Le mariage de Jones Clearon

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Voici une série de 3 nouvelles pour ceux qui aiment la musique !

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LE MARIAGE DE JONES CLEARON

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LE MARIAGE DE JONES CLEARON

I) LA JEUNESSE

La maison des Clearon, légèrement retirée des eaux du Pacifique, avait l’allure d’un grand hall de pêche. Le soleil, les pluies, les tornades orageuses, rien n’avait épargné cette pauvre famille. Pourtant, une règle s’imposait chez ses habitants. Tout était clair et obéi. Jones, l’aîné, avait l’élégance du plus grand des gentleman et son éducation semblait avoir imprégné sa personne d’une façon si catégorique qu’il devenait presque parfait pour côtoyer la société aristocratique. Sa tenue suffisait à sa prestance. Son port de tête altier, sa mèche contournant son visage, ses yeux à l’expression vive, son nez parfaitement dessiné et sa délicatesse témoignant d’une profonde timidité faisaient de lui le parfait adonis que les femmes du monde n’avaient pas encore eu la chance d’admirer. Faisant de ses tâches un devoir, tous les matins, il rejoignait ses amis pêcheurs pour récolter la moisson quotidienne. Ainsi passait-il ses journées. Mais ses parents, dénués de tendresse, paraissaient hostiles et froids lorsqu’il revenait chez lui dans une fatigue éprouvante. C’est alors qu’une souffrance interne déchira son cœur et ne cessait de tournoyer, quand il se retrouvait seul face à lui-même et sa destinée. Parfois même, il se mettait à verser quelques larmes d’injustice lorsque ses jeunes sœurs adolescentes, jalouses de sa beauté, usaient de leurs moqueries cyniques pour le pousser à bout. En perpétuelle quête de reconnaissance, il se mit alors à rêver de gloires et de voyages dans des contrées inexplorées ou ses moments de tristesses et de tourments s’évaporeraient comme une blessure cicatrisée pouvant donner à sa vie un second souffle d’espoir.

Mais, lors d’une journée ensoleillée, un jeune fougueux l’invita pour festoyer dans une auberge où les sexes se mélangeraient dans une ambiance pleine de folie. Il ne put renoncer puisque jamais l’occasion lui avait été donnée de goûter aux joies de la jeunesse. Il connut alors tout une foule, tout un monde de vie qu’il n’avait encore jamais connu. Le labeur fini, les jeunes chaloupiers usaient de leur langage vulgaire pour vivre l’extase de l’instant précieux. Certains même, dans leurs pulsions festives, avaient oublié les convenances des rencontres. En l’occurrence, l’ivresse de l’alcool leur faisait soulever les jupons des jeunes filles et des rixes se créaient. Jones paraissait quelque peu ridicule dans son accoutrement. Tout de blanc vêtu, il restait raide et fixe telle une statue de cire embourbée dans son apparence. Tout à coup, une fille de marin vint à lui. Délicate, fraîche, le nez retroussé et les yeux en amandes, elle lui dit : « Es-tu triste ? Viens danser avec moi. » Muet et incapable de parler, Jones finit par lui prendre la main pour se diriger vers la

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piste de danse. Après un slow légendaire pendant lequel il la contempla pour vider sa crispation, il lui promit de rester toute la soirée avec elle parce que la tristesse n’avait pas de goût pour elle et qu’elle semblait innocemment insouciante dans son esprit de jeune fille. Il était amoureux et elle le savait. Ils passèrent donc la nuit entière sur la côte, main dans la main, et conversèrent des joies et des peines qui empreignaient leur vie quotidienne. Ce fut la première fois que Jones lâcha ses émotions de jeune homme débutant ses aventures amoureuses puisque le cloître familial avait pris son cœur de la douce sensation du sentiment partagé. Dotée d’une beauté de jeune pucelle et d’une ouverture spirituelle altruiste, Mary ne cessait de sourire quand Jones ne pouvait finir ses phrases, trop ému qu’il était d’avoir fait sa première conquête. Elle paraissait quelque peu fascinée par le caractère de Jones qui survolait, de ses propos touchants, les rustres pêcheurs dénués de sensibilité humaine. Elle le regardait souvent pour observer son beau visage d’Apollon et comprit très vite que Jones n’était pas attiré par la brutalité violente qui germait autour d’elle. En fait, il faisait partie d’une race d’être pour qui le dialogue sincère avait une saveur angélique. Le lendemain, lorsqu’il reprit le travail, une joie intense le prit au plus profond de son être et des élans de bonheur que l’amour juvénile véhicule, remplirent son âme de réconfort. Les journées passèrent et Mary, qui ne cessait de lui téléphoner, ne put se séparer de lui pendant ses instants de répit parce qu’il était la parfaite icône de l’homme idéal pour une vie de couple. Ainsi, pendant de longues années, ils restèrent unis dans leurs corps et dans leurs esprits jusqu’à ce que Jones, poussé par une ambition soudaine, prépare un long voyage pour New York. Son envie d’évasion n’était pour lui qu’un pur rêve de bonheur puisqu’il savait depuis si longtemps que le continent new-yorkais ou les races s’entremêlent, lui permettrait de partir loin, là ou chacun forge son destin vers le succès. Lorsqu’il s’évaderait, il deviendrait libre face à un monde qui l’admirerait pour sa noblesse et sa beauté, l’élevant ainsi au dessus d’une mêlée, comme s’il sortait lui-même d’une planète que personne n’avait encore habitée. Et dans un geste d’amour reconnaissant, il promit alors à Mary de revenir la voir souvent et de l’épouser quand le temps sera venu.

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II) NEW-YORK

Au moment de son vingt-cinquième anniversaire, il partit pour New-York. Ce fut le changement de toute une vie, la nouvelle aventure, la montée sociale, et, ses parents ne pouvant le retenir, savaient que le départ de leur fils sonnait comme un adieu. Sa mère, prise de panique, lui donna de l’argent pour sa nouvelle vie urbaine. Jones, quant à lui, s’évada en laissant derrière lui sa jeunesse tourmentée et débarqua dans la citadelle les yeux fatigués par le périple. Tel un immigré en quête de fortune portant ses bagages l’air assuré dans sa tenue parfaitement soignée, il semblait prêt pour affronter cette nouvelle ville ou les couches sociales se mélangeaient d’une manière étrange. Une nouvelle vie s’annonçait. Il était seul face au peuple nouveau qui grouillait comme une fourmilière dans une vitesse accéléré, démoniaque. Fourbu et un peu las, il trouva sans chercher un endroit ou passer sa première nuit, cette fameuse nuit de l’homme solitaire rêvant de jours heureux. Il s’endormit dans un tel évanouissement que le jour levé ne put réveiller ses grands yeux. Vers dix heures du matin, il déjeuna dans un snack et comprit que des tâches douloureuses se dressaient devant lui s’il voulait devenir quelqu’un de respectable dans cette société. En quelque sorte, son âme de self made man stimulait son âme de conquérant. En effet, depuis son départ, sa quête de bonheur effaçant les cauchemars du spleen passé était devenue l’unique moteur de ses pensées. Il voulait réussir à gravir les échelons sociaux avec ses qualités de noblesse, d’élégance, de charme et de bravoure.

Face au monde de l’argent, il semblait démuni. Il lui restait alors l’unique objet de son pouvoir : la gent féminine. Pendant de longs mois, il ne cessa de déambuler et de côtoyer les bars ou il fit la connaissance de différents milieux. Des photographes de mode lui proposèrent des contrats, des alcooliques notoires apprécièrent sa chaleur humaine, des artistes peintres voyaient en lui le futur Dorian Gray et des femmes célibataires le regardaient, assoiffées qu’elles étaient, de faire sa connaissance. Mais cet univers n’était pas l’univers de sa jeunesse. L’urbanisation semblait quelque peu déroutante pour un jeune homme habitué à l’océan. Dans sa vie d’homme expatrié, la nostalgie s’installait dans son âme puisqu’il commençait à regretter Mary et la pauvreté innocente des pêcheurs. La nature et les joies simples s’étaient évaporées comme un sentiment que l’on ne peut retrouver.

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Mais New York était la ville qu’il avait choisie pour parvenir aux fins cruelles de l’arrivisme. L’homme au caractère tendre se devait de réussir dans cette ville ou tout paraissait possible car il s’était mis en tête de nouer des relations. Pendant de nombreux mois, il restait enfiévré dans ses pensées sans pouvoir dépister une éventuelle opportunité d’attaque. De temps en temps, il sortait de son hôtel lugubre, peinant à marcher le long des rues éclairées. Tel un homme en quête de sentiments, ne pouvant se payer le luxe d’une nuit avec une femme de mauvaise vie, il se retrouvait très souvent face à la nausée de l’homme malheureux. Mais il gardait en lui l’espoir, celui qui tient le corps au delà de toutes débauches puisque rien dans ce flot de vie mouvementée n’effacerait son besoin de vie nouvelle. Cette époque forgeait donc son caractère d’homme fort et courageux, acceptant son inextricable misère. Se sachant jeune et vigoureux, il laissa son mal être se consumer et comprit alors que le dialogue et le partage humain suffisait à sa réussite.

III) JESS

Oubliant ses petites économies, il se paya une place de concert à Broadway. Son plan d’attaque paraissait légèrement osé puisqu’il se retrouvait seul face à des riches venant se divertir au son de la trompette magique de Miles Davis. À l’heure de l’entracte, ce jazz éternel avait envoûté le public venu en foule. Un monde, une masse populaire avait applaudi ce génie au son divinatoire. Habillé dans une splendeur que l’œil furtif et nonchalant ne pouvait ignorer, Jones se faufilait le long des buffets et sentit une audace lui prendre le corps. Il bougeait à la manière d’un comédien et aperçut loin, très loin, une jeune femme d’une beauté angélique, seule, absolument seule, essayant vainement de se procurer un alcool. Sans se précipiter, il l’aida et lui paya sa boisson à la manière d’un gentleman désintéressé. Elle le fixa des yeux et se mit à sourire. Il semblait si beau et si parfait qu’on ne pouvait croire à son indigence. Elle entama la discussion et il rétorqua immédiatement dans une tendresse qui toucha le cœur de la jeune femme. L’attraction commençait à envahir l’esprit de cette femme qui perdait petit à petit sa contenance. Elle rougissait, ne sachant où se mettre et peinait à sortir les mots que l’on exprime quand la colère nous prend ou quand on se sent léger

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sous l’effet de l’alcool. Quelque peu inhibée par l’émotion et mal à son aise, elle ne pouvait répondre aux questions de Jones qui avait osé frapper au cœur de son but. Son audace prenait une ampleur majestueuse puisque sa tenue charmait les plus inaccessibles. Il lui proposa de rester avec elle pendant la seconde partie et comprit qu’elle ne pouvait renoncer. En effet, son allure, son visage, sa délicatesse et ses remarques d’homme libre et courtois semblaient irrésistibles. À la sortie du concert, les gens se dispersaient dans la foule new-yorkaise et Jones suivaient la masse avec pour seule idée de tenir compagnie à sa belle conquête. Les mains serrées, le visage félin et l’esprit tourné vers l’ambition, il sortit du grand hall d’entrée déterminé comme jamais. Il lui proposa alors de prendre un verre dans un endroit qu’elle choisirait. Et le rôle, la mise en scène que Jones avait créée fit son effet. Inconsciemment, elle voulait connaître ce jeune homme au pouvoir donjuanesque. Ils arrivèrent alors dans un hôtel de luxe ou le calme et l’apaisement régnait comme un euphorisant. Elle s’assit en face de lui et demanda au serveur un thé de chine. Pour la première fois de son existence, Jones osa le verre de whisky dont le prix n’était pas à sa portée. Elle entama la discussion et dit impatiemment : « je ne vous connais pas, comment vous appelez-vous ? ». Il lui répondit sur un ton rempli de hargne : « Jones Clearon, madame, pour vous servir ! ». Elle se mit soudainement à rire sans pouvoir se contrôler et son humeur se changea comme sous l’effet d’un éclaircissement. Sa gaieté et ses élans de vie se transmettaient si naturellement sur Jones que celui-ci comprit à quel point elle était légère. Pendant près d’une heure, ils conversèrent de la vie et des actualités, et elle prit un plaisir délicieux à goûter l’instant du partage avec ce jeune homme si particulier. Quand vint la fin de l’entrevue, elle lui avoua qu’elle n’était que de passage à New York et qu’elle se sentait fatiguée. Jones lui dit alors : « Quand aurais-je l’occasion de vous revoir et comment vous appelez-vous ? », et elle lui répondit : « Je m’appelle Jess, venez demain matin à l’hôtel Dolley, je serais heureuse de passer la journée en votre compagnie. ».

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IV) L’AMOUR

Le soir même, Jones dormait en rêvant de cette si belle créature et de ces moments d’intimité qu’il avait partagés. Quand il se leva, un nouveau personnage surgit de ses entrailles puisque l’ambition des grands conquérants avait envahi son esprit d’un panache soudain. Il se mit à hurler à travers sa fenêtre, les yeux levés au ciel : « À nous deux New York ! ». Et lorsque sa toilette fut terminée, il se regarda dans le miroir et vit que son visage avait particulièrement changé : c’était son œil qui brillait et qui scintillait de sa belle couleur verte. Sans réfléchir, il se dirigea vers l’hôtel Dolley, le cœur rempli du souvenir que Jess lui avait laissé. Elle lui avait ouvert les portes du bonheur et il se sentait gai et heureux sous l’emprise d’une légèreté que l’on goûte pendant les instants de paix, de vie et de douceur. Son âme sensible avait trouvé le réconfort auprès de cette fille dont l’heureuse nature n’avait pas de rivale. Le dialogue que Jones possédait avec le sexe faible semblait si privilégié qu’un monde entier lui aurait volé par pure jalousie ce don que Dieu avait donné injustement. C’est alors qu’il arriva à l’hôtel et vit Jess de ses propres yeux, dans une robe colorée au décolletée dégageant une fraîcheur érotique, en train de prendre un martini. Face à la chaleur du dehors, les clients se rafraîchissaient au bar ou l’on servait toutes sortes d’apéritifs. Quand on voyait ces gens détendus et heureux, on ne pouvait penser qu’ils venaient de New York. Certains fumaient des cigares cubains la chemise entrouverte, certains buvaient nonchalamment leur verre de whisky et d’autres lisaient dans un calme olympien les dernières nouvelles du New York Times. Jones empli d’une énergie diabolique, comprit qu’il devait rejouer le numéro de l’acteur désinvolte. Il changea radicalement de personnage en embrassant Jess sur la joue et en lui disant : « Vous êtes délicieuse ». Elle le remercia et se mit à sourire. Ses cheveux blonds étaient légèrement bouclés, ses yeux d’un bleu très foncé et sa gorge que l’on pouvait entrevoir paraissait ronde et chatoyante. Elle était magnifique. Jones perdit l’espace d’un instant sa contenance, ne l’ayant jamais vue aussi belle. Malgré le choc, l’émerveillement lui donna une assurance vitale qui lui fit prendre des risques inopinés. Pour la première fois, il osa briser les barrières du « delirium tremens ». En effet, il avait une envie furieuse de l’embrasser et de l’enlacer pour en finir avec ces discussions de tendresse romantique. De celui qui vit pour plaire, il était devenu celui qui n’a cure des convenances. Dans un geste qui le dépassa, il lui caressa la joue, les cheveux et lui avoua qu’il ne pouvait résister à tant de splendeur. Elle se laissa faire, le prit par la main

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pour s’isoler dans un coin du salon et l’embrassa. Elle était amoureuse, sans aucun doute. Leur baiser dura si longtemps que Jones comprit à quel point Jess lui était précieuse. Il oublia pendant l’extase du moment ses envies de richesse et de reconnaissance. L’ivresse de la chair lui donna des frissons, ces frissons ou tous les sens se réveillent pour effacer les profondes blessures du passé. Elle l’emmena dans sa chambre et lui dit pour la première fois « Je t’aime ». Elle se dévêtit et Jones, pris par une brûlante passion, se donna à elle en cueillant le plaisir de la jouissance. Elle lui caressa le visage, émue qu’elle était de rencontrer un jeune homme aussi beau, et lui dit : « Je dois partir bientôt, écris moi, je t’en prie, je ne pourrais t’oublier ». Elle continua : « Je ne sais pas d’ou tu viens mais laisse-moi le temps de te connaître. Je ne peux te laisser partir sans te revoir, j’ai besoin de toi, tu sais, je n’ai jamais connu de personne qui puisse te ressembler. J’ai eu des amants dont le pouvoir aveuglait leur chaleur. Toi, tu ne pourras jamais sortir de mon cœur, je t’aime ». Ils restèrent longtemps dans cette alliance du corps et de l’esprit, unis dans des rêves paradisiaques et elle lui dit : « Pourquoi es-tu venu à moi ? ». Il lui répondit que sa beauté venait d’un autre monde, et qu’elle l’avait secoué de palpitations lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. En ayant ouvert son cœur, Jess avait lâché des aveux d’un amour sincère. Ce qu’elle avait dit semblait être la marque d’une franchise qui brise les doutes de l’intérêt puisque c’était une femme qui avait un attrait profond pour le bonheur et l’épanouissement. L’égoïsme la rebutait et sa passion pour Jones paraissait mise en valeur par sa fraîche sensibilité. Quand ils se quittèrent, elle lui dit de venir la retrouver dans un mois à Toronto ou sa famille l’attendait. Jones promit de lui écrire. Une semaine passa lorsqu’il lui écrivit sa première lettre. Elle était enflammée. Il disait qu’il ne cessait de penser à elle et qu’il avait hâte de changer d’air. Lorsqu’il signa, il écrivit : « Mon amour, ma belle, ta douce innocence me touche le cœur du plus profond de mon être. Je t’aime, Jones ». Les jours passèrent et les lettres s’enchaînèrent sous la folie de Jones. Impatient de retrouver sa belle maîtresse, il ne cessait de marcher dans les avenues new-yorkaises dans un empressement qu’il ne pouvait maîtriser, et ses amis savaient que cet excès de nervosité venait d’une passion amoureuse dévorante. Totalement changé dans l’expression de son visage, il riait sans raison et provoquait les gens dans une fougue incontrôlée puisque Jess avait donné à sa vie une dynamique heureuse que personne ne pouvait suivre. Cette inconstance donnait à son personnage un charisme indéniable car il était capable de parler avec une éloquence rebondie dont les mots nonchalants sortaient d’un monde de vie propre à la jeunesse désinvolte et moqueuse. Son

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énergie se décuplait au fur et à mesure des jours qu’avançaient ses retrouvailles avec Jess. Mais, tout d’un coup, il se souvint de Mary qu’il avait laissée seule et se promit de lui faire comprendre, dans des aveux humanistes, que sa vie avait changé de cap.

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V) LES AVEUX DE JONES

Pendant le voyage, il ne cessait de penser et de repenser à cette fille qu’il avait tant aimée. Quelque peu coupable, il cherchait des stratagèmes calculés pour éviter toute discorde avec elle, elle qui lui avait apporté tant de bonheur et de légèreté dans le tumulte quotidien. Mais New York était maintenant sa nouvelle patrie, son nouveau destin et sa nouvelle conquête, une conquête de femme mûre dont il ne pouvait se séparer, puisque la vie avec Jess deviendrait une vie de richesse et de gloire dénuée de toutes contraintes pécuniaires. Lorsqu’il vit ses parents sans avoir prévenu de son arrivée, ce fut pour eux un jaillissement de joie que de voir leur fils après une si longue attente. Ils se mirent à le chérir et à le choyer d’une façon si tendre que Jones prit un doux plaisir à leur raconter ses aventures new-yorkaises. Ils l’écoutèrent attentivement en l’observant et trouvèrent son allure quelque peu changée par l’urbanisation. Il semblait plus assuré, plus vif, plus viril. C’était l’expérience de la solitude et de la pauvreté qui avait fait de lui un audacieux capable de se forger un destin dans une quête heureuse. Pendant plusieurs semaines, il se reposa chez lui pour se ressourcer. Lorsqu’il rêvait, Mary lui apparaissait comme un souvenir heureux et devenait ainsi son unique point de fixation. Quand il la revit, Jones fut foudroyé par sa beauté. Son visage exprimait, dans son harmonie, une délicate sensualité, ses seins émanaient d’un érotisme torride et son sourire témoignait d’un épanouissement heureux. Elle respirait la fraîcheur des années ou le corps vit à son apogée féminine. Jones, perdu dans ses émotions, la prit impulsivement dans ses bras pour l’emmener vers la grange délabrée, endroit fétiche de leur passé. Il lui avoua pendant leur étreinte qu’il devait repartir bientôt pour New York. Surprise de voir un tel changement de caractère, Mary comprit très vite que Jones l’avait oubliée. Ce n’était plus le pêcheur timide et émotif qu’elle avait aimé. Elle lui dit soudainement : « Qu’as-tu fait là-bas ? As-tu oublié la tendresse ou m’as-tu oubliée ? ». Jones répondit par un aveu libre et sans retour : « Ma vie n’est plus ici, je ne reviendrai plus ». Il tenta de l’embrasser pour la réconforter mais elle le stoppa net dans son élan et des larmes de désespoir glissèrent le long de ses joues. Ne pouvant soutenir sa souffrance, elle sortit de la grange sans aucun mot d’adieu délaissant ainsi Jones qui repartit deux jours plus tard pour New York.

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VI) UNE BELLE DEMEURE Quand il fut de retour, Jess lui annonça qu’il pouvait venir dans sa maison. Jones fit donc immédiatement ses bagages et prit le train pour le Canada. Le voyage fut long et laborieux. Il dura trois jours. À peine arrivé, Jones n’eut pas le temps de se remettre de ses émotions lorsque Jess habillée et embellie qu’elle était par sa beauté le prit par le bras pour l’emmener sous un pommier ou elle le couvrit de baisers. Ému par cet accueil, Jones l’étendit sur l’herbe et lui caressa le visage en disant : « Tu m’as manqué, j’aurais voulu te revoir plus tôt, l’impatience me guettait. Fais voir tes cheveux, tu les as coupés ! Tu es plus belle que je ne l’imaginais ! À chaque fois que je te vois, mon cœur palpite d’émotions. ». Jess le présenta à sa mère. Elle était aux anges. En effet, elle paraissait si fière et si heureuse de lui montrer qu’un jeune homme aussi séduisant pouvait dégager tant de délicatesse dans ses propos remplis d’humilité. Dès le premier contact, il avait su plaire à sa famille. La maison de Jess était une grande demeure ou l’on pouvait inviter une trentaine de personnes. Sous la chaleur de l’été, ses neveux se baignaient dans l’eau froide de la piscine et son frère lisait sous l’ombre d’un arbre les journaux quotidiens. Une atmosphère de calme et de détente émanait de cette maison. Il y avait ce quelque chose d’éminemment tendre qui faisait penser à ces grandes familles ou l’apaisement de la nature détendait l’esprit avec sa fraîcheur si sympathique que l’on oubliait l’espace de quelques jours l’agitation urbaine. Quand on lui présenta sa chambre, Jones s’écroula sur son lit et s’endormit. À l’heure du dîner, Jess lui tapota la joue tout en lui caressant les cheveux et Jones lui dit les yeux à moitié clos : « Je dois faire honneur à ta famille. Dis leur que j’arrive dans dix minutes, le temps de me décrasser, je n’ai pas eu le temps de me laver ». Elle se mit à rire, d’un rire innocent et candide qui montrait à quel point elle était heureuse : « Monsieur se lave maintenant ? ». Jones l’embrassa puisque cet excès d’humour brisant les portes du sérieux lui avait donné les ailes de l’homme qui plane au dessus de la tristesse du monde. Jess était pour lui la perle si rare qui donnait aux joies amoureuses un mélange de nobles sentiments et de débordante gaieté. C’était une femme dont la richesse sortait du commun des mortels. La salle à manger paraissait l’endroit idéal pour se regrouper. Les enfants, les adultes et les cuisiniers se mélangeaient, donnant ainsi l’impression d’une famille chaleureuse et accueillante. Quand Jones fit son apparition, rasé de près et propre sur lui, les gens comprirent qu’il était le nouvel amant de Jess. Dans ses attitudes courtoises, dans son aisance et dans son sens du contact, il semblait

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sortir d’un milieu aristocrate ou la vie n’était qu’un flot de plaisirs continus. Le frère de Jess ne cessa de le questionner pendant le repas mais Jones, pour la première fois de son existence, mentit sur son passé et ses racines. Il lui disait que New York n’était qu’un passage et que son argent venait de rentes familiales léguées par son gand-père. Pris par une soudaine ambition, il osait tout, répliquait avec panache et vivacité et ne cessait d’aiguiser son personnage. Il fit sensation. C’était pour lui le début d’une réussite dont il avait rêvé chez ses parents. Face à l’imprévu du risque, il faisait parler son intelligence, et son autre personne ressurgissait de ses tripes. Mais, le frère de Jess , curieux d’en connaître plus sur cet étrange phénomène, continuait son questionnaire avec la plus grande détermination. Pris au piège, Jones tenta vainement de changer de sujet mais il le harcelait en lui demandant des détails de jeunesse, des innombrables détails sur sa famille et ses projets d’avenir. Jones, la gorge serrée, les mains moites et le teint blême commençait à perdre contenance. N’ayant pas prévu un tel combat, il haussa le ton et dit : « Cher ami, je ne pourrais vous décrire ma situation tout simplement parce que ma famille me l’interdit. Vous savez, il y a toujours eu une tradition chez nous autres aristocrates : c’est la confidentialité ». Sur une note humoristique, il détourna l’attention du frère de Jess qui se mit à rire. Soulagé, il reprit son assurance par des propos audacieux ou le sarcasme mondain lui allait à merveille. En effet, son allure et ses airs d’homme assuré semblaient aveugler ses lacunes car sa puissance venait d’un autre monde que personne ne connaissait. La pêche lui avait donné une force, une envie, une hargne enfouie au plus profond de son être. Il semblait être au dessus d’une mêlée, dans un état quasi divin, qui subjuguait l’entourage de Jess et sa fougue brillait dans ce microcosme campagnard ou la vie n’était que tranquillité et repos de l’esprit. En fin de soirée, on lui proposa des cigares qu’il fuma avec délectation sous un clair de lune étoilé. Le père de Jess lui proposa de rester plusieurs jours le temps de faire plus ample connaissance et lui promit des parties de chasse et de pêche. Jones accepta, le remercia et lui dit qu’il avait la chance la plus absolue d’avoir une fille aussi épanouie. Il ajouta qu’elle avait un don particulier pour transmettre sa propre gaieté et qu’elle resplendissait de tout son charme auprès de ceux qui recherchait le bonheur d’un instant ou la joie d’une rencontre. Pendant près d’une demi-heure, il fit étalage des qualités de Jess et lui avoua qu’elle avait le cœur rempli d’une sagesse et d’un goût prononcé pour la vie heureuse. En finissant, Jones lui dit que c’était ce dont il avait cherché si longtemps auprès des femmes qu’il avait côtoyées. Les jours passèrent et Jones, pris par la passion de Jess, comprit qu’il ne devait pas tarder à partir. Jess lui demanda de rester mais il mentit pour la seconde fois en disant que des amis l’attendaient à Chicago. Ne pouvant le quitter, elle lui avoua qu’il était pour elle le rayon de soleil qui illuminait ses journées et qu’elle était sincèrement impatiente de le retrouver. Sous l’emprise d’une culpabilité,

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Jones promit de revenir et de partir avec elle dans d’autres contrées ou ils baigneraient tous deux dans le bonheur de se revoir et de jouir des moments d’intimité qu’ils avaient déjà partagés. Ils s’embrassèrent et Jones repartit pour New York, enivré par le premier pas de sa montée sociale.

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VII) LE POKER Quand il retrouva sa chambre d’hôtel, une idée fixe trottait dans son esprit : il lui fallait de l’argent pour faire honneur au statut qu’il n’avait cessé de jouer dans la famille de Jess. Mais comment et par quel moyen ? Durant de nombreux jours, il semblait désemparé et prêt à accepter n’importe quel travail en vue d’économiser pour faire des crédits. Une nuit, lorsqu’il marchait par hasard dans les rues de Harlem, il vit de ses propres yeux un jeune délinquant qui comptait ses billets, la mine éméchée de toute une nuit de débauches. Jones, dans une pulsion de curiosité alla vers lui et lui demanda : « Où as-tu trouvé tout cet argent ? », et le jeune répondit : « C’est le poker ! Vieux ! J’ai été en veine ce soir ! ». Jones le salua et repartit chez lui. Il se savait fort à ce type de jeu, ayant étudié les stratégies avec ses amis chaloupiers. Prêt à tout pour se forger une situation financière, il mit de côté cinquante dollars et s’endormit. Le lendemain soir, il se rendit dans le club très fermé du poker à cinq cartes. Il y régnait une atmosphère étrange, quelque peu effrayante ou de jeunes voyous usaient de leur force mentale pour se sauver de leur pauvreté. La plupart étaient noirs ou métisses et l’alcool coulait à flots. De jeunes dames servaient des bières et leur faciès semblait abîmé par cette situation malsaine. On aurait pu les croire droguées ou battues. Jones fit le tour du club et vit que certains trichaient, que d’autres s’alliaient pour dépouiller les honnêtes gens et constata que son unique chance reposait dans la patience, la prudence et l’attention. Mis en garde par d’anciens joueurs, Jones s’assit à une table, seul face à l’arnaque et l’escroquerie. Très vite, quand le jeu commença, il passa son tour et se coucha. Face à des très gros joueurs, ses cinquante dollars paraissaient misérable. Il attendit un coup et comprit très vite qu’il avait affaire à de jeunes débutants. Son jeu lui donna un carré de rois servi et il mit ses cinquante dollars en guise de mise. D’autres suivirent, tels des chiens en quête de fortune, n’ayant peur de tout perdre pour gagner une grosse somme, et il remporta les deux cent dollars étalés sur la table. À la fin de la soirée, il monta à deux mille dollars avec nonchalance et aisance ce qui lui valu d’être regardé et reconnu. Son caractère d’homme honnête et courtois semblait en parfaite discordance avec ce milieu d’impulsifs ou l’adrénaline faisait perdre la raison. Quand il sortit, deux joueurs armés l’ayant repéré se mirent à lui courir après. Jones, fatigué, continuait sa marche innocemment et fut très vite capturé. Ils commencèrent à le frapper, à lui entailler le visage à coup de couteau et lui prirent son argent après l’avoir dépouillé. Quand Jones se releva, ils étaient partis. Chancelant et titubant, il se

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traîna jusqu’à l’hôtel et s’endormit. Le lendemain, après s’être soigné, il se jura de prendre sa revanche, blessé qu’il était dans son orgueil d’arriviste et dormit tout au long de la journée. En somme, il était aux aguets, oubliant la politesse et le travail que ses parents lui avaient inculqués dans sa jeunesse. Mais un homme d’affaires dans une ville comme New York n’était pas un humble pêcheur du Pacifique expatrié de son pays natal. Il semblait rechercher un nirvana que personne ne pouvait trouver puisque ses espoirs lui donnaient l’envie destructrice de celui qui se jette à l’eau sans éprouver de crainte car il s’était endurci depuis son adolescence. Pendant près d’un mois, il ne cessa de gagner. Il mit de côté ses gains et retourna un dernier soir, ou il s’assit dans une salle annexe à une table dont la mise minimale était de dix mille dollars. Il comprit qu’il avait devant lui des businessmen fortunés dont l’argent n’avait pas de saveur. Ce fut une partie qui dura près de huit heures, et, quand ses gains montèrent à cent mille dollars, on lui servit une couleur à pic et il envoya petit à petit des mises d’argent minimes calculées avec précaution puis misa le total de son argent, dans une désinvolture qui bluffa ses adversaires. En effet, son allure faisait de lui l’homme dont les pensées ne pouvaient être calculées ou interprétées. Un homme le suivit en sortant de sa main un brelan d’as. Jones comprit ce qu’il avait gagné en l’espace de quelques secondes. Il se contenu et partit, feignant un rendez-vous d’amour. Quand il se retrouva seul dans sa chambre, il mit longtemps à réaliser ses exploits et jura de ne plus jouer à ce jeu ou la violence et le manque de sentiments vitaux détruisaient la vie d’un homme. Il avait deux cent mille dollars et pensa à Jess qu’il avait laissée à Toronto et qu’il se devait de la retrouver pour revoir son beau visage et sa douce féminité que le poker avait annihilée. C’est alors qu’il lui écrivit une lettre remplie de tendresse et d’affection. Il lui avoua qu’elle lui manquait à tel point qu’il se réveillait la nuit, dans un cafard nauséeux.

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VIII) LES RETROUVAILLES Une semaine passa et Jess lui dit qu’elle devait partir pour rejoindre Los Angeles qu’elle voulait visiter. Elle finit par lui avouer que sa lettre l’avait mise dans un état d’excitation qui la fit frissonner de tout son être. Jones lui répondit immédiatement en lui demandant ou elle passerait ses nuits et qu’il avait hâte de lui caresser son corps dans une étreinte de retrouvailles. Elle lui répondit qu’il pouvait la retrouver à l’hôtel Dunnington et qu’elle lui laisserait à l’accueil un double de ses clés. Jones, pris par une joie soudaine, marchait dans New York la mine joyeuse et acheta quelques cadeaux pour Jess : une robe, un collier, une bague et une superbe montre qui paraissait hors de prix. Quand il arriva à l’hôtel Dunnington après avoir pris un avion ou son âme s’apaisa, il demanda si une jeune dame lui avait laissé un double de sa chambre et le veilleur de nuit, voyant les traces de fatigue sur son visage, comprit qu’il devait de se reposer. Jones ouvrit la porte de Jess et vit qu’elle dormait dans un sommeil profond. Sans bruit, il se coucha et ils passèrent la nuit l’un en face de l’autre, tel un vieux couple ayant passé leur vie à voyager. Quand elle se réveilla, elle fut secouée par une joie de femme amoureuse en voyant son amant qui dormait paisiblement dans son petit lit douillet avec son petit air à la Fanfan la tulipe. Elle se leva dans son plus simple appareil et s’allongea à côté de lui. Tout en chuchotant au creux de son oreille, elle lui murmura : « Tu es revenu, chéri ? ». Jones, feignant l’endormissement, la prit à bras le corps avec une telle vivacité qu’elle en fut surprise. Tel un taureau dans l’arène, il la porta pour la remettre dans son lit et lui dit : « Je suis là ! Jamais je ne t’oublierai ! ». Pendant une longue étreinte remplie de fièvre, ils riaient et se taquinaient jusqu’à ce que leurs corps se confondent dans une extase romantique. Ils furent pris soudainement par le sommeil et se réveillèrent à midi. Jones lui montra alors ce qu’il lui avait apporté et Jess l’embrassa en faisant ressortir son beau sourire. Voyant les cicatrices qui marquaient son visage, elle lui demanda inquiète ce qui lui était arrivé. Jones lui avoua qu’il s’était fait attaquer et qu’il avait dû se battre pour sauver sa peau. Prise par le charme de son héros, elle lui dit alors qu’il était encore plus beau avec ses blessures de guerre. Quand ils déjeunèrent à l’hôtel, Jones ne cessa de faire le pitre et se permettait toutes sortes d’excès. Jess ne pouvant se contrôler dans son hilarité, versa quelques larmes de bonheur. C’était la folie de l’amour qui emportait ces deux êtres, loin, très loin, dans l’eldorado de la jouissance fugitive. En se levant de table, Jess le prit par le bras et lui dit qu’elle voulait rester avec lui jusqu’à sa mort. Jones fut profondément touché par cet aveu puisqu’elle avait donné une dimension sacrée à leur union. Il l’emmena dans sa chambre et se mit

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à pleurer. Il lui dit alors dans une faiblesse empreint d’un sentiment coupable : « Je ne suis pas digne de toi. Tu es trop pure. » Jess le consola en lui disant qu’ils avaient la même âme et que c’était le destin qui les avait réunis. Jones sécha ses larmes, marqué par l’intensité de l’instant, et Jess ajouta que germait en eux la même graine de folie, cette folie qui efface les peines et transforme les joies en extase. Pendant près d’une heure, ils restèrent enlacés sans pouvoir se séparer. Un calme s’installa dans la pièce et Jones, pour la seconde fois, pleura. En ayant lâché quelques larmes, son cœur sensible prit le pas sur l’ambition de l’immigré. Dans un geste de bonheur soudain, il lui serra les deux mains et dit : « Tu veux partir en Australie ? » et elle lui répondit : « Je te suivrai jusqu’au bout du monde ». Les yeux humides, Jones se mit à rêver de voyages de rêves, d’une croisière, d’une vie idyllique. Détaché de toutes actions contraignantes, son esprit s’éleva au dessus des nuages et des visions de bonheur dépassant l’échelle du temps donnèrent à son cœur des espoirs qui bercèrent son âme que Jess avait tendrement réconfortée. Deux minutes passèrent pendant lesquelles Jess le couvrit de câlins et Jones vit de loin sa fortune et son destin se tracer dans un tableau de vie heureuse. Toute la brume de l’inquiétude et des misères se sublimèrent en une extase colorée donnant à sa vie une dimension nouvelle. En emportant Jones par le bras, Jess l’emmena dehors ou ils marchèrent dans les rues, entrelacés et unis comme un couple qui vit son voyage de noces plongé dans une ivresse apaisante ou tout paraît merveilleux et inexorablement beau. Jess soutenait l’émotion de Jones et Jones suivait les élans de Jess qui baignait dans le bonheur de ces retrouvailles au parfum de liberté. Pendant près de deux mois, ils vécurent à Los Angeles ou l’hiver commençait à se faire rude et glacé. La neige couvrait les trottoirs, la grêle devenait de plus en plus forte et la température hivernale atteignaient des records de froid. Ils restèrent dans leur union et ne cessèrent de sortir dans des lieux festifs où ils goûtèrent les plaisirs simples des concerts de jazz, des rencontres mondaines, des dîners aux chandelles et des clubs dansants. Ce n’est qu’après cette période faste que Jones promit à Jess une croisière qui rejoindrait l’Australie. Ce fut l’apogée de toute une époque. Le paquebot les emmena au bout de la planète ou ils firent la connaissance de jeunes couples vivant leur lune de miel et de différentes célébrités du star system venues se distraire pour oublier l’espace d’une année l’harcèlement de la presse et la pression des contrats. Ils connurent le luxe, le calme et la détente que seuls les riches peuvent se permettre de connaître. C’était l’euphorie de la jouissance. Comme la vie semblait rose et pulpeuse pour ces deux amants ! C’était un rêve qui emportait ces deux êtres, bercés par les secousses de l’océan et par les embruns des journées ensoleillées, sur les terrasses où l’on buvait des cocktails sous un soleil lumineux et rayonnant.

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IX) LE MARIAGE

Très vite, Jones tomba malade et Jess prit soin de lui pendant plusieurs semaines. Un trop plein de souvenirs avaient jailli de son âme, il voyait ses parents, ses sœurs, Mary et une nostalgie lui donna des secousses mentales qui le firent délirer. Une fièvre brûlante lui monta au cerveau et on dut appeler un médecin pour le soigner. Sa maladie dura deux semaines pendant lesquelles Jess restait à son chevet nuit et jour. Le sourire aux lèvres, elle lui fit écouter le Canon de Pachelbel en lui disant : « Tu sais, je l’écoute souvent pour me bercer la nuit. ». Jones, encore faible, entendit cette mélodie que Dieu avait si généreusement créée. Il l’écoutait tout au long de la journée et la mettait en boucle pour oublier l’espace d’un instant les sentiments qui le reliaient à son éducation. Quand il fut rétabli, sa personne semblait métamorphosée et l’expression de ses yeux avait terriblement changé. Ils étaient quelque peu hallucinés. Son visage émanait une intelligence supérieure et Jess comprit très vite que Jones était attiré par quelque chose d’ineffablement beau et que sa sensibilité avait pris le dessus sur le luxe matériel. C’est alors qu’il lui avoua le long voyage initiatique qu’il avait parcouru depuis son adolescence en faisant étalage de tout un vécu : ses blessures d’antan, son amour pour Mary, ses mensonges d’arriviste et sa recherche éperdue de reconnaissance. Jess lui répondit qu’elle n’avait jamais douté de son cœur mais qu’il ne pouvait la laissée seule parce que rien n’effacera l’amour et les sentiments sublimes qu’ils avaient partagés. Sous l’effet de l’émotion, elle ajouta : « Ce n’est pas ta beauté que j’aime, c’est ton âme ». Jones comprit que Jess vivait dans le même monde que lui, un monde de beauté, de sentiments et de vie heureuse. Ils étaient faits l’un pour l’autre, indéniablement. Dans un frémissement heureux, il posa son front sur les seins de Jess et sentit la chaleur du corps de cette si belle perle qu’il avait trouvée un soir de New York. L’odeur du parfum de femme lui monta aux narines et sa respiration se calma lentement lorsqu’elle lui caressa les cheveux en lui susurrant : « les âmes pures sont faites pour être heureuses ». Jones se sentit alors soudainement un autre homme puisque Jess était devenue la mère protectrice de ses maux. Lorsqu’il leva la tête, elle se mit à sourire et ses yeux pétillaient. Profitant de cet instant magique, il la fixa des yeux et lui demanda sa main. Elle répondit « oui » sans hésiter et l’embrassa avec emportement. Lorsqu’ils débarquèrent, ils se retrouvèrent dans un pays inconnu et restèrent sur la côte pour profiter de l’air marin et des plages sablées qui s’étendaient à perte de vue. C’est alors que Jones écrivit à sa mère et invita ses amis à le rejoindre. Jess en fit de même. Quand arriva le moment tant attendu, Jones plaça une

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alliance sur le doigt de Jess et jura devant Dieu fidélité à sa femme. Ils formaient, dans leur union, un des plus beaux couples que le mariage ait scellé puisque ces deux êtres avaient partagé des moments d’une rare intensité pendant leur périple australien. Cette cérémonie avait pour but de clore une aventure semée de rebondissements ou les larmes et les rires s’étaient entremêlés dans une romance divine. Les gens rassemblés ne cessèrent de les acclamer et de festoyer quand Jones, sous l’emprise de l’ardeur festive, prit la parole et dit : « chers amis, j’ai trouvé l’étoile de mes rêves dans la foule tourbillonnante d’un concert de jazz, perdu que j’étais dans ma solitude et mon chagrin. Vous savez, je n’ai qu’un seul souhait : rendre à ma femme le bonheur et l’innocence qu’elle m’a appris à conquérir ! ». Au panthéon de sa gloire, Jones jubilait dans son être parce qu’on l’admirait comme un roi aimé.

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LE PIANISTE REBELLE

I) LA REVOLTE

Quand Pierre Brinnet naquit à l’hôpital Sainte-Geneviève, son père avait dit fermement à sa femme : « il sera musicien ! ». En effet il s’était formé, chez les Brinnet, comme une lignée orchestrale depuis quatre générations. Chacun y trouvait son compte dans le panel des choix qu’offre l’art des sons. Certains étaient devenus célèbres, d’autres se contentait de leur petit talent mais le moteur familial n’avait jamais cessé de vibrer au rythme des syncopes solfiées, des accords mélodiques et de la touche géniale de l’interprète inspiré. Quand il grandit, Pierre se montrait agité, coléreux, presque instable et eut droit aux remontrances les plus sévères. En effet, il n’avait cure des leçons de son père qui tentait vainement de l’initier à un quelconque instrument. À l’âge adulte, son esprit rebelle semblait possédé par une seule obsession. C’était la chair des femmes, les parties de débauche et les orgies qui assouvissaient son insatiable besoin de liberté. Jouisseur invétéré, sa famille le haïssait et le maudissait à tel point qu’il était devenu l’erreur naturelle, celle qui fait tâche sur un tableau ou les couleurs s’harmonisaient selon un chemin prédestiné. Il faisait outrage à la noblesse de l’art et du droit chemin ou les valeurs de travail et de respect avaient effacé la médiocrité humaine. C’est alors qu’on le répudia et qu’on le déshérita jusqu’à lui couper toutes ressources pécuniaires et matérielles. Isolé dans sa solitude, Pierre se mit à voler de l’argent d’une façon tout à fait nonchalante. Quand il eut pris de l’assurance, un cercle d’escrocs se réunit autour de lui. C’était des ex-taulards, des voyous, des dealers, des anciens compagnons de débauche à la réputation malsaine… En marge d’une société réglée par la justice, rien ne semblait lui faire peur, tel un vagabond profitant de son insolent pouvoir sur les lois de l’honnêteté et de la bienséance. Séduisant dans son sourire et dans ses yeux, il savait plaire aux femmes d’âge mûr qui l’hébergeaient et qui l’entretenaient pour ses services, lui qui avait tout appris sur l’orgasme féminin. Après cette période de vice, il se mit en tête de faire fortune.

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II) LE HOLD-UP Entouré d’experts du hold-up, il forma une équipe et mit au point des plans d’attaques sur les banques, les galeries de bijoux et les cercles de jeux. Cagoulés et armés, ils dévastèrent l’or des riches et tuèrent des innocents faisant barrage à la route du banditisme. Pendant près de deux ans, leur réussite fut insolente, dans ce monde ou la pauvreté gangrenait les familles d’expatriés, les sans-logis et les plus démunis. Pris par le démon de l’arrivisme, Pierre ne semblait pas atteint par les remords ou les scrupules. En effet, son enfance et son adolescence marquées par le sceaux de l’amour perdu ou l’image du père ne cessait de hanter son esprit, paraissait l’unique cause de ses travers et de sa dureté mentale qui augmentait au fil des tueries qu’il organisait. Le monopole de l’argent, les belles femmes et le rêve d’un destin glorieux était pour lui le palliatif idéal à ses souffrances de jeunesse, lui qui aurait tant aimé que sa famille le reconnaisse dans son originalité. Encerclé de mauvaises relations, on lui suggéra de voler les bijoux d’une boutique Cartier. C’était en fait le butin le plus extravagant de sa vie, le prix des bijoux étant d’une valeur inestimable. Après de maintes réflexions et d’analyses, tout un hold-up fut mis en place. Un véritable travail de professionnel minutieusement chronométré donna à chacun un rôle indispensable au bon fonctionnement du casse. Quand le jour tant attendu arriva, les gangsters savaient qu’ils devaient atteindre la perfection. Devant un tel défi, certains piétinaient d’impatience, d’autres, la gorge serrée, sentaient monter l’angoisse des grands jours et quelques-uns, véritables rapaces, usaient de leur expérience pour motiver la troupe. Pierre, quant à lui, restait fidèle à lui-même avec son assurance et sa cruelle facilité de l’extrême. En fait, tout dépendait de lui puisqu’il devait ouvrir le coffre pour finir le travail. Cette lourde charge n’était autre que le stimulant idéal pour son audace. Tout se passa la nuit. Quand Pierre fit détonner la dynamite, une alarme imprévue se déclencha et il ne put résister au retour de la police qui l’arrêta brutalement. Ses amis, eux, eurent le temps de courir pour passer entre les mailles de la justice.

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III) LA PRISON

Il fit donc appel à un avocat qui, lors du jugement, réduisit sa peine à trois ans de prison. Interné en maison d’arrêt, il se retrouva seul dans une cellule précaire ou la lumière du jour passait par un petit vasistas qu’il ouvrait souvent pour respirer l’air frais ou la chaleur du dehors. De temps en temps, il se mettait à hurler de révolte. Tout un monde s’était écroulé : les femmes, l’argent, le luxe, le pouvoir… Mais quelquefois sa rébellion se calmait sous l’effet du sommeil et des promenades dans la cour ou il racontait fièrement ses exploits d’antan avec les autres prisonniers. La nuit, quand il rêvait, des femelles nues l’encerclaient et le cajolaient de câlins érotiques jusqu’à ce qu’un effroyable cauchemar le prit à la gorge. Son père était venu parmi toutes ces créatures en l’injuriant de mots obscènes et en lui disant : « Sois maudit, fils, l’enfer te tend les mains ! ». Lorsqu’il se réveilla le corps en sueur, il se mit à prier tout le reste de la nuit et à verser quelques larmes de désespoir. Après cet épisode, le temps passait et il maigrissait, son teint paraissait ravagé et il perdit l’espoir de revenir vers la société. Mais, pendant une marche de routine, un détenu qui l’avait aperçu vint à lui et lui dit : « Tu me fais de la peine, on ne te reconnaît plus ». Dépressif et nauséeux, Pierre ne lui répondit pas. Dans sa tristesse, il s’éloigna et continua à marcher les yeux rivés vers le sol. L’homme au caractère tendre continua : « Tu sais, la musique détruit le chagrin et transforme le spleen en extase d’espoir ». Ses propos totalement décalés semblaient venir d’un autre monde. Pierre dont la curiosité s’éveilla, lui répondit : - Qui es-tu et que me veux-tu ? - Je suis pianiste et j’ai été condamné pour meurtre. Toute ma vie, je resterai enfermé. - Pourquoi me parles-tu ainsi ? - Parce que je suis heureux malgré la puanteur de cette prison. Je joue tous les jours dans la petite salle de musique et j’y trouve mon bonheur. Se souvenant de son frère qui jouait en rentrant de l’école et de son père qui lui enseignait sa science par des conseils éclairés, Pierre dit à l’homme : « Je jouerai avec toi ». Ils se donnèrent alors rendez-vous le lendemain à quinze heures. En fait, le règlement intérieur autorisait que l’on n’utilise cette petite salle que trois heures par jour. Quand Pierre écouta pour la première fois le virtuose, ce fut un véritable enchantement. La mélodie imitait la brume de l’automne et les notes, telles des gouttes de pluies, adoucirent son humeur. Le pianiste jouait une des

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Gymnopédies de Satie et des larmes d’émotion soudaine humectèrent les yeux de notre héros. Pour la première fois depuis si longtemps, l’art le transporta vers le sublime et son cœur endolori de sentiments coupables reprit une certaine gaieté. Autrefois rebelle, il comprit alors que son père avait raison malgré son autoritarisme dictatorial. Il demanda donc à son ami de l’initier au solfège et de lui apprendre les bases de cet instrument magnifique. Ainsi, tous les jours et à la même heure, il s’acharnait sur le clavier pour pouvoir jouer les plus grands classiques. Après six mois d’apprentissage, il déchiffrait avec aisance et savait l’intégrale du « Clavecin bien tempéré » de Jean Sébastien Bach. Il mettait dans son interprétation une imagination débordante ou la mélancolie se liait parfaitement avec la fougue de ses jours glorieux. Et à la fin de sa captivité, Pierre Brinnet était devenu un pianiste talentueux.

IV) LA RECONNAISSANCE Quand on lui ouvrit la grande porte, frontière de l’enfer et du monde libre, ses anciens complices étaient venus le chercher en voiture. Ils durent s’arrêter parce que Pierre fut pris de malaises. On le leva et il marcha pendant des heures dans la ville en observant les commerces qui grouillaient de toute part. Sa tête tournait, ses yeux étaient aveuglés et son cœur battait dans une cadence infernale. Un ex-taulard, qui l’avait accompagné, lui dit : « Je sais, il te faudra du temps ». Ils repartirent alors et déjeunèrent autour d’un repas copieux. Pendant le dessert, ils lui proposèrent de mettre au point un nouveau casse. Il refusa immédiatement et leur dit : « Je ne suis plus le même, ma vie a changé, j’aime le piano ». Ils se mirent à éclater de rire et à le charrier, pensant que la prison l’avait rendu simplet. Mais, assagi dans son caractère, il faisait maintenant partie de la race des nobles artistes. Sans les prévenir, il se leva soudainement et partit. Ayant eu droit à une pension pour bonne conduite, il s’installa dans un hôtel misérable situé près de la gare, et, tous les jours, pendant une heure, il louait une salle du conservatoire municipal ou un superbe Pleyel était à sa disposition. Lors d’une matinée, il remarqua par hasard sur une affiche qu’un concours international se préparait à Paris. Sans réfléchir, il s’inscrivit. Sept morceaux étaient imposés et les plus grands virtuoses du monde entier se déplaceraient pour émerveiller le jury. Inconnu du grand public, Pierre travailla les œuvres au programme sans aucune inquiétude.

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La date arriva très vite et quand son nom fut annoncé, il salua le jury en faisant abstraction de la foule. Lorsqu’il débuta, son jeu était empreint d’anticonformisme. Les nuances colorées semblaient sortir d’une planète où tous les sens en éveil était exaltés par la Beauté. Après six heures de délibération, il reçu le premier prix à l’unanimité et sa photo figurait en première page des quotidiens : « Pierre Brinnet, un petit français inconnu, gagne le concours Chopin ! ». Vieilli par les années, son père lut l’article et partit dans une folie incontrôlable. Deux heures plus tard, il mourut d’une attaque foudroyante et à son enterrement, Pierre se recueillait avec sa famille. Sa mère, toute de noir vêtue, pleurait son mari disparu et serrait dans sa main son fils retrouvé.

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NINA

Jolie fille de vingt-deux ans, Nina gagnait sa vie en chantant dans un cabaret. Toutes les nuits et à partir de minuit, elle divertissait des hommes d’affaires se détendant autour d’un repas arrosé, des jeunes amoureux se pâmant dans leur passion et des habitués, férus de jazz, qui ne cessaient de lui faire la cour. Charmante et gracieuse, avec dans son regard l’expression naïve de la folle jeunesse, elle plaisait d’une façon si naturelle que tous les hommes voulaient partager avec elle un moment d’intimité. Naturellement gaie et chaleureuse, elle aimait rire et ne pouvait s’empêcher de taquiner ses prétendants qui dans leur maladresse, dans leur audace ou dans leur humour avaient ce quelque chose d’inexorablement attachant. Quand le repas commençait, l’ambiance avait une saveur romantique. Mais quand elle prenait le micro en se déhanchant, la fluidité du swing entraînait toute la salle qui se mettait debout en tapant des mains et qui renversait les tables pour pouvoir mieux danser. Dans ce cabaret atypique, les gens oubliaient l’espace d’une nuit le sérieux de la vie quotidienne et s’enflammaient jusqu’à l’extrême en suivant Nina qui, malgré la fatigue, déchaînait tout un peuple pris par son charisme. Au petit matin, les clients sortaient dans une tenue quasi clownesque et leur visage semblait avoir pris trente ans. Nina, quant à elle, avait droit au confort d’une loge meublée, d’une douche luxueuse, de relaxants et d’un lit parfaitement soigné. En effet, le patron qui la respectait pour sa gentillesse, prenait soin d’elle d’une façon paternelle. En fait, il en était éperdument amoureux. Légère et quelque peu libertine, Nina succombait souvent à ses avances car elle aimait sa nature joviale et sa tendresse enfantine qui lui était propre. Elle était libre, adulée comme une princesse et gagnait sa vie aisément dans un milieu qui l’épanouissait. Mais un jour de printemps, un journaliste curieux, qui avait eu échos de ce cabaret festif, dit au patron qu’il viendrait filmer pour un reportage d’émission une des soirées qu’il organiserait. Quand les caméras se mirent en place, un décor prestigieux illuminait la salle. Les réalisateurs filmèrent et interviewèrent différents clients qui firent l’éloge de cette maison si particulière. Lorsque Nina monta sur scène, embellie par sa robe longue qui épousait parfaitement son corps, le film ne pouvait être coupé. En effet, le spectacle qu’elle avait préparé paraissait électrique. Elle chantait les plus grands tubes de la génération rock’n’roll et les reporters fascinés, se prirent au jeu délaissant ainsi leur devoir et leur contrat. Ils se mirent à danser, à boire et à chatouiller les femmes timides dans un désordre rempli de fièvre et d’euphorie. Elvis Presley, Jerry lee Lewis, Chuck Berry, Johnny Cash, tout y passait…

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Et quand vint la fin de la soirée, tout le matériel télévisuel s’était brisé au rythme diabolique du rock’n’roll. Pendant la journée les cameramen éméchés s’étalèrent et dormirent sur les trottoirs environnants, tels des sans-logis ravagés d’alcool attendant tranquillement l’arrivée du Samu social. Lorsqu’ils se réveillèrent, une foule de passants les regardaient en riant puisqu’ils étaient mignons avec leurs vestes, leurs cravates, leurs cheveux ébouriffés et leurs têtes enfarinées appuyées sur l’épaule du voisin. Certains même, dans leur demi-sommeil, avaient encore le sourire aux lèvres. Toulouse Lautrec aurait été en extase devant un tel tableau ! Deux jours plus tard, après avoir fait mille et une excuses à leur directeur, un des reporters cria dans la salle de réunion : « J’ai le scoop de l’année ! Une nouvelle étoile est née ! Elle est jeune, jolie et elle renverse les foules ! » Le patron de l’émission l’insulta en lui disant que la plaisanterie était de mauvais goût et menaça violemment de licencier toute l’équipe pour faute professionnelle. Mais l’homme continua en s’agenouillant à ses pieds : « Je vous assure patron, c’est du sérieux ! Je mettrais ma vie en jeu si jamais je me trompais ! ». Interloqué par tant d’audace, l’homme d’affaire, le cigare aux lèvres et la cravate dénouée, comprit très vite que l’homme était sincère quand il vit ses yeux hallucinés changer de couleur. Il le fit asseoir et lui dit : « Racontez-moi ». L’homme se calma et, pendant près d’un quart d’heure, décrivit avec panache les excentricités de Nina en finissant par ces mots de louanges : « Elle est extraordinaire ! ». Le patron avala un verre de whisky, se mit à réfléchir et dit : « On va la présenter à Drucker ». Après tout se passa très vite. Lorsque « Vivement Dimanche » commença, Michel Drucker avait annoncé la couleur : « Chers amis, j’ai en fin de soirée une petite surprise pour vous ! ». Curieux, les invités se mirent alors à lui demander impatiemment quelle était sa nouvelle trouvaille. « Vous ne la connaissez pas, personne ici ne peut se prétendre de la connaître », dit-il. En fin d’émission, certains avaient oublié et d’autres le taquinaient en disant : « On les connaît tes surprises Michel, t’es le plus grand joueur du siècle ! ». Mais quand Nina fit son apparition, souriante et magnifiquement habillée, tous les mâles la regardèrent, comme foudroyés par une attraction sexuelle irrésistible. Rares sont les beautés aussi dévastatrices. Elle dégageait une véritable sensualité avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus éclatants de jeunesse, ses tâches de rousseur fourmillant sur ses joues et son corps de déesse ou les rondeurs étaient mises en valeur par son décolletée et sa robe moulante.

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2010 – Benoît Dubuisson – Éditions en ligne – bd20101201cla

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Elle débuta donc par le très célèbre « Stand by me » de Ben E King. La chaleur de sa voix profondément érotique et le déhanchement de sa danse subjuguèrent le public. Nerveuse sur scène mais tendre dans son legato, elle alliait douceur et ferveur avec une profonde originalité. Tout semblait alléchant dans ce show ou l’ivresse musicale éveillait des sensations inconnues. Quand elle mit une guitare autour de sa taille, le public était déjà debout. Le sourire aux lèvres, elle prit le micro et dit : « J’aurais aimé être une gitane. La musique manouche, surtout celle de Django, me fait pleurer » et elle interpréta, en hommage au célèbre guitariste, un de ses slows les plus émouvants. À la fin du morceau, Drucker, ému aux larmes, l’attrapa par la main et lui dit : « Votre talent, votre beauté rayonnent sur notre antenne. Aujourd’hui, Nina, je suis heureux de pleurer sur un plateau ! Quel est donc ce secret qui habite votre cœur ? ». Et elle répondit spontanément : « Ce que je vis sur scène, je le vis dans la vie ».