a Lagerfeld que I auteur vou-voie en signe d un respect a toute epreuveC est émouvant, simple et bien écrit Un jolitemoignage qui plaira sans conteste a tous,a commencer par les fashiomstas en herbe '

LE MÉRITE ET LA RÉPUBLIQUEOlivier IhlEditions GallimardEn cette période riche sur Le plan politique,un tel ouvrage tombe a pic bien qu'il datedéjà de quèlques annees Olivier Ihl, pro-fesseur a HER de Grenoble, nous entraînedans Les arcanes des distinctions que laRepublique octroie aujourd hui a tour debras, quitte a en dévaluer la significationoriginelle Lempnse de la recompense estérigée, sous la Ve Republique, comme unetechnique du pouvoir afin de matérialiserconcrètement un honneur, un remercie-

ment, voire une aide « Professionnaliseeet banalisée, hiérarchisée et fonctionnelle,la recompense au mente, par des signespurement honorifiques ou des primes en

numéraire, est devenue, pour ta démocra-tie libérale, une entreprise permanente decotation sociale » Et Ihl de préciser qu aufond, la démocratie n a pas abaisse lesgrandeurs, maîs elle en a fait un « nouveaumoyen de salut a chacun de devenir, pour

son bien un émule, tout a la fois un rivalet un exempte » Un ouvrage passionnant,parfois complexe pour les non-initiés aumonde politique, maîs qui permet de biencomprendre comment la recompense estdevenue un moyen de faire pression et desymboliser un remerciement temoignageultime en ces temps matérialistes ll y aquèlques semaines encore, Stone et Cnar-den recevaient des mains de Michel Druckerla Legion d honneur

PREMIERS ÉMOIS, PREMIÈRES AMOURSBeatrice Copper-RoyerÉditions Albin MichelDans I absolu, il s agit d un livre qui s adresseaux parents (le sous-titre étant sans equivoque « quelle place pour Les parents 9 »]Soit Maîs il intéressera tout le monde lescouples homo qui veulent ou qui ont déjàdes enfants, et même ceux qui n en veulentpas ' Car au-delà des questions « tradition-nelles » qui se posent a I adolescence, lesrelations amicales ou amoureuses, souventpassionnelles, les ruptures, les disputes, lestrahisons et même la crise d adolescenceLauteure nous invite aussi a reflechir surles thèmes plus tabous de la contraceptionet de I homosexualité Fantasmes et peurssur cette derniere thématique sont legionAu fond, chacun s y retrouve un peu QueI on soit hétéro ou homo tout le monde s estpose la question, lors de I adolescence desavoir ou I on se situait sur « I échiquier dela sexualité » Or le désir de I ado est hési-

tant, fluctuant Les liens avec son/sa meil-leure ami(e) sont-ils de I ordre de la frater-nité ou de I homosexualité 9 Des lors, suis-jehétéro, homo, voire bi, la nouvelle « mode »chez les ado pour étre « in » 9 Lautre ques-tion liee a cette thématique est la reactionde la famille, notamment des parents, etcelle des ami(e)s Un ouvrage tres abor-dable, pratique et intéressant

i

^̂ ui

Premiers émoispremières amours