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Sous la coordination de Alain Cadix Jean-Marc Pointet Le management à l’épreuve des changements technologiques Impacts sur la société et les organisations Préface de Michel F RANCK Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris Prologue de Bertrand B ELLON Professeur d’économie à l’Université de Paris-Sud © Éditions d’Organisation, 2002 ISBN : 2-7081-2815-9

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Sous la coordination de

Alain Cadix Jean-Marc Pointet

Le management à l’épreuve des changements technologiques

Impacts sur la société et les organisations

Préface de Michel F

RANCK

Président de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris

Prologue de Bertrand B

ELLON

Professeur d’économieà l’Université de Paris-Sud

© Éditions d’Organisation, 2002 ISBN : 2-7081-2815-9

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Introduction

Quand les nouvelles tendances de la technologieet du management se croisent et se recroisent

Alain C

ADIX

et Jean-Marc P

OINTET

En environnement complexe, la maîtrise du processus d’innovation technologique conditionne la survie des entreprises. La qualité des nouveaux supports organisationnels intégrateurs d’acteurs internes et externes fait la différence entre des entreprises technologiquement innovantes.

• Innovation et de technologie, de quoi parle-t-on ?

• Le processus d’innovation technologique est permanent

• Quel est l’objet de ce livre ?

• Nous vivons des transformations rapides et profondes

• Comment s’articule le livre ?

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Nous allons nous attacher, dans cette introduction, à montrer les liensentre l’innovation technologique, créatrice de valeur, et l’organisationet le management de l’entreprise. Après avoir précisé les concepts d’in-novation, de technologie et d’organisation, nous soulignerons que l’in-novation technologique peut représenter un support puissant pourrendre opérationnel une nouvelle organisation, et nous montrerons sur-tout que réciproquement, l’innovation technologique mobilise l’organi-sation. D’amont en aval, les pratiques de coordination interne et externesont en effet directement associées à la « nouvelle vague » d’innova-tions technologiques. La compétitivité d’une entreprise technologique-ment innovante repose beaucoup sur leur efficacité. Le succès duprocessus d’innovation repose alors, avant et pendant le changement or-ganisationnel, sur une évolution culturelle. D’amont en aval, la doubleculture entre les sciences de l’ingénieur et les sciences humaines estprégnante dans la création de valeur. « Technologie » et« Management » sont indissociables.

Des exemples d’application privilégieront les industries aéronautique etautomobile. La longue durée de conception d’un produit techniquementcomplexe (environ dix ans dans l’aéronautique et trois ans dans l’auto-mobile) est marquée, tout au long de la chaîne de valeur, par une multi-plicité d’interactions techniques et organisationnelles, entre acteursinternes et externes à l’entreprise

1

. Elle prend en compte des contraintesaérodynamiques, techniques et réglementaires et la recherche de com-promis. Ces industries sont tout autant complexes que dynamiques. Lesattentes des clients y sont sophistiquées et le marketing est personnali-sé

2

. La concurrence au sein de ces secteurs, particulièrement intense,pousse les acteurs à innover (produit-procédé). Elle les force à remettreen cause les méthodes acquises et imaginer de nouvelles formes decombinaisons entre le management et la technologie, capables d’orien-ter l’entreprise vers le marché. De nombreux principes de managementet de technologie ont ainsi émergé dans l’automobile et l’aéronautiqueavant de se diffuser dans d’autres secteurs (par exemple, du côté de l’or-ganisation, « plateau – projet » dans l’automobile à la fin des années80 ; du côté de la technique, « maquette numérique » dans l’aé-ronautique au début des années 90

3

).

1. Les achats représentent environ 70 % du coût d’une automobile et d’un avion.2. Les volumes de production d’aéronefs sont loin d’égaler ceux des automobiles. Les séries sont réduites dans

l’aéronautique. Les avions civils sont personnalisés (aménagements intérieurs, options en avionique, pein-ture, etc.), les avions militaires le sont aussi, principalement en ce qui concerne les systèmes d’armes et denavigation.

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NNOVATION

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Depuis la crise économique du milieu des années 70, le thème de l’in-novation technologique est de plus en plus théorisé. Lorsque la recher-che se nourrit d’apports empiriques, c’est pour démontrer depuis unedizaine d’années que les entreprises évoluent dans un environnementtoujours plus globalisé où les consommateurs, largement informés ethésitants face à une offre souvent pléthorique, sont plus exigeants dansleurs attentes de différenciation. Dans ce contexte, les entreprises ontété contraintes d’innover pour ne pas disparaître (Bellon, 1994).Aujourd’hui, la dimension temporelle de la concurrence est cruciale.L’avenir appartient aux entreprises qui innovent les premières et dansle bon sens (Bellon, 2002).

Innover consiste à mettre sur le marché un produit perçu comme nou-veau, à introduire souvent simultanément un nouveau processus de va-lorisation - en rationalisant des activités productives ou commerciales -et/ou un nouveau modèle d’organisation dans l’entreprise, à anticiper età se préparer à la diversité des futurs technologiques possibles

1

. La maî-trise d’accès et de maintien sur le marché passe nécessairement par lamobilisation et la maîtrise de ressources qui créent (durablement) desavantages concurrentiels (provisoires). Les produits sont plus rapide-ment obsolètes et le lancement commercial de nouveaux produits est ré-current. Les ressources qui conditionnent les performances à long termede l’entreprise sont technologiques, managériales (ce qui renvoie à desquestions d’organisation, de coordination et de contrôle) et comporte-mentales, liées aux aptitudes des hommes à adhérer au changement, àévoluer et à apprendre. Toute introduction technologique relève decomportements d’acteurs qui transforment leurs routines et acquièrentde nouvelles compétences. L’innovation nécessite d’être partagée, avecsa part de rêve et de défis, de façon motivée et avec conviction, entre lesacteurs impliqués

2

. Le processus d’innovation d’une entreprise est glo-bal, multifonctionnel. Il remet en cause les comportements des diri-

3. Dans l’automobile, chez PSA Peugeot Citroën, le premier véhicule à bénéficier d’une maquette numériquecomplète a été la Peugeot 206, au milieu des années 90.

1. L’innovation, c’est le changement réalisé, qu’il soit limité ou radical, relatif ou absolu, qu’il porte sur le con-cept de produit, sur des services, le procédé ou sur l’organisation.

2. D’après la conclusion du Rendez-Vous de la Recherche de l’ISTM du 14 mai 2002 sur le thème de la promo-tion de l’innovation au sein de l’organisation, avec la participation de Thomas Durand (Centrale Paris),Sébastien Jumel (EDF, Business Innovation) et François-Marie Pons (groupe Inergie). Voir le cahier derecherche n° 2 de l’ISTM correspondant à cette table ronde, mis en forme par Olivier Milliot, Hélène Sou etJérôme Zakka Bajjani, étudiants de l’ISTM, animé par J.-M. Pointet.

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geants et collaborateurs, souvent freinés par la prise de risques, lesincertitudes et les difficultés

1

.

Le processus d’innovation est risqué. 90 à 95 % de projets de R&D quirecèlent une innovation technologique se soldent par un échec (Millier,1989). Dans des environnements toujours plus mouvants et complexes,sa maîtrise est essentielle. L’innovation est un processus qui peut réus-sir, pourvu que les concepts technologiques prenant naissance dansl’esprit des chercheurs aient été au préalable initiés par une perspectivede marché et que des structures de valorisation de l’innovation techno-logique aient été mises en place (Garcia, 2001).

Le dictionnaire Robert définit la technologie comme étant « l’étude destechniques, des outils, des machines, des matériaux, des composantsélectroniques ». Selon l'acception anglo-saxonne proposée par le dic-tionnaire Webster, la technologie est une méthode, un procédé, un pro-cessus pour traiter un problème technique spécifique. Nous considéronsdans le livre qu’elle représente un ensemble de connaissances et de ré-flexions sur des techniques (description, analyse, conceptualisation etperfectionnement). À des fins économiques, la technologie met en œu-vre toutes les pratiques, méthodes, techniques, règles, connaissancesscientifiques, savoirs et savoir-faire qui entrent aussi bien dans la con-ception des produits que dans les procédés de fabrication, les méthodesde gestion ou les systèmes d'information de l'entreprise (d’après Morin,1988 ; Secrétariat d’État à l’Industrie, 2000)

2

.

1. Du côté du vécu des industriels, innover, c’est oser et avoir le goût perpétuel du changement. L’innovationengendre un climat général d’évolution permanente, de mise en instabilité pour avancer. C’est inconfortableet économiquement stressant. Selon B de Guibert, Directeur produits et marché d’Automobile Peugeot,«

quand vous ne prenez pas de risque, vous n’êtes pas loin d’être en situation de danger. Il y a une prime àceux qui savent aller de l’avant » (Le journal de l’Automobile

, 3 mars 2000). J-F. Piaulet, PDG de PGAÉlectronique (équipements d’avionique destinés aux sièges et cabines d’avions) explique que la croissancede son entreprise (+104% en un an) vient de sa capacité à innover : « C’est l’innovation qui nous permetd’accroître le nombre de nos clients au sein des constructeurs d’avions, des compagnies aériennes ou del’aviation d’affaires. Une nécessité si l’on veut contrebalancer le manque de visibilité sur le carnet de com-mandes. Le confort, le poids, l’encombrement sont autant de leviers qui peuvent séduire le client, en dehorsde la réactivité toujours de mise ».

Industries et techniques

, n° 826, mai 2001. 2. Ces ouvrages synthétisent par ailleurs une abondante littérature sur ce thème.

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PROCESSUS

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INNOVATION

TECHNOLOGIQUE

EST

PERMANENT

L’innovation incrémentale, à petits pas, se développe le long d’une tra-jectoire technologique, dans un processus purement interne. Elle a pourbut d’améliorer des produits ou processus existants pour mieux adapterl’offre à la demande exprimée sur le marché (Freeman, 1984). L’inno-vation technologique peut conduire à un produit dont les fonctionnalitésne sont pas changées (exemple : l’affichage analogique remplacé parl’affichage digital d’une valeur sur un écran ; introduction de l’électro-nique dans l’électroménager).

Il ressort une idée de continuité, de pro-gression et de relative réversibilité des décisions prises

.

En revanche, l’innovation radicale voit apparaître de nouveaux paradig-mes ou des changements de régimes technologiques ayant un caractèreessentiellement externe. Cette typologie permet de montrer commentles innovations radicales donnent naissance à de nouveaux paradigmeset à de nouvelles trajectoires alors que les innovations incrémentalesdessinent cette trajectoire ou font évoluer le paradigme (Amendola etGaffard, 1988). L’innovation radicale affecte les structures d’un mar-ché (si celui-ci se restructure autour de la proposition de l’offre) et celamodifie radicalement la dynamique concurrentielle (exemple : premiermonospace Renault Espace en 1984).

Il ressort une idée de discontinui-té et d’irréversibilité du processus décisionnel.

L’entreprise doit mettre en œuvre ces deux types d’innovations en fonc-tion des opportunités et des contraintes qui se présentent et de sa straté-gie. Son processus d’innovation combine une série d’améliorationsprogressives et de percées permettant de développer sa position concur-rentielle tout en restant dans le courant de valeurs définies par les clients(Dert, 1997).

Exemple

En 1998, la Smart s’est inscrit dans une mode confortable et ludique, peu conventionnelle, dans lalignée des téléphones portables (Ola), de certains médias (Canal Plus), etc. L’intégration d’un pro-duit radicalement innovant dans une société n’est en effet possible que si ses caractéristiques se mou-lent à son mode de consommation et si ses matériaux, formes et couleurs sont compatibles avec sondesign global. Ce mimétisme s’arrête aux caractéristiques élues par les consommateurs. La Smartdevait les intégrer pour ouvrir un marché. La stratégie de ce produit innovant a pris deux formesessentielles. À court terme, il s’agissait de capter une demande latente, créer un marché en expan-sion dans un marché global pourtant saturé.

« Nous n’avons pas le choix. Il faut sortir de la logique

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du marché actuel. Cela passe par le développement de produits qui ne ressemblent en rien auxautres, capables de susciter des réactions et des émotions nouvelles »

, expliquait lors du lancementle directeur du marketing. La Smart se proposait aussi comme un service innovant, atténuant la fron-tière traditionnelle produit-service : ainsi les clients pouvaient louer leur voiture et choisir un forfaitcomprenant la location d’un cabriolet ou d’un monospace d’une autre marque pour les vacances.La voiture s’est intégrée dans un nouveau style de consommation, où à l’image du téléphone porta-ble, les coûts d’entrée sont faibles puis le consommateur paie un montant forfaitaire mensuel. À pluslong terme, il s’agissait de créer une dynamique concurrentielle nouvelle sur le marché des petitesvoitures à l’avantage du constructeur (être le premier à proposer différents concepts originaux demobilité et bénéficier d’un pouvoir de marché, se focaliser sur les clients les plus intéressants et laisserles autres aux concurrents mimétiques). Même si la Smart n’a pas été rentable à moyen terme, lastratégie d’innovation-rupture pouvait façonner une image de créativité et d’excellence, bénéfiqueau lancement futur de petites voitures complémentaires. Cette stratégie semble aujourd’hui en coursde validation à travers les projets de Smart 4 places (Tridrion4) et de véhicule sportif.

Source : d’après Pointet J-M., 1998, Étude de cas « MCC Smart », Centrale de Cas et de Médias Péda-gogiques, CCIP, octobre.

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OBJET

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LIVRE

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L’objet de ce livre est de conduire des réflexions sur les transformations économi-ques, socio-politiques, financières et juridiques, liées à des mutations technologi-ques, puis d’étudier leurs conséquences sur le management de l’entreprise.

Trois séries de questions sont abordées.

1.

Il existe des questions générales

. Quelles sont les grandes manifestations éco-nomiques, socio-politiques, financières et juridiques des nouvellestechnologies ? Quels sont les contextes économiques, socio-politiques, finan-ciers et juridiques favorables à l’intégration de nouvelles technologies ? Quelleréflexion peut-on porter sur les liens interactifs entre les innovations technologi-ques et les changements de l’environnement externe et interne à l’entreprise ?Quelle est la nature et l’ampleur des restructurations des entreprises concernéespar l’innovation ?

2.

Il existe des questions centrées sur l’environnement dans lequel évoluel’entreprise

: comment se caractérisent les structures de marché des entreprisesinnovantes ? La diffusion d’une nouvelle technologie passe-t-elle par une incon-tournable acceptation sociale ? Doit-elle reposer sur des conditions de savoir-faire des citoyens issus des technologies déjà existantes ? Quelles sont les con-ditions socio-politiques favorables à l’intégration des nouvelles technologiesdans l’environnement territorial ? Quels sont les outils de politique technologi-que localement mis en œuvre pour soutenir et diffuser l’innovation ?

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La technologie constitue-t-elle un outil de façonnement de structures de marchéutile aux entreprises offensives ?

3.

Il existe des questions centrées sur l’entreprise elle-même

: comment maîtriserl’innovation de produit ? Quelles sont les capacités d’action et de contrôle surce processus ? Face à l’impératif technologique, comment l’organisation peut-elle changer pour devenir compatible avec son nouvel environnement ? Peut-ondiscriminer des modes de management émergents ? Les structures organisation-nelles de coordination sont-elles suffisamment rationalisées pour tirer profit destechnologies de l’information et de la communication (TIC) ? Comment lesréviser ? Peut-on entrevoir un mécanisme d’auto-renforcement entre lesavancées technologiques et organisationnelles ? Comment s’articulent les muta-tions générales de l’environnement innovateur et des marchés changeants avecles mutations organisationnelles et sociales particulières ?

Une remarque importante traverse l’ensemble des chapitres.

On observe des tendances de l’innovation technologique guidées par des disposi-tifs essentiels de management et de technique (en conception, production, vente).Chaque entreprise partage un tronc commun de dispositifs. Cette convergencen’exclut pas, tant s’en faut, la différenciation des pratiques au sein de trajectoiresspécifiques. Chaque entreprise se différencie dans la mise en œuvre des dispositifscompte tenu de son secteur d’activité, de sa taille, de ses contraintes institutionnelleset de son histoire culturelle et sociale, de ses compétences, de sa perception desstructures du marché, de sa position sur ce marché, de ses objectifs stratégiques,etc. Des principes et mécanismes élémentaires généraux se retrouvent d’une entre-prise à une autre, d’un secteur d’activité à un autre, mais il existe différentes formesorganisationnelles et techniques des

« New Best Way »

en conception et en pro-duction et elles évoluent en permanence. Il existe un réel processus d’hybridationde méthodes et d’outils adaptés à une situation locale nouvelle (d’après Boyer etal., 1997 ; Freyssenet et al., 1998 ; Eric Lahille, conclusion du chapitre 1).

Finalement, ces trois séries de questions construisent l’objet de ce livre,

une problé-matique de mise en relation de la technologie et du management.

Elles mobilisentà la fois les travaux de chercheurs (alliant sciences de l’ingénieur, sciences écono-miques et sciences de gestion) et les réflexions d’industriels (ingénieurs, marketers,sociologues, etc.). Il ressort de ce croisement d’apports que nous vivons de profon-des, rapides et réelles transformations à la fois macroéconomique, mésoéconomi-que et microéconomique. Ce livre ne prétend pas tout poser et tout résoudre. Sesauteurs souhaitaient faire un point et dessiner des voies possibles d’action et d’ex-périmentation, et des axes de recherches complémentaires.

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VIVONS

DES

TRANSFORMATIONS

RAPIDES

ET

PROFONDES

Irruption de trois nouvelles filières techniques

Le lien entre innovation et technologie est naturel (Secrétariat d’État àl’Industrie, 2000) : la technologie s’améliore en continu au travers depetites innovations quotidiennes (innovations incrémentales), qui tra-cent chemin faisant, une trajectoire technologique en exploitant le po-tentiel de la veine ainsi explorée, jusqu’à ce qu’une rupturetechnologique (une innovation radicale) vienne substituer une techno-logie à l’ancienne, en un acte de destruction créatrice décrit par Schum-peter (1951). La crise économique du milieu des années 70 possède lescaractéristiques majeures d’une rupture technologique (Aït-El-Hadj,1997). Cette rupture signifie à la fois l’épuisement des grands gisementstechnologiques interdépendants (métallurgie-mécanique, chimie, élec-tricité) et l’irruption de trois nouveaux domaines technologiques (tech-nologies de l’information et de la communication numérique, matériauxnouveaux technologiquement avancés, biotechnologies). Ces nouvellestechnologies se sont substituées à des technologies conventionnelles,élargissant par vagues successives le champ des possibilités producti-ves et de création de valeur pour le client (Larue de Tournemine, 1983).La technologie a expliqué la crise et contribué à définir les moyens dela dépasser (ADEFI, 1981).

Innovation technologique et innovation organisationnelle sont en relation interactive

Comme Coriat (1990), distinguons soigneusement les innovations tech-nologiques des innovations organisationnelles. L’innovation technolo-gique se présente comme un ensemble de connaissances de techniquesalors que l’innovation organisationnelle concerne toute transformationopérée au niveau des dispositifs cognitifs collectifs, permettant à ungroupe, par voie d’apprentissage, d’atteindre des objectifs globauxd’efficacité minimale. L’innovation organisationnelle est entenduecomme toute modification de l’organisation traduite par une avancée deconcepts nouveaux dans les domaines des activités de conception (ausein des équipes projet, dans les relations inter-projets, entre les projetset la direction générale, etc.) et/ou des activités de production (au ni-veau de la logistique, de l’allocation des tâches sur des postes de travail,

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etc.), des activités de commercialisation, de gestion de la vie commer-ciale du produit, etc.

Les liens entre innovation technologique et innovation organisationnellesont de nature interactive.

1. D’une part, l’innovation technologique transforme les formes ouprocédures de l’organisation.

L’innovation technologique peut apporter des supports – parfois puis-sants – pour rendre opératoires de nouvelles organisations productives.Pour argumenter cette proposition, partons du constat de départ de cetteintroduction. L’avenir appartient aux entreprises capables de dévelop-per rapidement des produits plus différenciés et aboutis. Ces stratégiessont risquées. Elles exigent un encadrement scientifique perfectionné.Les difficultés résident dans la capacité de dépasser ce paradoxe :accroître la différenciation tout en diminuant les délais et les coûts. Deséléments fondamentaux de résolution de ce paradoxe se trouvent à unniveau organisationnel (management par projets, co-développementavec les fournisseurs, pré-développement de concepts selon un modeprojet). Relayant et renforçant la dynamique de ces avancées organisa-tionnelles qui rencontrent des limites dans la résolution de ce paradoxe(en coûts et délais), des éléments complémentaires de réponse se situentà un niveau technologique. C’est le cas de l’outillage rapide (moules)comme ce fût le cas de la technique du prototypage rapide qui avait, dèsla fin des années 80, été mise au point pour réaliser très vite une pièceafin de tester sa conception ou son aspect esthétique. C’est aussi le casde l’outil informatique au sens large. En particulier, sur des plateaux de-venus virtuels qui rapprochent les intervenants d’un projet en s’affran-chissant de l’unité de lieu, la maquette numérique joue un rôlefédérateur. Elle facilite et accélère l’animation des relations entre ac-teurs de projet1 en particulier au cours du développement d’un produit.La démarche collaborative du travail – en temps réel mais dans un en-vironnement virtuel – s’étend ou se prolonge grâce aux avancées de ladématérialisation du cycle de conception du produit (voir chapitre 10).

L’innovation technologique peut aussi déstabiliser l’organisation dutravail au bureau d’études ou à l’usine, ce que nous allons étayer en pre-nant appui sur des exemples.

1. Industrie et Techniques, Hors série, octobre 2001.

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Exemple

Premier exemple, l’arrivée de la « maquette numérique » dans l’industrie aé-ronautique et l’industrie automobile

Avant l’introduction de la maquette numérique, l’avion était construit pas à pas, de façonséquentielle : le bureau d’études concevait, puis la pièce était réalisée et enfin elle était montée surla maquette à l’échelle 1. La pièce pouvait ne pas convenir au montage, ce qui entraînait des mo-difications. Lorsque la maquette numérique est arrivée chez Dassault Aviation au début des années90, l’informatique a détecté les problèmes et l’atelier des maquettes physiques a été supprimé.Néanmoins, pour des zones très compliquées ou encombrées de l’avion (gaz chauds, électricité,électronique qui se croisent et s’entre-croisent), l’outil de maquette numérique s’est avéré insuffisanten performances et il a fallu rétablir la maquette physique à l’échelle 1. Les logiciels de CAO n’ontpas été assez puissants pour déceler toutes les interactions, tous les dysfonctionnements qui pou-vaient être engendrés au montage. La conséquence organisationnelle d’un changement technolo-gique a été poussée à son extrême et l’on est revenu un peu en arrière. Il y a un équilibre à trouversur le plan organisationnel et la suppression totale de la maquette physique montre des limites.

Le même constat peut être observé dans l’automobile. Les données de la maquette numérique per-mettent de préciser de manière réaliste un nouveau véhicule mais il n’est pas possible de se passercomplètement du prototype sur lequel les choix définitifs sont effectués1. La simulation a raccourciles délais de conception (11 mois de moins entre Laguna II et Laguna I chez Renault grâce auxapports de la CAO)2. Apportant une grande précision, elle permet à un stade précoce et à moin-dres coûts l’analyse d’une plus grande variété de modèles, de formes et de matériaux. « Les capa-cités de l’ingénierie assistée par ordinateur (IAO) permettent de remplacer au moins partiellementune validation par prototypage-essai par une validation par modélisation et calcul : on remplacealors le délai physique de réalisation des prototypes et des essais par le délai de réalisation d’unemaquette virtuelle ou d’une modélisation »3. Elle permet de repérer des incohérences et de les rec-tifier, donc une meilleure qualité. Mais la simulation « grippe » peut être la logique projet car lesobjets physiques apparaissent très tard, parfois trop tard. S’il existe des doutes, il se peut que leretour à l’objet physique puisse permettre de les lever4.

Second exemple, le travail en trois dimensions dans l’industrie aéronautique et l’in-dustrie automobileLorsqu’un dessin est réalisé et qu’il en découle un objet physique, les trois dimensions sont vues ;l’objet physique est dans les mains du technicien. Lorsque le travail en trois dimensions passe d’unevision et d’une manipulation physique à un travail sur ordinateur, des techniciens peuvent éprouverdes difficultés à devenir des concepteurs sur écran, alors que pourtant, ils sont de très bons dessi-nateurs. Nous touchons là à la dimension humaine des aptitudes et des compétences.

1. Le Monde Informatique, n° 925, 8 février 2002.2. Le Journal de l’Automobile, n° 731, 01-12-2000.3. La Jaune et la Rouge, août-septembre 2000.4. Avancé lors d’un débat, 49e séance du séminaire Ressources Technologiques et Innovation, École des Mines de Paris, 2002.

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Troisième exemple, complexité technique en usine dans l’industrie aéronautiqueAu début des années 90, s’exprimait dans une usine Dassault Aviation une revendication ancienne etrégulière d’enrichissement des tâches. Des machines, sur un îlot de production, constituaient une sortede chaîne à l’intérieur d’un process complet, et chaque opérateur était affecté à une machine. En ré-ponse à leur demande, la direction de l’usine a permis aux compagnons de travailler alternativementsur deux ou trois machines différentes (changement d’une semaine à l’autre) et de tourner entre l’amontet l’aval de cette chaîne, afin de ne pas exécuter toujours le même travail. Ces compagnons ont étéformés et socialement accompagnés. Trois mois après la mise en place de ce système, il a été constatéque les compagnons étaient revenus spontanément à leur machine d’origine. Ils avaient à lutter contredes routines et les routines ont repris le pas sur ce qui était considéré comme une innovation organisa-tionnelle pourtant réclamée par eux. Les cadences imposées, et surtout la qualité exigée, ont fait qu’ilétait difficile d’être aussi efficace dans plusieurs contextes technologiques différents.On est là devant un cas où l’innovation organisationnelle avait été souhaitée par les acteurs eux-mêmeset c’est d’eux-mêmes qu’ils y ont renoncé malgré une formation adaptée pour des raisons culturelles, hu-maines, de complexité et de diversité des tâches.

Source : concernant Dassault Aviation, Cadix A., ancien directeur des ressources humaines de la société. ■

2. D’autre part, l’innovation organisationnelle peut représenter un support puissant à l’introduction de nouvelles technologies.

Autrement dit, la variable organisationnelle est prégnante dans la créationtechnologique. En général, il est pressenti que la technologie va apporterdes progrès en efficacité et l’organisation est modifiée (avant et pendant lechangement technologique). Concernant les activités de production, il a étémontré que pour qu’une entreprise bénéficie pleinement des apports del’automatisation et de la robotisation, l’organisation au plus juste devait êtremise en place avant l’introduction de nouvelles technologies (Coriat, 1990 ;Piore et Sabel, 1989 ; Shingo, 1983 ; Womack et al., 1992)1.

De même, au sein des activités de conception, pour qu’une entreprisebénéficie pleinement des apports de la CAO et de l’ingénierie concou-rante, l’organisation par projet devait être mise en place avant l’intro-duction de cette technologie2.

1. Dans les années 70, un bouleversement organisationnel a touché la production : l’objectif est de rendre lesusines plus flexibles (au niveau du process et du personnel) et de répondre aux exigences du marché (envariation de volume et de variété).

2. Dans les années 80-90, les exigences d’amélioration de la qualité, de réduction des délais et des coûts qu’unestratégie d’innovation entraîne, ont imposé l’organisation par projet (Midler, 1993). Les rapports entre dépar-tements séparés sont recomposés selon une logique transversale de projet qui assure la cohérence du produità travers une meilleure coordination de très nombreux intervenants internes et de fournisseurs partenaires.L’entreprise fonctionne selon un mode concourant, où l’ensemble des acteurs concourent à l’objectif com-mun, travaillent simultanément, en recouvrement et de façon coordonnée afin d’assurer la convergence duprocessus. La gestion de projet se développe depuis ces dernières années selon le modèle concourant del’industrie automobile. Voir le chapitre 9 de Gilles Garel. En conséquence, le dialogue se renforce partoutentre les ingénieurs, les spécialistes du marketing, les chercheurs et ingénieurs des fournisseurs, etc. Voirl’article « Communiquer pour concevoir en équipe », Les Échos,16 mai 2001.

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Exemple

L’évolution de la conception : travail collaboratif et processus numériques

« Le projet est devenu le mode standard de développement des produits. C’est l’entité économiquede base de la production de valeur dans les entreprises. Cette évolution du mode de fonctionne-ment et de responsabilité s’est accompagné de deux autres modifications majeures. En effet, depuisplusieurs années, les moyens de conception dans les entreprises industrielles ont fortement évolué.L'introduction progressive des outils informatiques a fait passer de la conception sur la planche àdessin à une conception 3D sur écran. Elle-même suivie de la transformation de la nomenclatured’entreprise sous-tendue par une gestion des données du produit en développement aussi appeléemaquette numérique.D’autre part, l’organisation séquentielle des bureaux d’études et des bureaux des méthodes a cédéle pas à une organisation plus organique où l’ensemble des compétences vitales à la réalisationdu développement se retrouvent sur un même lieu géographique afin d’accélérer les échanges dansla résolution des problèmes : le plateau projet.Nous sommes donc aujourd’hui en face d’équipes de projets intégrées dans les entreprises, encharge de développer des produits attrayants, rentables et arrivant au bon moment sur le marché.Tout cela dans un mouvement conjugué de dématérialisation des développements et des flux decommunications et de disparition des frontières usuelles de l’entreprise.Aujourd’hui, chez les grands industriels, l’ensemble des développements repose sur du numérique.On entend par là que le dossier de définition et qu'une large partie du dossier de justification sontfondées sur des données numériques de définition ou de simulation. Ce champ d'applications’étend en intégrant d'une façon toujours plus étroite données de définition et prédiction mesuréedu comportement du produit et de ses procédés de fabrication. On parle alors de produit numéri-que, de process numérique, d’usine numérique.Ces « résultats » numériques sont la production des projets organisés en plateau. L’évolution majeure ré-cente est que les processus de conception s’appuient sur des données numériques produites simultané-ment par les équipes du projet. Ces processus élémentaires étant chapeautés par des processus desynthèse et d’architecture visant à piloter en temps « réel » la progression du projet vers ses objectifs deQualité-Coûts-Délais. C’est l’ingénierie simultanée. On comprend alors pourquoi le travail est forcémentcollaboratif, le partage des jalons et des processus de développement forcément nécessaires. »

Source : Micad 2002, « Le Salon n° 1 mondial de la CFAO “communicante” », Lettre d’information visiteurs du MICAD 2002, 26-27-28 mars. ■

L’innovation ne se réduit donc pas aux nouvelles technologies (processet produit). « Elle concerne toujours – et d'abord – des dimensions or-ganisationnelles. A côté d’un nombre très limité de découvertes techno-logiques radicales, l’essentiel de l’innovation n’a rien à voir avec leshautes technologies ; elle prend la forme de mille petits changementssystématiques et collectifs qui font que les entreprises deviennent capa-bles de s’adapter, d’apprendre et de créer » (Bellon, 1997).

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Le GERPISA1 s’est intéressé aux facteurs qui déterminent les évolu-tions technologiques dans l’industrie automobile mondiale (Gerpisa,2001). Il en ressort que les trois concepts les plus fréquemment citéssont ceux de globalisation, de modularisation et de réseaux de firmes.Vient ensuite celui de co-développement et enfin celui de gestion desconnaissances (knowledge management). C’est dans le même esprit quel’on voit ici que l’émergence puis la croissance des trois domaines tech-nologiques porteurs d’innovation (technologies de l’information et dela communication numérique, matériaux nouveaux technologiquementavancés, biotechnologies), et la création de leurs marchés respectifs,s’envisagent sous des conditions organisationnelles internes et externesfavorables.

Quelles sont ces conditions ? Nous allons montrer que le processus d’in-novation technologique est global, collectif et transversal, tant à un niveauorganisationnel interne à l’entreprise, qu’à un niveau organisationnel ex-terne entre l’entreprise et ses partenaires sur le marché. Les enjeux del’innovation, intégrateurs d’acteurs internes de double culture (sciences del’ingénieur et sciences humaines) et d’acteurs externes, interviennent enamont du développement, et surtout en pré-développement.

La maîtrise des choix technologiques pose des questions de management technologique

Dans l’entreprise, depuis la fin des années 80, la façon de travailler, decommuniquer, de recruter a évolué profondément. Un des objectifs estde maîtriser l’impact de la technologie sur le management pour générer,plus rapidement, des produits innovants aboutis, combinant des effetsprix et hors-prix de compétitivité (innovation, qualité, fiabilité, servi-ces, image, etc.). L’entreprise, en quête d’agilité organisationnelle, s’estcaractérisée par un « management technologique »2 : les méthodes et

1. GERPISA Réseau International, Groupe d’Études et de Recherches Permanent sur l’Industrie et les Salariésde l’Automobile, Université d’Evry Val d’Essonne.

2. Apparition de ce concept en 1981 au colloque du forum européen de management, à l’initiative de l’entre-prise de conseil Arthur D. Little. Il a marqué une prise de conscience de la complexité croissante des réalitésinternes de l’entreprise et de l’environnement international dans lequel l’entreprise évolue (Bienaymé,1994). L’étude précise de l’interface entre technologie et management qui nous intéresse ici est dominée enFrance depuis une dizaine d’années par les publications de l’ESC Grenoble créée en 1984 à un moment où latechnologie prenait une part croissante dans la réussite des organisations (Grange et Roche, 1999). À l’inter-face de la gestion et de la technologie, les « Cahiers du Management Technologique » diffusent de nouvellesapproches permettant de mieux comprendre et de mieux contrôler l’impact de la technologie sur le manage-ment. L’étude des interactions entre technologie et management est au cœur des choix éditoriaux. Deuxangles sont distingués. La technologie peut, d’une part, être appréhendée comme un outil. Il s’agit alors decomprendre en quoi elle peut aider les responsables financiers, ressources humaines, marketing, etc. àaccomplir leurs missions respectives. La technologie peut, d’autre part, être l’objet d’étude. On s’intéressealors aux traits spécifiques du management des entreprises à fort contenu technologique.

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pratiques managériales, destinées à améliorer les performances sur lemarché, améliorent la coordination horizontale, le partage de l’informa-tion et recherchent une grande flexibilité à court terme (Badot, 1997).La conduite de l’innovation technologique n’apparaît alors ni linéaire,ni cloisonnée, ni déterministe. Elle est au contraire bouclée, itérative,collective, pluridisciplinaire et flexible. On définira le managementtechnologique avec Morin (1985) comme la « combinaison des discipli-nes scientifiques, industrielles et managériales en vue de développer etde mettre en œuvre les capacités technologiques nécessaires à la con-ception et à la réalisation des objectifs opérationnels et stratégiques del’entreprise ». Le management technologique relie les variables techno-logiques avec l’ensemble de la politique de l’entreprise.

Transformer l’amont du développement de projet pour gérer l’innovation technologique

De questions de technologie à celles de marketing, la confrontation(réelle et virtuelle) entre les acteurs des métiers s’avère indispensable(Cadix, 1979). Pourtant, alors que des constructeurs automobiles ontréussi à mettre sur le marché des produits innovants grâce aux avancéesde la gestion par projets (exemple de la Twingo lancée en 1993 ; voirMidler, 1993 ; chapitre 7), les échecs de projets dans l’industrie auto-mobile ont aujourd’hui en commun un manque de confrontation entreles métiers. La confrontation créée la dynamique de l’entreprise et elleest nécessaire le plus en amont possible (Aggeri et al., 2002b). Les pre-miers choix structurant le développement déterminent ainsi les 2/3 ducoût final du produit et doivent être effectués de façon intégrée dès lespremières phases de conception.

Ici, la contribution de Lawrence et Lorsch (1967) sur l’adaptation desstructures d’organisation dans un contexte varié et dynamique constitueun point de départ théorique à ce livre : ces auteurs prédisaient unecroissance de l’incertitude et de la complexité des marchés et des sa-voirs, et de fait un besoin parallèle de différenciation et d’intégrationentre fonctions plus importantes dans les organisations. La mise en re-lation de cette analyse avec l’actuelle généralisation des liens inter-fonctionnels de type projet en conception depuis les années 90, commecela a été observé en production dans les années 80, qui constitue unmoyen de gérer la complexité du produit et de l’environnement, ne peutque nous frapper.

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L’atteinte de performances élevées en qualité, coûts et délais du dévelop-pement de produit nouveau ne peut se faire que par la réduction drastiquedes risques technologiques et techniques dans le cours de ce processus :or, ces risques sont typiquement ceux qui accompagnent l’innovation,comme le montre par exemple l’histoire de Citroën (exemple du projet« F » dans le chapitre 7). Les tâtonnements techniques, les mises au pointdifficiles et les modifications incessantes allongent les délais de concep-tion, d’où l’idée d’anticiper au début du développement les difficultés oudérives qui pourraient ensuite apparaître. Ce phénomène faisait déjàcraindre le moment et la gestion des innovations chez Peugeot dans lesannées 50 (Loubet, 1995) et cela se vérifie aujourd’hui : les innovationsse complexifient et engendrent de l’incertitude et des délais de plus enplus incompatibles avec les projets. Le climat de risque et la peur de nepas tenir les engagements freinent les directeurs de projet dans la prise dedécisions stratégiques d’innovation.

Le management par projets s'avère en théorie très performant pour maîtri-ser le développement : il permet d'éviter, grâce à une anticipation et à unesurveillance techniques très actives et permanentes, les dérives générale-ment observées suivant les indicateurs classiques (coûts et délais en parti-culier). Il conduit également à des progrès importants en qualité.L’évolution de la qualité en cours de développement est mesurée industriel-lement par le total des points de « démérite1 » des prototypes. Les véhiculesissus des structures projet bénéficient d’un démérite inférieur à ceux des vé-hicules sans structure projet (Ciavaldini, 1996). Grâce à la réactivité plusforte d’une équipe qui détecte en amont les problèmes, la structure projetévalue plus fidèlement la non-qualité de la voiture au départ.

Malgré ces progrès, le management par projets ne semble pas avoir per-mis d’atteindre tous les objectifs fixés. Dès la fin des années 90, la coor-dination projet ne suffit plus à la performance sur les marchés (Midler,1998). Dans l’automobile, à cette période, Ciavaldini (1996) démontreque si le niveau de qualité a crû de façon considérable, l’apport des« projets » est moins important pour les coûts et les délais. La baisse descoûts, générée par l’approche « projet », est trop faible pour améliorersuffisamment la compétitivité du produit. Elle est pourtant d’autant plusindispensable que, l’offre se diversifiant et se renouvelant plus vite,chaque produit se vend désormais en moins grande quantité et se renta-bilise donc moins facilement. Le retour sur investissement doit se faire

1. Nombre de défauts pondérés par leur gravité.

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sur des séries plus courtes d’où l’impérieuse nécessité de maîtriser lescoûts. Le même constat peut être fait pour les délais. Des plannings dedéveloppement ne tiennent pas les objectifs prévus au départ (CitroënC5, Renault Laguna II, Avantime) et pourtant, les études ont été com-mencées plus en amont. Par ailleurs, les délais de développement descomposants les plus simples s’allongent et deviennent souvent supé-rieurs au délai de développement du projet du véhicule. Ces difficultéshandicapent fortement la réactivité de l’entreprise alors même que cetteréactivité doit s’accroître encore (Ciavaldini et Pointet, 2000b).

Toutes les entreprises innovantes sont confrontées à la mêmeproblématique : les innovations se complexifient tant à un niveau tech-nique qu’à un niveau organisationnel par la multitude d’acteurs qu’ellefont intervenir. Elles génèrent de l’incertitude. La complexité des sys-tèmes que l’homme ne peut plus maîtriser induit des risques et des dé-lais de plus en plus incompatibles avec les projets. Cela ralentit ladémarche d’innovation, diminue le potentiel de différenciation du pro-duit et de création de valeur perçue par le client, dans la mesure où lesacteurs du développement ne sont pas allés jusqu’où ils voulaient aller.D’un point de vue concurrentiel, ces risques ne sont plus acceptablesdans la phase de développement. La grande prudence des acteurs desprojets aboutit à un rejet de l’innovation et à une concentration des ris-ques vers l’amont. La conséquence est simple : les performances en dé-veloppement ne peuvent être satisfaisantes qu’à condition de remonterle processus d’innovation avant les activités de développement. En pra-tique, dans les grandes entreprises les plus innovantes comme ThomsonMultimédia, par exemple, cela conduit à définir et à faire fonctionnerdeux processus liés ou intégrés mais distincts : d’une part, le dévelop-pement des produits nouveaux ; d’autre part, l’acte d’innovation, enamont du développement, dont l’objectif est de fournir au développe-ment des projets calibrés pour tirer la meilleure performance de ce pro-cessus (Lebidois, 2001). Dans l’aéronautique, Gautier (2002a) expliqueque le développement d’un nouvel appareil s’organise autour de deuxphases principales. Une phase de pré-développement comprend laréalisation d’études de marché, les études préliminaires (après choixdes moteurs) et la démonstration de la faisabilité industrielle. La phasede développement prend en compte les contraintes d’industrialisation àun niveau tel que l’établissement de la définition d’un avion est soumisà des contraintes analogues à la fabrication de l’avion. Il est très difficileet très coûteux de modifier les principes constructifs, les architecturesou les technologies mises en œuvre, une fois le développement lancé.Cette phase de développement comporte principalement les activités

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d’études (spécifiques ou non), le développement des équipements, lesessais aérodynamiques, les maquettage d’études et outillages, la miseau point des processus de fabrication, la documentation, les essais struc-turaux et des systèmes et les essais en vol.

Le développement s’éloigne de l’innovation, même si elle reste la bien-venue à toute phase de conception puis d’industrialisation. Il représentedavantage une phase de spécification d’un système (produit, processus,organisation) par activation des compétences et connaissances existan-tes (Le Masson et al., 2001). Sans exclure des choix techniques périphé-riques complémentaires au produit qui est conçu, le développements’affirme comme étant une phase de définition de valeur, de mise aupoint du produit et de finition de détails par application rapide et réac-tive des savoirs acquis parallèlement par les métiers et pré-développésen amont. Le projet en développement fait partie du processus d’inno-vation, puisqu’il a pour charge de promouvoir des idées et de mener uneinvention à l’industrialisation, mais la production de connaissances né-cessaires au compromis créatif s’exprime en amont. Cela cible mieuxles futures prestations clientèle et la transversalité est le moyen de lessatisfaire au plus juste (Ciavaldini et Pointet, 2000a). L’enjeu de l’inno-vation et les fondements de la flexibilité se retrouvent en grande partieen amont du projet. Dans la lignée du système japonais de productionau plus juste, l’avant-projet constitue l’incontournable nouvelle étapede la rationalisation de la conception. C’est là que se situe la productionde connaissances qui sera utilisée par les projets (Midler, 1998), quesont identifiées de nouvelles compétences (Le Masson, et al., 2001) etque se jettent les bases de maîtrise de l’innovation et de définition réelledu produit. Et c’est en particulier par l’extension des organisations ma-tricielles à ces activités amont que passe la réussite de cette nouvelleétape.

Pré-développement de concepts, principe de l’architecture modulaire et différenciation de produit

La politique de plates-formes n’est pas récente dans l’industrie automo-bile. On se souvient des stratégies de partage de composants des années70-80 (Peugeot 104/Citroën LN ; Fiat Croma/Lancia Thema/Saab9000, etc.). Ces stratégies n’apportaient qu’une différenciation limitée(phares, calandre, boucliers).

Comme cela a été soutenu dans des précédentes publications (Ciavaldi-ni et Pointet, 2000a ; 2000b), il est désormais possible d’aller beaucoup

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plus loin dans la différenciation de produit (donc la création d’imageforte) et de répondre réellement à la dynamique de variété du marché,de prévoir les changements technologiques et de législation et les exi-gences internes en production. Dans une analyse de la survie de la firmequi cherche à répondre aux problèmes posés par les projets, la logiquegénérale du processus de rationalisation pousse la conception à passerd’un schéma où les études sont menées en cours de projet dont le déve-loppement est long, à un schéma où une majorité de concepts est pré-développée. Cette notion de concept peut être globale (monocorps, spi-der, pick-up, etc.), thématique (3 litres aux 100 km), technique (plate-forme commune, aluminium, etc) ou systémique (planche de bord,avancée pare-brise, plancher plat, etc.). Ce pré-développement débutede façon autonome selon un pilotage transversal avant le début du projetraccourci et il se poursuit partiellement en recouvrement. Le croisementdes fonctions de l’amont renforcé et du développement allégé engage leprocessus de conception vers une plus grande addition et une plus foi-sonnante interaction de savoirs et d’apprentissages. Des « pré-projets »sont créés, à l’image des projets en développement, pour les gérer.L’ensemble de ces concepts constitue alors une « banque de concepts »et généralise la notion de « banque d’organes mécaniques », chère augroupe PSA Peugeot Citroën. Validés avant le début du projet, ils cons-tituent des briques de connaissances à partir desquelles les produits seconstruisent. Le développement consiste alors essentiellement en un as-semblage savant, facilité par la prise en compte initiale d’adaptativitésdes éléments et grâce à une nouvelle compétence de recompositions(prédiction des interactions résultantes) des métiers. Cette approchemodulaire consiste à choisir très tôt des interfaces entre des sous-systè-mes et à les rigidifier de telle manière que leur développement soit libre,en dehors de la spécificité des interfaces. Les ingénieurs peuvent ainsifaire preuve d’une plus grande créativité dans le cadre de ces limites(Durand, 1998). « En utilisant un maximum de modules fixes, capablesde tolérer les autres modules différenciateurs (qui varient dans le tempset/ou entre les modèles), les séries à produire deviennent plus longueset cela permet la réalisation d’économies d’échelle »1. Ainsi, à moin-dres coûts, l’entreprise se construit un répertoire « organisation-produit » qui lui donne des possibilités de choix pour trouver, en sonsein, la meilleure réponse, au meilleur moment, par rapport à la dyna-mique du marché. Elle est capable d’offrir plus rapidement un produit

1. Truls Thorstensen, Vehicule News, n° 255, mars 2002.

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en meilleure adéquation avec les attentes des clients et elle gère plus fa-cilement ses modifications tout au long de sa vie. Ces choix organisa-tionnels novateurs en amont offrent une plus grande flexibilité dans ladéfinition stratégique du produit entre différenciation et homogénéisa-tion (Pointet, 1997 ; 1999), en cohérence avec la nature du produit, quinécessite d’être en permanence repensée afin de dépasser une segmen-tation naturelle des marchés (Nicolas et al., 1998).

Au niveau du produit et suivant les projets, les constructeurs mènentune politique de plates-formes et procèdent à des « lancements princi-paux ou dérivés », ces derniers pouvant également être perçus commedes nouveautés importantes par les consommateurs (Ciavaldini, 1996).Sur la base de plates-formes pré-existantes, l’objectif des produits dé-rivés est de diminuer coûts, investissements, risques et délais en con-ception. Il existe peu de projets réellement nouveaux en cours chez lesconstructeurs alors que les adaptations de véhicules en développementou développés sont nombreux : on observe, pour un projet principal, aumoins dix projets dérivés.

L’intérêt de cette évolution, même pour les projets conventionnels,prend tout son sens en considérant l’ensemble des projets d’un cons-tructeur. La phase amont devient commune à plusieurs projets, alorsque traditionnellement, tout le développement était chaque fois à refai-re. Ce phénomène d’économies d’échelle est d’autant plus fort que lenombre de projets est élevé, et cela répond aux attentes fines de diver-sité. En outre, cette gestion transversale de l’expertise répond à une pré-occupation majeure des métiers depuis l’avènement des projets, sanspour autant entraver le fonctionnement de ces derniers.

Exemple

Dans l’automobile, afin de mieux gérer la diversité commerciale, il s’agit de faire du « meccano »à partir d’éléments existants, au sein d’une marque et entre différentes marques (Ciavaldini et Lou-bet, 1995). La standardisation des composants est forte mais elle est cachée comme le révèle lagrande variété des produits de moyenne gamme du groupe Volkswagen de la fin des années 90(VW Golf, Bora, New Beetle ; Audi A3, TT, TTS ; Seat Toledo, León et future Ibiza ; Skoda Octa-via, ...) issue de la mise en œuvre d’une stratégie de profit privilégiant « volume et diversité » (Freys-senet et al., 1998). Dans les années 2000, les produits de segments différents (VW Polo, Golf etPassat ou Audi A3, A4 et A6) se partageront encore davantage de composants et de technologies.Le groupe Volkswagen a identifié 11 modules inter-marques, notamment les essieux, les freins et lesgroupes propulseurs ; les véhicules feront de plus en plus appel à l’électronique pour différencierles performances et les caractéristiques de conduite des différents modèles (Vehicules News,n° 255, mars 2002).

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Dans l’aéronautique, il existe également des projets dérivés. Exemple d’un projet de développement d’unappareil long-courrier, dérivé d’un appareil existant mais dont l’augmentation de taille et de masse entraî-nait des problèmes de conception tout à fait nouveaux ; exemple d’un projet de développement d’unappareil dérivé d’un appareil de la gamme : l’objectif était d’augmenter la distance franchissable del’appareil existant et donc sa masse, afin de le proposer en tant qu’avion d’affaires.

Source : Gautier, 2002b et présentation par l’auteur lors du séminaire PRISM de l’Université de Marne-la-Vallée, « Contrôle de gestion et management de projets », 4 février 2002. ■

Stratégie de croissance par l'innovation répétée

La compétition par l’innovation ne consiste pas seulement à réussir descoups ponctuels mais aléatoires : les stratégies de croissance des firmespassent de plus en plus par l’innovation intensive et répétée, soutenuesur plusieurs années. Comment une entreprise peut-elle passer de suc-cès ponctuels dans le lancement de produits nouveaux à un régime d’in-novation systématique, entretenu, pérennisé et piloté ? Comments’organise-t-elle pour cela ? Comment tire-t-elle parti des apprentissa-ges permis par chaque expérience de conception et de mise sur lemarché ? (ANRT, 2002 ; Hatchuel et Le Masson, 2001). Assiste-t-on àl'émergence de nouveaux principes de management ? Le Masson et al.(2001) disposent d’exemples d’entreprises qui ont su être innovantespendant plusieurs années de manière soutenue (Téfal, Sekurit-Saint-Gobain, Alcatel Optronics, Rowenta, PSA Peugeot Citroën, Renault).Ces entreprises ont adopté, de façon formelle ou non, des principes degestion et des structures organisationnelles favorables à l’innovation :création d’équipes spéciales autour d’un projet innovant, à l’image deCitroën durant sa période légendaire centrée sur une tradition à créerdes véhicules innovants ; comité d’innovation composé de chaque dé-partement fonctionnel et de toutes les équipes d’innovation, équipesduales d’innovation souvent composées d’un ingénieur produit et d’unspécialiste en marketing, logique collective de prototypage rapide, logi-que d’échange de savoir soutenu entre les équipes d’innovation, straté-gie de conception visant à fonder des lignées de produits1. Précisionsque ce régime d’innovation soutenu est historiquement pratiqué par Re-nault (Freyssenet et al., 1998 ; Pointet, 1997) et même si les stratégiesde profit sont variables selon les constructeurs automobile, on observe

1. Vincent Chapel a montré que de 1974 au début des années 90, Téfal a connu une croissance soutenue ayantété quasi exclusivement le fait d’une politique d’innovation permettant un renouvellement constant des pro-duits. Chapel, V., 1997, « La croissance par l’innovation intensive : de la dynamique d’apprentissage à larévélation d’un modèle industriel, le cas Téfal », École des Mines de Paris. Voir également l’article « Peut-on organiser l’innovation ? » du dossier Industrie, Les Échos, 28 novembre 2001.

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dans le contexte d’une concurrence toujours plus intense, qu’un tel ré-gime d’innovation soutenue est désormais recherché par de nombreuxconstructeurs automobiles. Il se dégage de ces cas que l’innovationn’est pas seulement une qualité attribuée à un produit. L’innovation estavant tout un processus qui peut réussir, pourvu que soit mis en placeun ensemble de structures et de démarches managériales appropriées.

Gestion des nouveaux savoirs dans le contexte de changements organisationnels

Toutes les récentes mutations de l’univers de l’entreprise conduisent lesorganisations à s’interroger sur l’exploitation et la valorisation desconnaissances (Pomian et Roche, 2002). L’innovation engage une re-cherche, une expérimentation et un apprentissage qui entraînent l’appa-rition de compétences nouvelles, c’est-à-dire l’enrichissement ducapital humain et un développement de capacités à imaginer et réaliserde nouvelles formes de conception, de production et de consommation.Elle traverse l’entreprise qui crée et recrée des savoirs, qui transformedes savoirs historiquement acquis. L’introduction de nouvelles techno-logies et la disparition de technologies obsolètes, en tant que variablesde stratégie, impactent les rapports sociaux. Aborder la question deschangements technologiques conduit à traiter du management des res-sources et des relations humaines, de la formation du personnel, de lacréation, la conjonction et la diffusion de savoirs et compétences. L’ap-parition de ce « knowledge management », caractéristique de l’entrepri-se aprenante, résulte bien des transformations générales opérées par uneéconomie renouvelée par ces nouvelles technologies.

Les entreprises innovantes s’organisent en réseau

À un niveau externe, dans un contexte de durcissement des règles de laconcurrence globalisée par l’ouverture des économies, les coopérationsse sont multipliées dans de nombreux secteurs d’activité1. Le phénomè-ne de la coopération prend une ampleur considérable dans les secteurs

1. Le partenariat est défini comme une collaboration pour laquelle des acteurs diversifiés trouvent un intérêt àtravailler ensemble et reconnaissant chacun l’objectif général poursuivi par cette collaboration. Chaqueacteur apporte ses moyens, ses compétences qui sont de nature différente (financière, logistique, savoir-faire,idées, etc.). Les acteurs du partenariat se partagent les coûts et les risques plus élevés lorsque les technolo-gies sont nouvelles et intègrent un degré élevé de complexité. Dans la perspective d’un accroissement dunombre d’accord de coopération, un réseau est défini comme un tissu de relations durables réciproques entredes entreprises diverses et fonctionnant sur un mode partenarial (flux d’informations, de biens et services, detechnologies, de connaissances, etc.).

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les plus dynamiques (ANRT, 2002) où le rythme du changement tech-nologique s’accélère. Les entreprises nouent des alliances en R&D, afinde combiner des ressources et des compétences qu’elles ne possèdentpas toutes et de créer de ces échanges de nouveaux savoir-faire techno-logiques pour lancer des produits innovants compétitifs (Mothé, 1999).L'innovation technologique est alors issue d'un travail collectif, asso-ciant plusieurs entreprises, laboratoires de recherche et universités. Cethème soulève des questions d’implication des partenaires, d’enthou-siasme collectif, de partage et de confiance alors même que les relationssont sujettes aux tensions et à la trahison parce que chaque partenaire seplace dans un contexte de recherche d’intérêt propre, non né-cessairement convergeant avec celui des autres associés.

Parmi les formes de collaboration, celles qui se réalisent entre concur-rents (entre laboratoires pharmaceutiques, constructeurs automobi-les…) représentent des partenariats horizontaux souvent réalisées trèsen amont. L’alliance entre concurrents représente une recherche de dé-passement de formules d’instabilité liées au marché et la mise en œuvrede stratégie de coopération représente finalement une forme nouvelle deconcurrence (Kraft, 1999).

Les relations de partenariats verticaux au sein d’une filière de productionse substituent dans les années 80 à celles de sous-traitance qui éclatent, dis-persent et rendent vulnérables les entreprises ayant délesté toutes les acti-vités qu’elles n’ont pas considérées comme stratégiques pour leur avenir(Taddéi et Coriat, 1993). Dans les années 90, l’émergence du co-dévelop-pement où les fournisseurs, considérés comme des centres de compétencessupplémentaires, s’associent étroitement au développement de nouveauxproduits, prolonge cette démarche d’assemblage, de partage et de créationde savoirs (voir chapitre 6). Cette organisation permet aussi un partage durisque d’innover entre les industriels partenaires.

Exemple

Dans l’industrie automobile, compte tenu de la très forte complexification des véhicules (mise enœuvre et interface entre matériaux avancés, enrichissement technologique important lié aux équi-pements, aux nouvelles normes et attentes de sécurité et de dépollution, aux possibilités offertes parl’intégration des technologies modernes, aux progrès en matière de qualité et à l’optimisation éco-nomique), il est désormais impossible pour un constructeur de maîtriser l’ensemble des techniques.Celui-ci est désormais obligé de partager ce savoir, de s’appuyer sur des équipementiers spéciali-sés (sièges, planche de bord, ébénisteries, climatisations…), et de se recentrer sur son activité prin-cipale (assemblage/montage final, et encore souvent les moteurs) et les compétences qui s’yrattachent : domaines de la synthèse véhicule et savoir d’intégration. ■

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La gestion de projet a facilité la mise en place de relations partenariales avec des fournisseurs quiparticipent de plus en plus à la conception de pièces et de concepts techniques complexes.Aujourd’hui, sur les nouveaux véhicules, la valeur ajoutée du constructeur représente 30 à 35 % duprix de revient de fabrication. Pour concilier les démarches de gestion de projet avec ce mouvementde désintégration verticale, se généralisent de nouvelles pratiques entre constructeur et fournisseurs,souvent dénommées « co-développement » : certains fournisseurs ne sont plus de simples sous-trai-tants, mais de véritables co-développeurs, qui participent complètement au développement d’unproduit, en relation étroite et continue avec le constructeur. Garel (1999) fournit une étude empiri-que nous permettant de mesurer des performances de coûts de co-développement et de les com-parer avec celles d’un développement traditionnel. La confrontation de ces résultats avec nosobservations au sein de PSA Peugeot Citroën et avec d’autres travaux, notamment ceux de Laigle(1998) puis Hatchuel et al. (2001) et Midler (2001), fait apparaître le co-développement commeune structure organisationnelle favorable à la diminution des délais et des coûts.D’abord, les fournisseurs sélectionnés sont intégrés plus en amont dans le calendrier du projet. Unepartie des explorations et des tâtonnements devient partagée entre le constructeur et quelques four-nisseurs. En contrepartie de cette coopération technico-économique, la phase de développements’allège de doutes et les chances de « faire bien du premier coup » augmentent. Selon Garel(1999), le co-développement aboutirait à une réduction de 10 % du délai de développement. Cet-te contraction temporelle s’inscrit par conséquent dans une plus grande sûreté de guidage de l’in-novation.Ensuite, le coût du véhicule co-développé diminue. D’une part, les coûts de modification, ayant pourbut de corriger un écart de performance du produit ou de process par rapport aux performancessouhaitées, diminuent. D’autre part, le coût des outillages baisse, grâce à une amélioration de leurconception obtenue par la participation des fournisseurs aux plateaux.Les fournisseurs co-développeurs sont donc devenus très impliqués dans la formulation de la définition duproduit. La qualité des relations d’organisation inter-entreprises guide fortement le processus de maîtrised’innovation de produit. Les notions de partage et de durée introduisent celles de confiance, de consi-dération et d’estime, motivant les partenaires engagés dans une démarche de co-conception d’innova-tion alors plus efficace. La qualité des engagements initiaux contractualisés, la faculté des acteurs àconstruire des compromis coûts/prestations et à chercher ensemble des solutions viables au cours du dé-veloppement, l’intervention des fournisseurs très en amont des projets, constituent des variables dé-terminantes dans la capacité de réponse aux attentes de différenciation du marché.

Source : d’après Ciavaldini et Pointet, 2000b. ■

À cause des évolutions technologiques d’une part, de la croissance dela complexité des projets d’autre part, il est devenu difficile de dire oùs’arrête l’entreprise, de tracer ses frontières (Besson, 1997 ; Garouste,1997). Dépassant les limites traditionnelles de l’entreprise, la concep-tion d’un avion chez Dassault Aviation intègre de façon permanente desingénieurs de l’entreprise et des ingénieurs de fournisseurs (600 entre-prises étaient associées au programme Rafale). L’entreprise était éten-due aux partenaires, leurs équipes intégrées dans les mêmes lieux.L’Airbus A380 ouvrira l’ère de « l’usine étendue », où les différents si-

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tes européens de l’avionneur, les sous-traitants, les partenaires à risquespartagés et les équipementiers travailleront à partir des mêmes bases dedonnées, avec des méthodes cohérentes. Des modèles virtuels d’usinessont fournis par Dassault Systèmes (solutions de fabrication numérique3dPLM DELMIA) pour l’usine Airbus à Hambourg. Les nouvellestechnologies permettent d’associer et d’impliquer davantage les four-nisseurs. Les clients font également partie de cette « entrepriseétendue ». Lorsque le produit implique le client (d’amont en aval, celui-ci est sollicité et impliqué dans la démarche marketing de l’entreprise,jusque dans le processus de validation du produit), les nouvelles tech-nologies l’intègrent encore davantage.

Exemple

L’expression « entreprise étendue » s’applique tout à fait à PSA Peugeot Citroën. Les nouvelles tech-nologies établissent une continuité tout au long de la chaîne de valeur. Les clients en font partie.L’ouverture du système d’information vers l’extérieur grâce aux e-technologies est stratégique. Cetteextension a lieu aussi bien en amont, vers les fournisseurs, qu’en aval, vers les clients, en passantpar le réseau de distribution et les collaborateurs. (…) La relation client au travers d’Internet a bienun sens, notamment grâce au configurateur de véhicule. Ainsi, le prospect peut, sur le site Web,non seulement s’informer sur les caractéristiques des voitures mais aussi personnaliser ce qu’il sou-haite, obtenir le prix de la configuration retenue et même accéder aux différents services (finance-ment, assurance, mobilité) (…)

Source : Le Monde Informatique, n° 925, 8 février 2002. ■

Au-delà des formes de partenariat horizontal ou vertical connues, dansun contexte de recherche de l’innovation économiquement viable etd’innovations financières nouvelles, soulignons enfin, en Europe,l’émergence d’un phénomène d’animation des marchés : les grandsgroupes industriels, dans leur démarche d’externalisation de l’innova-tion, s’intéressent à de jeunes entreprises technologiques. « Plutôt quede prendre trop de temps à bousculer une structure existante, il vautmieux promouvoir l’innovation à travers la création de start-up interneset externes comme autant de fusées qu’on lancerait depuis l’énormevaisseau » (de Ramecourt et Pons, 2001).

Exemple

Comment un grand groupe industriel peut-il favoriser l'introduction d'innovations de rupture ? À cettequestion (banale), portons un regard sur EDF qui essaie de répondre de façon originale en explo-rant les possibilités qu'offre le "corporate venturing". Il s'agit :

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• d'investir au capital de jeunes entreprises technologiques à fort potentiel afin d'acquérir des con-naissances, accéder à de nouvelles technologies, de nouveaux marchés et/ou de nouveaux bu-siness models ;

• de lancer de nouvelles entreprises issues de l'interne du groupe en les accompagnant dans leurspremiers stades de développement.

À terme, ces entreprises seront soit revendues, soit intégrées dans le groupe, soit conservées commepartenaire durable du développement industriel.Largement utilisée aux États-Unis depuis 30 ans, cette activité de corporate venturing est balbutianteen Europe et notamment en France. Combinant les outils et méthodes du capital-risque et ceux desprojets industriels, elle représente un complément à la R&D et aux outils de développement industriel(fusion/acquisition).

Source : Jumel (2002). ■

COMMENT S’ARTICULE LE LIVRE ?

Face à la diversité technologique, et à la multiplicité des problématiques liées, les thèmes choisis dans cet ouvrage s’articulent en deux parties.

Première partie, le développement des technologies nouvelles représente un mé-canisme fondateur parmi d’autres à l’origine d’un renouvellement de l’économie.C’est une économie de l’innovation, de l’information et du numérique. Ses fonde-ments se situent à un niveau informationnel, cognitif et virtuel. Ce mécanisme estrelié ou accompagné de transformations sociétales, financières et juridiques. L’ob-jectif de cette section est de décrire et analyser l’actuelle turbulence de l’environne-ment des entreprises où les progrès technologiques s’accélèrent, l’accès àl’information se trouve facilité grâce aux TIC pour tous les acteurs positionnés surun marché, le e-business se développe, l’innovation et le lancement de produitsnouveaux se répètent, les règles de la concurrence se modifient et se globalisent, lesoutils de politique technologique se réorientent, etc. Les problématiques abordéesse situent à un niveau général ou macroéconomique, en dehors de l’entreprise.

Seconde partie, le management s’ouvre vers les problématiques de technologiesnouvelles. Les entreprises innovantes prennent en charge l’accélération des transfor-mations profondes de leur environnement. Les changements organisationnels appor-tent des nouveaux supports adaptés à l’introduction ou la réception de nouvellestechnologies. Les nouveaux comportements stratégiques qui en résultent modifient àleur tour l’environnement et les structures de marché. L’objectif de cette section est dedécrire et d’analyser l’actuelle turbulence managériale des entreprises.

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Le marketing cherche à connaître finement les attentes sophistiquées des clients afinde leur proposer des produits innovants adaptés. L’organisation des activités deproduction-conception, en quête incessante de réactivité, se rationalise en perma-nence. La GRH est en crise. La veille informationnelle offensive s’intensifie. Cettesection examine les réflexions profondes d’entreprises contraintes d’agir rapide-ment sur les turbulences de leur environnement, de transformer leurs savoirs, de sedéterminer face à des nouveaux principes technologiques, industriels et organisa-tionnels généraux. Les problématiques abordées se situent à un niveau particulier,microéconomique ou mésoéconomique, à l’intérieur de l’entreprise ou à un niveausectoriel.

Les chapitres des deux sections apportent tous des éléments de structuration d’uneéconomie de l’innovation, de l’information et de la connaissance, du numérique etdes réseaux, dont le processus est analysé dans le chapitre suivant.