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  • LE MANCHOT

  • Tous droits de reproduction de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays

    (C) by Editions Galle 1964

  • ROBERT LUGNE

    LE MANCHOT

    Editions GALIC

    PARIS-8e

  • déjà paru

    du même auteur GALIC

    Les Chevauchées sauvages Tome I Attila Tome II Le Faucon rouge (Gengis Khan)

    (couronné par l'Académie Française)

    à paraître :

    Tome III Flamme noire sur l'Orient (Tamerlan) La Louve du Chandesse

  • NOTE DE L'AUTEUR

    Pour comprendre certains aspects de la Révolution française, ses rigueurs, ses relâchements, enfin son abandon à la dictature militaire de l'Empire, il faut remonter à ses sources et la vivre en province où naquit l'impulsion.

    Tous les ouvrages traitent de la Révolution à Paris et mettent en scène les personnages historiques alors que la capitale et ses assemblées ne furent bien souvent que des caisses de résonnance où s'amplifièrent les échos venus de la province, surtout de ses villotes où les passions jusque là contenues s'exaspérèrent à l'échelle des haines de famille, des rivalités d'intérêts, des envies et des jalousies de tous ordres, rancœurs cuites et recuites par les ans qui firent plus que les grands principes pour jeter les français les uns contre les autres...

    Ce livre présente dans ses pages le film de la tourmente dans une cité de cinq mille âmes du centre de la France, abritant tous les éléments de l'éventail social, gens de condi- tions très diverses qui se cotoyaient sans pour cela se mélanger.

    Il arrive que la grande histoire examinée à la loupe prenne un autre visage... Cependant, il ne s'agit pas ici, d'une affabulation, mais d 'une histoire vécue, tirée de docu- ments officiels, en particulier les archives municipales de Saint-Germain-Laval (Loire) et reproduites en italiques dans le texte.

  • CHAPITRE I

    A l'hôtel de Salvignes le parfum d'ambre des bougies bleues s'insinuait partout.

    Ecussonnés aux trois maches en triangle l'argenterie et les cristaux accrochaient la lumière.

    Le couvert d'apparat étant mis le luxe s'étalait... Tapotant de son éventail son menton rond rosissant

    sous les coups, Françoise de Salvignee examinait « sa table » !

    Elle fit déplacer trois couverts, arrangea quelques fleurs et, satisfaite, ordonna d'annoncer.

    Réunis dans le grand salon les invités en étaient aux congratulations beurrées quand Ducros, le maître d'hôtel, proclama solennel :

    — Le dîner des dix-huit ans de Mademoiselle de Salvi- gnes est servi !

    Présentons les convives, héros de cette histoire. Commençons par le maître des lieux, le comte Jean de

    Salvignes, descendant d'une ancienne famille dont le pre- mier du nom fut Thomas Perraud, bas officier des halle- bardiers de Saintonge. Distingué par le Roy Charles VII à la bataille de Saint-Aubin du Corbier, où les troupes royales combattaient les seigneurs révoltés, cet ancêtre fut nommé officier et fait baron sur le lieu du combat. Il prit alors le

  • nom de Du Corbier en souvenir de la bénéfique bataille... et plus tard celui de Salvignes plus approprié à son titre... Ce premier Salvignes arrondit sa fortune en dressant des chevaux pour les chasses royales...

    Des héritages, consécutifs à des alliances en Forez, fixèrent les Salvignes à Saint-Germain-Laval. Depuis deux siècles, dans la rue Grande, un superbe hôtel de vingt pièces servait de cadre à des réceptions magnifiques.

    En plaine, quinze métairies de bonnes terres, en éten- due le triple de forêts, cinq immeubles à Lyon, assuraient le financement de ce train coûteux mais néanmoins inférieur aux ressources.

    Intelligent, aimable à ses moments, monsieur de Salvi- gnes s'il eût été moins boursouflé de préjugés, moins féru de son titre, aurait été de relations fort agréables. Mais son despotisme de classe, son intransigeance politique farouche coupaient court à toute discussion intéressant les privilèges et l'évolution du régime. Pour lui Necker était un homme de courte bourgeoisie porté, par sa naissance et ses goûts plébéiens, à satisfaire le peuple au détriment des nobles. Quant à Turgot, le ministre défunt, il le traitait d'aristocrate encanaillé par sa physiocratie marchande et ses vues sans grandeur d'Intendant de province fourvoyé à Versailles. Sur le même ton aigre il déplorait, seulement devant ses intimes, la bonhomie dolente de Louis XVI et regrettait amèrement que la Reine n'eût apporté à Ver- sailles les mœurs autocratiques en usage à la Cour de Vienne.

    Sur ces sujets ses colères étaient devenues légendaires et la chasse parvenait seule, les lendemains de discussions, à calmer ses nerfs exaspérés.

    En dehors de la chasse et des réceptions qu'il aimait il avait, à Lyon, un autre exutoire, le mot est bien barbare pour désigner Clarence, une jolie danseuse du grand théâ- tre, ballerine aimable et discrète qui réservait une part de sa vie au bénéfice de son cher comte, lequel lui assurait en échange le couvert et le gîte dans un appartement coquet de la place royale. Les immeubles lyonnais de monsieur de Salvignes lui servaient d'alibi pour ses séjours dans cette

  • ville, alibi nécessaire car veuf depuis dix ans, il n'aurait pas commis à Saint-Germain la plus mince incartade tant il tenait à présenter sans tache son blason et son titre !

    Sa ferveur royaliste exaltée, son intransigeance glacée impressionnaient ses adversaires réformateurs, les futurs jacobins, qui redoutaient ses réparties violentes, ses poin- tes accérées frappant toujours au bon endroit. En effet, quiconque avait l'audace, devant lui, de mettre en cause les privilèges acquis était fustigé par sa verve mordante.

    Son mépris pour les républicains n'avait d'égal que son désespoir de vivre sous un Roi sans vigueur dont la place, assurait-il à ses intimes, « serait derrière un bonhomme comptoir pour débiter mélasse et candi plutôt que sur le trône ».

    Tous les jours il enrageait de voir la monarchie lâcher du lest pour apaiser les braillards de Paris, d'autant plus que son garde Mathias entretenait sa hargne par des ragots imaginés.

    Cette excitation permanente l'éloignait chaque jour un peu plus du commun qui ne voyait dans son attitude que morgue et mépris.

    Ce portrait sommaire du maître de maison explique le rôle violemment contre-révolutionnaire de ce royaliste fer- vent, au verbe percutant, d'incontestable allure mais ina- dapté à l'évolution sociale et politique marquant déjà l'époque où prend place ce 8 mai 1788, date anniver- saire des dix-huit ans de sa fille.

    Le premier convive répondant à l'appel du maître d'hôtel fut le vicomte Philippe de Vignoles ; empressé à féliciter l'héroïne, sa voix chaude débita les compliments d'usage pendant que son œil admirait, en fin connaisseur, l'épanouissement délicat d'un corps et d'un visage affinés par des soins incessants.

    Philippe de Vignoles, avocat sans scrupules, faisait malgré son très vieux nom métier de plumer ses semblables.

  • Ses honoraires exorbitants puisaient sans discrétion dans les gousset ouverts par son grand nom et sa faconde avec la même désinvolture qu'il eut donné l'aumône. A tout propos il rappelait que les Vignoles avaient dans leur lignée deux maréchaux de France, trois gouverneurs, une favorite et, enfin, deux cadets qui finirent évêques sans diocèse mais avec bénéfices. D'âme noire mais d'apparence aimable, le vicomte portait beau et sa trentaine avait une distinction rigide qui en imposait aux bourgeois. Servi par un vieux domestique il vivait dans son hôtel de la place du marché le temps très court de faire ses notes, de jeter un rapide coup d'œil aux dossiers, se fiant pour l'issue de ses plai- doiries, au prestige de son nom, à sa dialectique subtile impressionnant toujours les juges, bourgeois flattés par ses manières polies donnant à chacun l'impression d'être par lui considéré, alors qu'il n'estimait personne hormis Jean de Salvignes.

    Grand, mince, un beau visage avec des yeux vifs dés- habillant les femmes quand elles étaient jolies, soupesant les goussets des maris opulents, il chassait sans arrêt son pain et son plaisir. Quand le choix d'une proie éclairait son regard, sa main fine et soignée chiquenaudait son jabot de dentelle et son pas sautillait...

    Joueur invétéré on l'accusait, sous le manteau, de favo- riser la fortune ; mais ses détracteurs prenaient grand soin d'affirmer sans témoin car ils auraient payé très cher une accusation difficile à prouver.

    Ses débauches lui attiraient quelques inimitiés dont il se souciait peu et qui s'éteignaient vite, ses aventures n'ayant jamais de suite car il aimait le changement. Son choix étant flatteur les rares germanoises jolies à qui il n'avait point conté fleurette lançaient, sur son passage, des œillades incendiaires.

    Son allure dégagée n'indiquait pas qu'il mangeait comme quatre et buvait sec les vins de qualité. Chez ses hôtes il goinfrait, mais avec distinction, complimentant, flattant, disert, sans lâcher le temps et la mesure réservés aux nourritures terrestres. En somme il jouissait de tout, abusait même des bonnes choses de la vie, sans jamais cependant se départir d'une raideur guindée jetant sur ses

  • turpitudes de salon ou d'arrière-boutique, de bosquets ou même de haies, le voile d'un certain bon ton qui ne trom- pait personne mais en imposait tout de même !

    Son empressement tournant à l'équivoque, sa politesse ancien régime affectée, irritante, gênaient parfois ses inter- locutrices. Cependant, dans tous les milieux, la plupart appréciaient le distingué vicomte prodigue de compliments si bien tournés, que nobles et bourgeoises, marchandes ou soubrettes, réservaient sourires et gentillesses à l'aimable gaillard ne prenant pas, dans l'an, trente repas chez lui...

    Son hôtel, barricadé par l'absence de ressources plus que par la distance, recevait pour la Saint-Philippe un vieux duc et sa femme vaguement alliés aux Vignoles, invi- tés flatteurs, épingles au fronton, et qui voulaient bien pendant leur court séjour recevoir pour le thé l'hommage de la noblesse régionale. Instrument de cette mise en scène le couple ducal laissait donc, à son départ, sur l'hôtel décrépit un peu du brillant de son titre, lustre dont Vigno- les expert dans l'art de présenter les choses tirait un profit manifique. Menteur à pleine gorge il attribuait à son due chenu des relations royales qu'il n'avait plus depuis long- temps.

    Tel était Philippe de Vignoles, muscadin avant l'heure, mais muscadin réfléchi et viril mâtiné de fripon.

    Disert, complimentant, le vicomte fut interrompu par le marquis d'Ecreuse qui prit sa place et les mains de Fran- çoise. La marquise suivait...

    Monsieur d'Ecreuse portait mal son âge ; malingre et desséché il trottinait, les jambes arquées par l'abus du che- val. Forcené royaliste, mais royaliste à la mode du règne précédent. Pétulant, glapissant, la tête bourrée de vent qu'il agitait dans tous les sens il exposait d'une voix de fausset de désuètes théories commençant toujours par « au temps du bien-aimé », alors la marquise, puissante femme autori- taire, lui coupait la parole :

  • — D'Ecreuse, mon ami, vous lâchez l'étrier ; Louis XV est mort depuis longtemps et si Dieu a son âme il nous reste Louis XVI... dont nous déplorons la mollesse et le goût de choisir pour conseillers des gens à peu près tous issus de familles crottées...

    Assagi pour un temps le marquis se taisait, choquait sa tabatière et somnolait dans son fauteuil.

    La marquise, on l'a vu, portait à bras tendus son titre nobiliaire bien qu'elle fut née, tout bonnement, Ducreux- Minton, patronyme d'une riche famille de tanneurs lyon- nais, qui avaient su au bon moment quitter ce monde en lui laissant une fortune énorme venue fort à propos renflouer les finances du marquisat épuisées par la gestion de trois marquis se succédant sans changer de manière de vivre,

    Cela prit fin, bien entendu, quand mademoiselle Du- creux-Minton devint dame d'Ecreuse et prit en main la direction de l'hôtel germanois, résidence fort lézardée mal- gré ses hypothèques dont le montant ne fut pas converti en pierres et mortier mais en lingeries vaporeuses.

    En un tour de main l'imposante lyonnaise expulsa les friponnes soubrettes ébahies qui furent sur le champ rem- placées par trois bressanes moustachues et carrées dont l'apparence suffit à bloquer net les ardeurs du pétulant marquis.

    Maintenant, disaient les boutiquières bavardes, finis chez les d'Ecreuse les petits cris percutants et pointus ani- mant les couloirs et finissant en gloussements de gorge et en sollicitations de cadeaux, fini de gaspiller en fanfreluches le montant des fermages.

    Si le nez du marquis s'allongea, si sa mine apparut déconfite, la terre d'Ecreuse supporta des fermes convena- blement ravalées et dans les forêts chênes, pins et noyers atteignirent l'âge adulte !

    Ainsi tout était bien et quand ses célèbres fringales taquinaient le marquis la puissante dame d'Ecreuse se char- geait de l'affaire.

  • Le marquis entraîné pa r sa femme, laissa la place à un groupe de trois personnes s 'avançant vers Françoise.

    Ce groupe composée de Bernard de Médières, du b a r o n de la Guil lermie et d u curé Guil lon était , pa r sa bonhomie détendue, bien différent des autres.

    Berna rd de Médières, beau-frère de monsieur de Salvi- gnes, avait tout jus te quaran te ans. Célibataire, il hab i ta i t l 'hôtel met tan t dans la caisse commune ses revenus non

    négligeables. Facile à vivre, sa bonté nature l le s 'accompa- gnait d 'une pointe de malice, d ' u n espri t de taquiner ie excitant , sans en avoir l 'a i r , les pet i tes rivalités, les ja lou- sies qu ' i l calmait ensuite pa r d 'adroi t s compliments .

    Sa nièce Françoise, t rop orgueilleuse à son gré, faisait souvent les frais de ce peti t travers.

    P o u r le baron Bernard les prérogatives du t i t re pas- saient au second plan. Il approuva i t même la pol i t ique de Necker combat tue par la p lupa r t des nobles. Avec un sens inné de la justice il déplorai t les largesses du Roi pour la Reine et p ré tenda i t que la noblesse, approuvan t le faste de la Cour, devait par t ic iper a u règlement des l ibérali tés coû- teuses de Marie-Antoinette, comblant sans aucune mesure ses amies Polignac, Lambal le et autres, courtisanes écla- tantes mordan t à belles dents dans le budge t de la Nation.

    — Que les thur i férai res de notre Reine concrétisent leur admira t ion en desserrant leur bourse j e n ' y vois poin t d ' inconvénients , disait-il, mais faire payer pa r le peup le les folies qu ' i l réprouve il s 'agi t là d ' u n e injust ice ! Fa i re fi de cet te vérité ne me dit r ien qui vaille !

    Un jour qu ' i l exposait ses vues son beau-frère lui répondi t , pincé :

    — Bernard , sous mon toi t j ' app réc i e la galanter ie . Une souveraine élégante et belle comme la nôtre est une joie pour tous.. . Vous raisonnez en malot ru . . . Rogner quel- ques écus sur un budget de jolie femme, de surcroît notre Reine, est s implement mesquiner ie de bourgeois l ia rdant sol par sol sur le budget de son épouse ; en outre, le lustre de la Cour rejai l l i t sur la France.

    — Mon cher, r épondi t Bernard , le peup le n ' a d m i r e pas ce qui lui coûte cher ! Je persiste à penser que les cro- quants de nos montagnes, les bout iquiers de Saint-Germain,

  • n ' app réc i en t pas l ' enchan tement des lumières de Versailles mais , pa r contre, reçoivent marr is les collecteurs du Roy q u i morden t sur leur nécessaire.

    Chaque fois, sur ce thème, les discussions devenaient vives et Berna rd de Médières n 'avai t de son côté que mon- s ieur de la Guil lermie, voltair ien l ibéral , e t le curé Guillon, ph i losophe désabusé, dép loran t comme lui les br imades fis- cales.

    Souvent, a u cours de controverses, s ' en tendai t r ap ide et po in tu le d iapason aigre de mademoisel le Héloise, sœur a înée de Bernard . L 'oppos i t ion de la vieille fille aux théories libérales étai t chaque fois renforcée pa r les gla- pissements du pé tu lant marquis d 'Ecreuse , envenimant la discussion.. . Mais le ton définitif du maî t re de maison fer-

    mai t pou r tous la controverse avant l 'éclat i r réparable . Alors, pou r les trois l ibéraux les échanges de vue se pour- suivaient la p l u p a r t du temps à voix basse dans un coin d u salon, au tour d ' u n e table de t r ic trac, j u s q u ' a u moment où Françoise, qui adora i t son oncle mais désapprouvai t ses ten- dances, appor ta i t aux compères un chandel ier pou r la commodi té du jeu.

    — Messieurs, leur dit-elle un jour de discussion serrée, voilà de la lumière pour éclairer vos consciences obscurcies et pou r chacun j ' a j o u t e une dragée pour adoucir vos gorges i r r i tées p a r de si vilaines paroles. Je vous en prie, modérez vos ardeurs , elles n ' on t poin t place dans u n salon de bonne compagnie .

    En sour iant les trois amis acceptèrent les dragées et bientôt les arcanes du j e u absorbèrent leurs pensées pen- dant que leurs contradicteurs dissertaient encore sur la défor- mat ion des âmes obnubilées pa r les théories des encyclopé- distes.

    Escorté pa r mademoisel le Héloïse le dernier couple d ' invi tés appa ru t . Il s 'agissait de maî t re Rochard , notaire royal , accompagné de sa suave épouse. Int imidés d ' ê t r e en si belle compagnie ils avançaient a u pas de procession.. .

  • L'expression de maî t re Rochard dénotai t u n e niaiserie souriante qui n 'é ta i t que façade. Son affabilité doucereuse cachait un espri t matois lui conseillant, au cours des dis- cussions, de p rendre sans s 'engager à fond le par t i de mon- sieur de Salvignes, le plus riche pa rmi ses clients.

    Son buste lourd tassé sur de courtes pattes, son crâne désespérément chauve, sa face apoplect ique, noyaient dans une expression de fausse bonhomie un caractère tenace per- çant sous les sourcils touffus dans l 'éclat des yeux minces br i l lant comme des escarboucles.

    A l 'opposé de son époux la notairesse avait en charme tout ce qui lui manquai t . Un corps dodu mais b ien équi- l ibré surmonté d ' u n minois adorable , ensemble complété pa r un joie de vivre lui tenant lieu d 'op in ions poli t iques, état d 'espr i t lui pe rmet tan t d ' app rouve r toutes les théories pour peu qu 'el les fussent assorties d 'hommages à sa beauté ! Quelques initiés chuchotaient , dans la ville, que le cynique Ph i l i ppe de Vignoles et le calme Bernard de Médières avaient facilement poussé j u s q u ' a u bou t leurs hommages , le p remier en raison de sa réputa t ion excitant que lque p e u les dames, le second pour le récompenser d 'avoir ent r 'ou- vert au couple notar ial les portes d ' u n e maison n ' ayan t point la réputa t ion d 'accuei l l i r la ro ture , fut-elle de bonne bourgeoisie.

    Les félicitations d 'usage terminées, il nous fau t pré- senter main tenant au lecteur celle dont les dix-hui t ans jus- tifiaient cette réception.

    Françoise avait p e r d u sa mère , née de Médières, quand elle avait hu i t ans. La défunte fut en par t ie remplacée pa r sa sœur, demoiselle Héloïse, qui pr i t en mains la direct ion de la maison. Mais Françoise, autor i ta i re comme son père , devint très vite indépendante , et, à seize ans relégua sa tante aux potinages et à l ' audi t ion attentive des racontars divers courant les rues de la cité, pet i te ville commerçante aux nom- breuses boutiques dont les marchandes délurées racontaient à Martine, la chambrière , les peti ts incidents de la vie quot idienne.

    Françoise «la demoiselle aux cheveux d ' o r », ainsi la dénommait-on, était incontestablement très belle. Cependan t son por t hauta in , son sourire toujours un peu condescen-

  • dant , donnaient à ses dix-hui t ans quelques années de plus. El le n ' a b a n d o n n a i t sa ra ideur qu ' en écoutant Mart ine lui raconter les exploits amoureux de Vignoles et de quelques autres pour fendeurs de vertus, garçons désœuvrés et pail- lards surpris parfois la nui t pa r les mar is ou les pères aler- tés et j ouan t de la canne en bonnets de coton.. . Il ne se passait pas h u i t jours sans q u ' u n scandale de cet ordre ne fît les frais des conversations sous les toits germanois et n ' a m u s â t Françoise.

    P e n d a n t les absences du comte, généralement son voyage mensuel à Lyon où l ' a t tenda i t sa bal ler ine, Ph i l ippe de Vignoles, le séducteur local, avait bien sur elle tenté ses manœuvres habi tuel les , mais ses compliments di thyrambi- ques exal tant sa beauté n ' eu ren t aucun succès. Un jour , pou r le décourager , elle lui dit, moqueuse :

    — Cher ami vous êtes beau, élégant, j e n ' en discon- viens pas ; en outre votre nom vaut le mien. . . mais, voyez- vous je puis met t re dans la balance quelque chose de plus.

    — Quoi donc ? demanda intr igué le galant. — Simplement la p r imeur d ' u n cœur que j e n 'offrirai

    q u ' u n e fois, et cette p r imeur durera tant que Dieu me lais- sera sur terre , alors que vous... En revanche, j ' exigera i de mon élu le même engagement. J ' espère , Vignoles, que vous avez compris ! Gardez pour d ' au t res vos fadaises ou ne fré- quentez plus ici.

    I l fut surpris mais ne désarma pas.

    — Françoise, chère Françoise, dans cette robe pa rme en beau satin de Tours vous êtes encore plus séduisante et votre charme me fait absolument sincère. Les mauvaises

    langues exagèrent mes fredaines, croyez-moi, dans tous ces racontars la calomnie a une large part .

    — Mon ami votre réputa t ion n 'est pas pou r me gêner, b ien au contraire. Vos galons mérités d 'envahisseur d'alcô- ves vous ont valu certaines mésaventures dont je m 'amuse éperdument . Mar t ine qui sait tou t les raconte à ravir ! Sans vous souhai ter du mal j e dois vous avouer que je donnerais gros, et cela sans méchanceté, pour vous voir sous la canne d ' u n bourgeois bafoué. J ' imagine votre beau jabot déchiré, votre élégant t r icorne aplat i comme une galette, et je ris

  • fol lement à l ' idée d u très digne Vignoles galopant de guin- gois pour échapper aux coups !

    Il répondi t , vexé : — N 'y comptez pas ma douce ! Avec le p i ed leste

    Dieu m ' a donné l 'orei l le fine, si bien que le bâ ton f r appe toujours t rop court. Cependant , malgré vos moquer ies , je conserve le droit de vous trouver jol ie et de met t re à vos pieds mon nom et mon amour .

    — Taissez-vous grand dupeur d 'orei l les , et gardez vos louanges pour celles qui les gobent ! Elles sont si nombreu- ses. Quant à moi, j e vous le répète , j e suis close à tous vos propos, vos flatteries me laissent froide.

    Pour te rminer cet entret ien gênant car il avait l ieu dans un coin du salon elle proposa de faire de la mus ique et se mit à son clavecin.

    Cependant elle étai t prê te a accueillir des propos identiques venant d ' un beau seigneur moins discuté que ne l 'é ta i t Vignoles.

    En a t tendant cette heure elle occupait son temps en réceptions, en essayages, s ' intéressant à l ' amél iora t ion d u luxe et du confort de l 'hôtel , déjà célèbre pa r son impec- cable tenue.

    Maintenant , un coup d 'œi l sur le personnel . I ndépendammen t de Mart ine, de Ger t rude la cuisinière,

    de Mathias et du garde Ducros, la domesticité comprenai t Frédéric le vieux cocher empre in t de dignité, Gustave le palefrenier et enfin Fanchon le souillon de cuisine, lourde fille de ferme, sans malice et , comme les autres, dévouée corps et âme à ses maîtres.

  • CHAPITRE II

    Le souper commença dans le calme. Surveillé par Ger- trude cachée derrière la porte entrebâillée Ducros, empesé, annonça un pâté d'alouettes à la mode Gertrude, délice incomparable qui fut servi avec un rosé de Corent de la meilleure année.

    Puis vint un salmis de bécasses arrosé d'un Sauternes atteignant lui aussi les dix-huit ans.

    Ces mets pourtant un peu lourds pour le soir furent suvis d'un chapon engraissé au lait et au maïs qui fondait dans la bouche ; un vin léger des Corbières accompagna le volatile.

    Enfin, après les fruits et les confitures, un superbe gâteau travaillé comme une dentelle dressa ses bougies bleues, soufflées sous les acclamations par la belle Françoise dont l'effort empourpra le visage.

    Pétillant, le champagne emplit les longues coupes et fit remonter aux visages la chaleur des digestions heureuses. Comme à son habitude Gertrude réjouie, les cheveux bien tirés, vint recueillir les félicitations.

    Le café et les liqueurs servis dans le salon tout le monde prit place et l'agréable arôme du moka dilata les narines.

    Dans l'euphorie de l'excellent repas la veillée com- mença par des commentaires relatifs aux secrets de Ger- trude.

  • — Cette cuisinière sans pareille, déclara monsieur de Salvignes, possède l'art de donner aux mets les plus simples une saveur et une présentation qui valent celles des maîtres queue des plus grandes maisons, ces temples de Lucullus où le bien vivre s'accompagne d'une véritable mise en scène flattant l'œil avant de satisfaire le goût.

    Chez moi, grâce à elle, pas de plats présentés comme dans une auberge ! Toujours une note raffinée et flatteuse. Ainsi par sa décoration de truffes dentelées, sa jolie gar- niture, le chapon de ce soir semblait préparé pour un repas de fées... Curieux, chez cette grosse femme, ce sens de la présentation, conclut le comte en dégustant à petits coups son cognac.

    — Père, questionna Françoise, pourquoi n'avez-vous pas, ce soir, invité votre ami monsieur Dupin des Loges le président de la municipalité dont vous faites partie ?

    — Ma chère fille ton Dupin des Loges est, en ce mo- ment, au siège de l'assemblée provinciale pour s'enquérir des ordonnances intéressant les futurs Etats généraux, cette folie que la faiblesse de Louis XVI va sans doute nous imposer.

    Le comte paraissait navré. — Votre Dupin, de je ne sais quoi, tiendra parfaitement

    son rôle ! glapit le marquis d'Ecreuse ne pouvant suppor- ter cet homme de fraîche particule et cependant choisi comme président de l'assemblée locale. Il est à Saint-Ger- main ce que Louis XVI est à la France : un mou, un apa- thique cherchant à éviter la lutte, un homme qui compose et s'accroche à toutes les hampes, fussent-elles encornées par le diable !

    — Marquis, glissa fielleusement Vignoles, le fumet des bons vins vous monte à la tête. Dupin est un brave homme prêt à signer votre condamnation à mort pour ne point con- trarier ceux qui pourraient la demander.

    Le feu était aux poudres. — Evidemment Vignoles exagère, remarqua de Salvi-

    gnes, cependant il faut reconnaître que Dupin des Loges défend bien mal notre cause. Contre mon avis il n'a pas voulu émettre la plus légère protestation quand le Roi, en avril, résolut conseillé par Necker de dissoudre l'assemblée

  • des notables. Ce n'est pas tout ! Le 2 septembre, lors de notre élection, il ne sut mettre à la raison plusieurs brail- lards gonflés de vin, excités en sous main.

    — Il est de mèche avec nos ennemis, glapit d'Ecreuse déchaîné. Il nous trahit et ses semblables seront avec le Roy les premiers fossoyeurs du régime.

    — Si nous n'y prenons garde, coupa Salvignes sèche- ment.

    — Et vous, oncle Bernard, que pensez-vous de tout cela ? questionna Françoise surprise qu'on traitât de félon un homme réputé pour son honnêteté et sa modération.

    — A ta question embarrassante je réponds, chère Fran. çoise, que Dupin des Loges manque parfois d'esprit de décision mais il est, j'en suis sûr, honnête homme et pas sot. Il pense sans le dire que tout ne va pas pour le mieux.

    — Merci mon oncle, je préfère cela pour notre ami des Loges. Maintenant. Vignoles, à vous de nous dire honnê- tement ce que vous pensez de son cas. Vous êtes bien placé pour connaître certaines choses. N'avez-vous pas un pied dans les salons, l'autre dans les boutiques, position favo- rable pour entendre tous les sons de cloches ?

    — Mademoiselle je parle peu de politique, je préfère d'autres conversations, Néanmoins, j'en apprends assez pour déplorer l'attitude de gens fort bien nantis ; en tout cas plus argentés que moi, qui poussent à la sédition. Ces inconscients ne songent pas que la tragédie pourrait suivre la farce ! et le vicomte fixa le curé et Médières.

    — Que voilà une riche idée, s'exclama la marquise d'Ecreuse, mettre le feu à la maison et y laisser sa bourse.

    — On nous attaque mes amis, observa Bernard de Médières s'adressant au curé Guillon.

    Le regard flottant ce dernier répondit doucement : — Que voulez-vous, Messieurs, l'avenir ne nous appar-

    tient pas, il est au Tout-Puissant, Celui qui pèse et qui décide ! Croyez-moi, dans le cycle de l'existence humaine la farandole des joies, le cortège des peines tournent autour du destin et se fixent ensuite à leur gré pour le bonheur ou le malheur des êtres. Alors, que pouvons-nous si ce n'est la prière pour les uns, la philosophie pour les autres.

    — Parlons de choses plus aimables proposa Françoise.

  • Pour mon anniversaire fi des querelles politiques ! Laissons les aux tripots, ces temples de la discussion.

    — Longue vie et bonheur à la plus belle germanoise ! clama Vignoles en levant son verre de liqueur.

    — Destinée magnifique à ma nièce, renchérit l'oncle. Je ne sais si elle est la plus belle mais, sans crainte d'erreur, je la couronne reine de l'élégance et, pour le reste, un petit rien dans l'âme ferait d'elle un modèle de femme.

    Surprise par le doute de l'oncle quant à sa première place en beauté elle demanda, curieuse :

    — Mon oncle, à votre avis qui me dispute la cocarde ? Le taquin répondit : — Parmi d'autres peut-être Monique Porchin, la mar-

    chande de frivolités, qui me paraît en brune ce que voua êtes en blonde !

    — Par exemple ! Vous n'êtes pas gentil oncle Bernard. Mettre dans la balance cette fille vulgaire qui s'agite et jacasse comme arracheur de dents le fait sur ses trétaux !

    Mais le curé n'appréciant pas ce genre de discussion proposa à ses deux amis l'habituelle partie de trictrac. En s'éloignant l'oncle Bernard lança :

    — Françoise, prend Vignoles pour juge. Il est orfèvre en la matière et a dû voir de près la jolie fille en cause.

    La notairesse susurra, venimeuse : — Chacun sait que la boutique de la belle Monique

    fournit à notre ami jabots, manchettes et, peut-être, autre chose qu'il attrape en passant ! J'ai ouï dire que lors de ses achats, le vicomte choisissait ses emplettes à la loupe...

    Tous riaient sous cape. Imperturbable Vignoles répon- dit en fixant madame Rochard :

    — Calomnie ! Méchanceté en tout cas, jalousie de fem- me. Cela n'a pas grande importance et revenons au fait. Dans trois jours, mademoiselle Porchin fêtera aussi ses dix- huit ans.

    — Il sait tout le coquin, remarqua d'Ecreuse émous- tillé.

    Tancé par la marquise il laissa Vignoles continuer : — Très bien venus sont ses dix-huit ans. Cependant

    je ne puis comparer la verroterie au diamant, le cuivre à

  • l'or... que sais-je... une étoile au soleil ! La forme peut y être mais toujours l'éclat manquera.

    — Taisez-vous flagorneur ! interrompit Françoise. Nous vous demandons seulement : si cette Monique avait nom de Salvignes, enfin si elle était née, mériterait-elle la première place ?

    — Vous seriez toujours la préférée, j'entends pour les gens de bon goût. Pour les autres, mademoiselle Porchin aurait sur vous l'avantage de sa familiarité turbulente, de ses manières naturellement aguichantes, enfin l'attrait de ce je ne sais quoi de sensuel, de troublant, émanant de ses moindres gestes, surtout si l'interlocuteur est un beau gar- çon élégant, car la coquette prise fort l'élégance. N'est-elle pas marchande à la toilette... Pour conclure vos deux beau- tés sont chacune à leur place et leur transfert est impen- sable.

    — Ajoutez, Vignoles, intervint Salvignes, que mon- sieur Porchin le syndic, notre ennemi sournois, utilise sa fille pour attirer dans sa taverne certaines gens qu'il embri- gade dans le parti réformateur.

    — Evidemment elle aime les hommages, remarqua Vignoles.

    — Sans doute, répondit Salvignes. En tout cas, le « Pichet d'Or » fait florès et ne désemplit pas. J'ai su par un domestique que les conversations s'éteignent quand un tenant de nos idées pénètre dans la salle, preuve indiscu- table de débats politiques ! Chez Porchin, nous le savons, il est souvent question de la taxe commune, ce premier coup de pioche dans le mur de nos privilèges.

    — La notairesse remarqua : — Monique Porchin est plus enragée que son père !

    Avant-hier je l'ai vue en conversation animée avec Dupin des Loges qui opinait pour approuver, n'en doutons pas, des idées subversives.

    — Ils parlaient sûrement politique, ricana le vicomte. Sur le pas de sa porte Monique n'a que faire d'autres con- versations... galantes... elle les aime discrètes.

    — Appuyées par des gestes ! lança la notairesse jalouse à éclater.

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