Le mandat de l'ONF - Cinéma des différences

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Guenais Baptiste Cinéma des différences Le mandat de l’ONF et son studio d’animation

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En se libérant ainsi du réalisme cinématographique, on peut penser que le film d'animation allait renouer avec la fantasmagorie, se tourner vers l'abstraction des formes. Pourtant libéré d'un rapport étroit au réel, toute une partie de ce cinéma tenta de se repositionner face à la réalité et la prive de vue qui la capte (le cousin légitime de l'animation). C'est à cette partie que nous allons nous intéresser dès à présent, tentant d'écrire l'évolution non seulement de l'animation, mais aussi de « l'idée de l'animation », dans son approche à sa matérialité et sa réalité. Ainsi on peut se demander vers qu'elle tendance se dirige cette « idée d'animation », et quelles sont les impulsions nécessaire à cette évolution. Les films que nous présenterons, réalisés dans le cadre de l'office national du film, ont la particularité d'avoir été nominés ou d'avoir gagné un Oscar, associant à la réflexion à une approche ludique. Il ne s'agit pas d'une coïncidence, nous avons volontairement choisis les films les plus marquant et dans un sens, par leur visibilité ainsi gagnée, les plus représentatifs de la production de l'ONF

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Guenais Baptiste

Cinéma des différencesLe mandat de l’ONF et son studio d’animation

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Aux origines de la création de l'ONF, le studio d'animation était considéré comme

subordonné aux productions des autres studios. Qu'il s'agisse de réaliser des intertitres, des

génériques, ou autres services graphiques, on n'envisageait pas encore la puissance de l'animé (du

moins au sein de l'ONF) dans son sens plein mais seulement dans la façon qu'elle pouvait servir la

prise de vue réelle. Il faudra l'armistice de la seconde guerre mondial, l'arrivée de Norman McLaren

à la tête du département et la révolution technique des années 50 pour permettre à l'animation de se

libérer. S'affranchir de l'hégémonie technique des studios, de son style graphique aussi. Mais plus,

une libération de l'animation du mouvement qui éclate les conventions pour se développer en une

multiplicité de styles et de techniques, tendant vers l'ouverture des registres possibles de

l'expression.

En se libérant ainsi du réalisme cinématographique, on peut penser que le film d'animation

allait renouer avec la fantasmagorie, se tourner vers l'abstraction des formes. Pourtant libéré d'un

rapport étroit au réel, toute une partie de ce cinéma tenta de se repositionner face à la réalité et la

prive de vue qui la capte (le cousin légitime de l'animation). C'est à cette partie que nous allons

nous intéresser dès à présent, tentant d'écrire l'évolution non seulement de l'animation, mais aussi

de « l'idée de l'animation », dans son approche à sa matérialité et sa réalité. Ainsi on peut se

demander vers qu'elle tendance se dirige cette « idée d'animation », et quelles sont les impulsions

nécessaire à cette évolution. Les films que nous présenterons, réalisés dans le cadre de l'office

national du film, ont la particularité d'avoir été nominés ou d'avoir gagné un Oscar, associant à la

réflexion à une approche ludique. Il ne s'agit pas d'une coïncidence, nous avons volontairement

choisis les films les plus marquant et dans un sens, par leur visibilité ainsi gagnée, les plus

représentatifs de la production de l'ONF.

Norman McLaren et John Grierson avaient travaillés ensemble pour le compte de la General

Post Office en Grande Bretagne et cette première collaboration incita Greirson à rappeler McLaren

alors qu'il continuait ses recherches sur le cinéma d'animation à New York.

Norman McLaren semble dépositaire de la vision de Grierson sur l'art, qui associait

l'originalité organisationnelle de l'office à la mise en place d'un potentiel esthétique. Les

préoccupations formelles de McLaren, portées par un souci de moyens, l'expérimentation de

nouvelles techniques et une certaine spontanéité du dessin, montrent l'adéquation entre l'homme et

l'institution « Un petit budget, des moyens techniques limités et un délai urgent agissent comme des

catalyseurs 1» déclarait-t-il dans « The low budget and experimental films ». (Réglant ses besoins

sur les moyens mis à sa disposition il pose ainsi les conditions de la création artistique au sein de

l'ONF et s'assure une totale liberté d'expression. En analysant deux de ses films les plus célèbres,

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« Voisins » et « Il était une chaise » on s'intéressera a la manière dont cette expression est libérée

dans son rapport au réel, et donc à la vérité.

« Voisins » est sans conteste sinon le meilleur film de McLaren, son plus célèbre. Il raconte

l'histoire de deux voisins vivant en bons termes, avant que l'apparition d'une fleur entre les deux

terrains sème la zizanie et provoque l'exacerbation de la violence. Au travers de ce pamphlet anti-

militariste réalisé pendant la guerre de Corée (selon le cinéaste l'idée lui serait venue alors qu'il

rentrait d'un voyage en Chine), le film dénonce le bellicisme engendré par la notion de propriété

privée. Selon rousseau dans les discours sur les fondements de l'inégalité, hors de « l'état de

nature » -état initial- l'homme ne peut satisfaire seul ses besoins. Les inégalités seraient nées d'un

rapport d'exploitation, au moment où de ce qu'un seul pouvait faire, on est passé à des taches

nécessitant le concours de plusieurs. En d'autres termes, c'est dans le rassemblement en société que

naît l'inégalité, elle est inhérente à son système2.

La technique d'animation est loin d'être anodine. La pixilation existait depuis le début du

cinéma et consistait à insuffler un mouvement à des objets à priori inanimés, à partir de prise de

vues réelles tournées photogramme par photogramme. Dans le cas de « voisins » la technique est

appliquée autant aux objets qu'aux corps, ce qui à pour effet de déréaliser l'ensemble. En

dépossédant le corps des acteurs(qui sont en fait des cinéastes d'animation) de leur mouvement

naturel, on éloigne le référent du réel pour lui donner une teinte allégorique, de l'ordre de la fable

où s'exprime une morale « universelle », elle-même basée sur l'idéologie latente de la déclaration

des droits de l'homme et du citoyen. Le son optique qu'on grave sur la pellicule produit des sons

irréalistes concordant avec l'image. McLaren, avec humour par ces violences visuelles comme

sonores, illustre le conflit inhérent au monde (dans le sens de ce qui est relatif à l'homme). Volonté

universaliste explicité dans les génériques des films qui sont écrits dans toutes les langues (ou du

moins dans une pluralité de langues).

« Il était une chaise » est un autre de ses films mettant en scène Claude Jutra aux prises avec

un chaise récalcitrante. L'objet ne veut plus être à la merci de l'homme. Ainsi commence une course

poursuite burlesque, ou l'homme dépassé par la situation (il sort du cadre, trébuche, la chaise

semble devenir plus docile avant de continuer sa course, il la dorlote ou danse avec elle...)dans un

espace indéfinissable, n'aura pas d'autres choix que de se soumettre pour s'assoir (ici encore on

pourrait citer Rousseau). Cette inversion du rapport de domination permet une véritable

démarcation entre l'objet et le corps, et permet à McLaren de parler des rapports inégaux entres les

hommes. Si le film est techniquement plus complexe que « Voisins » - il utilise plusieurs procédés

d'animation qu'il combine même si le principal effet reste la pixilation – cela atteste moins d'une

augmentation des budgets que d'un effort accru sur la recherche et l'expérimentation à l'ONF.

McLaren a beaucoup écrit sur ses expérimentations et les a enseignées et développées au sein de

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l'organisme, mais pas seulement.

La spontanéité et la singularité de Norman McLaren peuvent se lire facilement dans ces

deux œuvres, et dans les autres, par la légèreté du ton employé pour passer un message à caractère

social et politique. Pourtant très proche de la prise de vue réelle dans sa composition, la pixilation

met à distance l'effet de vérité du cinéma pour se concentrer sur un aspect plus « idéaliste » : la

recherche de principes moraux universels essentiels au mieux vivre ensemble. On retrouve là les

prémisses du mandat de l'ONF, où la quête d'innovation techniques et esthétiques est légitimée par

une démarche pédagogique valorisant la mission publique de l'organisme. En prônant l'économie

de moyens et la simplicité, McLaren à ouvert la voie d'une possible réhabilitation de l'art

cinématographique hors du carcan du documentaire Greirsonnien.

Dans les années 50s et 60s, et ce partout dans le monde, de jeunes cinématographies

apparaissent. Le canada et le Québec ne font pas exception avec la mise en place d'une esthétique,

nouvelle (l'opérateur participant au cœur de l'action) lié de très près à l'évolution des techniques : la

caméra devient plus légère et silencieuse, la prise de son permet l'enregistrement synchrone avec

l'image et les « micros-cravates » se perfectionnent. On constate, et l'apport de McLaren est à

prendre en considération, que le débarras d'un appareillage technique trop lourd et contraignant, et

une façon de filmer plus « artisanale », trouvent leur échos chez les cinéastes d'animation à l'ONF.

Cette façon de penser le cinéma, en insistant sur l'exigence d'une « pensée de la technique

au cœur de l'œuvre » et la réalité de l'action d'un corps (celui de l'animateur) transcendé par cet

appareillage technique est au centre de l'œuvre de Pierre Hébert. Cinéaste québécois, depuis

l'époque du direct jusqu'à nos jours, il s'est souvent intéressé de près au rapport entre le cinéma et le

réel en tentant d'incorporer à même ses films une critique de l'image animée. Pour ce faire, il va

développer (entre-autres) les techniques de la rotoscopie, de la gravure sur pellicule et l'animation

en papier découpé. Images animées auxquelles il ajoute souvent des images de documentaires ou

des photographies. Selon les propos de l'auteur (entretiens : source) l'idée d'inclure de la prise de

vue réelle dans ses films lui serait venue très tôt dans sa carrière. On retrouve ici, contrairement à

McLaren, la volonté d'un rapport avoué à la réalité, ainsi que de faire coexister les deux entités du

cinéma d'animation et documentaire. Afin de mieux illustrer notre propos, on tentera ici une analyse

1 - Norman McLaren, «The Low Budget and experimental films », septembre 1955, cité par

Caroline Zéau dans « Norman McLaren, artiste d'Etat, ou les vertues créatrices de l'ascèse »

« nouvelles vues sur .le cinéma québéquois » printemps/été 2007. En ligne.

http://www.cinemaquebecois.net2 - Jean-Jacques Rousseau « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les

hommes », 2007. M. Rey. Université d'Oxford

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de « Souvenirs de guerre », film à la structure fascinante par sa complexité.

« Souvenirs de Guerre » (1982) prend sa source dans la guerre au Liban qui éclate à la

même période, ainsi qu'à l'apparition des talibans en Afghanistan (1979) et d'autres évènements

comme l'invasion du Koweït. Le film prend le point de vue d'un couple d'occidentaux et leur

enfants regardant « la guerre au loin ». Un conflit éclate au moyen Orient, relayé par les médias de

communication. L'expérience médiatique est l'unique source de connaissance des évènements.

« Étrangers Inquiets et immobiles, nous écoutons ou souffle le vent » disent les intertitres. Pourtant

les effets de la guerre se font bientôt sentir dans la progression dramatique. L'exode rural, les prix

des matières premières qui augmentent, le chômage qui frappe l'homme et oblige la femme à

travailler. On voit très peu de choses de la guerre elle-même ou des belligérants. Finalement on

reviendra aux images de départ (la mère berçant l'enfant, le père à l'usine) et alors que tout semble

être redevenu normal « Dans le monde, on se bat, on meurt, la tête effondrée sous les toits ». « Et

nous étrangers, regardons nos enfants poussés dans la tourmente » « emportés tels des feuilles au

vent, tels seront leur souvenirs ». Le film se termine par un plan « réel », dévoilant le sens de ces

dernières phrases : une affiche de promotion de l'armée canadienne, où est inscrit le mots

« Imbattables » en caractères gras (on reviendra sur les images documentaires dans le paragraphe

suivant).

La technique de la gravure sur pellicule est employée pour toute cette partie du film. En

utilisant un système de cache et de contre-cache il parvient à vider certaines parties de l'image pour

y appliquer la couleur. Le trait est vibrant et changeant, il dessine les formes mais ne les fixe pas,

et finalement à travers les métaphores visuelles et sonores (la pomme devient monde, puis une

bombe par exemple) on comprend que l'on est dans un monde de souvenirs et d'impressions. Pour

appuyer notre propos on peut se référer à la philosophie empiriste et plus particulièrement à Hume

pour décrire comment les fondements de la connaissance se font dans l'expérience que l'on fait du

réel et les impressions qu'il nous communique. Il faut abandonner le rationalisme et l'idée que la

connaissance peut être déduite de principes ontologiques. Ce que nous pouvons connaître se fait

toujours dans les limites fixées par la perception. Les idées ne sont que des copies « effacées » de

ces impressions, ou de la suite de ces impressions (les idées d'espace et de temps sont les seules

idées « objectives »). Ces impressions sont elles-mêmes divisées en idées simples, c'est à dire la

copie exacte d'une impression, et complexes, à savoir l'association de plusieurs impressions par

l'imagination.3 Si le monde du film est un monde intérieur de sensation, le point d'appui dans la

réalité est mis en exergue par certains fragments tirés de prises de vues réelles documentaires. Il

s'agit d'images de guerres, que l'on voit une première fois encadrées par une télévision dessinée, et

3 - David Hume « L'entendement » dans « Traité de la nature humaine » Livre 1. 1995, Flamarion, Paris.

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ensuite en l'absence de tout cadre. Ces images « choquantes » ont un effet de distanciation (comme

dans le cinéma moderne) qui permet au spectateur de revenir à sa réalité propre.

En fait il y a dans le film trois niveau de réalité, : la réalité politique du spectateur, ainsi que

la réalité technique de l'auteur et la réalité visuelle du film, que nous avons tentées de décrire

précédemment. Ces trois réalités ne sont pas cloisonnées, elles débordent sans cesse l'une dans

l'autre et finissent par se fondre en une seule et même réalité qui prend une certaine valeur de

vérité, ne pouvant pas prétendre à une nature ontologique mais bien épistémologique (on ne peut de

toutes façon pas se débarrasser de la subjectivité ). Ces séquences sont entrecoupées de segments

réalisés en papier découpé (animation image par image de modèles), ayant une fonction plus

allégorique. Le papier découpé apporte un style très lissé (à la mode des enluminures au moyen-

âge) et utilise une imagerie plutôt surréaliste. Un bateau vole grâce à un ballon au milieu de

planètes enguirlandées. Ces segments plus immobiles racontent l'histoire d'un bateau dont

l'équipage n'a plus rien à manger par l'intermédiaire d'un chant traditionnel(«  Ah vivrons-nous

toujours en tristesse / Aurons-nous jamais, la liberté »). Ils tirent à la courte paille celui qui doit

être mangé, le capitaine est désigné, mais il envoie son page « se faire manger pour lui ». Avant de

mourir le page monte à la hune et aperçoit une terre à l'horizon.

Le lien entre la gravure sur pellicule et le papier découpé se fait par débordements. D'abord

du son sur l'image (le père au chômage chante la même chanson comme berceuse à sa fille, la

musique accompagne les images de guerre) puis par les éléments iconiques. Le page monté à la

hune est percuté par un des avions de chasse et meurt dans une explosion. En utilisant la structure

épique Brechtienne qui s'élève dialectiquement du particulier vers le général, on touche à

l'universalité tout en gardant à l'esprit le singulier. La « réalité » et l'allégorie s'entrechoquent, le

débordement s'étend à l'ensemble du film et la fin du page corrobore la dernière image de l'affiche

canadienne. De tous temps, dans toutes les sociétés, les rapports de domination ont amenés les

faibles à êtres sacrifiés à la place des forts. Si Hébert se dit influencé par des cinéastes comme

Gilles Groulx, il n'est pas étonnant de retrouver des éléments spécifiques à la modernité

cinématographique qui procèdent de la distanciation en proposant une réflexion sur le statut de

l'image.

Cette idée est plus apparente dans « Chants et danses du monde inanimé - Le Métro » 1985,

qui joue sur le rapport entre la photographie (la prise de vue réelle) et l'animation par la rotoscopie

de plans travellings des couloirs du métro vidés de la présence des corps. La rostoscopie consiste à

« calquer » des images de prises de vues réelles pour leur appliquer un traitement visuel original.

Au delà de l'anonymat et de l'indifférence régnant dans le métro, le rapport au mouvement réel est

mis en scène et dramatisé dans l'espace. Si dans la pratique, la prise de vue réelle (et documentaire)

est immergée socialement par des rapports d'altérité entre le filmant et les filmés, elle risque

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pourtant de se limiter à la simple « représentation ». L'animation quant à elle consiste en un « face à

face entre l'homme et la machine » qui aurait pour danger de sombrer dans l'imaginaire, la

fantasmagorie. L'opposition entre les prises de vues réelles inanimées et le mouvement insufflé par

le biais de l'animation, affirme l'existence d'un « chemin qui va directement de la main de

l'animateur au cerveau du spectateur 4» (comme le dit Hébert citant André Martin au sujet de

McLaren). On rejoint ici clairement l'idée de transparence à l'égard du réel mais surtout à l'égard de

l'appareillage technique et le pouvoir d'expression du créateur caractérisé par le fait que chaque

image est fabriquée l'une après l'autre, séparément, mais toujours dans l'optique d'un « tout ».

Comme le dit Pierre Hébert lui-même : « L'« idée de l'animation » crée un moment de transparence

entre l'instance représentationelle de la texture d'espace et de temps et sa profondeur technique

jusqu'au fondement image par image [...]. L' « idée de l'animation » repose sur la puissance de

création image par image [...] mais ne s'y limite pas. (...) Elle n'est pas la magie de l'animation,

elle dénonce la magie, elle dissout la fantasmagorie. Elle s'exprime toujours par le concret d'un

matériau spécifique mais elle n'est pas cette matérialité, elle est immatérielle, c'est pour cela qu'on

peut l'appeler une idée. 5». Cette idée c'est ce qui donne au film une partie de son caractère

visionnaire, le reste étant dû au cours de l'histoire.

Avant de mettre un terme à notre argumentation, on voudrait apporter un dernier élément

d'analyse. Il s'agit de la vision d'un cinéaste d'animation, Chris Landreth. S'avouant d'influence

« psychoréaliste » qui consiste à « désigner la complexité glorieuse de la psyché humaine à l'aide du

médium visuel de l'art et de l'animation ». Il s'agit dans ce cas précis de combiner l'animation CGI

(computer-generated imagery) en relation avec approche documentaire qui s'appuie sur les acquis

du passé et se dote d'une conscience historique. Comme le remarquait Pierre Hébert, le cinéma

d'animation numérique, s'il permet un retour (contrairement à la vidéo) de la pratique « image par

image » (bien qu'il procède d'un flot continu d'information, la technique permet de séparer chaque

image et de les travailler séparément), il doit de se positionner face à la prise de vue réelle s'il veut

pouvoir jouir d'une certaine légitimité afin de se confronter à la réalité du monde.

« Ryan » (2005) court portait documentaire sur la vie d'un cinéaste d'animation de l'ONF

Ryan Larkin. Ayant atteint la célébrité dans les années 60s et 70s, il est tombé dans l'oubli et la

déchéance depuis. Ce film présente un traitement graphique fort intéressant. A partir de croquis

réalisés par Chris Landreth pendant les interviews, de contrôleurs externes et de la modélisation 3D

pour les visages, ( le film n'utilise pas la « motion-capture »), on crée un mouvement animé

4 - Pierre Hébert «   l'idée de l'animation et l'expression instrumentale   ». Fevrier-Mars 2009. En ligne. http://www.pierrehebert.com/index.php/2009/03/13

5 - Idem

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beaucoup moins fluide que ce qu'en aurait permis un traitement réaliste. Pourtant, le réalisateur est

impliqué à deux niveaux dans le film. D'abord au niveau de l'animation, dans son traitement de

l'image. L'idée est d'extérioriser les blessures du psychisme et de montrer leurs impacts sur le

corps ; il reflète les émotions (Ryan se met en colère et des pointes se hérissent dans son corps). On

est donc dans une idée d'interconnexion, entre l'esprit et le corps, très intriquée, au point qu'on ne

finit par plus les distinguer. Ce traitement est appliqué à tous les personnages du film dans une mise

en abime virtuelle. On superpose un monde psychologique au monde photoréaliste animé,

déformant ainsi la réalité (on ne peut voir des images photoréalistes dans le prologue). On pourrait

penser ici que meurt l'idée de transparence, chère à Hébert, liée au caractère du matériel qui se

révèle dans l'action créatrice de l'animateur, mettant en relation le poids du corps de la prise de vue

et l'imaginaire du dessin. Pourtant, on remarque qu'on en est pas si loin, car le film donne à voir et à

réfléchir l'histoire de l'évolution technique et la matérialité du film dans son approche « image par

image ». On nous explique comment Ryan créait ses films bien sûr (la profusion artistique dans le

dessin de milliers d'images mises bout à bout), mais on utilise le compositing pour marier à

l'animation par ordinateur d'autres techniques (quand Ryan parle de sa nomination aux Oscars en

1969 on utilise le papier découpé, ou plus tard la chronophotographie si chère à McLaren ). On

peut également rappeler une séquence où Ryan apparaît dans son propre film en tant qu'avatar 3D

« rajeuni ». On nous montre côtes à côtes l'animation 3D imitant les mouvements des figures

dessinées du film original. On rappelle ainsi que si le numérique à changé la donne, l'éventail des

techniques et les progrès de l'innovation se sont fait happer par cette force de l'âge nouveau, qui

permet de canaliser leur potentiel créatif et de s'approcher toujours plus près de la réalité. L'ajout de

la troisième dimension à l'avantage de restituer au corps une certaine présence dont manquait

l'animation en 2D (papier découpé, gravure sur pellicule) alors que le traitement graphique apporte

une densité au réel au lieu de le distancier.

De plus, le cinéaste est impliqué à la base du processus de l'animation, dès « la prise de vue

réelle », non pas directement par l'image, mais par l'action conjointe de l'image et du son. C'est lui

même qui mène, ou plutôt son avatar numérique, qui recontextualise, les entretiens avec les

différents participants, marquant de sa présence et de sa personnalité leur déroulement. Il recours à

une démarche documentaire et personnelle en s'appliquant à lui-même le traitement psychoréaliste,

et affirme ainsi de manière franche de ses motivations profondes. Il veut sauver Ryan qui lui

rappelle sa mère alcoolique, ou plutôt se sauver lui-même par l'intermédiaire de Ryan (comme le

montre l'auréole qui apparaît au dessus de sa tête à ce moment là). Mais la réalité le rattrape! Ryan

vit dans la rue depuis plus de 30 ans, et il ne pourra pas être sauvé. Le cinéaste se retrouve face à lui

même et son expérience du réel ; dans le prologue il se parlait à lui même dans le miroir. Comme

chez Merleau-Ponty chacun se définit lui-même dans l'altérité comme dans une sorte de jeu de

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miroir « confiant s'il est confiant, méfiant s'il est méfiant » . Ce rapport direct et fondamental à

l'altérité, relève d'une démarche documentaire résolument moderne. Après tout, ce film c'est le récit

d'une déchéance humaine et les stigmates de la vie, racontés par Landreth sur le mode

documentarisant. Selon R.Odin le spectateur peut effectuer deux types de lecture : le mode

fictionalisant qui offre « une médiation au réel»; le mode documentarisant qui entraine une

médiation directe en « m'interpellant directement en tant que personne réelle6 » (les deux lectures

sont possibles dans un même film). Ainsi un nouveau rapport au réel se crée. Si les films précédant

procédaient soit dans la déréalisation ou la distanciation de la prise de vue, le rapport s'effectuait

« extérieurement » entre deux entités distinctes, la prise de vue et l'animation. On racontait une

histoire de manière allégorique, tout en lui conférant un ancrage plus ou moins assumé dans le réel.

Dans Ryan, le spectateur est impliqué « directement » dans le réel, non plus par une entreprise

externe mais interne, le réel servant non plus seulement de base, mais aussi de structure et de

contenu. Lev Manovitch avait énoncé cette fusion numérique des techniques, effaçant la ligne de

partage entre la captation du réel et l'animation. Selon lui la prise de vue réelle ne serait plus qu'un

cas particulier de l'animation, (et l'augmentation toujours croissante des hybridités techniques, dans

le cinéma traditionnel ou dans le cinéma d'animation, ne peut qu'abonder en ce sens).

C'est là tout le mérite de ce film selon nous : tout en procédant d'une conscience historique

du processus technique dans lequel il est ancré et en respectant certains impératifs de cette

conception (les artistiques doivent faire évoluer leur art, par une économie de moyen et dans

l'expérimentation constante), il adopte un point de vue critique à leur égard. L'animation se doit

d'aller plus loin dans son exploration du monde, de l'image, et de l'image du monde, que la simple

distanciation. Avec le numérique et l'esthétique des couches, on adopte un point de vue similaire sur

la réalité : elle est multiple et prend place sur plusieurs niveaux, plusieurs dimensions. Le cinéaste

n'est plus seulement celui qui impulse la transformation du monde par l'animation, il s'implique

également dans le réel, physiquement on entend, par le biais de sa voix, sa présence au monde, il

l'élabore, construit et transforme ce réel par le biais de l'animation tout en gardant ce référent à

portée de crayon, ou plutôt de clavier. .

. . .

Notre analyse de ces films dans cette perspective historique peut se résumer ainsi. On aura

constaté, depuis McLaren jusqu'à Landreth, l'évolution du cinéma d'animation au sein de l'ONF.

Organisme D'État, elle à l'avantage de permettre l'émergence de démarches originales et réflexives

en prônant la créativité par l'économie de moyen. On aura ici constaté le décloisonnement entre

d'une part le cinéma d'animation et de l'autre la prise de vue réelle qui tendent de plus à se

décloisonner, au point où ces entités sont de moins en moins facilement distinguables. Si McLaren

6 - Roger Odin, « De la fiction ». De Boeck Université, 2000

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avait insufflé les principes presque politiques du cinéma d'animation, il tenait la réalité éloignée par

le mouvement déréalisé et l'absence d'éléments spatiaux -temporels de nature indiciels. Pierre

Hébert, quant à lui, eu le mérite d'introduire, et de pousser tout au long de son œuvre, une

élaboration du film d'animation à partir de la réalité subjective, ce dernier devait se doter d'une

réflexion sur sa matérialité. Landreth fera exploser les catégories en fusionnant la démarche du

documentariste, le rapport à l'altérité retrouvé, avec la pratique de l'animation, mais plus, en lui

adjoignant une conscience historique de son évolution techniques. En effet ils serait erroné de

penser cette évolution des rapport entre le réel et l'aminé hors d'une perspective historique de

l'évolution technique. Ce sont les révolutions technologiques et l'expérimentation qui ont permis

l'émergence de nouvelles façons de faire du cinéma et non pas l'inverse. En cela l'animation ne fait

pas exception au reste du cinéma. Reste que la présence de l'auteur et d'un flux créateur entre ce

dernier et son œuvre ne se dément pas, elle est sans cesse réaffirmée et approfondie. Le cinéma

d'animation ayant retrouvé son rapport originel au réel, à inversé les rôles. Dorénavant, c'est le réel

qui lui est soumis. Si se retourner vers le passé est essentiel pour comprendre son entourage (à un

niveau épistémologique) le progrès ne nous amène pas la promesse d'un futur meilleur mais nous

éloigne bien du paradis perdu. Au niveau ontologique il s'agit de réfuter la croyance en l'avancée

automatique et homogène du temps. Cela éclaire d'un sens nouveau une citation de Pierre Hébert :

« La transparence du cinéma à l'endroit du réel, tout comme la transparence du cinéma à l'endroit

de sa propre infrastructure technique n'est jamais donnée, elle est toujours gagnée et construite par

une action délibérée dans le cours infiniment ouvert de l'histoire. Une action hors contrôle, sans

fin, qui ne peut se soutenir que [...] d'un messianisme, comme l'avait dit Walter Benjamin 7». Cela a

pour effet de mettre les propos tenu jusqu'ici en relief, en montrant les limites de la méthode. S'il

faut faire un choix parmi les mondes possibles de l'animation, il ne faut pas oublier que la réaction

artistique suit rarement de près les lignes historiques définies au profit d'une exploration au présent

7 - Pierre Hébert « l'idée de l'animation et l'expression instrumentale ». Fevrier-Mars 2009. En ligne. http://www.pierrehebert.com/index.php/2009/03/13

- Pierre Hébert, « Les 3 âges de la rotoscopie » dans « Quand le cinéma d'animation

rencontre le vivant » dossier réuni par Marcel Jean.2006. Les 400 coup cinéma. Montréal

Filmographie

« Voisins », Norman McLaren, 1961

« Il était une chaise », Norman McLaren, 1957

« Souvenirs de Guerre », Pierre Hébert, 1982

« Chants et danses du monde inanimé - Le Métro », Pierre Hébert,

« Ryan », Chris Landreth, 2004

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sans cesse renouvelée, et il serait réducteur de vouloir penser notre argumentation de manière non-

exhaustive.