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Le Matin Dimanche | 3 septembre 2017 44 Sports Contrôle qualité Courses pédestres L’ultra-trail vit un succès phénoménal, comme celui du Mont-Blanc ce week-end. Après quarante heures d’effort, les coureurs y voient une manière de mieux se connaître en dépassant la douleur. Addictif. fate, une zone totalement inaccessible, dans une végétation luxuriante, au milieu de bambous énormes. L’hallucination me- nace.» Longtemps, les marathons et leurs 42 ki- lomètres ont été considérés comme le pari ultime. Aujourd’hui, les ultra-trails et leur parcours en forme de montagnes russes constituent un véritable phénomène de so- ciété. La nuit se traverse à la lueur des lam- pes frontales. Les meilleurs mettent vingt heures, les plus lents plus du double. Mais tous sont élevés au rang de «finishers» car ils sont allés au bout de leur défi. Démarche spirituelle De l’extérieur, on pourrait imaginer des al- lumés avides d’exploits toujours plus inhu- mains. Mais, comme l’explique Olivier Schmid, psychologue du sport et expert du phénomène, la plupart recherchent quelque chose de plus subtil, comme une quête de sens. «Ils aiment tester et repousser leurs li- mites et se sentent privilégiés de pouvoir le faire. C’est une démarche spirituelle où la gloire et l’argent sont secondaires. La clé est de parvenir à accepter la douleur plutôt que d’y résister. Ils traversent les zones les plus sombres d’eux-mêmes mais éprouvent un incroyable sentiment d’accomplissement et se sentent grandis lorsqu’à la fin ils revoient la lumière.» Guide de montagne, le Valaisan Mat- thieu Girard (45 ans) fut un pionnier en Suisse: avec une petite équipe de passionnés de montagne, il a lancé en 2009 le premier trail, Verbier-Saint-Bernard. «Ça ne mar- chera jamais, c’est ce qu’on nous répétait.» De 500 lors de la première édition, la parti- cipation a dépassé les 2000 en juillet der- nier. «Les gens sont toujours à la recherche de nouveaux défis. Et puis il y a dans ces courses une convivialité, une solidarité qu’on ne trouve pas ailleurs. Des amitiés se créent tout au long du parcours.» Septième de l’UTMB en 2008, le guide continue à en- chaîner les défis comme à Madère récem- ment. «Plus qu’une course, un trail est une aventure. On ne sait jamais ce qui va s’y pas- ser, si on va arriver au bout ou non. On part chaque fois dans l’inconnue.» Vif dialogue intérieur Un concurrent avait décrit le trail comme «un voyage qu’on voudrait sans fin». Diego Pazos y voit, lui aussi, un condensé de la vie. «Il y a des moments d’euphorie où il ne faut pas s’emballer. Et des moments où l’on est au fond du trou et où il faut s’accrocher, se persuader que ça va revenir.» La tentation d’abandonner, chacun la surmonte à sa fa- çon. «Moi, ça m’arrive quatre ou cinq fois sur chaque trail. Je me fixe des minidéfis, ar- river à cet arbre pas loin, au sommet de la prochaine crête. Si vous dites à votre cer- veau qu’il reste 100 kilomètres, vous êtes foutu. On dialogue en permanence avec soi- même. Sur une course aussi longue, ce n’est plus le corps, c’est le cerveau qui com- mande, et il a sans cesse besoin d’être mo- tivé.» Le manque de sommeil conjugué à la fatigue aiguise les émotions. Les moments de bonheur marquent à jamais. «Un lever de soleil après une nuit confronté à soi-même, c’est comme un retour à la vie», glisse Ca- therine Rion. Matthieu Girard évoque, lui, la magie d’une nuit de pleine lune sur le UTMB. Quand, sur le site chimique de Monthey où il travaille comme mécanicien, ses collè- gues disent à Florian Vieux (31 ans) qu’il est fou, il en rigole. «C’est bien d’être un peu fou.» Amateur de trails et de courses de lon- gue distance, il a remporté deux fois les 100 km de Bienne. Aujourd’hui il s’est fixé comme objectif de participer à des trails sur les quatre continents. Trois sont déjà bou- clés. Après le Marathon des sables au Maroc et un 100 km au milieu des steppes de Mon- golie, il a rempor té en octobre dernier le Grand to Grand Ultra, sept étapes entre l’Arizona et l’Utah, à raison de quatre à onze heures de course par jour. «Comme ama- teur de westerns, j’ai été servi question pay- sage.» Et d’ajouter: «Pendant une semaine, c’est un retour sur soi, il n’y a rien d’autre. Parmi les coureurs figuraient des grands pa- trons, des gens surmenés qui avaient besoin de tout lâcher.» Plus jeune, Florian Vieux avait démarré par un tout autre sport: la lutte libre. «Et, croyez-moi, par rapport aux entraînements avec des gilets en plomb, le trail, c’est juste du fun.» U C atherine Rion est une passionnée, presque une accro. À 39 ans, mère de deux enfants, conseillère en santé sexuelle, elle dévore les ultra-trails, ces courses de plus de 100 kilomètres qui traversent de beaux pay- sages montagneux. La Jurassienne en compte une dizaine à son actif. «J’y ai dé- couvert des sensations qu’on ne trouve nulle part ailleurs», dit-elle, encore troublée. Dimanche dernier, elle a disputé l’Échappée belle autour de Grenoble, 144 km, 11 000 m de dénivelé, une course très technique. Partie à 6 h du matin le ven- dredi, elle est arrivée le dimanche aux auro- res, après plus de quarante heures d’effort et quasi trois nuits blanches. «Pour moi, ces courses sont comme un pèlerinage. On repousse sans cesse ses limi- tes. Cela dépasse largement le seul aspect sportif. On a chaud, on a froid, on a soif, on a faim. Comme un concentré de la vie, on passe par tous les états d’âme. On accepte de sortir de sa zone de confort. Et on ap- prend que, dans la vie, rien n’est jamais perdu.» Et d’ajouter: «Parfois, les gens s’étonnent que je mette autant d’énergie là- dedans, surtout qu’il y a peu de femmes qui font de l’ultra-trail.» Une vie normale Ce week-end, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB), le plus mythique de tous, 170 km, 10 000 m de dénivelé, réunit l’élite mon- diale. Parmi les 8000 concurrents, le Lau- sannois Diego Pazos (32 ans), onzième en 2014 en un peu plus de vingt-trois heures et sixième des derniers Mondiaux au Portugal. On le joint la veille du départ à Chamonix: malgré le froid et la neige annoncés, il se ré- jouit comme un fou. «Mentalement, je suis prêt, je me sens bien, j’ai à la fois de l’envie et du respect, mais je sais que les conditions seront très dures.» Comme Catherine Rion, en dehors de cette passion, Diego Pazos mène une vie tout à fait normale. Diplômé en sciences cri- minelles de l’Uni de Lausanne, le futur papa prépare un doctorat tout en travaillant à la police fédérale, à Berne. Il s’entraîne à la pause de midi. Il a toujours aimé courir. «Plus jeune, je pouvais faire un match de foot avec Prilly le matin et me taper le semi- marathon de Lausanne l’après-midi.» Verbier-Saint-Bernard fut son premier ultra-trail en 2012. «J’ai souffert, mais j’ai aimé. Pour avoir du plaisir, tu dois souffrir. On se découvre des ressources insoupçon- nées. On apprend à mieux se connaître.» En 2015, il avait terminé quatrième de l’un des trails les plus durs du monde, la Diagonale des fous, la traversée de l’île de La Réunion, du sud au nord, 164 km entre jungle et vol- cans. «Toute l’île vit pour cette course. On traverse sur 50 kilomètres le cirque de Ma- Bertrand Monnard [email protected] « Dans de telles courses, c’est le cerveau et non le corps qui commande » Diego Pazos, spécialiste de l’ultra-trail Le tourisme de

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Le Matin Dimanche | 3 septembre 201744 Sports

Contrôle qualité

Courses pédestres L’ultra-trail vit un succès phénoménal, comme celui du Mont-Blanc ce week-end. Après quarante heures d’effort, les coureurs y voient une manière de mieuxse connaître en dépassant la douleur. Addictif.

fate, une zone totalement inaccessible, dansune végétation luxuriante, au milieu debambous énormes. L’hallucination me-nace.»

Longtemps, les marathons et leurs 42 ki-lomètres ont été considérés comme le pariultime. Aujourd’hui, les ultra-trails et leurparcours en forme de montagnes russesconstituent un véritable phénomène de so-ciété. La nuit se traverse à la lueur des lam-pes frontales. Les meilleurs mettentvingt heures, les plus lents plus du double.Mais tous sont élevés au rang de «finishers»car ils sont allés au bout de leur défi.

Démarche spirituelleDe l’extérieur, on pourrait imaginer des al-lumés avides d’exploits toujours plus inhu-mains. Mais, comme l’explique OlivierSchmid, psychologue du sport et expert duphénomène, la plupart recherchent quelquechose de plus subtil, comme une quête desens. «Ils aiment tester et repousser leurs li-mites et se sentent privilégiés de pouvoir lefaire. C’est une démarche spirituelle où lagloire et l’argent sont secondaires. La clé estde parvenir à accepter la douleur plutôt qued’y résister. Ils traversent les zones les plussombres d’eux-mêmes mais éprouvent unincroyable sentiment d’accomplissement etse sentent grandis lorsqu’à la fin ils revoientla lumière.»

Guide de montagne, le Valaisan Mat-thieu Girard (45 ans) fut un pionnier enSuisse: avec une petite équipe de passionnésde montagne, il a lancé en 2009 le premiertrail, Verbier-Saint-Bernard. «Ça ne mar-chera jamais, c’est ce qu’on nous répétait.»De 500 lors de la première édition, la parti-cipation a dépassé les 2000 en juillet der-nier. «Les gens sont toujours à la recherchede nouveaux défis. Et puis il y a dans cescourses une convivialité, une solidaritéqu’on ne trouve pas ailleurs. Des amitiés secréent tout au long du parcours.» Septièmede l’UTMB en 2008, le guide continue à en-chaîner les défis comme à Madère récem-ment. «Plus qu’une course, un trail est uneaventure. On ne sait jamais ce qui va s’y pas-ser, si on va arriver au bout ou non. On partchaque fois dans l’inconnue.»

Vif dialogue intérieurUn concurrent avait décrit le trail comme«un voyage qu’on voudrait sans fin». DiegoPazos y voit, lui aussi, un condensé de la vie.«Il y a des moments d’euphorie où il ne fautpas s’emballer. Et des moments où l’on estau fond du trou et où il faut s’accrocher, sepersuader que ça va revenir.» La tentationd’abandonner, chacun la surmonte à sa fa-çon. «Moi, ça m’arrive quatre ou cinq foissur chaque trail. Je me fixe des minidéfis, ar-river à cet arbre pas loin, au sommet de laprochaine crête. Si vous dites à votre cer-veau qu’il reste 100 kilomètres, vous êtesfoutu. On dialogue en permanence avec soi-même. Sur une course aussi longue, ce n’estplus le corps, c’est le cerveau qui com-mande, et il a sans cesse besoin d’être mo-tivé.» Le manque de sommeil conjugué à la

fatigue aiguise les émotions. Les momentsde bonheur marquent à jamais. «Un lever desoleil après une nuit confronté à soi-même,c’est comme un retour à la vie», glisse Ca-therine Rion. Matthieu Girard évoque, lui, lamagie d’une nuit de pleine lune sur leUTMB.

Quand, sur le site chimique de Montheyoù il travaille comme mécanicien, ses collè-gues disent à Florian Vieux (31 ans) qu’il estfou, il en rigole. «C’est bien d’être un peufou.» Amateur de trails et de courses de lon-gue distance, il a remporté deux fois les100 km de Bienne. Aujourd’hui il s’est fixécomme objectif de participer à des trails surles quatre continents. Trois sont déjà bou-

clés. Après le Marathon des sables au Marocet un 100 km au milieu des steppes de Mon-golie, il a rempor té en octobre dernier leGrand to Grand Ultra, sept étapes entrel’Arizona et l’Utah, à raison de quatre à onzeheures de course par jour. «Comme ama-teur de westerns, j’ai été servi question pay-sage.» Et d’ajouter: «Pendant une semaine,c’est un retour sur soi, il n’y a rien d’autre.Parmi les coureurs figuraient des grands pa-trons, des gens surmenés qui avaient besoinde tout lâcher.» Plus jeune, Florian Vieuxavait démarré par un tout autre sport: lalutte libre. «Et, croyez-moi, par rapport auxentraînements avec des gilets en plomb, letrail, c’est juste du fun.» U

C atherine Rion est unepassionnée, presque uneaccro. À 39 ans, mère dedeux enfants, conseillèreen santé sexuelle, elledévore les ultra-trails,ces courses de plus de

100 kilomètres qui traversent de beaux pay-sages montagneux. La Jurassienne encompte une dizaine à son actif. «J’y ai dé-couvert des sensations qu’on ne trouve nullepart ailleurs», dit-elle, encore troublée.

Dimanche dernier, elle a disputél’Échappée belle autour de Grenoble,144 km, 11 000 m de dénivelé, une coursetrès technique. Partie à 6 h du matin le ven-dredi, elle est arrivée le dimanche aux auro-res, après plus de quarante heures d’effort etquasi trois nuits blanches.

«Pour moi, ces courses sont comme unpèlerinage. On repousse sans cesse ses limi-tes. Cela dépasse largement le seul aspectsportif. On a chaud, on a froid, on a soif, on afaim. Comme un concentré de la vie, onpasse par tous les états d’âme. On acceptede sortir de sa zone de confort. Et on ap-prend que, dans la vie, rien n’est jamaisperdu.» Et d’ajouter: «Parfois, les genss’étonnent que je mette autant d’énergie là-dedans, surtout qu’il y a peu de femmes quifont de l’ultra-trail.»

Une vie normaleCe week-end, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc(UTMB), le plus mythique de tous, 170 km,10 000 m de dénivelé, réunit l’élite mon-diale. Parmi les 8000 concurrents, le Lau-sannois Diego Pazos (32 ans), onzième en2014 en un peu plus de vingt-trois heures etsixième des derniers Mondiaux au Portugal.On le joint la veille du départ à Chamonix:malgré le froid et la neige annoncés, il se ré-jouit comme un fou. «Mentalement, je suisprêt, je me sens bien, j’ai à la fois de l’envieet du respect, mais je sais que les conditionsseront très dures.»

Comme Catherine Rion, en dehors decette passion, Diego Pazos mène une vietout à fait normale. Diplômé en sciences cri-minelles de l’Uni de Lausanne, le futur papaprépare un doctorat tout en travaillant à lapolice fédérale, à Berne. Il s’entraîne à lapause de midi. Il a toujours aimé courir.«Plus jeune, je pouvais faire un match defoot avec Prilly le matin et me taper le semi-marathon de Lausanne l’après-midi.»

Verbier-Saint-Bernard fut son premierultra-trail en 2012. «J’ai souffert, mais j’aiaimé. Pour avoir du plaisir, tu dois souffrir.On se découvre des ressources insoupçon-nées. On apprend à mieux se connaître.» En2015, il avait terminé quatrième de l’un destrails les plus durs du monde, la Diagonaledes fous, la traversée de l’île de La Réunion,du sud au nord, 164 km entre jungle et vol-cans. «Toute l’île vit pour cette course. Ontraverse sur 50 kilomètres le cirque de Ma-

Bertrand [email protected]

«Dans de telles courses, c’estle cerveau et nonle corps qui commande»Diego Pazos, spécialiste de l’ultra-trail

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