Le manifeste de mon corps, chronique feministe corporelle

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1 Eva Darlan Juin 2012 www.thinktankdifferent.com Le manifeste de mon corps, chronique féministe corporelle Eva Darlan Depuis le temps que je vis avec, j’ai eu l’occasion de me poser quelques questions sur mon corps, de l’envisager, de l’interroger et de le regarder comme un objet qui m’aurait éc happé. Est-il un, unifié, parlant d’une seule voix, ou composé de plusieurs identités qui s’entremêlent ou se heurtent ? Sans rien me demander, il a eu sa vie propre, dans laquelle, étourdie par la course de ma vie, je ne suis pas intervenue. Il ne m’a jamais trop demandé mon avis. Est-ce que mon corps est moi ? Est-ce que je suis mon corps ? J’ai voulu le regarder, voir ce qu’il était devenu. Etat des lieux. Lieu de tous les états. Je n’ai jamais aimé mon corps. J’ai été élevée dans sa détestation. Le corps est sale, il n’est qu’une enveloppe, seule l’âme est belle. Tout se qui se rapporte au corps est malsain et nauséabond. On ne doit pas s’en occuper, on fait comme s’il n’existait pas. On le lave de façon calibrée, par petits morceaux au lavabo toute la semaine, et au bain le dimanche. Pareil pour les cheveux : une fois par semaine, dans le bain. L’adolescente se baladait avec les cheveux gras dès le mardi et il fallait attendre le dimanche soir pour ne plus avoir honte. Du corps, sale, avec ses odeurs, ses humeurs, et l’inconfort de ses hormones, à la sexualité, il y a beaucoup moins d’un pas. La sexualité était faite pour les animaux. Le sexe était écoeurant, pervers, avilissant, seulement pratiqué par les hommes, des cochons désireux de prendre une femme pour la mépriser ensuite. Et pendant ce temps, tu pouvais penser à autre chose, ça ne durait jamais très longtemps. Pas tout à fait faux, mais pas complètement vrai. Malheureusement, j’ai toujours aimé les hommes et le sexe. Ce qui ne va pas toujours ensemble. J’ai rencontré très peu d’hommes qui ont su partager le plaisir. La plupart, trop souvent concentrés sur eux mêmes, ne savent pas en donner. En gros, j’ai rencontré peu d’hommes qui aiment les femmes. Mes parents m’appelaient « la belle en cuisse ». Allez savoir pourquoi. Ce surnom les amusait beaucoup et ils riaient à chaque fois qu’ils le prononçaient. Et dans ma tête d’enfant, je m’imaginais avec des cuisses partout, à la place des joues, des bras, une cuisse sur le ventre, des fesses en cuisses. Je revois des photos, et je ne comprends pas : j’étais absolument ravissante… Adolescente, mon père regardait mon corps : « …et ben dis donc, quel morceau, t’as vu ses hanches ? Elle est large comme une jument, ça passera comme une lettre à la poste ». Mon père aimait beaucoup sa jument, ça devait donc être un compliment, mais de quoi parlait-il ? Il commentait mon corps, mes seins, mon ventre, mes hanches. C’était un paysan auvergnat. Un tyran domestique qui nous terrorisait et que malgré mes encouragements, ma mère ne quitta jamais. Je sais maintenant qu’elle avait développé avant l’heure le syndrome de Stockholm. Ils m’appelaient aussi « mèmère ». Ou « petite mèmère ». Tous ces surnoms bizarres qui étaient mon quotidien m’ont bien fait comprendre que j’étais grosse avec des cuisses partout, vieille comme une grand-mère et moche comme une jument. Quand il arrivait que quelqu’un dise : « Comme elle est jolie », la réponse de ma mère sortait comme une fusée « ne lui dites

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Le manifeste de mon corps, chronique feministe corporelle par Eva Darlan

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Eva Darlan – Juin 2012 – www.thinktankdifferent.com

Le manifeste de mon corps, chronique féministe corporelle

Eva Darlan

Depuis le temps que je vis avec, j’ai eu l’occasion de me poser quelques questions sur mon corps, de l’envisager, de l’interroger et de le regarder comme un objet qui m’aurait échappé. Est-il un, unifié, parlant d’une seule voix, ou composé de plusieurs identités qui s’entremêlent ou se heurtent ? Sans rien me demander, il a eu sa vie propre, dans laquelle, étourdie par la course de ma vie, je ne suis pas intervenue. Il ne m’a jamais trop demandé mon avis. Est-ce que mon corps est moi ? Est-ce que je suis mon corps ? J’ai voulu le regarder, voir ce qu’il était devenu. Etat des lieux. Lieu de tous les états. Je n’ai jamais aimé mon corps. J’ai été élevée dans sa détestation. Le corps est sale, il n’est qu’une enveloppe, seule l’âme est belle. Tout se qui se rapporte au corps est malsain et nauséabond. On ne doit pas s’en occuper, on fait comme s’il n’existait pas. On le lave de façon calibrée, par petits morceaux au lavabo toute la semaine, et au bain le dimanche. Pareil pour les cheveux : une fois par semaine, dans le bain. L’adolescente se baladait avec les cheveux gras dès le mardi et il fallait attendre le dimanche soir pour ne plus avoir honte. Du corps, sale, avec ses odeurs, ses humeurs, et l’inconfort de ses hormones, à la sexualité, il y a beaucoup moins d’un pas. La sexualité était faite pour les animaux. Le sexe était écoeurant, pervers, avilissant, seulement pratiqué par les hommes, des cochons désireux de prendre une femme pour la mépriser ensuite. Et pendant ce temps, tu pouvais penser à autre chose, ça ne durait jamais très longtemps. Pas tout à fait faux, mais pas complètement vrai. Malheureusement, j’ai toujours aimé les hommes et le sexe. Ce qui ne va pas toujours ensemble. J’ai rencontré très peu d’hommes qui ont su partager le plaisir. La plupart, trop souvent concentrés sur eux mêmes, ne savent pas en donner. En gros, j’ai rencontré peu d’hommes qui aiment les femmes. Mes parents m’appelaient « la belle en cuisse ». Allez savoir pourquoi. Ce surnom les amusait beaucoup et ils riaient à chaque fois qu’ils le prononçaient. Et dans ma tête d’enfant, je m’imaginais avec des cuisses partout, à la place des joues, des bras, une cuisse sur le ventre, des fesses en cuisses. Je revois des photos, et je ne comprends pas : j’étais absolument ravissante… Adolescente, mon père regardait mon corps : « …et ben dis donc, quel morceau, t’as vu ses hanches ? Elle est large comme une jument, ça passera comme une lettre à la poste ». Mon père aimait beaucoup sa jument, ça devait donc être un compliment, mais de quoi parlait-il ? Il commentait mon corps, mes seins, mon ventre, mes hanches. C’était un paysan auvergnat. Un tyran domestique qui nous terrorisait et que malgré mes encouragements, ma mère ne quitta jamais. Je sais maintenant qu’elle avait développé avant l’heure le syndrome de Stockholm. Ils m’appelaient aussi « mèmère ». Ou « petite mèmère ». Tous ces surnoms bizarres qui étaient mon quotidien m’ont bien fait comprendre que j’étais grosse avec des cuisses partout, vieille comme une grand-mère et moche comme une jument. Quand il arrivait que quelqu’un dise : « Comme elle est jolie », la réponse de ma mère sortait comme une fusée « ne lui dites

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surtout pas, elle va le croire » et mon père d’ajouter « je ne sais pas si elle est jolie, mais comme emmerdeuse, elle se pose là ! ». Et tout le monde riait. Moi aussi, blessée. Je n’ai eu que cela de la part de mon père. Et aussi ces attouchements qu’il prétendait être des câlins. « Viens sur mes genoux, viens mettre tes mains là, entre mes cuisses, à la petite chaleur douce ». Je ne voulais pas. Et ma mère qui cousait plus loin, souffrait. « Allez, bon sang, mets tes mains…là, comme ça. Quand j’étais petit, c’est comme ça que je faisais avec ma mère. » Et les rapports incestuels deviennent incestueux. « Hmmm, tu sens le sui generis ! » Il avait les yeux qui brillaient. « Attends que je te sente encore. Tu n’es rien tu n’es qu’un peu de ma bave. Laisse tes mains à la petite chaleur douce. Tu sens bon tu sais. Un peu de ma bave. » J’avais envie de vomir. Mon corps, il a fallu que je me l’approprie. Pendants des dizaines d’années, je me réveillais en chien de fusil, recroquevillée sur moi même avec cette phrase lancinante qui se répétait comme un psaume protecteur : « mon corps est à moi, mon corps est à moi. Mon corps est à moi ». Je ne savais pas pourquoi. Je me trouvais un peu folle. Des dizaines d’années plus tard, en analyse, j’ai su pourquoi. Je n’avais pas de chambre. L’appartement était une enfilade de minuscules pièces qui se commandaient les unes les autres. On entrait par un minuscule vestibule qui ouvrait sur une minuscule cuisine et un espace suffisamment grand pour avoir des toilettes à la turque, qui sont toujours pour moi le summum de l’hygiène. Et puis un jour mon père a fait une dérivation, a jeté un caillebotis, et nous avions une douche. C’était merveilleux. Papa était un héros ! Puis, on entrait dans une minuscule salle à manger où on avait du mal à passer derrière les chaises tant tout cela était serré, mais on avait une table, des chaises et un buffet, ce que tout le monde n’avait pas. La minuscule pièce qui suivait était une sorte de passage-couloir-salle-de-jeux-salon. C’était là qu’était le poêle, une armoire, et moi. Venait ensuite la chambre de mes parents et après, au fond, celle de mes frères. Ce qui était appelé ma chambre était en fait un passage : les portes pour traverser cette pièce n’étaient pas face à face mais d’un coin à l’autre de la pièce, si bien qu’on rentrait à gauche pour ressortir à droite. L’armoire de rangement était à gauche de la porte de droite et mon lit a droite de la porte de gauche. On traversait en biais. La salle des pas perdus. Perdue, je l’étais, sans aucune protection. Mes frères jouaient dans cette pièce où je n’avais pas ma place, envahissaient mon soit disant lit, bref, mon territoire n’existait pas. Moi, la fille à protéger, j’étais dans une chambre ouverte à tous et à tous vents, et cette chambre n’était pas à moi. L’atmosphère incestuelle se durcit. Et je perdis les pédales. Toutes les nuits, je voyais deux personnages effrayants dans mes rideaux et je passais mes nuits au dessus de mon corps, au dessus de mon lit, à regarder ce qui se passait en bas et à essayer vainement de redescendre dans mon corps. Ce que j’arrivais à faire au petit matin. Les bonshommes dans les rideaux disparaissaient et mes frères, sans être très gentils, redevenaient… je ne sais pas très bien quoi, mais sûrement pas des frères tels qu’on les romantise. Je vais peut-être passer sur l’ainé qui me poursuivait, me harcelait, me collait au mur en me murmurant « dis moi que tu m’aimes », du cadet qui, adulte, répétait encore, « je ne comprends pas pourquoi tu n’as jamais voulu coucher avec moi. Il n’est pas trop tard, tu sais. Qu’est ce que t’en dis ? ». Mes frères qui se détestaient mais s’entendaient lorsqu’ils forçaient ma porte ou ma fenêtre en grimpant à l’échelle, qui me regardaient par le vasistas lorsque je prenais mon bain. Mon père qui un jour, j’avais trente ans, me roulait encore par terre, en me murmurant à l’oreille, « t’es une salope, t’es une vraie salope ». Ma mère regardait et riait d’un rire gêné. Je faisais donc comme elle. Elle n’est jamais intervenue. Elle avait été longuement abusée elle même dans son enfance et était incapable de me protéger. Il m’aura fallu une sacrée paire d’ovaires pour me construire à peu près correctement. Nous étions 5 dans 45 m2. Cet appartement, je l’ai haï. Il y régnait une atmosphère de fauves, d’une violence inouïe. Tout le monde détestait tout le monde. Les névroses s’épanouissaient.

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Je devins asthmatique, avec des douleurs de ventre qu’on diagnostiqua comme étant chroniques. Il m’est resté de ce confinement destructeur une certaine claustrophobie, et je suis un peu fragile question atmosphère familiale. J’ai revu cet appartement depuis. Régulièrement, j’y suis retournée. Sur les lieux du crime. Jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Il n’y a pas si longtemps. J’ai expliqué, on m’a gentiment fait entrer. L’antre était devenu une bonbonnière. Des frous-frous partout, des vagues de soie rose, c’était adorable. J’étais émerveillée. J’avais grandi dans le noir, c’était maintenant éclaboussé de gaité. Une famille réunionnaise qui avait un charmant pied à terre à Paris. J’aurais bien voulu qu’il en soit de même pour moi : un peu de taffetas rose, et pfft, il ne resterait plus rien des douleurs passées. A suivre…