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LE LOUP BLANC Balthazare Chazard

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C’est la fiction qui permet d’articuler la réalité

Roger Lewinter

Un saint et un assassinNaviguaient entre un tien et deux tu l’aurasLorsque surgit un faux semblantQui prétendait laver plus blanc que blancQue pensez-vous qu’il advint ?Aux prises avec le fantôme d’un fantasmeQui se montrait tour à tourGénéreux et généralIls périrent noyésDans la cosmétique cosmique.La moralité est toujours dans la mortalité

L’auteure

Toute ressemblance avec des lieuxou des personnes ayant existé ne seraitque pure coïncidence…

Déposé à La Société des Gens de Lettres – mai 2013

Tous mes plus sincères remerciements à Sébastien Marie pour son aide aéronautique, à Gabriel Longueteau pour ses corrections patientes et à Pierre Creveuil pour sa relecture fouillée.

Illustration : Salvador Dali - Girafes en feu

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Chapitre I

De quoi pourrait-elle bien mourir ? Durga Demour ne se le demandait pas, elle le savait déjà : d’ennui ; sa vie se délitait et elle s’éveillait chaque matin avec la terreur de ne pouvoir rien y faire. L’hiver de cette nouvelle année 2010 maintenait son emprise glacée sur cette partie du Monde où elle habitait et cette main roide étreignait également son cœur.

Il ne restait à Durga qu’une ressource : rêver. Rêver et surfer.Sa vie ne tenait qu’à un fil, celui de la box qui la connectait à Internet. Fil bien mince,

lien bien ténu qu’elle craignait toujours qu’un caprice du givre fasse un jour vaciller et rompre, la plongeant dans le noir de l’écran.

Isidore dormait paisiblement près d’elle, dans sa corbeille rouge décorée de souris habillées et de chiens jaunes hilares qui ne semblaient pas l’émouvoir. Rien ne le souciait que ses croquettes, le passage de quelque intrus sur son territoire et les oiseaux qui le narguaient de l’autre côté du carreau, profitant du jardin aux instants où précisément il n’y était pas.

Durga enviait Isidore le chat. Elle admirait sa zenitude... et sa cool attitude.Les merles piquetaient de plus belle les boules de graisse qu’elle avait suspendues aux

branches dénudées d’un jeune sureau, devant la maison. Et de petites boules de plumes jaunes et grises s’attaquaient à celles accrochées derrière le laurier sauce géant, qui lui servait de rideau sur deux étages. Là, juste de l’autre côté de la fenêtre de son bureau. Mais il fallait que Durga fasse semblant de ne pas voir les oiseaux, pour qu’ils continuent de festoyer. Elle ne pouvait les regarder que de biais, en tapotant sur son clavier d’ordinateur, sans bouger les yeux ni la tête. Tout regard direct les faisait fuir. S’envoler immédiatement. Mais Durga connaissait les codes et les respectait. Les petits tarins becquetaient tranquillement.

Depuis peu, le jardin du bas -qu’elle apercevait par la seconde fenêtre- redressait son herbe couchée et blanchie d’un long séjour sous la neige. Le dégel avait amené la saturation des sols d’une eau qui leur avait tant manqué durant l’été torride. Mais cette gadoue gelait toujours chaque nuit. Les sapins et les bambous, qui bordaient cette partie du jardin, semblaient reverdir sous un nouveau printemps. Ils étaient bien les seuls. Durga les enviait aussi. Que n’aurait-elle envié ? Tout ce qui semblait profiter de la vie.

La lumière du court jour de janvier déclinait déjà quand Isidore tendit une patte pour accrocher sa manche. C’était sa façon de sonner la fin du round-ordinateur et de lui signifier qu’il était temps de bouger un peu. Isidore avait toujours raison, alors Durga ferma la page qu’elle était en train de survoler et se leva.

Le chat la précéda dans l’escalier, jusqu’à la cuisine. C’était l’heure de la pause croquette. Mais non. Le félin dédaigna son écuelle, il voulait sortir. Durga en fut étonnée car

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une pluie fine s’était mise à tomber et Isidore pressentait toujours le temps qu’il faisait, avant même de mettre le nez dehors.

Elle ouvrit néanmoins la porte et, surprise ! le beau Georges était là, sur le seuil, le poil brillant, le ventre rond. C’est lui qu’avait détecté son compère. Le vieux chat avait disparu depuis plus de deux mois mais il était coutumier du fait. Il entretenait des relations certaines avec une autre famille du village, cela, Durga le savait de longue date, mais elle ignorait laquelle. Le vieux roublard se faufilait par quelque interstice du grillage, dans le fond du jardin, et filait vers la colline boisée ou... vers le lotissement voisin. Il était impossible de le suivre, même des yeux. Toute à la joie de cette visite inattendue, Durga fit rentrer le petit animal et prépara une seconde gamelle. Elle flattait les flancs du gros chat, qu’elle savait vorace, quand elle vit le collier.

Il n’entrait pas dans les coutumes de la maison de mettre des colliers aux chats qui en traversaient, toujours un peu trop brièvement, la vie. Ici, les animaux étaient libres et rois. Juste leur imposait-on l’application des antipuces de saison, derrière la base du crâne. Et voilà le vieux Georges porteur d’un somptueux collier rouge brodé de motifs pailletés, fermé d’une boucle.

- Ah cette fois-ci, vieux gredin, tu as été tout à fait adopté ! Tu as dû rester trop longtemps à la maison, lors de ta dernière visite, et ta famille d’accueil a cru t’avoir perdu à jamais !

Inspectant le repli suscité par le collier dans la fourrure du chat, Durga dégagea un petit cylindre de métal argenté, qui paraissait pouvoir se dévisser. Elle en tourna doucement la partie inférieure et libéra un mince rouleau de papier qu’elle déploya délicatement. Elle pensait y trouver un nom, une adresse ou un numéro de téléphone, mais elle resta la bouche ouverte, stupéfaite.

Un seul mot s’étalait, d’un rouge baveux des plus suspects, maladroitement tracé sur le papier chiffonné : HELP.

Durga n’était pas femme à perdre son sang froid, ni à s’émouvoir facilement, mais un spasme d’angoisse lui noua l’estomac. Interdite, elle réalisait que nul doute ne pouvait subsister : ce mot avait été tracé avec du sang. S’agissait-il de sang humain ? Employer l’anglais pour dire "au secours" était certes plus court mais ne tombait pas sous le sens. Malgré les "Beatles", tout le monde n’était pas en mesure d’en saisir la signification. À moins que ce soit la langue de la personne qui avait griffonné le mot.

Dans ce petit village rural, ne résidaient guère d’étrangers. Les maisons anciennes bordant la rue principale étaient toutes occupées de longue date, quant à la zone pavillonnaire, y logeaient des familles, dont les membres adultes travaillaient, pour la plupart, sur Paris. Lors des fêtes communales, tous les habitants avaient l’occasion de se rencontrer, de bavarder ou du moins d’échanger quelques mots, quelques regards, quelques sourires. Les enfants de Durga, riche source de liens, avaient quitté depuis longtemps la maison familiale, éloignant leur mère des nouveaux parents d’élèves ; cependant, celle-ci connaissait la plupart des gens, de vue. Elle aurait remarqué, entendu, reconnu, une famille étrangère. Restait le Domaine.

En effet, de l’autre côté du bois qui couronnait la colline dominant le village, s’ouvrait ce qu’on appelait un peu pompeusement, "le Domaine". L’accès en était théoriquement interdit par une multitude de panneaux "terrain privé, défense d’entrée". Mais malgré les clôtures et les haies serrées, qui paraissaient pouvoir repousser toute intrusion, de larges brèches avaient été ouvertes dans les taillis par les animaux, d’abord, puis par les enfants. Les enfants toujours en quête de nouveaux terrains de jeu. Cependant, les gardes-chasse veillaient. Et, en un jour déjà lointain, Camille, la fille de Durga, s’était vue ramenée ainsi par l’oreille -de même qu’une poignée de ses camarades- au domicile de ses parents. Vertement tancée, elle avait toutefois rapidement dépassé l’âge d’avoir envie de courir les bois, pour plutôt courir les boums. Néanmoins, sa mère... depuis qu’elle était seule, et que sa vie n’était plus faite que de

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loisirs, effectuait de fréquentes incursions sur le terrain privé. Il était même devenu son lieu de promenade favori.

Le Domaine avait un charme énorme : il était désert et immense. On aurait pu y tourner "La guerre du feu"... pas un poteau électrique ou télégraphique, pas un pylône, ne défigurait son paysage. Des champs et des bois, à perte de vue. Évidemment, des cultivateurs retournaient la terre, semaient, moissonnaient, avec des machines sophistiquées. Mais on les entendait de loin et il suffisait d’être vigilant pour les éviter. Des bûcherons avaient aussi sévi, une année, exécutant leur terrible besogne de mort sur des arbres centenaires. Quant aux gardes-chasse, malgré leurs 4x4, ils avaient beau sillonner les pistes, les chemins de terre et l’unique route empierrée, l’espace était si vaste, qu’on pouvait aisément passer à travers les mailles de leur vigilance molle.

Durga connaissait le Domaine comme sa poche. Elle en avait exploré tous les recoins. Les sols propices aux champignons. Tous les grands buissons de ronces. La longue rangée de noyers, près du château d’eau. Le château d’eau par lui-même, enfoui sous le lierre et la vigne vierge. L’élevage de faisans. Le manoir et ses étangs. La ferme. Sans oublier toutes les mangeoires, les points d’eau, les pièges à renards. Car si le Domaine comptait peu d’humains, il fourmillait d’animaux de toute sorte. C’était un plaisir pour Durga de voir détaler des lièvres gros comme de jeunes lévriers, de déboucher sur des chemins où des chevreuils médusés restaient là, pétrifiés de curiosité, si elle savait rester, elle-même, parfaitement immobile. Enfin quelle joie d’apercevoir à la tombée du jour, une harde entière de sangliers traversant le sentier à la queue-leu-leu, par la trouée d’une haie. Et les faisans aux plumes chatoyantes ! qu’elle se gardait bien d’effrayer, car ils s’élevaient alors d’un vol lourd, en lançant leur cri rauque, protégeant leurs poules, lesquelles trottinaient avec vélocité, de l’autre côté des haies, le long des champs. Et encore les écureuils agiles à atteindre la cime des arbres, les renards se faufilant entre les bosquets, la queue horizontale. Que de merveilles !

Alors, bien sûr, il y avait également la chasse... mais Durga en connaissait le jour et cette privauté dans le Domaine demeurait réservée à un très petit nombre de tueurs. Il suffisait aussi d’éviter le dimanche, car c’était la journée de la sortie systématique des gardes-chasse, traquant et accueillant les visiteurs curieux, qui s’enhardissaient en famille au-delà des barrières. En semaine, ils travaillaient... et ils n’y pensaient pas.

Durga s’interrogeait. Que faire ? Aller voir le maire ? Avec son minuscule morceau de papier, il la prendrait pour une illuminée, déjà que sa réputation était faite, depuis les longues années où la maison avait vu défiler toute sorte de zèbres, à carreaux et à rayures : des artistes. Quant à la police... Durga avait appris qu’il fallait surtout ne jamais s’adresser à elle. Question de principe. Et puis, il se pouvait que ce fût juste la facétie d’un enfant, un jeu de piste. D’ailleurs, elle avait remarqué de semblables colliers aux caisses du supermarché, vendus pour les jeunes comme bracelets au bénéfice du Téléthon.

Alors, elle allait faire autre chose. Elle allait répondre... on verrait bien... Découpant un ruban de papier, elle traça au stylo bille : "où êtes-vous ?". Puis soudain, une pensée l’effleura et, changeant de stylo, Durga écrivit en rouge en dessous : "where are you ?"... ce qui signifiait juste la même chose pour l’auteur du "help" énigmatique, mais pouvait lui être plus compréhensible. Elle roula le message et le plaça dans le petit cylindre, sous le cou du chat, revissant le capuchon. Georges, d’ailleurs, avait fini son plat. Elle le poussa dehors...

- Allez, mon gros matou ! retourne voir tes amis !Un petit crachin triste tombait toujours obstinément, ce n’était guère un temps à

promenade. Le chat resta un moment à hésiter. Il s’abrita d’abord dans l’encoignure de la fenêtre de la cuisine. Durga remonta dans son bureau, suivie d’Isidore. Elle se disait que si le gros Georges ne voyait plus personne, il finirait par s’en aller, par rebrousser chemin et retourner d’où il était venu. Et elle guettait, au premier étage, derrière la fenêtre qui donnait sur le jardin du bas, vers le fond du jardin. Au bout d’un long moment, elle vit le chat

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traverser le pré nonchalamment, s’engager sous les sapins, gagner le couvert et la clôture. Durga sortit en hâte ses jumelles de théâtre, d’un tiroir de son bureau, et inspecta la colline qui montait vers le bois. Elle cru voir une ombre rayée se faufiler à travers le champ en friche. À présent, il faisait presque nuit. On appelait cela "entre chien et loup". C’est à dire qu’on ne distinguait plus l’identité de ce qui pouvait se mouvoir, ici et là, si proche, dans la nature sauvage. In the wild world…

C’est une femme perplexe qui frissonna et ouvrit sa boîte mail. Il fallait qu’elle raconte cette histoire à quelqu’un, à un ami. Elle choisit d’écrire à Arcadie. C’était à son avis l’être le plus perspicace qu’elle connaissait, le plus réactif aussi. Certes, il habitait à présent la Guyane mais qu’importe puisque tous ses amis étaient disséminés, éparpillés de par le monde. Ils n’en demeuraient pas moins fiables et fidèles. Elle résuma l’histoire en quelques lignes, avec la grande rapidité que lui permettaient ses dix doigts en action. Avec le décalage horaire, le message parviendrait à Arcadie, sans doute dans le début de l’après midi et s’il était chez lui, il y répondrait sans tarder.

Durga resta songeuse, les doigts sur son clavier. Elle pensait à sa fille qui, elle, séjournait -quand elle était à terre- dans une autre partie du globe, où il faisait pratiquement toujours chaud, voire trop chaud : Dubaï. En effet, Camille était hôtesse de l’air pour le compte d’Emirates Airlines et habitait cette cité ultra moderne, plaque tournante internationale, poussée en plein désert. Mais Camille était partie en vacances au Brésil, c’est d’ailleurs pour cette raison que Durga ne l’avait pas rejointe dans le petit émirat, pour passer l’hiver sous un ciel plus clément. Elle pouvait toujours tenter de l’atteindre, également par mail, mais comme sa fille séjournait dans un village de vacances, elle ne devait pas consulter Internet tous les jours. Mieux valait s’abstenir et attendre. Et lui téléphoner de si loin pour lui faire part d’un incident aussi improbable -qui n’était peut-être qu’un jeu d’enfant, auquel son imagination excessive donnait une importance qu’on pourrait juger démesurée- lui sembla un peu ridicule.

Pour chasser son angoisse diffuse, Durga descendit dans le salon, ferma les rideaux et entreprit de faire du feu dans la cheminée ; puis elle alluma la télévision. Elle tomba sur un reportage animalier qui montrait des loups en semi-captivité. Mais elle n’y prêta guère attention. En cette fin de journée, la télé lui servait plus de présence réconfortante qu’autre chose. Cependant, un mot l’interpela. Plutôt un adjectif qualificatif : le loup blanc...

Quelle ironie ! c’était son surnom, son nom de code, quand elle travaillait encore pour les services secrets. C’est un pseudonyme qui lui allait comme un gant, puisqu’elle était artiste, connue, reconnue et courait le monde sous cette couverture pratique. Elle avait eu, d’ailleurs, sa petite notoriété, mais là n’était pas le but du jeu. Elle avait ainsi visité bien des pays, pour remplir certaines missions délicates. Sa situation de chanteuse lui permettait de s’introduire facilement un peu partout, sous le couvert d’un concert ou d’un récital privé. Oh ! elle n’avait rien d’une Mata-Hari, non ! ce n’était pas une espionne. Quoi que... elle avait la main leste pour prendre quelques photos en situation. Mais généralement, elle ne faisait que s’acquitter de messages ultrasecrets et de leur réponse, ou bien de faire transiter quelques menus objets. Cependant, c’était une époque révolue. Durga Demour était à la retraite, à présent. Et il fallait que coïncident ce message inquiétant -découvert sur le collier de son ex chat- avec ce documentaire, somme toute anodin. Comme un pied de nez de la synchronicité.

Comme s’il ne lui suffisait pas déjà de maintenir la communication avec le réseau fourni de ses ex amis et ex petits amis, il fallait que les animaux s’en mêlent ! Les ex chats et les ex loups ! Durga se mit à rire, un peu nerveusement, lui sembla-t-il, mais néanmoins, elle rit... d’elle-même.

La nuit était complètement tombée, à présent.Quoi que située pratiquement au centre du village, la maison, spacieuse et ancienne,

semblait bien retirée. Isolée par ses murailles de verdure et par le lierre épais qui recouvrait

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les grilles de façade et les murs de clôture adjacents, la propriété -perpendiculaire à la route- n’ouvrait aucune fenêtre sur celle-ci ; lui faisant face, de l’autre côté du terrain, on distinguait à peine le hangar et le four à pain. Quant au vaste jardin, il n’était plus à cette heure qu’un gouffre d’obscurité, traversé d’ombres portées, quand passaient des voitures dans le carrefour.

Par-delà c’était l’école, fermée à cette heure.L’éclairage communal ouvrit soudain un vaste halo devant le portail, mais dans le

jardin du bas, la noirceur demeurait dense et opaque.Durga n’avait plus de chien. Ses voyages fréquents lui interdisaient d’en adopter un,

alors qu’elle aurait vraiment souhaité le faire. Elle se serait sentie moins seule et mieux gardée.

Un chien est aussi un bon compagnon de promenade, quoi qu’elle n’aurait pas pu l’emmener dans le Domaine. Il aurait flairé et coursé trop d’animaux et aurait risqué, en outre, d’attirer l’attention des gardes-chasse et de signaler sa présence, lorsqu’elle se dissimulait entre les branches, suivant juste les sentes des bêtes. Cependant, du temps où la maison était pleine de gens et de vie, il y avait eu des chiens. Tous à présent ses ex chiens. Tous morts, après des années de bons et loyaux services.

D’ailleurs, dans le Domaine, les gardes-chasse non plus n’avaient pas de chiens. Les chiens dérangent les bêtes, plus que les humains qui ne sont pas chasseurs. Comme les chats dérangent les oiseaux, les taupes, les hérissons, les musaraignes et les mulots, qui, sans ces félins véloces, feraient du jardin leur champ de bataille et leur terrain de jeu.

Pouvait-on dire que le Domaine était un paradis pour les animaux ? Presque... bien que les faisans, élevés dans la partie la plus reculée de la propriété, soient destinés à la chasse, ils vivaient là, cependant, en semi-liberté. Bien nourris. Ils approvisionnaient chaque année nombre de "chasses gardées", dans lesquelles ils étaient lâchés. Mais on n’arrêtait pas les sangliers ni les chevreuils, dont le territoire s’étendait bien au-delà du Domaine. Ni les renards, ni les lièvres.

Une unique route empierrée courait au milieu des terres et des bois. Elle aboutissait d’abord à un carrefour étonnant, où un panneau indicateur, perdu au milieu de nulle part, indiquait : Australie... en pointant vers un Sud hypothétique ; les autres inscriptions étant rendues illisibles par les intempéries. Puis, en une large allée bordée d’une double rangée de marronniers, la voie poursuivait tout droit, comme si elle devait aboutir à une demeure. Mais elle ne menait nulle part, en ce Nord incertain. Elle butait juste, barrée par une route goudronnée perpendiculaire, sur un bois touffu et clôturé, où l’allée de marronniers ne se distinguait plus que vaguement, même pour un œil averti, noyée qu’elle était dans la végétation. On était là, à l’autre extrémité du Domaine. Cette chaussée perpendiculaire, donc, conduisait à la ferme, où elle se terminait en cul de sac, stoppée par une forêt aux épais taillis.

À ces confins de la propriété, dans cette ferme isolée, on engrangeait les récoltes, on stockait le fourrage et on élevait des vaches, ainsi que quelques poules, canards et lapins destinés à la revente directe. Un peu plus loin, contourné par cette étendue de forêt, le village de Boivilliers, réduit à quelques maisonnées, conservait cependant son château, ses écuries et ses chevaux. Toutefois, jamais nul cheval ni nul cavalier ne se promenait par les chemins. Les activités agricoles et équines étaient strictement séparées. La seule chaussée carrossable, dotée de ce carrefour baroque, délimitait en fait deux propriétés. Et si les deux propriétaires administraient la ferme en commun, utilisaient les mêmes machines agricoles et les mêmes gardes-chasse, la gestion des chevaux demeurait à part et le seul fait du châtelain occupant les lieux. Nonobstant que tout ce côté Est du Domaine lui appartenait également.

C’est donc à l’autre extrémité, à l’Ouest de ce vaste territoire, près d’un autre village, Saint-Martin, que se situaient le manoir et les étangs. Là qu’habitaient les seconds propriétaires. Du moins, quand ils étaient là.

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Il fut un temps où Durga avait entretenu quelques liens d’amitié avec un garde-chasse du Domaine. Elle était tombée nez à nez avec lui par inadvertance... et inattention. L’homme s’était cependant rapidement rendu compte que cette étrange intruse ne venait pas braconner mais qu’elle aimait la solitude et les animaux. Et il s’était laissé aller à quelques confidences. Il lui avait raconté que le Domaine, côté manoir, avait échu en héritage à une riche Américaine, d’origine française. Elle venait une fois l’an avec ses enfants et ne voulait voir, alors, aucun visiteur traîner sur ses terres. Les gardes devaient redoubler de vigilance pour qu’elle ne tombe pas impromptu, au détour d’un chemin, sur un promeneur déambulant. Durga avait observé cette consigne et s’en était tenue sagement, la période venue, à sa récolte de mûres, pour des confitures qui lui faisaient l’année et que, de toute façon, personne ne ramassait.

Cependant, la saison suivante, elle n’avait plus revu son garde-chasse. La couleur du 4x4 avait changé et Durga était restée à couvert quand elle l’avait vu passer. Elle avait redoublé d’attention, lors de ses promenades solitaires. Comme le gibier avec les chasseurs, elle conservait ses vieux réflexes de vigilance et d’intuition.

Durga était un prénom qu’elle s’était choisi elle-même, en référence à une bande dessinée de son enfance qu’elle affectionnait particulièrement: "Durga Rani, reine de la jungle" du dessinateur Pellos. Un Tarzan féminin régnant sur des forêts indonésiennes. De quoi faire rêver une petite fille éprise d’aventures. Et puis Durga, c’était plus joli que Denise…

Pour lors, la reine de la jungle se préparait à dîner. Elle aimait faire la cuisine et sa solitude ne la décourageait pas d’exercer ce don délicieux. Mais ce soir, elle choisit de se faire une crêpe de sarrasin précuite, garnie de tomates, d’oignons, de fines herbes et de deux œufs saupoudrés de gruyère râpé ; le tout agrémenté d’une cuillère de crème épaisse à 15%... diététique oblige. Elle n’avait pas la tête à entreprendre une cuisine plus élaborée.

Durga ouvrit une bouteille de vin rouge, la jumela d’un magnum d’eau minérale et s’installa devant la télé. Isidore ne tarda pas à la rejoindre sur la banquette, devant la table basse, agréablement disposée en face de la cheminée. C’était bientôt l’heure des premières informations et cette femme curieuse appréciait, confortablement installée en ce début de soirée d’hiver, de recevoir des nouvelles du monde, qui la réintroduiraient un peu dans l’univers des humains.

Mais les nouvelles n’étaient pas bonnes. Elles l’étaient d’ailleurs rarement. La météo prévoyait une recrudescence du froid et encore de la neige sous quelques jours. On s’entretuait allègrement aux quatre coins de la planète et on déguisait son suicide en accident de voiture, sur une grande partie du territoire. Quoi d’autre ? Durga remit une bûche dans l’âtre et zappa sur sa série préférée, NCIS.

Elle dû s’assoupir car la sonnerie du téléphone fixe la fit sursauter. C’était Camille. Comme quoi la communication subliminale entre la mère et la fille fonctionnait parfaitement. Elles échangèrent leur état de santé et leur météo respectives, puis la correspondante lointaine fit part à Durga de sa rentrée prochaine. Celle-ci nota le jour et le numéro du vol.

Bien sûr qu’elle irait la chercher à Roissy !Elle ne fit pas mention du message... ni du chat... Il est vrai que cette histoire, relatée

en mots sonores, aurait semblé bien farfelue. Puis la femme éteignit la télé, les quelques lampes, fit une petite caresse à Isidore -qui savait là, qu’il n’avait pas le droit de la suivre- et monta se coucher.

Le lendemain, il faisait plein soleil. Durga chaussa ses jolies bottes en caoutchouc, dernière mode-camouflage, décorées de feuilles vertes et des plus élégantes, puis sortit à pied pour se diriger vers les hauteurs du village. À sa surprise et son grand contentement, le sol demeurait gelé malgré le soleil, ce qui lui évitait de patauger dans la gadoue. Mais le froid

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était vif et lui mordait le front. Derrière les dernières maisons du lotissement, elle s’engagea sur le chemin de terre qui menait au bois. Elle se souvint alors de ce qu’on lui avait raconté, lorsqu’elle avait emménagé ici, il y avait de cela plus de trente ans.

En effet, peu avant cette lointaine époque, le nombre d’habitants de son village de Dampierre avait tellement décliné que l’école avait failli fermer et la mairie être rattachée au bourg voisin, Villemont-en-Arthy. Un château presque en ruine, que la commune n’était pas en mesure de restaurer se situait alors, avec son vaste parc, à l’emplacement du lotissement. Un lointain héritier s’en désintéressait totalement mais un maire avisé était parvenu à monter un projet avec un promoteur de maisons évolutives. On avait alors rasé le château, coupé pas mal d’arbres et construit des pavillons. Le lotissement avait conservé le nom usurpé de "résidence du château". Quoi que Durga se souvint que Camille, avant son départ pour Dubaï, avait habité, près de Chilly-Mazarin, un lotissement du même nom, mais qui se référait là à un château d’eau...

Néanmoins, ce qui lui revenait à présent à l’esprit, c’est l’anecdote rapportée par sa fille, tenue d’un camarade de classe, dont les parents, en creusant à côté de leur garage pour implanter un abri à bois, étaient tombés sur les vestiges d’un ancien souterrain. Là dessus, un électricien de Villemont, Pascal Petit, était venu faire quelques travaux à la maison. C’était un passionné d’histoire communale. Et il lui avait raconté que l’auberge réputée de Saint-Martin s’était établie dans une ancienne commanderie Templière. Il prétendait savoir de source sûre que des souterrains reliaient, anciennement, le château rasé de Dampierre et la Commanderie de Saint-Martin. Mais il en faisait à l’époque tout un mystère, arguant qu’il voulait écrire un livre sur le sujet. Existerait-il une galerie qui communiqua pareillement avec le manoir du Domaine, voisin de la Commanderie ? S’interrogeait Durga. Dans ce cas, il est probable qu’il s’en trouvait également une qui reliait le manoir au château de Boivilliers...

Toutes ces données trottaient dans la tête de Durga, alors qu’elle s’enfonçait dans le bois. Elle passa les barrières du Domaine par son entrée habituelle, contournant un bosquet pour trouver sa trouée. Puis elle rattrapa un sentier. Des plaques de glace figeaient l’eau retenue dans le creux des ornières. De multiples traces de petits sabots restaient imprimées dans le sol, moulées par le gel. L’hiver devait être rude pour tous les animaux. Elle s’interrogeait toujours à savoir comment ils se protégeaient de la neige et du froid, comment ils s’abritaient de la pluie glacée. La nature, en cette saison, paraissait tellement hostile et inhospitalière. Toute cette faune qu’elle savait proche, aux aguets, immobilisée par son passage, trouvait de la nourriture aux mangeoires. Elle entendait souvent, de loin, le bruit sourd des coups de tête donnés par les chevreuils et les sangliers pour faire descendre le grain, grain dont profitaient également les plus petits, les plus menus. Mais tout se taisait à son approche. Le sol dur crissait sous ses bottes. Il lui était difficile de marcher totalement silencieusement. De toute façon, elle n’aurait pas pu tromper le flair de ses amis.

L’intruse prit la direction du manoir, quittant le sentier pour passer à travers les arbres. La masse de leur tronc pourrait, éventuellement, la dissimuler si elle devait faire une rencontre inopportune. Les larges fûts des hêtres et des chênes centenaires, peuplant cette partie du bois, lui seraient autant de refuges. Quelques vieux champignons liquéfiés pointaient leur silhouette figée, reconstituée par le gel. Durga n’avait pas de difficultés à s’orienter, elle connaissait parfaitement le terrain, mais elle s’abstenait, généralement, de s’aventurer de ce côté. Elle avait conservé le pas élastique des randonneuses chevronnées et évitait soigneusement de marcher sur les branches mortes ; les craquements qu’elle aurait déclenchés s’avérant aussi efficients qu’une sirène d’alarme.

La toiture d’ardoise du manoir, récemment rénovée, étincelait ses clous sous le soleil ; de la fumée s’échappait d’une des cheminées. Les gardiens. En effet, un couple de retraités occupait la maison toute l’année, entretenant la demeure et servant de domestiques lors des visites de la propriétaire. Celle-ci venait presque toujours sans son mari. Un industriel -au dire

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du garde loquace- trop occupé par ses affaires. Leurs trois jeunes enfants prenaient alors possession du Domaine comme d’une île déserte et amenaient le chaos dans les habitudes des vieilles personnes.

Les gardes-chasse, pour une partie, habitaient le village de Saint-Martin. La relève de nuit était assurée par ceux de Boivilliers, qui traquaient les braconniers et les fêtards sauvages, faiseurs de feux. Mais toutes les semaines, ces rôles permutaient.

Durga, à couvert, apercevait également les étangs, miroitant dans la lumière. Avantagée par ses jumelles, elle suivit des yeux les évolutions d’un grand héron cendré, des canards colverts, des cygnes, des poules d’eau. Les oiseaux tantôt s’élançaient sur l’eau, tantôt reprenaient leur vol pour aller se dissimuler dans les ajoncs. En balayant son angle de vue, elle aperçut un homme à cheveux blancs dans la cour du manoir, qui lançait du grain à quelques poules, cantonnées à l’arrière de la bâtisse, près des garages.

Elle vit arriver un 4x4 gris métallisé et le garde saluer le vieil homme de la main, avant de poursuivre son chemin, pour entamer une ronde dans le Domaine, mais aussi remplir les mangeoires, briser la glace des points d’eau, afin que les bêtes puissent s’abreuver.

Elle vit encore la gardienne secouer des draps par une fenêtre cintrée du deuxième étage, puis un peu plus tard, la même venir balayer devant le porche. Un joli porche protégé d’une marquise élégante, d’où partait un double escalier de pierre de quelques marches.

Puis plus rien. La demeure restait silencieuse.Au rez-de-chaussée, on pouvait distinguer, d’un côté, la salle à manger et le salon,

derrière de minces rideaux de dentelle, qui ne couvraient pas tous les vantaux des fenêtres. Puis de l’autre, les communs, contigus à la cuisine, où quelques éclats du feu crépitant dans la vaste cheminée, se reflétaient sur les vitres. Au premier étage, les persiennes fermées cachaient des chambres, un billard, une bibliothèque et les œils-de-bœuf, de vastes salles d’eau. Au second, encore des chambres et l’appartement des gardiens. La voyeuse pouvait aussi apercevoir les soupiraux d’aération des caves, munis de barreaux, caves qui -paraît-il- étaient somptueuses et bien garnies.

À vrai dire, si la demeure lui était aussi familière, c’est que son garde-chasse complaisant lui avait proposé un jour de visiter le manoir, profitant de l’absence des gardiens, partis consulter un médecin à Paris. Durga avait été surprise par cette hardiesse, mais elle avait accepté. Elle s’était rendu compte que son complice était fier de pouvoir lui montrer des secrets du Domaine, qu’elle ne connaissait pas. C’était presque devenu un jeu entre eux, quand l’homme avait constaté qu’elle en savait plus que lui sur tous les aspects clandestins de ce grand territoire. Mais... les caves étaient fermées à clé.

À présent la femme indiscrète ressentait le froid, malgré les moulinets qu’elle effectuait ponctuellement avec les bras, pour se désengourdir.

Et puis, il n’y avait rien de plus à voir qu’elle ne connaisse déjà. Personne ne semblait en péril... dans cette demeure. Elle allait remiser ses jumelles dans sa poche quand elle aperçut Georges sortir un peu péniblement d’un soupirail. Son ventre rond passant avec peine entre deux barreaux. Il manquait visiblement de souplesse. Qu’est-ce qui pouvait bien l’attirer là-dessous ? Durga connaissait son vieux chat : presque plus de dents, il y avait belle lurette qu’il ne chassait plus les oiseaux ni les souris. Il laissait ce soin à Isidore, alors, qu’est-ce qui pouvait l’attirer dans les caves, sinon... une minette ou... une gourmandise ? Mais ce n’était pas la saison des amours. Jamais on ne voyait une portée de chats naître en hiver. Et, en grande connaisseuse ès animaux, elle savait qu’il était inutile de donner la pilule aux chattes pendant les mois de froidure. Alors ? Quelle friandise le félin trouvait-il là ?

Durga s’en retourna, marchant vite pour se réchauffer. Elle sauta allègrement quelques fossés ; le sol devenait plus souple, le soleil brillait toujours et ses bottes commençaient à chuinter sur le lit de feuilles mortes. Quand elle atteignit le lotissement, il était à peine dix heures du matin. Elle se prépara un petit déjeuner copieux et monta sa tasse de café au

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premier étage, pour consulter ses mails. Isidore, pour une fois, profitait du peu de chaleur que prodiguait l’astre qui tous nous fait vivre ; Georges n’avait pas reparu dans les parages.

Mais Arcadie avait répondu. Ce cher Arcadie !- "Durga, tu es incorrigible ! Tu t’ennuies et ton imagination te perdra ! Dans quelle

folle histoire vas-tu encore t’engager ? Telle que je te connais, tu ne lâcheras pas l’affaire avant d’avoir tiré au clair ce petit mystère de mots griffonnés. Je t’entends déjà ! : oui, il n’y en a qu’un seul, mais pas des moindres... et bien, je pense que tu as pris une bonne initiative en y répondant, tu n’as plus qu’à attendre que ce jeu de piste te fournisse un autre indice... sois prudente et ne prends pas froid ! Bien à toi."

Évidemment... à quoi s’attendait-elle ? À l’approche de la retraite, Arcadie avait vendu sa maison de village. Il était parti vivre dans un pays au climat plus accueillant, avec une personne rencontrée sur Internet. Durga avait ainsi vu s’éloigner avec tristesse un ami intime, installé à Dampierre bien avant elle. Leurs enfants étaient allés en classe ensemble et ce bon Arcadie avait connu la plupart de ses ex, avant qu’il ne divorce lui-même. Mais il ne savait rien des activités clandestines de sa voisine. Pas plus que tous les amis de celle-ci, d’ailleurs.

Il faut dire que Durga, si exubérante à propos de sa vie artistique, était extrêmement discrète en ce qui concernait ses activités parallèles. Elle avait dû accepter un deal, après que le père de son fils eut fait "une grosse bêtise". C’est l’expression qu’avait employé la personne qui l’avait approchée. Il faut dire que cette histoire prêtait plus à rire qu’à autre chose. Jamais Durga n’avait pu garder son sérieux en se la remémorant. À cette époque, elle habitait encore, avec Freddy et leur premier enfant, un petit appartement à Paris.

Freddy, son compagnon, était un musicien génial et fantasque. Son sens des réalités de la vie avait été hautement altéré par un petit succès remporté dans le show business, lors de sa prime jeunesse, avant qu’il ne fasse la connaissance de Durga et qu’il ne tombe amoureux d’elle. Puis il était devenu son musicien attitré et l’avait suivie dans ses pérégrinations à travers le monde. La venue d’un enfant n’avait pas arrangé le sens des réalités du papa. Par un beau jour, très fortuitement, notre Freddy s’était rendu dans une banque parisienne pour bêtement y déposer un chèque. Il se trouva, provisoirement, être le seul client dans l’établissement. L’employée du guichet s’absenta quelques instants dans les bureaux adjacents, suite à une pénurie de papier. Devant lui, à quelques mètres, un coffre ouvert, bourré de billets, tendait les bras au musicien. Pris d’une impulsion soudaine et incontrôlée, il avait parcouru la distance qui le séparait du pactole et enfourné plusieurs liasses de grosses coupures dans son blouson de cuir. Puis il avait repris sa place derrière le guichet... L’action ne lui avait pris que quelques secondes.

L’employée revint, termina l’opération en cours et notre Freddy sortit tranquillement.Quand Durga entendit son histoire, elle commença par piquer un fou rire

inextinguible. Et puis... elle réfléchit... rafla les liasses, les emmaillota dans un gros sac plastique et enterra le paquet dans le cimetière de la porte Saint-Ouen, sur la tombe de son père décédé quelques mois auparavant. La famille avait acquis la concession depuis peu et l’emplacement n’était pas encore recouvert d’une de ces lourdes pierres tombales austères et lisses. Il ne montrait qu’un vilain espace de terrain meuble et caillouteux, en attendant que la terre se tasse... et "qu’on ait les moyens". La mentalité de Durga l’incitait à toujours faire passer les vivants avant les morts et le couple, à l’époque, économisait assidûment pour réunir la somme indispensable à l’apport initial -exigée à cette époque- pour l’achat d’une maison. La tombe ne portait donc encore aucune inscription distinctive. Ce jour-là elle fut agrémentée d’un gros bouquet de marguerites et de trois pieds de lavande, encadrés de deux conifères nains.

Bien en prit à la chanteuse, car quelques jours plus tard, les gendarmes débarquaient à l’appartement. Avec un chien renifleur. Cela existait, oui, les chiens renifleurs de billets...

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mais celui-ci ne renifla rien. Freddy fut placé en garde à vue. Mais il respirait l’innocence. Pas vu, pas pris. On dû le relâcher.

C’est peu après, cependant, qu’un soir après un spectacle, Durga fit la connaissance de Dubois. Dubois-dont-on-fait-les-flûtes, comme il se plaisait à le dire.

- Mademoiselle Demour ! Vous êtes une femme précieuse ! Ce prénom de Durga vous va à ravir, mais mon petit doigt me dit que vous vous appelez, en réalité, Denise ! Née à Montmartre, française de souche depuis plusieurs générations. Famille on ne peut plus honnête ! Vous ne voudriez pas que votre fils pâtisse, disons, d’une "fantaisie" de votre compagnon ? en fait, une grosse bêtise ! L’occasion fait le larron, il est vrai ! Je ne vous demande pas de me répondre. Nous n’avons aucun moyen de prouver l’indélicatesse de votre ami Frédéric, mais nous avons les moyens de vous pourrir la vie ! À moins que, vous nous rendiez quelques services.

Et c’est ainsi que tout avait commencé.On téléphonait à la maison : allo ? Passez-moi Dujardin ! Ah ! Je ne suis pas à la

centrale électrique ? au 01 98 32 74 44 ? Je me serai trompé d’indicatif ! Excusez-moi !Alors le jour suivant, à 5 heures, Durga se rendait dans un bar du bas Montmartre, où

elle commandait un whisky pour ne pas se faire remarquer, en attendant Dubois. Celui-ci arrivait et lui passait discrètement les consignes ; puis ils "coordonnaient" son planning.

La jeune femme qu’elle était alors n’avait jamais compris comment on avait pu juger en haut lieu qu’elle était capable de garder le silence le plus absolu, vis à vis de son entourage, et de Freddy principalement. De fait, cette double vie ne la gênait nullement, mais bien au contraire l’amusait.

Beaucoup plus tard, Dubois lui avait avoué qu’on avait étudié minutieusement son thème astral et qu’un mentaliste s’était penché sur sa personnalité.

Durga fut stupéfaite. Elle n’imaginait pas que les services secrets utilisent de telles méthodes, tant suspectées et récriées d’autre part. Mais Dubois lui affirma que c’était très efficace et fiable. Pour preuve, au rendez-vous suivant, il extirpa de son pardessus une mince feuille de papier pliée en quatre... La copie du rapport la concernant. Ils étaient à présent suffisamment intimes pour qu’il puisse se permettre de lui en donner connaissance.

"Personne extrêmement curieuse et attentive à son entourage. Hyper-réactive à tout ce qui sollicite son intelligence. Capable de beaucoup d’attachement, autant que de beaucoup de détachement envers autrui. Intuitive, très sensible, tout en restant cartésienne dans ses analyses. Esprit de synthèse efficace. Impulsive, mais en mesure de conserver une grande maîtrise d’elle-même. Mémoire phénoménale. Très fidèle en amitié.

Gourmande, colérique, obstinée, peut faire preuve de méchanceté ponctuelle, d’actes calculés autant qu’improvisés, de voltes faces spectaculaires si elle se sent trahie ou si elle perd intérêt pour une cause. Sens critique rédhibitoire. Peu motivée par l’argent. Peut aller jusqu’à tuer si on menace sa liberté ou sa vie. Fiable tant qu’on respecte sa loyauté. Dangereuse."

Elle avait également eu droit à un numéro de téléphone d’urgence qu’elle dut apprendre par cœur, à n’appeler jamais que d’une cabine publique et pas plus de trois minutes.

La réalité était qu’avec les nouvelles technologies, plus aucune ligne n’était sûre, aucun cryptage, aucun codage. Aucune conversation n’était certaine de pouvoir être tenue secrète et les agents infiltrés se trouvaient souvent en difficulté.

Et voilà comment "le loup blanc" avait parcouru le monde, peut-être un peu plus que ne l’aurait fait une simple chanteuse. Une petite case opaque -à l’intérieur de sa guitare Ovation Légende, près de la pile- lui permettait de passer les scanners sans inconvénients, dans les aéroports, et d’acheminer quelques microfilms ou autres précieux menus secrets.

Cependant, c’est une toute autre ère qui s’était ouverte avec le nouveau millénaire : l’ère d’Internet, du terrorisme et d’une technologie ayant atteint un si haut degré de

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sophistication que Durga se savait "has been". Mais, quoiqu’à la retraite, elle était toujours tenue au secret défense, évidemment. Pas question d’écrire ses mémoires. Un accident est si vite arrivé à une personne de son âge.

À présent, elle tournait un peu à vide dans sa maison vide. Freddy et elle avaient rêvé de s’installer à la campagne pour mieux y élever leurs enfants et pouvoir répéter librement, sans contrainte vis-à-vis du bruit. Cette propriété de Dampierre comblait tous leurs souhaits. Elle lui avait d’ailleurs été signalée par Dubois lui-même qui, à l’époque, écumait les annonces pour son propre projet de déménagement dans un autre secteur. Et par la suite, c’est bien grâce à sa double vie qu’elle avait pu aménager la maison et l’entretenir sans problèmes. Moralité de l’immoralité : l’argent de la banque n’avait servi qu’à payer une magnifique pierre tombale.

Avec Freddy, Durga avait eu deux enfants : Mathieu et Camille, mais son compagnon s’était éloigné d’elle. Il ne s’était jamais consolé de sa petite notoriété perdue et s’accommodait mal, au fil du temps, de n’être que le numéro deux de leur tandem artistique. Il était devenu amer, violent et jaloux. Elle s’était bien sûr interrogée, à savoir ce qu’il pressentait de la part d’ombre de la vie de sa compagne, sans pouvoir la définir. Mais la sécurité de Durga et de toute sa famille passait par cette obligation de silence, qui ne tolérait aucune exception.

Néanmoins, la femme encore jeune qu’elle était alors, s’était-elle résignée à se séparer de Freddy, lui rendant une liberté qui lui permettrait peut-être de mieux s’exprimer. Elle avait, d’ailleurs, racheté à son compagnon sa part indivis de maison, lui procurant ainsi les moyens de prendre un nouveau départ. Toutefois, elle y avait perdu son amour, le père de ses enfants et, de même qu’un frère d’arme, un excellent musicien. Elle avait eu la sensation que la charrette de sa vie se renversait sur elle, pour bientôt l’écraser et l’ensevelir. C’est alors qu’Arcadie et sa femme l’avaient soutenue et aidée. Dubois, de son côté, avait multiplié les missions, pour lui changer les idées.

Et Durga avait dû engager un nouveau musicien. Parallèlement, c’était toujours sa mère, qui prenait sa place dans la maison, quand elle partait en déplacement et c’est elle qui veillait sur les enfants et les animaux, pendant son absence.

Sa mère avait, depuis peu, rejoint son père au cimetière parisien. Quant à Durga, l’aventurière, elle s’était séparée du dernier de ses ex, pour cause d’infidélité notoire. La chanteuse n’avait jamais éprouvé le besoin de se faire épouser. Elle avait ainsi économisé l’argent de plusieurs divorces. C’est vrai qu’elle supportait très mal l’infidélité, de quel bord qu’elle fut.

Elle la considérait toujours comme une trahison. Une atteinte portée aux liens les plus secrets. Les plus sensibles. Les liens d’amour et de respect envers l’autre. Le mentaliste -qui, elle le savait à présent, n’était autre que Dubois-dont-on-fait-les-flûtes- avait eu raison sur toute la ligne.

Elle s’était, sans doute, fait un peu manipuler, mais toujours avec un certain plaisir. Cette situation avait mis du piment dans sa vie et Durga adorait les épices.

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Chapitre II

Pierre de Vendeuil laissa retomber le rideau. Debout derrière le carreau de la haute fenêtre de son bureau, il avait surveillé la sortie des chevaux pour l’entraînement. Il pouvait ainsi vérifier leur forme et leur humeur d’un seul coup d’œil, tant son regard exercé savait apprécier et jauger ces animaux auxquels il avait consacré sa vie.

Une piste spacieuse, recouverte de mâchefer d’un entretien facile et bien protégée des regards indiscrets par de hauts murs, jouxtait les écuries du château de Boivilliers, juste à l’orée du Domaine. Là, les bêtes de course pouvaient trotter à leur aise, car c’est au trot attelé qu’on les préparait ici, conjointement au trot monté.

Que le châtelain n’avait-il sacrifié, déjà, pour ses chevaux ! Il s’était résigné à céder la moitié de ses terres, pour être en mesure de continuer d’alimenter sa passion. Certes, il ne voyait guère ses "copropriétaires", les nouveaux héritiers américains, et assurait pratiquement seul la gestion du Domaine, mais il rageait d’avoir dû faire ce partage. Et il ne rêvait que de reconquérir l’intégrité de son patrimoine... un jour.

Son grand-père, déjà, avait dû se séparer d’une de ses résidences et des vastes terrains adjacents, à une époque de grandes difficultés pécuniaires. L’élevage des trotteurs et les courses avaient toujours fait partie de la tradition familiale. Celles-ci se déroulaient à l’hippodrome de Vincennes depuis 1879, aussi bien qu’à Enghien et Maisons Laffitte. Il avait fallu investir dans du matériel de transport essentiellement confortable, l’amélioration constante de la piste, la rénovation des boxes, mais surtout dans des saillies onéreuses, de plus en plus sélectives. Et sacrifier des avoirs.

Voilà pourquoi la double allée de marronniers, qui traversait le Domaine en son milieu, n’aboutissait plus qu’à cette route de ferme, à présent goudronnée. Précédemment, elle se prolongeait jusqu’à une gentilhommière imposante, où femmes et enfants aimaient à résider l’été, loin de l’incessante effervescence du château. Après cette vente, son aïeul avait fait aménager le manoir, plus modeste, près des étangs, ancienne possession d’une branche cadette de la famille, revenue en héritage. Mais devrait-il aussi vendre un jour la ferme et les terres, pour ne conserver que le château et son haras ? Puis sera-ce également du château, dont il faudra un peu plus tard qu’il se sépare, si les choses continuaient à ne pas mieux tourner pour lui et sa passion toujours l’emporter sur la raison ?

Pierre de Vendeuil devenait pessimiste. Longtemps, le haras avait supporté seul toute la filière de ses chevaux. Mais l’époque avait changé. Aujourd’hui, les éleveurs se contentaient généralement d’être propriétaires et mettaient leurs chevaux en pension pour optimiser leur devenir. Lui, voulait continuer à tout faire, à tout suivre, comme l’avaient fait avant lui son père et son grand-père. Cependant, il s’était vu contraint, il y a quelques années,

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d’engager un entraîneur compétent pour débourrer et dresser les poulains, faire travailler les chevaux.

Il n’était plus lui-même assez jeune pour assurer cette partie, mais tout du moins, pouvait-il encore superviser.

Toutefois ce Laurent Bourgoin était un garçon ambitieux qui lui coûtait cher. Si gérer la carrière des trotteurs et leur entraînement ne représentait certes pas une sinécure, le châtelain, pour sa part, s’occupait des saillies des poulinières et des différentes charges du Domaine, sans parler de l’intendance et du personnel. Cela lui donnait bien du souci. Pourtant, depuis peu, les gains octroyés aux chevaux figurant dans le peloton de tête, lors des courses, suffisaient largement à lui permettre d’équilibrer ses comptes ; quant au rapport du Domaine, il était satisfaisant. Mais Pierre de Vendeuil avait toujours en tête le projet de racheter ses terres et il retranchait une large part des revenus pour ce dessein fou, qui le contraignait à tout restreindre, au grand dam de ses collaborateurs et de son personnel.

Aujourd’hui, on avait pu sortir les trotteurs de bon matin, la piste de mâchefer résistait bien au gel, mais lorsque la neige fondue avait liquéfié les sols, ils n’auraient fait que s’embourber avec, de surcroit, le risque de glisser et de se blesser. Et voilà que la météo annonçait de nouvelles chutes de neige. La région n’avait pas subi un hiver aussi rigoureux, ni une telle répétition d’épisodes neigeux, depuis de nombreuses années.

La participation de son meilleur trotteur au Grand Prix d’Amérique, demain à Vincennes, s’annonçait un peu compromise. Quoi que, cette course, "Meillonnas", était de taille à la remporter. Ce cheval de huit ans était parmi ceux qui lui donnaient le plus de satisfactions. Il s’était assez bien comporté dans les quatre courses préparatoires et éliminatoires du Grand Prix, que l’on appelait les 4 B : de Bretagne, du Bourbonnais, de Boulogne et de Belgique.

S’il gagnait, ce dernier dimanche de janvier, les soucis s’envoleraient.- "Nous sommes de Vendeuil ! Vendeuil nous sommes !" lança-t-il à haute voix.

C’était la devise ancestrale.Le châtelain ne pouvait s’empêcher d’imaginer comment il s’y prendrait, alors, pour

récupérer ses terres. Soudain conscient de trop anticiper, il se mit à sourire, se comparant à Perrette et à son pot au lait... ou à celui qui vend la peau de l’ours, avant de l’avoir tué.

Durga profita du beau temps persistant de l’après midi, pour faire une reconnaissance en voiture, du côté du village de Saint-Martin. Elle se gara sur la place du village et pénétra dans le grand café PMU situé juste en face de l’église, derrière le monument aux morts. Elle acheta un journal et remplit une grille de jeu. Puis elle commanda un café, surveillant de près l’écran du Rapido. Elle jouait toujours les chiffres de sa date de naissance et de celles de ses enfants, mais cela n’eut aucun impact heureux sur le tirage. Elle aperçut un habitant de Dampierre, venu s’adonner à l’excitation du jeu et l’espoir du gain. Elle lui fit un signe de tête, assorti d’un sourire. L’homme se déplaça du fond du bar, pour venir la saluer. Monsieur Moreau -c’était son nom- se souvenait de l’avoir vue chanter, lors d’un récital au village, dans la salle polyvalente. Ils engagèrent la conversation sur le temps et les travaux de voieries qui leur avaient pourri la vie cet automne. Il parla du chômage et des multiples CV qu’il avait déjà envoyé. Il était cuisinier. Ils abordèrent le sujet tabou de la part d’allocations que les gens laissaient au jeu. Elle lui conta les bienfaits de la retraite et ses plages d’ennui. Puis, l’anecdote récente d’Isidore, à la poursuite de quelque campagnol, faufilé sous le toit de l’école, d’où il s’était vu soudain dans l’impossibilité de ressortir et qui miaulait comme un perdu, provocant un attroupement des parents d’élèves et des enfants. Comment elle avait dû sortir l’échelle pour le secourir. Elle demanda alors incidemment, si des anglais habitaient le village car il lui semblait avoir entendu parler la langue de Shakespeare, pendant qu’elle était

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sur son échelle. Et il lui répondit qu’une fille au pair résidait chez les Delpéry, dans le lotissement du château.

C’était simple, quand on avait la technique.Durga misa encore quelques euros sur "Poisson Pilote", dans la 4ème des épreuves de

plat, qui se déroulaient à Cagnes-sur-Mer. L’ambiance du café s’échauffait nettement durant les courses et l’on pouvait suivre en direct, sur écran panoramique, les chevaux toujours magnifiques en plein effort. Mais le sien finit 6ème. Son voisin fut plus chanceux avec "Inconscient", qui arriva second. Écoutant les conversations, commentant quelques résultats, la joueuse n’obtint rien de plus. Elle prit congé de son Dampierrois et s’éclipsa bientôt.

Avant de reprendre son véhicule, elle jeta un coup d’œil à la Commanderie, dans la rue adjacente, à présent transformée en night club privé, et se promit d’y venir faire un tour, un de ces soirs. L’enseigne indiquait "Castel 12". Pourquoi 12 ? C’était le numéro de la rue.

Durga entreprit alors de faire le tour du Domaine. À la sortie de Saint-Martin, elle dépassa le portail à fermeture automatique, massif et imposant, derrière lequel -elle le savait- plongeait la chaussée privée, descendant au manoir et aux étangs. Beaucoup plus loin, elle s’engagea sur la route de la ferme de Maurepas, où elle acheta des œufs. Elle bavarda un instant avec la servante, sans en tirer de renseignements profitables. Elle commanda un poulet pour le lendemain, prévoyant la prochaine venue de sa fille.

La route de la ferme n’allant pas plus loin, Durga fit demi-tour pour reprendre la départementale en direction du village de Boivilliers. Elle longea la confortable gentilhommière, dont on apercevait à peine la cime des toits derrière une haute haie de cyprès impeccablement taillée, formant un treillis serré, impénétrable. Demeure bien solitaire, qui -l’avait-elle appris de son garde-chasse familier- faisait autrefois partie du Domaine et où aboutissait jadis la fameuse allée bordée d’une double rangée de marronniers.

Puis elle croisa au large de l’unique restaurant de Boivilliers, aperçut le dos du château, derrière les larges grilles, entrevit, par les portes ouvertes des écuries, des sulkys dételés dans la cour. Elle s’arrêta enfin au "Bar des chasseurs", minuscule tabac-buvette.

La petite salle était enfumée, malgré l’interdiction. Il n’y avait que des hommes au comptoir, en tenue kaki-camouflée de rigueur, tous chaussés de lourdes bottes. Elle acheta des cigarettes, pour se mettre au diapason alors qu’elle ne fumait pas, et commanda timidement un demi-panaché sur le bout du bar, s’apprêtant à prendre un bain rural profond.

- Allez ma petite dame ! On va vous faire de la place, puisque la fumée ne vous gêne pas !

Son sourire et sa qualité de Dampierroise lui servirent de sésame. On reparla du temps, puis de la chasse, des sangliers qui saccageaient les terres et se réfugiaient dans le Domaine, où on n’avait pas le droit de les poursuivre. Il allait falloir faire une battue, un jour ou l’autre. Les chasseurs comptaient demander l’autorisation à monsieur de Vendeuil.

On sentait dans leur ton, le respect qu’ils avaient pour l’homme, mais l’agacement que suscitait la privatisation absolue de son fief.

- Il a bien d’autres chats à fouetter pour le moment, avec le Prix d’Amérique ! intervint le tenancier.

La néophyte avoua son ignorance. Les chasseurs ravis ne tarirent plus sur l’écurie De Vendeuil avec force détails sur les chevaux et les difficultés de leur propriétaire. Ils en savaient long sur la séparation des terres, ancienne et plus récente, lui fournissant ainsi des informations tombant à point nommé sur la seconde partie du Domaine ; le château se trouvant beaucoup plus éloigné de chez elle que le manoir et ses étangs. D’ailleurs, si la randonneuse sillonnait le territoire par les bois et les chemins creux, elle ne faisait jamais que raser les hauts murs du haras. Elle mémorisa soigneusement le nom du trotteur "Meillonnas", qui allait disputer la célèbre course. Bien qu’aux dires des bonshommes, sa côte ne fut pas fameuse. Il ne fallait le considérer que comme un "outessideur".

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On lui offrit une cigarette qu’elle ne pouvait refuser sans froisser, s’appliqua à ne pas tousser. L’atmosphère cependant devenait de plus en plus irrespirable.

Alors la fureteuse finit son verre, déclina fermement l’invitation à disputer une partie de 421 et quitta l’antre enfumé avec un chaleureux salut à la ronde.

Elle longea encore en voiture, pendant quelques kilomètres, les champs et les bois du Domaine, aussi près que la route le permettait. Le grand soleil d’hiver effleurait déjà la colline de Dampierre. Et voilà ! elle était de retour, elle avait bouclé la boucle enfermant les quelques 3000 hectares du vaste territoire. Et elle n’avait rien remarqué de particulier.

Le jour déclinait rapidement.Dampierre était loin d’être animé, car si le village pouvait se vanter à présent de sa

mairie, de ses écoles, de sa bibliothèque, de ses terrains de boule, de foot, de tennis, il n’abritait pas un seul commerce. Lorsque Durga et Freddy avaient emménagé, une épicerie buvette délabrée, ancien relais de Poste, perdurait par miracle. Mais la nationale ne passait déjà plus par là et la boutique avait complètement périclité ; la maison tombait en ruine. Quelques deux ans plus tard, au départ en retraite des propriétaires, le terrain vendu, le relais avait été carrément rasé pour permettre la construction d’une habitation neuve. Fini le dépôt de pain, les bricoles de dépannage, le débit de boissons, le tabac pour les fumeurs. À présent, il fallait prendre sa voiture pour obtenir la moindre baguette. Ou guetter patiemment le passage du boulanger qui vendait du mauvais pain. Mieux valait se prémunir et faire des réserves. En la matière, Durga aurait pu tenir un siège.

Isidore l’attendait, campé au beau milieu du jardin. Mais point trace de Georges.La chanteuse rentra du bois, alluma le feu, remplit l’écuelle de croquettes et se servit

un jus de fruit. Puis elle se mit à réfléchir. Elle réalisait qu’elle avait bien peu participé à la vie du village d’une manière générale et encore moins ces derniers temps. Elle ignorait presque totalement ce qui s’y passait, ainsi que dans ses environs, tant elle restait centrée sur son univers. Elle aimait faire les boutiques à Paris, sortir à Paris, voir des amis à Paris et elle prenait l’avion comme on prend le train. À Dampierre, il est vrai, beaucoup de ses anciens voisins et connaissances avaient déménagé, pour une raison ou pour une autre.

Elle allait téléphoner à Pascal Petit, l’électricien si féru d’histoire locale.Mais avant, elle sortit la cocotte minute et y jeta, sur un lit d’huile d’olive, les

morceaux le veau qu’elle avait mis à décongeler. Elle ajouta trois tomates en quartiers et des olives dénoyautées, du thym, du laurier, dépiauta couche à couche deux beaux oignons, écrasa au pilon quatre gousses d’ail, mouilla le tout d’une grande rasade de vin blanc. Puis elle éplucha quelques pommes de terre, qu’elle tailla en morceaux, les saupoudrant abondamment de basilic, d’un peu de sel et de poivre, allongeant le tout d’un bol de bouillon de poulet dégraissé. Enfin elle ferma la cocote et mit à cuire... vingt cinq minutes.

Pascal Petit tenait bien son sujet. Heureusement que le téléphone était gratuit avec la box... car, finalement, l’électricien n’avait jamais terminé son livre et par là-même s’en trouvait plus loquasse.

L’homme était né à Villemont-en-Arthy. Il était allé à l’école, puis à l’armée avec tous les gars du pays, comme son père avant lui. Celui-ci, naguère, avait eu des camarades parmi les domestiques du château de Dampierre et une bonne-amie chez les servantes de La Belle Auberge, à la Commanderie Saint-Martin -où, d’ailleurs, elle devait s’en souvenir, l’enseigne montrait une jolie fille jonglant avec un plateau rempli de verres et de bouteilles. Il se chuchotait encore, à l’époque, qu’il était possible, jadis, de se rendre du château à la Commanderie, par un souterrain. Et de là, au manoir. Et du manoir, évidemment, au château du marquis d’Alincourt, seigneur de Vendeuil. Mais, depuis belle lurette, les châtelains de Boivilliers avaient fait murer l’entrée des passages, ceux de Dampierre également. Tout le monde avait fini par oublier les souterrains. D’autre part, après la Révolution -deux bons

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siècles avant de devenir un night club- quand l’ancienne Commanderie templière avait été convertie en auberge promptement réputée, les différents propriétaires avaient utilisé, certes, une partie des caves, mais les accès au manoir et au château de Dampierre avaient été obturés par souci de sécurité, dès sa nouvelle affectation.

Néanmoins, pendant la dernière guerre, il paraît que des résistants circulaient dans les tunnels et s’y cachaient. Des passages avaient été certainement rouverts. D’autant plus que les Allemands avaient réquisitionné le château de Boivilliers, refoulant les châtelains dans le manoir. Ce que pouvait affirmer cet enfant du pays, c’est que la famille de Vendeuil n’était pas collabo, bien au contraire. Quant aux Allemands, ils ignoraient tout des souterrains. Pas mal de bruits circulaient d’ailleurs dans les villages. Son père...

- Mais qu’est-il advenu du château de Dampierre ?Le château de Dampierre était déjà fermé et déserté, avant la dernière guerre. Un large

trou dans la toiture avait ensuite hâté sa dégradation. Quand il avait été démoli, les pelleteuses avaient nivelé le terrain pour le lotissement, mais en creusant des fondations et des garages, il leur était arrivé de mettre à jour des entrées de tunnels, vite remblayées. Les promoteurs ne tenaient pas à se mettre les fouineurs du patrimoine sur le dos. Car si certains souterrains dataient du temps des châteaux, d’autres passages remontaient, parait-il, à Mathusalem*(sic).

Pascal Petit était en mesure d’attester, s’appuyant sur les dires de son père, l’existence des souterrains, mais il ne savait rien, à présent, de leur état. Il dit que, fort probablement, ils n’étaient plus praticables. Il avait lui-même soulevé la question avec les différents propriétaires, demandé des permissions d’exploration, mais on lui avait opposé une fin de non recevoir et rétorqué que tous les accès avaient été définitivement murés, après la guerre.

La cocotte minute sifflait comme une locomotive. Ce fut un prétexte à Durga pour raccrocher. Le temps de mettre la table, le pain, le vin, l’eau, le fromage, elle avait loupé les infos.

Elle effectua, néanmoins, son petit cérémonial du soir : bon dîner en face du feu, en regardant la télévision, Isidore à ses côtés. Le sauté de veau était délicieux et il en restait suffisamment pour le lendemain.

Elle revit, sur la TNT, "Pulp Fiction" de Quentin Tarantino avec un plaisir extrême. L’enchaînement des scènes, imbriquées les unes dans les autres, la laissait pensive. Ce que l’on nommait "le destin" était, à son avis, une symphonie de choix minuscules, de détails, qui amenaient à maturité des situations, parfois étranges et singulières, mais, de fil en aiguille, d’une logique implacable. En fait, la synchronicité courait sur le fil du rasoir et mettait à jour des événements qui avaient leurs racines dans les profondeurs de la psychologie des êtres vivants, ainsi que dans les méandres et les circonvolutions du temps.

On pouvait sentir la température chuter, malgré le feu. Allez ! Elle regarderait les infos de 23 heures et puis elle irait au lit !

Elle somnolait déjà aux nouvelles diverses.Elle couvrit les braises et éteignit les lumières, mais s’installa devant l’ordinateur, dans

son bureau du premier étage, avant de gagner sa chambre. Elle entreprit de raconter à Arcadie les péripéties de sa journée. Former des phrases sur la toile lui permettait de prendre distance avec les choses et en même temps de récapituler ce qu’elle savait, de rassembler ce qu’elle avait pu glaner. Elle ne fit cependant aucune copie-brouillon de son message avant de l’expédier. Elle n’en faisait jamais.

Le lendemain matin, le froid était intense mais le soleil brillait toujours. Durga fit chauffer l’eau pour le café dans la bouilloire électrique et se rappela avoir trouvé le gaz bien faiblard, la veille au soir, sous la cocotte minute. La bouteille de butane était sans doute vide. Elle se souvint aussi que l’on était dimanche et qu’elle devait prendre son poulet à la ferme.

Elle en profiterait pour passer chez le ferrailleur.

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Le ferrailleur du Pleurachat, hameau attaché à Dampierre, était un original. En effet, sa silhouette était peu banale : il ressemblait à Léo Ferré avec ses cheveux

blancs tombant jusqu’aux épaules, ce qui, dans la région était plutôt inhabituel. Une fois que l’on avait pénétré dans sa cour, il fallait circuler sur une passerelle de bric et de broc, lancée par-dessus des carcasses de toute sorte, pour atteindre sa maison. Sa femme était toujours prête à bavarder et à proposer du café. Il faut dire que Durga avait le chic pour tomber en panne de gaz les dimanches et jours fériés... quand le supermarché était fermé.

Heureusement, le ferrailleur vendait du gaz n’importe quel jour. Et comme il jouait de l’accordéon, il reconnaissait en elle une consœur ; la chanteuse s’en trouvait flattée. Elle adorait sa jovialité et sa simplicité.

Elle chargea la bouteille vide dans son coffre et prit la direction de Saint-Martin. Le hameau était à mi-chemin.

C’est le frère du ferrailleur qui l’accueillit dans la cour. Il lui apprit que le couple était parti de bon matin à une première communion. Il lui changea sa bouteille et entreprit de trouver de la monnaie. Pour cela il ouvrit, dans l’écurie, un antique réfrigérateur des années 60, qui lui servait d’armoire, pour en extraire son portefeuille. Le frère était encore plus cocasse que le ferrailleur.

Durga ne savait guère comment engager la conversation avec cet homme. Elle plaisanta sur son coffre-fort rustique et demanda si la ferraille marchait toujours bien.

Lui, ne s’occupait que des quelques vaches et du peu de terres que la famille possédait.Quant à la ferraille...- Ah ! d’puis qu’a pus d’concurrence, c’est ben mieux !Elle s’informa alors sur la nature de la concurrence. Elle apprit ainsi que le rival était

de Boivilliers.- Le Marcel Cochard ! antiquaire-ferrailleur ! un escroc, un voyou !Le ressentiment était vif chez cet homme fruste. On sentait sa colère monter, au fur et

à mesure qu’il évoquait le malotru.- Avec sa poêle à frire, il a tout écumé, le voleur !Ainsi, Durga apprit que la "poêle à frire" était un détecteur de métaux et que le larron

officiait la nuit, sur tous les terrains alentours.- Et il a trouvé l’pactole !Il aurait trouvé, aux dires du frère, un chaudron rempli de pièces d’or, dans une

muche.- Une muche ?- Ben oui ! Une cache, comme on dit par chez nous ! Où qu’les gens s’réfugiaient dans

l’temps ! Y’en a ben, sous les villages.- Et... où se situe-donc celle-là ?- Ah ben, l’a jamais dit ! À dit dans l’fond du jardin ! mais moi j’sais qu’cé pas vré !

Jel’ voyais passer l’soir, j’braconnais un peu à c’t’heure ! j’savais qu’allions dans l’Domaine ensemble ! Alors, dame ! j’pouvais rien dire ! Après... "Monsieur" a rach’té l’manoir !

- Le manoir ?- Ben oui ! À d’Vendeuil ! La moitié du Domaine ! Ma l’a pas m’né au paradis !Durga restait scotchée devant cet homme. Jamais elle n’aurait imaginé collecter autant

d’informations dans des circonstances aussi fortuites.- Et... que lui est-il arrivé ?- Ben té ! lé mort !La Denise -comme l’aurait appelée le frère, s’il avait connu son vrai prénom- démêla

que Marcel Cochard était mort d’une crise d’apoplexie, trois ans à peine après qu’il eut fait l’acquisition du domaine de Saint-Martin. On l’avait retrouvé au petit matin, raide, près des

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étangs. Il parait qu’il buvait beaucoup. Il fut enterré à Boivilliers. Comme il était veuf, c’est sa fille unique qui avait hérité.

- Sa fille ? Je croyais que c’était une Américaine ?- Ben l’est ben Amerlok, d’puis l’temps qu’ l’est là-bas ! L’a marié un Amerlok, la

Marjolaine. Un richard !- Marjolaine ? La jolie Marlène ? Ca me dit quelque chose… commença Durga.- L’a été à l’école par là, ben coureuse, déjà, la gamine ! toujours dans les surboums,

comme y disent les jeunes ! Son père l’avait ‘xpédiée n’Angelterre et l’a attrapé l’gros poisson ! s’est mariée !

Il prononçait "surboum" avec un accent inimitable, qui rappelait à Durga "l’outessideur" des chasseurs. D’ailleurs elle ne devait pas manquer de s’arrêter au PMU pour jouer sur "Meillonnas".

Elle réalisait toutefois que "l’Américaine" avec ses trois gosses, qui venait chaque été au manoir était une fille du pays. Et cela la laissait songeuse.

Elle serra la grosse main du frère, le remercia chaleureusement d’avoir bien voulu parler un peu avec elle et poursuivit sa route vers Saint-Martin.

Il y avait la queue au PMU. Comme Durga ne s’y connaissait pas suffisamment pour faire un tiercé, elle décida de jouer "Meillonnas" gagnant et se fendit de 20€ ; sa cote, cependant, était de 172/1. Mais l’écurie du pays, c’était l’écurie du pays ! Se dit-elle avec amusement et un brin de défit. Puis, elle fila vers l’intérieur du Domaine, chercher son poulet fermier.

En ce dimanche matin, elle croisa, à la ferme Maurepas, quelques villageois d’alentour, venant acheter qui du lait, qui des œufs, qui de la volaille ou du lapin, garantis "bio". Son regard s’attarda sur le visage d’un homme jeune : un copain de sa fille Camille qu’elle avait connu adolescent. Oui, c’était le fils Derain ! Olivier ! Ils échangèrent un salut et Durga s’enquit de son statut actuel et de son activité. Non, il n’était pas marié. Il dépannait les ordinateurs à domicile avec son beau-frère Delpéry qui, lui, les réparait au besoin. Il sortit une carte de visite de sa veste, que Durga glissa dans sa poche.

Joli temps, beau dimanche, se disait-elle en regagnant sa maison.Elle activa sa télécommande pour ouvrir le portail.Deux chats, assis côte à côte sur leur derrière, l’attendaient dans le jardin.Un coup d’œil lui suffit pour constater que le beau Georges n’avait plus son collier.

Durga chaussa ses bottes fourrées, vérifia que son Opinel, son minuscule briquet et sa lampe de poche plate -qui ne la quittaient jamais quand elle partait en balade- se trouvaient toujours dans les poches à pression de son pantalon, son portable dans celle de sa parka, puis elle repartit en exploration. Sa mère se moquait souvent d’elle, quand elle la voyait se préparer pour une balade, l’appelant Mac Gyver.

C’était dimanche, il faisait soleil et les habitants se promenaient. Elle déambula dans les rues "des Noisetiers", "des Ifs", "des Tilleuls", "des Bouleaux" et "des Peupliers" qui sillonnaient le lotissement et atteignit la maison des Delpéry, située presque à l’entrée du village, assez loin de l’emplacement de l’ancien château. Les enfants Delpéry avaient été à l’école avec les siens. Les parents s’étaient retirés en Dordogne, depuis peu. Et c’est le fils qui habitait ici, à présent, avec sa femme. Celle-ci venait d’avoir un deuxième enfant. C’est la raison pour laquelle elle avait pris une fille au pair pour l’aider. Durga passa devant la maison sans s’arrêter, ni détourner la tête.

En fait -de la façon dont Monsieur Moreau, la veille au PMU, le lui avait raconté- la petite Américaine, Sally, était venue en France avec Mrs Merritt, la propriétaire du manoir, pour s’occuper des trois enfants pendant leurs vacances au Domaine. Un samedi, Marjorie

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Merritt -Marjolaine- avait voulu distraire la jeune Sally, elle-même s’ennuyant quelque peu, durant les longues soirées d’été. Les enfants couchés, laissés à la garde du couple de retraités, elles étaient parties faire un tour au night club voisin.

Deux jeunes femmes seules, étrangères de surcroit, ne pouvaient que se faire remarquer et inviter à danser.

Le couple Delpéry, de sortie également, et par l’intermédiaire du frère de la jeune femme -Olivier- qui les accompagnait ce soir-là, avait fait leur connaissance. Les deux mères s’étaient revues par la suite, s’étaient mutuellement rendues visite et, à la fin de son séjour, l’Américaine avait suggéré à sa nouvelle amie, enceinte, de garder la jeune Sally auprès d’elle pour la seconder, lors de la naissance du bébé.

Monsieur Moreau savait tout cela parce que sa femme était une collègue de travail de Martine Delpéry. Elles travaillaient toutes deux comme caissières au supermarché voisin. Une fille au pair, avait-il ajouté, ça ne coûte pas bien cher. Et puis, ce n’était déjà plus vraiment une étrangère, bien qu’elle n’ait pas encore eu le temps de se familiariser avec la langue. Il semblait dire cela autant pour s’en persuader lui-même que pour l’exposer à Durga.

C’est fou ce que les gens étaient bavards, se disait celle-ci, dès qu’on savait les écouter et qu’on ne "parlait pas pour ne rien voir*".

-René DaumalLançant une langue épaisse depuis la colline jusqu’au ras du lotissement, s’étendait le

grand corps du bois, que les hommes ne cessaient de raboter.Traçant de son ruban ardoise le creux du vallon à travers le village, passait la rue

principale.Juchée sur un promontoire du versant opposé grimpant au plateau d’Arthy, dominait

l’église de Dampierre, datant du XIIIème siècle.Durga songeait que, vu sa proximité, il aurait pu exister un passage entre le château et

l’église... Chacun sait que les lieux de culte étaient souvent reconstruits sur les mêmes emplacements depuis la nuit des temps. En ce qui concerne les églises, selon certains experts, pour des raisons de courants telluriques. Quant aux châteaux, dans la périphérie des villages, là où pouvaient encore s’étendre des terres. À quoi servaient donc tous ces souterrains et ces passages secrets ? À naviguer plus sûrement d’un point à un autre malgré les intempéries ? l’adversité ? l’invasion ennemie ?

À Paris, il y avait les catacombes et un tissu de caves et d’égouts que la population de surface ignorait pour la plupart. Mais Durga prenait conscience seulement à présent que, dans les campagnes, il en était juste de même.

Elle quitta la rue des Peupliers et s’engagea sur le chemin qui, s’enfonçant dans le bois, filait le long des clôtures et des haies du Domaine, sans y pénétrer. Elle croisa une bande de promeneurs, puis rallia son passage habituel. Elle pensait aux rondes des 4x4, le dimanche. Mais elle voulait profiter du beau temps pour faire une escapade au cœur de la propriété. La météo annonçait de la neige pour le lendemain.

Les mains enfoncées dans les poches de sa parka, elle marchait d’un bon pas, travaillant mentalement à assembler ses données, quand elle entendit le moteur. Non loin de l’orée du bois, les faillards étaient bien trop chétifs pour être en mesure de la dissimuler. Les maigres buissons avoisinants, dépourvus de feuilles à cette saison, ne feraient pas l’affaire non plus. Mais à quelques mètres devant elle, elle aperçut le calvaire, érigé-là depuis des lustres, sur une petite esplanade surélevée, un peu en retrait du chemin. Si elle se tenait accroupie derrière et savait le contourner lentement au bon moment, la masse carrée de son socle pourrait la masquer. Elle courut, prit son élan et bondit pour franchir le dernier mètre en sautant par dessus une branche basse.

Elle atterrit sur un tapis craquant de feuilles mortes, au pied d’une grande marche de pierre. Mais le sol se déroba sous ses bottes et elle entama une glissade impromptue sur les

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fesses. Durga dégringola une pente presque lisse, ses mains agrippant la terre pour se freiner, n’ayant rencontré que quelques cailloux humides. La trappe qui avait basculé sous son poids, s’était refermée derrière elle. Elle était à présent assise par terre dans le noir.

Elle distingua le bruit amorti du 4x4 passant au dessus d’elle. Il ne s’arrêtait pas. Au moins, ne l’avait-on pas vue. Elle tenta alors de s’orienter. D’après le son encore frais qu’elle avait dans l’oreille, le bruit s’était éloigné à sa main droite. L’entrée du tunnel l’avait donc propulsée sous le chemin. Elle fouilla ses poches pour trouver sa lampe électrique. De chaque côté d’où elle se tenait, s’ouvrait un boyau étroit, pas très haut, qui se perdait dans des profondeurs obscures. Elle jeta un coup d’œil à la pente par laquelle elle était arrivée. Certes, en y plantant son Opinel à virole et en se creusant des appuis, elle pourrait peut-être se hisser jusqu’à la sortie, mais l’ascension s’avérait peu aisée.

Apparemment, la trappe était faite pour entrer, non pour sortir. À moins que des aspérités archaïques n’aient été laminées par le temps.

À gauche, le boyau semblait faire un coude. S’il suivait le chemin de terre, il devait retourner au village, pour mener où ? Chez qui ? À droite, il s’enfonçait droit dans le Domaine en direction du château d’eau.

Durga savait qu’elle n’aurait pas dû. Que c’était dangereux. Elle vérifia si son portable captait, en se plaçant au pied de la descente par laquelle elle avait glissé. Elle lut deux petits bâtons sur le cadran du téléphone. Donc, elle pourrait toujours revenir et appeler à l’aide. Mais pour expliquer sa présence à cet endroit, elle devrait avouer des choses qu’elle ne tenait pas à divulguer, sans compter l’humiliation que cela entraînerait pour elle. Elle en profita pour vérifier l’orientation du boyau, avec la "fonction boussole" de son I Phone.

Elle s’engagea à droite, par le tunnel taillé dans le calcaire, dont la lueur de sa lampe électrique réveillait la blancheur. Un peu plus loin sur la gauche, la paroi semblait avoir été renforcée, soutenue, par un empilement de vieilles briques pleines, identiques à celles du mur de chez elle, donnant sur la rue. À moins que ce ne soit un muret, édifié pour obturer une entrée. Les joints, sous l’ongle, paraissaient friables. Elle sortit son couteau et gratta l’un d’eux, elle put ainsi desceller légèrement une brique. Elle reviendrait... il fallait qu’elle trouve d’abord où menait le boyau et comment sortir de là. Elle prit quelques photos incertaines avec son portable.

Elle parcourut ensuite un kilomètre, peut-être deux. Elle n’aurait su le dire, tant elle perdait toute notion de temps et d’espace dans ce tunnel, ondulant parfois au gré d’un obstacle inconnu rencontré par l’outil qui l’avait creusé. De temps à autre, elle éteignait sa lampe de poche pour sonder l’obscurité et détecter une once de lumière qui signalerait une issue. Elle aperçut enfin, lors d’un de ses manèges, un mince rai de lumière filtrant après un renflement du mur crayeux.

Elle aboutit à des marches, taillées grossièrement dans le calcaire. La lueur venait de l’interstice laissé par une porte en fer légèrement convexe, sans poignée ni serrure. Elle poussa.

La porte pivota en son milieu, ouvrant un espace où elle pouvait tout juste se faufiler de profil. Ce n’était pas fait pour les gros.

Elle se trouvait dans la pénombre d’une petite salle ronde, basse de plafond, où régnait une forte odeur d’humus et dont le sol était traversé d’un enchevêtrement d’antiques tuyaux munis de volants rouillés et de robinets. Elle devait se trouver sous le château d’eau, là où était captée la fameuse "source bleue" dont elle avait entendu parler, qui alimentait tout le Domaine. La faible lumière venait de meurtrières d’aération noyées sous la végétation, disséminées de part et d’autre de la rotonde.

Derrière elle, la porte pivotante avait repris sa place et n’avait plus l’apparence que d’un habillage de la paroi du mur, entre deux piliers. Elle ne tournait que d’un quart de tour, encore fallait-il savoir où appuyer. Symétriquement, d’autres panneaux semblables

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recouvraient le mur circulaire. Elle enjamba des tuyaux et chercha, en tâtonnant, d’autres ouvertures pivotantes. Elle n’en trouva point, cependant, il lui fallait sortir d’ici au plus vite.

Au plafond, au dessus d’elle, elle repéra une trappe.Un rocher massif permettait de l’atteindre. Elle s’y hissa et essaya de soulever des

deux mains le carré de bois qui fermait la bouche, sans succès.Durga avisa une vieille caisse à outils, qu’elle dut vider de son contenu avant de

pouvoir la hisser sur la pierre. Ainsi juchée, elle avait la possibilité de s’arc bouter et, avec le dos, de forcer sur la trappe. Celle-ci s’éleva légèrement mais elle entendit aussitôt un bruit de chute d’objets roulants s’entrechoquant. Des noix ? on était près de la grande allée des noyers et les commis avaient dû stocker des cagettes de noix à cet endroit. Elle farfouilla dans les outils et extirpa une barre d’acier en croix, qui devait servir à faire tourner les volants récalcitrants, comme les X pour dégripper les boulons des roues de voitures.

Ne dit-on pas qu’avec un levier, on peut soulever le monde ? Elle cala la barre dans l’espace qu’elle arrivait à libérer en forçant avec son dos et donna toute sa force pour faire levier. La trappe se souleva dans un grand vacarme d’éboulement.

Elle émergea au milieu d’un monticule de cageots et de palettes. Un désordre de caisses vides, d’où s’échappaient des touffes de laine de bois. À terre, gisait des noix, des pommes de terre et des épis de maïs, au milieu desquelles elle eut bien du mal à se frayer un passage.

Elle connaissait déjà l’intérieur du château d’eau, pour l’avoir exploré une fois. Avec difficultés, d’ailleurs, car il était défendu, cette année-là, par des nids de guêpes et de moustiques, dissimulés dans un lierre fourni et redondant. Elle avait dû, avant de pouvoir dégager la porte d’entrée, attendre l’hiver. Elle avait alors grimpé, par un escalier sans rampe décrépit, jusqu’au sommet de la tour. Frôlant l’énorme citerne alimentée par la source souterraine, on émergeait brusquement à l’air libre, après un coude de l’escalier. Et de là-haut, on avait vue sur tout le Domaine comme d’une tour de garde. Tout en admirant le paysage alentour, elle avait tout de même évité de se redresser complètement.

Durga regarda sa montre. Il était presque cinq heures. Il n’allait pas tarder à faire nuit, elle devait se hâter de rentrer.

Elle hésitait, elle n’avait pas le temps de remettre en place tous les tubercules, les fruits secs et les épis éparpillés, tout du moins ramassa-t-elle le plus gros et entreprit de ré empiler les sacs de pommes de terre du mieux qu’elle put. Puis elle rétablit la verticalité des caisses renversées. Que pouvaient-elles bien contenir ? La laine de bois servait à amortir et à caller des objets fragiles. Ou bien à protéger des fruits ? Mais, il n’y avait pas de fruits dans le domaine et puis les caisses étaient trop grandes pour transporter ce genre de chose.

À présent, devrait-elle laisser la porte entrouverte, faisant accroire qu’un animal l’avait forcée et occasionné ce désordre ? Mais, celle-ci ouvrait vers l’extérieur et il paraissait difficile qu’une bête puisse réaliser ce tour d’habileté. D’ailleurs, elle-même dut forcer sur le battant pour sortir, tout en sachant qu’il n’y avait pas de serrure. Du moins espérait-elle que personne n’ait eu l’idée d’y apposer un cadenas, depuis sa dernière visite.

Enfin, après un rude coup d’épaule, l’aventurière se trouva dehors.Elle repoussa soigneusement la porte. Après tout, un campagnol affamé aurait pu tout

aussi bien, attiré par les noix, grimper aux murs par les lierres et s’introduire dans l’édifice par la terrasse. C’était d’ailleurs à prévoir. Pourquoi les avait-on laissées-là ? Juste, peut-être, pour masquer et bloquer la trappe en donnant une impression de remise ? Ou tout simplement n’était-ce qu’un stockage de nourriture destinée aux bêtes sauvages par grands froids ? Mais cela n’expliquait pas les caisses.

Durga décida de prendre par la forêt, dont la lisière toute proche dessinait sa ligne sombre au bout de l’allée de noyers. Certes, c’était une traversée à découvert, mais elle pourrait ainsi rallier la route en contrebas et regagner tranquillement Dampierre, sans risquer

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de rencontrer un 4/4 en ronde. Tenant compte que le jour baissait et que sa progression y serait moins hasardeuse que par les chemins défoncés.

Elle fit prudemment le tour du château d’eau, en éclaireur.Guettant un éventuel ronronnement de moteur, inspectant les champs alentours,

scrutant les chemins bordés d’arbres qui menaient l’un au carrefour fléché "Australie", l’autre au lieu d’élevage des faisans et un troisième, à travers terres, loin au-delà, à la ferme, l’inspection lui parut suffisamment satisfaisante pour s’élancer en courant dans l’allée bordée de noyers.

Elle fit halte un instant, pour reprendre son souffle, derrière le plus imposant des arbres, quelle connaissait bien... étant celui qui donnait les plus grosses noix... Elle tâcha d’écouter les bruits par-delà les battements sourds de son cœur, puis elle reprit sa course jusqu’à la première rangée de résineux, plantés ici en alignements serrés. Arrivée à couvert, elle se laissa tomber sur le lit d’aiguilles molles. Elle avait bien mérité quelques secondes de répit, à présent qu’elle était sortie d’affaire.

Le froid la gagna rapidement et le jour déclinait toujours un peu plus. La fugitive se releva et s’engagea entre les pins, se faufilant parfois à quatre pattes, pour ressortir enfin dans la forêt proprement dite, peuplée de chênes et de châtaigniers. Souvent le lierre terrestre avait gagné entre les arbres. Durga venait peu de ce côté car, justement, on n’y trouvait aucun champignon. Elle aperçut le cul blanc de deux chevreuils qui détalaient. La fatigue aidant, elle commençait à trébucher sur les racines et à se prendre les pieds dans les ronces. Elle ramassa un bâton pour assurer son pas et trouva une piste, truffée de marques de sabots, dont les abords paraissaient fraîchement labourés. Elle reconnut une sente de sangliers. Là, où elle se trouvait, elle ne risquait pas de rencontrer de garde-chasse, aussi donna-t-elle du bâton sur les halliers et les troncs d’arbres, pour signaler son approche. Il ne s’agissait pas de tomber sur une harde à l’improviste, les mâles étaient dangereux quand on les dérangeait. Elle entendit le piétinement d’une course et des bruits de branches brisées. Puis un ronflement caractéristique, semblable à celui du cochon. Elle avait bien fait de faire du bruit...

Le terrain, à présent, commençait à descendre. On entendait déjà les rares voitures, mais sans encore en voir les phares. Bientôt Durga sortit sa lampe pour évaluer la distance à la route. Elle aperçut son ruban sombre, derrière des barbelés, en contrebas, par une trouée de buissons.

À l’endroit où elle se tenait, les sangliers avaient complètement ravagé le sol, creusant sur la pente de cette combe mieux à l’abri du gel, de larges sillons dans la terre meuble. Elle allait éteindre sa lampe, pour ne pas se faire repérer de la route, quand son faisceau tomba sur une forme étrangement claire dans ce sous-bois ; qui n’était pas une pierre. Elle avança. Non ! Maculée de boue, c’était une main.

Une main humaine émergeait des feuilles mortes, mise à jour par les bêtes qui avaient fouissé dans les parages. Peut-être même attirés par l’odeur de cadavre. Durga avala sa salive. Il était probable qu’un corps gisait, au bout de cette main.

Elle tâcha de localiser les lieux et se repéra à la trouée de buisson du bord de la route puis, derrière elle, à un grand bouleau brisé, couché-là. Elle tremblait. Elle contourna soigneusement l’emplacement et dévala la pente aussi vite qu’elle le put, en diagonale. Mais il ne s’agissait pas de glisser et de laisser des traces. Elle atteignit la clôture, dépassant la trouée, et longea le talus. Un peu plus loin, les fils barbelés pendaient, vraisemblablement distendus ou sectionnés.

Elle retira sa parka, dont elle fit une boule et vérifia qu’aucuns phares n’approchaient avant de passer de l’autre côté, prenant garde de ne pas s’accrocher. Puis elle récupéra son vêtement et l’enfila prestement, rabattant la capuche et tirant sur les cordons, pour la plaquer sur son front. Elle franchit à grandes foulées le large talus d’herbe et prit pied sur la route.

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Elle se mit à marcher du côté gauche, comme les randonneurs chevronnés. D’ailleurs elle s’aperçut qu’elle avait conservé son bâton.

On était entre chien et loup, in the wild world...Durga mémorisa le lieu, aidée par le panneau routier annonçant un virage.Elle ne pouvait pas se tromper. D’autant plus qu’elle était passée par là en voiture, la

veille, en revenant de Boivilliers. Un véhicule la croisa, puis d’autres la dépassèrent. Sa capuche sur la tête, il n’aurait pas été aisé de l’identifier. Elle marchait d’un bon pas et rallia bientôt son village de Dampierre. Elle fit glisser la fermeture éclair de sa poche pour saisir la clé du portillon. Il faisait tout à fait nuit.

Isidore miaulinait. Durga lui versa machinalement des croquettes et se servit un verre de vin de pêche. Elle devait se calmer pour arriver à réfléchir.

Elle avait besoin d’aide. Et elle ne vit qu’une solution.Changeant de manteau, elle attrapa son sac et ses clés de voitures ; elle prit la route en

direction de Villemont-en-Arthy. Il fallait qu’elle téléphone. D’une cabine publique.Seulement à présent, il n’existait plus de cabines à pièces. Elle devait acheter une carte

dans un bureau de tabac ouvert le dimanche, et ce, avant qu’il ferme. Elle dépassa Villemont, où tout était clos et désert, pour atteindre le bourg voisin, où le bar-tabac possédait un billard dans l’arrière salle, rendez-vous dominical très prisé du voisinage.

Elle perçut immédiatement une grande effervescence dans l’établissement. Elle acheta sa carte et encore des cigarettes pour faire bonne mesure. Les discussions étaient animées autour d’elle. Il en ressortait que Meillonnas avait gagné le prix d’Amérique et que les journalistes avaient envahi Boivilliers. Certains, même, s’étaient déjà rabattus sur ce seul tabac encore ouvert dans les environs. Elle quitta rapidement les lieux, trouva une cabine et composa le numéro qu’elle savait toujours par cœur.

On était dimanche, mais là où elle appelait, on ne tenait pas compte des dimanches. La sonnerie retentit cependant plusieurs fois, puis relayée, sonna encore avant que quelqu’un décroche et lâche un "oui"... quelque peu agacé.

Elle déclina sa phrase rituelle du "loup blanc qui rôdait toujours dans les parages". Après un bref silence, la voix sèche demanda :

- Mais n’a-t-il pas décampé ?- Si, rétorqua-t-elle, mais, priorité 4. Je dois voir quelqu’un.La "priorité 4" signifiait qu’il y avait mort d’homme. Sentant l’embarras de son

interlocuteur, elle demanda encore si ça ne pouvait pas être "comme d’habitude". La voix hésita quelque peu, puis finit par répondre qu’on ferait en sorte que ce le fut.

Durga raccrocha. Ce court échange, qu’on ne pouvait nommer "conversation", n’avait pas duré plus d’une minute. Elle rentra chez elle.

La femme très secrète prit une douche et enfourna tous ses vêtements dans la machine à laver. Puis elle brossa soigneusement et à grande eau les semelles de ses bottes fourrées, avant de les ranger dans leur boîte.

Enfin elle mit la cocotte minute sur le gaz et alluma la télé.Elle prit un film en route ; vu l’heure déjà tardive, tous les programmes avaient

commencé. Mais elle fut incapable de suivre une intrigue. Elle zappa et tomba sur un "Taratata" de Nagui, qui lui permit d’entendre et de voir d’un côté, tandis qu’elle cogitait de l’autre. La main sortant de terre hantait toutes ses pensées.

Puis se fut l’heure des infos de la nuit."Meillonnas" avait gagné le prix d’Amérique ! Hourra !Mais, une autre information de dernière minute attira son attention.Une découverte macabre, dans la forêt du Puy-Regain, faite par un garde-chasse.

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On n’en savait pas beaucoup plus pour l’instant. Le garde-chasse était toujours entendu par la gendarmerie.

Cette forêt appuyait ses contreforts à l’est, derrière la colline de Dampierre, contournait le village de Boivilliers, puis courait, plus dense, bien au-delà, pour s’étendre, sur des hectares, à travers des communes lointaines. Le lieu-dit Puy Regain avait donné son nom à la forêt.

Durga le savait parfaitement : ce lieu-dit n’était autre que le château d’eau du Domaine, emplacement de la source bleue, déjà piégée par un aqueduc à l’époque romaine.

Du coup elle sentit l’excitation la gagner. Elle se demandait à quand remontait exactement la découverte. Était-ce la même que la sienne ? Cela paraissait improbable, voire impossible. À moins que...

Était-ce des restes anciens ou récents? Un homme ? Une femme ?Elle-même ne savait rien sur le, ou la, propriétaire de la main, tant la peur l’avait faite

fuir.Pour l’instant, rien ne permettait de relier la découverte du garde-chasse à la sienne, ni

au mot alarmant trouvé dans le collier du chat.Elle ne pouvait raconter tout cela à Arcadie, il n’aurait pas compris qu’elle ne se rende

pas immédiatement chez les gendarmes.Alors, elle alla se coucher, un peu épuisée, après cette "rude journée pour la reine"1.Mais elle eut du mal à trouver le sommeil.

1-film de René Allio avec Simone Signoret-1973

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Chapitre III

Quand Durga s’éveilla, il lui sembla qu’une clarté plus intense s’immisçait à travers les doubles rideaux. La neige. La réverbération de la lumière sur le manteau blanc donnait une lueur particulière aux vibrations du jour, feutrant les sons, exaltant les couleurs, cernant d’une ombre bleue le contour des arbres. C’était beau. Beau, quand la houppelande était encore vierge et immaculée.

Depuis sa fenêtre de chambre, située à l’angle de la maison, à l’étage, on pouvait apercevoir un morceau de la route principale de Dampierre et le début de la montée vers Villemont-en-Arthy. Ce matin-là, des traces sur la chaussée témoignaient du passage de téméraires véhicules matinaux. Durga frissonna, en dépit des doubles vitrages isolant confortablement la maison du bruit et du froid. Elle se remémorait brusquement les évènements de la veille. Elle dévala alors les escaliers et se précipita pour allumer la radio. Si on avait annoncé la découverte macabre, hier au soir à la télévision, on allait bien en parler ce matin sur France Info.

Elle se prépara du café en tendant l’oreille.En fait, la chaîne d’informations s’étendait surtout sur la météo et la neige qui bloquait

les routes. On déplorait une pénurie de sel, censé la faire fondre, ainsi que des carambolages divers. Et on se gaussait du sort de Vancouver, lieu des prochains jeux Olympiques d’hiver, où les pistes manquaient de ce précieux or blanc. Rien d’autre pour l’instant.

Durga avait dormi un peu plus que d’habitude, son corps s’étant arrogé le droit de récupérer de sa randonnée de la veille. Mais il ne fallait pas qu’elle traîne.

Elle devait dégager la neige dans le jardin, pour pouvoir sortir sa voiture. Il n’y avait pas de garage dans sa propriété, juste un vaste abri couvert, adossé au mur mitoyen de l’école, dans le prolongement du hangar. Un chemin de dalles ajourées, posées sur le gazon y accédait et permettait de ne pas s’embourber dans la remontée qui menait au portail.

Elle empoigna la pelle et le balai à feuilles qu’elle remisait, avec quelques outils, dans les cabinets du jardin : petit édifice rustique de briques pleines, dissimulé par le lierre -comme le château d’eau du Puy-Regain- cependant les trappes, ici, ne donnaient accès qu’à la fosse septique et aux bassins d’épandage.

Protégé par un toit pentu couvert de vieilles tuiles et clos sur les côtés par un grillage de sécurité, un puits, par contre, avait été érigé juste en face, légèrement en amont. Une petite porte en bois, assez grande pour le passage d’un seau, s’ouvrait dans l’édifice. À l’intérieur, apposée sous la margelle, une plaque de cuivre attestait de son maçonnage en 1870. Date de construction, conjointement, de la maisonnette du four à pain, du hangar ainsi que de la partie haute de l’habitation. Sa partie basse n’était autre qu’une ancienne maison de vigneron, dotée

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d’une belle cave voûtée en silex, édifiés à une période bien antérieure, du temps où les vignes s’étendaient à Dampierre, sur les collines alentour. À cette époque, la commune produisait du vin pour les parisiens. Avant qu’elle ne soit supplantée par la région de Loire.

Ainsi, pour passer dans ce que Durga appelait "le jardin du bas", il fallait emprunter ce passage symbolique, entre puits et cabinets, qui sont les fondements de la vie humaine.

Elle racla, balaya, sua... tout en se félicitant d’avoir été chercher son poulet la veille. La route de la ferme devait être impraticable. Et sa fille Camille arrivait le lendemain. D’ici là, la neige aurait fondu sur les pistes de Roissy. Du moins aurait-on peut-être retrouvé du sel.

Puis Durga prit une douche, s’habilla et partit pour Paris. Non sans avoir recommandé à "son lapin blanc aux petites oreilles" la sagesse et la patience. Isidore témoigna de son assentiment d’un clignement de ses blanches paupières sur ses joyaux d’émeraude.

Si son "comme d’habitude" fonctionnait, on l’attendrait à 5 heures dans le bas Montmartre.

Mais auparavant, la chanteuse allait en profiter pour faire quelques courses dans la capitale.

Durga réussit sa "sortie de jardin" sans patiner.La route, jusqu’à la nationale, ne comportait aucune montée et la neige y était déjà

bien tassée par les nombreux passages de voitures.À Paris, subsistaient quelques minces traînées blanches autour des arbres, attestant de

la tombée, ici-aussi, de la poudre magique.Après s’être garée à Montmartre, où elle savait toujours trouver une place, elle fit

d’abord un passage au Bar des Amis, rue Caulaincourt, pour saluer quelques connaissances qui, tels des piliers immuables fossilisés, traînaient toujours dans le bistrot, depuis des lustres. En outre, la bistrote était en mesure de donner des nouvelles de pratiquement tous ses clients, dont certains habitués depuis plus de quarante ans. Aussi, la visiteuse, apprit-elle quelques décès, quelques naissances, mais aussi quelques heureux devenirs. Elle put constater que les parisiens du quartier avaient toujours la conviction d’être le centre du monde et d’en détenir toutes les clés. Leurs jugements sur les choses et les gens étaient sans appel, étant eux-mêmes sans questionnements. Durga les trouvaient gris, poussiéreux et terriblement ennuyeux, dépourvus qu’ils étaient de toute curiosité de ce qui n’était pas leur coterie. Cependant, malgré cette forme de snobisme, ils représentaient pour elle le seul lien qui subsistait encore avec ce quartier qu’elle avait tant aimé et où elle avait passé, outre son enfance, une partie de sa folle jeunesse.

Descendant ensuite la rue Lamarck pour rejoindre sa librairie attitrée, "L’éternel retour" -qui portait si bien son nom- elle sortit une liste conséquente de titres qu’elle avait relevés au cours d’émissions littéraires. Elle commanda ce qui manquait et inspecta minutieusement le rayon "Sciences", pour essayer de dénicher un dernier Brian Greene, un Léonard Susskind ou même un Lee Smolin qu’elle n’aurait pas lu. Le cosmos et la physique quantique étant ses hobbys favoris depuis de longues années. Why not ? Parmi tant de livres, qu’elle caressait des doigts au passage comme de beaux meubles, elle ne voyait pas le temps passer. Cependant il était bientôt l’heure de son "comme d’habitude".

Aussi, Durga remonta-t-elle déposer ses achats dans le coffre de sa voiture, puis longeant son ancienne école, grimpa jusqu’à la place Dalida bordant le Château des Brouillards et passa prestement de l’autre côté de la Butte par la petite rue d’Orchampt. De là, elle doubla le Bateau Lavoir, où avait séjourné Picasso et bien d’autres, pour fondre sur les Abbesses et, plus bas encore, déboucher Place Pigalle, son p’tit jet d’eau et sa station d’métro.

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Puis elle rallia la rue Fontaine, les bas-fonds de Montmartre où se côtoyaient les bars, fréquentés par les truands, les macs, les filles, les dealers, lieux de trafics en tout genre. Par conséquent, s’y trouvaient également des barbouzes et des indics de tout poil.

"Le Gavroche" était un lieu très spécial, qui se décrétait "club privé" quand ça lui chantait. Mais précisément, Durga, il y a des années, avait donné de la voix dans ce lieu très louche, du temps de la splendeur du cabaret, qui à l’époque ne désemplissait pas et où les voyous avaient coutume d’aller planquer leur flingue derrière la chasse d’eau en arrivant.

On y croisait quelques personnalités politiques ainsi que des artistes célèbres, quant aux truands, ils s’échappaient sans cesse, pour aller tenir de longs conciliabules sur le trottoir.

Comme une "fille", Durga s’installa au comptoir et commanda un "baby" G.B. Un homme se détourna alors, et, la dévisageant, lui lança :

- Ah... mais je vous reconnais !Elle n’avait jamais vu ce bel homme, la cinquantaine svelte, elle s’en serait souvenue...- Pourtant, ajouta-t-il, nous avons été intimes, voire, très intimes !Alors, la femme qu’elle n’avait jamais cessée d’être se mit à rire. Elle reconnaissait sa

tactique pour approcher un inconnu... et elle demanda :- Et Dubois ?- "La flûte" est à la retraite, "loup-blanc" ! Lui-aussi ! appuya-t-il. C’est moi qui ai

repris sa fonction !Durga calcula qu’il y avait plus de trois ans, effectivement, qu’elle ne faisait plus elle-

même partie du service. Elle sourit à l’inconnu et demanda :- Et vous ? vous évoluez dans quel domaine ?- Je suis chez "Molière", je fais dans le Bourgeois Gentilhomme : Jourdain ! Marc

Jourdain !- Enchantée...Elle était en train d’essayer de se souvenir si Dubois avait un prénom ? Oui...

Maurice...Mais il évitait de le dire et de s’en servir. Tout le monde l’appelait Dubois ou la Flûte.

Mais Jourdain, elle avait envie de l’appeler Marc...- Madame Demour... vous permettez que je vous appelle Durga ?Évidemment, elle permettait, si elle pouvait l’appeler Marc...Lorsqu’ils se furent mis d’accord sur ce point important, Jourdain lui relata comment il

avait dû contacter Dubois dans ses derniers retranchements de retraité, pour connaître l’adresse de leur "comme d’habitude". En effet, chaque agent avait son lieu exclusif de rendez-vous avec les membres de son réseau ainsi qu’avec ses indics. Jourdain ajouta que, si elle n’y voyait pas d’inconvénient, il pourrait l’emmener boire un verre dans un lieu plus cool et plus confortable que celui-ci. Et Durga n’y vit aucun inconvénient.

L’agent paya les verres et ils sortirent. Une contravention sous l’essuie-glace ornait le pare-brise de sa 307. Il ne sembla pas s’en soucier le moins du monde. Le service avait le bras long, ou un budget contredanses conséquent, avait déjà remarqué Durga, de longue date.

Son collègue choisit le Tex Mex de la Place Clichy, à cause du bruit ambiant, lui confia-t-il et elle fut ravie d’y commander un Margarita ; lui choisit un Mojito.

Puis le "loup blanc" entreprit de conter à "Molière" son histoire depuis le début. Le message du chat, le domaine, le PMU, le frère du ferrailleur, la muche, les sangliers, la main... il apparaissait -et l’air perplexe de son interlocuteur le lui confirmait- que ce qu’elle exposait était des plus baroque, voire même exotique et quelque peu éloigné de l’univers pourtant composite et interlope des services secrets. Mais quand elle nomma le Puy-Regain, il changea d’expression.

- Et... vous allez peut-être pouvoir me dire pourquoi je n’ai plus rien entendu à ce propos, sur les radios ?

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- La gendarmerie doit avoir ses raisons.- Et... que dois-je faire avec la main ?- Rien ! surtout rien ! Vous allez tranquillement rentrer chez vous. Si réellement vous

avez du nouveau, vous rappellerez votre numéro confidentiel et vous demanderez le plombier. Moi, si j’ai besoin de vous, eh bien, je jouerai les plombiers... De toute façon, avec la neige, on ne peut rien aller repérer sans laisser de traces. Il faut attendre. Et au point où elle en est, la main se fera peut-être un peu plus grignoter par les sangliers, mais elle ne va pas s’envoler. D’autre part, si cette main appartient au même corps que celui découvert par le garde-chasse, alors l’affaire prend une toute autre tournure, car si j’ai bien compris, ce lieu n’était pas un secteur dans lequel il patrouillait habituellement.

- C’est cela, répondit Durga, un peu dépitée. De toute façon, ma fille arrive demain du Brésil. Je dois aller la chercher à Roissy et je ne vais pas la mêler à tout ça.

- Elle reste longtemps en France ?- Oh non ! une journée. Elle doit regagner Dubaï mercredi. Le vol régulier est toujours

vers 14 heures. Je vais donc pouvoir profiter un peu de sa présence et, comme vous dites, attendre le dégel...

Ils se quittèrent sur une poignée de main. Durga hésita. Elle avait décliné la proposition de Jourdain de la raccompagner jusqu’à sa voiture. Le cinéma était juste en face. Elle consulta les horaires pour le film "Avatar" en 3D de James Cameron, mais la prochaine séance était à 21 heures... trop tard. Elle n’avait vraiment pas envie de s’attarder à Paris par ce froid. Elle emprunta le pont qui enjambait le cimetière de Montmartre.

La marche à pied active toujours favorablement l’irrigation du cerveau. Son regard s’égarait, en contrebas, sur les tombes, les croix, les petits mausolées, et cela la ramena au calvaire du bois du Pleurachat.

Elle entama la remontée de la rue Caulaincourt. Elle se demandait où pouvait bien ressortir l’autre côté du boyau, celui qu’elle n’avait pas choisi d’emprunter.

Si elle comparait ce que lui avait exposé l’électricien de Villemont sur les souterrains, avec les confidences du frère du ferrailleur sur les "muches", il s’avérait qu’ils ne parlaient pas de la même chose. L’un relatait l’existence de passages secrets de château à Commanderie, de Commanderie à manoir et de manoir à château. L’autre évoquait des cachettes anciennes de paysans de villages, qui se réfugiaient-là lors d’un danger quelconque.

Alors... Elle arrivait au tournant, devant la boulangerie où elle avait rencontré Freddy pour la première fois. La boulangerie était fermée.

Alors, si la muche avait un accès de secours derrière le calvaire et aboutissait au Puy- Regain, l’entrée devait se situer dans le village... dans l’église ou... mais oui, mais c’est bien sûr ! dans le cimetière ! Elle ne s’y était rendue qu’une seule fois, deux ans auparavant, à l’occasion de l’enterrement d’un jeune voisin, un ancien camarade de sa fille, lui aussi, qui s’était tué en voiture. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de fleurs. C’était très triste. Mais elle avait remarqué, dans la partie la plus ancienne du cimetière, où les pierres tombales n’étaient plus que des ruines mangées par le temps et la mousse, trônant au bout de l’allée, un calvaire en tout point comparable à celui du bois du Pleurachat.

Voilà quel serait son prochain lieu d’exploration.En attendant, elle rejoignait sa voiture et se sentit heureuse de rentrer à la maison.

Dans sa campagne, il gelait. La neige du jardin s’était quelque peu dissoute dans la journée, ce qu’il en restait avait durci et craquait sous les pieds.

Isidore s’étira, s’extirpant de son nid de souris habillées, que Durga baladait d’une pièce à l’autre, pour son confort. Ce soir, ce serait spaghetti bolognaise. Vite fait, bien fait. C’était simple, après un coup de mixeur dans les tomates pelées, il fallait les faire mitonner

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avec des herbes, un oignon, une échalote et de l’ail, puis ajouter un beefsteak haché revenu à la poêle, sans oublier une belle lampée l’huile d’olive.

"Je crois que je l’aime"... c’est le titre du film de Pierre Jolivet, que Durga choisit de regarder ce soir-là sur la TNT, avec Vincent Lindon et Sandrine Bonnaire. Elle apprécia l’aisance avec laquelle François Berléand, déguisé en plombier, collait des micros un peu partout afin d’espionner la nouvelle petite amie de son patron. Elle se souvint alors des paroles de Marc Jourdain. Oui, si nécessaire, elle appellerait le plombier ! Quant à l’industriel du film, certes, bien parano, on pouvait le comprendre : il existait tant de gens prêts à vendre leur corps, aussi bien que leurs sentiments, pour de l’argent.

Le lendemain, il faisait grand soleil. Le temps s’était quelque peu radouci. À la radio, on avait laconiquement parlé d’un corps, non encore identifié, exhumé de la forêt du Puy- Regain. Mais, coup de théâtre, on soupçonnait "Meillonnas" de dopage. Le monde des courses hippiques était en effervescence. Qu’en serait-il de la mise de Durga ? Par contre, aucune annulation de vol n’était annoncée à Roissy et elle se prépara à partir pour l’aéroport.

Qu’elle était belle et bronzée, sa fille chérie !C’est fou ce qu’ont à se dire une mère et une fille qui se retrouvent après un temps de

séparation ! N’essayez pas de suivre ! La conversation part dans tous les sens. On parle de tout et de rien mais on a fait le tour des choses en un rien de temps.

Il s’avérait que Camille était quelque peu déçue de ses vacances, non par le Brésil mais par la personne qu’elle avait souhaité rejoindre là-bas. Elle engagea sa mère à l’accompagner à Dubaï, afin d’échapper à l’hiver persistant et à leur solitude commune. Mais la jeune fille remarqua immédiatement les réticences maternelles, aux prétextes fallacieux que celle-ci lui opposa.

- Tu me caches quelque chose ! Tu as rencontré quelqu’un !- Eh bien, oui... voilà.- Alors ? Comment est-il ?Durga, sans réfléchir, lui décrivit Marc Jourdain... de toute façon, Camille ne ferait,

vraisemblablement, jamais sa connaissance et cela lui laissait un peu de temps pour voir venir.- Et... que fait-il dans la vie ?- Il est mentaliste, répondit placidement Durga. Ce qui était certainement vrai.- Comme le type de la série télévisée américaine ?Durga ne connaissait pas la série. Elle n’était, très probablement, pas encore arrivée en

France.

Les "ah ! tu as changé ça !" et les "oh ! tu n’as toujours pas fait ci !" fusèrent en arrivant à la maison. Cependant Camille adorait retrouver sa chambre et toutes les traces de son enfance. Les deux femmes avaient la même habitude de ne pas perdre de temps à "cuisine et couverts", à l’heure du déjeuner, aussi, une fois changée, le chat caressé, la fille voulut-elle faire le tour du jardin.

Tout en ramassant les branches mortes tombées à terre, Durga mentit un peu sur sa rencontre, par hasard, à Villemont-en-Arthy, avec Pascal Petit l’électricien, mais pas sur la teneur de leur conversation et le livre qu’il ne préparait plus. Elle en profita pour questionner Camille à propos de cette vieille histoire de souterrain. De quelle maison s’agissait-il, déjà ? Où avait-on découvert une entrée effondrée ?

- Ah ! Chez les Derain, dans le lotissement !La mère parla alors de sa rencontre, justement, avec le fils Derain, Olivier, à la ferme

de Maurepas, la veille, et de son activité informatique avec Julien Delpéry. De la naissance du nouvel enfant du couple. Elle espérait éveiller l’intérêt de sa fille et peut-être sa curiosité... ce qui l’inciterait à aller visiter son amie d’enfance.

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- Martine a un deuxième enfant ? Mais comment s’en sort-elle avec son boulot ?- Elle a pris une jeune fille au pair.- C’est une bonne idée ! Tiens, si on allait les voir? Je parlerai un peu anglais avec la

fille! Ça doit lui manquer, ici, et puis je pourrai faire la connaissance du bébé !- Oui, bien sûr… !Durga savait qu’elle avait visé juste : les amies de Camille devenaient mères, les unes

après les autres, alors que sa fille attendait toujours de fonder une famille, aussi celle-ci regardait-elle tous les bébés avec tendresse et convoitise.

On sortit l’annuaire. Il s’agissait juste de s’enquérir de l’heure où on pourrait trouver le couple chez lui. Mais personne ne répondit chez les Delpéry. On réessaierait plus tard.

Comment ne pas vouloir profiter de ce beau soleil ! C’était un temps à promenade. La neige avait presque entièrement fondu ; Durga entraîna sa fille à travers le village. Les deux femmes passèrent devant l’école, où les enfants étaient en classe. Puis elles se trouvèrent bientôt à l’entrée du lotissement. Mais la mère proposa plutôt de monter vers l’église, prétendant qu’elle n’était pas passée par là depuis des lustres.

L’église, comme toujours, était fermée. Elle n’ouvrait que pour quelques mariages ou enterrements et de très rares messes dominicales. Les promeneuses poussèrent jusqu’au petit cimetière. Durga rappela à sa fille, alors à Dubaï, le décès de son camarade Romain et voulu lui montrer la tombe. Elles arpentèrent ensuite les allées désertes. Une telle paix champêtre régnait ici, que l’on n’était nullement saisi de tristesse en déambulant le long des tombes. Le fond du cimetière n’était plus que mousse et herbe, parsemé de vieilles pierres où ne subsistaient pas même d’inscriptions. Elles atteignirent le calvaire... Durga en fit le tour. Elle inspectait le sol recouvert de gravier.

- Tu cherches quelque chose, maman ?- Eh bien... je me demandais juste...Durga se décida à confier -partiellement- la teneur de sa petite conversation avec le

frère du ferrailleur sur les muches. Avec étonnement elle apprit que sa fille en avait déjà entendu parler. Et d’une entrée ? Non... mais qui en parlait ?

- La grande Marjolaine...- Marjolaine Cochard ?Oui... Plus âgée que Camille, elles s’étaient peu connues. Mais, gamine, Marjolaine

racontait un tas d’histoires à ses camarades, pour se rendre intéressante, commenta sa fille. Durga, tout en devisant, grattait le sol du bout de sa chaussure. La curiosité

l’emportant sur toute retenue, elle sortit l’Opinel de sa poche et se mit à enfoncer la lame du couteau de ci, de là. Camille, intriguée, s’accroupit à son tour. Durga finit par dégager un anneau, si rouillé qu’il ne se soulevait plus, soudé à une large dalle de pierre.

- Maman ? Tu crois que....Mais Durga était déjà loin, elle savait que, près du point d’eau du cimetière, elle

trouverait une pelle abandonnée, servant pour tout un chacun à jardiner les plates-bandes des tombes. Elle conjura sa fille de l’attendre et revint bientôt avec l’outil. Camille, tacitement complice, avait saisi le couteau et mettait à jour le pourtour de la dalle. À elles deux, les femmes eurent tôt fait de dégager le gravier et la terre, qui la recouvraient. Durga inséra la lame de la pelle dans une anfractuosité de la plaque et tenta de la soulever. Mais il fallut qu’elles unissent leurs efforts pour parvenir à la désolidariser du sol. Elles purent, alors, faire glisser latéralement la lourde pierre, suffisamment pour se glisser dans l’ouverture et découvrir, au bas de quelques larges degrés, formés de silex concassés et de moellons enserrés dans une terre blanchâtre, une courte voute maçonnée, menant à une volée de marches usées, se perdant dans l’obscurité.

La mère et la fille se regardèrent.

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Durga fouilla encore ses poches et sortit sa lampe électrique.- Mac Gyver ! comme disait Manou ! lança la fille.- On y va ? demanda la mère.Elle passa la première, éclairant les marches rudimentaires qui s’enfonçaient sous

terre, semblant ne pas devoir finir leur spirale vertigineuse.- Descente aux enfers ! commenta Camille.- Chut ! Tu vas réveiller le Diable, rétorqua Durga.Il est de fait que la descente était impressionnante. Un escalier tournant aux marches

en éventail, taillé dans le calcaire, étayé par endroit de blocs crayeux, s’enfonçait vers des profondeurs invisibles. On pouvait lire des inscriptions gravées sur les parois, des noms, des croix dessinées, même une date, encore déchiffrable : 1618. Mais on n’en finissait pas de descendre pour enfin aboutir à une espace dégagé où une rampe, sur la droite, assez large pour laisser passer des charrettes et des animaux, remontait en pente douce, sans doute vers le cœur du village. Il s’avéra qu’elle ne menait plus nulle part, bientôt effondrée, remblayée, peut-être.

Mais un autre boyau partait en biais, de chaque côté duquel on découvrait, en cheminant, des chambres creusées en quinconce, pourvues de petites niches noircies, ayant certainement accueilli une lampe à huile. Elles étaient toutes vides. Juste quelques morceaux de poteries brisées, difficilement identifiables, jonchaient-ils le sol, ça et là. On pouvait entrevoir, cependant, un vrai village souterrain, pourvu de plus de cinquante cavités, dont l’épine dorsale serpentait à quelques 20 mètres sous terre. L’aménagement était doté d’un puits central, une chaîne reliait encore la roue au timon destiné à y atteler un cheval ; plus loin une large cheminée, attestait qu’un conduit la reliait jadis à l’air libre. En outre, plusieurs montants de bois munis de gonds, encastrés dans la paroi, témoignaient qu’ils avaient dû servir à y assujettir des portes. Un recoin était même encore visiblement, par sa forme, réservé aux latrines. Tout ce qui était nécessaire à la vie humaine et animale était ainsi organisé sous terre. Ce qui était étonnant, c’est la conservation des lieux, secs et intacts, si ce n’est une odeur minérale particulière, mêlée de craie et d’humus.

À présent, un boyau étroit où ne s’ouvraient plus de cellules, remontait en pente douce.

Les deux femmes se taisaient, interdites par ce qu’elles découvraient.Bientôt le tunnel fit un coude presque à angle droit et tout de suite Durga reconnu la

descente par laquelle elle avait glissé. Alors, elle révéla à Camille comment elle était tombée là, par inadvertance.

La jeune fille se rembrunit. Elle comprenait soudain que tout cette équipée n’était pas vraiment fortuite et qu’elle s’était fait un peu manipuler par sa mère. Celle-ci lui raconta alors, comment elle était sortie de l’autre côté, sous le château d’eau du Domaine. Il était inutile qu’elles continuent par là. Il fallait rebrousser chemin. Il n’y avait plus rien à voir.

Durga pensait à l’ouverture obturée par un mur de briques, un peu plus loin, elle jugea qu’il était inutile d’en informer Camille.

Elles refirent le chemin en sens inverse.Elles repoussèrent la dalle avec beaucoup de peine et remblayèrent soigneusement la

terre et le gravier. La pluie se chargerait d’effacer leurs traces, mais qui pouvait venir inspecter derrière ce calvaire, au fond, perdu, de ce petit cimetière de campagne ?

Camille proposa alors de rappeler les Delpéry et Durga sortit son portable, cocha le numéro qu’elle avait enregistré, puis passa l’appareil à sa fille, pour qu’elle puisse parler à ses amis. C’est Julien qui répondit. Il venait de rentrer. Les deux jeunes gens discutèrent un moment.

- Ils nous attendent ! dit Camille.Durga réfléchissait et elle s’arrêta bientôt au milieu du chemin.

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Elle saisit le bras de Camille et lui demanda instamment de ne pas faire mention de leur découverte devant les Delpéry. Ce passage était oublié depuis des lustres et il devait le rester. Il était inutile que des gens du village aillent s’y aventurer. S’il y avait une personne à qui elle en parlerait peut-être, pour compléter sa documentation, c’est à Pascal Petit, l’électricien. Il ne fallait pas que ces lieux soient galvaudés et détériorés. Camille en fut d’accord et promit de se taire.

Les deux femmes traversèrent la route et s’engagèrent dans les allées du lotissement.

Une Audi A4 était garée devant le pavillon. Durga nota mentalement que la petite entreprise informatique devait être florissante.

On accédait à la maison par une entrée de plain-pied, après avoir traversé un jardinet coquet, bien entretenu. La décoration intérieure, élégante et moderne, semblait copiée/collée d’un de ces magazines "Maisons d’aujourd’hui" et n’avait, certes, plus rien à voir avec l’ancien mobilier des parents Delpéry. Martine était là, nourrissant son bébé. Après quelques embrassades, on prit place sur le superbe canapé plein cuir. Le bébé avait changé de bras et gazouillait, à présent, dans ceux de Camille. Celle-ci s’enquit de la fille au pair, dont lui avait parlé sa mère. Julien s’étonna qu’elles fussent si bien renseignées. Toutefois, Sally, la petite Américaine, était repartie chez elle pour les fêtes et n’était pas encore de retour. Martine avait dû prendre un congé pour s’occuper du bébé. Elle répugnait à le confier à une des nourrices du village, déjà surchargées d’enfants. À cette heure, Théo, leur premier fils, était encore en étude à l’école, où il avait l’habitude de faire ses devoirs.

On papota de choses et d’autres. De la pénibilité du métier de caissière, qui servait de tampon et se faisait houspiller aussi bien par les clients que par la direction. Des débouchés incroyables qu’ouvrait l’informatique, avec, à présent, un ordinateur dans pratiquement chaque foyer. Camille parla de ses nombreux voyages à travers le monde, où elle n’avait, cependant, guère l’occasion de voir grand chose ; de sa vie à Dubaï, tellement différente de ce que l’on pouvait imaginer ici. Non, les femmes n’étaient pas obligées de se voiler, il ne fallait pas confondre avec l’Arabie Saoudite. Le téléphone urbain était gratuit, l’essence détaxée, la ville était un port-franc, une plaque tournante internationale. On y trouvait de l’alcool dans les bars et les restaurants, mais pas dans les supermarchés. La musique anglo-saxonne y était très prisée. Et puis, là-bas, c’était les Sri-lankais et les Indiens, qui travaillaient aux durs travaux, pas les Arabes. Enfin, elle débita tout ce qu’elle était obligée d’expliquer, chaque fois qu’elle parlait du petit émirat.

Bientôt, on eut épuisé ce qu’il était possible d’échanger entre personnes ayant été très proches, mais menant à présent des vies extrêmement différentes, où ne subsistaient de connections que dans l’enfance, le village et, fugitivement... un bébé.

On troqua des adresses mails et on se quitta en s’assurant de donner des nouvelles. Mais chacun savait déjà qu’on n’avait plus grand chose à se dire.

Durga coupa un oignon et une échalote, qu’elle bourra dans le ventre du poulet, ajoutant une bonne dose d’estragon et une tablette de bouillon dégraissé, pour le goût et le jus. Puis elle enfila la broche à travers le corps de la volaille, qu’elle tamponna d’huile Isio 4, et enfourna le tout pour 1h10, activant la fonction "rôtissoire" de son four électrique.

Elle servit un Porto à sa fille, un Pastis pour elle, puis prit place devant le feu, que Camille avait absolument tenu à allumer, pour démontrer qu’elle savait toujours le faire.

- Qu’en dis-tu ma belle ? Quelle impression t’ont faits tes anciens camarades de classe ?

Camille restait songeuse. Elle ne se décidait pas à se prononcer. Enfin elle admit qu’elle avait ressenti une certaine gêne. Que le couple lui avait paru un peu artificiel, "strange". C’est le mot qu’elle employa. Il venait, en effet, souvent à la jeune fille des

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expressions anglaises, tant à Dubaï on n’échangeait et ne commerçait que dans cette langue. La ville était si cosmopolite, que chacun y avait la politesse de se rallier à ce médian compréhensible à tous.

Elle essaya de préciser ce qu’elle ressentait. Exprimant que ses amis avaient perdu la spontanéité et la simplicité qu’elle leur avait connues jadis. Elle les sentait comme déplacés. Finalement elle trouva le mot : en transit. C’était aussi l’avis de Durga. Le couple n’était plus ancré dans le milieu rural et villageois de Dampierre, il semblait déambuler dans un ailleurs parallèle, où le quotidien était moins contraignant, moins besogneux. Quelque part où on avait du mal à les situer.

Quand le four sonna, les deux femmes étaient toujours en grande discussion. Le poulet était délicieux, accompagné de quelques pommes de terre à la cocotte, servies avec des feuilles de menthe fraîche... si, si ! On en trouve au supermarché, en sachet, l’hiver. Mais, dès le printemps, tout ce qu’il faut comme aromates, poussait sur les plates-bandes devant la maison.

Durga chercha dans ses DVD un film qui pourrait intéresser sa fille et trouva une merveille : "Shakespeare in love", de John Madden, ou l’art de se servir des aléas de la vie pour créer de la fiction, mais essentiellement comment écrire un chef-d’œuvre immortel comme Roméo et Juliette en vivant une passion éphémère.

La matinée fut trop vite passée. Il fallait déjà repartir pour Roissy. Camille embarquait là en tant que passagère et elle se devait de respecter les délais d’enregistrement des bagages. Voilà, elle rentrait au bercail, dans son petit émirat ensoleillé.

Durga promit mollement de venir à Dubaï, dès que possible. Une semaine auparavant, elle aurait pris l’avion avec sa fille. Les alea de la vie...

Il n’y avait plus trace de neige dans la campagne. Se risquerait-elle à retourner dans la forêt du Puy-Regain pour vérifier si "la main" était toujours là ?

Elle sortait à peine de sa voiture quand elle entendit le téléphone.- Madame Demour ? C’est pour la fuite ! Monsieur Molière, le plombier !- Oui, bien sûr ! Quand pouvez-vous venir ?- Eh bien, cet après-midi, si vous n’y voyez pas d’inconvénients...- Pas du tout ! Ah ! Prévoyez des cordes de rappel... et elle raccrocha.Durga avait justement déjà échafaudé un plan, pendant le trajet qui la ramenait de

Roissy, pour aller inspecter le mur de briques, dans le boyau du Puy-Regain. Elle avait prévu de passer par la première trappe, celle du calvaire du bois du Pleurachat, plus facile d’accès et plus proche de son prochain lieu d’investigation. D’autre part, elle se sentait grandement soulagée : si elle devait retourner visiter "la main"... du moins, elle n’irait pas toute seule.

Moins d’une heure plus tard, on sonnait à la grille et Durga activa l’ouverture du portail automatique, pour laisser entrer la fourgonnette "SOS dépannage" qui se présentait.

Marc Jourdain en bleu de chauffe avait toujours belle allure. Il s’émerveilla du jardin, si vaste, si tranquille et bientôt du charme de la maison.

- Que me vaut cette agréable visite, monsieur le plombier ?Pour toute réponse, Marc Jourdain fouilla dans sa salopette et en sortit une photo, qu’il

tendit à Durga.- Vous le connaissez ?Elle eut un mouvement de surprise : elle reconnaissait sur le cliché, son garde-chasse

familier.- Alain !... Alain Révillon !

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Jourdain expliqua que c’était l’homme du Puy-Regain. Le corps qui allait avec "la main" était celui d’Alain Révillon. On avait retrouvé sa voiture accidentée, dans la Creuse, il y a deux ans. Mais point de traces du conducteur. Il avait parait-il brusquement quitté sa fonction de garde-chasse, du Domaine de Saint-Martin, pour raison familiale. Or, on n’avait pas retrouvé trace de sa famille. L’enquête avait tourné court. La photo était celle de la préfecture de Pontoise, qui lui avait délivré son permis de conduire. Et il était mort par balle.

Mais, cela n’expliquait pas comment un garde-chasse avait pu découvrir le corps en même temps que Durga, la devançant presque, dans cette partie si isolée de la combe.

- Eh bien, c’est simple, reprit Jourdain. C’était dimanche et le garde de Boivilliers avait pris son tour de ronde un peu plus tôt. En remplissant une mangeoire, il avait aperçu une ombre se faufiler dans le sous-bois. Sans doute un braconnier qui venait relever ses collets, car les promeneurs éventuels ne quittaient pas les chemins... avait-il relaté à la police. Suivant le maraudeur par une sente de sangliers, il avait même repéré furtivement sa faible lumière à travers les broussailles et avait fini par allumer sa propre lampe torche. C’est alors qu’il était tombé sur "la main". Le braconnier, entre temps, s’était sans doute échappé par la route, où il ne lui était plus possible de le poursuivre à pied. Il avait donc rejoint son 4x4 et foncé à la gendarmerie de Godincourt. En ce dimanche soir, l’info avait fuité, car Boivilliers était infesté de journalistes.

- Ouah ! Il était sur mes talons ! Et je n’ai rien vu... il faut dire que je battais les buissons avec mon bâton, pour écarter les sangliers... j’ai bien failli me faire piéger ! Un proverbe indien dit qu’il faut savoir s’arrêter pour regarder par dessus son épaule. Mais, pourquoi tant de mystères sur l’identité du cadavre et sur le lieu exacte de sa découverte ?

Marc Jourdain expliqua alors que le secteur faisait l’objet d’une surveillance policière discrète, dont il ne pouvait rien dire, simplement, il valait mieux éviter le Domaine pour quelques temps.

Durga comprit également, qu’entre services, déjà, on n’échangeait jamais qu’un minimum d’informations et que, vu son retrait du réseau, elle n’était pas autorisée à en savoir plus. Néanmoins, elle lui relata comment, après l’avoir quitté, à Paris, elle avait pensé au calvaire du cimetière, tout en passant sur le Pont Caulaincourt. Puis la découverte, faite la veille avec sa fille, de la vaste organisation souterraine de la muche.

- Dites-donc, si la fille s’y met aussi, nous allons bientôt recruter un nouvel agent !Durga assura que Camille ne savait rien de plus sur l’affaire. Qu’elle était, d’ailleurs,

déjà au courant de l’existence des muches, par les bavardages de Marjolaine Cochard, quand elle était gamine. Puis elle fit mention de leur visite au couple Delpéry. De l’absence de la fille au pair. Elle ajouta qu’elle avait sa petite idée sur la question, mais refusa, elle aussi d’en dire plus... Et puis, elle demanda à Marc s’il avait apporté les cordes de rappel, parce qu’elle avait une vérification à faire, qui ne pouvait pas attendre.

Marc Jourdain la considéra avec gravité. Puis il la pria de lui préparer un café. Tandis qu’elle s’activait dans la cuisine, il lui demanda également s’il lui était possible de lui dessiner un plan du Domaine. Il avait besoin de visualiser tout ce qu’elle lui avait exposé.

Durga sortit du papier à dessin, des feutres et elle plaça sur son plan, tout en bas de la feuille, au milieu, le village de Dampierre, le lotissement, l’église et le cimetière. Puis, en remontant sur la gauche, le hameau du Pleurachat. Un peu plus haut, Saint-Martin, la Commanderie, l’entrée du Domaine, les étangs, le manoir. Et, perpendiculairement, en ligne droite, de l’autre côté de la route transversale qui séparait la propriété en deux, le château d’eau. Ensuite, aux trois quarts de la page, un peu à droite : la ferme. Enfin, derrière, au dessus, le château, les écuries et le village de Boivilliers. Pour finir, tout en haut du plan, au milieu, elle mentionna d’une croix la gentilhommière. Puis elle hachura de vert foncé la forêt et en vert plus clair, les bois. Ensuite elle traça en gris les routes, en pointillé marron, les chemins de terre et en orange, l’emplacement des boyaux.

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- Et les souterrains ?- Eh bien pour l’instant, on ne peut que les supposer...Elle sortit un feutre mauve et entreprit d’abord de restituer l’ancien château de

Dampierre, au milieu du lotissement. Puis de le relier à la Commanderie. Ensuite, la Commanderie au manoir, enfin le manoir au château de Boivilliers. Ils s’aperçurent alors, en étudiant le plan, que la diagonale reliant le manoir au château de Boivilliers, passait par la ferme de Maurepas. Et également que le tracé des boyaux de la muche ne recoupait à aucun endroit celui des souterrains.

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Durga mentionna alors le mur de briques pleines, qu’elle avait l’intention d’aller étudier. Et elle le localisa sur le plan, ainsi que le calvaire du bois du Pleurachat.

- C’est par là que nous allons rentrer... c’est le plus pratique. On va attacher une corde de rappel à la base d’un tronc d’arbre, on la dissimulera avec des branches et des feuilles mortes... et on se laissera glisser par la trappe...

Jourdain la regarda, sans pouvoir réprimer un sourire et une lueur d’admiration.- Toujours fonctionnel, le "loup blanc" ! Mais le plombier ne peut pas s’éterniser chez

vous... où se trouve la gare la plus proche ?Durga n’était pas sûre de comprendre. Jourdain aurait-il l’intention de prendre le

train ? Elle dit que la ligne la plus fréquentée passait par Saint-Martin et elle chercha les horaires. Mais ce n’était pas pour partir que Marc voulait aller à la gare, mais pour arriver...

Elle lui expliqua le parcours, bien simple, d’ailleurs, et comment s’y rendre. Ils convinrent de l’heure du rendez-vous.

- Au fait, vous m’hébergez pour la nuit ?Quelle question... !On transféra le sac avec les cordes dans la voiture de Durga, ainsi que quelques outils.Et la fourgonnette du plombier repassa le portail.

Un peu plus tard, Durga quitta sa maison et prit la direction de Saint-Martin. À la gare, parmi le flot des voyageurs descendus du dernier train, un homme avenant d’une cinquantaine d’année, en tenue sportive, un cabin-bag à la main, lui fit de grands signes et l’embrassa sur les deux joues. Voilà ! Marc Dupontel, de passage à Paris, était officiellement venu lui rendre visite.

Dans la voiture de Durga, Jourdain-Dupontel expliqua qu’il avait garé sa fourgonnette sur le parking de la gare et que le "plombier" était allé boire une bière au PMU, où on ne parlait que du dopage de "Meillonnas", obstinément contesté par son propriétaire et par son entraîneur. Durga lui fit part de ses inquiétudes, au sujet du rapport des 20 € qu’elle avait joués sur le cheval. Jourdain sourit alors, et lui dit de ne pas s’inquiéter, qu’il allait prochainement être blanchi de tout soupçon.

- Vous ne croyez pas que vous me cachez un peu trop de choses ?"Molière" coupa court, répliquant que l’on verrait cela plus tard. Il ajouta qu’il était

passé devant le "Castel 12", qui n’ouvrait que le jeudi, vendredi, samedi et dimanche. Il en avait profité pour également faire le tour du pâté de maisons.

- Et alors ?Apparemment, on verrait plus tard, cela aussi. Jourdain ne semblait pas disposer à en

lâcher davantage, d’ailleurs, ils arrivaient au hameau du Pleurachat. Durga avait parlé d’une ancienne carrière, où elle pourrait garer sa voiture.

À présent on était à nouveau entre chien et loup... in the wild world.

Jourdain se chargea du sac à dos et Durga ouvrit le chemin. Le sentier, après la carrière, s’enfonçait immédiatement dans le petit bois, puis virait rapidement pour longer le périmètre du Domaine. Le "loup blanc" était certaine d’y découvrir une ouverture. En effet, un peu plus loin, cette partie de la clôture ne comprenant pas de barbelés mais des taillis épais, les animaux avaient dû s’y frayer un passage, bientôt trouvé. À quatre pattes, l’homme et la femme empruntèrent la trouée.

La Lune était en décroissance seulement depuis dimanche ; il n’était pas nécessaire qu’ils se servent de leur torche. Le ciel était dégagé et, dans cette campagne éloignée de la grande ville, on pouvait encore profiter de la splendeur de la Voie Lactée.

Cette équipée nocturne rappelait à Durga des souvenirs d’enfance, lors de ses séjours en Savoie, où là, déjà, elle écumait les bois, les grottes et les ravines. Une vocation précoce

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avait dû alors s’éveiller en elle. Elle s’était souvent fait surprendre dans la montagne, à des lieux du chalet, la nuit tombée. Et elle avait pris l’habitude de trouver son chemin dans le noir. Elle sortit néanmoins son I-Phone pour vérifier la direction plein Est avec la fonction boussole.

Ils ne tardèrent pas à rallier le chemin de terre, qui croisait vers le manoir. Durga entraîna son acolyte dans la direction où se situait le calvaire.

Il fallut fouiller dans les feuilles mortes, écarter les branches mortes, pour retrouver la trappe. Le mécanisme, libéré par inadvertance par le saut de la fuyarde, avait permis au panneau, dissimulant l’ouverture de la bouche, de basculer. Jourdain eut tôt fait de fixer les cordes autour d’un faillard et leur épaisseur empêchait la plaque de se refermer. Ce n’était qu’un morceau de ferraille, découpé et ajusté, muni d’un gros ressort, qui n’était pas prévu pour une sortie. Peut-être n’était-ce qu’une ancienne bouche d’aération aménagée, car la ferraille, quoi que rouillée, semblait de facture récente.

Durga enfila le harnais, libéra le mousqueton et se laissa glisser le long de la pente, prenant appui sur ses talons, comme si elle avait fait cet exercice toute sa vie. Marc ne tarda pas à la rejoindre.

- Alors, voilà la fameuse muche !- Oui, mais je vous ferai visiter une autre fois. Là, on va s’occuper des briques...Quelques de mètres plus loin, elle balaya bientôt le fameux mur de sa lampe

électrique. Elle indiqua à Jourdain le joint qu’elle avait déjà gratté avec son Opinel.Il ne manqua pas de la charrier sur son couteau à virole et sortit un petit burin et un

marteau. Elle dit qu’il vaudrait mieux ne pas faire trop de bruit. Que les coups allaient résonner, amplifiés, par le boyau. Et elle lui réclama plutôt un tournevis...

La torche était posée sur le sol et éclairait leurs visages par en dessous, leur renvoyant une image ombrée et fantomatique. Jourdain grimaça un sourire et tendit l’outil demandé.

Durga se lança dans une explication laborieuse, évoquant une cave en Angleterre, dans le manoir où elle travaillait, près de Guildford, quand elle avait 18 ans. Elle avait entrepris d’y aménager un club, pour les jeunes étudiants étrangers, qui venaient y séjourner en stage linguistique :"The boiling hole" -le trou bouillant- l’avait-elle baptisé... car le lieu se trouvait à l’emplacement de l’ancienne chaufferie. Mais c’était trop exigu, aussi avait-elle voulu agrandir en annexant une cave mitoyenne. Elle avait alors descellé la première brique au tournevis... pour ne pas éveiller l’oreille de la directrice, plutôt hostile au projet. Un souvenir. Elle racontait cela tout en grattant le joint, déjà bien entamé par l’Opinel et Marc restait coi devant tant d’incongruité féminine.

- Vous avez encore beaucoup d’histoires comme ça ?- Eh bien... pas mal !Et elle fit pivoter la brique, à hauteur de son visage, puis délicatement, la retira.- Passez-moi plutôt la torche !- Oui, chef !Le faisceau de la torche éclairait une vaste salle encombrée de bibelots, de statuettes,

de vases, de coffres et de tapis. Une vraie caverne d’Ali Baba !Cependant, la petite ouverture ne permettait pas d’éclairer la totalité de la pièce

souterraine. Durga entreprit de déceler une seconde brique, avec son procédé particulier.- Je crois que c’est une cache du Marcel Cochard, le ferrailleur-antiquaire. Mais

pourquoi diable l’a-t-il murée ainsi ?Marc Jourdain se sentait un peu largué. Il demanda qui était ce Cochard-là.Son interlocutrice, tout en s’activant sur la brique, lui relata l’histoire de l’homme qui

avait racheté le manoir et la moitié du domaine, grâce à une marmite de pièces d’or.- Une marmite de pièces d’or ? On est en plein conte de fée !Cependant, Durga était en train de faire glisser dans sa main la seconde brique.

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À présent, le champ de la torche était plus vaste et on voyait bien la porte blindée, encastrée dans un angle opposé.

- Je m’en doutais ! Regardez !En effet, Marc apercevait la porte, mais ne comprenait pas très bien de quoi elle se

doutait.Durga daigna expliquer que, une fois propriétaire du manoir, Cochard avait dû rouvrir

un passage dans les anciens souterrains et creuser ou trouver une jonction jusqu’à la salle. Il s’assurait ainsi une bonne cache pour son butin, qu’il entreposait peut-être avant, juste dans les couloirs de la muche. Butin qui provenait sans doute, outre ses découvertes avec le détecteur de métaux, de vols de demeures et châteaux environnants. Il devait être receleur.

Mais Jourdain, qui continuait à inspecter le contenu de la cache avec la torche, se redressa et décréta :

- Dites- donc ! Il y a des pièces de musée là-dedans !- De musée ?- Des pièces très anciennes, qui ne viennent pas de France. C’est à un trafic d’art

international, auquel nous avons affaire.Durga le dévisagea pour vérifier s’il était sérieux. Puis elle remit précautionneusement

les briques en place. Elle fouilla dans le sac à dos et sous le regard incrédule de son équipier, elle versa un peu d’eau de son 1/4 de bouteille dans une boîte en plastique contenant une poudre grise. Puis elle touilla au fer à joint.

- C’est du ciment prompt… lâcha-t-elle à un Molière dépité.Et elle bourra de sa pâte les anfractuosités entre les briques pour camoufler leur

déplacement. Lissa au fer. Tamponna même un peu de poussière sur le mélange encore mou. Racla encore les débris qui se trouvaient au sol et les enferma dans un kleenex qu’elle glissa dans le sac. Il n’y avait plus qu’à rentrer. On ne pouvait rien faire de mieux, de ce côté.

- Vous pensez vraiment à tout… commenta le mentaliste, dévasté.Jourdain remonta le premier par la cheminée pentue, puis il aida Durga à se hisser.

Ajoutant traitreusement que ce n’était plus un exercice pour une femme de son âge. Remarque qu’elle ne releva pas, tout à son effort.

Ils tâtonnèrent un peu pour retrouver le passage dans le hallier. Puis ils rejoignirent la voiture de Durga sans encombre.

- J’ai du poulet froid au menu ! lança-t-elle abruptement.Le "loup blanc" avait l’habitude des provocations viriles, dues à sa toujours grande

initiative dans l’action. Elle n’y pouvait rien : elle était rapide, savait trouver des solutions et prendre des décisions sur le champ. Elle se voyait alors, souvent propulsée en position de leader, même dans un milieu essentiellement masculin. Freddy, à la longue, s’en était lassé. Pour ne pas dire, carrément froissé. Pauvre Freddy, un cancer foudroyant du foie l’avait emporté à peine cinq années après leur séparation. Durga ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sorte de remord, comme si elle avait elle-même miné le foie de son compagnon, par sa nature fougueuse et ouvrageuse. Elle comprenait que les hommes aient du mal à la supporter. Quant aux femmes, ce n’était que pire.

Elle en était là de ses réflexions, quand ils atteignirent le portail de la maison.

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Chapitre IV

Ils avaient investi le château en fin de matinée.Pierre de Vendeuil était effondré. Assis à son bureau, la tête dans les mains, il essayait

de reprendre ses esprits.Il se remémorait sa joie, lors de la course de dimanche, à Vincennes : "Meillonnas !",

"Meillonnas" vainqueur ! Laurent Bourgoin l’avait magnifique drivé. L’économisant durant toute la course, pour le pousser dans les dernières longueurs.

Il était si fier de son cheval, tenace et courageux. Courageux comme le sont particulièrement les trotteurs. "Meillonnas" avait, certes, sa personnalité, mais Laurent avait su le prendre par la douceur, l’amener à cette sorte de religion que représentait l’allure du trot rapide. Demander au cheval de se modérer, de se limiter, sans jamais se livrer à la violence de son galop, et, sur un autre mode, lui faire atteindre le maximum de sa vitesse avec cette allure presque contre nature. En fait, apprendre à trotter ainsi à l’animal n’était pas du dressage, Pierre de Vendeuil le savait, c’était élever le cheval à la spiritualité.

"Meillonnas" était parti à 172 contre 1. Ce n’était pas une côte bien fameuse. Il faut dire qu’il était entouré de champions qui avaient maintes fois fait parler d’eux. Lui, personne ne l’attendait, si ce n’est son entraîneur et bien sûr son propriétaire. Celui-ci connaissait tout son parcours. Cela l’amenait à une confiance aveugle en son cheval, né au haras, d’une de ses meilleures poulinières et d’un étalon célèbre, Ourasi, dont la saillie lui avait coûté fort cher.

Il avait admis que la victoire de son cheval puisse surprendre les commissaires et il avait même trouvé naturel qu’ils effectuent sur lui, à l’issue de la course, un prélèvement d’urine à fin d’analyses. Cela ne l’avait pas soucié le moins du monde. Néanmoins, dans la soirée, ils étaient revenus à la charge, réclamant une prise de sang. Et pour De Vendeuil, le monde s’était effondré. Jamais, dans toute la longue histoire qu’avait tissée sa famille avec les trotteurs, il n’avait été question de dopage. Mais bien de patience, d’amour et de respect de l’animal.

L’éleveur en ressentait une profonde humiliation. Comme si on avait entaché ainsi le travail de toute une vie. En outre, il connaissait les conséquences financières que cette faute entraînerait et le discrédit qu’elle allait jeter sur toute son écurie. Il avait pris Laurent Bourgoin entre quatre yeux et l’avait prié de lui dire carrément s’il était responsable de ce mauvais choix. Il pourrait au moins se défendre plus efficacement et sauver quelque chose dans ce grand gâchis. Mais l’entraîneur avait semblé bouleversé et sincère : il ne comprenait pas. Il n’avait rien fait. Quant au vétérinaire du haras, vieil ami du châtelain, longuement interrogé lui aussi, personne n’avait pu le mettre en cause, vu l’absence totale de bénéfice, et donc de mobile, à un quelconque acte solitaire de malveillance.

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À présent, les enquêteurs de la brigade des stups avaient envahi le château. Ils fouillaient aussi les écuries, la sellerie, les hangars à fourrage et les caves.

La brigade des stups, pour le prétendu dopage d’un cheval, c’était à n’y rien comprendre. Pourtant, ils étaient arrivés avec un mandat de perquisition en bonne et due forme. Que cherchaient-ils ?

On l’avait informé de la découverte d’un corps sur ses terres : un garde-chasse domicilié antérieurement à Saint-Martin dont il ne savait rien, qu’il n’avait même jamais vu. Celui-ci avait été engagé par Marcel Cochard, et à cette époque, De Vendeuil ne s’occupait que des gardes de son domaine, même si les deux équipes travaillaient en alternance.

Puis on lui avait posé des questions sur les caves. Oui, les caves ! Quoi les caves ?- Les anciens souterrains...Son père le lui avait maintes fois répété, toutes les entrées avaient été murées par son

grand-père, après ce qu’on appelait la Grande Guerre. Celle de 14/18. À cette époque, le manoir était encore occupé par des cousins éloignés. Son père, d’ailleurs, semblait éprouver envers les souterrains quelque secret ressentiment. Il refusait obstinément de s’étendre sur la question et ne supportait pas plus qu’on évoque devant lui la dernière guerre ainsi que la Résistance. La blessure était trop amère. Pourtant, à son adolescence, Pierre de Vendeuil avait appris plus de détails sur le drame qui s’était déroulé dans le village. Les Allemands, dès 1942, occupaient son château, cela, il le savait déjà. Mais peu avant la Libération, ils avaient pris en otage plusieurs hommes de Boivilliers, suite à un vol, dont personne ne savait rien. Des résistants avaient bien tenté de les libérer mais ils avaient été abattus et les otages fusillés. Il y avait une plaque commémorative, apposée sur le mur des écuries, là où la tuerie avait été perpétrée.

Les stups lui avaient demandé de désigner l’emplacement exact des tunnels obturés. Il ne s’en souvenait pas. D’ailleurs, l’avait-il jamais su ? Les murs avaient été minutieusement inspectés par la brigade. Tâtés, testés. Il était visible qu’aucun maçonnage récent n’avait été effectué. Les caves anciennes et voûtées du château étaient magnifiques. De Vendeuil y conservait du vin. Mais c’est son sommelier qui s’occupait de tout, lui ne faisait qu’acheter... et déguster. Il lui arrivait bien de descendre dans les caves, mais juste pour se souvenir de tous les bons crûs qu’il possédait, bien qu’il exista un registre où tout fut consigné. Cependant, le marquis d’Alincourt aimait de temps à autre à contempler ses bouteilles et faire tourner les étiquettes. Il regardait alors avec nostalgie les armoiries gravées dans la pierre, dont les couleurs à présent s’estompaient. Les armoiries des différentes branches de sa famille, aujourd’hui éteintes.

Brusquement, en début de soirée, une fois que l’équipe eut tout inspecté et pris de multiples photos, tout le monde avait plié bagages.

Évidemment, ils n’avaient rien trouvé. Et Pierre de Vendeuil s’interrogeait. Mais que cherchaient-ils donc ?

On toqua à la porte et Laurent Bourgoin entra sans attendre de réponse. Le jeune homme se laissa tomber dans le fauteuil faisant face au bureau. Passant la main dans ses cheveux d’un geste machinal, il soupira et répéta pour la énième fois qu’il ne comprenait pas.

De Vendeuil leva les yeux sur lui et sans répondre, hocha la tête.À présent, qu’allaient-ils faire ?C’est alors que le téléphone sonna. C’était le labo.Ils avaient fait des contre-expertises et il s’avérait que le flacon suspect ne venait pas

de "Meillonnas". Il y avait eu méprise. Une bavure, en quelque sorte. Ils s’excusaient. Ils ne s’expliquaient pas comment une telle erreur avait pu se produire. Mais les résultats étaient clairs. Son cheval n’avait ni dans les urines, ni dans le sang aucune trace de dopage.

Alors, Pierre de Vendeuil tonna. Il parla du préjudice moral, du nom de son écurie salie. Il laissa enfin libre cours à sa colère. Cette colère qui l’avait rongé depuis la mise en

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doute de son intégrité et qui pouvait enfin s’exprimer librement contre quelqu’un : le responsable du labo, délégué à cette communication téléphonique.

Il dit encore qu’il allait porter plainte pour diffamation.L’employé du labo lui fit remarquer que l’erreur allait faire la "une" des journaux et

que "Meillonnas" n’allait en être que plus reconnu, plus apprécié. Il alla même jusqu’à arguer que cela lui fournissait une publicité gratuite. Et puis, l’erreur est humaine. Une laborantine avait inversé les flacons, voilà tout. Elle serait sanctionnée. Mais que pouvait-on espérer d’autre ?

Pierre de Vendeuil parla de la suspicion qui pouvait s’installer dans l’esprit des joueurs, et de ce fameux dicton "il n’y a pas de fumée sans feu". Le public penserait que le scandale était trop grand et que l’affaire avait été étouffée par le milieu hippique, en accord avec le PMU.

L’employé rétorqua que si cela avait été le cas, on n’aurait pas soulevé l’affaire.Alors De Vendeuil explosa.- Mais qui avait donc soulevé l’affaire sans vérifications préalables ?Il s’avérait que cela venait d’une fuite du personnel auprès des journalistes. Et le

responsable du labo de s’excuser encore.Pierre de Vendeuil, épuisé, raccrocha. Ses nerfs avaient pris le dessus et à présent il se

sentait vidé, lessivé, par cette énergie déversée en flots de colère. La tension était retombée.Il ne fut pas nécessaire à Laurent Bourgoin de demander plus amples explications. Il

avait aisément compris la teneur des propos, à travers le seul interlocuteur qu’il avait pu entendre. Il se sentait soulagé mais, de même que l’éleveur, il ne pouvait qu’être attristé par l’ombre que cette erreur venait porter sur la victoire éclatante de "Meillonnas".

Ce qui aurait dû être un moment de liesse et de confiance pour l’élevage et l’écurie s’était changé en une sombre tragédie. Il se demandait déjà comment la presse allait avaler ce morceau de choix. Ce qu’il voyait surtout, c’est la manière dont se gausseraient les concurrents. Tous ceux qui passaient par les pistes d’entraînement de Grosbois, très cotées, certes, mais qui jalousaient secrètement les terrains privés du haras et le propriétaire de son château.

Durga n’avait pas envie de cuisiner.Quant à Jourdain, il avait, lui aussi, voulu allumer le feu. Elle nota que chacun désirait

s’assurer être toujours capable de faire les gestes essentiels. Les gestes ancestraux de survie.Après avoir jeté des frites surgelées dans l’huile bouillante, elle avait amené sur la

petite table basse le poulet froid et la mayonnaise. Du pain, du vin, du fromage. Et l’indispensable bouteille d’eau.

Machinalement, elle alluma la télévision.Il était déjà tard et la speakerine rappelait les grands titres de l’information.- Le déraillement d’un train en Belgique. 14 morts déjà dégagés des wagons.- "Meillonnas" blanchi de tous soupçons de dopage. Une erreur du laboratoire, un

mélange de prélèvements.- Le prochain voyage du Président de la République au Rwanda.Rien sur le garde-chasse de Puy-Regain.

- Eh bien, si vous refusez de m’en dire un peu plus, je ne vois pas de quoi nous allons bien pouvoir parler... tiens ! Vous ne m’avez pas dit si vous étiez marié... lança fourbement Durga.

Jourdain se gratta la gorge et but une gorgée de vin. Tout en découpant son aile de poulet, il dit qu’il avait été marié, mais que sa femme en avait eu assez de l’attendre tous les soirs pour le dîner, et souvent même, toutes les nuits. Elle avait fini par demander le divorce.

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Ils avaient eu un fils, Sébastien, qui travaillait pour une ONG en Afrique. Il interrogea alors Durga sur son propre fils, Mathieu, dont il avait relevé le nom sur sa fiche personnelle.

Durga lui parla de son rapport à Mathieu Bocquet-Demour, qui travaillait au CNRS et avec lequel elle avait trop peu de contacts. Surtout depuis qu’il avait été affecté au grand collisionneur du CERN, à Genève où la plupart des résultats scientifiques obtenus n’étaient pas divulgués. Du moins pas immédiatement. Elle ajouta qu’il était sur les traces du boson de Higgs. Et que depuis que le CERN avait détecté des résultats positifs et encourageants... elle avait encore moins de nouvelles. Jourdain là, rit franchement.

- Vous êtes vraiment impayable, Durga ! On ne s’ennuie pas avec vous ! Vous avez une vision bien personnelle de comment marche le monde !

Durga rétorqua que chacun était toujours sur les traces de quelque chose ou de quelqu’un. Et qu’elle pensait, d’ailleurs, que l’on passait sa vie à suivre des pistes, peut-être par atavisme. Là dessus, elle attaqua carrément :

- Vous, par exemple, vous pourriez peut-être me dire après quoi vous courez ? Si vous avez repris la fonction de Dubois -qui était mentaliste pour les services- vous devez exercer à peu près le même talent. Qu’est-ce qui vous a amené à Dampierre, chez un agent auxiliaire à la retraite, trop âgée pour faire de l’escalade ?

Marc Jourdain repartit d’un grand rire et faillit s’étouffer. Durga lui resservit un verre de vin.

- Vous avez l’intention de me saouler, peut-être ? Comme manipulatrice, vous vous posez là ! Mais vous êtes susceptible et soupe au lait, voilà votre point faible !

Durga sourit de bon cœur et s’avoua percée à jour.- Bon, vous allez peut-être parler sans que je vous passe à la torture ?- Mmmmm, ça dépend de quelle torture vous voulez parler...- Jourdain ! Arrêtez de jouer au chat et à la souris !- D’accord ! Mais, appelez-moi Marc...Ils trinquèrent pour sceller cet accord.Puis le mentaliste lui communiqua ce qu’il avait appris.Il s’était tout d’abord renseigné, auprès des services de police du département, sur

l’identité du corps retrouvé par le garde-chasse, dans la forêt du Puy-Regain. Son correspondant avait été des plus réticent pour lui communiquer quelque information que ce soit. Puis, comme il insistait, il lui avait passé un collègue. Après vérification de son identité et de son appartenance à "la maison", mais surtout après que Jourdain l’eut appâté avec d’éventuelles informations sur le cadavre, le type lui avait proposé un rendez-vous à Paris.

Le commissaire Quentin Barbet, dit "le barbu", faisait partie de la brigade des stups. Lui et son équipe étaient en surveillance, en collaboration internationale depuis de nombreux mois, pour une opération d’envergure. Ils avaient déjà intercepté un container bourré de 200kg de cocaïne pratiquement pure, dissimulée dans des poutres de bois évidées, en provenance d’Amérique du Sud, qui aurait dû être débarqué à Anvers, mais qui avait atterri par erreur à Rotterdam. Ils se doutaient que le dispatching se faisait ensuite par camions. Ils épluchaient les itinéraires de différentes compagnies de transports routiers. Ils avaient quelques soupçons tournant autour de Rungis, mais aussi du périmètre du Domaine, sans pouvoir encore localiser ni concrétiser quoi que ce soit. Ce que recherchait l’OCTRIS, c’est la "nourrice", c’est à dire la personne qui stockait la marchandise chez lui.

Le corps du Puy-Regain était sur le domaine du châtelain de Boivilliers, Pierre de Vendeuil et le milieu des courses hippiques n’échappaient pas à leur surveillance. Mais ils tenaient à l’œil également le night club du "Castel 12", fréquenté par quelques dealers connus des services de police. Ils avaient exhumé la fiche de disparition du garde-chasse de Saint-Martin, dont on n’avait retrouvé que la voiture, dans la Creuse. La police disposait de sa photo et, d’après des prélèvements effectués dans son studio il y a deux ans, de son ADN. Ils

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avaient identifié le corps mais ne tenaient pas à divulguer les informations pour l’instant. De toute façon, on n’avait retrouvé comme famille à cet Alain Révillon, récemment et après des recherches plus poussées, qu’une tante Alzheimer dans un auspice, près d’Aubusson.

C’est alors que Jourdain avait mentionné un "agent dormant" à son collègue, habitant tout près des lieux, et qui avait découvert le corps en arpentant quelque peu clandestinement le Domaine, à peu près en même temps que le garde-chasse. L’autre avait immédiatement fait le recoupement avec le pseudo-braconnier de la déposition. Il lui avait instamment recommandé de se tenir tranquille, ainsi que son "agent dormant", car la brigade comptait faire une perquisition au château ainsi qu’au haras.

Jourdain avait alors objecté que les stups, d’après l’exposé de son interlocuteur, n’avaient encore aucune preuve ou indice. Mais le collègue avait rigolé et répondu ironiquement "qu’on s’en occupait". Barbet lui avait laissé son numéro de portable, mais, même sécurisé, il s’en méfiait, aussi préférait-il les rendez-vous, s’il y avait quelque chose d’important à lui dire.

- Voilà ! À présent vous savez tout, madame "le loup-blanc" ! ironisa-t-il.Durga s’insurgea. Ce n’était pas pensable, ce qu’il lui racontait là ! On pouvait ainsi

fabriquer de faux indices, simplement pour aller perquisitionner chez les gens ?Avec un ton de reproche Marc Jourdain lui répondit qu’après toutes ses années de

"maison", elle n’avait pas compris que le pouvoir faisait toujours "selon son bon plaisir"?- Le droit et la démocratie, c’est pour les gogos ! railla-t-il.Durga rétorqua que même aux États Unis, il y avait eu le Watergate. Les grands de ce

monde n’étaient pas à l’abri de la justice.À quoi le mentaliste répliqua qu’évidemment, les grands de ce monde avaient vite fait

de dégringoler l’échelle, mais que le FBI et la CIA étaient tout puissants et faisaient, eux aussi, tout ce qu’ils voulaient ; la France, conclut-il, en comparaison de l’Amérique, n’était jamais qu’une république bananière.

Que pouvait-elle ajouter ?Isidore en profita pour faire le fanfaron. L’intrus l’avait privé de sa place favorite et il

s’était juché sur l’étagère où Durga rangeait ses quelques livres non lus. Sur le dos, la tête à l’envers, le chat les contemplait avec insolence et provocation. Il se livrait à tout un jeu de pattes et de contorsions, juste en vue de se rendre intéressant et de se faire remarquer un peu. On l’oubliait !

C’est vrai qu’on l’oubliait et sa maîtresse lui assura qu’il avait une ligne d’oreille de grande classe, un port de pattes impressionnant et qu’il pourrait sans problème faire partie d’un défilé félin de petits fantômes blancs. Jourdain ouvrait de grands yeux. Il avait déjà entendu des gens délirer avec leur animal, mais jamais de cette façon.

Et Georges, ajouta Durga ! Elle rappela à Marc la découverte du message ensanglanté, dissimulé dans le collier du vieux chat. Puis son émergence du soupirail du manoir. Et l’absence de collier à la réapparition du matou. Elle avoua son inquiétude au sujet de Sally, la jeune Américaine. Cette histoire de fille au pair, rentrée chez elle pour les fêtes et qui n’avait pas reparu, lui semblait suspecte. Mais que faire ? On n’allait pas perquisitionner chez les Delpéry, grinça-t-elle.

Donc. Récapitulons. L’intrusion au château de Boivilliers n’avait rien donné. La brigade des stups n’avait pas trouvé de cocaïne ni de cannabis planqués dans les caves ! D’ailleurs, c’était stupide, on ne dopait pas les chevaux au cannabis. Pourquoi pas leur faire fumer la moquette ! Et des dealers dans un night club ! C’était peut-être l’endroit au monde où on en trouvait la plus grande concentration ! Ce n’était vraiment pas signifiant ! C’était au tour de Durga de se déchaîner et Marc riait de bon cœur.

- Demain soir, allez, je vous invite à prendre un verre au "Castel 12" et même à danser, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, proposa-t-il.

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- C’est trop gentil à vous, messire, d’avoir ainsi des égards pour une vieille dame. Un agent dormant de surcroit ! Doux euphémisme pour ne pas dire une retraitée !

- Allez, oubliez ça ! Je vous trouve magnifique !Mais Durga savait bien qu’ils iraient à la Commanderie en reconnaissance et que ce

n’était jamais que du service commandé. Elle proposa d’aller dormir.Elle montra la chambre d’amis à Jourdain, puis s’installa devant son ordinateur. Elle

envoya un mail à Arcadie, lui faisant part du passage de Camille et lui demandant s’il avait déjà entendu parler des muches, dans la région. Puis, une fois au lit, elle se plongea dans les pages du "Paysage cosmique" de Léonard Susskind, dans lequel elle s’endormit.

Le lendemain matin, il pleuvait. Durga courut jusqu’au portillon pour relever le courrier. Elle salua Madame Montbazon, sa voisine d’en face, qui se trouvait là sur le trottoir avec un parapluie. La dame, qui avait traversé pour attendre le boulanger passant de ce côté de la rue, demanda aussitôt :

- Dites-donc, ma ’me Demour, j’ai vu rentrer le plombier chez vous, j’espère que ce n’était pas trop grave ! Ça va si vite, les dégâts des eaux !

- En effet, répondit Durga, qui tentait de se protéger la tête avec le contenu de la boîte aux lettres, mais ce n’était qu’un joint qui fuyait !

- Ah ! Et puis j’ai aperçu Camille, avant-hier ! Elle est déjà repartie ? continua l’autre.Durga savait pertinemment que la femme, dont les fenêtres donnaient sur la rue,

passait sa journée à regarder ce qui s’y passait. De chez elle, on pouvait voir l’entrée de l’école, d’une part, mais aussi le portail et le portillon de la maison.

- Oui ! rétorqua-t-elle, elle ne reste jamais bien longtemps, malheureusement !- Tout de même ! Vous devez vous sentir bien seule, maintenant que tout le monde est

parti, insista encore la voisine.Durga en prit son parti. Et elle lui annonça que, justement, un ami de passage était

venu lui rendre visite. Qu’il allait rester quelques jours.- Ça vous fera un peu de compagnie, va !Et comme elle avait soutiré tout ce qu’elle voulait savoir, elle pressa Durga de rentrer

chez elle, avant qu’elle n’attrape mal sous la pluie...- Au revoir ma ’me Demour !Ma ’me Demour calcula que la Montbazon allait raconter cela à la femme du

cantonnier, qui venait lui faire le ménage. Et que celle-ci le redirait à la femme du psychiatre, chez qui elle allait aussi faire les poussières. Que ce serait relaté à la femme du maire, qui jouait au tennis avec elle. Et que tout le monde dans le village jugerait que Durga Demour avait toujours du tempérament. Mais elle reconnaissait également que Marc Jourdain avait été bien inspiré de monter son petit stratagème, sinon, tout le village aurait colporté que la chanteuse du carrefour se tapait à présent les plombiers de passage.

Elle prépara du café et Marc ne tarda pas à faire son apparition.Il dit qu’on dormait bien chez elle et qu’on n’entendait aucun bruit. Il s’excusait

presque d’avoir tant dormi.Durga pour l’égailler, lui raconta l’épisode sous la pluie avec la voisine.- Vous voyez ! Votre dicton indien avait raison : toujours regarder par dessus son

épaule ! On pense passer inaperçu, mais il a toujours quelqu’un qui voit quelque chose.À ce propos, Jourdain demanda si son Alain Révillon n’avait pas une petite amie. À

quoi Durga répondit que d’abord, ce n’était pas "son" Alain Révillon, que leur complicité ne prévalait que dans l’enceinte de la vaste propriété, mais que certainement il avait dû en avoir une à Saint-Martin ou dans les environs. Cependant, elle avoua que jamais ils n’avaient abordé ensemble de sujets privés. Leur passion commune se cristallisait uniquement sur le Domaine. Le garde aimait visiblement les animaux et ressentait la même euphorie que Durga

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à les entrevoir évoluer en liberté. Néanmoins, il avait dû découvrir quelque chose qu’il n’aurait pas dû, ou refuser sa complicité dans un quelconque trafic. Il n’avait pas été congédié, comme elle l’avait supposé tout d’abord parce qu’il était indiscret et curieux -elle se souvenait de l’épisode de la visite du manoir- mais carrément supprimé. L’avait-t-on intercepté sur la route ? Fuyait-il lui-même quelque chose ? Pourquoi avoir ramené le corps dans le domaine ? Autant de questions sans réponses.

Isidore réclamait ses croquettes.- Oui, ma fleur de chat, j’arrive ! lui roucoula Durga.- Et à présent, qu’est-ce qu’on fait ? lança-t-elle à Marc, en servant le félin.- Eh bien, je propose de contacter Barbet et de le rencontrer. Vous allez

m’accompagner, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, ajouta-t-il.Durga n’en voyait pas...

Jour de pluie.Durga avait offert à Marc de prendre le volant. Celui-ci ayant brièvement appelé "le

barbu", un rendez-vous avait été fixé pour le début d’après-midi, dans la capitale."Molière" et "le loup banc" avaient conjointement convenu de laisser la camionnette

du plombier sur le parking de la gare de Saint-Martin, au cas où ils auraient éventuellement besoin de faire une planque, une reconnaissance incognito ou simplement d’un deuxième véhicule.

Un peu de musique dans la voiture égailla leur trajet. Conduire par temps de pluie déplaisait foncièrement à Durga et elle était heureuse de pouvoir se contenter, pour une fois, d’être "la passagère". En fait, elle adorait "faire la femme", comme elle disait, quand on lui en donnait l’occasion. Elle n’omettait alors jamais d’ajouter qu’elle déplorait que ce soit si rare...

Quentin Barbet avait choisi le Café de la Paix.Le couple déambula entre les tables pour le rejoindre sur une banquette un peu en

retrait de la grande terrasse.Jourdain fit les présentations.Durga plaça un : "L’agent dormant doit se réveiller !" qui détendit immédiatement

l’atmosphère. Cependant, d’emblée, elle attaqua en évoquant son inquiétude récente à propos des 20 € joués sur "Meillonnas". Son interlocuteur saisit immédiatement la balle au bond et déplora que l’affaire ait été ébruitée. Ce n’était pas prévu. Ce n’était, au départ, qu’un prétexte à perquisition, mais la suspicion de dopage avait été exploitée par un rival de l’écurie De Vendeuil, qui l’avait divulguée à la presse. D’où ce buzz inopiné. Je suis désolé... dit-il simplement. Et le mentaliste en profita pour reprendre la main. Il fit part au policier de leur découverte, on ne peut plus clandestine, de la caverne d’Ali-Baba. Il lui signala également que sa collègue avait connu Alain Révillon. Quelle ironie du sort, d’ailleurs, que ce soit elle qui ait découvert son cadavre.

"Le barbu", qui ne portait d’ailleurs pas l’once d’une barbe, semblait perplexe. Trapu, la quarantaine, c’était de toute évidence un homme de terrain. Toute son équipe planchait sur la filière de la came. Pas sur un trafic d’art. Il avait du mal à s’y retrouver.

Alors, Durga sortit de son sac le plan qu’elle avait dessiné pour Marc -et qu’elle avait eu la présence d’esprit d’emporter. Avec satisfaction, elle nota la surprise de Jourdain, qui n’y avait pas pensé lui-même.

Et elle entreprit de commenter son croquis. Barbet fronçait de plus en plus les sourcils en découvrant ce monde souterrain qui avait totalement échappé à ses investigations. Il est vrai que sur les cartes d’état major n’apparaissaient que les étangs, la route médiane et quelques vagues chemins de terre. Quant à la vision satellite de Google Maps, elle n’en révélait pas beaucoup plus. Ce Domaine était une sorte de no man’s land.

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Jourdain informa le commissaire qu’ils avaient l’intention de se rendre au night club du "Castel 12", le soir même, pour y boire un verre et repérer les lieux. Barbet rétorqua qu’il avait déjà envoyé des agents en reconnaissance dans la boîte et qu’ils n’avaient rien décelé de suspect, mis à part quelques dealers déjà fichés. On avait surveillé les livraisons faites au club. Mais hormis les camions chargés de caisses de boissons en tout genre, l’équipe n’avait pu observer aucun va et vient inhabituel depuis leur "sous-marin". Rien de rien. On n’avait rien. Voilà ! conclut-il avec un geste de découragement.

Il demanda timidement à Durga s’il pouvait photocopier son plan.Elle acquiesça en souriant.Et le trio quitta la grande brasserie, en quête d’un commerce de reprocopie, que "le

barbu" dégota rapidement avec une fonction de son I-Phone digital.La chanteuse ne manqua pas de donner sa carte de visite "d’artiste" à l’agent des stups

interdit, avec son adresse et ses téléphones - au cas où... - lorsqu’il lui rendit son dessin.Puis ils se séparèrent.

Une contravention décorait le pare-brise de Durga, qui fit la moue. Mais Jourdain la lui confisqua en la priant de ne pas s’en soucier.

- Il faut que je passe me changer, annonça-t-il. Ça vous dirait de visiter mon appartement ?

En fait, Durga était ravie. D’abord de constater que "Molière" était un vrai parisien, pour qui sortir le soir en tenue de sport était totalement exclu. Et puis, l’occasion qui lui était ainsi donnée de découvrir son antre, lui en apprendrait certainement un peu plus sur l’intimité de son énigmatique compagnon.

Jourdain conduisit la voiture jusqu’au quartier Montorgueil. Là, il s’engouffra directement dans un parking souterrain pour se garer. Le quartier était piétonnier et c’était d’ailleurs ici, précisa-t-il qu’il louait une place à l’année pour son propre véhicule.

La pluie avait cessé. Les rues piétonnes grouillaient d’une faune hétéroclite de Bobos de tous genres. Le mentaliste s’arrêta au coin de la rue Greneta et composa son code. Il précéda Durga dans un escalier étroit, pavé de tomettes bien cirées.

Il habitait au premier étage. Les hautes fenêtres présentaient une forte déclivité par rapport au plafond, soutenu par de belles poutres apparentes. L’immeuble était très ancien, commenta-t-il, et il avait dû faire fabriquer des huisseries sur mesure, pour rattraper les faux angles des murs. Quant au parquet, les ouvriers avaient également triché pour rétablir son horizontalité. Mais le résultat était plaisant. Les lattes posées en point de Hongrie donnaient de l’élégance aux deux pièces.

La visiteuse jeta un coup d’œil aux rayonnages de livres qui tapissaient les pièces. De la Science Fiction, encore de la Science Fiction et quelques beaux livres de terres lointaines et d’objets d’art. Une grande variété de bandes dessinées, quelques romans récents. Rien de plus.

Puis Durga vit la guitare, posée contre le mur.- Ah ! Vous m’aviez caché ça ! s’exclama-t-elle. Vous permettez ?Elle se saisit de l’instrument d’une main experte et s’assit sur le lit. Elle testa la

justesse des cordes et félicita son propriétaire pour son choix judicieux.- Eh bien, puisque vous y êtes, chantez-moi quelque chose, proposa celui-ci avec une

candeur non feinte, prenant place près d’elle.Durga sourit. Rentrer ainsi à l’improviste dans sa peau de chanteuse, rôle qu’elle avait

peu à peu tendance à oublier, la prenait au dépourvu. Elle fit quelques accords puis entonna une chansonnette qui lui vint aux lèvres d’elle même, tellement à propos :

- "On s’est connus, on s’est reconnus, on s’est perdus d’vue, on s’est r’ perdus d’vue"... la chanson du film "Jules et Jim", chantée si joliment par Jeanne Moreau : "Le tourbillon d’la vie", de Cyrus Bassiak.

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Elle ne sut pas vraiment comment c’était arrivé.Elle chantait sa ritournelle légère en regardant Marc, puis elle avait rit, posé la guitare

et il l’avait prise dans ses bras. Ensuite, ils avaient roulé sur le lit et elle s’était retrouvée femme comme elle ne pensait pas qu’elle le fut encore.

Quand ils avaient repris leur souffle, la nuit tombait.Et ils étaient là, loin du wild world, juste entre loups de compagnie.Ils prirent une douche ensemble et Durga se rhabilla. Elle avait osé la jupe de cuir en

plein hiver pour venir à Paris et après un raccord de maquillage, elle se trouvait prête pour la soirée. Marc enfila un costume bien coupé et choisit une cravate.

- Dame ! C’est le grand jeu ! déclara-t-elle en admirant son allure.- Ma ’me Demour, vous permettez que je vous tutoie ???Ils éclatèrent de rire et il décréta qu’il l’invitait au restaurant.Rue Mandar, le "Silk and Spice" -soie et épice- offrait une cuisine thaïlandaise. C’était

un établissement très branché où Durga aperçut la célèbre présentatrice du JT, Claire Massari, à une table et Peter Kitsch, la rock star, assis à une autre. Le repas, qu’elle laissa à Jourdain le soin de choisir, fut délicieux.

Au cours de leur conversation, elle s’aperçut que son compagnon savait énormément de choses sur elle et comme elle le lui faisait remarquer, il répliqua qu’il fallait qu’elle réalise que toute son histoire était inscrite dans le "fichier maison". C’était ainsi. Elle rétorqua que ce n’était pas équitable, car elle ne savait pratiquement rien de lui.

Il entreprit alors de rassembler l’essentiel. Mais des vies résumées dans des fichiers, aussi bien qu’en quelques instants de narration ne sauraient combler les lacunes. Ce qui constitue l’épaisseur d’un être, ce ne sont ni des dates, ni des noms, ni des lieux, mais l’émotion du vécu, tissé au fil des jours.

- Ce qui fait ce que nous sommes, c’est ce qui nous traverse, commenta Marc.Conjointement, expliqua-t-il, en tant que mentaliste, il avait l’oreille pour détecter la

disharmonie du mensonge. Il aurait, peut-être pu être musicien, c’est vrai. Mais gratouiller la guitare en solitaire l’avait vite ennuyé, en outre, il n’avait pas éprouvé le besoin de s’exhiber.

Durga sourit.- Ce n’était pas une pique contre toi ! s’excusa-t-il.- J’avais bien compris que ce n’était qu’une expression spontanée, le rassura-t-elle.Elle lui confia alors que, selon elle, la sincérité entre deux êtres était peut-être

périlleuse, mais que c’était bien la seule façon d’échanger entre individus qui se prétendaient véritablement "humains".

Il reprit qu’il percevait avec trop d’acuité la dualité des personnes, leur complexité, leurs atermoiements et combien elles se débattaient parfois entre la chaîne et la trame d’histoires inextricables, tissées par leur héritage familial, leur condition sociale, leurs études.

Leurs illusions folles tournant en rond dans le bocal fermé de leur conscience.- Tu as de la chance d’avoir appris la vie sur le tas et souvent loin des tiens !

commenta-t-il, cela te donne une indépendance d’esprit, que tu n’évalues peut-être pas.- Je n’ai fait que suivre "ma piste", avec des sens qui relèvent plus de l’intuition

féminine que de la détermination, releva-t-elle.Elle poursuivit qu’elle avait, en revanche, toujours éprouvé l’intense nécessité d’être

reconnue, en tant que principe féminin différent, entité pensante égale et respectable, face au machisme discriminatoire des mâles dominants -ou non, d’ailleurs- car même réduits à des rôles subalternes, ceux-ci témoignaient de la même hargne envers la gente féminine.

C’était sans doute pour toutes ces raisons qu’elle éprouvait l’étrange besoin de "s’exhiber" -selon son expression- conclut-elle avec un sourire magique de diva.

- Le devoir nous attend ! Allons danser ! lança alors Marc, en faisant signe au serveur pour qu’il lui apporte l’adition.

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En ce jeudi soir parisien, la circulation était assez fluide et ils firent la route vers Saint-Martin en un temps raisonnable. En arrivant dans la campagne, la pluie était de nouveau au rendez-vous. Jourdain gara la voiture de Durga sur la Grand-Place, en face de l’église.

L’enseigne du "Castel 12" était éclairée, elle allumait un lion et une tour, se partageant un écusson. Au dessus, deux étages abritaient les chambres anciennement dépendantes de la Belle Auberge, mais de nos jours, transformées en appartements locatifs.

Après avoir poussé une presque authentique porte féodale, formée d’épais panneaux de bois cloutés et munie d’un huis grillagé servant de regard, ils s’étaient retrouvés dans la vaste entrée. Passage vouté ogival, flanqué de flambeaux électriques, qui débouchait sur un long bar, au bout duquel se dressait une armure imposante, dont la main de fer brandissait une épée.

Passés le gorille de l’entrée, le vestiaire et le barman, l’intérieur du night club était presque vide.

On empruntait quelques degrés descendants, recouverts d’un tremplin de bois sombre -sans doute pour éviter les chutes- pour accéder à la grande salle, qui s’ouvrait sur une très jolie mosaïque circulaire d’époque, vu l’usure attestée du sol. Une immense cheminée, où flambaient de vraies bûches, occupait la presque totalité du mur du fond. Sur sa gauche, s’amorçaient les hautes marches de pierre d’un escalier menant à la crypte et aux toilettes.

Les meurtrières étroites, s’ouvrant dans les murs de pierre, étaient garnies de faux vitraux. Les ouvertures extérieures en étaient obturées et un double fond cachait un éclairage modulable derrière un écran translucide, produisant le plus bel effet. Hormis la boule de bal à facettes, suspendue à une des poutres du plafond -afin de parsemer les murs d’étoiles pendant les slows... c’était impressionnant et élégant. Accrochés aux murs, ça et là, des écussons et des chasubles, achevaient la décoration.

Le couple s’assit sur une des banquettes pourpres qui couraient le long des murs transversaux, en face desquelles étaient disposées de petites tables basses, entourées de minuscules poufs noirs. Un serveur vint immédiatement allumer leur bougie.

Durga loua la loi anti-tabac, qui permettait qu’à présent ce genre de lieu public soit devenu respirable. Elle commanda un gin-fizz et son compagnon un Johnny Walker carte noire. L’endroit avait bien changé d’aspect depuis le temps de la Belle Auberge mais les transformations ne l’avaient pas dénaturé. On appréciait mieux la mosaïque, autrefois partiellement masquée par les larges tables du restaurant.

La musique, pas vraiment branchée, était déjà forte, à cette heure de la soirée, et, cherchant à repérer les haut-parleurs, elle découvrit l’antre du DJ, dissimulé dans une authentique chaire d’église, trônant au milieu du mur longeant l’accès de la salle, et juste au dessous, la porte d’un ancien confessionnal, dont la double entrée ouvrait sur le vestiaire.

Céline Dion chantait "Pour que tu m’aimes encore" et Marc l’invita à danser.Un autre couple les rejoignit sur la piste.Durga commençait à penser que cette histoire devenait romantique. C’est alors qu’elle

vit quelqu’un remonter l’escalier de pierre des toilettes et elle identifia immédiatement Olivier Derain.

Elle enfouit son visage dans le cou de son danseur, pour ne pas être reconnue, et souffla à son oreille qu’il y avait un "client" en vue, tout en le dirigeant doucement vers la cheminée.

Le jeune homme traversa la piste de danse au large du couple, pour rejoindre le bar. Durga le vit se jucher sur un des tabourets et elle entraîna cette fois Marc du côté opposé. Une bande joyeuse, d’ailleurs, fit son entrée et s’égailla immédiatement sur la piste, masquant provisoirement les danseurs.

Par chance, la table que le couple avait choisi d’occuper n’était pas dans l’angle de vision du bar. Quand ils se rassirent, la chanteuse expliqua au mentaliste que "le client" était

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le frère de Martine Delpéry et qu’elle l’avait rencontré quelques jours auparavant à la ferme de Maurepas. Apparemment, c’était un habitué et, visiblement, il n’était pas accompagné. Elle ajouta que si elle ne tenait pas à être vue, c’était uniquement pour avoir le loisir d’observer plus librement les gens qui fréquentaient l’établissement.

Sur ce, elle s’éclipsa pour visiter les toilettes. Anciennement, elles occupaient la place du bar, dans l’entrée et la descente à la crypte était fermée par une barrière de sécurité.

Les marches étaient raides et l’on avait intérêt à bien se cramponner à la corde qui servait de rampe, si on ne voulait pas plonger tête la première dans l’escalier.

La crypte était superbe. Voutée et, dans un recoin profond plus ancien, ronde et romane. Les toilettes avaient été aménagées dans cet angle, derrière les piliers d’une arche. De l’autre côté, Durga inspecta la sortie de secours : en poussant le battant à sens unique, on apercevait un bref escalier se poursuivant par une rampe, par où devaient s’effectuer les livraisons. Plus loin, barrant le fond de la crypte, une lourde grille interdisait l’accès aux caves. Néanmoins, dans la pénombre, on pouvait distinguer encore plusieurs départs de voutes.

Vérifiant qu’elle était seule, Durga prit quelques photos avec son inséparable portable. Elle était attirée par une fresque quelque peu détériorée, peinte à même la pierre, qu’on apercevait derrière les barreaux. Certains pans subsistaient, représentant des chevaliers du Temple à cheval, la lance à la main, sur un fond de château fort. Plus loin, voguait un bateau gravé, toutes voiles dehors.

Apparemment, cela représentait un départ en croisade. Elle zooma pour avoir une meilleure image.

La fresque était soulignée d’une frise d’écussons divers, barrés de la croix pattée des Templiers, mêlée à tout un assortiment de lions, de tours, de poissons, de damiers, qui forment les particularités des armoiries, auxquelles la chanteuse ne connaissait rien.

Elle essaya de manœuvrer la poignée de la grille, mais elle était fermée à clé.Tout en se demandant si Jourdain était capable de crocheter les serrures, elle se hissa

en haut des marches, plus à la force du poignet qu’à celle de ses mollets.D’autres personnes étaient encore arrivées et la salle paraissait plus vivante. "I’am

bad" de Mikael Jackson maintenait du monde sur la piste et elle rejoignit discrètement sa table. Elle fit aussitôt part à Marc de tous les détails qu’elle avait pu enregistrer. Et suggéra déjà de bloquer la sortie de secours avec des kleenex en boule, pour leur permettre d’entrer discrètement dans la crypte, par dehors... afin de forcer la serrure de la grille et d’inspecter les caves. Mais sans doute valait-il mieux attendre un peu. Peut-être plus tard, y aurait-il moins de monde. De toute façon, les clients, même jeunes, devaient y regarder à deux fois, avant d’affronter l’escalier des toilettes, ajouta-t-elle en riant. Sur quoi, Marc répliqua qu’il allait les tester et il se faufila entre les danseurs.

Profitant d’un slow et de sa provisoire solitude, un jeune homme vint l’inviter à danser. Le DJ avait baissé la lumière, mais Durga reconnut aussitôt Olivier Derain et elle accepta l’invitation.

- On ne vous voit pas souvent ici, Madame Demour ! s’exclama-t-il.- Oh non ! Je n’y viendrais pas toute seule... rétorqua-t-elle, mais j’héberge pour

quelque temps un ami de passage, aussi j’ai voulu le sortir un peu et cet endroit a beaucoup de cachet !

- C’est un lieu très ancien...Durga ne songeait qu’à ce que lui avait rapporté sa fille sur l’entrée d’un souterrain du

château de Dampierre, découvert dans l’enceinte du lotissement… C’était précisément chez les Derain. Elle brûlait d’envie de questionner son partenaire à ce sujet, mais elle savait pertinemment qu’elle ne devait pas. Aussi, quoi qu’une conversation soit difficile avec la musique ambiante, elle plaça quelques mots sur la prospérité de l’informatique. Il enchaîna

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sur la visite qu’elle et sa fille avaient rendue aux Delpéry. Sa sœur lui en avait parlé. À quoi Durga répondit que la petite Américaine au pair lui manquait certainement beaucoup et qu’il devait lui tarder qu’elle revienne. Alors, dans ses bras, elle sentit le corps d’Olivier se raidir. Il bredouilla un "oui certainement" et l’échange fut clos. D’ailleurs, le slow touchait presque à sa fin et Marc réapparaissait au sommet de l’escalier éprouvant.

Son danseur la raccompagna à sa table et salua Marc d’un bref mouvement de tête, avant de s’éloigner.

- Alors, je ne peux pas te laisser seule deux minutes sans que tu te fasses draguer ! ironisa-t-il.

Elle lui expliqua que c’était justement "le client" et lui relata l’anecdote du souterrain que lui avait rappelée sa fille Camille. Mais Marc l’entraîna aussitôt sur la piste au son de la voix d’Alicia Keis, chantant "Doesn’t mean anything".

- J’ai bloqué la sortie de secours, lui susurra-t-il à l’oreille, avant de lui effleurer le cou d’un baiser. Et j’ai ouvert la serrure, ajouta-t-il en noyant son visage dans ses cheveux.

- Et, comment comptes-tu t’y prendre Arsène, dit Lupin ? demanda-t-elle dans un souffle.

Pour toute réponse, il l’embrassa sur la bouche.Quand elle rouvrit les yeux -Durga fermait toujours les yeux lors des baisers

langoureux- il dit, en la fixant d’un œil narquois, qu’il n’était pas encore temps pour l’action.- Après avoir gâché ma réputation dans la région, c’est tout ce que tu trouves à dire !

Plus tard, le garçon passa demander s’il devait renouveler les consommations. Négatif.Mais Marc s’enquit de l’heure de fermeture de la boîte.- Oh ! En semaine on ne dépasse guère minuit, 1h du matin, les gens travaillent !

Voyez, ça s’est déjà bien éclairci ! Mais le samedi, c’est ouvert jusqu’à 4 heures ! annonça-t-il.

Ils dansèrent encore sur "Purple Rain" de Prince.Enfin, Marc décréta qu’il était temps de lever le camp.En repassant devant le bar, ils ne croisèrent pas Olivier Derain, qui était sans doute

déjà parti.Dehors, la pluie avait cessé. Marc entraîna sa compagne vers l’angle que faisait la rue

du Temple, nom éponyme de sa Commanderie, avec la rue Victorien Prunier. Ils passèrent devant un "Primeur" fermé, dont les splendides fruits et légumes, peints sur le fronton de la devanture, éclataient leurs couleurs. Puis, derrière le pâté de maison, ils atteignirent la rampe d’accès, qui constituait l’entrée de service du night club, ainsi que sa sortie de secours.

Les rues étaient désertes et les trottoirs mouillés brillaient sous l’éclairage public. Ils s’engagèrent sur la rampe. Marc passait le premier. Il descendit les deux marches qui terminaient la descente et s’adossa précautionneusement à la porte sans poignée, pour l’entrouvrir et retirer le tampon de papier qui empêchait sa fermeture automatique. Il allait pousser plus avant quand il entendit des bruits de voix et il retint la porte de la main en y glissant les doigts. Des pas se rapprochaient et il jeta un regard inquiet à Durga, lui intimant du menton l’ordre de rebrousser chemin. Mais non seulement celle-ci ne remonta pas, mais elle descendit une marche. Il allait lâcher sa prise quand les voix et les pas dépassèrent le périmètre de la porte. Il perçut le cliquetis d’un trousseau de clés. Le maugréement d’un timbre d’homme qui avait, évidemment, trouvé le pêne de la serrure ouvert, mettant certainement cela sur la négligence du commis de bar. Enfin, un claquement sec, quand on referma la grille. Puis plus rien. Il fit signe alors à Durga, qui se tenait toujours au dessus de lui.

Il était évident que Marc ne pouvait pas rester très longtemps ainsi, les doigts dans la porte... si les hommes -il pensait qu’ils devaient être trois- étaient descendus à la cave, ils ne

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tarderaient pas à en ressortir, puisqu’ils n’avaient pas pris la peine de refermer à clé. Durga argua qu’ils pouvaient toujours se réfugier provisoirement dans les toilettes. Puis en cas de nécessité, réemprunter l’issue de secours. Ce qu’ils firent. Aucun bruit de parvenait de derrière la grille. Ils décidèrent d’un commun accord d’aller y jeter un coup d’œil. De larges piliers soutenaient les voutes en croisée d’ogives, nota Durga. Ils remplaceraient éventuellement les troncs d’arbres derrière lesquelles elle avait coutume de se dissimuler dans la forêt.

Sous la première voute, à gauche, une lourde porte de bois était close, dont aucun son ne s’échappait, seul un fond de musique parvenait encore jusqu’à eux, par l’escalier de la crypte. Appuyant sur le pêne, ils entrèrent dans le cellier, où s’alignaient des étagères de bouteilles et où s’entassaient les casiers de boissons diverses. Une niche découvrait un monte-charge, qui devait aboutir à la cuisine, derrière le bar. Marc referma la porte.

La seconde voute menait à un mur. La troisième, un peu plus profonde, également. Pas une ouverture. Pas une trace de poussière. Pas une pierre descellée. Deux murs de pierre. Et personne.

Ils rebroussèrent chemin et sortirent par la porte de service.Leurs pas résonnaient dans les rues vides. Ils rejoignirent la voiture.

Aucun d’eux ne dit mot pendant le trajet.Durga tenta bien de faire reconsidérer à Marc s’il était certain que "les voix" ne soient

pas reparties en direction de l’escalier. Mais tout en conduisant, celui-ci lui coula un regard qui ne permettait pas d’en douter. Il lâcha tout de même qu’elle aurait dû remonter la rampe, quand il lui en avait intimé l’ordre. À quoi elle répondit, que si "les voix" avaient voulu emprunter la sortie de secours, il aurait été content d’avoir une femme dans ses bras en train de lui rouler une pelle et de juste paraître comme un amant pressé en train de trousser sa belle dans un coin sombre... À quoi Monsieur Jourdain ne répliqua pas.

Elle activa sa télécommande et il gara la voiture dans le jardin.Georges attendait devant la porte. Elle câlina le chat. Un lambeau de tissu était noué à

son cou. Elle fit rentrer le petit animal.À l’allure d’Isidore, agitant sa queue avec véhémence, signe de mécontentement, elle

vit immédiatement que quelque chose n’allait pas.Elle dénoua le morceau de torchon déchiré, du cou du vieux matou. Et de la même

manière qu’elle avait pu lire "help" sur le message précédent, elle lut "castel" sur celui-ci ; elle le tendit à Marc.

Castel et non castle, nota-t-il. Castle veut dire "château", en anglais.Quant à castel, cela ne pouvait désigner que le "Castel 12".Durga emplit deux écuelles de croquettes et monta à l’étage. Elle reniflait une odeur.

Un remugle de tabac froid. Le genre d’effluve que dégagent les vêtements des grands fumeurs.

Et les non-fumeurs vivant à la campagne ont un odorat plus développé que la moyenne...

Sans aucun doute, la maison avait eu des visiteurs.Vu l’isolement de l’habitation, il était bien inutile de fermer les portes à clé, un

cambrioleur, s’il réussissait à s’introduire dans le jardin, eut trouvé une paix royale, à l’abri des regards, pour forcer toutes les fenêtres qu’il souhaitait.

Elle passa dans le bureau. L’écran de l’ordi n’était plus en veille. Certes, cela arrivait quelquefois, mais elle ne croyait pas aux coïncidences. Elle réfléchit. Heureusement, elle avait emporté dans son sac le dessin du domaine, qu’avait voulu photocopier le commissaire Barbet. Quoi d’autre ? Sa boîte aux lettres e-mail était extérieure, gérée sur Yahoo par un mot

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de passe, qu’elle changeait régulièrement. Son ordinateur ne possédait pas d’Outlook, qui servait anciennement à rédiger les messages hors ligne, avant de se brancher sur Internet dont le temps d’accès était alors compté. Beaucoup de gens, néanmoins, avaient conservé ce système. Pas Durga. Pour craquer son code secret sur Yahoo, il fallait déjà être un bon hacker.

Elle se brancha. Tapa son mot de passe. Il y avait un mail de Camille, lui faisant part de son bon retour à Dubaï et du plaisir qu’elle avait éprouvé à y retrouver son appartement et ses amis. De son dernier vol sur Bombay. De la douceur du climat, qui lui avait permis d’aller hier à la plage. Enfin de mille bisous pour sa maman.

Il y avait également un message d’Arcadie."Durga, les muches sont des passages oubliés, creusés dans le sous-sol crayeux et

utilisés naguère par les paysans de village, pour se mettre à l’abri des razzias des brigands ou des envahisseurs. C’étaient de véritables villes souterraines, où on pouvait remiser des semences, du bétail et de la nourriture. Il en subsiste encore dans plusieurs campagnes. Tu devrais t’adresser au vieux père Petit, de Villemont-en-Arthy. S’il n’est pas mort. Il était venu refaire l’électricité chez moi, il y a bien longtemps. Il m’avait confié qu’il connaissait ces passages, encore utilisés pendant la dernière guerre. Mais peut-être y avait-il un peu de forfanterie dans ses déclarations. Néanmoins, il m’avait parlé de la maladrerie du Pleurachat, rasée à la Révolution parce qu’elle servait alors de prison. D’ailleurs, le calvaire qui se trouve au carrefour des chemins du Domaine en annonçait la proximité. Ce calvaire est méconnu, aujourd’hui que le Domaine est interdit et clos. J’espère que tu n’as pas trop froid. Ici nous avons 25°. Bien à toi. Arcadie".

Elle appela Marc pour lui faire lire le message.- En tous cas, cela veut dire que Pascal Petit ne m’a pas tout dit ! s’exclama-t-elle. Et

je n’ai jamais entendu parler de cette maladrerie, j’en apprends tous les jours !Puis elle lui fit part de ses soupçons sur d’éventuels visiteurs ayant inspecté la maison.

Il le lui confirma : on avait fouillé ses affaires dans la chambre d’amis. Toutefois son cabin-bag ne contenait rien de compromettant et aucuns papiers. Quant aux cordes de rappel, elles étaient restées dans le coffre de la voiture de Durga, ainsi que les quelques outils et le sac à dos.

Après examen des différentes pièces, il s’avéra que rien n’avait été dérobé.- Et si le message était un piège, alors ? déclara Marc, et qu’ils aient déposé le chat

avec son bout de torchon, dans le jardin pour nous attirer ?Durga assura que Georges ne se laissait pas approcher facilement, qu’il était plutôt

sauvage. Certes, on pouvait toujours l’appâter avec de la nourriture, mais quoi que vieux, il était encore leste et, si les dents lui manquaient, ses pattes étaient puissantes et ses griffes acérées. Elle ajouta que les chats reconnaissaient le bruit de sa voiture et qu’ils l’attendaient toujours dans le jardin, s’ils étaient dehors. En revanche, ils se dissimulaient ordinairement dans le buis ou le laurier-tin pour guetter les mulots la nuit et n’avaient pas l’habitude de se dorer au clair de Lune.

Marc était toujours confondu par le rapport que Durga entretenait avec les animaux. S’il était mentaliste pour les humains, elle s’avérait comportementaliste pour les bêtes d’une manière déroutante. Il n’y a pas à dire, le "loup blanc" portait bien son nom.

- D’ailleurs pourquoi voudrait-on nous attirer au "Castel 12", puisque nous y étions ? ajouta Durga, réfléchissant à haute voix.

- Eh bien, afin d’en profiter pour inspecter la maison... répliqua Marc. Ton ami Olivier aura téléphoné à ses acolytes, tout en surveillant notre présence dans la salle. Il a surgi des toilettes, mais il aurait pu tout aussi bien venir du souterrain. Car il est indéniable qu’il y a un passage dans la crypte, que nous n’avons pas trouvé. Cela dit, si cette déduction est exacte, nous avons devancé leur dessein.

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- Tu as sans doute raison en ce qui concerne leur incursion ici, mais nous arrivions de Paris, comment pouvaient-ils savoir que nous allions passer au Castel ? Non. Je crois que c’est effectivement lorsqu’on nous a vus là-bas que des comparses en ont profité pour inspecter la maison. Au moins étaient-ils assurés que nous n’allions pas leur tomber dessus, alors que dans la journée, c’était beaucoup plus risqué. Ils ont dû passer par le mur de l’école. Moi, je suis obligée d’y accoler une échelle pour l’escalader, quand je vais à la recherche d’un de mes chats, mais un jeune un peu sportif devrait le franchir sans trop de problèmes.

Toujours s’arrêter pour regarder par dessus son épaule... dit la sentence indienne.Durga à présent se sentait lasse. À l’heure qu’il était, on ne pourrait rien faire avant

demain et il était plus sage d’aller dormir.- Ensemble ? suggéra Marc...- Si tu veux, mais je ronfle quand je suis sur le dos... il faudra que tu me pousses pour

que je me retourne ! C’est l’âge...- J’ai bien peur que tu ne sois obligée de faire la même chose, répliqua-t-il en riant.

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Chapitre V

La sonnerie du téléphone fixe finit par tirer Durga de son sommeil. Elle alluma la lumière et tendit le bras pour décrocher, tout en consultant furtivement sa montre.

Il était 9 heures du matin.- Quentin Barbet ! Je vous réveille ?- Eh bien...- Écoutez, les gardiens du manoir ont été assassinés cette nuit.- Non ! s’écria-t-elle spontanément, en se redressant sur le lit. Marc bougea à côté

d’elle.- C’est Barbet ! souffla-t-elle. Attendez un moment je vous prie, ajouta-t-elle pour le

commissaire.Elle mit la main sur le micro du téléphone et transmit l’information à son compagnon,

qui grogna.- Passe-le-moi !Tout en songeant que tout Landerneau allait être au courant de leur liaison, elle

s’exécuta et lui donna le combiné.- Barbet, c’est Jourdain... il faut qu’on se voit puisque vous allez venir dans le coin,

mais, il est indispensable que vous soyez discret, la maison de Durga a été visitée hier soir... j’ai une camionnette de plombier garée sur le parking de la gare à Saint-Martin. Je pourrais venir vous chercher.

"Le barbu" s’enquit de l’immatriculation de la camionnette. Puis il assura Jourdain qu’il était inutile qu’il se déplace, qu’il avait ce qu’il fallait pour ouvrir n’importe quelle serrure. "Molière" ajouta qu’il trouverait la salopette du parfait plombier, à l’arrière de la fourgonnette.

- Ah, commissaire ! Vous avez bien dit que vous aviez pris des photos à Boivilliers ? Si vous pouviez les amener, ajouta-t-il, ce serait bien.

Ils raccrochèrent.Durga se leva pour ouvrir les rideaux, le soleil brillait. Elle avait été sidérée de la

manière dont Jourdain avait pris les choses en main et par sa faculté à être sur le pied de guerre en une seconde.

Ils se regardèrent, songeant tout deux à la même chose.Qui avait pu perpétrer un tel crime et pourquoi ? Était-ce les assassins, partant pour

leur triste besogne, dont Jourdain avait entendu les voix, derrière l’issue de secours ? Que

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cherchait-on dans la maison de Durga ? De qui provenait le dernier message attaché au cou du chat ?

Un bon café s’avérait nécessaire. Mais Durga composa d’abord le numéro de Pascal Petit. De bon matin, elle avait des chances de le trouver chez lui.

- Électricité générale Petit, j’écoute !- Pascal ! C’est Durga Demour, de Dampierre...L’autre commença à dire qu’il n’avait guère le temps de discuter à cette heure, qu’un

chantier l’attendait. Mais elle l’assura d’être brève et lui demanda à brûle pourpoint si son père était toujours vivant.

- Oui... dit Pascal, mais il va sur ses 101 ans. Il est en maison de retraite.- Il est Alzheimer ? osa Durga.- Non ! pas du tout ! répondit l’électricien. Il a juste beaucoup de mal à marcher et ne

se déplace pratiquement plus qu’en fauteuil roulant. Mais pourquoi ces questions ?- Écoutez Pascal, il est vraiment indispensable que je le rencontre. Si vous le

permettez, évidemment. Je voudrais qu’il me parle lui-même de ses souvenirs de souterrains.- Madame Demour, excusez-moi, je n’ai vraiment pas le temps, surtout en ce moment,

je suis déjà en retard. Mon père est à Quincy. C’est ce que j’ai trouvé de plus près. Et ça me coûte déjà les yeux de la tête. Vous n’avez qu’à aller le voir, le Gaspard ! Gaspard Petit ! Il sera heureux d’avoir de la visite !

Elle remercia et raccrocha.- Tu te mets en action de bonne heure ! commenta Marc en buvant son café.- Pas tant que toi ! répliqua-t-elle. Et si j’ai tout compris, ma maison va devenir le

quartier général des plombiers... il est vrai que nous faisons beaucoup dans l’artisanat, entre les électriciens, les maçons...

- Tiens, voilà une chose à laquelle je n’avais pas pensé ! Les symboles maçonniques ! Ça nous manquait raya Marc.

Ils commencèrent alors à échanger leurs connaissances des symboles mais cela ne les mena pas bien loin. Da Vinci code, ce n’était pas leur tasse de thé. Durga proposa de chercher sur Google.

Elle tapa "symboles des templiers" dans la fenêtre du moteur de recherche. Et tout un portail dédié à l’ordre apparu. Elle trouva bientôt la rubrique des armoiries et elle imprima une page d’écussons trouvés sur le site. Puis elle amena à l’image les photos qu’elle avait prises dans la crypte, avec son portable. Et ils comparèrent. Alors elle rentra ses photos dans l’ordinateur et les imprima également.

- Tu te débrouilles pas mal en informatique ! la félicita Jourdain.- Depuis que je suis à la retraite, je n’ai plus que ça à faire, rétorqua-t-elle.

En fin de matinée, le timbre du portail retentit. Durga ouvrit et pour la seconde fois, la camionnette de "SOS plombier" fit son entrée dans le jardin.

Quentin Barbet était cocasse dans la salopette un peu trop grande pour lui. Mais à sa mine, Durga vit immédiatement que ce n’était pas l’heure de plaisanter.

Elle proposa du café.Barbet jeta un coup d’œil distrait à l’intérieur de la maison, puis se laissa choir sur une

chaise. Il tira une enveloppe de sa poche intérieure et la tendit à Jourdain. C’était des photos prises au château de Boivilliers.

Durga rassembla sa carte du Domaine, les divers écussons qu’elle avait imprimés et ses propres photos de la crypte du "Castel 12". Mais elle tenait également dans sa main le morceau de torchon et le minuscule rouleau du premier message, qu’elle avait ressorti d’un tiroir.

C’est ce qu’elle mit d’abord sous le nez du commissaire.

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Quand elle lui eut expliqué que les deux messages avaient été véhiculés par son vieux matou, il la regarda carrément de travers. Il sortit un sachet de plastique de sa poche et les inséra à l’intérieur : "pièces à convictions", déclara-t-il. Et il les fit disparaître dans sa vareuse.

Puis il reprit le plan en main.- C’est encore un garde-chasse qui a découvert les deux corps ce matin, commença-t-

il.En passant pour faire sa tournée, à 8 heures et demi, au volant de son 4x4, il a

remarqué que la porte d’entrée du manoir était entrouverte et toutes les lumières allumées. Par le froid qu’il faisait encore ce matin malgré le soleil, cela l’a surpris. Mais c’est surtout la lumière qui l’a intrigué. Il est descendu de voiture et il est allé voir.

Il a découvert d’abord le corps de la vieille femme, dans l’entrée, portant les traces de plusieurs blessures. Il y avait du sang partout, comme si elle s’était traînée pour sortir. Puis il a découvert le cadavre du gardien, dans la cuisine. L’homme était encore cramponné à la porte de l’armoire aux compteurs, qui était restée ouverte. Il baignait dans une mare pourpre, tué apparemment de la même façon.

La police avait fermé le périmètre. Un profileur avait été envoyé sur les lieux. Apparemment rien de valeur n’avait été volé. On en était là.

Pour ce qui est de l’heure du crime, il fallait attendre le rapport du médecin légiste.Barbier aperçut les feuilles avec les écussons et il demanda à Durga de quoi il

s’agissait.Jourdain prit alors la parole et lui conta leur soirée au "Castel 12", la veille au soir. Il

essaya de n’omettre aucun détail. Quant il en fut à la "disparition des voix" derrière la grille, il rencontra une certaine incrédulité dans les yeux de Barbet.

Durga lui mit sous le nez les photos qu’elle avait prises avec son portable. Elle lui expliqua qu’ils avaient recherché la signification des différents écussons, sur Google.

- Et pourquoi ?Eh bien, elle pensait qu’il devait y avoir une manière d’ouvrir une entrée dans la

crypte et qu’il fallait chercher laquelle.- Attendez-voir !Il reprit l’enveloppe des mains de Jourdain et sortit les photos. Il les tria rapidement et

désigna un tirage prit dans les caves du château, où apparaissaient plusieurs armoiries sculptées dans la pierre, sur lesquels subsistaient quelques vestiges de couleur.

Si on faisait abstraction de la croix pattée des templiers, qui ressortait sur tous les blasons de la crypte, on retrouvait le même lion et le même château que sur les armoiries de Boivilliers. Les poissons et le damier, par contre, n’y apparaissaient pas. Encore fallait-il savoir à quoi tout cela correspondait.

Durga leur demanda un moment de patience et remonta au premier étage.Elle tapa "Château de Dampierre", sur le moteur de recherche.Une page apparue, avec des photos de l’ancien château. On y voyait des soldats de la

guerre de 14 dans le parc, en compagnie de quelques religieuses. Il était écrit que le château avait servi de sanatorium durant la première guerre mondiale. Mais sa fondation initiale remontait au XIIème siècle. Il était passé ensuite de mains en mains. Avait brûlé. Été reconstruit. Conquis. À moitié détruit. Rénové. Elle inspecta rapidement les pages et tomba sur les armoiries du château : Un château et un damier. Le même que celui des écussons de la crypte.

Elle tapa ensuite "Maladrerie du Pleurachat". Il n’y avait pas de pages, mais la référence au texte d’un livre ancien, où la maladrerie était citée. Donc, elle avait bien existé. Là, Durga n’en apprit pas plus.

Forte de sa découverte, elle retrouva les deux hommes dans la cuisine.

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- Le château et le damier, cela correspond à l’ancien château de Dampierre, annonça-t-elle. Il me paraitrait logique que les poissons correspondent à la maladrerie.

- Quelle maladrerie ? demanda Barbet avec un mouvement d’humeur.- Eh bien, la maladrerie du Pleurachat, qui a été rasée à la Révolution parce qu’elle

servait de prison.- Mais vous ne l’avez pas mentionnée sur le plan...- Je ne connaissais pas son existence avant hier au soir... elle devrait se situer près du

calvaire, derrière lequel je suis passée à travers la trappe.- Madame Demour, vous êtes infernale ! Qui vous a parlé de cette maladrerie fantôme.- Un ancien voisin et ami, qui a déménagé en Guyane. Je lui avais envoyé un mail, lui

demandant ce qu’il savait des muches de la région. Et il m’a indiqué un vieil électricien de Villemont-en-Arthy, qui paraît-il en sait long sur la question... mais il a plus de 100 ans et...

- Oh ! Ça suffit ! Bientôt vous allez me faire déterrer les morts ! De grâce !- Mais il n’est pas mort, je me propose justement d’aller lui rendre visite cet après-

midi.Cependant, si je vous faisais une omelette, ça vous remettrait en forme, non ?Quentin Barbet capitula.- Elle est tout le temps comme ça ? demanda-t-il à Jourdain.- J’ai bien peur que oui... répondit celui-ci.Durga mit rapidement le couvert et battit son omelette. Elle ajouta des herbes, du

gruyère râpé et une lampée de lait. Cela rendait l’omelette plus moelleuse.Du pain, du fromage, de l’eau. Elle servit les hommes et s’éclipsa un instant pour aller

chercher le courrier.Ce ne fut pas réellement une surprise : Madame Montbazon attendait le boulanger.

Mais cette fois-ci, Durga la devança.- Bonjour, madame Montbazon ! Ah ! Au moins il fait beau aujourd’hui ! Vous savez

que j’ai dû rappeler le plombier. Mon invité s’est servi de la douche de la chambre d’amis, qui n’avait pas été utilisée depuis un bout de temps et revoilà une fuite ! Ah ! Je n’en sortirai jamais !

- Ça va finir par vous coûter cher, tout ça, ma pauv’ ma ’me Demour !- Eh oui ! Mais c’est la vie ! Allez, bonne journée Ma ’me Montbazon !- Adieu ma ’me Demour !

Durga avala sa part d’omelette. "Le barbu" reprenait des couleurs. Elle refit du café. Puis elle relata les hypothèses qu’elle avait développées avec Marc, à propos des

visiteurs de sa maison, la veille au soir. Elle ne savait pas trop ce qu’ils cherchaient. Peut-être à justement trouver la trace de ce qu’elle savait, sur quoi précisément ? Mystère. C’est vrai que toutes ces données paraissaient bien confuses.

- Je ne sais pas pourquoi, mais plus il y a de pagaille, plus je suis capable de mettre de l’ordre dans mes idées, énonça-t-elle.

- Ca ne m’étonne pas de vous, répondit Barbet, sarcastique. Sur ce, le "plombier" se leva pour aller faire son dur métier.

- Je remets la fourgonnette en place, je raccorde les fils... dit-il en serrant la main de Jourdain. Et vous, tenez-moi au courant de l’entretien avec le centenaire, ajouta-t-il à l’adresse de Durga avec une pointe d’ironie.

Il la remercia pour son omelette délicieuse et lui tendit la main avec un sourire en coin.

Durga chercha Quincy sur "Mappy". C’était à plus de quarante kilomètres et aucune route directe n’y conduisait. Le trajet était évalué à 3 heures aller et retour. Elle imprima l’itinéraire.

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Avec ses lunettes de soleil, Marc trouva qu’elle avait l’air d’une Américaine.- C’est cela, "my dear" chauffeur ! Prenez donc le volant ! Je vous guiderai.Elle prit soin de ramasser l’enveloppe de Barbet, dans laquelle elle glissa les pages

d’écussons qu’elle avait imprimées, ses photos prises avec l’I-phone et le toujours fameux plan du Domaine, qui pourrait peut-être lui servir, mais qu’elle ne tenait pas à laisser à la maison.

La route fut agréable par ce beau temps et Durga l’agrémenta encore d’un peu de musique. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à ces pauvres gens qui s’étaient fait assassiner sauvagement. Elle ne les connaissait pas. Elle ne les avait aperçus que de loin, à travers les verres de ses jumelles, mais ce meurtre la bouleversait.

Jourdain respectait son silence. En bon mentaliste, il avait discerné son trouble et compatissait.

Arrivés à Quincy, il chercha un panneau indiquant la maison de retraite, mais n’en trouvant pas, il s’arrêta devant le premier tabac venu.

- C’est à la sortie du bourg ! annonça-t-il en reprenant place au volant.- Tu m’arrêteras à la pâtisserie, là au coin ! demanda Durga. Elle revint bientôt avec un

petit paquet enveloppé de papier rose.Dès qu’ils eurent dépassé les dernières maisons, ils trouvèrent le chemin qui menait

aux "Fauvettes", suivirent une allée gravillonnée aboutissant à une grille imposante. Il fallait sonner. On leur demanda le but de leur visite. Enfin les battants s’ouvrirent.

La maison était assez coquette, visiblement rénovée et bien tenue.À la réception, une femme sortit de derrière son comptoir.- Monsieur Gaspard Petit, vous m’avez dit ? Vous savez que c’est notre doyen. Et s’il

n’a plus bon pied, il a toujours bon œil ! dit-elle avec un large sourire. Je vais vous conduire, à cette heure, il doit être au salon en train de regarder la télévision.

Ils suivirent plusieurs couloirs, croisèrent des filles de service et des infirmières jeunes et pimpantes, pour se retrouver à l’entrée d’un petit salon. Plusieurs pensionnaires étaient assis-là, attentifs à l’image télévisée.

- Nous allons peut-être le déranger, s’il suit une série, hasarda Durga.- Oh ! Une visite lui fera tellement plaisir, vous savez, il n’en reçoit pas souvent !

Attendez-moi ici !Et la femme se faufila entre les chaises jusqu’à un maigre vieillard en fauteuil roulant,

coiffé d’un bonnet de laine. Elle se pencha à son oreille pour lui parler. Visiblement, il ne comprit pas tout de suite ce qu’elle lui disait. Il devait être un peu sourd et avec le bruit que faisait la télévision, il ne saisissait pas bien les paroles de son interlocutrice. Enfin, on le vit faire un signe d’assentiment, puis la femme dégager le fauteuil pour le rouler jusqu’à la porte.

- Bonjour monsieur Gaspard ! dit Durga. Je suis une amie de votre fils Pascal ! annonça-t-elle. Et voici monsieur Dupontel, mon compagnon !

Le vieillard serra les mains qu’on lui tendait.La réceptionniste les conduisit dans la bibliothèque attenante, où, dit-elle, ils seraient

plus tranquilles. Effectivement, il n’y avait personne dans la pièce. Ils s’assirent tous deux autour du vieil électricien, auquel Durga remit les chocolats qu’elle avait achetés à son intention.

Elle s’enquit de la santé du père Gaspard : toujours ses jambes, qui le faisaient souffrir. Puis elle situa pour le vieillard la maison qu’elle occupait depuis plus de 30 ans à Dampierre. Oui, il voyait bien : dans le carrefour, avec le four à pain qui lui faisait face. Enfin, la visiteuse parla de ce qui l’amenait ici : quelques renseignements sur les souterrains de la région.

Le vieil artisan hocha la tête. Il n’avait que huit ans en 1918, toutefois il avait eu ouï dire que, durant la Grande Guerre, les souterrains étaient encore quelque peu empruntés. Plus

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tard, un de ses copains de régiment travaillant au château, peu avant le décès de son dernier propriétaire, lui avait un jour montré l’entrée du tunnel qui, passant sous la route, aboutissait soi-disant derrière l’autel de l’église de Dampierre. Mais il était dangereux de s’y aventurer, le passage étant en partie effondré.

Son camarade avait également mentionné une autre entrée, menant jadis à Saint-Martin, mais déjà murée à l’époque. Cependant ce dont l’électricien se souvenait particulièrement, c’était de la Belle Auberge, où sa bonne amie était servante. Là-bas, dans l’ancienne Commanderie, le fond de la crypte était fermé par une grille.

Durga l’assura qu’elle l’était toujours.Gaspard Petit s’exprimait lentement, mais il était clair qu’il avait toute sa tête.Ah ! L’Émilie, c’était une belle luronne ! continua-t-il ! Elle risquait de se faire mettre

à la porte. L’avait dérobé la clé ! À cause d’une lubie : elle voulait que je la trousse dans les souterrains !

Et le vieillard se mit à rire, ce qui déclencha chez lui une quinte de toux. Durga lui tapota vaguement le dos et lui tendit un kleenex, qu’il repoussa pour sortir de sa poche un antique mouchoir en tissu, grand comme une serviette de table.

Durga et Marc partirent à rire également, quand celui-ci souffla à sa compagne : "comme l’amant pressé, derrière la sortie de secours du Castel 12". Quand le Gaspard eut repris son souffle, elle demanda doucement comment la fille s’y était prise pour ouvrir le passage, passé la grille.

Le vieux lui fit un clin d’œil.- Ah ! C’est bien là toute l’histoire ! Elle m’a fait tourner le dos ! Et elle a fricoté du

côté des croisés à cheval, peints sur les pierres. Et sous la voute, le mur s’est ouvert tout seul. Elle s’était munie d’une bougie et d’une pierre à briquet. Après avoir donné de la lumière, elle a repoussé le mur, qui s’est refermé avec un petit "clac". Toutefois, on n’est pas allés bien loin... elle a dit que, d’un côté, ça menait au château de Dampierre et de l’autre au manoir du domaine de Boivilliers, mais qu’on ne pouvait plus passer. On n’était pas venus pour explorer… et on a fait notre affaire, termina-t-il avec un petit air grivois.

- Et pour revenir ?Il fallut un moment à Gaspard pour rejoindre lui-même le temps présent.- Elle a juste poussé sur une pierre, du côté gauche du mur et il s’est rouvert. Puis, de

l’autre côté, elle a repoussé le mur et tout a paru comme avant. Voilà, termina-t-il.Une lueur réjouie brillait encore dans ses yeux.- Et... le souterrain de la maladrerie ? interrogea Durga après un instant de silence, où

chacun avait eut le loisir de suivre le fil de ses pensées.Le vieux fronça alors les sourcils.- Comment vous savez ça, vous ?- Eh bien, vous avez refait l’électricité chez Arcadie Leroy, à Dampierre, souvenez-

vous ! Et vous lui en avez parlé...- On est bien trop bavard des fois ! Et ce qu’on ne dirait pas à ses proches, on le lâche

un jour tout de go à un étranger !- Oui, approuva Durga, on raconte plus facilement ce qu’on a sur le cœur dans un train

que dans son village.Le centenaire hésitait, cependant, la question de Durga lui posait apparemment un

dilemme.- La maladrerie, c’est une autre histoire. Une triste histoire. J’avais juré à De Vendeuil

de ne jamais plus en parler...- À Pierre de Vendeuil ?- Non, non ! À son père, François...

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Durga ouvrit la boîte de chocolat et la lui présenta. Le vieillard en prit un machinalement et le laissa fondre pensivement dans sa bouche.

Jourdain, pour sa part, méditait sur le fait que les jeunes vivaient toujours dans l’urgence, que déjà, à son âge, on savait décompresser, mais que les anciens avaient carrément la vie devant eux...

Durga voulut se faire plus persuasive : Monsieur Gaspard… je peux vous appeler Gaspard, n’est-ce pas ? Le vieillard acquiesça d’un signe de tête amusé.

- Il se pourrait que des gens soient en danger, aujourd’hui, à cause de tous ces secrets, dit-elle doucement.

Après les avoir dévisagés tous deux longuement, l’ancien électricien se décida.C’était pendant la dernière guerre, narra-t-il. Lui, le Gaspard, faisait partie de la

Résistance. Son réseau était en contact avec François de Vendeuil, dont la famille habitait provisoirement le manoir ; leur château de Boivilliers avait été réquisitionné par les Allemands. L’intérêt des résistants se portait particulièrement sur le manoir parce que la possibilité de se rendre à Boivilliers par un souterrain était connue des anciens. Le passage menait aux caves du château. Mais François De Vendeuil leur apprit que cette sortie avait été murée en 1920, par son propre père. Néanmoins, le tunnel bifurquait peu avant les caves, pour aboutir à mi-hauteur du puits situé dans l’arrière cour. De là, il était même possible de se glisser par un mince boyau, exclusivement praticable en rampant, jusqu’à un réduit étroit ménagé derrière la glace du grand salon du château. Une glace sans tain, à travers laquelle on pouvait observer et écouter tout ce qui se passait dans la pièce, sans être vu.

- N’y avait-il pas également une sortie dans la ferme ? demanda Durga.- Oui, dans les écuries, sous les mangeoires, mais condamnée elle aussi depuis que le

bâtiment avait été modernisé et entièrement rénovés, avant la guerre de 40.- Néanmoins, à la Belle Auberge, une fois le mur ouvert, vous avez bien vu trois

départs de galeries ?- Oui... puisqu’il existait, jadis, un souterrain entre la commanderie et la maladrerie.

Cependant, l’issue, là-bas, en avait été effondrée et remblayée, bien avant que le bâtiment soit démoli. Mais il y a une autre particularité... derrière la maladrerie, se trouvait l’entrée d’un autre passage ouvrant sur un tout autre réseau.

- Les muches !- Ah ! Vous savez cela, aussi... même mon fils n’en a pas connaissance !- Sans doute ! D’ailleurs personne ne m’en a parlé, je suis tombée dedans par

inadvertance, en passant derrière le calvaire du bois du Pleurachat.Le visage du vieil homme refléta la stupéfaction.- Vous, alors !Il relata alors, que jadis, dans le pays, la maladrerie était considérée comme un lieu

funeste et après sa transformation en prison cantonale, les gens lui vouaient encore plus d’hostilité. Aussi à la Révolution, les sans-culottes l’avaient-ils prise d’assaut et les habitants de la région, dépeçant intégralement l’édifice, s’en étaient accaparé les pierres, qui pour sa maison, qui pour sa grange, qui pour son mur d’enceinte et il n’en était resté que des degrés creusés dans la craie, au fond d’une doline, qui menaient à une pièce assez vaste, communiquant avec le réseau des muches.

- Juste après le grand tournant et la cheminée du calvaire du Pleurachat... précisa Durga et elle sortit le plan de son sac, pour le présenter au vieillard.

- Oui, c’est cela... mais je n’ai pas mes lunettes pour lire...- Et dans les muches, vous vous serviez de la sortie du Puy-Regain ! poursuivit

toutefois Durga, en pointant son doigt sur le dessin.- Tout à fait, pendant la guerre, la Résistance y cachait des armes et des explosifs. On

se servait également de la sortie de la combe, à proximité de la route.

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- Vous voulez dire, que sous le château d’eau, il y a le départ d’un autre tunnel ?- Bien sûr, celui qui sort dans la forêt, à mi-côte de la combe, là où se regroupent

souvent les sangliers l’hiver, parce que la terre n’y gèle pas.Jourdain et Durga restèrent songeurs. Alain Révillon aurait-il émergé de la sortie de ce

boyau ?Le "loup blanc", revenant à son sujet, demanda encore :- Mais que s’est-il passé ensuite, pour que vous ayez juré à François de Vendeuil de ne

plus jamais parler de ces réseaux ?Le vieil électricien baissa la tête, paraissant vouloir s’enfermer dans le silence.Le poids des souvenirs semblait le voûter un peu plus. Il raconta alors que, d’accord

avec le châtelain, les résistants avaient organisé des rondes, derrière la glace du grand salon, pour espionner les nazis. Et, non content de leur avoir montré le chemin, De Vendeuil, seul à comprendre l’allemand, les accompagnait fréquemment. Il avait capté un soir que l’occupant attendait une cargaison précieuse, en transit. Il s’agissait d’or. Et le réseau décida de faire une opération commando pour le leur voler, quand il arriverait

Il n’était pas question de rouvrir le passage des caves, qui aurait conduit directement les Allemands au manoir. Il fallait passer par la sortie du puits, qui donnait dans l’arrière cour. Si la grille du château était sévèrement gardée par des soldats, la porte de service, par contre, ne l’était pas.

Le jour dit, quatre hommes, réussirent à s’introduire dans le château. Le premier s’étant hissé hors du puits à l’aide d’un grappin puis, bloquant la poulie, avait aidé les autres à monter par la corde qui retient le seau. Un plan détaillé, fourni par François de Vendeuil, leur avait permis de bien mémoriser la topographie des lieux. Ensuite, les hommes avaient forcé les caisses, s’emparant de tous les lingots qu’ils pouvaient porter dans leurs grands sacs à dos.

Le passage, à mi-hauteur du puits, était masqué par quelques fougères sauvages qui avaient poussé là. De la margelle, on ne distinguait absolument rien.

Les hommes, lourdement chargés, avaient fait coulisser les sacs jusqu’à l’ouverture, où les attendait un cinquième larron. Tout le monde était reparti sain et sauf. On avait caché l’or dans la grande pièce des muches, la plus proche du manoir, fermée, côté doline, d’une porte en bois massif, que l’on pouvait condamner de l’intérieur, à l’aide d’une énorme poutre en chêne.

Au château, quand les Allemands avaient découvert le vol, ils n’y comprenaient rien. Ils étaient entrés dans une rage indescriptible. Ils risquaient, en outre, de lourdes sanctions car Hitler attendait cet or pour financer un nouvel armement. Et personne n’avait aucune idée d’où étaient passés les lingots.

Alors ils prirent des otages dans le village de Boivilliers. Dix otages. Ils avaient placardé des affiches et donné trois jours pour que soit restitué ce qui avait été volé. Mais ils se gardaient bien de dire ce que c’était : des lingots d’or avec le sceau du Reich.

Les nazis avaient enfermé les hommes dans les écuries du château. Les résistants tentèrent de forcer la porte avec un camion bourré d’explosifs pour les délivrer. Mais ils tombèrent dans une véritable embuscade et furent tous abattus, sauf un : Gaspard Petit, seulement blessé d’une balle à l’épaule, qui avait réussi à s’enfuir par la forêt. Les otages furent fusillés.

Alors, De Vendeuil était devenu comme fou. Il avait bloqué de l’intérieur la porte de la doline en y clouant la poutre et muré la sortie de la salle donnant sur le réseau des muches. Quant aux souterrains du manoir, leur accès dissimulé derrière les casiers de bouteilles pivotant astucieusement, il les scella définitivement. Enfin, il avait fait jurer à l’électricien, seul survivant du réseau de Résistance et en mémoire de tous les disparus, de garder à jamais le silence sur toute cette histoire.

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- Parmi les résistants, il y avait le père de Marcel Cochard, non ? demanda soudain Jourdain.

- Oui, le René, qui était forgeron.Durga le regarda, interdite.- Au milieu des photos qu’a apportées "le barbu" ce matin, j’en ai trouvé quelques

unes, montrant la plaque apposée sur le mur des écuries de Boivilliers. On pouvait y lire les noms des otages fusillés et des résistants abattus. Je voulais t’en parler, mais avec cette tragédie, je n’y ai plus pensé.

- Y a-t-il eu encore un drame à Boivilliers ? demanda Gaspard, alarmé.- Pas exactement à Boivilliers, non, au manoir : les gardiens ont été assassinés cette

nuit, dit Durga.Le visage déjà ravagé du vieillard refléta un désespoir profond.- Ça continue alors !- Qu’est-ce qui continue ? Interrogea Jourdain.- Eh bien, Marguerite et Paul Deladrière, les gardiens, je les connaissais bien. Paul

était le fils par alliance d’un de mes camarades de maquis, Mangereau. Un de ceux qui faisaient partie du commando et qui a été descendu par les Allemands. De Vendeuil, dès la fin de la guerre, quand il a pu réintégrer son château, avait installé sa veuve au manoir, avec l’enfant qu’elle avait eu d’un premier mariage. Ainsi, Paul a-t-il toujours travaillé sur le Domaine. Quand il s’est marié avec Marguerite, celle-ci est devenue intendante de cette grande maison, qui ne recevait que des parents en villégiature, à cette époque, et où une arrière grand-tante finissait également ses jours.

Durga et Jourdain se regardèrent, interloqués.- Gaspard, vous avez su que Marcel Cochard avait racheté le manoir, il y a quelques

années ?- Non... Pascal ne me l’a pas dit. Vous savez, je n’ai pas beaucoup de nouvelles du

pays, depuis que je suis ici. Comment a-t-il fait pour racheter le manoir ?- Il aurait trouvé une marmite remplie d’or dans son jardin...Gaspard Petit leva vers eux un visage défiant et incrédule, signifiant qu’il n’était pas

dupe d’une telle fable.- Mais vous avez appris sa mort, tout de même ? continua Jourdain.- Non plus... il est mort le Marcel ? Mais de quoi ?- D’une embolie, répliqua sobrement Durga. C’est le frère du ferrailleur du Pleurachat

qui me l’a dit.- Ah ! Le braconnier... l’est bien balourd, celui-là !- Et vous n’avez jamais raconté cette histoire à votre fils Pascal ? interrogea Jourdain.- Non, jamais ! Jamais à personne. Mais il faut bien que je m’en débarrasse un jour,

tout de même. À quoi ça sert que je l’emporte dans la tombe ?- Et vous pensez que François de Vendeuil n’en aura pas parlé, lui non plus, à son

propre fils ou à aucun autre membre de sa famille ?- Ah, j’en suis bien certain ! D’abord son fils Pierre, qui est le cadet, est né après la

Libération. Avant la guerre le marquis avait eu deux filles qui, plus tard, se sont mariées à l’étranger, dans la noblesse. Quant à sa femme -de même que les petites- elle était tenue à l’écart de nos activités, par sécurité pour tout le monde.

Le vieillard semblait exténué, soudain. Il se tassa un peu plus dans son fauteuil, le souffle court, se tamponnant sporadiquement les yeux de son grand mouchoir.

Durga et Jourdain se taisaient, ne sachant comment le réconforter. Mais Gaspard, tout à ses pensées, reprit bientôt:

- Je n’ai revu François de Vendeuil qu’une seule fois, par la suite. Et il m’a encore fait renouveler ma promesse. Il disait que cet or portait malheur, qu’il venait de tout ce que les

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nazis avaient volé aux juifs, confisqué dans leurs maisons ou récupéré dans les camps de concentration et qu’il valait mieux le laisser dormir.

Le centenaire restait noyé dans ses souvenirs. Il ajouta pourtant, au bout d’un instant, comme s’il se parlait à lui-même :

- Bien sûr, tout ça, on ne pouvait pas l’imaginer à l’époque. La Résistance cherchait surtout à entraver les projets des Allemands et à saboter le plus possible leur matériel.

- Vous avez certainement fait pour le mieux, le rassura Durga, il ne faut pas vous en vouloir.

- Ô les remords et les regrets que j’ai ressassés des années ! égrena le vieil homme, tout en tortillant son mouchoir compulsivement, forment tout un chapelet de pénitence ! Mais la vie a fini par prendre le dessus et j’ai remisé ces souvenirs dans le fond de ma mémoire. Ce n’est pas comme De Vendeuil ! Je ne l’ai plus jamais croisé, mais j’ai appris qu’il était tombé malade. Un cancer, je crois. Cette histoire a continué de le ronger. Quand il est mort, son fils avait à peine dix huit ans. Cependant il a eu le temps de lui transmettre sa passion des chevaux et de lui inculquer son savoir faire. C’était un type bien.

Les larmes perlaient, à présent, aux yeux déjà rougis de Gaspard.Durga représenta au vieil homme la boîte de chocolat. Elle jugeait qu’il avait besoin

d’un petit remontant après l’évocation de ces pénibles souvenirs. Soudainement, une jeune fille fit irruption dans la bibliothèque, annonçant joyeusement l’heure du goûter et elle poussa d’autorité le fauteuil de son pensionnaire hors de la pièce.

Les deux visiteurs suivirent jusqu’à la salle à manger. Durga cala la boîte de chocolat sur les genoux du vieillard ; elle pensait qu’il était temps de prendre congé du centenaire. Non sans lui avoir encore demandé, à propos de la doline, comment on pouvait la repérer...

- Ah ! Dans le temps, il y avait là des stères de bois, qu’il fallait faire basculer sur leur socle. Mais ces bûches doivent être pourries à présent et les buissons ont dû tout envahir.

Il ne sembla pas disposé à leur en dire plus, mais leur adressa, cependant, une dernière supplique :

- N’ébruitez pas cette affaire, c’est inutile. Promettez-moi d’être discrets... cet or, il est maudit !

"Molière" et "le loup blanc" promirent. Serrant les mains du vieil homme, après l’avoir abondamment remercié, Durga se pencha vers lui pour déposer un baiser sur sa joue parcheminée. Elle lui sourit et il lui rendit son sourire.

Sans doute finirait-il sa vie en paix avec lui-même.

Pendant le trajet du retour, ils s’enfermèrent tous deux dans le mutisme. Troublés par l’émotion qu’avaient suscitée les révélations de Gaspard, ils retournaient les faits dans leur esprit, chacun pour soi. Mais Jourdain rompit bientôt le silence :

- Je pense qu’il faut joindre Barbet, dit-il, cochant, tout en conduisant, le numéro de l’agent des stups sur son portable, avant de passer l’appareil à Durga.

- Donne-lui rendez-vous à Paris... proposa-t-il.Mais le numéro du "barbu" ne répondait pas et le "loup blanc" laissa un bref message

d’urgence.-Il y a dans toute cette histoire des dimensions supplémentaires enroulées qui nous

échappent et forment plusieurs espaces de Kalabi Yau, énonça Durga.- Tiens donc ! répliqua Jourdain, des espaces de Kalabi Yau !- Ce n’est que le nom des découvreurs de ces figures géométriques extrêmement

complexes, engendrées par les dimensions cachées que prévoit la théorie des cordes...- Évidemment... tu parles de physique quantique ?- Oui, celle qui décrit tout ce que nous ne voyons pas à l’œil nu, ni même à travers nos

microscopes, mais qui forme la structure profonde de l’Univers.

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- À quoi tu compares le réseau des muches et des souterrains, mêlé à toutes les histoires cachées des gens qui déambulent à sa surface... ah ! Je vois !

- Je savais que tu étais très clever...- Perspicace, est tout aussi bien !- Ah ! C’est une vieille habitude prise à Dubaï, de parler franglais, s’excusa Durga.Soudain, le mobile de Jourdain émit une "petite musique de nuit" et après un bref coup

d’œil au nom qui s’affichait sur le cadrant, le chauffeur passa le téléphone à Durga.- Nous sommes sur la route ! annonça celle-ci. Il est indispensable qu’on se voie...Son interlocuteur lâcha un "Le Kong-19 heures" laconique et raccrocha. Si bien qu’au

carrefour suivant, la voiture obliqua en direction de Paris.Quand on doit se rendre à Paris, l’avantage est qu’il n’est pas besoin d’établir un

itinéraire : les routes sont toujours fléchées pour y mener. En chemin, Jourdain et Durga eurent tout le loisir d’échanger leurs différentes appréciations sur "le Kong", bar branché de la capitale. Perché aux derniers étages de l’immeuble du siège Kenzo, rue du Pont Neuf, il marie geishas et modernité, au sein d’électriques murs fluo, sur une moquette de galets. Une récréation qui s’avérait bien méritée, dans ce climat sinistre.

Une fois dans le quartier et sur les indications de Durga, le conducteur trouva même une place au début de la rue de l’Arbre Sec, devant les anciennes entrées de service de la Samaritaine. La chanteuse avait, en effet, hanté pendant de nombreuses années "Le caveau François Villon", restaurant fameux, ancien repaire de troubadours, situé à l’autre bout de la rue.

Ils étaient presque à l’heure, retardés quelque peu par les embouteillages récurrents du centre de Paris.

Quentin Barbet les attendait déjà, attablé devant un Tom Collins.

Durga se lança dans la Téquila Sunrise et Jourdain resta abonné au Mojito.Sous leurs yeux, l’image sur écran plasma d’une geisha se transformait en punky, puis

en top model stylisée, sur une étonnante musique techno. Et le trio entreprit d’échanger ses différentes informations.

"Le barbu" avait contacté ses collègues, à propos du trafic d’art. Apparemment, il existait une organisation internationale, qui pillait, principalement en Irak, les sites historiques en fouilles et même les musées, pour le compte de grands collectionneurs. La marchandise transitait discrètement souvent par valise diplomatique, sur les vols de l’armée de l’air. La plupart du temps les objets de valeur étaient coulés dans une gangue de plâtre, qui dissimulait leur ancienneté, prenant ainsi l’apparence de quelque sculpture moderne.

- Et transportés dans des caisses garnies de laine de bois ! s’exclama Durga.Les deux hommes réagirent d’un air obtus à ces propos abscons. Elle leur révéla alors

la présence insolite des caisses vides dans le château d’eau et les questions qu’elle s’était alors elle-même posées à leur sujet.

- Mais il s’agit de savoir qui les amène ! commenta Barbet.- Elles peuvent transiter par l’Amérique, puis accompagner Marjolaine Cochard -dite

Marjorie Merritt- suggéra Durga.- Il n’y a pas que les Américains à être basés en Irak, plusieurs forces internationales

sont aussi sur les lieux, objecta Jourdain.- J’ai lancé une demande d’information au sujet de Walter Merritt, le mari américain

de la dame, ajouta "le barbu". Il serait, soi-disant dans les cosmétiques, à Los Angeles. Suite au double meurtre perpétré dans leur propriété, il est probable qu’un des époux Merritt va devoir se déplacer. Nous avons pas mal de questions à leur poser. D’autre part, nous avons inspecté les caves, mais jusqu’à présent, nous n’y avons rien décelé d’anormal.

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Alors, Marc et Durga entreprirent de relater tout ce qu’ils avaient appris auprès du centenaire. Durga ressortit son plan... pour indiquer au "barbu" les nouveaux points stratégiques, dévoilés par l’ancien maquisard.

L’homme des stups se grattait la tête. Visiblement submergé par cette foule d’informations incroyables.

- Nous sommes en plein roman ! lâcha-t-il.- La réalité dépasse toujours grandement la fiction, ajouta benoitement Jourdain.- Ah ! Tiens, justement, pendant que j’y pense ! À propos de "vos pièces à

conviction"... selon les premières analyses, le sang utilisé pour écrire les fameux messages n’est pas du sang humain mais animal. Il va falloir pousser plus loin les tests comparatifs pour déterminer à quel "bestiau" il appartient.

- Peut-être au chat lui-même... suggéra Durga.- Nous verrons bien ! À présent, il va falloir dresser la liste de tous ceux qui ont été

impliqués dans ce drame, intervint Barbet, reprenant quelque peu ses esprits.Marc Jourdain demanda à Durga de sortir de son sac les photos de Boivilliers. Il mit à

l’écart celles qui montraient la plaque commémorative, puis il entreprit de transcrire les 17 noms, qui y étaient gravés, sur une feuille de carnet. Dix otages et sept résistants.

Les patronymes des dix otages fusillés leur étaient tous inconnus.Parmi les sept maquisards abattus, Andrézieux Firmin, Bourgoin Honoré, Chalais

Émile, Cochard René, Mangereau Claude, Roux Théodore, Tallard Octave, ils étaient déjà en mesure de situer trois noms.

Seuls ces sept hommes étaient susceptibles d’avoir révélé à leurs proches la nature du vol perpétré au château de Boivilliers, occupé par les Allemands. Ils avaient eu trois jours pour le faire. Il allait falloir rechercher les membres de leur famille. Recenser les remariages, puisqu’ils avaient laissé des veuves. Identifier tous leurs descendants. Il est certain que des renseignements avaient été divulgués et que l’or n’était plus dans la pièce murée de la muche. En outre, quelqu’un se servait du lieu à d’autres fins.

- Nous ne devons pas même écarter Pascal Petit, affirma Jourdain. Il faut prendre en compte que des informations aient pu remonter également par des amis communs.

Voilà qui présageait encore bien des investigations.- On n’est pas sortis de l’auberge ! lança Durga.- À propos d’auberge, il faudrait aussi trouver comment ouvrir ce foutu mur, maugréa

Barbet. Et je ne vais pas faire une perquisition pour ça. Si les souterrains recèlent quelque chose, le temps qu’on trouve comment actionner le mécanisme, tout ce joli monde aurait vite fait de déménager la marchandise.

- La seule solution c’est de retourner sur place la nuit et d’essayer... suggéra Durga.- C’est ça ! Pour que le ou les tueurs vous tombent dessus ! Ils n’ont apparemment pas

hésité à supprimer les gardiens. Dix coups de couteau pour l’homme, sept pour la femme.- C’est peut-être symbolique, hasarda Jourdain. Dix c’est le nombre d’otages. Sept,

celui des résistants.- Une vengeance posthume ? s’interrogea Barbet. Les pièces du puzzle sont encore

bien trop dispersées pour qu’on puisse y reconnaître quelque chose. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Et dans tout ça, j’ai du trafic d’art, de l’or nazi mais pas de came !

- On va bien finir par en trouver aussi, le réconforta Durga. À mon avis...vous devriez tout d’abord chercher le passage scellé par le père De Vendeuil, dans les caves du manoir, derrière les casiers à bouteilles, selon Gaspard Petit. Nous, nous allons aller faire un tour dans le bois du Pleurachat, à la recherche de la doline.

- Bon ! Vous avez tout de même bien travaillé tous les deux ! Je vous invite à dîner sur la terrasse, aux frais de la "maison" ! Vous l’avez bien mérité.

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- Et… c’est mon anniversaire ! confessa Durga. Mais une seule bougie suffira… j’ai décidé d’avoir "tuitans" à perpétuité.

Et le trio monta à l’étage supérieur, où la grande verrière du restaurant leur ménageait une vue imprenable sur la Seine, ses ponts et le vieux Paris, tandis que la cuisine, originale et raffinée, promettait de leur égailler des papilles devenues quelque peu tristounettes.

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Chapitre VI

Le réveil ne fut pas trop difficile.Le dîner avait pourtant été convenablement arrosé de Champagne ; en ce vendredi

soir, le trio ayant éprouvé le besoin de se détendre un peu. Si le plus sobre avait bien été Jourdain -qui conduisait- celui-ci n’en restait pas moins toujours plongé dans un profond sommeil. Durga contempla l’homme qui dormait à ses côtés avec une pointe de tendresse et se dégagea du bras qui la tenait encore enlacée. Allongée sur le dos, elle rêvassait, laissant les pensées aller et venir dans son esprit embrumé.

Durant le repas de la veille, la conversation n’avait cessé de tourner autour du faisceau de données à présent en leur possession, qu’aucun d’eux n’arrivait toutefois réellement à ordonner.

Une araignée traversait prestement le plafond ; le monde était-il aussi alambiqué dessus que dessous ? Chacun tissait sa toile dans son domaine.

S’il ne pleuvait pas, on pourrait faire une incursion dans le bois du Pleurachat, à la recherche de la doline, sans trop patauger dans la boue et laisser des traces. Pour bien faire, il aurait fallu redescendre dans la muche, par la cheminée du calvaire, mesurer la distance jusqu’au mur de brique qui obturait la "caverne d’Ali Baba", repérer exactement la direction à la boussole, puis refaire le trajet en surface. Mais c’était trop compliqué. Il était plus prudent de rester à l’air libre et de se contenter d’explorer les divers dénivellements en quadrillant le terrain. Demain ce serait dimanche, et donc beaucoup plus risqué de circuler dans le bois. Il fallait donc essayer de profiter d’aujourd’hui.

Durga s’étira et jeta un coup d’œil à sa montre. Déjà 10 heures et Isidore devait avoir faim. Il faudrait songer également à quoi faire à dîner ce soir, donc à dégeler quelque chose…

En ce début février, la température flirtait avec le 0, lui tournant autour, dessus ou dessous, sans jamais s’en éloigner beaucoup et la chambre était fraîche. Durga rentra son bras sous la couette. Son compagnon bougea à ses côtés et chercha à tâtons le corps chaud de la femme. Elle roula à nouveau contre lui pour savourer encore quelques minutes de bonheur et de bien être.

Le téléphone sonna.- J’ai une livraison de surgelés pour vous ! annonça une voix familière.- Mmmmm... je vais faire du café, alors.

Durga sauta du lit et enfila une robe de chambre.- Barbet est déjà à pied d’œuvre, annonça-t-elle à Jourdain qui ouvrait enfin les yeux.

Aujourd’hui, il est livreur...

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- De pizzas ? demanda la voix encore ensommeillée de "Molière".- Non, ce n’est pas l’heure des pizzas, monsieur Jourdain, juste celle du petit

déjeuner ! Allez, debout ! Le collègue arrive ! Je crois que je vais finir par lui proposer de prendre pension à la maison, dit-elle en sortant de la chambre.

La sonnette d’entrée retentissait déjà, mais après un bref coup d’œil au véhicule garé dans la rue, Durga alla chercher les clés du portillon, car il était évident que la haute camionnette frigorifique ne passerait pas sous la barre de son portail. En effet, Freddy y avait fait installer une grosse poutre, sur laquelle courait un lierre, à présent dense et redondant, qui avait pour mission de masquer le jardin à l’œil des camionneurs descendant la côte de Dampierre.

- Je ne laisse pas entrer les livreurs dans le jardin ! annonça-t-elle au "barbu" en ouvrant la petite porte.

Celui-ci portait un carton volumineux, qui s’avéra juste chargé de quelques croissants.- J’ai emprunté un des "sous-marins" pour un moment, annonça-t-il. Mon équipe était

toujours en planque devant la sortie de secours du "Castel 12".Durga prépara du café et le trio reconstitué s’attabla dans la cuisine. Isidore frôla les

jambes de Quentin pour le tester. Celui-ci le gratifia d’une caresse et fut ainsi admis dans le cercle fermé des félinophiles.

- J’ai temporairement mis mes gars sur la recherche de l’entrée des souterrains du manoir, déclara-t-il. Les gendarmes qui s’occupent de l’enquête ne comprennent pas trop ce que je veux faire, mais ils on accepté que toutes les bouteilles soient déménagées. À condition, que personne n’en ouvre, où n’en emporte... ont-ils précisé ! Il faut dire que c’est une belle cave !

- Elle est voutée ? demanda Jourdain.- Oui, mais ce n’est qu’une cave en silex.- Comme la mienne, commenta Durga, peut-être le manoir a-t-il aussi été construit sur

une ancienne maison de vigneron, ajouta-t-elle. En effet, nous avons l’habitude de lui attribuer ce nom élégant de manoir, alors que ce n’est qu’une vaste demeure très ancienne.

- Il faut voir aussi les vins qu’elle contient, ajouta Barbet rêveur.- En tous cas, vous avez encore apporté du grain à moudre pour ma voisine, remarqua

Durga.- Quoi, vous ne recevez jamais de livraisons ? rétorqua Barbet.- Pas depuis que mon épicier-marchand de bois a fermé boutique à Villemont-en-

Arthy. Il me réservait toujours des légumes de son jardin et me les amenait. Ah ! Je le revois encore quand, rentrant de Tahiti, je lui avais fait livrer du bois. De son air ébahi, lorsque je lui avais fait admirer les énormes avocats que j’avais ramené de là-bas, les fruits de l’arbre à pain, les pamplemousses géants !

- Pourtant, on n’a pas le droit de ramener dans l’avion des fleurs et des légumes d’Océanie, c’est pour cela que les vahinés offrent des colliers de coquillages quand vous quittez les îles, objecta Jourdain, les fleurs sont réservées à "l’arrivée" des touristes.

- Mais, à l’occasion des fêtes de fin d’années, j’étais allée chanter pour l’armée sur les sites militaires, et -c’était encore à l’époque des vinyles- ma malle de disques était vide, tant les braves petits gars avaient apprécié ma prestation, dit-elle avec sa moue de diva. Alors, je l’avais remplie d’un assortiment de ces merveilleux légumes qu’on ne trouve pas par ici : nos bagages passaient en "valise diplomatique" et ils n’étaient ni fouillés, ni contrôlés.

Barbet s’arrêta de mordre dans son croissant.- C’est ainsi que passent beaucoup d’œuvres d’art et même de la came, affirma-t-il

d’un ton professionnel.- Ou les deux en même temps, pourquoi pas ! s’exclama Durga.

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- L’ingéniosité des passeurs est ahurissante, commenta le commissaire, entre deux bouchées, ils arrivent même à faire avaler des doses à de pauvres bougres !

- Attendez ! les interrompit Jourdain. Jeudi soir, lorsque nous avons contourné le pâté de maisons pour atteindre la sortie de secours, nous sommes passés devant un primeur fermé, dont la boutique paraissait bien exotique !

- Elle est tenue par des Marocains, répondit Barbet.- Vous aviez bien dit que vous soupçonniez un passage par Rungis, pour le cannabis,

non ?- Mais quel rapport ? Tous les marchands de fruits et légumes ne sont pas des

trafiquants, ni des dealers.- Je sais à quoi tu penses, Marc, dit doucement Durga, l’air d’un chat qui vient de

mettre la patte sur une souris : les caves... ils doivent également avoir des caves sous leur boutique et, elles sont certainement mitoyennes avec celles du "Castel 12" !

- Et vous arrivez à faire ça dès le matin... lança "le barbu" dépité.- Ce n’est que l’art et la manière de vivre la synchronicité et de savoir lire les images...

répondit modestement Durga.Quentin Barbet pestait contre lui-même de ne pas avoir pensé à ça. Il est vrai qu’il

était jusque là dans l’ignorance de toutes ces histoires de caves et de souterrains.- On pourrait envoyer un plombier proposa soudain Jourdain.- Pour poser des micros ? demanda Barbet, dubitatif.Marc haussa les épaules et exposa que, prétextant une infiltration d’eau dans une cave

voisine, il pourrait demander à inspecter les caves du marchand de légumes. Il observerait par la même occasion si le type était embarrassé ou pas. S’il mentait ou non... c’était son métier...

Barbet hésitait. Il avait scrupule à employer Jourdain dans une enquête qui concernait directement son service. Mais il savait qu’aucun de ses gars n’était en mesure de jouer ce rôle délicat. Il accepta.

Puis il les informa qu’il avait l’intention, pour sa part, de retourner rendre une petite visite à Pierre de Vendeuil, pour obtenir quelques éclaircissements au sujet du couple Deladrière, les gardiens du manoir assassinés.

Durga, de son côté, annonça qu’elle projetait de rechercher l’emplacement de la doline et que pour cela, elle n’avait besoin de personne, car nul ne connaissait le bois mieux qu’elle-même.

- Et puis, tu as toujours ton Opinel pour te défendre, si tu fais une mauvaise rencontre, ajouta Marc avec un petit sourire moqueur.

- Vous n’avez pas d’arme, s’enquit Barbet ?Le "loup blanc" répondit qu’elle n’en avait jamais possédé et qu’elle ne saurait,

d’ailleurs, pas s’en servir. À quoi "le barbu" rétorqua que ça l’étonnerait beaucoup, vues ses capacités. Puis le livreur sortit pour aller fouiller dans sa camionnette de livraison.

Il revient bientôt avec un petit pistolet 9 mm, dont il montra le fonctionnement simple à Durga, lui adjoignant quelques chargeurs.

- C’est plus prudent de mettre ça dans votre poche, au cas où...- Bon, me voilà James Bond’ girl à présent ! Je propose que nous nous retrouvions ce

soir à la maison, je vous cuisinerai un "Irish stew" et on fera le point. Je vous suggère de venir pour une fois avec votre voiture personnelle, monsieur le commissaire... ce sera plus simple. De toute façon, il fera nuit et il n’y a rien de plus normal que de recevoir des amis pour dîner !

- Un "Irish stew" ? Je ne sais pas ce que c’est mais je vous fais confiance, allez ! Quant à votre voisine, elle est déjà en poste sur le trottoir, commenta Barbet avec un sourire.

- Pas de soucis ! Je vais m’en débrouiller...Sur ce, le "livreur" les quitta et Durga sortit chercher son courrier.- Alors, madame Montbazon, toujours en retard, ce boulanger ?

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- Oh, ma ’me Demour, il aura encore été retardé par une bavarde ! rétorqua la voisine.Après avoir un moment suivi des yeux la voiture du "livreur", elle ajouta : vous vous

faites livrer des surgelés, vous aussi- Eh bien, leur publicité déposée dans ma boîte aux lettres était bien alléchante. J’ai

voulu essayer !- Moi, il y a longtemps que je me suis convertie ! lança la Montbazon.- Moi j’hésite encore, je vais vérifier d’abord la qualité de leurs produits. L’avantage

avec la livraison, c’est que ça ne risque pas de décongeler pendant le trajet, comme dans la voiture.

- C’est bien vrai, ça ! Tiens, le voilà enfin ce sacré boulanger ! s’exclama la commère.Ainsi Durga put mettre fin à cette conversation passionnante.Il fallait à présent que le couple s’active et prenne ses dispositions pour mener à bien

ses tâches respectives. La maitresse de maison sortit du "monolithe" à deux portes du collier et de la poitrine d’agneau pour le dîner. Mais il lui faudrait se procurer de la bière brune, qui faisait partie de la recette. La matinée, déjà, tirait à sa fin et mieux valait remettre les projets du plombier au début de l’après midi. Durga aurait alors à déposer Marc à la gare, pour qu’il récupère sa fourgonnette et sa "tenue de travail".

Quentin Barbet se présenta à la grille du château. Il avait entre-temps troqué le véhicule utilitaire contre sa voiture personnelle et c’est sa carte de la brigade des stups qu’il exhiba à nouveau.

Le majordome le fit attendre dans une antichambre. Mais le marquis d’Alincourt, seigneur de Vendeuil, ne tarda pas à le recevoir.

Il se montra tout d’abord plutôt réticent, voire hostile. En effet, il n’avait pas oublié l’épisode du prétendu dopage de son meilleur cheval et la perquisition poussée que l’équipe de la brigade avait effectuée chez lui. Ce fut l’occasion pour Barbet de s’en excuser et de lui faire part des difficultés de son enquête.

Le châtelain l’informa néanmoins de la visite antérieure des gendarmes, au sujet du double meurtre perpétré au manoir. Ce drame sur ses terres l’avait bouleversé, car il considérait toujours cette partie du Domaine comme sa propriété, malgré la cession qu’il en avait faite, il y a cinq ans, à Marcel Cochard. En outre, il connaissait Paul Deladrière depuis sa plus tendre enfance.

Aux questions de Barbet, à ce sujet, il lui apprit que c’était une clause intangible voulue par son père, François de Vendeuil, que le ménage Deladrière demeure les gardiens du manoir, même en cas de vente de la propriété. À ses frais, d’ailleurs. Il expliqua que son père, à la fin de la guerre, avait, en effet, pris sous sa protection Paul et sa mère devenue veuve pour la seconde fois, suite au massacre des résistants cherchant à libérer les otages.

Le policier demanda innocemment pourquoi des gens du village avaient ainsi été pris en otage. À quoi De Vendeuil répondit que c’était suite à un vol perpétré dans son château que les Allemands occupaient alors, mais dont personne, apparemment ne savait rien.

- Et vous ? demanda "le barbu" à brûle pourpoint ? Vous avez une idée de la nature de ce vol ?

Le châtelain lui assura que non. Que tout ce qui tournait autour de la guerre et de la Résistance était complètement tabou dans la famille, du temps de son père. Que sa mère n’avait jamais été en mesure de lui en dire beaucoup plus et que seule une de ses sœurs aînées avait entendu parler d’un trésor, parce qu’elle avait traîné une nuit dans les couloirs du château et écouté aux portes.

- Tiens, justement, cela vous ennuierait-il de me faire visiter votre grand salon ? demanda ingénument Barbet.

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Pierre de Vendeuil n’y fit aucune objection. Mais quand il vit le policier chercher des yeux quelque chose qui, visiblement ne s’y trouvait pas, il lui lança :

- Si c’est la glace que vous cherchez, je l’ai fait déposer... vous aurez entendu les histoires qui se colportent sur cette fameuse glace sans tain, derrière laquelle on pouvait voir et entendre ! J’ai tout fait combler et murer, si ça vous intéresse.

- Donc, vous êtes au courant que les maquisards venaient ici espionner les Allemands pendant la guerre, conclut Barbet.

- C’est Paul Deladrière qui me l’a dit. Son père, avant d’être abattu, en avait parlé à sa mère. Mais vous, qui vous a renseigné ?

À quoi l’enquêteur répondit que c’était une longue histoire et que de toute façon on ne pouvait jamais demander à un policier de dévoiler ses sources.

- Et le puits ? lâcha-t-il alors soudainement.Devant le visage étonné de son interlocuteur, il fut persuadé que celui-ci n’en savait

pas grand chose. Cependant, Barbet avait conscience de n’être pas mentaliste comme Jourdain et de ne pas être en mesure de jauger l’authenticité des expressions faciales des individus.

- Oui, on m’a également parlé d’un passage par un puits, situé dans la cour, continua-t-il d’une voix neutre.

À quoi Pierre de Vendeuil répondit qu’il se souvenait vaguement que, dans son enfance, il y avait là, effectivement un puits, mais que son père en avait fait un jour raser la margelle et l’avait définitivement condamné sous une large dalle de béton, à présent noyée sous les gravillons de l’arrière cour.

"Le barbu" était en train de se demander s’il allait envoyer son équipe pour rouvrir derrière les casiers à bouteilles de cette autre cave mirobolante, l’entrée anciennement murée. Mais il conclut pour lui-même que, si déjà ses gars trouvaient l’ouverture des souterrains du manoir, l’un des tunnels les conduirait fatalement au puits et au château. Si les passages n’étaient pas quelque part effondrés, évidemment. Et puis, il n’allait pas refaire au châtelain le coup de la perquisition…

Celui-ci attendait patiemment la fin de la rumination policière. Mais Barbet n’avait pas d’autre question à lui poser pour l’instant. Il prit congé en le remerciant de sa courtoisie.

Durga abandonna Jourdain dans une rue peu fréquentée, non loin de la gare de Saint-Martin. Puis elle passa par la supérette du bourg pour acheter sa bière brune, avant de rentrer chez elle.

Elle sortit alors sa grande cocotte en fonte et entreprit d’y jeter tous les ingrédients nécessaires à la préparation de son "Irish stew" : 6 oignons, 4 échalotes, 4 gousses d’ail, un bouquet garni, un kilo et demi de pommes de terre, auxquels elle ajouta le collier et la poitrine d’agneau -déjà en partie dégelés- un bouquet de persil, une lampée de sauce Worcestershire et bien sûr du sel et du poivre. Puis elle noya le tout sous 4 cannettes de bière brune et poussa la grosse cocotte dans son four électrique ; à mijoter deux heures, en programmant la fin de cuisson pour 20 heures 30.

Elle n’avait ainsi plus à se soucier de rien. Le four se mettrait en route en temps voulu, même si elle n’était pas là.

Durga avait choisi d’entrer dans le Domaine par son passage habituel, au dessus du village de Dampierre. Elle vérifia ses poches, alourdies cette fois par les 560 grammes du petit Beretta 87, puis elle sortit par le portillon pour entamer "sa promenade".

Le ciel était gris, mais il ne menaçait pas de pleuvoir. Le "loup blanc" avait chaussé, par précaution, ses bottes en caoutchouc à feuilles vertes, pour affronter la boue éventuelle des chemins de terre. Atteindre le calvaire du bois du Pleurachat lui demanda moins d’une demi-heure. L’exploratrice sortit alors son I phone et activa la fonction boussole. Elle se trouvait au dessus du boyau de la muche. Si elle prenait plein-Est, en direction du château

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d’eau du Puy-Regain, elle devrait bientôt se trouver vers l’emplacement du mur de briques. Inutile qu’elle cherche à s’aider de la fonction GPS, les chemins de ce territoire n’étant pas répertoriés. Elle essaya de visualiser le trajet en sous-sol et se déporta à gauche du chemin. Adoptant un itinéraire zigzagant, elle arpenta le terrain sur 100 mètres. Aller puis retour.

Elle ne décela pas la moindre dépression. Elle agrandit alors le périmètre de sa recherche et buta sur deux vieilles pierres moussues, qui, apparemment avaient été taillées dans une vie très antérieure. Sans doute un spécimen oublié de ce qui avait constitué la maladrerie, abandonné là par un transporteur. La végétation ne semblait pas avoir été dérangée alentour, ni coupée, ni piétinée. Et Durga ne détecta pas la moindre ravine. Pas le moindre tas de bois.

Elle entendit à plusieurs reprises le bruit d’un moteur, qui l’immobilisa momentanément derrière un buisson. Mais comme elle ne se trouvait pas aux abords directs d’un chemin carrossable, elle n’en éprouva aucune inquiétude.

Elle finit par s’assoir sur un tronc d’arbre abattu par quelque tempête, pour réfléchir. Elle commençait à se fatiguer de tourner en rond. Elle avait scrupuleusement repris sa recherche depuis le calvaire, en prospectant même à droite du chemin, tout en restant persuadée que la maladrerie rayée de la carte s’élevait, anciennement, du côté gauche.

Enfin ! Cette doline ne pouvait pas passer inaperçue. Cela représentait tout de même une sorte de vaste entonnoir de forme circulaire assez large pour contenir des marches et une pile de bois en son fond. Durga n’avait, il est vrai, jamais rien vu de tel en déambulant dans le bois. Alors ? L’avait-on comblée, elle aussi ?

Elle se remit debout et resitua une énième fois le mur obturant la chambre souterraine. Puis elle évalua approximativement la surface de la cavité. De là, elle obliqua directement vers le manoir.

Atteindre l’orée du bois, d’où elle avait observé la demeure une semaine auparavant avec ses jumelles, ne lui prit pas plus de dix minutes.

Son raisonnement était simple : si on avait comblé la doline, il avait bien fallu prendre la terre quelque part et on n’avait pas été la chercher à des kilomètres. Elle requadrilla donc le terrain qu’elle venait de parcourir, mais nul trace du moindre creux, de la moindre dénivellation conséquente.

Cette porte blindée, qu’elle et Jourdain avaient aperçue par l’ouverture des briques descellées, il fallait bien qu’elle ouvre sur un passage ! Et aucun des souterrains ne passait par là, alors ?

Alors... il avait fallu creuser un nouvel accès... mais à partir d’où ?Dampierre était trop éloigné. Le hameau du Pleurachat également. Saint-Martin de

même. Le point le plus proche était bien le manoir. Mais creuser un nouveau tunnel à partir des caves du manoir lui semblait complètement déraisonnable. Qui aurait pu entreprendre une telle folie ? Et de surcroît, sans attirer l’attention ? On n’avait pas déblayé la terre à la petite cuillère, tout de même ?

Durga imaginait les galeries, elle pensait aux taupes qui creusent leur domaine souterrain sous nos jardins. Elles se signalent toujours par des taupinières. Mais on ne trouvait pas, dans ce bois, la moindre trace de taupinière de taille humaine. Elle donnait sa langue au chat.

Elle était lasse de tous ces pas qui ne menaient à rien, ni nulle part. Le jour déclinait et elle décida de rentrer à la maison. D’ailleurs, c’était bientôt l’heure du rendez-vous fixé avec Marc pour venir le reprendre à Saint-Martin.

Ils avaient convenu de se retrouver à la gare vers 18 heures, mais Durga tenait à passer au café PMU de la place, car elle n’avait toujours pas encaissé ses gains sur "Meillonnas" et elle s’était munie de son ticket.

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Elle se gara sur la Grand Place.La chanteuse aperçut Marc en salopette bleue, au bar devant un demi pression, en

grande conversation avec un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle croisa au large de sa ligne de mire afin de se faire voir mais, sans lui adresser un seul signe de reconnaissance, elle se dirigea directement vers le guichet réservé aux courses.

- 2450 € ! Ouah !.... elle n’en revenait pas. De quoi faire la fête et partir en vacances ! Elle hésita, puis se faufilant au bar non loin de Jourdain, elle commanda un demi

panaché. Elle tendait l’oreille pour entendre la conversation de ses voisins de comptoir, mais ne saisit que des bribes d’histoires de robinets et de siphons. Marc aurait-il de réelles connaissances en plomberie ? Peut-être... en fait, il valait mieux, s’il voulait intervenir discrètement dans le cadre de son travail, pour inspecter les lieux ou poser des micros.

Bientôt, le plombier finit son verre et sortit ; elle ne tarda pas à le suivre. Plus tard, elle ouvrit sa portière à "l’artisan", qui avait abandonné sa fourgonnette "SOS dépannage" sur le parking de la gare et quitté sa salopette.

Une fois redevenu Marc Jourdain -dit "Molière"- l’homme prit la femme Durga -dite "le loup blanc"- dans ses bras et lui roula un gros patin dans la voiture, à la faveur de l’obscurité.

- Rude journée ! commenta-t-il quand il reprit son souffle, tu as trouvé quelque chose ?- Rien dans le bois, dit Durga, mais 2450 € au PMU ! Et toi ?- Oh !.............. Oui, dans un certain sens : une porte fermée, sans poignée ni serrure !

On en parlera tout à l’heure, si tu veux bien... quand Barbet sera là !Et Durga mit de la musique pour détendre l’atmosphère.

Isidore et le beau Georges campaient au milieu du jardin. Toutefois aucun message n’était attaché au cou du vieux matou.

L’odeur du ragoût mijotant dans le four embaumait la maison, excitant les papilles des deux félins. Durga leur prépara sans tarder des gamelles. Jourdain alluma le feu. Quelques instants plus tard, le timbre du portail retentissait et la voiture de Barbet s’engagea bientôt sur le chemin dallé.

Il tenait à la main une bouteille de bon vin et -Durga en écarquilla les yeux... un bouquet de fleurs.

Assis autour de la table basse devant leur apéritif, les trois compères se regardaient d’un air dubitatif. Durga ouvrit le jeu en retirant de sous la banquette l’enveloppe qui contenait copies des écussons, photos de Boivilliers et plan du Domaine. Elle sortit celui-ci et, tout en contant aux deux hommes son exploration minutieuse de l’après midi, elle chercha une nouvelle couleur de feutre, noir, avec lequel elle traça un cercle, situant la chambre secrète. Puis elle dessina un rectangle rouge à l’emplacement supposé de l’ancienne maladrerie, par rapport aux chemins subsistants. Ensuite, elle relia d’un trait de crayon noir la "caverne au trésor" et le manoir.

- Comme ça, je pourrai l’effacer, si je me trompe... dit-elle à ses interlocuteurs perplexes. Est-ce que vos hommes ont trouvé quelque chose dans les caves ? ajouta-t-elle à l’adresse de Barbet.

Le "barbu" sans barbe haussa les épaules. Son équipe avait retiré toutes les bouteilles, démonté tous les casiers. Il y avait bien trace d’une ouverture dans un des murs. Mais le vieux ciment qui la scellait ne laissait aucun doute : rien n’avait été touché depuis de nombreuses années.

Durga calculait. Le drame s’était passé peu après le débarquement allié du 6 juin 1944. C’était d’ailleurs, à n’en pas douter, cet évènement qui avait dérangé les plans des Allemands dans l’acheminement des lingots et les avaient contraints à faire transiter le trésor par Boivilliers.

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Alors les choses devaient être en l’état depuis plus de 65 ans.La plaque commémorative apposée sur le mur des écuries portait la date du 12 juin

1944, jour de l’exécution des otages.- Et vous avez fait rouvrir le passage ? demanda Jourdain.- Pas encore... j’ai eu un long entretien avec les enquêteurs, à propos du double

meurtre. Ils n’ont aucun indice. Personne, dans l’entourage des deux retraités, ne leur connaissait d’ennemis, c’était des gens tranquilles et sans histoire. Rien n’a été volé. On n’a pu relever aucune empreinte étrangère récente dans la maison, à part celles des gardiens. Il va falloir évidemment relever celles de Marjorie Merritt et de la petite Sally Trotman pour vérifier. Le chargé d’enquête a contacté ses collègues Américains pour obtenir toute une série de renseignements, mais pour l’instant aucune réponse ne lui est parvenue.

L’analyse du profiler ne donne pas grand chose non plus. À part le nombre surprenant de coups de couteau, les deux retraités n’ont été ni torturés, ni battus. Des cambrioleurs surpris ou dérangés agissent rarement de la sorte, a-t-il conclu.

Je ne lui ai, évidemment, pas parlé de l’or nazi pour le moment, ni de la filiation du gardien à un des maquisards abattus. Comme, dans cette affaire, tout à l’air d’être imbriqué, il est beaucoup trop tôt pour que cette histoire soit divulguée.

- Je me demande pourquoi Paul Deladrière était accroché à la porte qui masquait les compteurs, dit Durga songeuse. Avait-il l’intention de couper le courant ?

- C’est une des questions que se sont posés les gendarmes, en effet, répondit Barbet. À présent, d’où pourrait bien partir votre fameux tunnel ? Il reste toujours la solution de démolir le mur de briques et de faire sauter la porte blindée... où d’investir le "Castel 12" et de mettre un coup de bélier dans les murs de la crypte... au fait, qu’avez-vous trouvé de votre côté, Jourdain ?

Jourdain semblait un peu las, lui aussi. Il avait rendu visite aux Marocains qui tenaient la boutique de primeurs. Il les avait baratinés sur l’infiltration d’eau et avait pu visiter les caves. Ou plutôt la cave. Ils y entreposaient, certes, quelques marchandises mais apparemment rien de plus. Il n’y avait aucune porte dans la cave. Tous les murs étaient nus et aucun passage ne pouvait y être dissimulé. Mais "Molière" ne s’était pas découragé. Fort de son alibi, il avait été voir les autres commerçants du pâté de maison : une charmante dame qui vendait de la confection "À la mode de Paris". Sa cave était nickel, juste encombrée de cartons vides et pleins. Ensuite un marchand d’électroménager, qui stockait dans la sienne pas mal d’appareils de toutes sortes. Quant aux murs, visiblement vides, ils ne pouvaient vraisemblablement comporter aucune ouverture dissimulée. Là, Jourdain s’arrêta pour vider son verre.

- Et puis, le dernier, le libraire, marchand de journaux ! reprit-il, à qui j’ai balancé la même salade qu’aux autres. D’ailleurs, s’ils en parlent entre eux, il faudrait qu’ils soient d’abord tous réunis -et je doute que cela advienne- pour qu’ils puissent déterminer lequel d’entre eux a une fuite d’eau dans sa cave... ou plutôt, n’en a pas. Donc, chez celui-là, un peu plus suspicieux, légèrement inquiet, j’ai découvert une porte dans le sous-sol. Un épaisse porte en bois, sans poignée ni serrure...

Évidemment, Jourdain avait demandé si cela ouvrait sur une seconde cave... là, où justement pourrait se situer la fuite dans la tuyauterie...

- Mais le libraire a affirmé que ça ne s’ouvrait pas. Il a ajouté, du bout des lèvres, que sans doute cette ouverture menait à un réduit désaffecté ou insalubre, quelque cheminée d’aération. J’ai demandé alors si cela ne communiquait pas plutôt avec une cave voisine alors, d’un ton qui m’a sonné faux à l’oreille, il a répondu qu’il ne savait vraiment pas. Que la porte était condamnée, voilà tout.

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- Donc... commenta "le barbu", nous n’avons plus de marchand de légumes, mais nous avons un libraire. Bon, les libraires ne fréquentent généralement pas beaucoup Rungis... quoique...

- Et où se situe la librairie, par rapport à la sortie de secours du "Castel 12" ? interrogea Durga.

- Eh bien, un peu après la rampe ; nous ne sommes pas passés par là l’autre soir, puisque nous avons rebroussé chemin, après être sortis de la crypte, répondit Jourdain.

- Vous connaissez, évidemment, l’identité du propriétaire du "Castel 12", demanda alors Durga à Barbet.

Le policier acquiesça : le fond de "La Belle Auberge" avait été repris par l’ancien sommelier, les murs, un plus tard par un gros industriel de la chaussure. Un homme qui brassait beaucoup d’affaires et possédait plusieurs succursales en Europe. Son hôtesse demanda alors s’il connaissait la date exacte du rachat. Et "le barbu" dut avouer que non. Il rechercherait.

- Par simple curiosité... intervint Jourdain, vérifiez quels sont les propriétaires des murs de tous les commerces du pâté de maison...

Durga allait ajouter quelque chose, mais la minuterie du four se mit à couiner.- Il est l’heure de passer à table ! annonça-t-elle.Elle dut demander l’aide de Jourdain, pour sortir le mijoté du four. Le mentaliste enfila

complaisamment les gants de cuisine et saisit la vénérable cocotte en fonte à deux mains, pour l’amener sur la table basse. Celle-ci, dont le revêtement était composé de tuiles anciennes découpées au carré, ne nécessitait aucun dessous de plat.

- Bien pratique ces terres cuites ! lança Marc, et la marmite fait son poids, mais qu’est-ce que ça sent bon là dedans !

La maîtresse de maison mit rapidement la table et prépara en un tournemain, pour accompagner le plat, une grosse salade de mâche. Barbet ouvrit le vin. Pendant un moment, ils mangèrent en silence.

C’était évidemment délicieux... et les deux hommes louèrent les talents culinaires de leur auxiliaire féminin.

Ce samedi soir sur la Terre ne s’annonçait pas trop accablant pour eux.Après le dîner, Durga ouvrit la porte au vieux Georges, qui voulait sortir. Un croissant

de lune éclairait le jardin et lui permit, s’avançant sur le gazon, de suivre des yeux le matou, qui filait derechef vers la clôture, se faufilant derrière les sapins et les peupliers. Elle se rendit compte alors que les deux hommes étaient sur ses talons.

- Ah ! On veut marquer le territoire ! leur lança-t-elle en riant.- Comme tous les mâles, rétorqua Jourdain et ils se dirigèrent de conserve vers le

jardin du bas, à la clarté sélène.Durga en profita pour débarrasser la table. Les hommes de retour, elle proposa du

café, mais... visiblement ils préféraient "un peu de médicament".- Je vois... dit Durga et elle sortit sa bouteille de Jack Daniel’s.Jourdain remit une bûche dans la cheminée.- J’ai vu que vous possédiez également de rustiques cabinets de jardin, dit Barbet,

humant son verre avec délectation.- Oui ! Je les utilise comme cabane à outils, à présent.- J’en ai vu de semblables au manoir, où ils servent à la même chose.Durga suspendit son geste. Le verre de whisky resta dans sa main, entre la table et ses

lèvres. Elle se souvenait de ses réflexions à propos du puits et des cabinets, lorsqu’elle avait déblayé la neige. Le jour du rendez-vous avec son contact. Et de fil en aiguille, comme à son habitude, elle cogitait sur les travaux du tout-à-l’égout qui leur avaient bien pourri la vie, l’automne dernier. Elle n’avait, d’ailleurs toujours pas effectué le raccordement de ses

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canalisations au réseau d’assainissement et asséché sa fosse septique, comme il était recommandé ; elle avait deux ans pour le faire. Mais... à Saint-Martin, ce grand chambardement des habitudes ancestrales était en voie d’achèvement cinq ans auparavant. Les habitants de la commune de Dampierre avaient, d’ailleurs, suffisamment râlé d’être toujours la dernière roue de la charrette. Comme pour le gaz de ville ! À présent qu’il coûtait aussi cher que le fioul, on daignait leur proposer son raccordement, mais personne n’en voulait plus...

- Durga...- La fosse septique ! s’exclama-t-elle !Devant la mine ahurie des ses interlocuteurs, elle éclata d’un rire nerveux.Elle était certaine d’avoir trouvé d’où partait le nouveau boyau qui menait à la

chambre de la muche. Elle fit part de son idée aux deux hommes sidérés.Oui ! C’était évident ! Marcel Cochard avait trouvé l’emplacement du trésor avec sa

poêle à frire. Il n’avait pas tardé à détecter également la grille qui devait protéger la cheminée d’accès à la muche, derrière le calvaire du Pleurachat. Il était descendu par là. Puis il s’était risqué -comme eux- à faire une brèche dans le mur de briques pour regarder à l’intérieur. Il avait pu, alors, apercevoir les lingots. Du moins, un tas de "quelque chose", qui faisait allègrement chanter son détecteur de métaux. Il s’était faufilé à l’intérieur et là, il avait identifié le pactole.

Le "loup blanc" racontait la progression du ferrailleur comme si elle y était. Il est vrai qu’elle avait, par inadvertance, suivi le même trajet. Toutefois, ce n’est pas l’or nazi que Marc et elle avaient entrevu dans l’antre des merveilles, mais des objets d’art... qui prouvaient que l’homme n’était à présent plus du tout ferrailleur mais tout à fait antiquaire.

À l’intérieur de la pièce, poursuivit-elle, Cochard avait découvert la porte en bois, fermée de l’intérieur par l’énorme poutre. Cette poutre avait pour fonction d’être mise en place par les villageois venus se cacher dans la muche, pour en interdire l’accès aux intrus, une fois que tout le monde était à l’abri. Cette entrée-là, avait sans doute été aménagée pour ceux du Pleurachat et de Saint-Martin. C’est pour cette raison qu’autant de pièces ont été creusées dans la craie, en quinconce, le long de ce boyau, courant jusqu’à Dampierre. La muche servait à tout le canton.

Les deux hommes étaient suspendus à ses lèvres, comme si elle leur contait une fable merveilleuse.

- Je me suis demandée pourquoi le tunnel faisait brusquement un coude à angle droit, peu avant la cheminée du calvaire du Pleurachat. Eh bien, c’est que le sous-sol change à cet endroit. Le dépôt calcaire s’arrête là pour laisser place à une couche alluviale. S’il existait une doline, c’est que l’eau s’infiltrait beaucoup plus profondément, pour rejoindre sans doute la nappe phréatique qui alimente la source bleue du Puy-Regain et qui communique avec les étangs, situés au Nord-est... en face du manoir.

Elle vida son verre d’un trait et présenta à ses amis un sourire radieux.- Ensuite, poursuivit-elle, Marcel Cochard avait réussi à retirer la poutre de la porte et

il avait découvert la sortie au fond de la doline. Le tas de bois qui la masquait devait être bien déliquescent. Alors, il avait fait comme nous... il avait replacé et raccordé au ciment les briques qu’il avait déplacées. Maquillé son intrusion au maximum. Par prudence. Il se doutait bien que des gens du pays connaissaient l’existence de la muche. Ensuite, il avait lui-même façonné -son père était forgeron- la plaque sur laquelle j’ai sauté à pieds joints en voulant me dissimuler derrière le socle du calvaire et qui s’est ouverte avec le choc, pour basculer sous mon poids !

Durga supposait qu’ensuite, le ferrailleur avait inventé cette histoire de chaudron rempli de pièces d’or trouvé dans son jardin, pour justifier son embellie. Comment avait-il monnayé les lingots chiffrés d’infamie ? De l’or, c’est de l’or et un sceau s’efface à qui

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connait les arcanes de la chaudronnerie. Natif de Boivilliers, il était au courant des difficultés financières du châtelain. Il savait que la veuve Mangereau et son fils Paul avaient été installés au manoir, après la guerre ; que celui-ci y demeurait toujours avec son épouse. Il connaissait également la clause imposée par le vieux châtelain, restreignant conséquemment les acquéreurs éventuels avec cette servitude. Fort de sa propre ascendance, fils de résistant lui-même, il avait convaincu Pierre de Vendeuil de lui céder la moitié du Domaine. Avaient-ils fait un arrangement spécial ? Nul ne le savait pour l’instant.

- Tu devrais écrire des romans ! fit remarquer Jourdain.- Oui, mais, je veux savoir la suite de votre raisonnement ! protesta Barbet, vous

n’allez pas nous servir ça en plusieurs épisodes ?- Saison II ! annonça Durga, satisfaite de l’attention de son auditoire.Elle exposa que Marcel Cochard avait tout de suite compris le parti qu’il pouvait tirer

de cette cache, non loin du manoir. Mais la porte de la doline ne fermait ses deux battants que de l’intérieur. Laissé ouvert, sans le bloquer par la poutre, l’accès n’était pas sûr. Un garde chasse ou un braconnier -comme le frère rustique de son concurrent ferrailleur du Pleurachat- pouvaient le découvrir par hasard.

- Puis, le Conseil Général avait décrété l’installation du tout-à-l’égout à Saint-Martin et l’antiquaire eut vent de l’obligation d’assainir les fosses septiques. Celle du manoir doit, comme la mienne, se trouver sous le cabinet de jardin. C’est sur ce même schéma que l’on construisait anciennement, ajouta la conteuse. Cochard avait ainsi échafaudé son plan. Il avait dû profiter des travaux de raccordement dans sa propriété pour creuser à partir de la fosse septique.

C’était du travail. Sans doute avait-il loué une petite pelleteuse, pour avancer. Il devait transporter la terre extraite dans les champs. Qu’avait-il dit au couple Deladrière ? Peut-être les avait-il incités au voyage, à une visite chez leurs enfants, leur avait-il offert des vacances. Afin d’avoir les coudées franches durant ses travaux.

Quant aux gardes-chasse, ils ne passaient le portail qu’à heures fixes. Il lui suffisait d’être vigilant et d’apparemment poursuivre ses travaux de raccordement. Durga interrompit son récit :

- Il faudrait savoir à quelle date Alain Révillon a été engagé comme garde-chasse… il avait peut-être remarqué quelque chose.

Elle reprit. Le ferrailleur, vu la nature du sous-sol, avait été obligé d’étayer sa galerie, supposait-elle. Elle tâchait d’évaluer la distance jusqu’à la pièce de la muche. Un kilomètre, peut-être un peu moins. Le plus délicat, ce fut sans doute du côté de la doline. Il fallait qu’il vise juste, pour faire la jonction avec la cache.

- Il a dû amorcer l’entrée de la galerie en se servant d’un télémètre laser, comme les géomètres, intervint Jourdain.

- Et il aura terminé les derniers mètres en comblant la doline, comme cela il effaçait toute trace de l’ancienne entrée, ajouta Barbet.

- Et cinq ans plus tard, je n’en trouvai plus trace… approuva Durga.- Il avait ensuite refermé la galerie avec une porte blindée, conclut le commissaire.

Voilà un bel échafaudage de suppositions, ma chère ! Bravo ! Il nous reste à aller vérifier s’il y a réellement un tunnel sous le cabinet de jardin !

Cependant, "le barbu" assura qu’il allait leur falloir attendre le lendemain. Le périmètre du manoir était bouclé. La "scène de crime" interdite et gardée en permanence. Surtout, à présent que le manoir n’était plus occupé.

Il leur fit part alors de la teneur de son entretien avec Pierre de Vendeuil et comment il semblait tout ignorer du vol de l’or. Juste avait-il mentionné sa sœur aînée, qui écoutait aux portes, et qui aurait vaguement entendu parler d’un trésor.

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- Pour éclairer son tunnel, à mon avis, Marcel Cochard a dû tirer une ligne, suggéra soudain Jourdain, l’interrompant. Lorsque j’habitais l’Isle Adam avec ma femme, j’avais installé moi-même la lumière dans le garage que j’avais fait construire.

C’était bien la première fois que "Molière" faisait allusion à sa vie privée antérieure. Durga mesurait combien l’expérience vécue de chacun apportait une foultitude de petites connaissances pratiques, dont les détails permettaient souvent de comprendre des énigmes apparemment insolubles.

- Et les Deladrière ont constaté que de l’électricité était pompée au compteur ? demanda Barbet d’un ton sceptique.

Jourdain lui fit remarquer que Paul Deladrière devait également connaître l’existence de l’or volé aux Allemands, mais ne devait pas en savoir beaucoup plus. Les deux fils de maquisards ont-ils échangé leurs informations ? Il en doutait. Marcel Cochard n’était pas partageux. Mais peut-être le couple de gardiens avait-il fini par soupçonner quelque chose. On ne savait pas grand chose sur la mort du ferrailleur. Il n’y avait pas eu d’autopsie et le permis d’inhumer avait été délivré sans problème mais peut-être que...

- Je savais bien que vous finiriez par me faire déterrer les morts ! s’exclama Barbet.Durga fit remarquer que cela vaudrait peut-être le coup de vérifier qu’il n’avait pas été

empoisonné. Marguerite Deladrière étant la cuisinière de la maison avait toute l’opportunité de le faire. Elle ajouta qu’une fois Cochard mort, et avant l’arrivée de sa fille Marjolaine, les gardiens s’étaient certainement approprié ses clés et eurent tout le loisir d’explorer le fameux tunnel. Ils ont dû obligatoirement remarquer que son éclairage était relié au compteur. Peut-être ont-ils même, par la suite, fait installer une lampe témoin sur le tableau électrique.

- Ou l’ont-ils fait poser par votre électricien, Pascal Petit, suggéra aussitôt Jourdain.- Il faudrait le lui demander... dit Durga, ce n’est jamais qu’un suspect de plus.- Étant à nouveau seuls dans la grande demeure, il semble impensable qu’ils aient

ignoré la chose, conclut Barbet. Mais alors, quels étaient leurs rapports avec l’Américaine ?- Ils ne pouvaient qu’être complices. Peut-être l’étaient-ils déjà du temps de Cochard.

Car le trafic d’œuvres d’art passe vraisemblablement également par l’Amérique.- Il serait sage que nous arrêtions là nos élucubrations... intercéda "le barbu". Demain

c’est dimanche. J’ai donné congé à mon équipe. Mais... je passerai inspecter les cabinets de jardin du manoir, autrement vous allez m’en vouloir à mort !

- Vous ne voulez pas dormir là ? proposa Durga, la chambre d’amis est libre ?- Je ne sais pas si c’est bien raisonnable... je me demande ce que penseraient nos

hiérarchies respectives de ce mélange des genres...- On s’en fout ! coupa jovialement Marc, tout en donnant une claque dans le dos du

commissaire, le principal, c’est que l’affaire avance et... que nous y prenions du plaisir... is not it my dear ? termina-t-il en regardant Durga.

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Chapitre VII

C’était dimanche et il faisait beau.Durga fut réveillée par les éclats de voix d’une armée de randonneurs qui avaient fait

halte au carrefour, devant son portail, pour s’orienter. L’été, c’était les contrôleurs des courses cyclistes locales qui s’installaient là, dans le retrait pavé que formait le trottoir. C’était un des bonheurs d’habiter ainsi, à la croisée des chemins.

Il était 9 heures et demi. À l’intensité de la lumière qui filtrait au dessus des rideaux de la chambre, elle sut que le soleil brillait au dehors. Pas question de se rendormir à cette heure. Tout en soulevant doucement le bras de Marc, afin de s’extirper du lit sans l’éveiller, elle déposa un baiser léger sur son biceps, puis enfila sa robe de chambre.

Elle descendit l’escalier sans bruit. Isidore se frotta contre ses jambes en miaulinant et elle emplit immédiatement son écuelle de croquettes. Les animaux avaient toujours la priorité avec elle.

Sortie dans le jardin, elle remarqua alors de minuscules points roses, émergeant des branches nues des rosiers, devant la maison. Ils se préparaient déjà pour le printemps. Cependant, il leur faudrait encore attendre un bon mois, avant de déplier leurs petites feuilles nouvelles, finement ciselées et ourlées. Dans la clarté de cette belle matinée, l’herbe brillait, saupoudrée de gouttes de rosée. Durga passa entre le puits et le cabinet pour déambuler dans le jardin du bas, qui formait comme une clairière miraculeuse, entre les berbéris, les lauriers-cerises, l’oranger du Mexique, le cornouiller, l’acer-négundo, les photinias et la haie de cyprès de Leyland. Quand elle se tenait là, elle avait l’impression d’être en relation avec l’esprit de la nature, l’âme du Monde. Aussi, quand elle imaginait le réseau secret de tous ces passages souterrains qui truffaient le Domaine, elle songeait plutôt à une descente dans son subconscient, aux connections secrètes de son cerveau. Son insondable côté sombre, toute sa partie occulte et refoulée.

Elle revint vers la maison et entreprit de préparer le café. Quentin Barbet ne tarda pas à la rejoindre dans la cuisine. Il s’extasia sur la qualité de silence qui régnait dans l’habitation et subséquemment, de la profondeur de son sommeil. La chambre d’amis donnait sur le jardin du bas...

- J’ai une proposition à vous faire : je fonce à Saint-Martin chercher des croissants et... je passe par le manoir pour jeter un coup d’œil à la fosse septique, comme ça, on pourra peut-être déjeuner en paix !

Durga pouffa de rire et lui recommanda de ne pas tomber dedans. Elle activa l’ouverture du portail pour laisser sortir la voiture du "barbu" ; les vantaux se refermaient

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automatiquement. Puis elle pressa une orange et remonta dans sa chambre. Marc dormait toujours et elle lui caressa doucement les cheveux.

L’homme étendit le bras dans sa direction, mais elle était hors de sa portée, il ne trouva que le vide. Alors il ouvrit les yeux et elle lui sourit.

- Barbet est déjà parti chercher des croissants et vérifier mes élucubrations. J’avoue que ce matin, je doute un peu de toutes mes suppositions farfelues. Tiens, bois le nectar du matin !

Le temps passa... et ils finirent par manger des tartines.Vers midi, le timbre de l’entrée retentit enfin.Barbet avait sa tête des mauvais jours. Il posa le sac de croissants sur la table.- Vous n’avez qu’à les congeler, on les mangera un autre jour... mais je veux bien du

café.Ils prirent place tous les trois autour de la vénérable table de la vaste cuisine. En fait,

les appareils ménagers, les placards de rangement ainsi que l’évier étaient concentrés sur les trois côtés d’une première pièce ouverte, simplement délimitée par un bar fait de briques réfractaires. Le frigo américain, tel le monolithe noir de l’Odyssée de l’espace, tenait la place centrale entre cette cuisine communicante et la seconde pièce, où siégeait la grande table en chêne, autour de laquelle on pouvait installer une dizaine de chaises. Durga n’aurait jamais supporté d’être "enfermée" dans une cuisine ordinaire.

Le couple attendait que le policier se décide à parler.Celui-ci se tourna vers Durga et lâcha :- Vous aviez raison...- Ah ! Vous voyez ! lança-t-elle d’un ton joyeux... mais ? interrogea-t-elle, devant la

sombre mine persistante de son interlocuteur.- Eh bien, on ne trouve pas les clés...Il expliqua alors que, lorsqu’il avait retiré les outils du cabinet de jardin, au manoir, il

avait bien trouvé la large dalle recouvrant la fosse septique. Conséquente, d’ailleurs, vu le nombre d’usagers potentiels de la demeure. Elle s’ouvrait à présent sur un petit escalier aménagé. Au bas duquel une épaisse porte blindée -sans doute la jumelle de celle de la pièce de la muche- interdisait tout passage. Avec les gendarmes de service, ils avaient essayé toutes les clés de la maison. Mais aucune ne correspondait à cette serrure. Alors, soit Marjolaine Cochard était seule à les détenir, soit... elles avaient été dérobées par les meurtriers. Soit, une tierce personne disposait des clés en l’absence des propriétaires.

Barbet avait immédiatement appelé ses collègues de la cellule du trafic d’art, leur demandant de dépêcher une équipe d’urgence et un serrurier. En attendant, il avait sonné le branle-bas de combat à la gendarmerie pour que des hommes soient placés en faction devant le mur de brique de la muche, si ce n’était pas déjà trop tard. Il leur avait dit de passer par la cheminée derrière le calvaire, c’était le plus simple. Grâce au plan de Durga, il avait pu leur indiquer l’itinéraire à suivre, depuis le manoir. Il leur avait bien recommandé d’être discrets, mais... avec les gendarmes, ce n’était pas acquis. Et puis, dimanche ou pas dimanche, il avait rappelé toute son équipe pour qu’elle vienne briser l’ouverture scellée des souterrains. Il fallait agir vite, à présent. Par la même occasion, il avait demandé à un de ses amis des stups de rappliquer avec son chien renifleur.

Là, Durga eut un petit rire, qu’elle tâcha de contenir au mieux. Elle se remémorait le chien renifleur de billets, qui avait déboulé dans son appartement à Paris après "la grosse bêtise" de Freddy. Elle n’y pouvait rien, plus elle essayait de réprimer son hilarité, plus elle se rappelait la scène et... le fou-rire la gagna.

Les deux hommes, un peu gênés, la regardait d’un air perplexe.

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- Vraiment, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! intervint Barbet. Mais Durga repartit de plus belle. Elle réussit à balbutier qu’elle allait le leur dire, mais chaque fois qu’elle essayait, le fou-rire la reprenait. Finalement, elle but un grand verre d’eau, sortit faire le tour du jardin en courant et tenta à nouveau de prononcer quelques mots. Devant la mine déconfite des deux hommes, qui la regardaient sans comprendre, malheureusement... elle rechuta.

La sonnerie du téléphone la sauva de la débâcle. Camille appelait de Dubaï. N’ayant pas reçu de réponse à ses derniers mails, elle s’inquiétait pour sa mère.

Durga prétendit ne pas avoir eu le temps d’ouvrir son ordinateur. Elle prétexta s’être rendue à Paris pour aller chez le coiffeur. Puis avoir rencontré des amis. Être allée au cinéma.

- Ah ! C’est le mentaliste qui t’a sortie ! lança ironiquement sa fille au bout du fil.- On ne peut rien te cacher, ma chérie, répondit Durga sur le même ton de raillerie. Il

est vrai que Marc l’avait beaucoup sortie... de la routine.Enfin, rassurée, Camille ajouta qu’elle comptait bien faire la connaissance de

"l’heureux élu", d’ailleurs elle avait un vol sur Paris à la fin de la semaine prochaine. Sa mère en nota le jour et l’heure. Et elles raccrochèrent.

Durga évoqua alors, pour les deux hommes, le chien renifleur de devises, à propos de l’affaire qui avait présidée à son appartenance "aux services" et les billets enterrés sous la lavande. Barbet daigna se dérider d’un sourire et Jourdain posa un petit baiser familier sur la tempe de sa compagne.

La dite compagne proposa à Barbet de dégeler une pizza. Et elle s’activa pour joindre le geste à la parole.

Puis, elle demanda au policier ce qui allait se passer à présent. Elle souhaitait pouvoir suivre la suite des évènements. Jourdain aussi, évidemment.

Le "barbu" prétexta que c’était certainement dangereux. Et Durga le regarda avec un petit air narquois :

- Mais, je suis armée, chef !Là, ce furent les deux hommes qui éclatèrent de rire. Ils étaient, à vrai dire, tous les

trois sur les nerfs et la pression risquait encore de s’accentuer.Barbet exposa qu’une fois le passage du manoir rouvert, ils pourraient explorer le

souterrain en direction du "Castel 12". Puisqu’on n’avait pas découvert comment ouvrir le mur de la crypte, on allait passer par l’autre bout du tunnel.

Durga objecta que le souterrain devait être bouclé quelque part. Si les gens de la Commanderie l’utilisaient, ils avaient dû le sécuriser, même s’ils savaient l’entrée par le manoir condamnée depuis la guerre. D’ailleurs, la famille De Vendeuil, bien avant toute cette histoire, avait dû également fermer cette issue communiquant avec la Belle Auberge. De ce côté on ne trouverait que le passage menant au puits et au château de Boivilliers. Et là faudrait-il encore démolir...

Jourdain émit l’idée que le "Castel 12" fermait pour trois jours, dès le dimanche soir et que c’était probablement pendant ce laps de temps que, s’il y avait trafic, il s’organisait et s’activait. On arriverait juste dans les temps.

Durga soudain lui toucha le bras.- Je voulais te le demander l’autre soir et puis... j’ai oublié ! Avec qui parlais-tu donc

de plomberie, au café PMU de Saint-Martin ?- Ah ! Avec le marchand de carrelage ! Il m’a dit avoir un problème de chasse d’eau,

dans son pavillon.- Le type du magasin, en face de la librairie ? demanda Barbet.- Tout à fait ! Il a vu la fourgonnette garée devant chez lui et il m’a interpellé, alors

que j’allais repartir. J’ai proposé d’aller discuter devant une bière : j’avais beaucoup baratiné toute la journée et j’avais soif.

- Mais tu n’es pas allé visiter sa cave ? demanda Durga.

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- Eh bien, non... je m’en suis tenu au pâté de maison. Cependant, en y réfléchissant, comme il est en face, et que j’ai justement trouvé une porte suspecte chez le libraire, j’aurais dû le faire ! Mais lui ne m’a parlé que de son pavillon...

- Maintenant, ça va être difficile d’y retourner, conclut Barbet.- Surtout que pour sa chasse d’eau, je lui ai conseillé de changer tout le système.- Je trouve qu’un marchand de carrelage est un meilleur client qu’un libraire, dit

Barbet pensif. Mais certes, lui non plus ne s’approvisionne pas à Rungis...- Mais Rungis est un pôle d’activité où circulent une foule de camions et de

camionnettes en tous genres, fit remarquer Durga, ils pourraient dispatcher de la marchandise sans que quiconque remarque quoi que ce soit.

- Sauf nous... ajouta Barbet. Mais, vous croyez qu’il aurait pu vous repérer, votre carreleur, demanda-t-il à Jourdain ?

- C’est possible qu’il ait eu un doute, mais sa force c’est qu’il avait un réel problème de chasse d’eau. Cela dit, je suis mentaliste pas extra-lucide... répondit Jourdain.

- Si j’ai tout compris, reprit Durga, il y a d’une part la cocaïne, qui provient d’Amérique du Sud et d’autre part le cannabis, qui est généralement acheminé depuis l’Afrique du Nord ?

- C’est cela ! approuva Barbet.- Mais qu’est-ce qui vous a amené par ici, interrogea-t-elle ?- On a filé des camions de livraison suspects, au départ de Rungis, mais on les a tous

perdus pas loin d’ici. Et c’est encore arrivé avec de gros 4X4 remontant de Toulouse, qui se sont évaporés dans la nature, toujours dans le périmètre.

- Tous les gardes-chasses du domaine ont des 4X4, fit remarquer Durga, mais aussi les chasseurs et beaucoup de cultivateurs. Sans compter les frimeurs qui n’en ont nullement besoin. Et changer les plaques ou les maquiller ne doit pas prendre beaucoup de temps.

- Bon... elle est cuite, cette pizza ? coupa le "barbu".- Oui, oui, oui ... ça n’a pas encore sonné, mais elle paraît à point... rétorqua Durga, en

jetant un coup d’œil à travers la vitre du four.Jourdain enfila les gants de protection sans qu’on ne lui ait rien demandé et sortit la

galette Reine du four.Tout en découpant la tarte italienne, Jourdain suggéra à Barbet :- Vous pourriez peut-être nous prendre comme adjoints... vous présenteriez Durga

comme une collègue de province... et moi... comme un technicien des profondeurs...- En général, ce sont plutôt des techniciens de surface ! fit remarquer Durga en riant, et

ce n’est jamais qu’un doux euphémisme pour nommer les hommes de peine et les femmes de ménage !

- Ça m’est égal ! lâcha Jourdain, magnanime, va pour homme de peine ! Homme de ménage, je ne suis pas certain d’avoir mon diplôme, j’ai seulement les gants !

Barbet réfléchissait, tout en mastiquant. Puis il finit par admettre que sans eux, il serait toujours "dans la panade", selon son expression. Et il interrogea Jourdain sur les raisons de son rattachement à cette enquête.

Celui-ci garda tout d’abord le silence. Puis, après un regard à Durga, il admit qu’il avait demandé à être mis sur cette affaire, quand il avait su que la brigade des stups chapeautait l’enquête. Il mentait, mais… c’était lui le mentaliste. Il fit encore une pause. Et il avoua que sa fille cadette était morte d’une overdose à l’âge de dix-sept ans. Ajoutant qu’il avait juste été un père merdique et qu’il ne s’était pas suffisamment occupé d’elle. Il se sentait redevable.

Barbet et Durga étaient restés la fourchette en l’air. Il était si peu dans les habitudes de Jourdain de parler de lui-même et de sa vie privée, qu’il fallait assurément qu’il se sente en

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terrain ami pour le faire. C’était, envers eux, une grande preuve de confiance. Ils en avaient tout deux conscience, bien qu’ils ne soient pas mentalistes...

- Démanteler les trafics de drogue, c’est mon boulot, dit gravement Barbet, mais cela ressemble au combat avec l’hydre de Lerne. On coupe une tête et elle repousse aussitôt. Il faudrait un jour s’interroger sur les motivations de tant d’individus à se droguer, de nos jours, d’une manière aussi exponentielle.

- La perte des repères, la fuite en avant, la pression sociale, répondit Jourdain. Et souvent la prise de conscience soudaine de l’hypocrisie, du mensonge profond sur lequel repose le fonctionnement de toute notre belle société rationnelle. Mais vous, Quentin, qu’est-ce qui vous a amené dans la police ?

Le "barbu" considéra ses partenaires avec son air de toujours peser le pour et le contre.Puis il déclara être né dans le neuf/trois. Avoir grandi au sein d’une cité crapoteuse, où

la frontière entre flics et voyous était extrêmement mince. Grâce à un éducateur plus avisé, plus sensitif que les autres, il avait basculé dans ce camp là. Mais il avait conscience d’avoir pu tout aussi bien basculer dans l’autre.

- C’est à cette époque que vous avez appris à bidouiller les fils et les serrures des voitures, observa Jourdain, pas dans les écoles de police...

- Affirmatif ! rétorqua le commissaire avec un sourire complice.Il poursuivit en exposant que le plus compliqué était de conjuguer l’exigence et

l’indulgence. On pouvait tisser des liens d’amitié avec un renard, un loup, un chat -et à l’adresse de Durga- un garde-chasse... des truands, des flics et même des mentalistes...

- Certes ! répondit celle-ci, j’ai même joué à la belotte avec des porte-flingues réputés des plus dangereux.

- Oh ! Ça ne m’étonne pas de vous, dit Barbet.- Ce n’est pas déshonorant, mais honorant, précisa Jourdain. La fragilité, la fugacité

des instants d’amitié sont gages de notre humanité. La simplicité et la sincérité en sont le prix inestimable.

- Pour ma part, j’ai sur la drogue une autre hypothèse, reprit Durga. La méditation, la jouissance en amour, certaines excitations intellectuelles, nous mettent dans un état que l’on dit "second", euphorique. Mais qu’il faudrait peut-être considérer comme premier. Un état de transcendance où tous les sens sont ouverts et où l’on se sent réellement à l’unisson avec le cœur de l’Univers. La drogue apporte cela d’une manière éphémère mais mortifère. Il faudrait éduquer. Éduquer les humains sur leurs multiples possibilités d’exercer leurs facultés. De leur aptitude à atteindre cet état par d’autres voies. Je pense que c’est un immense désir d’atteindre un nouveau niveau de conscience, qui pousse tous ces gens, tous ces jeunes dans la drogue et l’alcool.

Barbet et Jourdain restaient cois.- Ne crois-tu pas que cela relève encore d’un des douze travaux d’Hercule : le

nettoyage des écuries d’Augias en détournant un fleuve ? s’exclama Jourdain.À quoi Durga rétorqua, qu’évidemment, si cela devait être le fait d’un seul homme, il

fallait qu’il soit au moins demi-dieu, ou héros. Mais que si les gens prenaient leur destin en main, ils pourraient créer des réseaux de solidarité efficaces. Qu’il fallait arrêter d’attendre que les choses vous tombent d’en haut, qu’il fallait songer à les puiser en bas, où la végétation, les ramifications, étaient vivaces et nombreuses.

- Je n’avais jamais entendu quelqu’un exalter à ce point les services secrets ! raya Barbet.

- Là, vous tombez dans "mon domaine" ! s’exclama Jourdain. Nous essayons de cerner quelques 3000 hectares avec cette affaire, mais rendez-vous compte que chaque îlot humain renferme une même part de mystère à laquelle nous n’avons pas accès et qui cependant génère les comportements des "gens de surface".

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- Bon... on va y aller... conclut le "barbu".Ils choisirent de prendre deux voitures. Celle de Durga étant immatriculée dans la

région, cadrait avec son nouveau statut "d’auxiliaire régionale". Le mentaliste, quant à lui, restait mentaliste où qu’il fut, au même titre qu’un profiler.

Ils prirent la direction de Saint-Martin et Barbet se signala au portail du manoir.Plusieurs véhicules étaient garés dans la cour.Le commissaire présenta ses collègues aux gendarmes en faction.La cellule de l’OCBC -l’office central de lutte contre le trafic de biens culturels- était

déjà en action sur la porte blindée et Durga jeta, avec satisfaction, un coup d’œil à la réalité de ses élucubrations. Puis, ils descendirent tous trois dans les caves de la demeure.

Le "loup blanc" inspectait tous les recoins, à la recherche d’un indice qui lui permettrait de comprendre ce que trafiquait là le gros Georges, le jour où elle l’avait aperçu, à travers ses jumelles, émergeant du soupirail.

L’équipe de Barbet s’affairait avec des burins et des marteaux sur le ciment qui scellait le passage aux souterrains. Le bruit était assourdissant.

Durga regarda Jourdain du coin de l’œil, d’un air entendu.- Tu comprends ce que je voulais éviter, dans la muche ?Toutefois, le commissaire se rendit compte immédiatement qu’il fallait faire cesser ce

vacarme. Il préconisa une approche plus soft. Ce tintamarre risquait d’alerter les utilisateurs de l’autre extrémité du tunnel. Et ses hommes se mirent à gratter en douceur, avec certes, beaucoup moins d’efficacité.

Soudain, Durga sentit une pression contre sa jambe : un long museau de loup noir était en train de la flairer. Le "barbu" présenta Alexandre Perez et son chien Elkan.

Le "loup blanc" s’extasia sur la beauté du chien. Un Malinois charbonné, à la fourrure striée d’éclairs fauves. Alex, lui vanta surtout sa gentillesse et sa grande obéissance, sans compter, évidemment la finesse de son odorat.

- Il a dû renifler Isidore sur mon pantalon, fit remarquer Durga. Et elle entreprit le maître chien sur les qualités de son chat...

Perez lui expliqua qu’Elkan pouvait particulièrement repérer les stupéfiants, mais également, les armes.

- Et les billets ? demanda Durga.- Non, il n’a pas été dressé pour ça, répondit Alex, mais je connais des chiens qui le

sont. Nous les utilisons surtout dans les aéroports pour détecter les transports illicites de devises.

Derrière elle, Jourdain étouffait un rire.Barbet remonta dans la cour pour s’enquérir de l’équipe de gendarmes qui devaient

garder le mur de la muche. On lui dit qu’ils étaient partis, mais les portables ne passaient pas dans les boyaux. Cependant, on avait eu confirmation qu’ils avaient bien trouvé l’accès. Le policier des stups se soucia encore de savoir s’ils s’étaient munis d’une corde pour descendre par la cheminée. On l’assura que oui.

On l’informa, en revanche, que l’OCBC se trouvait, quant à elle, aux prises avec une porte retorde, au mécanisme extrêmement sophistiqué. Alors, le "barbu" redescendit surveiller l’avancée de son équipe.

- C’est à croire qu’on a mis du ciment pur ! maugréa un de ses hommes.Jourdain fit part à Durga de son sentiment que le père De Vendeuil ne devait pas bien

s’y connaître en maçonnerie. Elle rétorqua que pourtant celui-ci avait réussi à ériger le mur condamnant l’entrée de la chambre. Quoi que cet ouvrage soit, en effet, un peu de guingois, avec des briques placées à champ, d’autres empilées un peu de travers, de sorte qu’elle avait cru, tout d’abord, que cet assemblage était destiné à étayer ou renforcer la paroi du boyau. C’est d’ailleurs pour le vérifier qu’elle avait gratté un joint avec la lame de son Opinel.

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Barbet leur fit remarquer alors que le châtelain l’avait peut-être justement fait sciemment, pour maquiller l’entrée en soutènement. Quant au ciment, apparemment, il savait également ce qu’il faisait : il voulait que ce soit du solide, du définitif. Le commissaire reconnaissait là une préméditation qui lui était familière.

La préméditation. Où se signalent les bons joueurs d’échec.Néanmoins, il avait un autre sujet de préoccupation. Le double meurtre avait eu lieu

dans la nuit du jeudi au vendredi. Selon le médecin légiste, vers trois heures du matin. Si ceux qui l’avait perpétré étaient les mêmes que ceux qui détenaient à présent les clés des portes blindées, cela leur laissait une petite marge pour aller explorer la chambre secrète, mais pas pour tout déménager.

Ils avaient, certes, eu deux nuits pour s’introduire dans le périmètre du manoir, en passant par les bois, et se faufiler dans les cabinets de jardin, situés de l’autre côté de la demeure. Les plantons de garde n’avaient pas de chiens pour leur signaler une présence inopportune.

Mais des voleurs n’avaient pas, là non plus, même de nuit, la latitude de débarrasser grand chose, à la barbe des gendarmes. Et son intuition lui disait que les détenteurs des clés et les assassins, n’étaient pas les mêmes personnes.

Bientôt, cependant, le passage fut libéré. Une partie du mur, encastré dans un support de bois dur, s’enfonçait lorsqu’on libérait un loquet tournant et devait glisser sur un rail, derrière la paroi, comme une porte de penderie. Toutefois, on avait dû faire sauter toutes ces pièces métalliques, rouillées et grippées, qui refusaient de se mouvoir. Une odeur de caverne humide émanait de l’ouverture. L’un des hommes alluma une lampe torche. Un authentique souterrain, vouté en plein cintre, appuyé sur des murs solides, faits de petites briquettes et de silex, étayé de part en part de pierres de taille, s’enfonçait devant eux, se perdant dans les ténèbres profondes.

À la surprise générale, Durga activa la fonction boussole de son portable et indiqua que ce côté, Nord-est, menait droit à Boivilliers. Jourdain sourit et fit un clin d’œil à Barbet.

- Elle est incorrigible... murmura celui-ci.Toutefois, quelques mètres plus loin, le tunnel ouvrait, à gauche, sur un second couloir

qui, selon Durga -car elle captait encore quelque chose- prenait la direction Sud-ouest, celle de Saint-Martin et de la Commanderie.

Mais on voyait tout de suite que ce côté là était en fort mauvais état et n’avait pas été entretenu. Bientôt, ils furent stoppés par une coulée de terre. De minces filets d’eau suintaient des parois. Ce ruissellement s’était frayé des passages dans le sol et une flaque affleurait.

- Il va falloir étayer et déblayer, annonça Jourdain. L’eau est la grande ennemie des souterrains.

Barbet faisait grise mine. Lui qui se voyait déjà atteindre l’extrémité du tunnel !Durga le rassura, lui assurant qu’il y avait moins d’un kilomètre jusqu’à la crypte du

"Castel 12". Simplement, il fallait aller chercher des pelles et dégager un passage.On trouva tous les outils nécessaires dans la cour, ils gisaient là sur le sol, déménagés

du cabinet de jardin.La cellule du trafic d’art en était au chalumeau.Jourdain trouva quelques planches et de vieux chevrons abandonnés là, sans doute

lorsque les couvreurs avaient rénové la toiture. Il dégotta un marteau et des clous dans la remise attenante au poulailler, ainsi qu’une brouette pour déménager la terre. Puis il demanda qu’on aille chercher des seaux, des lessiveuses, enfin de grands récipients pour remonter les déblais par l’escalier de la cave. Quelqu’un avait bien émis l’idée de desceller les barreaux d’un soupirail, pour libérer un passage plus pratique, mais c’était de l’ouvrage ancien, bien fait, solide, et l’opération s’avéra hors de leur portée...

- Si on m’avait dit que je ferais du terrassement dans la police ! maugréait Barbet.

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Néanmoins toute l’équipe s’affaira et Durga en profita pour aller rejoindre le maître chien, car elle n’aurait pas été d’une grande utilité dans ces travaux de force.

Alex et son chien Elkan avaient pris la direction des étangs. Le policier adressait de brefs commandements à l’animal. Les canards pouvaient continuer de s’ébattre, les hérons à arpenter les berges, Elkan demeurait le nez sur la jambe de son maître, tant que celui-ci pointait le doigt au sol. Puis il le libérait, lançait une balle rebondissante et le chien galopait pour tenter de l’attraper au vol. Il faisait ainsi des bonds prodigieux. Durga admirait la performance de l’athlète. Elle songeait aux chiens qu’elle avait aimés. Et si, certes, Isidore le chat était adorable, elle savait que rien ne remplaçait la chaude présence et l’affection d’un bon gardien.

- Je crois que vous me donnez l’envie de reprendre un chien, dit-elle à Alex, vous croyez que je pourrais en adopter un de cette race-là ? Il s’entendrait avec mon chat ?

Perez lui expliqua qu’un chien dressé était sociable et bien dans sa tête. Que si le chat faisait partie de la maison, il l’adopterait et le protégerait comme sa maîtresse. Durga objecta qu’il fallait déjà attendre que le chiot soit presque adulte pour le faire dresser. Mais le maître chien lui répondit que non, le fils d’Elkan, Gipsy, avait quinze mois. Il l’avait élevé et habitué aux ordres depuis tout petit. C’était à présent un chien adorable et obéissant.

- Mais c’est votre chien ! s’exclama la chanteuse.- Oui, mais il n’est pas heureux avec moi. Je n’emmène qu’un seul chien en mission,

Elkan, la plupart du temps. Et il n’est pas près de prendre sa retraite. Alors Gipsy reste au chenil et il s’ennuie. Si je pouvais lui trouver une maison et un jardin où il soit bien, avec une personne de confiance, je le cèderais volontiers. Où habitez-vous ?

- Pas très loin d’ici... vous parlez sérieusement ?Durga s’imaginait déjà avec un nouveau compagnon. Elle demanda aussitôt à quoi

ressemblait ce Gipsy.- À son père, comme deux gouttes d’eau, il est simplement plus léger et moins musclé,

car il est encore jeune. Mais il sera comme lui.Elle s’enquit de ce que le fils savait renifler...- Il est bon pour le cannabis... vous en fumez ?- Non ! affirma Durga, je plane naturellement...Là dessus, on les héla de la maison. Barbet leur faisait de grands signes dans la cour

du manoir et ils revinrent sur leurs pas.- Alors, ça vous tente ? interrogea Alex.- Oui, évidemment, mais je voudrais tout de même le voir, avant de l’adopter, ce

monsieur Gipsy...- Eh bien je vous l’amènerai demain, si vous êtes chez vous.- Peut-être vaudrait-il mieux me téléphoner demain matin, parce qu’avec cette affaire,

je n’ai pas un emploi du temps très stable, en ce moment. Et Durga lui remit sa carte professionnelle de chanteuse, en parlant comme d’une couverture et lui demandant d’être très discret.

Ils arrivaient devant la demeure. Barbet leur signifia que l’on pouvait passer, que ce n’était qu’une coulée de terre, due certainement à une source souterraine. Ils avaient sécurisé le passage. Jourdain avait l’air de bien s’y connaître dans ce genre d’opération. Durga en déduit que cela faisait peut-être partie de sa profession de plombier, à moins qu’il ne soit également pompier... qui sait. Marc était un homme à tiroirs.

Dans le tunnel, on devait enjamber la flaque d’eau ou patauger dedans. Un gendarme était parti chercher un aspirateur pompe. Il n’allait pas tarder à revenir. En attendant, on avait bien jeté une planche pour passer, mais il fallait jouer un peu les équilibristes pour traverser, précisa-t-on à Durga. Mais celle-ci n’éprouva aucune difficulté à franchir l’obstacle.

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À présent, le petit groupe progressait prudemment, le chien devant. Alex éclairait le chemin avec sa torche. Barbet avait son arme au poing. Ses hommes suivaient ; tous avaient également défouraillé. Durga sortit sa propre lampe électrique qui ne la quittait jamais. Elle tira Jourdain par la manche et lui glissa son Beretta dans la main. Elle lui affirma qu’il lui serait plus utile qu’à elle. Mais il refusa. Le "barbu" l’avait déjà pourvu d’un Moser de service.

Soudain, ils se trouvèrent devant un autre éboulement.Barbet pesta. Jourdain, après avoir inspecté l’amas de terre et de gravas, diagnostiqua

une obstruction volontaire. Et deux hommes rebroussèrent chemin au pas de course pour aller chercher les pelles. Chacun rengaina son arme.

- Nous ne devrions pas tarder à atteindre la crypte, dit Durga. M’est avis que s’ils ont remblayé de la terre par ici, c’est qu’ils l’ont déplacée d’un autre tunnel.

- En effet, s’il est ouvrageux de l’extraire par des escaliers, il l’est presque tout autant de la faire transiter dans l’autre sens, répondit Jourdain. Comment voyez-vous la chose, demanda-t-il en s’adressant au commissaire ?

Celui-ci était dubitatif. D’après la description de l’entrée des souterrains, faite par le vieux Gaspard Petit, ils n’allaient pas tarder à se trouver face au mur "magique".

En supposant qu’ils repèrent la bonne "pierre qui s’enfonce" cela ne leur apporterait rien de déclencher l’ouverture du mur. Bien au contraire. Ils risqueraient de signaler leur présence au personnel du "Castel 12". En outre, même s’ils découvraient quelque chose dans ce tronçon restant, il leur faudrait tout de même explorer les deux autres passages. Celui qui probablement menait au cul de sac de l’ancienne maladrerie et celui qui s’enfonçait vers le feu château de Dampierre. Sans compter avec cette histoire de caves communicantes, qui compliquait encore un peu plus les choses... celle du libraire et, éventuellement, celle du carreleur.

Le "barbu" se disait qu’il aurait peut-être dû demander du renfort. Mais mobiliser des collègues un dimanche, sans même avoir localisé la moindre trace de came, lui semblait trop aléatoire et risquait de le faire tourner en dérision par les services, surtout si les souterrains s’avéraient vides. Mieux valait, selon lui, rester discret.

Cependant, deux hommes revenaient armés des pelles, mais aussi d’une toute autre nouvelle : Marjorie Merritt venait de débarquer de Roissy et elle était en train de faire un scandale dans la cour du manoir.

- Il ne nous manquait plus que ça ! s’exclama Barbet.Il restait là, les bras ballants, regardant ses chaussures maculées de boue. Jourdain

savait qu’il était en train de peser le pour et le contre. Et c’était lui le chef des opérations. Enfin le "barbu" releva la tête et ordonna à ses hommes de commencer à dégager la

terre et d’essayer d’évaluer l’épaisseur de l’obstacle. Il fallait que quelqu’un retourne chercher la brouette et ainsi, on pourrait épandre le remblai le long du souterrain. Il recommanda à son équipe de cesser de déblayer dès qu’ils auraient fait une trouée de l’autre côté. Il faudrait alors se montrer très prudent et surtout éviter de se signaler avec les torches.

Quand ses hommes en seraient là, il aviserait.Il était devenu inutile de garder Perez et Elkan dans le souterrain. Quant à Durga et

Jourdain, ils rebroussaient également chemin avec lui.

Arrivés près de la flaque d’eau, Durga fit part à Quentin de son souci : Marjolaine Cochard - alias Marjorie Merritt- la connaissait. Elle se souviendrait sans aucun doute qu’elle était "la chanteuse", la mère de Camille avec qui elle était allée à l’école, même si les gamines n’avaient jamais fréquenté la même classe. Il ne fallait en aucun cas que cette femme l’aperçoive ici.

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Elle suggéra à Marc qu’il reprenne la voiture, alors qu’elle-même rentrerait discrètement par le bois. D’ailleurs, l’après midi était bien avancée et le jour qu’elle voyait, à présent, filtrer par les soupiraux déclinait déjà. Pendant que, dans la cour, Barbet affronterait la fureur de la propriétaire, elle s’éclipserait de l’autre côté, par l’arrière de la maison.

Les deux hommes approuvaient son plan, cependant Jourdain était inquiet de la savoir seule dans ce bois, à la tombée de la nuit. Mais elle en avait vu bien d’autres, lui fit-elle remarquer, particulièrement le jour où elle avait découvert "la main" qui émergeait de la combe des sangliers. Et puis... le Beretta était dans sa poche.

- Et ton Opinel... tenta de plaisanter Marc, mais le cœur n’y était pas.Alex proposa d’accompagner Durga avec son chien, mais celle-ci répondit que c’était

bien inutile. Que sur le trajet du retour, il ferait déjà nuit et qu’il risquait inutilement de se faire repérer par les gardes-chasse en allumant sa torche. Et qu’en outre, on aurait certainement bientôt besoin de lui ici.

Ses amis ne pouvaient que s’incliner devant la justesse des arguments du "loup blanc".

Dehors, l’équipe de l’OCBC et les gendarmes en faction, tentaient de calmer ‘l’Américaine", qui s’apprêtait à franchir le seuil de la maison. Barbet et Jourdain allaient se charger de leur prêter main forte.

Durga enjamba une fenêtre latérale. Elle gagna rapidement le couvert du sous-bois.Reprenant ses marques, elle se trouva bientôt aux abords du calvaire. Elle ralentit son

allure et décida de jeter un coup d’œil à la trappe. Elle s’arrêta pour écouter. Rien, nul bruit de moteur alentour. Elle ne manqua pas, cette fois, de regarder par dessus son épaule. Mais elle ne vit que les troncs élancés des faillards qui commençaient à s’estomper dans l’obscurité naissante.

Elle atteignit le socle du calvaire. La plaque de fer restait légèrement soulevée par la corde dont s’étaient servis les gendarmes et qu’ils avaient amarrée, comme elle et Jourdain, au tronc de l’arbre le plus proche. C’était une simple torsade de chanvre d’un bon calibre, qui lui rappelait celles des salles de gymnastique et Durga songea que les hommes, détachés à la surveillance du mur, devraient remonter à la corde lisse. La corde raide.

Soudain elle sursauta, elle venait d’entendre craquer une branche. Nul piétinement ne dénonçait la présence d’un animal. Elle s’accroupit et mit la main à sa poche, tâtonnant pour y trouver le petit Beretta. Doucement, elle entreprit de contourner le socle -comme elle avait voulu le faire, la première fois, pour se cacher à l’arrivée du 4X4 de ronde- tentant de prendre distance avec le côté d’où lui était parvenu le bruit. Une silhouette approchait. Mais à contre-jour, dans la pénombre, elle ne pouvait l’identifier, à fortiori sans se découvrir.

Le cœur de Durga battait à tout rompre. Elle se disait que "l’arrivant" ne pourrait manquer de l’entendre. Elle avait réussi à dégager le petit pistolet de sa poche, mais elle n’osait l’armer, de peur de se faire repérer.

Elle perçut qu’on soulevait la trappe, puis quelques pas étouffés par les feuilles mortes. Un frottement de coulissage. Un crissement de quelque chose que l’on râpe. Le souffle de l’homme dans l’effort. Il tentait de couper la corde !

Elle devait se décider. Elle se redressa tout en faisant sauter le cran de sureté de son arme.

- Vous faites quoi, exactement ? lança-t-elle.L’ombre cessa son activité et tourna la tête vers elle. Elle ne pouvait toujours pas bien

distinguer son visage, enserré dans un passe-montagne. Mais l’homme ne pouvait manquer d’identifier le pistolet dans la main de la femme. Il lui lança brusquement une poignée de terre au visage et repartit en courant en direction du Puy-Regain.

Durga ne tenta pas de tirer, d’ailleurs elle ne voyait plus rien. Elle secoua les feuilles, mêlées de terre, de ses cheveux et de ses yeux. Puis sortit sa lampe électrique et inspecta la

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corde. Elle avait été un peu entamée mais pas au point de se rompre. Fallait-il prévenir les gendarmes, dans le boyau ? Elle décida que non. Elle appellerait Jourdain en arrivant à la maison. Elle repartit à grandes enjambées.

Les images se brouillaient un peu dans sa tête quand elle essayait de les ordonner. La haute silhouette, le passe-montagne, la direction du Puy-Regain et la corde à moitié sectionnée, tout cela n’avait pas grand sens. Soudain elle se figea au milieu du sentier. Le ronronnement d’un moteur, les phares. Elle plongea dans le bois et se mit à courir droit devant elle. Mais la voiture avait stoppé. Elle entendit des pas, et, regardant par dessus son épaule, vit une torche. Alors, elle ramassa une pierre et la lança de toutes ses forces, droit devant sur son côté gauche, puis elle s’aplatit sous le buisson où elle se tenait. Elle était allongée de tout son long. Sa parka sombre ne pouvait la signaler. Elle retint son souffle et attendit.

Comme elle l’avait prévu, les pas se dirigèrent vers le point de chute de la pierre. La torche balaya à la ronde le périmètre. Silence. Toutefois, au bout d’un moment les pas repartirent vers le véhicule qu’elle entendit redémarrer.

Elle n’était plus bien loin de son passage habituel, mais on n’y voyait pas grand chose. Si elle n’avait pas si bien connu le terrain, elle aurait dû sortir sa lampe. Mais elle n’en fit rien et trouva son chemin dans le noir. Quand elle déboula dans le lotissement, elle poussa un petit soupir de soulagement. Elle fut rapidement chez elle et fit glisser la fermeture éclair de sa poche, pour en extraire la clé du portillon. Les volets de la Montbazon étaient déjà fermés.

Isidore et Georges l’attendaient comme d’habitude, plantés dans le jardin, assis sur leur derrière comme deux presse livres.

En appelant le portable de Marc, elle n’obtenait que la messagerie. Il devait être redescendu dans le souterrain et elle n’avait pas le numéro de Barbet. De toute façon, ils étaient certainement ensemble.

Elle réfléchissait. Elle n’avait pas sa voiture et n’allait tout de même pas téléphoner à la gendarmerie pour leur dire qu’un type essayait de scier la corde avec laquelle étaient descendus leurs collègues... par la trappe secrète qui menait dans la muche... derrière le calvaire du bois du Pleurachat... et que, passant par là par hasard, elle avait sorti son Beretta pour faire peur au saboteur... et qu’il s’était enfui... elle se mit à rire toute seule, rien que d’y penser.

Durga donna à manger aux chats, puis elle se servit une bonne rasade de Jack Daniel’s, avant d’enfin se laisser tomber sur la banquette du salon. Elle manquait d’énergie pour allumer le feu. Elle actionna machinalement la télécommande de la télévision et tomba sur la rétrospective des matchs de foot de la journée. Cela lui convenait tout à fait.

Des ombres se levaient dans le bois. Elles s’avançaient, la cernant peu à peu et elle reconnaissait leurs visages. Ses amis, ses proches, ses voisins. De quelque côté qu’elle se tourne, des silhouettes sortaient de derrière les arbres et Durga ne trouvait que la clé du portillon dans sa poche. Elle avait perdu le Beretta. Elle avait beau repousser du pied les feuilles mortes, elle n’y voyait qu’une dalle de béton mais pas de pistolet. Elle essaya de pousser la trappe, certaine d’y trouver un escalier par lequel elle pourrait s’enfuir. Mais c’était lourd, bien trop lourd, elle n’avait pas assez de force et aucune prise. Si elle courait, elle trouverait une pelle. Mais ses jambes la soutenaient à peine. Elle savait pourtant où était la pelle. Dans le cimetière. Elle apercevait le calvaire. Mais elle avait beau se faufiler entre les tombes, elle ne trouvait pas son chemin. Elle était perdue, complètement perdue dans un cimetière inconnu. Alors, elle distingua soudain l’entrée d’un souterrain et s’y engouffra, certaine d’y trouver son salut. D’ailleurs il y avait de la lumière. La lumière d’une torche dansait devant elle. Et on entendait de la musique. Elle allait certainement se retrouver dans l’église. Elle s’éveilla.

Son portable sonnait, en effet...

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Marc s’inquiétait. Il avait essayé de l’appeler précédemment, mais il s’était heurté à un échec de réseau. Durga expliqua qu’elle éteignait toujours son portable dans le Domaine et qu’il y avait, en outre, effectivement une carence de liaison dans ces parages. Qu’elle avait également tenté de le joindre, mais qu’il devait déjà être à nouveau engagé dans le souterrain....

Bref ! Où en étaient-ils ?Nulle part. Barbet avait placé Marjorie Merritt en garde à vue. L’amas de terre qui

obstruait le tunnel était beaucoup plus important que prévu. L’OCBC s’attaquerait demain à la deuxième porte blindée.

Ce soir, tout le monde était fatigué et Quentin avait donné congé à son équipe jusqu’au lundi matin. La garde des gendarmes avait été doublée, ceux de la muche relevés. D’ailleurs...

Durga le coupa, lui demandant s’ils venaient dîner tous les deux.Il répondit que oui, si elle n’y voyait pas d’inconvénient...- Alors à plusse... conclut-elle.Ce serait spaghettis bolognaises et jambon cru. Elle mit une grande marmite d’eau à

chauffer sur le gaz et commença de préparer sa sauce.Quand les deux hommes arrivèrent, la table était mise et il n’y avait plus qu’à jeter les

pâtes dans l’eau bouillante.Durga sortit une bonne bouteille de sa cave.Barbet expliqua que Marjorie Merritt prétendait ne rien savoir des portes blindées et

affirmait donc qu’elle n’en détenait pas les clés.Jourdain, lui, estimait qu’elle mentait.Quentin l’avait alors remise entre les mains des gendarmes du canton, qui se

chargeraient de l’interroger plus avant. En attendant, cela leur laissait au moins la latitude de travailler en paix ; passer la nuit au dépôt ferait peut-être réfléchir "l’Américaine".

Durga leur fit part de sa rencontre dans le bois.Les deux hommes étaient perplexes. Pourquoi se donner la peine de scier la corde ?

Pourquoi ne pas l’avoir tout simplement remontée ?- Sans doute pour ne pas alerter ceux qui étaient au bout... au fond de la muche,

hasarda Durga.- Ca n’a pas de sens ! Ils n’auraient rien pu faire !- C’est quelqu’un qui a agi sans réfléchir, spontanément, sous le coup de la colère ou

de la peur, commenta Jourdain.Mais tout le monde était fatigué. Et d’un commun accord, le dîner terminé et la table

débarrassée, on décida de remettre toutes les belles hypothèses au lendemain et d’aller dormir.Cependant, Molière devait faire son rapport. Comme à chaque fois, il emprunta pour

cela l’ordinateur du "loup blanc". Il prenait garde, toutefois, d’effacer toute trace de son passage dans "l’historique"…

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Chapitre VIII

Le bruit d’une averse caressa les oreilles de Durga.Elle entendait le ploc ! ploc ! ploc ! des gouttes de pluie tombant dans la cheminée.

Initialement, dans chaque pièce de la maison il y avait une cheminée. La chanteuse en avait fait supprimer quelques unes mais elle avait conservé celle de sa chambre, avec son beau marbre noir surmonté d’une glace à l’ancienne, au bois sculpté assorti, doré à l’or fin sur les bordures. Était-ce au dessus d’une cheminée similaire que se trouvait la glace sans tain de Boivilliers ? songeait-elle, en rêvassant.

Elle décida de se lever. Trop de données n’arrivaient pas à se mettre en place dans sa tête. Il fallait qu’elle essaie d’y mettre un peu d’ordre. Elle récupéra son portable en charge et descendit dans la cuisine. Elle avait à peine tapé le code pin et refermé l’appareil qu’il émit sa petite musique allègre.

Alexandre Perez proposait de passer avec Gipsy, avant de rejoindre l’équipe au manoir. Elle aurait ainsi le temps de faire connaissance avec lui. Si cela ne se passait pas bien et si le chien ne lui convenait pas, il le reprendrait à l’heure du déjeuner. La chanteuse en fut d’accord et elle l’invita à venir boire le café avec eux.

Elle remonta secouer Jourdain. Elle le prévint qu’ils allaient encore avoir de la visite de bon matin et qu’elle préparait le café. Si elle avait omis de lui parler de Gipsy, c’est qu’en fait, elle n’y avait plus du tout pensé après son aventure dans le bois. À présent, elle n’allait pas se perdre en explications, ce serait la surprise.

Quant à Quentin, toujours matinal, il l’aida bientôt à disposer les bols, le beurre et la confiture, s’extasiant encore de la qualité de son sommeil dans cette maison. Elle sortit du réfrigérateur, les croissants tardifs de la veille. Elle les avait simplement enveloppés dans une serviette humide et ils ne semblaient nullement rassis. Un léger coup de toaster et ils paraîtraient juste sortis du four. Mais elle avait également mis à dégeler, hier au soir, une belle miche de pain et un rôti de porc, pour ne pas être prise au dépourvu. Avec le transit qui s’effectuait dans sa maison en ce moment, en femme avisée, elle préférait prévoir.

Jourdain les rejoignit sans tarder.- J’ai invité Alex à venir prendre le café avec nous, annonça-t-elle, il va me présenter

Gipsy, le fils d’Elkan... je vais peut-être l’adopter !Les deux hommes la regardèrent, stupéfaits.- Quand as-tu manigancé tout cela ? demanda Jourdain avec un sourire.- Pendant que vous creusiez, moi j’étais aux étangs et j’ai eu le loisir de m’entretenir

avec le maître chien, voilà ! C’est lui qui m’a proposé ce marché...- Et Isidore ? s’enquit le mentaliste.

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- Oui, Isidore? renchérit Quentin, moqueur et de bonne humeur.Durga expliqua que justement, c’était là son souci et qu’Alex lui avait assuré que tout

se passerait bien. Toutefois, par précaution, elle prit le chat sous le bras, présumant qu’il était plus sage de l’emmener dans le salon, pour l’instant.

D’ailleurs, la sonnette du portail annonçait son visiteur.- Je vais te présenter un ami, ma beauté blanche tachetée ! Et tu ne seras plus jamais

seul ! Tu vas voir, ça va aller ! susurra-t-elle à Isidore, d’une voix apaisante.Les félins ont une préscience des évènements imminents et Isidore alla se jucher sur le

rayon des livres. Le point culminant de la pièce. Quant à Georges, la veille, comme à l’accoutumé, dès qu’il avait eu fini sa gamelle, il avait demandé à sortir, pour continuer sa tournée des popotes. Durga savait que ce serait moins facile, pour le vieux matou, de s’adapter à un nouveau chien. Bien qu’il ait, dans sa jeunesse, connu un prédécesseur, Ulysse.

Un "Berlingo" Citroën, s’engagea sur le chemin de voiture déjà bien encombré.Il avait cessé de pleuvoir mais le sol était boueux, à cette époque de l’année où l’herbe

du jardin manquait encore de vigueur et de densité et il n’était pas indiqué de s’écarter des dalles herbues.

Perez fit descendre Gipsy. Il intima au père, Elkan, l’ordre de ne pas bouger.- Vous le laissez dans la voiture ? s’enquit Durga.- Je ne peux pas commander deux chiens à la fois, répondit le jeune homme, mes

directives se croiseraient, se contrediraient, c’est d’ailleurs pour cette raison que je dois laisser Gipsy au chenil, quand je pars en mission !

Néanmoins, il avait dit vrai : le fils ressemblait énormément au père, avec cependant un éclair plus joyeux, plus juvénile dans le regard et une pointe de feu plus accentuée dans le pelage.

- Gipsy ! appela Durga.À l’appel de son nom, l’animal se précipita vers elle, la flaira, puis lui lécha les doigts.

Elle le flatta doucement. Alex mit aussitôt une balle dans sa main et elle entreprit de la lancer vers le jardin du bas. Le chien dévala entre le puits et le cabinet de jardin, pour rattraper le projectile avant qu’il ne termine sa course et revint aussitôt vers sa lanceuse, la balle dans la gueule. Elle réitéra son manège, tentant de meilleurs tirs. Mais Gipsy arrivait toujours avant la balle. Il était magnifique quand il s’arrêtait soudain, humant l’air, la patte avant repliée, son museau noir au vent. Durga était séduite. Restait à faire les présentations avec le compère félin.

Elle rentra dans la maison, déjà suivie de Gipsy, à qui elle attribua bientôt une grande gamelle d’eau. Elle effectuait machinalement les mêmes gestes qu’avec ses chiens précédents. Elle entreprit bientôt de préparer à son nouveau pensionnaire une "écuelle d’accueil", avec des croquettes d’Isidore, faute de mieux pour l’instant. À l’extrémité du bar, le petit renfoncement d’angle formé par le pilier de briques, semblait juste fait pour placer un récipient, afin qu’il ne traverse pas la pièce, sous les coups de museau.

Marc et Quentin suivaient les opérations d’un œil curieux. Alex surveillait les réactions de son protégé, d’un regard attentif.

Durga revint avec Isidore dans les bras. La queue du chat avait doublé de volume, tant ses poils étaient hérissés et il fallait toute l’habileté de sa maîtresse pour qu’il ne lui échappe et bondisse hors de portée de cet intrus à l’odeur nauséabonde et inconnue.

Le maître chien donna un ordre bref. Et Gipsy s’assit, les oreilles dressées, attentif. Calme. Mais ne quittant pas des yeux cette petite chose poilue au nez écrasé, qui émettait un si étrange glapissement, dans les bras de la femme.

Durga tenta une présentation verbale... d’usage. Puis elle remit le chat dans le salon en laissant la porte ouverte. Elle fit encore sentir au chien la corbeille rouge décorée de souris

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habillées et de ce nigaud de congénère jaune, pour qu’il s’en imprègne, et puis elle déclara la pause café.

Tout le monde s’attabla pour le petit déjeuner. Mais le portable de Barbet se mit à sonner la gigue et il sortit dans le jardin pour répondre.

- Alors, le sang des messages... ma chère, c’est du sang de mulot ! annonça Quentin en rentrant dans la cuisine, quelques instants plus tard.

Marc et Durga se regardèrent puis éclatèrent de rire.- Georges aura rapporté un mulot à l’auteur des messages... hasarda celle-ci.- Ou alors, c’est juste une plaisanterie, dit Jourdain.- D’autre part, vous avez un fax ? demanda l’homme des stups.Oui, Durga en avait un. On allait lui faxer tous les états civils que les services avaient

trouvés, concernant les familles des maquisards abattus. Les remariages et les descendants. La chanteuse donna son numéro de fax et Barbet l’envoya immédiatement par texto à son correspondant.

Son hôtesse monta dans le bureau pour mettre l’appareil en position réception.Le "barbu" annonça ensuite qu’il ne fallait pas traîner. Tout le monde devait être déjà

sur le pont, au manoir. Qu’il n’avait pas le temps d’attendre les documents faxés. Il comptait sur Durga, d’ailleurs, pour faire des comparatifs avec les noms des gens qu’elle connaissait dans le voisinage. Il avala son café debout et sortit un croissant à la main.

Il fut convenu de laisser sa voiture à Durga. Celle-ci réclama qu’on la tienne au courant, tout de même ! Et fit promettre au commissaire de lui laisser visiter les souterrains, une fois que tout serait terminé.

Il promit. Juré-craché par terre. Il était déjà dans le jardin...Alex lui fit de son côté quelques recommandations, comme de toujours donner à

l’animal des ordres clairs et brefs ; il promit, lui, de téléphoner vers midi.Les hommes ne viendraient certainement pas déjeuner.Alors la maîtresse de maison actionna l’ouverture du portail automatique et, voulant

instinctivement le retenir, elle s’aperçut que Gipsy n’avait pas de collier. Elle lança : assis ! Le chien hésita une seconde, suivant du regard Perez qui s’éloignait sans se retourner. Puis le loup noir fixa Durga dans les yeux et s’assit sagement.

- C’est bien ! lui dit-elle et elle attendit la sortie des véhicules, car elle avait activé la fonction permanente d’ouverture, pour leur laisser le temps de manœuvrer.

Quand les vantaux se furent enfin refermés, elle alla s’assoir dans le salon avec une seconde tasse de café ; le chien se coucha à ses pieds. Isidore observait la scène depuis son étagère.

Finalement, Durga se sentait heureuse de pouvoir souffler un peu. Elle avait véritablement besoin de faire le point et de mettre de l’ordre dans ses idées. Il y avait tant de données qu’elle ne savait où ranger.

Il recommençait à pleuvoir. La chanteuse se leva pour mettre de la musique, Gipsy sur ses talons.

- Alors, si je comprends bien, tu vas devenir mon ombre ! lui dit-elle. Ça va me changer d’Ulysse, qui n’en faisait qu’à sa tête !

En effet, son ex grand chien vivait sa vie dans le village, sautant les clôtures, ou bien creusant dessous. Hurlant à la mort dès qu’on tentait de l’attacher. Mais, il revenait toujours, simplement il avait besoin d’aller faire un tour, de prendre l’air. Excellent gardien, néanmoins et adorable avec les enfants, qui pouvaient tout lui faire. Ulysse, son berger allemand. Et voilà à présent Gipsy, son berger belge. Durga s’interdit de penser qu’il pouvait aimer les frites.

Elle sortit la grande enveloppe de sous la banquette.Elle déplia d’abord le plan devant elle, étala les photos de Boivilliers sur la table

basse, en mettant en avant celles où on pouvait lire les noms des otages et des résistants,

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ajouta les représentations des blasons et l’aperçu de la fresque gravée des croisés du "Castel 12". Puis, sur une feuille de papier, elle essaya de dresser la liste des questions sans réponses.

- L’auteur des messages au sang de mulot.- La présence de Georges dans les caves du manoir.- La présence des caisses vides dans le château d’eau.- La présence du corps d’Alain Révillon dans le ravin des sangliers et son meurtrier.- L’absence de Sally Trotman, la petite Américaine au pair.- L’impression de malaise laissée par la visite aux Delpéry.- La manipulation qui permet d’ouvrir le mur de la crypte.- L’identité des visiteurs de sa maison.- L’identité du ou des assassins des deux gardiens.- L’identité du détenteur des clés des portes blindées.- La disparition des véhicules suspects dans le périmètre du Domaine.- Le mobile et l’identité de l’homme au passe-montagne qui voulait scier la corde.

Comme elle avait laissé la porte du bureau ouverte, elle entendit le zizanement de la sonnerie du fax, puis le petit bourdonnement qui indiquait qu’il s’était mis en route.

Les documents qui allaient en sortir lui apporteraient peut-être des informations supplémentaires qui lui permettraient d’élucider quelques points de sa liste.

Durga se leva, le chien fut immédiatement debout sur ses pattes, mais elle lui lança :- Attends ! en pointant son doigt au sol, comme elle l’avait vu faire à Perez.Le chien s’assit sans façon et elle monta à l’étage. Elle détacha la feuille de fax, après

la fin du message.Elle revint et félicita Gipsy d’avoir été obéissant, lui flattant l’échine ; elle reçu le

museau du chien dans le creux de sa main et un petit coup de langue. Elle se demanda si Alex le récompensait d’une croquette à chaque fois qu’il obéissait convenablement à ses ordres.

Quand elle fut de nouveau installée sur la banquette, elle cala le papier devant elle, entre sa tasse de café et le pot à crayons et lut :Andrézieux Firmin 1902-1944 maçon, célibataire. Trois frères décédés.Bourgoin Honoré 1912-1944 cultivateur, marié à Léontine Chappuis 1910-2003 cultivatrice.

une fille : Louise Bourgoin 1936-1948un fils : Henri Bourgoin 1938- éleveur, marié à Nicole Lemoine 1958- secrétaire.un fils : Laurent Bourgoin 1986- entraîneur, écurie De Vendeuil

Chalais Émile 1919-1944 mécanicien, marié à Rolande Prébois, f.de mén. 1922-2005 sans e.Rolande Prébois, veuve Chalais, remariée à Jules Montbazon 1918-1985 horticulteur

deux enfants : Yolande Montbazon 1946- Germaine Montbazon 1948 sans enfants.Cochard René 1907-1944 forgeron, marié à Adélaïde Vincent1908-2003, femme de ménage.

un fils : Marcel Cochard 1942-2008, ferrailleur, marié à Monique Duprat, 1945-1984 sans pf.

une fille : Marjolaine Cochard 1972- mariée à Walter Merritt 1965-Atlantatrois enfants : Gregory 1996- Steven 1998- Natacha 2002- Los AngelesMangereau Claude 1901-1944, briquetier, remarié à Thérèse Sabin 1903-1990, veuve Deladrière, couturière : un fils : Paul Deladrière valet de chambre, 1934-2010, marié à Marguerite Palud 1936-2010, cuisinière

une fille : Marie Deladrière 1964- couturière, mariée à Nicolas Bayou, agriculteur, Ain deux enfants : Isabelle 1992- Sébastien 1994-

un fils: Gilbert Deladrière 1969- serveur saisonnier Savoie.Roux Théodore 1898-1944 charpentier, marié à Joséphine Paulin 1899-1980 blanchisseuse.

une fille : Pauline Roux 1925-2004 institutrice, mariée à Victor Leroy 1924-1999 instituteur.

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un fils: Arcadie Leroy 1946- informaticien, marié à Claude Vilmorin 1945- secrétaire ;divorcés, deux enfants : Jean-Jacques 1970- Philippe 1973-

un fils : Auguste Roux 1927-2002 entrepreneur, marié à Thérèse Louviers 1927-2004 sans e.Tallard Octave 1924-1944 cantonnier, célibataire. Une sœur, décédée.

Quand Durga eut lu la totalité des noms, elle écarquilla les yeux, finit son café et recommença sa lecture une seconde fois, puis une troisième. Les lettres dansaient devant ses yeux et elle n’arrivait plus à fixer son attention.

Elle se souvint de son rêve de la veille, quand elle s’était assoupie après sa traversée mouvementée du bois, entre les résultats du foot et son verre de Jack Daniel’s. Les ombres sortaient de derrière les arbres et c’était des visages familiers. Toute la signification de son rêve lui apparaissait soudain, le cimetière inconnu, puis la lumière dans le souterrain...

Elle restait abasourdie.Comment peut-on côtoyer si longtemps les gens sans finalement rien savoir de leur

histoire. Cependant, elle devait admettre que bien peu de personnes de son entourage connaissaient les dessous de sa vie... sa réalité profonde. Quoi que, sa réalité profonde, c’était bien d’être chanteuse, d’habiter Dampierre, d’avoir deux enfants et d’adorer sa maison, son chat et à présent son chien. Sa réalité profonde, finalement, n’avait jamais été son appartenance aux services secrets. Cela, n’était que de l’accessoire, de l’anecdotique.

Mais le fait que ces gens soient les descendants de résistants abattus était-ce tout aussi anecdotique pour eux ? Certainement pas. Ils avaient dû grandir sans père. La plupart des veuves ne s’étaient pas remariées, mais touchaient peut-être une pension. Néanmoins, rien n’indiquait qu’elles n’aient pas vécu maritalement, comme sa voisine Montbazon. La vie est souvent plus simple, dans les campagnes. Cependant, si certains d’entre eux avaient eu connaissance de l’existence du trésor, cela changeait quelque peu la donne.

À cette liste, on pouvait légitimement ajouter Pascal Petit, qui, s’il n’avait rien appris de son père, aurait pu l’entendre d’Arcadie Leroy, par exemple. Néanmoins, si elle suivait ce raisonnement, le féru d’histoire locale ne l’aurait pas envoyée voir le centenaire.

D’autre part, c’est bien Arcadie qui lui avait parlé, dans son mail, de la maladrerie et du père Gaspard. Là, elle ne comprenait plus du tout. Théodore Roux avait pu faire des confidences à sa femme, mais également à ses grands enfants. En 1944, son fils Auguste avait dix-sept ans, sa fille Pauline -la mère d’Arcadie- dix neuf. Non, c’était beaucoup trop risqué de mettre des adolescents dans la confidence. Par contre, il est possible que Joséphine, la mère, ayant vécu jusqu’à plus de quatre-vingts ans, ait plus tard lâché le secret.

Quant à sa voisine Montbazon, Germaine de son prénom, qui vivait maritalement avec un monsieur Debout, ce n’était peut-être là qu’une coïncidence. Sa mère, veuve à vingt-deux ans, avait refait sa vie et il était fort possible que le mécanicien, Émile Chalais, n’ait jamais confié quoi que ce fut à sa jeune épouse.

Restait Laurent Bourgoin. La grand-mère, Léontine, avait deux ans de plus que son mari. Il avait pu se confier à elle. Devenue veuve, elle avait encore perdu sa fille de douze ans en 1948, alors que son fils Henri allait à cette époque sur ses dix ans. Cultivatrice, elle avait dû vouloir garder la main sur ses terres et sauvegarder le patrimoine de ses enfants. Mais néanmoins prendre un commis pour l’aider aux travaux des champs. Henri, plus tard, était devenu éleveur. Son fils Laurent, driver de trotteur. Et c’est lui qui avait conduit "Meillonnas" à la victoire, dans le Grand Prix d’Amérique.

Elle ne pouvait croire, toutefois, que le hasard seul ait ramené Laurent chez Pierre de Vendeuil. Léontine, la cultivatrice, devait être une femme de tête. En admettant qu’elle n’ait pas mis son fils Henri dans la confidence, elle avait peut-être craqué pour son petit fils, Laurent, qui avait environ seize ans, au moment de sa mort.

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Il restait la supposition romantique et rocambolesque -Durga ne pouvait manquer de l’évoquer cependant- que les descendants se soient entendus afin que l’histoire soit transmise d’une génération à l’autre et que l’or reste intouchable.

Marcel Cochard avait rompu le pacte. Apparemment, Paul Deladrière également. Et ils étaient morts.

Néanmoins, il manquait à ce tableau deux personnes :Les sœurs aînées de Pierre de Vendeuil, dont l’une, selon Barbet, avait entendu

quelque chose en traînant dans les couloirs du château de Boivilliers, au début du mois de juin 1944. Et Pierre de Vendeuil lui-même, évidemment.

Alors, le message dans le collier du chat, n’était-il destiné qu’à l’alerter et la mettre sur l’affaire ? Elle se souvenait des termes du mail d’Arcadie : "telle que je te connais, je sais que tu ne lâcheras pas l’affaire avant d’avoir tiré au clair ce petit mystère de mots griffonnés".

Arcadie était en Guyane. Du moins, c’est ce que Durga supposait. Mais rien ne lui interdisait de voyager... et d’envoyer des mails, où qu’il se trouve. Il pouvait être revenu dans la région, pour une raison quelconque. Mais si cette raison était innocente, il serait venu rendre visite à Durga. Il avait employé ces mots "telle que je te connais...". Au fil des années, avait-il lui-même percé le secret de sa double vie ? Avait-il eu des soupçons ? Et l’aurait-il mise sciemment sur la voie, pour qu’elle agisse car il y avait péril en la demeure ? Elle aurait été, alors, manipulée. Mais n’avait-t-elle pas passé sa vie à être manipulée par les services secrets? Sa curiosité et son goût de l’aventure la menaient parfois sur des chemins périlleux.

On oubliait cependant, une partie des pièces du puzzle, à son avis. Les otages. Les dix otages étaient tous des hommes de Boivilliers. Dix veuves de plus, peut-être. Jourdain avait bien relevé l’identité des otages, mais on n’avait pas fait de recherches sur leur descendance, sous prétexte qu’ils ne pouvaient être au courant du vol de l’or nazi. C’était une erreur, car dans un petit pays, entre veuves on se connait, on est amies, on se rend même de menus services, et, on se fait certainement des confidences.

Durga réexamina la photo sur laquelle on pouvait déchiffrer la plaque commémorative.

Elle releva les dix noms sur une seconde feuille de papier. Puis elle alla chercher son annuaire téléphonique. Alors... des descendants pouvaient se trouver en priorité à Boivilliers, évidemment, mais également à Villemont-en-Arthy, Dampierre, Le Pleurachat et Saint-Martin. Le hameau du Pleurachat étant relié à Dampierre, il n’y avait plus que la liste des abonnés de quatre communes à consulter. Elle s’y attela.

Soixante six ans avaient passés. Plus ou moins trois générations.Elle releva trois noms à Boivilliers, nota les professions, quand elles étaient indiquées,

et le numéro de téléphone. Deux noms à Villemont-en-Arthy. Puis elle commença d’éplucher la liste de Dampierre. Et elle s’arrêta net sur Fourneau Simon, le Pleurachat, ferrailleur...

Durga n’avait jamais su le nom de famille du ferrailleur, elle disait : "monsieur Simon" et c’était son prénom. Elle avait coutume d’échanger avec le ménage quelques mots, même de boire un café, sans pour autant penser à en demander plus. Bonjour ! Au revoir madame... quant au frère, si elle l’avait aperçu quelquefois, il avait fallu ce dimanche de panne de gaz et d’absence du couple pour cause de communion, pour qu’elle ait l’occasion de lui adresser la parole.

Alors, le Fourneau Justin, fusillé par les Allemands en 1944 était-il le père ? Le grand-père ? L’oncle ? À vu de nez, le ferrailleur devait bien approcher les soixante sept ou soixante huit ans. Le frère laboureur était visiblement l’aîné et devait avoir autour des soixante dix.

Voilà qui allongeait sa liste de suspects.Elle termina, néanmoins son recensement. Mais elle ne put relever aucun autre nom

sur Dampierre, et pas un seul sur Saint-Martin.

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Il était déjà onze heures. La pluie avait cessé et un rayon de soleil pointait derrière les nuages. Durga fouilla les tiroirs de sa cuisine et retrouva le collier à chaîne coulissante qu’elle utilisait pour Ulysse et qu’elle avait remisé là. Elle le passa au cou de Gipsy. Elle ne pouvait s’aventurer avec lui sans laisse, pour une première sortie à l’extérieur, alors qu’elle n’avait pas encore la maîtrise de son commandement. Et les voitures qui, malgré la limitation de vitesse, ne ralentissaient guère dans le village, avaient de quoi l’inquiéter.

Isidore était toujours perché sur son étagère. Il surveillait les va-et-vient, aux aguets.Leur absence lui permettrait de se restaurer et d’aller dans son plat...Durga passa par le portillon et rangea soigneusement la clé dans sa poche.Gipsy avait énormément de choses à flairer et leur progression fut assez lente, car sa

novice maîtresse le laissait faire à sa guise.Derrière pratiquement chaque nouveau portail se réveillait un chien, qui grognait

hargneusement après son congénère, et après l’humaine amarrée à lui. Ainsi la femme et son berger traversèrent-ils Dampierre dans un joli concert d’aboiements.

Ils atteignirent bientôt le lotissement. Mais dans le jardinet des petits pavillons, guettait pareillement presque toujours un roquet ou un molosse, qui s’en donnait également à cœur voix sur leur passage. Quelquefois, la porte d’une clôture était ouverte. C’était que le gardien était attaché, absent ou... dans la maison. Ils parvinrent rue des Bouleaux.

Durga avait l’intention d’atteindre la rue des Peupliers et le chemin du bois. Gipsy se tenait coi, trottinant la tête haute, ignorant apparemment la hargne de ses semblables. La chaîne un peu grande coulissait le long de son cou sans jamais le serrer et la chanteuse se promit de lui acheter un joli collier pour sécuriser ses promenades en milieu, disons, "rural habité". Mais le chien baissa soudain le col et la chaîne glissa au bout de son museau. Il partit comme une flèche et s’engouffra par un portillon ouvert devant lui.

Durga cria : Gipsy, ici ! Mais ce ne devait pas être le bon commandement, le Malinois flairait fiévreusement le sol d’un garage à la porte relevée, dans une propriété apparemment déserte. Gipsy, au pied ! hasarda la promeneuse. Et le chien revint sagement. Le pavillon portait le numéro 15 de la rue des Bouleaux. Mais ces habitations se ressemblaient toutes et celle-ci n’évoquait rien de particulier à l’ancienne habitante de Dampierre. Elle chercha la boîte aux lettres. Derain Olivier. Zut alors !

Durga repassa le collier autour du cou du chien. Assis ! ordonna-t-elle. Et il s’assit sagement. Elle appela Jourdain. Ça ne passait pas. Elle avait en mémoire-réception le numéro du maître chien, qui lui avait téléphoné le matin même. Elle tenta de le joindre. Mais elle n’eut pas plus de succès. Quoi faire ? Perez ne lui avait-il pas dit que Gipsy était bon pour flairer le cannabis ? Déjà qu’elle avait quelques soupçons, voilà qu’ils se confirmaient.

Camille le lui avait en outre rappelé : c’était bien chez les Derain que le sous-sol s’était effondré, révélant l’entrée d’un souterrain. D’abri à bois attenant, par contre, elle n’en voyait point. Elle n’osait pas rentrer à son tour dans le jardin et aller jusqu’au garage pour en inspecter le sol et déceler, peut-être, encore la trace d’une trappe. On dirait qu’elle était abonnée aux trappes. Quelle farce ! Dans son rêve également, il y avait une dalle qu’elle ne pouvait soulever. N’était-t-elle pas hantée par les secrets de sa propre vie ?

Elle regarda sa montre, il n’était que 11 heures et demie. Elle n’allait pas camper là. Elle s’était à peine éloignée de quelques dizaines de mètres avec son chien, qu’elle entendit derrière elle le bruit d’un moteur.

L’Audi A4 des Delpéry se garait devant le pavillon d’Olivier Derain. Les deux jeunes hommes descendirent de voiture. Durga en profita pour faire demi-tour.

- Ah ! Salut le trust informatique ! Vous avez vu mon nouveau chien ? lança-t-elle en préambule. Et elle s’empressa de leur présenter Gipsy, qu’elle promenait pour la première fois et qu’elle projetait d’emmener gambader sur le chemin du bois, profitant d’une éclaircie.

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Mais les deux garçons paraissaient soucieux. Et pas vraiment ravis de la rencontrer. Elle les devança :

- Je ne veux pas vous retarder ! Vous avez sans doute un client qui vous attend et qui se désespère devant son ordinateur qui refuse de s’ouvrir ! dit-elle en connaisseuse.

Ils bredouillèrent une réponse peu intelligible. Elle exploita ce flou artistique pour faire sa "ma ’me Montbazon". Elle demanda des nouvelles du bébé. Elle dit combien sa fille Camille avait été heureuse de le tenir dans ses bras. Elle rêvait tant d’en avoir un ! Elle s’enquit du retour de la petite Sally. Elle enchaîna avec le double meurtre du manoir, qui avait fait la "une" des journaux. Sans doute Marjorie Merritt serait-elle obligée de venir d’Amérique, pour l’enquête et pour fermer la maison. Sally en profiterait peut-être pour l’accompagner.

Les jeunes gens s’appliquaient à être courtois. À répondre au mieux aux questions de cette bavarde et surtout de placer la phrase décisive qui leur permettrait de prendre congé. Mais Durga était aussi habile que sa voisine. Elle trouvait toujours un nouveau couloir d’arguments où s’engouffrer. Elle parla un peu de la pluie et du beau temps, puis elle se souvint du prochain vol de Camille, dont elle leur en fit part. Elle proposa alors d’organiser un dîner à la maison.

Là les deux hommes saisirent la balle au bond : ils allaient partir en déplacement pour quelque temps. Des vacances, en fait. Et ils ne seraient pas là quand sa fille viendrait. Ils étaient désolés. Une autre fois, sans doute, on arrangerait ça. Quand il fera meilleur, renchérit Durga qui ne lâchait pas l’affaire, ce serait alors un barbecue dans le grand jardin et Théo pourrait jouer avec le chien. Là... elle était à cours et Gipsy montrait à son tour quelques signes d’impatience. Elle feignit de prendre congé, puis se ravisa :

- Quand partez-vous, alors ? demanda-t-elle ingénument.- Eh bien, tout à l’heure ! répondirent presque en chœur les garçons.- Mais alors, Théo va manquer l’école ! plaça encore la rouée.- Oh ! ce n’est pas bien grave, répondit Julien Delpéry. Les vacances lui feront plus de

bien que l’école ! Eh bien, voilà qui était le résumé de toute une philosophie, pensa Durga. Et elle se

résigna à s’éloigner. Il était midi moins dix...

Elle atteignit bientôt la rue des Peupliers. Passant devant le pavillon des Delpéry, elle aperçut Martine qui sortait le landau du bébé dans la cour. Elle la héla et tenta de nouer une conversation. Elle essaya surtout de savoir où la petite famille partait en vacances, mais la jeune femme resta vague : chez des parents, dans le midi, énonça-t-elle poliment. Elle semblait un peu nerveuse et pressée. Durga revint à la charge avec la venue probable de Marjorie Merritt. Mais Martine répondait extrêmement laconiquement et finit par dire qu’elle ne pouvait laisser son bébé seul plus longtemps. Elle salua et rentra dans le pavillon. Il était pratiquement midi.

Durga remonta en direction du bois et dès qu’elle fut hors de vue, elle rappela Jourdain, sans plus de succès. Puis Perez. Mais personne ne répondait.

Elle hésitait, ne sachant que faire. Il était clair pour elle que si le trio détenait du cannabis dans son coin de souterrain, ils allaient le charger dans l’Audi et filer à l’anglaise. Peut-être avaient-t-ils eu vent des travaux de déblaiement du côté de Saint-Martin, pour partir ainsi aussi précipitamment. Ils n’étaient après tout que des comparses, de petits dealers, et ils ne devaient pas détenir beaucoup de marchandise. Durga pensa aux enfants. Qu’avait dit Barbet, déjà ? Le juste milieu entre l’exigence et l’indulgence. Elle pénétra dans le bois et lâcha le chien.

Elle suivit le chemin longeant le périmètre du domaine jusqu’à son extrémité, là où commençait véritablement la forêt du Puy-Regain, plus dense et plus sombre. Le ciel

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persistant dans sa clémence, elle s’engagea dans la combe profonde, au large de la route et passa ainsi, avec Gipsy, en territoire interdit. Comme à l’accoutumé, elle éteignit son portable.

Elle pensait à Martine et elle se disait qu’entre son mari et son frère, les choses ne devaient pas être simples pour elle. Durga n’avait d’ailleurs de leçons à donner à personne. Si Freddy s’en était bien sorti, c’était en partie grâce à elle. Il aurait risqué, cependant, plusieurs années de prison si les enquêteurs avaient trouvé le moindre indice contre lui. Aussi, fallait-il donner leur chance aux deux garçons, qui n’avaient peut-être fait, eux aussi, que suivre une opportunité. Et elle décida, là dans cette combe, de ne pas parler du garage des Derain, ni de ce que Gipsy avait sans doute débusqué. Elle ne faisait pas partie de la police et, d’autre part, elle était à la retraite.

En y réfléchissant, elle avait également conclu que, vu l’état du souterrain menant du manoir jusqu’à Saint-Martin, celui qui ralliait anciennement la Commanderie au château rasé de Dampierre ne devait plus être très praticable. Du moins dans la partie de terrain non crayeux, c’est à dire au large du hameau du Pleurachat.

Un matin, en effet, Durga avait cherché à la bibliothèque mitoyenne, située dans l’enceinte de l’école, des informations sur le sous-sol de la région. Ainsi avait-elle pu constater que le plateau calcaire s’arrêtait au dessus de la carrière du Pleurachat, où elle avait garé sa voiture, le jour de son expédition avec Jourdain. C’est cette configuration qui avait obligé les creuseurs de muche à obliquer à angle droit.

La muche ne datait pas d’hier et les hommes des époques précédentes étaient tout aussi intelligents que ceux d’aujourd’hui, ils étaient même terriblement ingénieux, vu leurs moyens. Ainsi, les panneaux pivotants, dans le sous-sol du château d’eau, avaient-ils été disposés habilement pour maquiller les issues.

À présent, elle pensait qu’Alain Révillon avait sans doute fouiné partout. Toujours avec cet esprit de compétition dont il faisait preuve vis à vis d’elle, recherchant les secrets du Domaine. Par jeu, comme un adolescent, pour avoir la jubilation de lui montrer ses trouvailles.

Mais comment avait-il découvert l’entrée de la muche ? Sans doute avait-il vu la trappe, en voulant entreposer dans le château d’eau les réserves d’hiver de maïs et de noix, destinées aux animaux,. Mais qu’est-ce qui l’avait poussé à descendre dans le sous-sol et à tâtonner du côté des panneaux ? Peut-être avait-il vu quelqu’un s’y introduire et ne pas ressortir ?

Le sentier, du fond de la combe, était étroit. Le chien montait puis dévalait les pentes, en touchant à peine le creux du ravin, comme on prend une piste S, à skis. Il sautait allègrement par dessus les arbres tombés, alors que la femme devait se courber en deux pour passer dessous. Bientôt, la combe s’élargissait et n’offrait plus qu’un seul versant abrupt. La route, à présent passait dans le fond et le second versant remontait de l’autre côté de la chaussée. Durga arrivait non loin de l’endroit où elle avait découvert "la main". Justement la main d’Alain Révillon. Elle frissonna.

Elle longea la clôture, là où les barbelés distendus lui avaient permis de se faufiler pour s’échapper par la route. De jour, elle pu constater que les fils avaient été sectionnés par endroit. Donc, quelqu’un était déjà passé par là. Peut-être était-ce occasionnel, peut-être était-ce un passage coutumier.

Durga remonta la pente en diagonale, cherchant ses repères : la trouée de la haie, en contrebas et le bouleau abattu, au dessus. Le sol, couvert de feuilles mortes, était glissant et se dérobait sous ses pieds, laissant apparaître un terreau noir et humide. Elle ramassa un bâton pour s’aider à grimper et tenta, simultanément, de s’accrocher à des branches flexibles. Mais beaucoup de bois morts lui restaient dans la main et elle faillit maintes fois dégringoler jusqu’en bas. Au dessus d’elle, Gipsy avait gravi la montée avec aisance et légèreté ; il la regardait peiner d’un œil vif, avec un intérêt certain...

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Certes, la pente était plus facile à descendre qu’à monter. Elle aperçut bientôt le grand bouleau couché. Le tertre, à cet endroit, était entièrement piétiné. Par les sangliers, d’une part, mais aussi par les gendarmes qui étaient venus récupérer le corps. On voyait l’amas de terre qu’ils avaient déplacé pour dégager la dépouille. Gipsy flairait l’endroit avec fièvre. Entre les émanations humaines et porcines, il avait de quoi faire.

Durga approcha du lieu avec une certaine répugnance. Mais elle avait son idée. Elle enfonçait son bâton ça et là, testant la terre meuble. Elle aurait donné son royaume pour une pelle... puis elle avisa une éclisse épaisse, détachée d’un tronc mort et suffisamment robuste pour lui venir en aide. Elle creusait ça et là. En expectative, Gipsy attendait de voir enfin apparaître l’os magnifique qu’elle allait déterrer. Alors que la femme soufflait un peu, impatient et n’y tenant plus, il se mit de la partie, creusant avec ses pattes, comme savait si bien le faire Ulysse, son germain cousin, quand il voulait franchir, par en dessous, une clôture trop haute pour être sautée. Le chien avançait à une vitesse prodigieuse dans la terre humide. Et bientôt la tête fut engagée, puis... le corps tout entier.

Jamais Durga n’aurait pensé avoir un si brillant auxiliaire ! Elle élargit l’entrée à l’aide de la lame de bois et du bâton. L’indispensable lampe électrique vint confirmer, par sa lumière, les déductions de sa fidèle détentrice. Voilà ! Ils avaient trouvé la sortie de la muche, dont parlait le vieux Gaspard.

Elle rappela le Malinois, qui s’était déjà faufilé dans le boyau ouvert à sa taille, pour l’explorer.

Alors ? Qu’avait-il bien pu se passer ?Alain Révillon aurait-il poursuivi une personne qu’il avait vu s’introduire dans le

château d’eau ? Au bout du tunnel, ne pouvant ressortir par la sortie effondrée, le fugitif lui aura tiré dessus ? Mort ou blessé, il l’aura laissé là. Mais pour s’enfuir il lui fallait rebrousser chemin. Et Durga avait testé les panneaux. Seul s’ouvrait celui par lequel elle était arrivée jusqu’à ce sous-sol foisonnant de tuyaux. Donc. Le fuyard sera revenu jusqu’à la porte pivotante et l’aura bloquée. Alors, donc… la sortie du boyau côté ravine n’était pas encore effondrée. Et il sera revenu plus tard avec une pelle pour l’obstruer… Au fil du temps, les sangliers fouisseurs auront dégagé la main.

C’était bien compliqué et pas dans le fil du rasoir d’Ockham…Il était peu probable que ce fut l’œuvre d’un braconnier, ceux-ci privilégient les pièges

aux armes. Mais si l’entrée du tunnel était effondrée, le visiteur s’était vu obligé de passer à découvert, jusqu’au château d’eau. Et c’est là que le garde-chasse l’avait aperçu. Se voyant repéré, il y aurait sciemment attiré Révillon au bout du boyau pour l’abattre. Dans ce cas, il ne pouvait pas bloquer la porte… puisqu’il ne pouvait plus ressortir…

Et il était à exclure que le corps ait été amené de la route et hissé jusque là. L’assassin aurait pu l’enterrer dans n’importe quelle partie du bois, plus aisée d’accès.

Durga ne savait que choisir parmi toutes ces suppositions. Trop de suppositions. Elle finissait par en avoir l’esprit brouillé.

Que pouvait venir faire une personne étrangère dans la muche ? Vérifier que personne n’avait touché au mur de brique ? Peut-être pas si étrangère que ça, d’ailleurs...

Ma foi, Durga n’était pas mécontente de sa matinée ! Il fallait songer à rentrer.Par précaution, elle tâcha de camoufler l’entrée du boyau. Elle repoussa un peu de

terre dans le trou, puis, avisant un enchevêtrement de branches mortes, elle les traîna devant l’ouverture. Y rajouta encore la plus grosse pierre qu’elle pu dégoter. Ainsi, elle retrouverait facilement l’endroit et pourrait vérifier si quelqu’un y avait touché. Bien sûr, il y avait toujours la possibilité que les sangliers y fouissent. Toutefois, qu’iraient-ils faire dans un aride boyau crayeux ? Une grille. Il devait y avoir une grille, initialement, pour protéger l’ouverture. Si elle avait le temps et... une pelle, elle retrouverait certainement la grille.

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Mais pour l’instant, avec son précieux auxiliaire, elle refit le chemin en sens inverse, redescendit la pente du ravin avec une facilité déconcertante et sortit par le grillage affaissé pour gagner la route. Là, elle repassa la chaîne au cou de Gipsy.

C’était l’heure du déjeuner et il y avait peu de voitures, mais celles qui doublèrent soudainement la femme et le chien roulaient à vive allure. Elle reconnut bientôt les véhicules bleus appartenant à la gendarmerie. Ils venaient, vraisemblablement de Godincourt, situé après Boivilliers, par-delà le bois du Puy-Regain. Où se dirigeaient-ils, en si grand nombre ? À Dampierre ? Peu probable. Plutôt à Saint-Martin.

Durga hâta le pas et fut bientôt chez elle. Elle vérifia son portable, mais elle n’avait aucun appel en absence.

Isidore, dès qu’il capta l’odeur du chien, réintégra son perchoir-étagère. Et le Malinois s’assit au dessous de lui, pour le contempler à son aise. Ce qui illustrait parfaitement l’expression : se regarder en chiens de faïence, avec une note du dialogue entre le corbeau et le renard.

- Gipsy ! annonça leur maîtresse, tu vas garder la maison !Elle ramassa ses clés de voiture et sortit, entraînant le chien dans le jardin. Elle lui

ordonna de se coucher devant la porte. S’il pleuvait, il pourrait toujours se réfugier sous la remise à bois, comme le faisaient ses prédécesseurs. Peut-être lui achèterait-elle une niche, à présent qu’elle avait gagné aux courses...

Elle actionna l’ouverture du portail et prit la route de Saint-Martin.Le Malinois l’avait regardée partir, respectant ses consignes.Il n’était pas nécessaire de fermer la porte à clé, avec un pareil gardien et aucun

visiteur inopportun ne risquait, à présent, de visiter la maison.

Durga se demandait quelle situation elle allait trouver en arrivant au manoir. Mais elle n’eut pas l’occasion d’aller jusque là. Le centre ville et la route de Saint-Martin étaient bouclés par la police, qui déviait la circulation par une route aboutissant bien au-delà.

Alors, elle fit demi-tour et s’engagea sur le chemin vicinal en face du hameau du Pleurachat, jusqu’à l’ancienne carrière où elle abandonna sa voiture.

Elle prit le sentier qu’elle avait suivi, de nuit, avec Marc Jourdain. Puis elle retrouva la trouée frayée par les animaux, ignorant les frontières humaines du Domaine, pour circuler à leur guise dans leur territoire. Un chemin de terre, passant devant la maladrerie fantôme, menait directement au manoir.

Dès qu’elle sortit du couvert des arbres, elle aperçut Alex dans la cour, Elkan à ses pieds. Le chien l’avait sentie arriver de loin et dressait son museau au vent. Son maître ne tarda pas à la repérer. Il lui fit signe.

Plusieurs véhicules démarraient pour quitter les lieux. Les gendarmes de faction se tenaient devant l’entrée de la demeure. Elle ne voyait ni Jourdain, ni Barbet, dont la voiture personnelle demeurait garée près du "Berlingo" du maître chien.

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Chapitre IX

Milan avait pris le volant de la camionnette à Antwerpen. Autrement dit Anvers.Il était parti de bonne heure mais le lundi matin, il y avait du monde sur les routes.

Une file interminable de camions et de fourgonnettes passait comme lui la frontière. Néanmoins, le passage se fit sans problème. La société SITAVIC avait pignon sur rue et toutes les semaines, une camionnette partait de Tournais, en Belgique, pour rallier sa fabrique d’Antwerpen et charger de la marchandise, ensuite acheminée sur Paris.

SITAVIC était une société de carrelage prospère, administrée par Guy Sadoul, un des associés d’Antoine Portal, l’industriel bien connu de la chaussure, propriétaire de la célèbre marque "Snake". Celui-ci possédait des ateliers de fabrication dans toute l’Europe, mais ses entrepôts se situaient dans la zone industrielle de Toulouse. Néanmoins, il avait d’autres collaborateurs, d’autres sociétés. Dans l’électroménager, la lingerie, les fruits et légumes et même la librairie. Mais cela, Milan l’ignorait, évidemment. Lui, tout ce qu’il savait, c’est que sa camionnette ne contenait pas que du carrelage et qu’il fallait qu’il se rende dans un bled paumé d’Ile de France, comment déjà ? Il jeta un coup d’œil à sa feuille de route : Saint-Martin.

Sur le port, le déchargement des containers en provenance de Colombie avait pris plus de temps que d’habitude. C’était dimanche et beaucoup de dockers ne travaillaient pas les jours fériés. Milan avait dû attendre et dormir dans son véhicule. Il était fatigué et de mauvaise humeur. Il aurait de loin préféré rouler la nuit, il y avait beaucoup moins de trafic. Et puis cette pluie fine qui s’était mise à tomber n’avait fait que rendre la route plus maussade.

Son GPS l’avait conduit à Saint-Martin sans faillir. Au 23 de la rue des Arbalétriers. Là, il avait activé la télécommande qu’on lui avait adjointe en même temps que sa feuille de route et la porte du garage attenant au magasin de carrelage s’était ouverte. Le chauffeur s’était engagé à l’intérieur. Le local ne pouvait guère contenir plus d’un véhicule et tout l’espace du fond, fermé par une grille, était occupé par des piles de carrelage. Derrière lui, le battant s’était refermé. Il aperçut une porte latérale et se préparait à descendre. Mais un petit haut parleur grésilla et une voix émit : "Arrêtez votre moteur et restez dans votre véhicule". Milan s’exécuta. Avec surprise, il vit soudain la grille puis le mur glisser verticalement devant lui. Il s’enfonçait sous terre avec sa camionnette. Il comprit que le sous-bassement du garage fonctionnait comme un grand monte-charge. Dans les profondeurs du sous-sol, la grille s’ouvrit devant son pare-brise. Il se trouvait sur une large esplanade souterraine, et, suivant les instructions de "la voix", il avança jusqu’à la silhouette qui lui faisait des signes.

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Immédiatement la camionnette fut entourée par quatre hommes qui entreprirent de la délester de sa cargaison. Milan fut invité à attendre, dans une pièce attenante, où il trouva un distributeur de thé, café et boissons diverses.

L’opération prit à peine vingt minutes. Puis on l’invita à remonter dans son véhicule, rechargé presque à l’identique.

Il manœuvra et se rangea à nouveau sur le monte-charge en marche avant, cette fois, et celui-ci ne tarda pas à refaire surface. En haut, la grille et la porte latérale étaient ouvertes. Deux commis déchargèrent alors le carrelage et l’entreposèrent dans le réduit du fond. Un homme, qui devait être le patron du magasin, signa son bon de livraison, lui remit une enveloppe de billets et récupéra la télécommande. Puis il aida le chauffeur à ressortir dans la rue des Arbalétriers, en faisant signe aux voitures engagées sur la chaussée d’attendre un instant.

Milan était satisfait. La livraison ne lui avait pas posé de problèmes et tout s’était passé rapidement. Il pouvait rentrer chez lui tout de suite ou se reposer un peu. Il atteignait l’extrémité de la rue, quand soudain un véhicule déboita de la voie transversale et s’arrêta net, lui barrant le passage. Il n’eut que le temps de freiner pour ne pas l’emboutir.

Quatre hommes, révolver au poing, brandissant leur insigne de police, sortirent alors du coupé banalisé.

Le chauffeur n’avait pas d’arme et il n’aurait d’ailleurs servi à rien de leur résister.Les policiers en civil le firent monter dans leur voiture et l’un d’entre eux prit le volant

de sa camionnette. L’intervention n’avait duré que quelques minutes et peu de gens s’étaient aperçu de l’incident.

Dans le souterrain du manoir, qui menait initialement à la Commanderie de Saint-Martin, les hommes avaient repris leur travail de déblaiement dès 7 heures du matin. Une équipe de la voierie était venue leur prêter main forte et le groupe n’avait pas tardé à faire une trouée dans la terre compacte accumulée dans le tunnel. Conformément aux instructions de Barbet, on avait jeté un bref coup d’œil de l’autre côté, puis on avait camouflé le faisceau des lampes.

Mais ce que Fournier, de la brigade des stups, avait aperçu par l’ouverture pratiquée était assez incroyable : une large esplanade bétonnée, fermée au fond par une grille donnant sur un espace vide, suggérait l’emplacement d’un grand ascenseur à voitures. Quelques 4x4 et autres véhicules étaient garés sur la partie droite de ce vaste garage sous-terrain. Quant à ce qui se passait dans l’angle gauche, il n’en avait, de son poste, aucune visibilité. Il remonta en surface pour appeler Barbet qui, accompagné de Jourdain, se trouvait déjà sur la route. Leur voiture ne tarda pas à se garer dans la cour du manoir, suivie du Berlingo d’Alexandre Perez.

Les trois hommes et le chien, descendirent dans la cave.L’équipe s’était munie d’un mouchard, employé par le GIGN, qui consiste en un tube,

que l’on peut glisser par une très petite ouverture, au bout duquel un œilleton panoramique permet d’observer ce qui se passe de l’autre côté, sans être vus. Pour l’instant, le local était plongé dans l’obscurité et Barbet réclama des lunettes à infrarouge.

Il était 9 heures et quart du matin.On creusa un autre orifice, plus à droite dans le remblai, pour tenter d’inspecter le côté

gauche de l’espace. Mais n’apparaissait dans le champ visuel, sous une section d’arcade, que l’entrée sombre d’un autre tunnel.

Le "barbu" décida de passer de l’autre côté. Les hommes pratiquèrent alors un passage étroit sur la partie haute du talus, contre la voute, du côté droit du souterrain, qu’ils durent rallier par des planches inclinées, apposées sur la butte de terre. Jourdain avait apporté, pensant qu’il pourrait être utile, son matériel d’escalade, avec les cordes de rappel qui séjournaient toujours dans le coffre de Durga. Il planta quelques pitons dans les anfractuosités

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du mur du tunnel, pour assurer des prises solides. Le commando revêtit des combinaisons légères imperméables, lui permettant de se mouvoir sur tout terrain. Quentin avait refusé que Marc les accompagne. Il lui avait demandé de surveiller ses arrières, en restant à l’affût de ce côté. Il était, en outre, nécessaire de remonter les cordes de rappel, après leur passage, pour qu’elles n’attirent pas l’attention. Et de les leur jeter à nouveau, au retour de l’expédition.

Il avait également remercié et congédié l’équipe de la voierie, avec ordre de garder le silence absolu sur l’opération en cours. Il ne voulait faire prendre à quiconque des risques inutiles.

Le commissaire des stups pensait profiter de l’heure matinale pour explorer les autres parties de ce sous-sol surprenant. Toute son équipe, augmenté de Perez et d’Elkan, franchirent le passage. Le chien sauta allègrement de l’autre côté. Il flaira immédiatement le sol avec fébrilité et obliqua à gauche. Alex le rappela.

De l’esplanade, une fois que Jourdain eut remonté ses cordes, on ne distinguait absolument pas le goulet qu’avait emprunté la brigade. Il aurait véritablement fallu braquer une torche à cet endroit précis pour le repérer.

Barbet brancha son portable, et contre toute attente, il était effectif avec deux barres de réception. Il tenta de s’orienter, comme l’aurait fait Durga, pensa-t-il avec l’ombre d’un sourire, puisque qu’il possédait le même appareil que la chanteuse avec encore bien d’autres fonctions.

Il se trouvait, vraisemblablement, par-delà le pâté de maison du "Castel 12", dans une des caves communicantes. Il manda immédiatement une équipe pour surveiller et boucler discrètement tout le périmètre de surface. Jourdain n’avait pas inspecté les caves des commerçants vis à vis, mais il avait parlé du magasin de carrelage, rue des Arbalétriers, qui coupait la rue Victorien Prunier et rejoignait la place centrale. Et c’était le seul commerce à posséder un garage attenant. Aussi le commissaire demanda-t-il d’y laisser rentrer hommes et véhicules, mais d’intercepter tout ce qui le quitterait.

À présent, sous le faisceau des torches, non loin du grand monte charge, Barbet discernait une porte de bois, fermée par un lourd basting. Sans poignée, ni serrure, avait dit Marc Jourdain. Voilà où donnait la cave du libraire. Le passage ne s’ouvrait que de ce côté, comme une ultime issue de secours.

Alors, la prochaine entrée, logiquement, en passant sous la chaussée, était celle de la crypte du "Castel 12". En effet, un renfoncement menait à un mur de pierre, qui semblait cependant bien ordinaire. Barbet fut tenté. Il entraîna son équipe de ce côté. Un lundi matin, à cette heure, risquait-on de rencontrer quelqu’un du personnel du night club, si l’on parvenait à trouver la bonne "pierre qui s’enfonce" ?

Mais le chien avait dressé l’oreille et mis son museau au vent. Alex conseilla de faire demi-tour et les hommes se replièrent dans le deuxième souterrain qui ne pouvait que mener à l’ancienne maladrerie, non sans avoir aperçu, à l’extrême droite, l’entrée du troisième, qui lui, devait conduire au château démoli de Dampierre.

Elkan, aussitôt, partit comme une flèche. Alex émit un claquement de langue et il revint au pied. Son maître passa alors au cou du chien, pour le commander sans mot dire, une simple cordelette. L’équipe suivait. Bientôt les hommes écarquillèrent les yeux devant ce qu’ils découvraient devant eux : des caisses d’armes et de munitions, dont plusieurs étaient grandes ouvertes.

Soudain, des bruits de voix fusèrent du "mur magique", communiquant avec la crypte et toute une batterie de néons illumina l’esplanade du garage. La brigade était déjà bien engagée dans le tunnel et le halo de lumière de les atteignait pas, mais les hommes se dissimulèrent, néanmoins, derrière les caisses amassées et éteignirent promptement leurs torches. Elkan, obéissant à la pression d’Alex, se coucha également.

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Non loin de là, à vol d’oiseau, mais également sous terre, l’équipe de l’OCBC était sur le point de venir à bout de la seconde porte blindée. Les serruriers avaient acquis une certaine expérience avec la première. Ils avaient affaire à des portes robustes, qui possédaient un double système compliqué de serrures, mais elles étaient identiques.

Comme l’avait prévu Marc Jourdain, Marcel Cochard avait tiré une ligne depuis le manoir pour éclairer son boyau. Quand le courant était coupé, une seconde batterie de sécurités bloquait les portes. Le tunnel, à leur grande surprise, était de facture très ancienne. Étayé par endroits de bastaings et de planchettes, il était équipé de rails et d’une petite draisine à propulsion électrique, qui permettait certainement au trafiquant de véhiculer son butin sans peine. L’escalier sous la fosse septique n’était pas assez large pour que l’on puisse y introduire un quelconque véhicule sans le démonter. La draisine, quant à elle, était des plus rudimentaire.

L’équipe était tout de même sidérée par l’étendue des moyens mis en œuvre.Et tout cela pour atteindre cette chambre des merveilles, cette caverne d’Ali Baba, qui

allait incessamment leur livrer ses secrets.Le commissaire Quentin Barbet y avait réfléchi, il en avait même débattu avec Marc

Jourdain et Durga Demour et ils étaient tombés d’accord : si on indiquait, à l’équipe de surveillance des œuvres d’art, le passage par le château d’eau, on se trouvait sur les terres de Pierre de Vendeuil. En outre, aux dires de Durga, la porte pivotante ne laisserait jamais passer des caisses. Et par la cheminée de la muche, bien malaisée à emprunter, si on entreprenait de toucher au mur de brique, on risquait d’éveiller l’attention des gardes chasse, ou -en faisait preuve, l’individu qui avait voulu scier la corde- de toute autre personne le surveillant. Il fallait considérer qu’on ignorait toujours qui détenait les clés des portes blindées et qui était complice de ce trafic d’art. En partant du manoir, on demeurait discret, tout en impliquant directement ses propriétaires dans la fraude et la détention illicite d’objets appartenant au patrimoine de l’humanité.

Bientôt la porte céda. On donna de la lumière. Et ce que les hommes découvrirent alors dans la pièce allait bien au-delà de tout ce qu’ils avaient pu espérer y trouver.

De l’autre côté du mur de briques, dans le boyau de la muche, les gendarmes de garde, alertés par le bruit, s’enquirent des visiteurs impromptus qu’ils ne pouvaient voir, mais qu’ils entendaient s’exclamer et s’agiter. On les rassura. Tout le monde faisait partie de "la maison".

Dans les souterrains de Saint-Martin, les hommes de main, venus du "Castel 12", faisaient les cent pas. Visiblement, ils attendaient quelque chose, ou quelqu’un. Le temps passait. Les hommes de Barbet ne pouvaient se permettre de poursuivre leur exploration dans le noir. Cependant, Fournier, qui était en tête du groupe, lors de l’irruption de la compagnie, avait rampé silencieusement, plus avant dans le tunnel. La faible lueur, que diffusaient jusque là les néons de l’esplanade, lui permettait d’y voir un peu. Il distingua bientôt des rouleaux bruns qui lui parurent tout de suite familiers. Il étendit le bras pour en saisir un. Il n’y avait pas de doute : c’était de la résine de cannabis. Et vu la quantité qui s’empilait dans la pénombre, il y en avait là plusieurs tonnes. Il continua de progresser. En connaisseur, il essayait d’évaluer le volume de ce qui s’entassait contre la paroi du tunnel, laissant juste le passage d’un homme, sur le côté. Deux, trois tonnes ? Peut-être plus. Et puis soudain -mais il n’y voyait pratiquement plus- sa main tâta des petits sacs de plastique mous et gros comme des sacs de farine. Ses yeux qui s’habituaient progressivement à l’obscurité distinguèrent cependant, qu’ils étaient remplis d’une substance blanche. De la cocaïne ? Était-il possible que ce tunnel contienne tout ce butin incroyable ? Ah ! L’équipe cherchait une "nourrice" dans le secteur, mais c’est toute une pouponnière qu’elle avait découvert là. Le policier n’arrivait même pas à imaginer combien la totalité de ce stock représentait comme valeur

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marchande. Ni quel vaste ordonnancement toute cette organisation tentaculaire demandait en logistique. Une multinationale de la drogue, voilà sur quoi ils étaient tombés.

Cependant sur l’esplanade, un bourdonnement, qui devait être la mise en route du monte-charge, se fit entendre. Fournier en profita pour faire un retournement, à présent il valait mieux se positionner dans l’autre sens pour observer ce qui se passait là-bas.

Une camionnette apparut derrière la grille de l’ascenseur, laquelle ne tarda pas à s’ouvrir. L’équipe distingua une silhouette qui ordonnait la manœuvre. Puis le chauffeur descendit de son véhicule et disparut de leur champ de vision. Les hommes de mains s’affairèrent alors sur le chargement de carrelage. Ils vidèrent avec rapidité les trois quart de la cargaison. Puis ils amenèrent des paniers à linge, dans lesquels ils entassèrent de petits sacs, entreposés soigneusement sous les plaques de terre cuite, protégés de l’écrasement par un double fond de métal, qu’ils retirèrent. Puis ils rechargèrent la camionnette.

Le chauffeur réintégra sa place au volant et se repositionna sur le monte-charge.Et voilà ! Il s’était passé à peine vingt cinq minutes.Barbet commençait à comprendre comment on perdait de vue les véhicules suspects et

comment était acheminée la drogue. Fournier, quant à lui, se rendit compte tout de suite du danger.

À la faveur du redémarrage de l’ascenseur, alors que tous les regards étaient encore braqués de ce côté, courbé en deux, il rallia le groupe le plus rapidement qu’il put et il chuchota à Alex, qui était le plus proche :

- Ils vont venir ranger la came ! Le stock est au fond de ce tunnel !Alex se rapprocha de Barbet, pour l’informer. Celui-ci mit tout de suite ses collègues

en garde et chacun défourailla.Les quatre hommes de mains, effectivement, s’engageaient à présent dans le

souterrain, leur panier calé sur la hanche et la torche au poing. C’était une bonne chose, ils avaient les deux mains prises, car personne ne doutait qu’ils soient armés.

Dès que les trafiquants approchèrent des caisses d’armes, derrière lesquelles se dissimulaient les policiers, ceux-ci se dressèrent, braquant sur eux leurs pistolets en leur intimant l’ordre de stopper :

- Police ! On ne bouge plus !La surprise fut telle que l’un d’eux lâcha son panier, l’autre sa torche. La brigade se

rua sur eux pour les menotter. On entendit la fuite du directeur de manœuvre, qui paraissait être leur chef. Celui-ci courut vers le mur de la crypte resté ouvert, et lui intimant une violente poussée dès qu’il l’eut franchi, le panneau se referma d’un coup sec au nez de son poursuivant, Elkan, qui avait devancé tout le monde.

- Il n’ira pas bien loin ! lança Barbet. Et, abandonnant aussitôt son prisonnier menotté pour revenir vers une zone de réception, il prévint la surface qu’un individu allait certainement se pointer par la sortie de secours du "Castel 12", sinon, par l’entrée principale. Il donna également l’ordre d’interpeler sans tarder le carreleur et ses commis.

Allait-il enfin pouvoir examiner ce fameux mur ?

Depuis son perchoir sur le remblai, Jourdain avait suivi toute la scène, de l’arrivée jusqu’au départ de la camionnette. Puis il vit le cinquième homme se précipiter vers le mur entrouvert et s’éclipser, le chien à ses trousses. Alors, il lança les cordes de rappel et descendit rejoindre ses camarades sur l’esplanade.

L’équipe abandonna les quatre prisonniers menottés dans la salle de la machine à café, sous la garde de Fournier et partit explorer le butin mirobolant dont celui-ci leur avait déjà touché deux mots. Toutefois Barbet et Jourdain s’attardèrent sur le mur.

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Marc inspectait les pierres du côté gauche, suivant les dires du vieux Gaspard. Il tâtonna, repéra l’une d’elle qui paraissait plus lisse et la poussa pour essayer. Le mur s’ouvrit...

La grille de la crypte était fermée à clé. Mais nul bruit ne leur parvenait du raide escalier de pierre. Ils inspectèrent à tout hasard le sellier, mais leur homme avait dû filer, comme prévu, par la sortie de secours, c’était le plus logique et le plus rapide. Jourdain usa alors de son art pour faire jouer la serrure de la grille, jeta un coup d’œil dans les toilettes, puis monta vérifier que personne ne se cachait dans la salle, ni au bar. Tout était éteint. La porte principale bouclée. Pourtant, il visita même le confessionnal du vestiaire et la chaire du DJ. Mais ils étaient vides.

Barbet demanda qu’on aille chercher des caisses dans le sellier, pour empêcher toute fermeture intempestive du mur. Depuis le temps que tout le monde rêvait de l’ouvrir, celui-là, ce n’était pas le moment de le refermer par inadvertance. On aurait à présent tout le loisir d’en comprendre le mécanisme. Jourdain fit remarquer que Durga allait adorer s’y pencher.

On évacua les quatre prisonniers par la sortie de secours du "Castel 12", où ils furent immédiatement pris en charge par les gendarmes. L’intervention s’était déroulée extrêmement discrètement, mais à présent tout le périmètre était bouclé. Le cinquième larron avait été intercepté, alors qu’il ralliait le magasin de fruits et légumes. Il était en train de téléphoner et dès qu’il aperçut la voiture de police banalisée, pourtant discrète, il balança son portable dans une bouche d’égout, mais ne fit aucune difficulté pour suivre les flics en civil. Il allait falloir envoyer les égoutiers pour tenter de récupérer son appareil.

Barbet et son équipe débattaient sur l’opportunité de mettre en garde à vue les commerçants du pâté de maison. Mais ils ne possédaient pas véritablement de charges contre eux, pour l’instant. Le chef attendait plus amples informations sur les réels propriétaires des murs et des fonds de commerce.

L’équipe voulut, évidemment, explorer le troisième souterrain, celui qui s’enfonçait vers Dampierre, mais après avoir parcouru une cinquantaine de mètres, elle rencontra un sol inondé, qui laissait apercevoir un peu plus loin, dans le faisceau des torches, la voûte effondrée. Il faudrait encore faire appel à la voirie pour espérer progresser plus avant. Barbet décida de remettre cela à un autre jour...

Le commissaire demanda en revanche à ses hommes de charger les armes et la came dans les véhicules en stationnement sur l’esplanade, dont les clés étaient au tableau, dans le local de la machine à café. On évacuerait ainsi toute la marchandise confisquée par l’ascenseur du garage, en même temps qu’on se saisirait des voitures. Direction la gendarmerie de Godincourt.

Alexandre Perez et Elkan allaient rentrer par le tunnel du manoir et récupérer au passage le matériel d’escalade de Jourdain. Celui-ci chargea le maître chien d’informer Durga des résultats de l’opération. Il restait avec la brigade pour aider au déménagement de leur prise mirifique.

La perquisition des bureaux du carreleur avait, en outre, permis de mettre la main sur 900 000 € en liquide.

Le "barbu" était de bonne humeur.

Durga, dans la cour du manoir, arrivait à la hauteur du maître chien.- Qu’avez-vous fait de Gipsy ? demanda aussitôt celui-ci.- Eh bien, il garde la maison ! annonça-t-elle. Nous avons déjà fait une belle balade

ensemble, tout à l’heure. Justement, en revenant, une telle quantité de voitures de la gendarmerie nous a doublés que j’ai décidé de venir faire un tour par ici, pour voir ce qui se

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passait, mais... le centre ville et la route de Saint-Martin sont bouclés et j’ai dû rebrousser chemin ! Alors, je suis passée par le bois...

Alex lui fit part des évènements de la matinée et raconta comment la brigade avait mis la main sur une quantité formidable de stupéfiants et réussi un joli coup de filet sur les trafiquants.

- De son côté, Marc Jourdain a trouvé la bonne pierre pour ouvrir le mur de la crypte ! ajouta-t-il, il pense que vous serez intéressée par l’étude du mécanisme, mais il vous faudra attendre que l’équipe ait évacué toute la marchandise ! Et j’ai peur qu’il y en ait pour un moment !

Durga s’enquit des progrès de l’OCBC sur les portes blindées, mais personne n’était encore remonté à la surface à cette heure, de ce côté là.

Puis Perez questionna Durga sur sa relation à Gipsy et si elle comptait le garder. Celle-ci lui affirma aussitôt qu’elle n’envisageait déjà plus de se passer de lui, qu’il était formidablement sympathique. Le maître chien prévoyait alors d’établir les papiers de propriété à son nom, vis à vis de la société canine, et de lui communiquer le pédigrée du Malinois, qui faisait état de son ascendance, pure race, jusqu’à ses huit arrières grands-parents. Durga, impressionnée, proposa immédiatement d’acheter le chien, mais Alex ne voulait pas.

- C’est une adoption, pas une vente ! fit-il remarquer.Fière d’être la nouvelle famille d’accueil d’un animal aussi remarquable, la chanteuse

le remercia chaleureusement de sa confiance.Les gendarmes, toujours en faction, avaient suivi la conversation avec intérêt et

amusement. Et l’un d’eux entreprit Durga d’un ton badin sur le fait qu’elle avait ses entrées particulières pour circuler dans le Domaine... celle-ci lui renvoya son grand sourire de star et lui rétorqua que c’était par nécessité et toujours pour la bonne cause... puis elle demanda, incidemment, si Marjolaine Cochard, alias Marjorie Merritt, était encore en garde à vue. Le gendarme lui répondit qu’il l’ignorait, mais désireux de lui être agréable, il lui dit que, par contre, il savait que l’enterrement du couple de retraités devait ce dérouler cet après-midi à l’église de Boivilliers et qu’il y aurait certainement beaucoup de monde.

Durga le remercia pour l’information et projeta immédiatement d’y assister. Elle aurait préféré que Marc l’accompagne, mais tant pis, elle irait seule.

Elle prit bientôt congé du maître chien et des fonctionnaires de police, non sans avoir, avec un petit sourire en coin à leur adresse, précisé qu’elle devait reprendre le même chemin qu’à l’aller, vu qu’elle avait garé sa voiture dans la carrière du Pleurachat...

- Ne faites pas de mauvaise rencontre ! ironisa l’un d’eux, il y a tant d’animaux qui traînent dans ces bois !

- J’aime beaucoup les animaux, précisa Durga, ils sont d’excellente compagnie et j’évite toujours de les déranger !

- Ah ! dit son collègue, moi, j’adore les observer quand je suis de ronde, ça passe le temps, et tiens, l’autre nuit, j’ai même vu une genette se faufiler par le soupirail de la cave ! Pour qu’elle se promène dans les parages, il faut qu’elle se sente tranquille !

- C’est la proximité des étangs qui l’aura attirée, fit remarquer Alex, car les genettes se font rares dans nos régions.

Durga restait songeuse. Une genette ? Voilà l’odeur musquée qui attirait le vieux Georges dans la cave du manoir ! Car si la genette -de même que la civette- n’est pas un félin, c’est un petit viverridé qui lui ressemble énormément, si ce n’est son nez pointu, et qui chasse les rongeurs tout aussi bien que lui.

La chanteuse s’éloigna, leur faisant un petit signe de main ; elle était satisfaite d’avoir trouvé au moins une réponse à sa série d’interrogations.

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La vieille église de Boivilliers était bondée. D’après un document très ancien détenu par l’archevêché, le bon roi Saint Louis en aurait été le fondateur. Récemment parfaitement restaurée, sa tour légèrement penchée offrait au pâle soleil de février ce ton si particulier des pierres d’Ile de France, d’ivoire grisé légèrement teinté d’ocre. En cet après-midi, les cloches sonnaient.

La foule qui se pressait sur le parvis était composée pour une mince partie des habitants du village et essentiellement de ceux des communes voisines, sans compter les curieux, les notables et les journalistes, qui venaient assister à ce service funèbre, rendu au couple de retraités assassinés. Le père Jean-François Gaffinel devait officier. C’était, d’ailleurs, le seul curé du canton.

Comme tout le monde ne pouvait pénétrer dans l’église, on avait grand ouvert la porte monumentale et les gens qui étaient maintenus au dehors bavardaient en attendant le début de la cérémonie.

Durga, mêlée à cette foule, écoutait ce qui se disait. Et il ressortait essentiellement que les gardiens étaient des gens aimables, discrets et sans histoire, et que personne ne comprenait le mobile de ce crime.

Le "loup blanc" savait que les gens sans histoire n’existent pas. En effet, il ne suffit pas d’être aimable pour être honnête. Ni d’ailleurs d’être vieux. Quant à être discret, sont-ce les tapageurs et les m’as-tu-vu qui hantent les colonnes des faits-divers ?

À ne regarder qu’à la surface des choses, on n’apprend pratiquement rien. Pour connaître l’identité de quelqu’un, il faut prendre toutes ses qualités, les multiplier par leur contraire et on arrive alors à discerner quelque chose du personnage. Les rotations, les translations intérieures sont fugaces, les mouvements de l’âme font partie des dimensions enroulées et cachées de la personne humaine. L’histoire intime de chacun devient alors son empreinte, sa signature mentale, aussi signifiante que son ADN. Marc Jourdain ne l’aurait pas démentie.

Durga tentait de repérer un visage familier dans la multitude, mais qui connaissait-elle véritablement dans les environs ? Néanmoins, elle aperçut la chevelure blanche et caractéristique du ferrailleur sans son frère mais avec son épouse. Elle s’approcha d’eux.

- Bonjour ! Vous les connaissiez, vous, les gardiens ? interrogea-t-elle directement.- Dans le pays, on se connait toujours plus ou moins de vue, répondit la femme.- Ou de nom, rétorqua Durga avec un sourire de connivence. Tiens, justement, vous ne

m’avez jamais dit votre prénom ! lança-t-elle à celle-ci.- Simone ! Vous voyez, c’est simple : Simon et Simone Fourneau ! Mais vous, je sais

que c’est Durga Demour ! ajouta-t-elle, vous habitez le pays depuis un bout de temps !- Des anciens, il n’en reste guère, commenta la chanteuse.- Oh ! Mais ceux qui restent vivent vieux dans la région, vous savez ! intervint le

ferrailleur.- Oui, c’est vrai ! La semaine dernière, je suis allée voir Gaspard Petit dans sa maison

de retraite, dit la chanteuse, il a plus de cent ans !- Tiens, vous êtes une amie de la famille ? questionna la femme.- Pas tout à fait, mais son fils Pascal m’avait indiqué que le vieil homme pourrait me

donner des informations sur les souterrains de la région ! dit carrément Durga, pour voir ce qu’allait susciter son pavé dans la mare- et puis il a si peu de visites depuis qu’il est à Quincy !

- Les souterrains, il vaut mieux les oublier... marmonna le ferrailleur. Vous aussi, vous voulez écrire un livre ?

- Un livre ? Pourquoi donc ?- Parce qu’un journaliste est passé dans la région, il y un couple d’années, il cherchait

à interroger les anciens sur ce qu’ils savaient.

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- Je n’étais pas au courant... comment s’appelait-il ? Vous vous en souvenez ?- Oui, Alain Révillon, à ce qu’il a dit, répondit Simone.Durga détourna la tête pour cacher l’étonnement qui ne devait pas manquer de se lire

sur son visage et... elle aperçut alors, à quelques pas, Germaine Montbazon, sa voisine, semblant en grande conversation avec un groupe de femmes. Écoutait-elle d’une oreille ce qui se disait à côté d’elle ? Était-ce avec des filles de veuves, qu’elle était ainsi en conciliabule ? Elle lui fit un petit signe de tête mais au même instant, le silence se fit dans l’assemblée.

La cérémonie commençait et chacun prit une attitude recueillie.La chanteuse essayait de se souvenir des détails de ce qu’elle avait lu, le matin même,

à propos des familles des sept résistants. Mais tout se mélangeait un peu dans sa mémoire. Elle se rappela cependant que sa voisine avait une sœur, une sœur aînée, lui semblait-il. Elle étudia discrètement les visages des femmes la côtoyant et crut identifier, chez l’une d’entre elles, un air de famille avec la Montbazon. Alors, si la sœur s’était déplacée, c’est que le souvenir du massacre perdurait parmi la communauté survivante. Quant aux autres dames de la compagnie, Durga n’en connaissait aucune, bien évidemment.

Donc, Alain Révillon avait investigué dans la région, parallèlement à sa fonction de garde-chasse ? Qui l’avait mis sur cette piste ? Était-il un descendant de résistant ayant échappé au recensement ? Ou d’une famille des otages ? La police lui avait retrouvé une tante Alzheimer dans la Creuse, mais n’était pas remontée dans la lignée des parents disparus, puisqu’elle ne tenait aucun mobile. Ou encore, avait-il côtoyé quelqu’un qui lui aurait parlé du drame et du trésor ?

Restait Arcadie... était-il en France, ici, quelque part dans la foule ? Et Pascal Petit ? Était-il venu à l’enterrement ? Quant aux enfants Deladrière, s’ils étaient présents, ils devaient, ainsi que Pierre de Vendeuil et Laurent Bourgoin, se tenir dans l’église avec les notables

Durga vit soudain, créant un remous parmi les gens attentifs et silencieux, une jeune femme jouer des coudes. Elle se frayait énergiquement un passage au milieu de la foule.

- C’est la Marjolaine ! chuchota la femme du ferrailleur à son mari.La chanteuse essayait de retrouver, sur le visage soigneusement maquillé de la femme

fendant l’assemblée, l’adolescente qu’elle avait aperçue autrefois, en allant au collège chercher sa fille Camille. Vraisemblablement, les gendarmes n’avaient pas retenu de charges contre elle, du moins lui avaient-ils peut-être permis d’assister à l’enterrement avec interdiction de quitter le territoire. Ou bien avaient-ils dû la relâcher en tant que citoyenne américaine.

Néanmoins, cette exilée excitée comptait bien se rendre à l’intérieur de l’église et ne paraissait pas vouloir se contenter d’être mélangée au "peuple" du parvis. On la vit parlementer avec les gardiens de la paix qui surveillaient le grand portail. Elle obtint gain de cause et se faufila parmi les gens debout, se tenant au fond de la travée centrale. Apparemment, c’est devant, qu’elle voulait être.

Le père Gaffinel fit une belle homélie. Mais au dehors, on n’en saisissait véritablement que quelques bribes, au gré du vent. Durga songeait au terrible drame qui s’était déroulé jadis dans ce village et aux ressentiments, aux rancœurs, qui en avaient découlés. Au fil du temps, la nature du vol commis au château de Boivilliers, occupé par les nazis, avait inévitablement dû filtrer et cet or en faire fantasmer plus d’un. Il avait coûté, cependant, déjà tant de vies humaines. Évidemment, le curé n’avait pas évoqué cette ancienne et triste histoire, dont il ignorait certainement que soient issus les deux retraités assassinés, mais dans combien de mémoires trottait-elle encore en ce moment, parmi cette assemblée ?

D’après ce que la chanteuse avait entendu dire, les dix-sept victimes confondues avaient été enterrées ensemble, dans le petit cimetière, à la sortie du bourg. Les Allemands n’avaient pas permis de funérailles. Une fosse commune les avait rassemblés. Après la guerre,

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nul n’avait songé à récupérer les corps. On les avait laissés là et on avait dressé en leur mémoire un mausolée austère, avec une plaque commémorative, semblable à celle apposée sur le mur des écuries du château.

C’est dans ce même cimetière qu’allait être inhumé le couple de gardiens, car selon la femme du ferrailleur, la mère de Paul Deladrière avait été enterrée là, en 1990, dans un caveau attribué par les soins du châtelain. En effet, la veuve Deladrière avait tenu, au manoir, la fonction d’intendante et de femme de chambre, dès la fin de la guerre et y avait terminé sa vie.

Durga savait que cette veuve Deladrière, était la compagne du résistant Claude Mangereau, puisqu’elle l’avait appris le matin même par le fax arrivé chez elle. Elle avait également eu connaissance, par Barbet, de la clause imposée à Pierre de Vendeuil par son père, à savoir de maintenir la famille Deladrière au manoir, même en cas de vente de la propriété. Elle pensait que cette servitude pouvait également être le mobile du double meurtre. Déguisé en vengeance par le nombre symbolique de coups de couteaux, il permettait au couple Merritt d’avoir enfin les coudées franches. Il suffisait d’un "contrat" passé par un commanditaire.

Restait l’histoire des clés des portes blindées. Qui les détenait ? Qui s’occupait du trafic en France depuis la mort de Marcel Cochard ? En supposant que les deux retraités eussent été complices de la profanation de la cache de la muche, renfermant l’or nazi, il paraissait bien improbable qu’ils aient été en mesure de gérer un business d’une telle envergure.

Il se fit un remous parmi les gens se tenant aux portes de l’église.On sortait les cercueils. Sur le côté du parvis, un grand fourgon sombre, portes

ouvertes, attendait.Quatre employés des pompes funèbres apparurent, portant leur fardeau, quatre autres

suivaient. Les bières furent déposées dans le véhicule, bientôt recouvertes de couronnes et de bouquets. À présent les personnes, à commencer par celles occupant les premiers rangs dans l’église, s’étaient avancées en ordre par la travée centrale, formant une colonne qui atteignait le parvis de l’édifice. Durga demanda à la femme du ferrailleur de lui nommer les gens qu’elle reconnaissait au passage.

En tête du cortège, venaient d’abord la famille, les époux Bayou : la fille des gardiens et son mari, agriculteurs dans l’Ain, avec leurs deux enfants adolescents. Suivait le frère, le serveur saisonnier, la quarantaine, tout de noir vêtu. Puis les maires de Saint-Martin et de Boivilliers, ainsi que le préfet de région, dans leurs pardessus sombres. Pierre de Vendeuil, grand, distingué, avec à son bras son élégante épouse. Derrière eux, le jeune Laurent Bourgoin, le driver de "Meillonnas", que beaucoup reconnurent pour l’avoir vu à la télévision, le jour du Prix d’Amérique. Il était escorté d’un homme plus âgé qui lui ressemblait fort, ainsi que d’une assez jolie femme. Ses parents, sans doute. Ensuite venait quelqu’un que Simone la ferrailleuse ne connaissait pas, mais que la chanteuse identifia aussitôt : Arcadie Leroy, avec, à ses côtés Marjolaine Cochard, alias Marjorie Merritt. Juste derrière eux, apparaissait Pascal Petit, accompagné de sa femme, ainsi que leur fille et son mari.

Durga pouvait constater que la collégiale du souvenir était pratiquement au complet, seules les sœurs Montbazon, avait dû arriver en retard ou était restées volontairement à l’extérieur. Sans oublier le centenaire, Gaspard Petit, unique survivant de la tuerie, que personne n’avait jugé bon d’aller chercher dans sa maison de retraite.

Cela signifiait-il que tous ces gens étaient en relation étroite ? C’était fort possible. Tout ce joli monde s’était-il également déplacé pour l’enterrement de Marcel Cochard ? Cette question, la chanteuse brûlait de la poser à quelqu’un du village. Mais pas aux époux Fourneau, qui d’après les réactions du frère braconnier, ne portaient pas le ferrailleur

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concurrent dans leur cœur et n’avaient pas dû assister à l’enterrement. Aussi, se tourna-t-elle vers sa voisine Montbazon.

- Vous aviez assisté à l’enterrement de Marcel Cochard, vous ? lui susurra-t-elle à l’oreille.

- Oui... pourquoi ?- Je me demandais juste... si les personnes, en tête du cortège, étaient aussi présentes

ce jour là... ajouta-t-elle négligemment.Germaine Montbazon lui coula un regard en coin qu’elle ne sut interpréter. Ah ! Si

Marc Jourdain avait été avec elle, il l’aurait certainement aidée à y voir plus clair.Mais quand on parle du loup... elle aperçut, venant du parking, la silhouette de

"Molière", qui se dirigeait vers le fourgon mortuaire. Dans ce cas, quelqu’un avait dû l’amener ici en voiture. Elle ne tarda pas à repérer le commissaire Barbet, qui se joignait lui aussi aux notables.

À présent, le cortège funèbre, suivant le fourgon noir qui avançait au pas, s’engageait sur la route menant à la sortie du village, vers le cimetière.

La foule se rangea peu à peu derrière la colonne, qui s’allongeait sur la route en direction de Godincourt.

Durga se retrouva dans la foule, aux côtés de sa voisine Montbazon et celle-ci lui dit bientôt :

- On vous aura parlé des fusillés ! C’est étonnant, car les gens n’ont plus de mémoire, de nos jours... ajouta-t-elle avec une pointe d’amertume.

Le "loup blanc" ne savait comment prendre cette remarque. Était-ce un piège pour sonder ce qu’elle-même savait de l’histoire ou une invite à en parler plus avant. Elle trancha :

- J’ai rendu visite à Gaspard Petit, dans sa maison de retraite, récemment.Et la Montbazon lui lança un coup d’œil méfiant, semblant vouloir vérifier

l’authenticité de ses dires sur son visage. Durga en profita pour enchaîner :- Les femmes avec qui vous parliez, sont aussi des "descendantes" ? demanda-t-elle

tout de go.- Elles sont de la famille de Julie Clavel.Durga avait beau fouiller sa mémoire, ce nom ne lui disait rien, ni du côté des

résistants, ni du côté des otages. Sa voisine guettait placidement sa réaction et elle eut un petit sourire satisfait et narquois devant la perplexité de "ma ’me Demour".

- Le cantonnier ! Le petit résistant de vingt ans, Octave Tallard, avait une bonne amie, qu’il projetait d’épouser et... ils avaient quelque peu sauté le pas au printemps 1944, finit par lâcher charitablement Germaine Montbazon.

- Oui... et, laissez-moi deviner : la petite s’est trouvée enceinte et fille mère ! lança Durga.

- C’est cela, ma ’me Demour ! Et elle avait à peine dix huit ans. Ses parents l’ont mise à la porte et elle est allée accoucher chez les sœurs. Elle a eu un beau garçon, qu’elle a prénommé Louis. Louis Clavel, évidemment. Mais elle n’était pas en mesure de s’en occuper et il a été adopté par une famille. Avec l’accord de la mère, évidemment.

Durga attendait la suite. Et elle sentait qu’elle allait apprendre quelque chose d’important. Et le cortège arrivait doucement aux abords du cimetière. Et la voisine faisait durer le plaisir, sentant qu’elle avait ferré sa proie.

- Eh bien, finit par dire la Montbazon, ensuite la petite Julie a trouvé à se marier à un veuf, chez qui elle faisait des ménages et ils ont eu deux filles. Ce sont les dames que vous avez vues aux côtés de ma sœur Yolande, l’une d’elle a épousé le frère de mon ami, monsieur Debout.

- Oui... dit Durga, et Louis ?

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- Louis, personne ne sait ce qu’il est devenu. Il avait été placé dans la Creuse, à ce qu’il parait, mais sa mère n’a jamais cherché à le revoir. Il portait dorénavant le nom de ses parents adoptifs et elle pensait qu’il valait mieux qu’il ignore tout de cette histoire.

- Et, vous connaissez le nom des parents adoptifs ? demanda Durga.- Non... il n’y a que l’administration qui le sait. Mais on dirait que ça vous intéresse !

Vous n’êtes pas journaliste, vous, pourtant !- Oh ! C’est juste que tous ces gens habitent les environs, que j’en connais beaucoup

de vue et que je me rends compte seulement à présent que je ne soupçonnais pas l’existence de ce drame, alors oui, je m’y intéresse. Mais pourquoi me parlez-vous de journaliste ? demanda encore la chanteuse.

À quoi Germaine Montbazon ne répondit pas car la colonne, devant elles, s’était immobilisée et à présent les deux filles de Julie Clavel et la sœur de la voisine arrivaient à leur hauteur. La tête du cortège devait être parvenue devant le caveau.

Les croquemorts descendirent les cercueils dans la fosse ouverte. Et chacun, du cercle des proches, prit une rose, présentée par un employé des pompes funèbres pour la jeter dans le trou béant. Puis ce fut le défilé des amis et connaissances présentant à la famille leurs condoléances. Bientôt, les fossoyeurs recouvrirent les bières jonchées de fleurs de leurs premières pelletées de terre.

C’était toujours le moment le plus émouvant du dernier adieu aux êtres chers. Le moment des larmes et des mouchoirs. L’instant des regrets éternels, avant de faire son deuil.

La foule commença à refluer hors du cimetière.Barbet et Jourdain ignorèrent Durga à sa grande satisfaction. Ainsi entourée du

ménage des ferrailleurs et de la famille de sa voisine, elle aurait été dans l’embarras d’expliquer sa relation à ces gens fréquentant les notables d’un peu trop près. En effet, elle avait réussi à jouer son rôle d’ancienne Dampierroise s’intéressant avec compassion et sollicitude à son voisinage, sans éveiller d’hostilité, ni de méfiance. Une connivence malencontreuse avec le commissaire et cet étrange mentaliste, l’aurait aussitôt désignée comme une traitresse.

Elle espérait juste que la Montbazon ne soit pas trop physionomiste et n’ait pas reconnu ses hôtes dans le cortège. Quoi que la voiture de Barbet ait quitté sa maison de bon matin, comme un invité du week-end repartant travailler un lundi, et, elle l’avait vérifié, les volets de sa voisine n’étaient pas encore ouverts. Quant au "Berlingo" du maître chien, elle savait comment justifier son passage, avec Gipsy adopté d’un chenil.

Le "loup blanc" se rendait compte combien ces précautions pourraient sembler dérisoires aux gens des villes, qui n’avaient aucune idée du fonctionnement d’un si petit village et du fait que tout y finissait par se savoir, d’une manière ou d’une autre.

Durga tenait à sa quiétude et à son bon voisinage. Elle avait soigneusement évité le groupe des autres "descendants". Il y avait tant de monde, que cela ne lui avait pas été très difficile. Néanmoins, jamais Arcadie Leroy n’aurait pu imaginer que son ancienne voisine puisse assister à l’enterrement, à Boivilliers, de deux vieilles personnes qu’elle ne connaissait ni d’Ève, ni d’Adam. Cependant, celle-ci s’interrogeait toujours sur l’origine des messages au sang de mulot et sur la complaisance de son ami à la mettre sur la voie des muches et du centenaire Gaspard Petit.

Peut-être pensait-il qu’il était mort ou gâteux... il ne prenait alors aucun risque à le mentionner. Et puis, pourquoi se serait-il défié d’elle ?

La chanteuse rejoignit sa voiture. Avant de démarrer, elle réactiva son portable et appela Jourdain. Il ne s’agissait pas de faire un impair, à présent. Mais elle n’obtint que la boîte vocale...

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Chapitre X

L’antre des merveilles, la caverne d’Ali Baba, aucun mot ne semblait pouvoir décrire ce que découvrait l’équipe de l’OCBC dans cette cache souterraine.

Des tablettes, des bas-reliefs, des sculptures, des poteries, des bronzes, des objets façonnés d’or et d’ivoire, mais également des toiles de maîtres, des reliquaires, des icônes.

Pour en avoir souvent consulté les listes sur le site d’Interpol, la brigade spéciale de répression du trafic d’œuvres d’art reconnaissait des pièces parmi les plus recherchées au monde. Objets volés, disparus parfois depuis de nombreuses années. Cependant, en y regardant de plus près, ils furent déçus de ne pas y trouver les plus célèbres, les plus importants, les plus chers. Comment ce trésor pouvait-il se retrouver amassé-là, dans cette salle improbable ? Et surtout, qui pouvait-être à la tête d’un trafic d’une telle ampleur ?

Il s’avéra rapidement évident qu’on ne pourrait inventorier tous les objets en quelques heures et que, d’autre part, vu la valeur de ce qui se trouvait dans cette cache, il fallait, provisoirement, protéger drastiquement le lieu et ne divulguer ni son existence, ni son emplacement. Néanmoins, l’interrogation de la brigade était que, si l’utilité et la nécessité des deux portes blindées ne faisait aucun doute, pourquoi avoir conservé ce mur de brique aléatoire et vulnérable ? Ce faux semblant à la merci d’un curieux de passage ? Justement, peut-être, pour ne pas attirer l’attention... pour, apparemment laisser tout "en l’état" : une muche oubliée et désaffectée...

Seulement, à présent que les portes blindées étaient forcées, il allait falloir garder l’entrée côté manoir un peu plus sérieusement. Et réfléchir au lieu où pouvait être transféré ce butin pour qu’il soit en sécurité. Et l’OCBC se vit contrainte de réclamer du renfort auprès de la gendarmerie de Godincourt, déjà bien occupée à inventorier sa faramineuse prise de stupéfiants. Aussi, celle-ci demanda-t-elle l’assistance d’un détachement de gendarmes de Courdimont, du canton voisin et maintint-elle, conjointement, un maître chien sur place. Le brigadier réclama la plus grande discrétion et surtout pas de fuite du côté des journalistes.

Plus tôt dans l’après-midi, après avoir récupéré sa voiture à la carrière du Pleurachat, Durga était passée chez elle. Elle devait se changer pour se rendre à la cérémonie et... programmer son rôti pour le repas du soir. Gipsy avait montré sa tête noire, dès que le portail s’était entrouvert. Elle l’avait félicité pour sa bonne garde et l’avait fait rentrer dans la maison, où Isidore, qui guettait derrière la porte, avait regagné immédiatement son perchoir.

Elle avait installé son rôti de porc, aillé, dans un plat long, garni d’une boîte de tomates pelées, auxquelles elle avait rajouté quelques pruneaux, des oignons en tranches, des

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échalotes, un bouquet garni et une belle lampée d’huile d’olive. Sel, poivre et voilà ! Il ne lui restait plus qu’à programmer une heure trente de cuisson à feu doux et le moment du dîner.

Le temps s’était maintenu sans pluie mais le soleil se couchait toujours de bonne heure, aussi Durga décida-t-elle de laisser le chat et le chien ensemble, à l’intérieur. Ils finiraient bien par s’arranger. Après avoir enfilé une tenue plus adéquate, pour un enterrement, que son pantalon à poches multiples, elle avait roulé jusqu’à l’église de Boivilliers.

À présent, elle se demandait avec une pointe d’inquiétude ce qu’elle allait trouver en rentrant. Elle avait effectué un détour par Villemont-en-Arthy pour faire quelques courses. D’abord, se procurer des croquettes pour son nouveau pensionnaire, qui ne se contenterait pas des "granulés" pour félin. Elle lui ramenait également des os en peau de buffle et quelques gourmandises, ainsi qu’un très rustique collier en cuir naturel avec laisse assortie. Puis, elle s’était laissé tenter par une litière, matelas confortable, qu’elle pensait installer devant la télévision, dans le salon, où "monsieur chien" ne gênerait pas le passage et aurait son territoire bien à lui, enfin... elle avait déniché la balle idéale, colorée et bien dure, qu’aucuns crocs ne pouvaient déchiqueter. Pour faire bonne mesure, elle avait aussi acheté quelques souris qui couinent pour Isidore.

C’est ainsi qu’elle arrivait chez elle, le coffre chargé de cadeaux. Il faisait nuit.L’odeur du rôti embaumait déjà la maison.Les protagonistes, alléchés, avaient changé de place. L’un sur le bar de la cuisine,

attendait ses croquettes, l’autre juste en dessous, devait rêver à la même chose, derrière ses noires oreilles. Chien et chat continuaient leur tête à tête d’observation, mais s’étaient déjà considérablement rapprochés, motivés par un projet commun. Aucun signe de féroce poursuite ne semblait avoir bouleversé l’ordonnancement des objets et des meubles.

Durga rentra du bois et alluma le feu, puis elle entreprit de faire la distribution des croquettes, chacun selon son gabarit, enfin, elle monta à l’étage, s’accordant une pause devant son ordinateur pour consulter ses messages.

- Camille se plaignait de ne pas avoir de nouvelles de sa mère. Elle partait le jour même pour Melbourne, où régnait encore l’été. Elle disait se rendre à la plage de Jumeirah, à Dubaï, chaque fois qu’elle le pouvait. L’eau était à peine fraîche. Elle relatait être allée un soir à la Crick, avec des amis, pour fumer la chicha et elle préparait avec son groupe de danseurs un concours de salsa. Elle lui rappelait son vol sur Paris, à la fin de la semaine.

- Un de ses correspondants néerlandais passait un examen pour devenir traducteur de français. Il espérait pouvoir réussir dans ce domaine et remerciait Durga pour tous ses précieux conseils et ses corrections de sens.

- D’anciens Dampierrois, qui avaient déménagé dans le midi, avaient déjà ressorti table et chaises sur leur terrasse et se réjouissaient des senteurs du mimosa.

- Sa cousine Gény allait skier une semaine aux Arcs avec son mari.- Arcady Leroy parlait d’une prochaine visite en France.Eh bien voilà ! Donc, ce n’était pas top secret. La question était : avait-il profité de son

passage en France pour venir à l’enterrement du couple de gardiens, ou était-ce la raison de son déplacement ? Il avait bien fallu, de toute façon, que quelqu’un le prévienne du drame qui s’était déroulé au manoir. Quelqu’un des "descendants", à n’en pas douter.

Elle pianota allègrement sur son clavier, répondant à chacun, puis redescendit dans la cuisine pour voir où en étaient ses deux zèbres et mettre de l’eau à bouillir pour le riz.

Les gamelles étaient vides. Isidore faisait consciencieusement sa toilette sur le bar. Gipsy était couché à ses pieds, sur les tomettes, le contemplant avec intérêt et l’autre y mettait encore un peu plus de coquetterie, exécutant des effets de pattes dont il avait le secret. Durga rompit cet harmonieux duo en installant la litière dans le salon et en appelant celui qui devait

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l’occuper. Elle lui intima l’ordre de se coucher là et lui donna un os en peau de buffle à ronger.

Mais Gipsy n’avait pas l’habitude des matelas, ni des divans... il y mit d’abord les pattes, puis la tête et finit par se coucher à côté, sur le dur. Isidore mourant de curiosité vient flairer "la chose", la trouva douillette et s’y installa...

Mais sa maîtresse ne le laissa pas faire. Elle le replaça par la peau du cou sur la banquette, dans sa corbeille rouge décorée de souris habillées et de chiens jaunes hilares, puis rappela Gipsy sur la couette qui lui était destinée. Après avoir, sous la contrainte... tourné, viré, celui-ci finit par s’y installer de tout son long. Et à s’y endormir. Bon. On ferait peut-être quelque chose, de ces deux là.

Le four et le téléphone sonnèrent pratiquement en même temps. Barbet et Jourdain arrivaient. Durga jeta le riz dans l’eau bouillante.

Peu après Gipsy fut bientôt sur ses pattes pour accueillir les visiteurs. Apparemment, il les avait flairés, reconnus, avant de les voir et agitait la queue en signe de bienvenue. Isidore, qui ne voulait pas être en reste, faisait le dos rond devant la porte. Le commissaire brandissait une bouteille de Champagne, Jourdain, un paquet noué d’une faveur, qui avait tout l’air d’être un gâteau.

Il y avait des choses à fêter !

À la fin de la cérémonie, un peu plus tôt, Pierre de Vendeuil avait convié la famille, les proches et les connaissances, pour une collation au château, faisant office du traditionnel repas de funérailles.

Un buffet avait été dressé dans le grand salon et un feu crépitait dans la cheminée de pierre. Le majordome et quelques domestiques offraient des boissons aux invités. Plusieurs tables, garnies de chaises, permettaient à chacun de s’installer avec son assiette.

Quentin Barbet ne s’était pas dérobé à l’invitation, mais il avait sollicité auprès du marquis d’Alincourt, la présence de Marc Dupontel... son adjoint. Durga avait confié un bip à celui-ci, afin qu’il puisse éventuellement ouvrir le portail de la maison en son absence et les deux hommes avaient ainsi eu la possibilité de se changer, avant de se rendre au cimetière. Après leur escapade dans les souterrains, puis le déménagement de la drogue et des caisses d’armes à la gendarmerie de Godincourt, cela s’avérait grandement nécessaire. Gipsy n’avait fait aucune difficulté pour les laisser rentrer.

Un mot sur la table de la cuisine, mentionnant le départ de la maîtresse de maison pour l’enterrement et l’heure de fin de cuisson du rôti indiquait que leur hôtesse avait, de toute évidence, prévu leur passage et les attendait assurément pour le dîner.

Durga avait aussi pris soin d’étaler, bien en vue, le fax destiné à Barbet, reçu le matin même, en soulignant au feutre les descendants des résistants encore vivants. Elle y avait joint la liste des otages fusillés et les noms relevés dans l’annuaire téléphonique, ainsi que sa série d’interrogations non résolues, dont trois, cependant avaient déjà été barrées... ce qui n’avait pas manqué d’intriguer les deux hommes.

Jourdain et Barbet avaient parcouru les notes de Durga et reconnu le nom d’Arcadie Leroy, parmi les descendants, ainsi que celui de la voisine Montbazon. D’ailleurs leur amie les avait entourés de rouge. Néanmoins, ici, au lunch du château, le "barbu" savait déjà que l’ancien voisin du "loup blanc" ne serait pas présent dans l’assemblée, pour l’avoir croisé au cimetière, avec à son bras "l’Américaine" et les avoir vus en repartir ensemble, encadrés par les gendarmes de Godincourt…

Le commissaire avait laissé courir la rumeur d’un deal, arraché au brigadier par la dite "Marjorie Merritt", qui avait prétendu revenir de la cérémonie avec le détenteur des clés des

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portes blindées, si on la laissait assister à l’enterrement du couple de gardiens. Alors, seulement, elle pourrait donner quelques explications aux enquêteurs.

Parallèlement, le commissaire tenait à ce que le mentaliste côtoie les proches, parmi les gens qui se pressaient dans le grand salon, et puisse ainsi les jauger, mais encore fallait-il que les deux hommes puissent les identifier. Aussi, Quentin Barbet avait-il demandé à leur hôte de faire les présentations. Le double assassinat du manoir n’ayant toujours pas été élucidé, il était légitime que la police fasse savoir qu’elle s’y employait et profite de l’opportunité de ce rassemblement pour glaner quelques renseignements.

Même s’il n’était pas officiellement et personnellement chargé de l’enquête, l’homme des stups, grâce à Durga et Jourdain, était en possession de nombreux éléments inconnus de la gendarmerie, qui lui donnaient à ses yeux une évidente et légitime suprématie.

Déambulant d’un groupe à l’autre, Pierre de Vendeuil leur présenta tout d’abord, conversant avec la châtelaine son épouse, Marie Bayou, la fille aînée des gardiens, mariée à un agriculteur de l’Ain. Hormis leur différence d’âge, le contraste était grand entre la marquise, élégante et raffinée, et cette femme sèche, effacée, aux traits durcis par le travail en plein air. Son mari, le teint hautement coloré, les mains calleuses de paysan, se tenait maladroitement, peu à l’aise dans son costume-cravate, ne se sentant visiblement pas à sa place dans ce salon. Quant à leurs enfants, ils revenaient déjà du buffet avec des assiettes pleines à ras bord. Les deux adolescents semblaient, en revanche, ravis de se trouver là. Ils s’installèrent bientôt à une table, faisant signe à leurs parents de les y rejoindre.

Jourdain comprit que le couple d’agriculteurs n’étaient pas revenus dans la région depuis un certain temps. Les bêtes, l’exploitation et les travaux de couture que Marie n’avait jamais abandonnés, ne leur en laissaient guère le loisir, s’en justifia Nicolas Bayou. Mais il était évident que les liens familiaux s’étaient bien distendus. Marie assurait, un peu gênée, qu’elle téléphonait tout de même régulièrement à ses parents. Cependant, leurs petits-enfants, Isabelle et Sébastien, avouait-elle, les connaissaient à peine, malgré des invitations réitérées au Domaine. Ils n’avaient jamais voulu s’y rendre seuls. C’est la ville qui attirait ces jeunes-là, pas une autre campagne, ajouta-t-elle d’un ton d’excuse.

Barbet lui demanda si les retraités lui avaient fait part d’une quelconque inquiétude, récemment. Leurs échanges n’étaient jamais que très formels, répondit-elle, il n’y entrait jamais aucune confidence. Par contre, Gilbert, son cadet, était beaucoup plus proche d’eux et, en intersaison, il ne manquait jamais de revenir à Saint-Martin. En disant cela, elle cherchait son frère des yeux dans l’assemblée et l’aperçut en grande conversation avec Laurent Bourgoin, le jeune entraîneur. Les parents de celui-ci, un peu à l’écart, conversaient avec Pascal Petit, sa femme et un jeune couple.

Le marquis se dirigea bientôt vers ce groupe et ne tarda pas à présenter chacun aux deux policiers. L’électricien Petit, aux dires du châtelain, avait effectué de multiples travaux au château et au manoir ; le mentaliste essaya de retrouver, dans sa physionomie, quelques traits du vieillard qu’il avait visité à la maison de retraite, avec Durga, mais le petit homme replet et placide qu’il avait devant lui n’avait rien de commun avec son centenaire de père. Son épouse et sa fille, boulottes également, parlaient justement régime avec Nicole Bourgoin, la mère de Laurent. Le père entretenait Pascal Petit et son beau-fils, qui semblait être lui-même de la partie, d’un projet d’aménagement électrique dans sa propriété. Tous ces gens ne connaissaient les gardiens que de loin, ils n’étaient pour eux que de vagues connaissances, mis à part le fait que leurs parents ou grands-parents avaient été réunis dans un tout autre drame, ce qui justifiait leur présence à l’enterrement. Jourdain jugea rapidement qu’il n’apprendrait rien de ceux-là et lorgnait déjà du côté de l’entraîneur attitré de l’écurie De Vendeuil et du fils Deladrière.

Autant le jeune Laurent paraissait ouvert et jovial, autant Gilbert, le saisonnier, avait quelque chose de déplaisant dans sa physionomie. Le mentaliste s’en aperçut aussitôt. S’il

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avait dû qualifier ce défaut, il aurait dit que ce type avait la gueule en biais, comme si trop de claques, infligées par la vie, lui avaient déformé le visage. Il avait tout du célibataire instable et taciturne. Sa voix surtout était discordante, comme si elle n’avait jamais trouvé le bon registre pour s’exprimer. Les enfants Deladrière étaient nés au manoir, dans une famille de domestiques. Cela avait placé leur vie en porte à faux et engendré bien des frustrations, en déduisait Jourdain. Celui-ci s’enquit du lieu de travail actuel du fils Deladrière qui passait d’un hôtel ou d’un restaurant à l’autre, suivant la demande, et gravitait toujours dans les stations autour de Bourg-Saint-Maurice. Marc, qui aimait skier, les connaissait presque toutes. Cette saison, le serveur était à Tignes, à l’hôtel des Edelweiss. Barbet lui demanda à brûle pourpoint, s’il avait rencontré Alain Révillon, le garde-chasse. L’autre se troubla quelque peu à cette question :

- Mais il a disparu, il me semble ? On a retrouvé juste sa voiture... pourquoi l’aurais-je rencontré ?

Le commissaire précisa ce qu’il voulait dire : s’il l’avait rencontré, au manoir, du temps où le garde-chasse y travaillait, il y a deux ans, quand lui-même était revenu voir ses parents, en intersaison. Gilbert parut encore plus confus de sa méprise. Il dit que oui, il l’avait connu. Il avait passé, cette année-là, deux semaines à Saint-Martin, en mai. Des gendarmes étaient venus à Val d’Isère, dans la pizzéria où il travaillait, après la disparition de Révillon, en janvier de l’année suivante, pour lui poser des questions. Le mentaliste s’enquit de sa personnalité.

Laurent Bourgoin, qui avait suivi leur échange, intervint pour assurer que le garde-chasse était un garçon sympathique et rieur, qui aimait beaucoup les animaux. Il était venu visiter les écuries du château et lui avait posé des tas de questions. Il jouait aussi aux courses. Gilbert avoua que lui-même jouait beaucoup. Les trois hommes étaient souvent sortis ensemble, le soir, au "Castel 12", qui avait ouvert depuis peu. Barbet demanda si Révillon n’avait jamais parlé de sa famille et s’il avait une petite amie. Gilbert haussa les épaules et dit que c’était un dragueur qui ne s’attardait pas. Il regarda Laurent et ils se mirent à rire. Ni l’un ni l’autre ne l’avaient entendu parler de sa famille.

Il s’avéra que si les deux garçons avaient eu connaissance de la découverte d’un corps dans la combe de Boivilliers, ils n’en connaissaient pas l’identité. Pierre de Vendeuil, qui avait été interrogé sur Révillon, lors de la perquisition, n’en avait apparemment pas fait part à son entraîneur. Barbet n’en dit pas plus.

Jourdain s’enquit encore auprès de Gilbert, des relations que celui-ci avait entretenues avec Marcel Cochard, lorsqu’il était devenu le nouveau propriétaire du manoir. Le saisonnier le gratifia d’un regard en biais et répondit qu’il ne retournait à Saint-Martin que pour se reposer et voir ses parents. La présence de Cochard n’avait rien changé. Il le voyait peu, ils se croisaient quelquefois, c’est tout. Et puis, cela n’avait duré que deux ans. Ensuite, il est mort... conclut-il avec un rictus, qui se voulait un sourire. Les deux policiers les remercièrent.

Des amis et connaissances des gardiens, dont la plupart venus de Saint-Martin, discutaient entre eux, échangeant leur consternation et leurs interrogations devant ce double meurtre, qui s’était déroulé juste à la sortie de leur bourg. Ils soupçonnaient le "Castel 12" d’amener de la racaille dans le secteur, en témoignait le bouclage du centre ville par la police, en fin de matinée. Ils en concluaient que le pays était plus tranquille et mieux fréquenté du temps de la Belle Auberge. Néanmoins, ni le "barbu", ni Molière n’entendirent, parmi les diverses bribes de conversations, la moindre allusion au terrible drame qui avait endeuillé Boivilliers en 1944.

Qui aurait eu l’idée de faire la relation avec ce tragique épisode, 66 ans plus tard ?À la requête du mentaliste, qui avait mémorisé les noms des descendants du groupe de

résistants encore vivants, le commissaire -seul à avoir aperçu la voisine Montbazon sur le

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trottoir devant chez Durga, en "livrant" ses surgelés- lui avoua qu’il ne la voyait pas dans l’assemblée. Il y avait peut-être plusieurs clans, suggéra-t-il.

Et comment savoir si une des familles d’otages fusillés faisait partie des invités ? À part Simon Fourneau, le ferrailleur, dont la rusticité -selon Durga- ne leur aurait pas échappée, ils étaient bien incapables d’identifier d’autres personnes. Barbet jugeait déplacé d’interroger leur hôte à ce sujet qui, d’ailleurs, devait tout en ignorer. Le milieu dans lequel il gravitait était bien éloigné des accointances secrètes et profondes tissant la vie des villages.

Jourdain méditait : il y avait ceux qui avaient volé l’or et ceux qui en avaient subi les conséquences, sans rien en savoir. Tous réunis dans la mort. Sauf un.

Mais la donne et le ressentiment ne pouvaient pas être les mêmes.Quand l’histoire avait fini par filtrer ça et là, au fil du temps, les familles des otages,

tenues à l’écart, s’étaient certainement senties doublement lésées. Cet or, en fait, était radioactif, et, tout en étant une prise de guerre, il agissait à long terme sur son environnement. Il avait continué à pourrir la vie de tout le canton.

Ayant achevé leur tour d’horizon, les deux complices, qui s’étaient jusque là contentés de ne toucher qu’aux amuse-gueules, considérèrent qu’il était temps d’aller honorer le repas de Durga Demour.

Bientôt réunis, tout trois tombèrent d’accord pour commencer par boire le Champagne. Quentin fit sauter le bouchon et les animaux furent surpris par le bruit. Mais les visages souriants des humains ne reflétaient aucune alarme. On trinqua.

Le commissaire avoua aussitôt à ses amis, qu’il leur devait une fière chandelle pour le coup de filet sur la drogue et les trafiquants. Il les remercia chaleureusement de leur aide.

Puis, Jourdain, de son côté, leur fit part de ses impressions sur les invités du château.La chanteuse leur proposa alors de passer à table et de poursuivre la conversation en

dînant. Elle égoutta son riz, lui adjoignant une noix de beurre et jeta la salade dans la sauce préparée. Marc mis les gants... et apporta le rôti sur la table. Quentin fourragea le feu et rajouta une bûche.

Durga relata alors son après-midi à Boivilliers. Elle parla de ce qu’elle avait glané, lors de l’enterrement. Des nouveaux indices qu’elle avait recueillis auprès de sa voisine Montbazon, concernant la relation de Julie Clavel, la fille-mère, avec le jeune cantonnier résistant, Octave Tallard. De la naissance de son fils posthume, Louis. De l’adoption de celui-ci, dans la Creuse.

- Dans la Creuse ? releva immédiatement Barbet.- Oui, comme par hasard ! répondit Durga. On ne connait pas le nom de la famille

adoptive, mais je crois que je parierais 20 € de plus qu’elle se nomme Révillon !- Alors, il nous reste à rechercher un Louis Clavel, né fin 1944 ou début 45... adopté

par une famille Révillon dans la Creuse et, qui a dû se marier là-bas et.... probablement avoir des enfants.

- Notre garde-chasse, Alain Révillon pourrait alors être son fils... suggéra Durga.- Du moins, l’un de ses enfants... ajouta Marc.- Pourquoi pas... approuva Quentin. Mais nous n’avions pas retrouvé de famille à

Alain Révillon, il y a deux ans.Leur hôtesse les informa également de l’enquête qu’avait mené le garde-chasse, au

sujet des souterrains, se faisant passer pour un journaliste, auprès des anciens de la région, comme le ferrailleur Fourneau et, probablement, sa voisine Montbazon.

Marc subodorait que les parents adoptifs avaient révélé à Louis, son lieu et nom d’origine. Ils lui avaient peut-être confié ce secret avant de mourir. Et Louis avait entrepris de retrouver sa mère. La découvrant mariée, avec deux filles, il n’avait peut-être pas osé

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l’approcher. Néanmoins, il avait appris le drame qui l’avait privé de son père biologique. Il avait sans doute recherché, lui aussi, les éventuels descendants des résistants Qui avait-il rencontré alors ? Le plus accessible était, certes, Marcel Cochard, antiquaire-ferrailleur. Quant au centenaire Gaspard Petit, s’il disait la vérité, il n’avait jamais rien révélé à personne au sujet de l’or nazi ni de la muche, pas même à son fils Pascal. Cependant, étant le seul survivant du réseau, Louis avait dû lui rendre visite, sous un prétexte ou un autre.

- Il faudrait retourner lui poser la question, proposa aussitôt Durga.Quentin suggéra que ce n’était peut-être que les petits-enfants qui avaient entamé des

recherches sur leur famille, dans la région. Les pistes étaient moins fraîches mais l’histoire du trésor commençait à filtrer ça et là. Cela avait dû appâter Alain Révillon, qui avait réussi à se faire engager comme garde-chasse par Marcel Cochard, quand celui-ci avait repris le manoir. Et il avait dû soutirer également pas mal des renseignements aux deux gardiens. Gaspard Petit, quant à lui, était déjà dans sa maison de retraite, à cette époque et son fils ne savait apparemment pas grand chose. Finalement, on ignorait si le garde-chasse ne s’était pas fait passer pour un journaliste avant de prendre sa fonction. Et ce qu’il aurait appris alors, l’avait orienté vers le Domaine.

- Dans ce cas, il aura sans doute observé l’arrivée de quelques caisses et se sera fait surprendre à fureter dans la muche ! dit Durga.

- Par Gilbert Deladrière, de passage au manoir, postula Jourdain.- Ah ! Il ne plait à personne, celui-là ! Je vérifierai les dates de ses engagements de

serveur, avec celle de la disparition du garde, proposa Barbet.- Mais ils l’ont peut-être coincé à deux ! suggéra Durga.Celle-ci leur conta alors, son équipée du matin avec Gipsy. Comment elle avait pris le

chemin du ravin avec lui et ce qu’ils avaient mis à jour en grattant de conserve : la sortie de la muche, exactement là où on avait trouvé le corps du garde-chasse. Elle énuméra toutes ses supputations, dont aucune, justement, ne semblait vraiment coller.

- Tu as trouvé un super auxiliaire avec ce chien ! ironisa Marc Jourdain.Durga regarda alors les deux hommes, l’œil vague. Elle hésitait à leur faire part de

l’autre découverte de Gipsy, dans le pavillon d’Olivier Derain. Elle trouva cependant plus sage de ne pas omettre ce détail, tous les points d’ombre de ces histoires imbriquées n’avaient pas encore été élucidés. Aussi parla-t-elle de l’excitation du chien lui ayant échappé, flairant le sol du garage. Puis, de ce que lui avait confié précédemment Alexandre Perez, au sujet des talents de Gipsy pour dénicher la drogue. Elle raconta également comment, quelques instants plus tard, elle avait vu Julien Delpéry se garer devant le pavillon, accompagné de son beau-frère. Et comment elle avait fini par apprendre que le couple, leurs deux enfants et le beau-frère partaient subitement en vacances. Elle ajouta, à sa décharge, qu’elle avait bien tenté d’appeler Marc sur son portable, pour l’en informer, mais que la communication ne passait pas. Et puis, elle exposa comment elle avait décidé de... laisser une chance au trio et aux enfants. De la juste mesure entre son exigence et l’indulgence.

Quentin la regarda pensivement.- Nous irons très officieusement jeter un coup d’œil au garage, conclut-il, on ne peut

rien laisser au hasard. Et puisque les brillants dépanneurs sont absents et que nous avons des talents de serruriers... cela ne devrait pas poser de problèmes.

Et ils trinquèrent à nouveau.Durga leur confia, alors, qu’elle avait aperçu Arcadie Leroy, son ami et ancien voisin,

à l’enterrement, et comment Marjolaine Cochard l’avait rejoint à l’intérieur de l’église, en fendant la foule. Elle les avait ensuite perdus de vue dans le cortège. En effet, au moment des condoléances au cimetière, elle avait préféré s’éclipser.

- Ils sont repartis tous deux avec les gendarmes de Godincourt ! lui annonça Barbet.- Ah... fit Durga, surprise, mais pourquoi ?

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- Eh bien, il parait que l’Américaine avait fait un deal avec le brigadier... elle avait promis de leur ramener le possesseur des clés des portes blindées et d’enfin leur fournir des explications... si on la laissait assister à l’enterrement, lui répondit Quentin.

La chanteuse les informa alors du mail envoyé par son ami de Guyane, lui annonçant un voyage en France. Elle avoua n’y rien comprendre :

- Si Marjolaine avait parlé plus tôt, la brigade des œuvres d’art n’aurait pas été obligée de forcer les portes blindées ! s’insurgea-t-elle.

Le commissaire répondit qu’elle devait avoir ses raisons et Jourdain argua que l’ampleur du trafic d’art devait largement dépasser cette fille. Après un instant de silence, il leur fit part de ses réflexions.

L’or nazi avait certainement servi à acheter des pièces rares, sur le marché. Mais leur accumulation laissait penser qu’elles n’étaient pas destinées à être revendues. Si une telle opération avait été montée, il fallait que ceux qui connaissaient l’existence du trésor de guerre en soient d’accord. Le mentaliste pensait que Marcel Cochard, ferrailleur-antiquaire, avait dû en avoir l’idée, en ayant vent de la circulation d’objets volés de grande valeur. Les lingots allemands représentaient un potentiel dormant, tout en demeurant inexploitables en l’état. De plus, même murés dans la muche, dans un domaine privé, lui, le virtuose de la "poêle à frire", savait qu’ils pouvaient être détectés, clandestinement.

Quentin, pour sa part, supposait que l’opération avait été mise sur pieds, justement quand le châtelain de Boivilliers s’était trouvé en difficultés pécuniaires avec son écurie de course, il y a cinq ans. Il avait d’ailleurs appris que De Vendeuil épargnait pour racheter la part du domaine qu’il avait soi-disant été obligé de céder. Il n’avait sans doute signé qu’une reconnaissance de dette. À son avis, Cochard avait dû lui avancer des fonds et négocier son installation au domaine pour mener les transactions. L’histoire du chaudron rempli de pièces d’or n’avait été montée que pour amuser la galerie.

En fait, le châtelain, dans cette affaire, était en même temps l’arbitre et l’otage. Un peu comme son père, il s’était retrouvé au cœur de l’action. Pendant la guerre, les souterrains reliant le manoir au château De Vendeuil intéressaient les résistants. De nos jours, le trésor volé, source de tant de maux, demeurait toujours sur les terres familiales. Paul Deladrière en connaissait l’existence. Marcel Cochard l’avait localisé.

Quant aux familles Bourgoin, Leroy, Montbazon ainsi que la famille Petit -le père, déjà en maison de retraite, ayant sans doute été écarté, vu son grand âge- le marquis pouvait avoir demandé à ce qu’elles soient consultées, hasarda Jourdain.

Durga objecta que si Arcadie Leroy détenait les clés des portes blindées, c’est qu’il devait être lui-même le cerveau de l’affaire. Cela correspondait bien à sa personnalité, c’était en outre un brillant informaticien, un virtuose d’Internet. C’est lui qui l’avait initiée, il y a dix ans, aux arcanes du nouveau média. D’autre part, sa mère et son oncle, adolescents pendant la guerre, avaient dû entendre l’histoire de la bouche même de leur père, après le vol, ou tout du moins de leur mère, après le drame. Elle pensait, pour sa part, qu’il était plutôt le "surveillant" du trésor, succédant à son oncle. Il était certainement un des seuls -avec Gaspard Petit- à connaître son emplacement exact. Il avait veillé à ce que personne n’y touche. Aujourd’hui, il continuait de le faire, même si le trésor avait changé de nature.

D’ailleurs... cette haute silhouette qui avait tenté de couper la corde, la veille, derrière le calvaire du Pleurachat, et qu’elle avait surprise en revenant par le bois, elle se demandait si ce n’était pas lui. À présent qu’elle le savait en France, ce n’était pas impossible.

- Il ignorait certainement que les gendarmes gardaient "le mur", dit Jourdain.Barbet ne disait rien. Il semblait préoccupé, légèrement ennuyé.- S’il a voulu faire une inspection, il n’a pas pu emprunter l’entrée de la combe, près

de la route, qui était effondrée, continuait de supputer Durga, et que je n’avais pas encore dégagée. En passant par le château d’eau, il aura vu de la lumière et peut-être entendu les

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gendarmes dans le boyau, qui ne devaient pas rester dans le noir et qui certainement discutaient pour passer le temps. Il sera, alors, venu à la cheminée du calvaire et là, trouvant la corde, il aura paniqué !

- Par contre, il t’a sans doute reconnue... pourtant, c’est lui qui, dans son mail, te parlait de Gaspard Petit ! intervint Jourdain.

- C’est là que je ne comprends plus... ou il voulait me mettre sur la voie, ou il pensait que le vieillard était mort... emportant son histoire et son secret dans la tombe, dit Durga.

- Ou alors, il était persuadé que le centenaire ne parlerait pas, puisqu’il en avait fait le serment à De Vendeuil, objecta Jourdain. Alors que, logiquement, il ignorait ce détail. Le centenaire ne nous a peut-être pas tout dit...

- Mais, si toutes ces suppositions sont justes, quand Cochard a détecté l’or avec sa poêle à frire, Leroy a tout de suite compris le danger que cela représentait, hasarda Barbet, et c’est là qu’il aura conçu ce plan audacieux.

Cependant... il y avait un hic dans tout ce bel échafaudage. Et c’est Jourdain qui en souleva le lièvre. Si les résistants avaient emporté des kilos d’or dans leurs sacs, ils n’étaient cependant que quatre, d’après les dires de Gaspard Petit. Et la valeur des pièces et antiquités retrouvées dans la salle de la muche dépassait hautement le poids d’or que l’on pouvait transporter à dos d’homme... Vraisemblablement, l’or avait fait des petits... il avait fructifié !

Le commissaire confirma. D’après les quelques mots échangés avec un collègue de l’OCBC, à la gendarmerie de Godincourt, l’estimation, même vague, des objets trouvés dans la cache était impossible. Des pièces sans prix. D’une valeur inestimable, parce que faisant partie du patrimoine de l’humanité.

Durga remua la salade. Puis elle fit tourner le plateau de fromage. Les deux hommes la complimentèrent pour la saveur de son rôti.

Le commissaire proposa de ne pas extrapoler davantage. Il en saurait beaucoup plus, dès le lendemain. Et ajouta qu’il attendait également des renseignements sur les propriétaires fonciers des divers commerces, autour du "Castel 12", qui ne lui étaient toujours pas parvenus.

Durga démaillota le gâteau. Quentin proposa de faire la part des choses. Jourdain passa les assiettes.

Puis leur hôtesse offrit une tournée de "médicament". Sirotant son Jack Daniel’s, Marc fit soudain une remarque :

- Dans cette affaire, tout se tient, mais tout est compartimenté comme dans les services secrets.

- Et comme l’était la Résistance... dit Quentin.- On dirait une organisation paramilitaire, ajouta Durga.Le feu se mourait dans la cheminée et ils jugèrent qu’il était temps d’aller dormir un

peu, tout le monde s’était levé de très bonne heure et la journée de chacun avait été bien remplie. Demain serait un autre jour.

Cependant, ce lundi décida de perdurer... alors que Barbet avait déjà un pied dans l’escalier, Gipsy fit entendre un aboiement sonore, précédant de quelques secondes le timbre du portail.

- Oui ?... fit Durga en ouvrant l’interphone.- Ma ’me Demour, c’est moi, ma ’me Montbazon !- J’arrive !Et "ma ’me Demour" prit au tableau la clé du portillon. Puis, elle dit aux deux hommes

qu’ils pouvaient monter se coucher, sa voisine, avait sans doute besoin d’un petit service. Elle actionna l’éclairage du dehors et Gipsy la précéda dans le jardin, aboyant de plus belle. Elle le fit taire et tourna la clé dans la serrure.

- Faut m’excuser de sonner si tard !

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- C’est pas grave, ma ’me Montbazon ! Je n’étais pas couchée.- Vous savez, j’ai vu qu’il y avait encore de la lumière au rez-de-chaussée, à travers

une fente du portail ! Alors... Vous avez un chien à présent ? Je savais pas...- Je ne l’ai que depuis ce matin... mais qu’est-ce qui vous amène ?- Eh bien, c’est bête... après l’enterrement, la famille s’est retrouvée chez moi, ma

sœur, mon beau-frère, mes deux amies : les filles de Julie Clavel et leurs maris, sans oublier m’sieur Debout, qui n’apprécie pas les enterrements. Mais j’avais préparé un bon repas... et puis voilà-t-y pas que je m’aperçois que je n’ai plus de café ! C’est trop bête ! Et chez nous, le café après le dîner, c’est sacré ! Alors, comme je sais que vous ne vous couchez pas comme les poules... j’ai pensé à venir vous demander...

- Mais bien sûr, ma ’me Montbazon ! Je vais vous chercher ça, entrez-donc !- Il n’est pas méchant, votre chien ? Il a le museau bien noir...- Ah ! C’est normal... c’est un Malinois charbonné... c’est la race qui veut ça.- Vous avez dû payer cher, le pédigrée et tout...- Non... on me l’a donné, c’est un cadeau...- Ah... c’est un joli cadeau, ma ’me Demour.- N’est-ce pas ? Vous savez, ma maison a été visitée l’autre soir, alors, j’ai décidé de

reprendre un chien et... un ami m’a fait la proposition de me céder celui-là, qui est déjà bien dressé.

- C’est un bel animal ! Mais, vous avez été cambriolée, dites-moi ?Durga expliqua que la maison avait simplement été "visitée", elle ne savait trop

pourquoi.Sa voisine prétendit que les cambrioleurs, souvent, font du repérage avant d’opérer et

qu’elle avait eu raison de prendre un bon gardien.- Un loup comme ça, c’est dissuasif ! ajouta-t-elle.La chanteuse la fit entrer dans la cuisine et trouva un paquet de café non entamé, dans

son placard.- C’est du tout moulu ! annonça-t-elle.- Ca tombe bien, parce que je n’ai même plus de moulin à la maison rétorqua la

Montbazon.- Dites-moi, pendant que je vous tiens... commença la chanteuse, je n’ai pas eu

l’occasion de vous poser la question au cimetière, mais, vous avez reçu la visite d’un journaliste qui voulait écrire un livre, vous ?

- Oui... il y a deux, trois ans, comment le savez-vous ?- Eh bien, il a visité plusieurs personnes de la région. Il enquêtait sur les souterrains de

Dampierre, non ?- C’est exact. Mais chez nous, on n’aime pas trop les étrangers qui fouinent. Et puis

des souterrains, y’en a plus depuis belle lurette ! C’est tout effondré ! J’l’ai envoyé paître, celui-là ! Il est venu chez vous, aussi ?

- Non... mais chez des amis... répondit Durga, évasive. Eh bien, vous allez pouvoir veiller toute la nuit, à présent, ma ’me Montbazon, avec votre café ! ajouta-t-elle, en se dirigeant vers la porte.

- J’vous r’mercie bien ! allez ! j’vous ramènerai l’même !Et les deux femmes ressortirent dans le jardin.- Ah ! Vous avez encore de la visite ! dit la voisine, en remarquant la deuxième

voiture, garée dans le jardin.- Eh bien oui ! Des amis de passage, répondit laconiquement la chanteuse.Les deux femmes étaient à présent devant le portillon du jardin. Gipsy, attentif, ne les

quittait pas des yeux.- Il surveille tout ! remarqua la Montbazon.

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- Oui, c’est sa nature... et il est terriblement curieux !- Tiens, justement, ce soir... j’ai reparlé de Paul, avec les filles de Julie Clavel. Vous

vous souvenez, le fils qu’elle a eu, en 45, du petit cantonnier Tallard, le résistant ?- Oui...- Eh bien Émilie -c’est la femme du frère de mon ami- elle dit que le Louis, y serait

revenu dans le patelin, y’a quelque temps.- Ah bon ! Il a retrouvé ses demi-sœurs ?- Non... il aurait revu la Julie, sa mère, peu avant sa mort.Durga commençait à sentir le froid, dehors en pleine nuit, devant la porte. Mais, elle

ne voulait surtout pas rompre le fil des confidences de sa voisine.- Vous me demandiez le nom de sa famille adoptive, au cimetière... continua celle-ci.- Oh... c’était comme ça, pour savoir... mais quand est-elle morte, cette Julie Clavel ?- Elle ne s’appelait plus Clavel... mais Dutoit... c’est le nom du veuf qui l’avait

épousée, le père des filles... elle est morte il y a quatre, cinq ans, attendez-voir, oui, c’est ça, au printemps ! Mais on va attraper froid à bavarder comme ça, à c’t’heure !

- Et... insista encore Durga, au risque de paraître vraiment trop intéressée, le nom de sa famille adoptive ? Il le lui a dit ?

- Oui...Et la Montbazon regarda Durga avec un sourire mystérieux, serrant son paquet de café

contre son cœur. Celle-ci restait là, en expectative, en ayant juste l’impression d’être la souris, avec laquelle jouait le chat. Elle frissonna et joua son va tout :

- Eh bien, je vais rentrer, ma ’me Montbazon, je me gèle ! Bonne fin de soirée !- Vous ne voulez pas savoir ? dit l’autre, dépitée.- Ben si... si vous voulez me le dire... répondit "le loup blanc".- Oh, c’est juste, si ça vous intéresse...- Oui, bien sûr ! J’aime bien comprendre ce qu’il se passe, dit simplement son

interlocutrice.- Il a dit à sa mère, qu’il s’appelait à présent Louis Jarraud....- Ah, ben dites-donc ! Louis Jarraud... c’est un nom qui ne me dit rien...- Non ? C’est un romancier...- .... et... qu’est-ce qu’il écrit ?- Des romans policiers !- Ah bon ! Eh bien, je vais tâcher de me procurer un de ses livres, ma ’me Montbazon,

allez, bonsoir !- Bonsoir, ma ‘ me Demour ! Et encore merci !

Durga était troublée. Elle tourna la clé du portillon dans la serrure et se hâta de rentrer. Elle alla s’asseoir près du feu, un moment. Marc ne tarda pas à la rejoindre.

- Tu ne t’es pas couché ?- Je t’ai attendue... et j’ai entendu votre conversation... j’avais entrouvert la fenêtre de

la chambre... tu as dû avoir froid... mais tu as été tenace et habile, bravo !Le "loup blanc" lui sourit. Elle lui demanda ce qu’il pensait de tout ça.- Eh bien, que Jarraud est peut-être un pseudonyme...Là dessus, Jourdain passa son bras autour des épaules de Durga et l’attira à lui pour

l’embrasser. Et la femme se laissa aller dans les bras de l’homme avec volupté.

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Chapitre XI

Un aboiement bref de Gipsy réveilla Durga.Il n’était que huit heures et tout le monde dormait encore. Elle se leva vivement et

enfila sa robe de chambre. Dans la cuisine, Isidore, grimpé sur le bar essayait de donner des coups de pattes sur le museau du chien quand il se pointait à sa portée. L’autre passait d’un côté à l’autre du bar en essayant de surprendre son adversaire. En fait, Durga s’aperçut rapidement que c’était un jeu. Le chat s’arque-boutait en faisant le dos rond, gonflant ses poils et sautant en l’air, le chien cherchait à le pousser du museau. Et cela l’excitait beaucoup, il en jappait de plaisir.

- Eh bien, les deux complices ! Ça m’a tout l’air d’aller ! Et leur maîtresse fit une distribution de croquettes aux deux niveaux d’occupation du territoire. Puis elle prépara le café.

Il est remarquable de constater combien l’odeur du café chaud, dans une maison, le matin, a le pouvoir d’attirer ses habitants dans la cuisine. Quentin sortit les bols. Marc coupa allègrement les tartines. Leur hôtesse plaça sur la table le beurre et la confiture.

Durga raconta à Quentin, l’épisode-nuit avec la voisine Montbazon. Et ils rirent tous trois de bon cœur.

- Comment dites-vous, Louis Jarraud ? Il écrit des romans de gare, des histoires d’espionnage ! commenta le commissaire.

- Ce n’est pas mon genre de lecture, lâcha le mentaliste avec hauteur. Je préfère les romans de science fiction, qui sont beaucoup plus vraisemblables !

Et ils repartirent à rire. L’ambiance du matin était à la bonne humeur. Dehors, le soleil semblait vouloir percer sous les nuages.

Durga ouvrit la porte à Gipsy et l’envoya courir dans le jardin en y lançant la balle. Puis elle referma vivement. Il faisait encore bien frisquet. Isidore voulut sortir également. Voilà qui était de bon augure, pensa-t-elle, en entrouvrant la porte au félin, qui s’élança aussitôt derrière le chien. Elle surveilla un moment leurs cabrioles dans le pré, devant le hangar, mais ils détalèrent bientôt, l’un suivant l’autre, passant entre le puits et le cabinet, en direction du jardin du bas. Elle alla jeter un coup d’œil par la fenêtre du salon qui donnait sur ce côté du terrain et vit qu’Isidore faisait le pitre sur une branche du cerisier. Les deux compères se rejouaient l’éternelle scène de "l’attrape-moi si tu peux". Voilà qui allait les occuper un moment.

Barbet leur fit part de son intention de passer au bureau. Pas mal d’informations devaient l’y attendre et il avait des rapports à rédiger. Il avait également promis à son équipe

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de fêter leur belle réussite par un déjeuner amical dans un restaurant parisien. En outre, il risquait de perdre sa nouvelle petite amie, s’il prolongeait ici sa villégiature...

- Vous m’avez évité des heures de route et les soirées étaient bien agréables, la cuisine excellente ! sans oublier les conjectures fantastiques... conclut-il en s’adressant à son hôtesse.

- Dois-je en conclure que vous ne reviendrez pas prendre pension, commissaire ? dit malicieusement Durga.

- Bien sûr que si ! Et puis tout n’est pas résolu ! Que comptez-vous faire aujourd’hui ?- J’aimerais retourner voir Gaspard Petit, si Marc en est d’accord, répondit le "loup

blanc", il y a quelques points que je voudrais élucider avec lui.- Tu n’es pas chargée de l’enquête ! sais-tu ? la taquina Jourdain.- C’est une précieuse auxiliaire ! Et je sais qu’elle ne lâchera pas l’affaire avant

d’avoir pu répondre à toute sa série d’interrogations, intervint Barbet un brin moqueur.- Tiens, justement, dis-nous donc pourquoi Georges allait visiter les caves du manoir ?

demanda Marc, tu avais barré celle-là sur ta liste.Et Durga leur parla du gendarme et de la genette...- Vous faites une excellente enquêtrice ! Vous avez une façon bien à vous d’amener

les gens à vous faire des confidences et d’aller fouiner où les autres ne vont pas ! la félicita "le barbu".

- N’oubliez-pas que vous m’avez promis la visite des souterrains du "Castel 12" ! lui rappela la chanteuse, j’aimerais bien examiner le mécanisme du fameux mur. Et puis, il y la petite visite projetée au garage d’Olivier Derain...

- Je pense que pour ça, vous n’avez besoin de personne ! je fais confiance à Molière, qui joue de la serrure tout aussi bien que moi ! Je propose que nous fassions le point ce soir. Je vous téléphonerai ! Je dois y aller... conclut le commissaire.

Barbet parti, Durga interrogea Jourdain sur la poursuite des investigations. À présent que "la nourrice" était découverte, la drogue saisie, comptait-il s’occuper encore de cette affaire ? À quoi Marc répondit qu’il n’avait pas l’intention de laisser tomber... ni l’affaire, ni elle, précisa-t-il en attirant la femme dans ses bras. Et il embrassa sa partenaire pour sceller cette affirmation. Lui aussi devait rédiger un rapport à l’ordinateur, sur ses activités, du moins... celles qui intéressaient "la maison". Sa hiérarchie lui avait donné carte blanche, et, ni le meurtre d’Alain Révillon, ni celui des deux gardiens n’avaient été élucidés. Il pensait donc pouvoir être encore utile. À eux deux, ils feraient certainement progresser l’enquête. En effet, ils étaient en possession d’un réseau d’informations qui leur permettait d’avoir une idée sur le dessous des cartes.

S’ils devaient retourner à Quincy, s’entretenir avec le centenaire, ils ne s’y rendraient que dans l’après-midi. Durga suggéra, après que Marc eut tapé son rapport, de visiter le pavillon d’Olivier Derain, tout en promenant Gipsy. Un mardi matin, les habitants du lotissement seraient pour la plupart, au travail et des "visiteurs" se feraient certainement moins remarquer que le soir, où même la nuit, argumenta-t-elle, où leur présence réveillerait tous les chiens du voisinage. Du moins, avec Gipsy, tenaient-ils un alibi pour les égailler.

Tout en se préparant, elle recommanda à Jourdain de s’habiller chaudement, car le froid était vif. Puis elle sortit avec le collier de cuir et la nouvelle laisse, qu’elle allait pouvoir étrenner.

Les deux complices jouaient toujours dans le jardin du bas. Isidore ouvrait le bal, la plupart du temps, en sautant des branches où il s’était réfugié, pour entamer une course à travers le pré et grimper prestement à la verticale d’un tronc. Gipsy s’était essayé à le suivre, mais il avait dû se rendre à l’évidence : les chiens ne grimpent pas aux arbres. Alors, il compensait en faisant des bonds acrobatiques, qui laissaient, cependant, le félin hors de son atteinte. Quand le chien s’était bien épuisé, le chat changeait d’arbre... Durga mit fin à ce jeu

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passionnant en appelant le Malinois. Elle boucla son collier, puis fit rentrer Isidore dans la maison. Jourdain était prêt et ils passèrent tous trois le portillon.

La chanteuse suggéra aussitôt de traverser la chaussée. L’autre côté de la route ne comportait, en effet, pas de portails derrière lesquels guettaient des congénères. Sur ce flanc de vallon encaissé, les maisons dressaient immédiatement leurs portes et leurs murs de pierre ; les jardins ne s’ouvraient que sur l’arrière des propriétés, remontant le versant du côté du plateau d’Arthy. Il suffirait bien d’éveiller le concert d’aboiements en entrant dans le lotissement.

Jourdain s’était chargé de son petit sac à dos et ils semblaient ainsi un parfait couple de randonneurs, accompagné de leur chien. Le trio atteignit bientôt la rue des Bouleaux. Les premiers pavillons croisés paraissaient silencieux et désertés, juste livrés à la gente canine. Au 15, tous les volets étaient fermés. Marc inspecta rapidement la clôture et le portillon. Il sortit son passe et la serrure ne lui résista pas longtemps. Il s’avança dans la petite allée, suivi de Gipsy et de Durga. Ils convinrent de faire le tour de la maison. Et, surprise... ils y découvrirent, dos au garage, le hangar à bois. Mais, en en inspectant le sol et les recoins, ils ne décelèrent pas la moindre ouverture, pas la plus petite dalle, juste de la terre battue et des bûches. Marc proposa d’aller s’attaquer à la porte du garage, tandis que sa compagne et le Malinois attendraient derrière le pavillon.

Il revint bientôt. En fait, il avait ouvert la porte de la maison car le vantail du garage s’actionnait de l’intérieur ou par télécommande. Durga retira sa laisse au chien et, s’abstenant de donner de la lumière, ils inspectèrent les pièces dans la pénombre. Il y régnait un assez grand désordre. De la vaisselle sale s’accumulait dans la cuisine. Des revues et des papiers épars traînaient sur tous les meubles du salon-salle à manger. Quant aux chambres de plain-pied, puisqu’il n’y avait pas d’étage, tous les lits en étaient défaits et des vêtements abandonnés jonchaient le sol ou s’entassaient sur les chaises. Les battants des penderies, restés ouverts, attestaient d’un départ précipité. Ils retournèrent dans la cuisine, d’où l’on pouvait accéder directement au garage. À part des bidons d’entretien de liquides divers et un train de pneus, il était vide. Gipsy flairait frénétiquement un angle où ne subsistait qu’un emplacement plus net, sur le ciment peint, où avait dû séjourner quelque chose... qui n’y était plus. Et pas la moindre trace de trappe sur le sol.

- Macache walou... lâcha Molière.- Ce qui doit signifier : rien de rien, traduit le "loup blanc".Ils entreprirent alors d’explorer le petit jardin, bordé de hauts lauriers taillés, qui

s’étendait derrière la maison. Un vieux portique ayant accueilli une balançoire, dont il ne subsistait qu’un bout de corde pendante, trônait sur la gauche. Derrière le barbecue, un bosquet d’herbe de la pampa occupait le côté droit. À cette époque de l’année, il ne restait, des grandes hampes emplumées, que tiges cassées desséchées et feuilles coupantes jaunies.

Durga réfléchissait. Elle tentait de se souvenir. Les Derain avaient voulu implanter un abri à bois à côté du garage, or, il était derrière la maison. À côté du garage, sur le côté droit de la maison, il n’y avait rien. Que le dallage qui cernait tout le pourtour du pavillon  : des carrés industriels agglomérés, comme on en voit partout. Elle revint sur ses pas. L’herbe ici, n’était pas en meilleur état que dans son jardin. La neige l’avait couchée et roussie. Et la tondeuse n’avait visiblement pas été passée de ce côté, à la fin de l’automne. C’est alors qu’elle remarqua que la double rangée de carreaux, à cet endroit, n’avaient pas de joints de la même couleur sur un pourtour d’un mètre carré. Elle appela Jourdain qui fouinait sous les haies avec Gipsy.

Le chien huma l’herbe et les carreaux. Il tournait, retournait, mais semblait hésiter. Marc sortit un outil pour faire levier par l’interstice du coin d’un carreau aux joints différents, mais c’est toute une plaque de dalles scellées ensemble qui se souleva. Latéralement, quand il eut fait glisser l’ensemble aggloméré, ils découvrirent un espace vide où descendait un simple

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escabeau de bois. Gipsy dévala les marches plates en deux bonds, avant qu’on ait pu le retenir, les deux humains suivirent plus prudemment. Durga sortit sa lampe électrique.

Un souterrain s’ouvrait là, façonné de silex et de briquettes, très différent de celui du manoir, certainement plus ancien. Apparemment il s’engageait sous la chaussée, miraculeusement épargné par le jardin voisin. En effet, le terrassement du pavillon ne l’avait loupé que d’un peu plus d’un mètre, mais quand les propriétaires avaient creusé pour implanter les poutres de soutènement de l’abri à bois, ils étaient tombés juste dedans. La maison voisine, elle, était décalée sur la gauche afin d’éviter le vis à vis, si bien que le tunnel passait sous son gazon. Durga connaissait suffisamment le lotissement, pour savoir que derrière la rue des Bouleaux, le terrain remontait en direction du bois et que la rue des Peupliers ne se terminait là, en impasse, qu’un peu plus loin. Quant à l’autre extrémité du tunnel, en direction de l’ancien château, elle s’ouvrait du côté de la rue des Ifs et elle était éboulée à quelques mètres, sous des terrassements.

Le sol de terre battue était sec. Aucune résurgence d’eau ne l’atteignait. La couche calcaire, quant à elle, se situait beaucoup plus profondément. On était là dans le creux du vallon rempli de sédiments. Ils parcoururent une dizaine de mètres. Sur le sol étaient rangées de grandes panières, installées par précaution sur des palettes, rehaussées de parpaings. Gipsy s’agitait sur les couvercles, tentant de les soulever avec son museau. Durga dégagea une des boucles, retenue par un gros nœud d’osier. Dans l’écrin intérieur garni de tissu, une multitude de petits cœurs roses étaient amoncelés, comme des granulés.

- Des doses d’ecstasy ! annonça Jourdain.- Et les cœurs roses, c’est pour la Saint-Valentin ? hasarda Durga.- Certainement... c’est la semaine prochaine !La seconde panière recelait la même chose, plus deux rouleaux de cannabis, qu’ils y

trouvèrent enfouis.- Alors, ils n’ont rien emporté !- Certainement, non ! Ils étaient sûrs de leur cachette et il était plus prudent pour eux

de partir sans rien, un contrôle de police, sur la route, est si vite arrivé ! conclut Jourdain.Durga émit l’idée que les deux informaticiens devaient avoir tout un réseau de clients

ruraux, où ils pouvaient dealer. Leur métier leur permettait de se rendre dans les habitations sans aucun risque. On devait les appeler également pour des fêtes diverses. Ils étaient en mesure d’approvisionner, en outre, les gros bourgs voisins, qui abritaient tous quelques quartiers sensibles.

Jourdain lui rétorqua qu’il fallait qu’elle abandonne cette image toute faite que la drogue ne circulait que dans les cités. Elle avait gagné les collèges et les lycées ainsi que tous les milieux aisés.

- Bon ! Qu’est-ce qu’on fait à présent ? demanda Durga.- Eh bien, on remonte les panières. On les déposera le long de la haie et on reviendra

les charger dans la voiture. Je vais refermer la maison, ainsi je n’aurai plus, après notre passage, qu’à faire jouer la serrure du portillon, décida Marc.

Ils firent exactement ce que le mentaliste avait prescrit. La plaque fut remise en place. Durga avait évidemment voulu voir jusqu’où allait le souterrain, qui obliquait à l’ouest en direction de la Commanderie. Mais quand elle avait balancé le faisceau de sa lampe au-delà des panières, tout au fond du trou noir, elle ne put que constater qu’il se terminait là, à une jetée de pierres, en un amas de gravas.

- Juste un petit souterrain pour particulier ! en avait-elle conclu.En repartant, le trio ne croisa qu’une camionnette utilitaire, qui tourna rapidement dans

la rue des Ifs. La balade de Gipsy avait tourné court et Durga, le lâchant dans le jardin, lui promit une prolongation pour bientôt. Elle mit rapidement la voiture en break, Marc prit le volant et ils reprirent illico la direction du lotissement.

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Rue des Bouleaux, une vieille dame cheminait lentement avec son roquet. Ils durent faire le tour de la rue des Noisetiers et des Tilleuls, le temps qu’elle regagne son domicile. Puis Marc se rangea doucement le long du trottoir, laissant le moteur tourner. Durga ouvrit le haillon du coffre. Il ne leur fallut que quelques instants pour y charger les deux panières. Puis Molière fit tourner le penne de la serrure du portillon et ils repartirent. Le "loup blanc" espérait juste qu’il n’y ait pas une "ma ’me Montbazon" embusquée derrière une fenêtre, mais elle ne put détecter aucun mouvement de rideau, en croisant devant les pavillons. Elle se retourna encore alors que la voiture s’éloignait, elle ne vit personne.

De retour à la maison, Durga suggéra de mettre les panières au premier étage, dans une des chambres inoccupées, ainsi elles seraient en sécurité et à l’abri des regards, s’ils avaient inopinément de la visite. Elle en ferma la porte à clé, quoiqu’elle sût que ce fut une protection bien illusoire...

Elle proposa ensuite à Jourdain une vraie promenade avec le chien, du côté du plateau d’Arthy, elle tenait à éviter le Domaine.

Le sentier étroit prenait de l’autre côté du carrefour, entre la route menant à Villemont- en-Arthy et l’angle du mur de la propriété de la Montbazon. Il montait rudement à travers la partie boisée de la pente, qui s’étendait en une large bande sur ce flanc de coteau, jusqu’après l’église de Dampierre. Le chemin longeait l’extrémité des terrains jouxtant les maisons en contrebas, si pentus que la plupart n’étaient guère entretenus, clos de manière rudimentaire de grillages en piteux état. Durga essoufflée méditait sur la chance qu’elle avait de posséder un jardin au faible dénivelé, juste au creux du vallon, à la croisée des chemins. Un endroit symboliquement stratégique.

Les devançant en bricolant d’un buisson à l’autre, Gipsy avait là matière à flairer des bouquets de senteurs diverses. Bientôt, ils débouchèrent sur le plateau. Plusieurs voies s’offraient à eux à travers les champs labourés, un fois traversée la petite route agricole qui montait jusque là depuis la départementale. Mais hors de l’abri du chemin creux, le froid était vif. Aussi, Durga choisit-elle de prendre la direction de l’église, par le sentier qui replongeait dans les taillis ; ils l’atteignirent bientôt. En contrebas courait la route, que deux petites voies pentues à sens unique, reliaient à l’édifice de part et d’autre.

Le chemin poursuivait vers le cimetière. Gipsy qui les devançait, s’y était engagé résolument et ils le suivirent. Ils le virent soudain tomber en arrêt. Il reniflait quelque chose devant lui, que sa masse leur masquait. Brusquement, il se mit à gémir. Marc et Durga le rejoignirent bientôt. Gisant dans les feuilles mortes et les cailloux, un grand corps rayé était étendu en travers du passage. Georges. La mort l’avait déjà raidi. Un peu de sang perlait à son petit nez rose.

Durga était complètement désemparée. Les larmes coulaient sur son visage. Elle prit doucement dans ses bras, le chat rigide comme une grande buche. Gipsy poussait son museau sous son coude, en signe d’amitié. Marc se taisait.

Mais que venait faire le félin de ce côté ?Il se sera fait heurter par une voiture et sera remonté jusque là, suggéra Jourdain, il

venait sans doute du lotissement et aura traversé la route. Mais Durga semblait sceptique. Ce n’était guère son territoire de chasse, ni son passage habituel. Elle demeurait là, le chat dans les bras, comme clouée sur place. Marc avança la main pour tâter le pelage du félin. Il ne présentait pas de blessures, mais il découvrit une cordelette nouée serrée autour de son cou.

- On l’aura tué ! étranglé, pris dans un collet, puis assommé, énonça Durga.- C’est probable, ajouta Jourdain.- Mais pourquoi ?... qui pouvait-il gêner ?- Quelqu’un qui aura préparé un piège, auquel il se sera laissé prendre.

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Ils firent demi-tour, Durga serrant son chat mort dans les bras, pleurait silencieusement. Gipsy suivait, il avait cessé de folâtrer, comme s’il mesurait la détresse de sa maîtresse.

De retour à la maison, celle-ci enveloppa le petit cadavre dans un vieux teeshirt et sortit une pelle du cabinet de jardin. Marc la lui prit des mains et demanda où il fallait creuser.

Elle lui indiqua un emplacement au fond du jardin.Là reposaient déjà Mia la mère de Georges et Groucha son père, vieux matou errant,

qui était venu finir sa vie dans le jardin, demandant un ultime asile. Demeuraient ici, également, Chat Jaune, un frère d’une autre portée et non loin de là, Ulysse le chien, précisa Durga, en pleurant de plus belle.

Gipsy s’était couché dans l’herbe, le museau aplati sur le sol, il suivait la scène en silence. Marc dut creuser un bon moment, car le chat était grand. Il ne fallait pas non plus qu’il risque d’être déterré par un animal rôdeur, cela nécessitait que la cavité soit profonde. La terre était dure, à cette époque de l’année, elle n’avait pas encore la souplesse qu’elle acquerrait au printemps. Malgré le froid, Jourdain suait à grosses gouttes, mais il ne voulut en aucune façon passer le relais à Durga. Celle-ci déposa bientôt le corps rigide au fond du trou. Pas une fleur n’avait vraiment éclos en ce mois de février, trois petits crocus jaunes pointaient, cependant, déjà le bout de leur nez. Elle les cueillit pour les placer sur la dépouille emmaillotée. Elle ne pouvait s’empêcher de se remémorer la cérémonie de la veille, au cimetière de Boivilliers, où les parents et les amis jetaient des roses sur les cercueils. Elle n’avait vu, alors, personne sangloter. Et voici qu’elle pleurait à chaudes larmes pour son chat. L’émotion était une chose étrange.

Marc remblaya la terre. On tassa. Durga recouvrit la tombe de grandes brassées de feuilles mortes jonchant le fond du jardin sous les grands peupliers et y déposa de gros silex qui, tels des os épars enfouis il y a des siècles, remontaient régulièrement à la surface du terrain.

Tout en se tamponnant les yeux, le "loup blanc" proposa de préparer une bonne soupe chaude. Ce que Molière approuva avec ferveur.

Isidore, qui était resté enfermé dans la maison, flaira immédiatement l’odeur de mort sur sa maîtresse et s’écarta vivement. Durga se lava soigneusement les mains et mit sa parka dans la machine à laver. Puis elle ouvrit un pack de soupe aux sept légumes, cuisinée à l’ancienne. Marc découpa des tranches de pain, qu’il passa au grill. Il ne manquait plus que le lard... commenta-t-il. Et Durga sortit du réfrigérateur un gros morceau de jambon cru, qu’elle conservait dans un torchon.

Eux aussi faisaient un repas de funérailles, songea-t-elle.Ils mangèrent silencieusement. Mais, chacun pour soi, ils retournaient les scènes

vécues dans la matinée.- La personne qui a écrit les messages aura voulu se débarrasser de Georges, dit

soudain Jourdain.- Sa piste risquait de le démasquer, compléta Durga. C’est certainement quelqu’un

chez qui mon vieux matou allait quémander à manger, lorsqu’il faisait sa ronde. Quelqu’un du lotissement, qui avait des soupçons sur les activités des informaticiens.

- Un voisin, sans doute. Un homme. Je ne vois pas une femme poser un collet, remarqua Durga.

- C’est peut-être un accident... la personne n’avait eu que l’intention de charger le félin d’un nouveau message et aura tenté de l’attraper de cette façon, mais le matou aura tiré trop fort sur le lien, émit Jourdain.

- Comment savoir... conclut Durga.

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Il fut temps de partir pour Quincy.Marc se souvenait parfaitement du chemin. Dans le bourg, pour ne pas arriver les

mains vides, Durga opta cette fois pour des pâtes de fruit, comme petit cadeau au centenaire. Et le couple se présenta à la grille des "Fauvettes".

La même réceptionniste se tenait à l’accueil. Elle les reconnut aussitôt et les pilota obligeamment à travers les couloirs.

Gaspard Petit disputait une partie de jacquet dans le salon avec un autre vieillard. Prévenu d’une visite, son visage s’éclaira soudain. La femme roula alors promptement le fauteuil jusqu’à la bibliothèque.

La chanteuse s’excusa de déranger le vieil homme au milieu de son jeu.- J’étais en train de perdre, lança celui-ci, vous m’avez tiré d’un mauvais pas !Et il la gratifia du petit sourire espiègle, dont il avait gardé le secret. Une expression

malicieuse, presque enfantine, qui illuminait son visage ravagé. Il semblait ravi de les voir et s’enquit bientôt du but de leur visite.

Après lui avoir déballé son petit cadeau, Durga le regarda droit dans les yeux et prononça le nom de Julie Clavel. Gaspard fronça les sourcils.

- Vous étiez au courant, n’est-ce pas ? dit Marc, comme une évidence.- Oui... bien sûr, acquiesça l’ancien résistant. L’Octave était un vigoureux jeune

homme et la Julie un joli brin de fille... ils étaient jeunes et puis c’était la guerre. On ne savait pas ce que nous réserverait l’avenir. On vivait au jour le jour. Néanmoins, après le drame, personne n’a aidé la pauvre petite.

- Mais vous saviez qu’elle avait eu un fils ! lorsqu’elle est allée accoucher chez les sœurs, affirma Durga.

- Vaguement. Vous savez, il y avait eu le Débarquement, puis ensuite la Libération et la grande Histoire à balayé la petite ! s’exclama l’ancien.

- Seulement, ma voisine, la Montbazon, m’a affirmé que ce fils d’Octave Tallard, Louis Clavel, adopté ensuite par une famille de la Creuse, était revenu au pays voir sa mère, dit doucement Durga... il y a quelques années, peu avant la mort de Julie et... je pense qu’il est venu vous voir également...

- Louis Clavel ? énonça le centenaire.- Ou Louis Jarraud... l’écrivain de romans policiers. Ou peut-être... Louis Révillon,

hasarda le "loup blanc".- Ah !... non... Alain Révillon, un journaliste... il y a un an ou deux…- C’était un jeune homme ? demanda soudain Jourdain.- Non.... plutôt un sexagénaire... répliqua Gaspard.Marc et Durga échangèrent un coup d’œil. Ils réalisaient qu’ils n’avaient pas pensé à

cette éventualité. Louis Clavel s’était fait passer pour un journaliste du nom d’Alain Révillon, et c’est lui qui avait peut-être enquêté auprès des gens de la région, sur les souterrains.

- Et, qu’est-ce qu’il voulait savoir, cet Alain Révillon, lorsqu’il est venu vous voir ? interrogea Durga. Nous avons tout lieu de croire que c’était une fausse identité. Le vrai Alain Révillon était un jeune garde-chasse. Et il avait déjà été assassiné, à cette époque.

Le vieillard leur lança un regard noyé. Toujours cette terrible histoire qui ressurgissait et qui n’en finissait pas de semer la mort. Il se tassa dans son fauteuil, baissant la tête.

Durga éprouvait du remord à torturer ainsi le vieil homme avec ses souvenirs. Cependant, seul survivant, il était le dernier lien qui subsistait avec ce sombre drame.

- Il voulait écrire un livre sur la Résistance dans le pays. Et sur les martyrs de Boivilliers. Il prétendait qu’ils avaient été oubliés, finit par dire le centenaire.

- Et que lui avez-vous raconté ? demanda Jourdain.- Rien, bien sûr... mais il avait l’air d’en savoir déjà long. Les souterrains, la muche, il

a même fait allusion au trésor. J’ai répondu que c’était des rumeurs, des fantasmes échafaudés

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par les gens de la région. Mais, il avait entendu parler d’un vol perpétré au château, occupé par les nazis et... je lui ai dit que ce n’était que des documents secrets et stratégiques. Cependant... j’ai eu l’impression qu’il ne me croyait pas. Alors, je lui ai demandé s’il voulait écrire un roman ou témoigner d’une histoire véridique.

- Et… ? dit Durga.- Il n’a fait que sourire d’un air entendu. Puis il est parti... acheva le vieil homme dans

un souffle.Le silence s’installa dans la pièce.Ce fut Jourdain qui présenta le sachet de pâtes de fruit au centenaire, pour lui ménager

un moment de répit. Mais Durga n’en avait pas terminé, elle suivait son idée.- Monsieur Gaspard, est-ce que des descendants de vos camarades abattus en 1944

vous ont jamais consulté... à propos de l’or de la muche ?- Des descendants... me consulter ? Mais pour quoi faire ?Le "loup blanc" choisit de ne pas aggraver les tourments du vieillard en lui révélant

que l’or avait été converti en objets d’art et que, vraisemblablement, il avait fait des petits. Il valait mieux qu’il demeure avec la certitude que le trésor maudit reposait toujours dans une pièce de la muche. À l’abri des prédateurs.

Après avoir roulé son fauteuil jusqu’au salon, le couple fit ses adieux à Gaspard Petit, non sans l’avoir chaleureusement remercié. Durga promit de revenir, quand elle serait en mesure de lui compter le dénouement de toute cette histoire.

Dès qu’ils eurent rejoint la voiture, la chanteuse brancha son portable sur le Net. Elle chercha sur Google ce qui se rapportait à Louis Jarraud, écrivain. Edition du Bois Noir. Elle en releva l’adresse et les coordonnées.

- On va à Paris ! lança-t-elle à Jourdain !- Bien chef ! répliqua celui-ci avec un sourire, ça va nous distraire un peu !Un peu plus tard, le couple tournait en rond dans le quartier de Saint-Germain-des

Prés, pour trouver une place.- On pourrait peut-être aller au parking, suggéra Durga...- Évidemment, maugréa Jourdain, mais la chance lui sourit : une voiture clignotait

pour quitter le stationnement, juste devant lui.Le couple se dirigea vers le 25 rue Jacob, au siège de l’édition. Durga fit part à son

compagnon de son regret qu’il n’existe pas de carte officielle d’appartenance à la "maison", afin d’obtenir plus facilement le renseignement qu’elle désirait : l’adresse et le nom véritable de Paul Jarraud. Ils auraient, bien sûr, pu faire appel à Barbet, mais il leur fallait gagner du temps. Le commissaire avait suffisamment à faire de son côté et leur avait implicitement donné le feu vert pour poursuivre leurs investigations.

L’ascenseur les déposa au deuxième étage.Les bureaux étaient assez cossus. Moquette et décoration soignées. Jourdain, armé de

tout son sérieux, s’annonça immédiatement comme enquêteur, mais demanda aussitôt à la réceptionniste une extrême discrétion. Il avait sorti de son portefeuille une carte barrée de bleu, blanc, rouge, qu’il mit brièvement sous le nez de la jeune femme. Leur requête, finalement, était très anodine. Le nom et l’adresse d’un de leurs auteurs, juste à fins de vérifications... rien de grave.

La réceptionniste décrocha son téléphone et annonça les visiteurs à qui de droit. Puis elle les précéda jusqu’à un élégant bureau, au fond du couloir.

Un homme d’un cinquantaine d’année, le nez chaussé de lunettes épaisses, se leva pour les accueillir. Jourdain se présenta, puis désigna Durga comme sa collaboratrice. Ressortant sa carte tricolore -qu’il rengaina bientôt avec la même dextérité- il fit part de sa demande, d’un ton patelin et rassurant.

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- Nous ne voulons nullement importuner votre auteur, mais nous pensons que des liens familiaux le rattachent à une affaire qui n’a pas encore été élucidée et... nous devons vérifier toutes les pistes. C’est notre devoir... s’excusa-t-il.

Le responsable ouvrit un grand fichier, dont il retira un dossier.- Si vous avez aussi un numéro de téléphone... suggéra Durga.Sans dire un mot, l’homme sortit une feuille de papier et y transcrivit rapidement les

renseignements demandés.- J’espère que cela restera dans la plus grande confidentialité, ajouta-t-il en remettant

la feuille à Jourdain. C’est un auteur prolixe, qui a de nombreux et fidèles lecteurs. Nous n’aimerions pas qu’il soit importuné, ni inquiété.

- L’enquête suivra son cours, répondit Jourdain, merci de votre coopération.Et le couple prit congé.Jourdain avait plié la feuille en deux et l’avait glissée dans sa poche.Ils se retrouvèrent bientôt sur le pallier et dévalèrent les escaliers sans appeler

l’ascenseur. Sur le trottoir, ils marchèrent rapidement jusqu’à la voiture, sans échanger un mot.

Enfin dans l’habitacle, Jourdain démarra aussitôt et prit la direction de la rive droite.- Tu veux faire durer le plaisir ! finit par lâcher Durga.- J’ai reçu un texto du "barbu", il nous attend au Diapason, répondit le mentaliste. On

va attendre encore un peu...Durga se mit à rire. C’était bien là un trait du caractère de Marc. Il voulait partager le

renseignement avec leur ami, pour que la découverte leur soit commune. Elle s’enquit cependant du lieu de ce fameux Diapason.

- C’est en terrain connu pour toi, en haut du cimetière Caulaincourt, à Montmartre. Le restaurant de l’hôtel Terrass, annonça Marc. Vue imprenable. Nouvelle cuisine assurée, ajouta-t-il. Toutefois, étant donnée la température, nous dînerons certainement au rez-de-chaussée, car la terrasse n’est pas couverte...

Une fois passé le Palais de Justice, Jourdain prit le boulevard Sébastopol. La circulation était dense et depuis l’élargissement des voies d’autobus, le franchissement des carrefours devenait plus compliqué. La voiture dépassa la gare de l’Est, puis croisa au large de la gare du Nord. Mais l’itinéraire devenait méandreux et rétréci. Ils mirent plus d’un quart d’heure pour rallier Barbes. Et encore vingt bonnes minutes pour atteindre la Place Clichy, car sur le boulevard, les voitures ne circulaient plus que sur une voie. Marc n’insista pas. Il engagea la voiture dans l’inter parking des hôtels Ibis et Mercure.

Cet emplacement renfermait un nid de souvenirs, pour Durga. En effet, ces constructions avaient remplacé l’immense cinéma Gaumont Palace, où elle se rendait avec ses parents, quand elle était enfant, et qui allongeait sa queue, le dimanche, jusqu’au pont Caulaincourt. Mais invariablement, tout le monde rentrait, tant le cinéma était vaste, bien qu’une seconde queue tout aussi conséquente, s’étendit du côté de la rue Forest, qui faisait angle avec la palace. Elle se remémorait l’orgue électrique et les attractions, qui donnaient son cachet si original à l’immense cinéma. Cinéma construit sur l’hippodrome aménagé lors de l’exposition universelle du début du siècle… que de l’Histoire.

Ils remontèrent à pied le pont métallique jeté par dessus le cimetière. Jourdain rappela à Durga que c’était là, en le quittant, après leur première entrevue, qu’elle avait soudainement pensé au calvaire de Dampierre, pour y chercher une entrée de la muche. Elle le félicita pour son attention et son excellente mémoire. Est-ce parce qu’elle avait narré tous ces détails à Barbet qu’il avait choisi ce restaurant ? Quentin faisait souvent preuve de délicatesses insoupçonnées, peu en rapport avec son habituel comportement bourru et ses gestes brusques. Dans le fond, c’était un tendre, pensait Durga.

Néanmoins, le "tendre" les attendait devant une coupe de Champagne.

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- Ah, mes amis ! Je suis heureux de vous voir ! J’ai pas mal de nouvelles... nouvelles !- Nous aussi, dirent presque en chœur Durga et Marc.- Alors, garçon ! Champagne ! Qui commence ?- Eh bien... commença Jourdain en mettant la main à sa poche.- Non, non, non, le coupa Durga, vengeresse, d’abord Quentin !Le commissaire les regarda, supputant une astuce qu’il ne saisissait pas, mais il

n’insista pas. Dans son métier, il faut savoir dépasser ce que l’on ne comprend pas.Il évoqua les renseignements qu’il attendait au sujet du propriétaire du "Castel 12" et

de tout ce pâté de maisons sous lequel s’étendait le garage clandestin :- Il y a pas mal de sociétés écran, mais après investigations, cela va vous surprendre,

tous les immeubles de ce quartier appartiennent à un seul et même propriétaire.- Je m’en doutais un peu, dit Marc.- Et, qui est-ce ? interrogea Durga.- Antoine Portal, industriel de la chaussure, patron de la marque "Snake", entre autres !Il est très connu dans le milieu de la finance, continua Barbet. Il possède des usines de

fabrication dans toute l’Europe, de nombreuses filiales et un siège social à Toulouse.- Tiens donc ! s’exclama Jourdain, ma foi, voilà pas mal de points stratégiques pour

faire passer de la drogue !- Exactement ! répondit Quentin. Les trafiquants ont plusieurs méthodes. Soit ils

emploient la technique du "Go fast", en remontant le cannabis par Gibraltar à bord de puissantes cylindrées. Soit la drogue est acheminée dans des camions divers. Quant à l’héroïne, elle passe généralement par Anvers, où elle arrive d’Amérique du Sud, dissimulée dans des containers. Non seulement Portal a son royaume dans la chaussure, mais il a acquis une multitude de petits magasins de détails, qui sont sous sa coupe. Du primeur, au carreleur, en passant par des libraires, des magasins de confection ainsi que d’électroménager. Apparemment il les arrose pour qu’ils lui servent de couverture. Et le point central de stockage se trouvait être dans les souterrains du "Castel 12", où il n’était possible d’accéder qu’en ayant connaissance du mécanisme d’ouverture du mur de la crypte. Curieusement, la Belle Auberge aurait été rachetée au nom du sommelier, Léonce Anthelme, qui l’aurait transformée en night-club, mais personne ne l’a jamais vu dans les lieux. Encore un homme de paille d’Antoine Portal. Quant à l’autre issue, par le monte-charge du magasin de carrelage, elle était contrôlée par un associé qui avait toute sa confiance.

- Apparemment, celui qui a des problèmes de chasse d’eau dans son pavillon et avec lequel j’ai bu un coup à la brasserie de Saint-Martin, précisa Jourdain.

- Tout à fait : un certain Dominique Martoni. Seulement, il a un casier chargé et plusieurs condamnations. Nous avons été faire un tour à son pavillon, comme vous le nommez si bien. C’est un petit château dans le Vexin, une propriété magnifique dotée d’un parc de plusieurs hectares.

- Cependant, je suppose que toutes ces activités sont cloisonnées et que cet Antoine Portal demeure intouchable, affirma Durga.

- C’est cela ! confirma Barbet ! Il y a longtemps que différents services enquêtent sur ce monsieur sans jamais rien trouver pour pouvoir le coincer directement. Il n’est que le propriétaire des murs et on ne peut le tenir responsable des agissements de ses locataires ou de ses gérants. On ne serre jamais que des comparses. Lui, reste hors de portée et blanc comme neige, si je peux oser cette comparaison. D’après différents rapports, il paraîtrait que ce soit un mégalomane. Il a tissé un empire dans la chaussure, mais il a de l’argent placé dans diverses industries et de nombreuses actions cotées en Bourse.

- Et il habite Toulouse ? interrogea Jourdain.

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- Non, il possède un luxueux appartement dans le 16e, à Paris, répondit le "barbu". Mais parlez-moi un peu de ce que vous avez découvert de votre côté...

Durga prit la parole avant que Jourdain, qui avait de nouveau mis la main à sa poche, puisse répondre. Elle narra au commissaire leur expédition du matin, au domicile d’Olivier Derain. La découverte des panières remplies de doses d’ecstasy, dans la cache en bordure du pavillon, vestige de l’ancien souterrain du château de Dampierre. L’aide précieuse de Gipsy et la mise en sureté de la drogue. Puis la découverte du cadavre de Georges, le chat.

- Pauvre vieux Georges ! commenta Quentin, c’est une bien triste fin.Déjà les yeux de Durga s’embuaient à ce souvenir, Jourdain intervint alors d’autorité :- Nous avons également appris, auprès du centenaire, en retournant à Quincy, qu’il

avait eu la visite d’un journaliste d’investigation, qui projetait d’écrire un livre sur les fusillés de Boivilliers... un certain Alain Révillon... sauf qu’il avait la soixantaine et qu’il est probable que ce soit le fameux Louis Clavel, le fils posthume du jeune cantonnier résistant, adopté dans la Creuse. Celui qui écrit des romans sous le pseudonyme de Louis Jarraud.

- Tiens donc ! s’exclama le commissaire. Il faudrait connaître son véritable nom !- Justement... dit Jourdain en souriant, nous avons fait un crochet par sa maison

d’édition... le Bois Noir... et nous avons pêché le renseignement. Il tira le feuillet de sa poche.- Marc n’a pas voulu regarder le nom et l’adresse écrits sur cette fameuse feuille, avant

que nous soyons réunis, ajouta Durga, d’un air grave... il l’a gardée pliée dans sa poche...- D’où un certain sentiment de frustration, qu’elle éprouve depuis tout à l’heure, dit

celui-ci, pince sans rire.Quentin pouffa, bientôt rejoint par Marc et Durga.- Je ne pensais pas qu’on avait de ces fantaisies là, dans les services secrets ! finit par

dire le commissaire, lorsqu’il eut repris son sérieux.- J’ai pensé qu’ainsi, tous les commentaires et élucubrations seraient sur un pied

d’égalité, énonça sentencieusement Jourdain, cette affaire à tiroirs nous a déjà réservée tant de surprises que... et il déplia la feuille. Durga et Quentin, en arrêt, gardaient les yeux fixés sur lui, suspendus à ses lèvres.

- Et le gagnant est : Louis Ferrant, dit Louis Jarraud, 33 rue des Ifs à Dampierre... quatre vingt quinze...

- Non ! s’exclama le "loup blanc".- Si ! confirma Molière.- Eh bien, voilà qui répond à plusieurs de nos interrogations et qui éclaire l’affaire

d’un jour nouveau lâcha le "barbu".- Mais quel est le lien entre ce Louis Ferrant et Alain Révillon ? demanda le chanteuse.- Il reste à trouver, j’en ai peur, affirma Jourdain. Il est à chercher dans la Creuse, du

côté de la famille Ferrant.- Cette révélation place ce Louis en principal suspect, néanmoins, dit le commissaire.-Il a pu découvrir le pot-aux-roses du trafic d’œuvres d’art, continua Durga et c’est

pour se procurer les clés des portes blindées, qu’il aura rendu visite aux gardiens. Paul Deladrière savait qu’en coupant le courant, il déclencherait une sécurité supplémentaire, c’est pour cela qu’on l’a retrouvé accroché à la porte des compteurs. Mais quand Louis s’est rendu compte qu’il ne pourrait obtenir les clés, parce que les retraités ne les possédaient pas, dans sa rage, il les aura poignardés. C’est une mise en scène symbolique, digne des histoires rocambolesques qu’il imagine pour ses romans.

- C’est également lui qui a pu écrire les messages accrochés au cou de Georges, proposa Jourdain. Il aura eu connaissance du trafic des informaticiens et aura lancé une bouteille à la mer.

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- Oui... mais je doute qu’il ait pu savoir, du moins au début, que Georges était mon chat, répondit Durga.

- Apparemment, c’est un psychopathe épris de justice, déclara le mentaliste. Sa mère enceinte, lâchée par tout le monde, avait été contrainte de l’abandonner. Il aura voulu se venger. Il a certainement cru que les "descendants" s’étaient partagé le trésor nazi.

- Et il désapprouvait les agissements des petits dealers du lotissement ! dit Durga.- Nous allons dîner ! coupa Barbet. Gardons-nous de charger cet homme de tous les

agissements inexpliqués de cette affaire. Consultez la carte et commandez ! moi, je prendrai des œufs mollets et du puma de cochon. Excusez-moi un instant, je vais immédiatement téléphoner à la gendarmerie de Godincourt. Si le directeur d’édition du Bois Noir a l’idée de prévenir son auteur de votre visite, celui-ci risque de prendre peur et de s’enfuir.

Sur ce, il se leva, raflant au passage le feuillet de Jourdain, pour aller passer son coup de fil sur le trottoir.

- Dis-moi, la carte tricolore que tu as sortie, à la maison d’édition... commença Durga.- C’est le permis d’utiliser les stands de tir de la police pour mon entraînement...

répondit Jourdain en souriant.- Ah ! je me disais aussi... les barbouzes avec des cartes officielles, ça ne court pas les

rues ! ironisa le "loup blanc"- Je ne suis qu’auxiliaire, tu l’oublies, précisa Molière.- Oui, évidemment, et moi, je suis retraitée ! conclut son interlocutrice.Barbet ne tarda pas à réapparaître. Il fit part à ses amis des directives qu’il avait

données au chef de brigade, à propos de Louis Jarraud. Surveiller discrètement sa maison dès ce soir, et interpellation dès demain matin, pour vérification d’emploi du temps et d’activités. Il avait aussi lancé une demande d’informations sur une famille Ferrant dans la Creuse, susceptible d’être les parents adoptifs de l’écrivain.

Durga s’enquit des suites données à l’implication d’Arcadie Leroy et Marjolaine Cochard dans le trafic d’œuvres d’art. Quentin la considéra un instant, silencieusement. Toujours son même souci de peser le pour et le contre. Puis il finit par dire qu’on verrait cela demain, puisqu’il comptait se rendre à la gendarmerie de Godincourt dans la matinée. Ce n’était pas le genre de sujet dont on pouvait s’entretenir au téléphone avec un capitaine de gendarmerie et l’affaire semblait top secret. Jourdain échangea un regard avec sa compagne. Ils avaient tous deux compris que le "barbu" ne tenait pas à les informer davantage de la progression de l’enquête. Il devait avoir ses raisons. Ses amis le respectaient trop pour insister. Ils savaient que le commissaire leur faisait entièrement confiance et s’il ne voulait pas divulguer plus d’informations, c’était certainement qu’il en avait reçu l’ordre.

Ils dînèrent en devisant de choses et d’autres. Tous trois sentaient qu’ils étaient proches du dénouement de cette affaire, ancrée dans un passé qui semblait oublié et dépassé. Cependant, la violence faite aux êtres pendant la dernière guerre avait laissé des stigmates indélébiles. Le poison avait continué de se distiller dans les vies des personnes impliquées volontairement, ou involontairement, dans ces drames comme un pesticide qui serait remonté des racines aux feuilles.

Ils se quittèrent dans le parking, où Barbet avait également laissé sa voiture, en se disant "à demain".

Marc reprit la direction de Dampierre. Sa compagne mit de la musique. Ils étaient trop fatigués pour reparler des dernières révélations. Durga dormait à moitié en arrivant à la maison. Marc passa son bras derrière ses épaules et ils franchirent la porte ainsi enlacés. Gipsy leur fit fête. Isidore leva juste la tête au dessus de sa corbeille rouge en baillant.

Ils montèrent se coucher sans plus attendre.Marc, cependant, prit le temps de taper brièvement son rapport.

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Chapitre XII

Des aboiements secs et furieux de Gipsy réveillèrent les deux amants. Durga se dégagea des bras de Jourdain et enfila sa robe de chambre à la hâte. Elle dévala l’escalier. Le chien continuait de s’agiter devant la porte, qu’elle ouvrit sur le petit matin d’hiver. Il s’élança vers le portillon, où apparemment quelqu’un attendait derrière, immobile.

Durga calma l’animal. Elle s’avança sur le sentier d’ardoises.- Oui ! Qui est-là ?- Durga ? C’est Arcadie !- Attends ! Je vais chercher la clé ! Bon sang ! Pourquoi n’as-tu pas téléphoné !

grommela-t-elle en revenant sur ses pas.Quand elle fut de retour et qu’elle eut fait tourner le penne de la serrure, elle tomba

dans les bras de son vieil ami.- Mais tu n’as ni téléphoné, ni sonné ?- C’est à dire, que j’hésitais à te déranger de si bon matin. Je me demandais si tu étais

seule. Mais, une fois que j’ai entendu ton chien, je me suis dit que le mal était fait, et puis... à travers une fente du portail, je n’ai vu qu’une seule voiture garée dans ton jardin !

- Entre, Arcadie ! Mais tu es à pied ?- Non, bien sûr, j’ai garé ma voiture un peu plus loin.- Je te présente Gipsy ! mon nouveau gardien.- Il est bien joli ! Et voici Isidore, dont tu ne cessais de me parler dans tes mails !Le chat et le chien encadraient le nouvel arrivant et flairaient précautionneusement son

pantalon.- Oui, et tu te souviens certainement du beau Georges ? Mon gros matou tigré !

continua Durga, celui qui est revenu avec un message autour du cou... je l’ai enterré hier...- Ah ! je suis désolé...- Je te fais du café ! Sur Internet, tu parlais de ton prochain voyage en France, mais tu

ne précisais pas quand tu viendrais.- C’est que... je ne savais pas exactement... comment supportes-tu d’être à la retraite ?- Eh bien... beaucoup mieux, depuis quelques temps... mais j’avoue que vers la fin du

mois de janvier, j’ai eu bien peur de mourir d’ennui. Et puis, il y a eu ce message d’appel au secours et j’avoue que ma vie a soudainement pris du relief !

En disant cela, Durga jeta un regard furtif en direction d’Arcadie, pour guetter sa réaction. Leurs regards se croisèrent. Celui du "loup blanc" était chargé d’ironie. Celui de Leroy en expectative. Jourdain aurait peut-être dit, sur le qui-vive. Allaient-ils tous deux tourner autour du pot encore longtemps ?

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- Quand es-tu arrivé, Arcadie ?- Avant-hier ! Je me suis rendu à un enterrement...- Oui ! Je t’ai aperçu...- Tu étais là ? Tiens-donc ! Mais tu ne connaissais pas les Deladrière, ou t’es-tu rendue

aux funérailles par simple voyeurisme, comme tous ces curieux qui se pressaient sur le parvis de l’église ?

- Il s’est passé tant de choses ces jours-ci !... J’ai, entre autre, eu connaissance du drame qui s’est déroulé à Boivilliers en 1944 et... sais-tu qu’en fait, je ne suis pas seule dans la maison ?

Durga cherchait à temporiser, ne sachant comment aborder les choses. Tiraillée entre sa vieille amitié pour Arcadie et la connaissance de son implication dans le trafic d’art.

- Tu as un nouvel amoureux ! s’exclama celui-ci, tant mieux ! C’est bien pour toi ! Crois-moi, même en plein village, je te trouvais bien isolée, seule dans cette grande propriété.

- C’est vrai, mais d’une part, je ne suis plus seule, répondit-elle, et d’autre part, Gipsy est vigilant.... Je me suis décidée à reprendre un chien car la maison a été visitée, un soir, pendant mon absence. Rien n’a été dérobé mais on a fouillé mes affaires et... j’ai pu me rendre compte à quel point j’étais vulnérable.

- Mais je suis certain que tu as toujours ton Opinel dans ta poche... ironisa Arcadie.- Oui ! et même un Beretta, mon cher ! lança-t-elle en le regardant droit dans les yeux.Arcadie fit une petite moue dubitative.- Mais saurais-tu t’en servir, en cas de besoin ?Durga haussa les épaules. Elle se détourna et servit le café. Elle calculait que si son

ami était l’homme qui avait tenté de scier la corde, derrière le calvaire, il l’avait obligatoirement reconnue, mais par contre, il ignorait si elle l’avait elle-même identifié. Maintenant qu’elle savait Louis Jarraud dans le voisinage, sans connaître son apparence physique, elle avait un doute. Elle décida, néanmoins, de rentrer dans le vif du sujet.

- Tu n’as pas changé, Arcadie, toujours sarcastique ! lança-t-elle. Mais à présent, non seulement je sais ce qui s’est passé en 1944, vois-tu, mais j’ai appris également que tu es le petit-fils d’un des résistants.

Tout en prononçant ces mots, elle posa le pot de café et lui fit face.- Tu as bien travaillé ! répondit-il avec un petit sourire.- Comment ça ? D’abord, je n’étais pas seule... un ami, le commissaire des stups, avait

fait une demande de renseignements, après l’assassinat des gardiens et... le fax est arrivé ici...- Ah oui ? dit négligemment Arcadie.Durga était décontenancée. Rien ne semblait étonner son ami. Elle lança à brûle

pourpoint :- Au cimetière, je t’ai aussi vu partir avec Marjolaine Cochard, encadré par les

gendarmes de Godincourt...- Accompagné... rectifia Arcadie.- Et... les fameuses clés des portes blindées du manoir ! Tu les avais vraiment ?- Eh bien oui...- Et ils t’ont relâché tout de même ?- Hum... bonjour ! fit Jourdain en entrant dans la cuisine. Marc Dupontel !Le dominant de toute sa haute stature, il tendit la main à Arcadie, qui, sans se lever, la

lui serra en souriant.- Arcadie Leroy ! Enchanté !Durga sortit un bol et lui versa du café. Elle déposa également, sur la grande table de

la cuisine, la miche de pain, le beurre et la confiture car elle savait que Marc avait un solide appétit le matin.

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Arcadie s’excusa de les avoir réveillés de si bonne heure. Il ajouta qu’il ne voulait pas déranger, qu’il pensait trouver son amie seule à la maison.

Il dit cela avec un petit air pince sans rire qui agaça Durga au plus haut point.- Je suis heureux de vous connaître ! lança Marc, j’ai tellement entendu parler de

vous !- Ah oui ?.... en bien, j’espère !Ils se regardèrent et Durga enchaîna :- Nous étions justement en train de parler des clés des portes blindées...- J’ai entendu... marmonna Marc.Il semblait troublé soudain. Durga reprit la parole, attaquant de front :- Tu sais, Arcadie, qu’il y a un trésor considérable amassé dans la pièce de la muche ?- J’espère bien ! répondit celui-ci. J’ai acheté sous le manteau les plus belles pièces qui

passaient sur le marché !- Durga lança à Marc un coup d’œil, où se mêlaient la stupeur et l’incompréhension.- Avec l’or nazi ! lança-t-elle.- Au début, oui... évidemment, mais ensuite, j’ai pris un associé !- Ah bon, fit Durga placidement, Marcel Cochard ?- Non... voyons ! C’était un comparse ! Antoine Portal ! L’industriel !Plus les deux vieux amis parlaient et plus Marc paraissait dans ses petits souliers. Pour

se donner une contenance il s’était coupé des tartines et il se leva pour les déposer dans le grille-pain. Durga, instinctivement sentait que cette situation était tellement invraisemblable que quelque chose devait certainement lui échapper.

- Asseyez-vous donc, Molière ! dit alors Arcadie avec autorité, vous avez fait du très bon travail tous les deux ! Votre vie privée ne me regarde pas ! Il ne faut pas avoir de scrupules à joindre l’utile à l’agréable !

- C’est à dire que... commença Jourdain.- Vous avez reconnu ma voix, n’est-ce pas ? Vous avez de l’oreille ! Vous êtes un

excellent mentaliste ! ajouta Arcadie. Durga ! Ne fais pas cette tête ! Tu es toujours un charmant petit "loup blanc" et comme agent dormant, tu as été formidable !

Le fameux "loup blanc" était extrêmement dépitée. Un horizon de manipulations s’étendait devant elle. Son univers basculait et s’en trouvait complètement chamboulé. Cependant... elle avait le sentiment profond qu’Arcadie était toujours son ami, qu’il n’avait jamais cessé de l’être, même si... apparemment, il était également "quelqu’un d’autre". N’avait-elle pas elle-même été quelqu’un d’autre vis à vis d’une multitude de personnes ? Cela ne l’avait nullement empêchée de les apprécier et de les aimer.

- Écoute ! reprit Leroy, tu comprends bien, à présent que je ne pouvais rien te dire, pas plus que tu ne pouvais parler à Freddy... c’est notre sécurité qui veut ça. Et vois-tu, tout est tellement cloisonné chez nous que Jourdain lui-même ne m’avait jamais rencontré. Moi, j’avais sa fiche... et je l’ai tout de suite reconnu, ton monsieur Dupontel... Quant à lui, il ne connait que mon pseudo : Le Prince... mais c’est toujours de moi que lui viennent ses ordres.

À présent, Marc comprenait mieux l’attitude de Barbet, la veille au soir. Lui, il devait être au courant.

- Et... les gendarmes de Godincourt sont venus interpeler Louis Jarraud, ce matin n’est-ce pas ? demanda doucement Jourdain.

- C’est cela, on ne peut rien vous cacher... répondit Arcadie. Et je les ai accompagnés. Je tenais à voir ce fameux Louis Jarraud !

- Et alors ? Interrogea Durga, piquée de curiosité.- Eh bien, c’est un grand type maigre, à la mine triste et grise parce qu’il fume

beaucoup, répondit Leroy. Chez lui, du peu que j’en ai vu, c’est une vraie infection ! Il est

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certain que le cancer du poumon le guette, avant que ce soit autre chose ! Il va être interrogé. Pour le moment, ce n’est qu’un suspect.

- Un suspect parmi tant d’autres… ajouta Jourdain.À cet instant, la sonnette retentit.Durga se dirigea vers l’interphone. C’était Barbet. Elle actionna la commande du

portail pour laisser entrer la voiture. Gipsy s’impatientait derrière la porte, battant de la queue avec frénésie, Isidore faisant le gros dos à ses côtés.

- J’ai apporté des croissants ! Annonça immédiatement le commissaire en flattant les deux animaux.

- Commandant Leroy ! Mes hommages !- Salut Barbet ! Heureux de vous voir ! répondit celui-ci.- Vous êtes au courant depuis combien de temps? demanda Durga, suspicieuse, à

l’adresse de Quentin.- Oh... le lendemain de la mise en garde à vue de Marjolaine Cochard, répondit "le

barbu". Le comandant Leroy s’est manifesté sous le sceau du secret, pour me faire savoir que la jeune femme n’avait rien à voir avec l’histoire des portes blindées et qu’il fallait lui permettre d’assister à l’enterrement des gardiens. Lui-même s’y rendrait et se débrouillerait ensuite avec les gendarmes. Mais vous étiez, à ce moment là, tellement embarquée dans votre histoire de filiation avec la Montbazon, que vous ne vous intéressiez pas beaucoup aux œuvres d’art et que… je n’ai eu guère à vous mentir.

- C’est vrai, dit la chanteuse, n’empêche que c’est grâce à ma voisine qu’on a trouvé Louis Jarraud !

- Et grâce à la mémoire du vieux Gaspard ! s’exclama Marc.- Mais, vous avez tous été très efficaces ! les complimenta Arcadie.- Vous aussi, mon commandant, sauf votre respect ! lança Barbet. Infiltrer le milieu

d’Antoine Portal ! Chapeau !- L’argent ouvre bien des portes ! Au moins l’or nazi aura servi à quelque chose de

positif. Et puis la passion a fait le reste. Portal est un mégalomane fou furieux. Quand je lui ai proposé d’investir dans les plus précieux objets de la planète, il a kiffé !

- Il a kiffé ! le reprit Durga ! Arcadie ! Je ne te connaissais pas ces expressions ! Ton père et ta mère étaient instituteurs !

- On en apprend tous les jours, ma chère... répondit l’intéressé.- C’est évident, dit négligemment Jourdain.- Eh bien, à présent que nous sommes réunis, tu pourrais peut-être nous en dire un peu

plus, suggéra Durga à l’adresse de son ancien voisin, tout en préparant à nouveau du café.- Vous connaissiez l’emplacement du trésor nazi, évidemment ? interrogea Jourdain.- Oui, répondit Leroy, par mon oncle, qui veillait à ce que personne n’y touche. Ma

mère et lui, à la Libération, avaient reçu les confidences de ma grand-mère Joséphine. Théodore Roux, mon grand-père, lui avait tout raconté en rentrant de l’escapade au château. C’était un gros coup dont les résistants étaient très fiers, vous pensez ! Ils avaient "baisé les Boches", comme ils disaient. Seulement, quand les Allemands ont rassemblé les otages dans les écuries de Boivilliers, c’était devenu pour eux un cas de conscience. Certains de la section, comme Gaspard Petit, voulaient rendre les lingots, Mais c’était aussi dangereux que de les garder et les résistants ont décidé plutôt d’attaquer l’occupant, qui retenait les otages. Ils avaient été informés du débarquement allié et ne doutaient pas de l’imminente libération du pays. Ils pensaient ainsi participer aux opérations. Mais vous connaissez leur fin tragique.

Arcadie conta comment son oncle Auguste s’était finalement décidé à aller trouver le père De Vendeuil, pour lui parler du trésor. Celui-ci avait d’abord failli le jeter dehors. Puis il lui avait avoué avoir muré la cache et fait jurer le silence au seul survivant : votre centenaire.

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À présent, il se déchargeait du fardeau sur Auguste -puisqu’il savait- avec mission de veiller à ce que les lingots restent à l’abri. Oubliés dans la muche.

- L’oncle Auguste est mort en 2002 et c’est moi qui ai pris la relève. Toutefois, il se trouve que Marcel Cochard fut mis au courant de l’existence du trésor, sans en connaître l’emplacement. En effet, lorsque sa femme fut emportée par une tumeur au cerveau, la petite Marjolaine n’avait que douze ans. Et il fit venir sa mère pour s’en occuper. Depuis, il hébergeait toujours la vieille Adelaïde. Avant de mourir, à 95 ans, elle lui a lâché le secret, confié par son mari René, le forgeron, sur la nature du vol perpétré au château, chez les nazis. Depuis, Marcel écumait la région avec son détecteur de métaux dans l’espoir de mettre la main dessus... Marcel n’était pas un mauvais bougre. Il se croyait seul détenteur du secret des lingots, hormis Gaspard Petit, évidemment. Mais le vieil électricien ne semblait pas représenter un quelconque danger de rivalité.

Leroy poursuivait son récit. À cette époque, les agents du fisc soupçonnaient déjà Antoine Portal de blanchiment d’argent. Mais il fonctionnait d’une façon tellement cloisonnée, qu’on ne pouvait jamais le coincer. Sa dernière interpellation s’était soldée par un non-lieu.

Les services secrets *(DCRI) s’étaient donc intéressés au personnage, son profil, ses passions, ses faiblesses. Dubois, le prédécesseur de Jourdain, avait travaillé sur lui. Il était même parti en mission à Toulouse, pour se faire embaucher comme réceptionniste à son siège social, dans l’espoir de l’étudier d’un peu plus près. Mais notre homme était perpétuellement en déplacement. Il n’avait réussi qu’à le croiser deux fois. Alors les services avaient changé de tactique et avaient infiltré les milieux financiers pour repérer ses contacts. Ils avaient alors découvert que Portal était un passionné de poker. Il participait régulièrement à des parties privées avec de riches industriels.

Dubois s’immisça dans le cercle de ses intimes. Il voyait Portal claquer des sommes folles au jeu. Lui-même parvenait à jouer gros sans trop de risques car il était très bon joueur, étant excellent mentaliste.

- Il devrait être interdit aux mentalistes de jouer au poker, lança Durga, comme il est interdit aux catcheurs de se battre contre une seule personne ! C’est un videur qui me l’a raconté un jour !

- C’est exact, confirma Quentin, pas moins d’un contre sept !- Tous les bons joueurs sont quelque peu mentalistes, intercéda Jourdain.L’intermède détendit un peu l’atmosphère. Leroy reprit sa narration.Gaspard Petit était venu, par le passé, au domicile d’Arcadie à Dampierre, effectuer

des travaux d’électricité. Ils avaient souvent bavardé et le vieil homme s’était laissé aller à quelques confidences sur les particularités des caves de la Belle Auberge, un peu par vantardise. Il avait narré à Arcadie la fameuse histoire de ses amours souterraines avec la servante, dans sa jeunesse. Cette propriété singulière du mur de la crypte, dans l’ancienne commanderie templière, qui permettait l’accès aux souterrains, avait évidemment doublement interpelé l’homme des services secrets.

Puis, à l’époque de son divorce, alors qu’il projetait de se défaire de sa maison de village, dans les locaux de l’agence immobilière à laquelle il s’adressa, Leroy était tombé par hasard sur l’annonce de la mise en vente de la Belle Auberge. Aussi avait-il suivi l’affaire. Quant il avait su que le sommelier Léonce Anthelme s’en était porté acquéreur pour ouvrir un night-club, il subodora immédiatement l’homme de paille. Client régulier de l’auberge, le commandant connaissait bien le sommelier. Il n’eut pas à le pousser beaucoup pour que celui-ci lui avoue avoir reçu une forte somme d’argent pour prêter son nom. Après investigations, il avait découvert avec stupéfaction qu’Antoine Portal avait acquis tout le bloc d’immeubles environnant. Évidemment, il avait immédiatement prévenu Dubois.

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Ils en avaient déduit tous deux que quelqu’un, dans l’entourage de Portal, l’avait poussé à faire cette opération en connaissance de cause, sachant les possibilités fabuleuses que permettrait l’entrée secrète des souterrains.

D’autre part, Marcel Cochard multipliant les incursions dans le domaine, Leroy s’était vu dans l’obligation de lui rendre une petite visite. Ils se connaissaient puisqu’il existait une "amicale des descendants des résistants" :

- J’ai cherché à l’impressionner !Arcadie avait joué de la corde sensible auprès du fils Cochard. Son père forgeron, mort

héroïquement. L’honneur de la Résistance. Les lingots trésor de guerre. C’est ce discours au ferrailleur-antiquaire qui avait d’ailleurs fait germer le plan dans son esprit. Mettre les lingots au service de la patrie...

Par l’intermédiaire de Marcel Cochard, Leroy s’était d’abord familiarisé avec le marché des œuvres d’art. Puis bientôt, il s’était intéressé au trafic. Son divorce prononcé, sa maison vendue, il s’était installé à Paris, laissant croire à tout le monde qu’il était en Guyane -où d’ailleurs il partit en vacances et y ouvrit une adresse postale. Ainsi, avait-il les coudées franches. Il avait pu organiser son plan.

Dubois jouant toujours au poker, il avait bientôt suggéré à Portal d’investir dans des œuvres d’art prestigieuses. C’était un placement sûr. L’industriel pourrait se faire une collection personnelle. Un musée hors pair. Et l’homme avait mordu à l’hameçon. On lui avait alors présenté Arcadie Poliakoff...

Là, celui-ci fit un autre aparté pour préciser que ses parents, instituteurs, étaient des passionnés de littérature russe et que, quitte à avoir été affublé de ce fastueux prénom, autant qu’il devienne crédible, assorti d’un prestigieux patronyme russe, digne d’un grand trafiquant d’art épris d’antiquités.

Durga en profita pour refaire griller du pain. Les histoires donnent faim.

Néanmoins, elle adjura bientôt le comandant Leroy de poursuivre son envoûtant récit. Il ne se fit pas prier :

C’est là qu’étaient intervenues les tractations avec le marquis de Vendeuil. Contre l’occupation du manoir et la pseudo-gestion de la moitié du Domaine, le châtelain avait reçu des fonds pour se renflouer et, comme l’avait présagé Durga, il n’avait signé qu’une reconnaissance de dette. Leroy avait exposé à De Vendeuil la nécessité de mettre en place une vaste opération pour piéger un important trafiquant. Vu son grand besoin d’argent, sa passion pour les chevaux et la haute fonction d’Arcadie, il n’avait pas été difficile à convaincre. L’histoire du trésor, dont il n’avait eu vent que dans sa jeunesse par sa sœur, ne l’avait pas effleuré. Il n’avait d’autre part aucune idée de la filiation d’Arcadie avec un maquisard. Il ne faisait pas partie de "l’amicale des descendants".

Ensuite, c’est Marcel Cochard qui avait eu l’idée du chaudron de pièces d’or, car il se méfiait du voisinage et savait que le frère Fourneau braconnait dans le Domaine. Le fruste agriculteur n’était pas très malin, mais pouvait tout faire foirer. Il ne fallait attirer l’attention ni des gardes-chasse, ni de l’entourage.

Quand Leroy lui eut indiqué la cheminée de la muche, derrière le calvaire, le ferrailleur-antiquaire posa lui-même la plaque basculante. Cette entrée leur permettait de se rendre rapidement dans le tunnel avec des cordes. En effet, l’antique dalle qui fermait l’ouverture s’était fendue lors de son déplacement, elle ne remplissait plus son usage.

Ils avaient ensuite descellé quelques briques du fameux mur qui avait tant intrigué Durga, et Leroy, le plus mince, s’était faufilé par l’ouverture pour atteindre les lingots. Ils sommeillaient là sous une bâche depuis plus de 60 ans, intacts. Les deux hommes furent étonnés de l’étonnante salubrité de l’endroit.

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Par contre, l’énorme porte qui constituait l’ancienne entrée de la muche au fond de la doline, fermée de l’intérieur, ne formait plus qu’un bloc minéral pétrifié, que seule une pelleteuse ou un marteau piqueur auraient pu attaquer. Personne ne risquait de s’introduire de ce côté dans la salle, vide à présent. Quoi que, par précaution, les lingots sous la bâche aient été remplacés par des parpaings… Ensuite, les deux hommes avaient soigneusement rajusté les briques, cimenté les joints, nettoyé la moindre trace.

Puis le hasard les avait curieusement servis.Peu de temps après leur intrusion dans la salle des lingots, le département avait entamé

l’installation du tout-à-l’égout à Saint-Martin. Chaque propriétaire s’était vu dans l’obligation d’effectuer à son compte les travaux de terrassement dans sa propriété afin de poser ses propres tuyaux de raccordement jusqu’au collecteur. Et le manoir était rattaché à Saint-Martin. Nonobstant qu’une subvention était promise si les travaux étaient promptement réalisés, Cochard, qui ne tenait pas à ce que des étrangers viennent mettre leur nez dans le Domaine, décida de ne pas faire appel à une entreprise mais de louer une pelleteuse.

Il projetait de commencer d’abord à creuser une tranchée en deçà de la fosse septique et du puisard -où aboutissaient toutes les évacuations- en vue de remonter jusqu’au portail. Après quelques mètres de déblaiement, la lourde main mécanique se trouva à battre ses mâchoires dans le vide.

L’antiquaire resta perplexe.Devant la machine s’ouvrait un trou noir.Il avait bien sûr entendu parler du souterrain reliant la Commanderie aux caves du

manoir, mais il se trouvait là complètement à côté du périmètre, à droite de la demeure, alors que les caves se situaient du côté gauche, sous les communs.

De ce côté il n’y avait rien que le bois qui courait du Pleurachat à Dampierre.Il s’empressa néanmoins de couvrir la tranchée avec des planches et attendit la nuit

pour effectuer une exploration. Il supputait que si des souterrains reliaient anciennement châteaux et commanderie, rien n’interdisait de penser qu’il avait existé également un passage entre le manoir et cette maladrerie qu’avait mentionnée Leroy, lorsqu’ils s’étaient introduits dans la cache de la muche. La distance n’était pas bien grande entre les deux édifices.

Quand les gardiens se furent retirés dans leur appartement, Cochard entreprit d’explorer le boyau qu’il avait perforé avec son engin.

L’ouvrage, briqueté, semblait en assez bon état, soutenu à intervalles réguliers par d’énormes blocs de pierres taillées. On savait travailler en ces temps reculés, où l’on bâtissait châteaux et cathédrales. Côté manoir, quelques mètres plus loin, le souterrain s’interrompait brutalement, butant sur un mur maçonné paraissant très ancien. Ce passage oublié semblait fermé depuis des lustres.

Marcel Cochard entreprit d’explorer l’autre bout du tunnel. Il progressait prudemment, inspectant méticuleusement les parois du gros faisceau de sa lampe torche, craignant un éboulement impromptu. D’ailleurs, par prudence, il avait emporté une pelle. Il ne rencontra cependant aucun obstacle sur sa route. Il essayait d’évaluer la distance parcourue, mais ce n’est, certes, jamais facile, lorsque l’on marche sous terre, par manque de repères.

Leroy fit une pause, observant son auditoire.Durga jubilait de voir la plupart de ses suppositions accréditées…Jourdain suivait la narration d’un regard amusé…Barbet semblait résigné à encaisser un souterrain de plus…- Eh bien, mes enfants ! trêve de suspens ! le tunnel menait effectivement à l’ancienne

maladrerie… Bien entendu, Cochard tomba sur un éboulement, l’ancienne prison de la Révolution ayant été entièrement dépecée par les paysans alentour, il n’en subsistait pas même les fondations.

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C’est à cette époque que notre Marcel envoya les gardiens prendre quelques vacances, sous prétexte des inconvénients suscités par les travaux du tout-à-l’égout, et qu’il aménagea son tunnel avec la draisine. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre que la doline, au fond de laquelle se situait l’antique ouverture de la muche, ne se trouvait pas bien loin de l’extrémité de son boyau. Il déblaya le passage avec sa pelleteuse et par là-même combla la doline. Puis il installa sa fameuse porte blindée. Il aménagea ensuite son entrée secrète dans les cabinets de jardin, par l’ancienne fosse septique purgée, un fois le tout-à-l’égout terminé et posa la seconde porte. Ni vu ni connu.

Il fut tout fier de me balancer les clés sous le nez à notre rencontre suivante. Nous avions ainsi à disposition une cache saine et privée, pour y entreposer ce que nous voulions.

De mon côté, il ne m’avait pas été très difficile de convertir les lingots pour acheter ce qui passait sous le manteau et intéressait les grands collectionneurs. Je récupérais ainsi des trésors recherchés par toutes les polices. La cache du Marcel fut une bénédiction.

Cependant, rien n’est jamais tout à fait parfait en ce bas monde. Il était évident que si nous avions tous deux fini par être au courant du secret des lingots, d’autres descendants ou familiers des résistants risquaient de l’être également.

Au début, tout du moins, nous avions essayé d’impliquer le moins de gens possible. Et même le couple de gardiens n’était pas au courant. Cochard avait engagé deux gardes-chasse, histoire de jouer son rôle de propriétaire. C’est à cette période qu’Alain Révillon était entré en jeu. Et c’est là que tout s’est gâté.

On sonnait encore au portail.

Durga s’enquit du nouveau visiteur. C’était sa voisine, la Montbazon, qui venait lui rendre son café.

- On peut dire qu’il y a du remue-ménage à Dampierre, aujourd’hui ! s’exclama la voisine, une fois que Durga lui eut ouvert le portillon.

- Ah oui ? Je n’ai rien remarqué…- Pourtant les gendarmes sont venus, ma ’me Demour ! Ils ont emmené quelqu’un du

lotissement, mais personne le connait !- Ah ! Comment est-ce possible ? Il n’a pas de boîte aux lettres ?- Si ! au nom de Pierre Durand ! mais, le facteur n’y dépose jamais rien, paraît-il.- Cette personne doit avoir une boîte postale… risqua la chanteuse.- Certainement ! un homme grand et maigre, disent les gens, d’un certain âge ! et,

oh… il m’a semblé apercevoir aussi notre ancien voisin, m’sieur Leroy !- Oui ! Il est chez moi ! Quelle surprise il m’a faite ! rétorqua Durga.- Ah ! je l’avais bien reconnu, avant-hier, à l’enterrement, quand je l’ai vu partir avec

les gendarmes de Godincourt ! répondit la Montbazon d’un air pincé. Ils l’on relâché ?- Il n’était que simple témoin, à ce qu’il m’a dit… mais nous n’avons pas eu le temps

de beaucoup parler…- Ah bon… répondit la voisine d’un air dépité.- Mais dites-moi plutôt, ma ’me Montbazon, ce journaliste qui voulait interroger les

habitants du village, vous qui l’avez vu, il était jeune ou vieux ?- Il était jeune ! pourquoi ?- Juste, je me demandais…- Tenez, voilà votre café, ma’ me Demour ! Et merci encore !- Y’a pas de quoi, ma’ me Montbazon ! à plus tard !Ma ’me Demour releva son courrier et referma sa porte à clé.On pouvait dire que sa voisine suivait vraiment toutes les allées et venues du village.

Durga caressait l’idée de creuser un souterrain dans son jardin pour y favoriser quelque issue

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secrète. Elle commençait à comprendre pourquoi les anciens s’étaient donné tant de mal à aménager tous ces boyaux divers.

- Ta voisine a encore essayé de te tirer les vers du nez, plaisanta Jourdain !- C’est le moins que l’on puisse dire ! Il parait que personne ne connaissait le Pierre

Durand du lotissement que les gendarmes sont venus interpeler ce matin, selon elle. Et elle t’a aussi vu rentrer ici, Arcadie !

- Ce n’est pas grave ! Quoi de plus normal que de visiter ses anciens voisins !- Mais elle t’avait déjà aperçu, avant-hier à l’enterrement !- Oui…- Quand tu es parti avec Marjolaine Cochard et les gendarmes. Je lui ai fermé le bec en

lui disant que tu n’étais que simple témoin. Il faudra que je trouve une histoire à lui raconter…

- Je ne me fais pas de soucis pour ça, ma ’me Demour, s’exclama Barbet ! Vous allez trouver !

- Cependant, dit Durga, ignorant l’ironie, je peux vous dire que c’est bien Alain Révillon qui a mené une enquête pour recueillir des renseignements auprès des anciens des villages.

Elle observait ses interlocuteurs, avec un petit air revanchard. Elle finit par lâcher :- J’ai posé la question à ma voisine ! C’est un jeune homme qui est venu la visiter.- Ça veut dire que Louis Jarraud a endossé l’identité de Révillon uniquement auprès du

vieux père Gaspard, dit Jourdain. Personne ne le connait dans la région, sinon, il n’aurait jamais pris le risque de s’installer dans le lotissement de Dampierre.

- Donc… Jarraud connaissait Révillon antérieurement, puisque celui-ci avait déjà disparu à cette époque, ajouta Barbet.

- Oui, affirma Durga, quand Gaspard Petit a évoqué sa visite, il la situait à un peu plus d’un an. Mais je brûle de connaître la suite de cette aventure fabuleuse que nous contait monsieur Poliakoff !

- Eh bien, continua l’intéressé, sur les deux gardes-chasse engagés au manoir, le premier était un homme à moi, mais pour le second, Marcel Cochard a fait un choix funeste avec Alain Révillon.

- C’était pourtant un garçon charmant ! l’interrompit Durga.- Certes ! mais inconséquent et sans scrupules. L’antiquaire remarqua tout de suite

qu’il mettait son nez partout, qu’il posait un peu trop de questions. Il alla jusqu’à m’en informer, précisa Arcadie. Notre bonhomme Marcel s’était pris au jeu du secret et devenait complètement parano.

- Pourquoi ne l’a-t-il pas congédié ? interrogea Barbet.- Eh bien, nous en avons parlé, mais je préférais encore l’avoir à l’œil que de le savoir

dans la nature en train de nous épier. Cochard avait entreposé des caisses vides dans le château d’eau, au milieu des semences et de la nourriture pour le gibier, afin de masquer complètement la trappe, qui ouvrait sur la rotonde. Il avait aperçu Révillon roder trop souvent autour du Puy-Regain. Il craignait qu’il ne tombe un jour sur l’entrée de la muche. À cette époque l’antiquaire s’était remis à boire beaucoup. Il dormait mal. Il rejouait l’histoire du savetier et du financier de la fable de La Fontaine. Il sortait la nuit pour surveiller les rondes des gardes. Jusqu’au jour où on l’a retrouvé raide, près des étangs.

- Il est mort de mort naturelle ? interrogea Barbet.- Cela ne fait aucun doute, répondit Leroy. Il n’y a pas eu d’autopsie mais Marcel a

fait une rupture d’anévrisme. Les gens disaient apoplexie… dans les villages. En outre, je connais personnellement le docteur Bazouche de Villemont-en-Arthy, qui a constaté le décès, c’est un excellent praticien.

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À cette époque, Arcadie Leroy était en Égypte. Il fut alerté par le marquis de Vendeuil, qui se trouvait fort embarrassé du décès de son "copropriétaire". Le commandant rentra d’urgence. Il arriva avant l’enterrement.

En tant que "descendant de résistant" il connaissait, bien évidemment, Paul et Marguerite Deladrière. Il était également devenu un familier du manoir, même s’il effectuait ses visites toujours en soirée, et les gardiens -qui se préparaient à accueillir Marjorie Merritt- le considéraient comme un ami proche de Marcel Cochard.

Quand Marjorie-Marjolaine débarqua de Los Angeles, quelques heures plus tard, Leroy estima qu’il était temps d’organiser une petite réunion.

Car un problème se posait à lui : il possédait un jeu de clés de la chambre au trésor, mais où était passé celui de Marcel Cochard ?

Il se devait, cependant, de contourner le problème. Pas question de leur dévoiler l’emplacement de la pièce secrète. Il parla de l’existence d’un local aménagé par l’antiquaire, dont celui-ci lui avait parlé et où il entreposait des objets de valeurs, dont certains lui appartenaient. Il en recherchait les clés. Il parvient à éluder, dans le désordre de l’émotion, les diverses interrogations sur son emplacement. D’ailleurs, Marjolaine, tout à son deuil, se désintéressait complètement de la question.

Toutes les "clés du royaume" étaient accrochées à l’intérieur d’une solide armoire murale, dans l’entrée. Armoire elle-même fermée à clé. Les gardiens n’y avaient pas accès, ayant leur propre trousseau.

C’est Marguerite Deladrière, la cuisinière, qui s’était occupée de la toilette du mort ; elle avait trouvé la clé de l’armoire dans la poche de Marcel Cochard.

On inspecta l’armoire. Elle renfermait, entre autres clés de chambres, de garages et de remises diverses, la clé de la cave à vin, que le "propriétaire" était seul à posséder.

Rien d’autre.Arcadie savait que Cochard ne se séparait jamais de la clé de la chambre au trésor.

Mais on n’en trouva trace nulle part.Qui avait découvert le corps ?Alain Révillon en faisant sa ronde du matin.Et c’est Gilbert, le fils des gardiens, en congé chez ses parents qui l’avait aidé à

transporter le mort dans la maison.Gilbert avait regagné la Savoie la veille.Arcadie ne pouvait que tous les soupçonner : les gardiens avaient peut-être remarqué

le manège de Cochard, ses allées et venues dans le cabinet de jardin désaffecté.Il se trouvait devant un dilemme.Les gardiens étaient âgés, influençables et il jugeait leur fils plus que douteux.Les uns ou les autres avaient évidemment pu dérober les clés, mais savaient-ils

seulement ce qu’elles ouvraient ?Quant à Marjolaine, la fille de l’antiquaire, Leroy la connaissait depuis son enfance :

elle allait en classe avec ses fils. Il la savait bavarde et légère, comment lui faire confiance ?Cependant, il devrait bien lui annoncer qu’elle n’hériterait pas du manoir… comme

sans doute elle le subodorait. Ce ne serait pas pour elle une grande déception, étant bien loin d’être dans le besoin. Il décida de temporiser.

Après l’enterrement, il prit Marjolaine à part et lui révéla que son père n’était pas réellement propriétaire du manoir, mais simplement son gérant. Un arrangement pris avec le marquis de Vendeuil. Il lui demanda toutefois d’en rester officiellement l’héritière, cela ne devait pas se savoir pour l’instant. De Vendeuil continuerait à s’occuper de la totalité du Domaine et elle pourrait venir au manoir en vacances avec ses enfants, quand elle le voudrait, comme elle l’avait fait les années précédentes.

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La jeune femme devait reprendre l’avion à Roissy et il l’y accompagna.Dès le lendemain, il parla aux gardiens de la porte blindée. Quand il vit leur mine

ahurie, il comprit qu’ils n’avaient rien remarqué du manège de Cochard, qui jardinait souvent, à leurs dires. Il était beaucoup trop compliqué de changer les serrures délicates, alors il décida d’ajouter une double sécurité aux portes. Si bien que les premières clés ne suffiraient plus pour en enclencher l’ouverture.

Il expliqua au vieux couple qu’il était en affaires avec Cochard pour des œuvres d’art et qu’il comptait bien continuer à se servir de la salle bien protégée que l’antiquaire avait réussi à aménager.

Il ne leur dit pas, d’ailleurs, où se trouvait réellement cette salle…. juste, savaient-ils qu’on y accédait par le cabinet de jardin. Il va sans dire qu’il leur recommanda d’être discrets, ne serait-ce que pour leur propre sécurité. Y compris avec leur fils et leur fille. Mais également avec les gardes-chasse. Quant à Marjolaine, ajouta-t-il, il avait son aval pour faire ce que bon lui semblerait. D’autre part, si elle ne posait pas de questions, il était inutile de lui en dire plus pour l’instant.

C’était certes un pari que faisait là Arcadie Leroy, mais il ne voyait pas le moyen d’agir autrement.

La mise en route de "l’opération manoir" étant bien établie, Le Prince avait demandé au service des stups de surveiller le périmètre du Domaine et particulièrement le "Castel 12". C’est à ce moment que le commissaire Quentin Barbet, dit "le barbu" avait été chargé de l’affaire. Son équipe avait déployé ses "sous-marins". On planquait. On lorgnait. On attendait. Mais rien ne se passait.

Le garde-chasse de "la maison", quant à lui, fut chargé de suivre de loin les agissements d’Alain Révillon. Le commandant avait interrogé celui-ci, au sujet des clés qu’il recherchait, mais l’homme ne s’était pas troublé. Il nia toute implication dans leur disparition. Cependant Leroy n’était pas mentaliste… et, ce pouvait tout aussi bien être Gilbert Deladrière, qui avait fait main basse sur le trousseau.

- Mais… Arcadie, qu’en est-il de Portal, dans tout cela, demanda Durga ?- Portal, c’est un autre volet de l’histoire, que je ne vous révélerai pas aujourd’hui :

l’affaire n’est pas terminée et… il reste encore bien des points à élucider.Les autres lui jetèrent un regard quelque peu désappointé, comme à la fin de l’épisode

d’une série, quand il faut patienter une semaine, avant de connaître la suite.

Barbet annonça qu’il se rendait à la gendarmerie de Godincourt, pour voir où on en était avec l’interrogatoire de Louis Jarraud.

Durga lui rappela qu’il devait la débarrasser des malles d’ecstasy, qu’elle ne tenait pas à "recéler" plus longtemps dans une de ses chambres. Quentin grommela qu’il ne savait pas encore comment il allait expliquer leur provenance. Mais la maîtresse de maison lui affirma qu’il allait trouver… et Jourdain l’aida à les descendre pour les mettre dans la voiture du commissaire. Néanmoins, malgré tous leurs efforts, ils ne purent les y faire rentrer. Le "loup blanc" leur suggéra alors d’en mettre le contenu dans de grands sacs poubelles, qu’elle leur fournit. Elle garderait les malles… d’ailleurs, on pourrait peut-être songer à les remettre à leur place dans la cachette. Elle achèterait des confettis pour mettre à l’intérieur à la place des doses d’ecstasy… ça valait bien les parpaings sous la bâche, à la place des lingots.

Les trois hommes ne purent qu’en rire.

Le Prince déclara qu’il devait aller à Paris. Il chargea Molière et Durga de suivre la trace des Ferrant dans la Creuse, la famille adoptive de Louis Clavel-Jarraud, dès que Barbet aurait obtenu des renseignements subsidiaires, voir si on pouvait en tirer quelque chose.

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- J’ai encore une question, Arcadie, Arcacha… mon cher ami ! lança Durga, deux, même ! Est-ce que c’est toi, dans le bois, qui essayais de couper la corde, derrière le calvaire du Pleurachat ?

- Quelle corde ? demanda Leroy.- Bon… et les messages dans le collier du chat ?- Petit loup, dit affectueusement Arcadie, tu me vois faire ce genre de plaisanterie ?- Mais néanmoins, Sally Trotman n’a pas reparu ! rétorqua Durga.- Elle est à Los Angeles ! elle ne se plaisait pas chez les Delpéry, d’après Marjolaine

Cochard. Évidemment, le lotissement, ce n’est pas la vie de château ! Mais il y a autre chose. Elle était tombée amoureuse d’Olivier Derain et celui-ci la considérait comme une gamine. Il avait eu une relation très épisodique avec elle qu’il ne désirait pas poursuivre. Alors voilà : chagrin d’amour… c’est imparable ! Après les fêtes, elle n’a pas voulu revenir.

- Madame Demour la voyait déjà séquestrée par les méchants, quelque part dans une cave, lança Barbet avec malice.

- Moquez-vous, moquez-vous ! mais si Sally avait découvert le trafic des Delpéry, elle aurait pu courir un grand danger avec l’armée de malfrats du "Castel 12" !

- Certes ! tu as raison, Durga, la conforta Marc Jourdain en passant son bras autour de ses épaules.

- Vous en profitez tous les trois parce que je me suis trompée sur ce point ! répondit-elle avec dépit en se dégageant.

- Je t’ai toujours dit que tu avais une imagination débordante, Durga, la taquina encore Arcadie Leroy ! Tu devrais écrire des romans !

- Je crois que Durga s’attendait à ce que l’on trouve une cellule, dans l’ancien souterrain reliant le "Castel 12" à la maladrerie, où les trafiquants auraient retenu la jeune Américaine, intercéda Jourdain.

- Ça n’aurait pas été impossible ! protesta Durga. La maladrerie avait été transformée en prison avant la Révolution. Il aurait pu subsister effectivement des cachots dans le souterrain !

- C’est juste, admit Quentin Barbet ! On a trouvé tant de choses dans les souterrains ! Des armes, de la came, on aurait pu trouver une Américaine !

Là tout le monde éclata de rire de bon cœur.- Allez, je te promets un dîner somptueux, quand tout sera terminé, pour me faire

pardonner de t’avoir involontairement remise au travail ! conclut Arcadie.- Ce fut un plaisir, Arcadie, j’ai failli mourir d’ennui fin janvier ! Je ne te conseille pas

la retraite !- Cependant… officiellement j’y suis et… Dubois également ! ajouta l’intéressé.- On peut se demander ce qu’il subsiste d’officiel, dans toute cette affaire, remarqua

"le barbu". On passe du mystère de la Chambre Jaune à l’art d’élever les chats et de dresser les chiens, de creuser des souterrains, d’utiliser des lingots nazis à des fins patrimoniales, avouez qu’il y a de quoi en perdre son latin, si on en avait quelque peu !

C’est ainsi qu’ils se séparèrent.

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Chapitre XIII

Arcadie Leroy -dit Le Prince, en cette circonstance, Arcadie Poliakoff, se rendit Avenue Mozart, dans le 16e arrondissement de Paris, où il avait ses entrées dans le petit hôtel particulier d’Antoine Portal.

Néanmoins, le luxueux domicile officiel de l’industriel ne contenait aucun secret pour les services du même nom. Pas une des œuvres de maîtres, pas le moindre des bibelots qui trônaient dans ces pièces somptueuses, qui ne soient munis d’un certificat d’authenticité et de vente en bonne et due forme.

Le musée personnel d’Antoine Portal ne se trouvait pas ici.Et Arcadie Leroy ne savait toujours pas où il se trouvait.

L’heure était grave. Leroy avait dû intervenir quand l’équipe du commissaire Barbet avait découvert, un peu trop tôt à son gré, l’accès des portes blindées. De toute façon, dès l’OCBC prévenue de la localisation de la cache de la muche, le gong avait sonné pour lui. Il savait qu’il lui restait peu de temps. C’était inévitable.

En outre, il se doutait bien qu’en assistant à l’enterrement des gardiens, parmi tant de gens rassemblés sur l’esplanade, se trouveraient dans la foule quelques journalistes et photographes. Il avait déjà songé à cette éventualité.

Et puis l’arrivée de Marjolaine et leur sortie conjointe, bientôt encadrée par les gendarmes, ne pouvaient passer inaperçues. Mais quoi de plus naturel, que de connaître la propriétaire du manoir, où avaient vécu les gardiens décédés, quand on a habité à quelques kilomètres depuis son enfance ? Même si c’est de ce même manoir que s’était déroulée l’opération de police qui avait abouti à la saisie d’une partie du "patrimoine" d’Antoine Portal au "Castel 12". Le Prince avait donc choisi de prendre les devants, nonobstant qu’il jouait là sur le fil du rasoir.

En effet, la saisie des armes et de la drogue avait fatalement porté un grand coup au trafiquant du côté du portefeuille, mais également à toute son organisation avec l’arrestation de Martoni, son bras droit, et de ses sbires. Et Leroy espérait que cela ferait bouger les lignes.

L’homme qu’il traquait avait pour principe de cloisonner toutes ses activités. Il avait donné sa confiance à Dominique Martoni, pour la gestion du "Castel 12" avec la charge de dealer la marchandise stockée dans ses souterrains. D’autre part, il était en partenariat avec Arcadie Poliakoff pour l’acquisition d’œuvres d’art sur lesquelles Portal prélevait personnellement les pièces qu’il désirait voir figurer dans son musée personnel. Les plus belles, les plus chères, les plus rares. Celles qui lui plaisaient vraiment, celles qu’il voulait

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caresser des yeux et des mains, qu’il aurait le privilège d’être le seul à posséder et dont il pourrait jouir quand il le désirait. Mais pas ici…

Le reste demeurait l’acquisition d’Arcadie Poliakoff, qu’il lui savait mettre à l’abri dans son propre dépôt secret, dont il ignorait tout.

Dominique Martoni au "Castel 12" ne connaissait pas Poliakoff. Cependant, Arcadie connaissait Martoni par les rapports de police, l’homme ayant à son actif un casier conséquent.

On pouvait arrêter Martoni. Antoine Portal n’était jamais que propriétaire des murs de tout le pâté de maisons. Il n’avait jamais mis les pieds au "Castel 12". Il ne pouvait être tenu responsable de l’activité des locataires de ses revenus immobiliers

On pouvait tout aussi bien arrêter la propriétaire du manoir, habitant Los Angeles toute l’année -fille d’un certain Marcel Cochard, décédé depuis trois ans- Leroy n’avait rien à voir avec la cache secrète. C’était là le domaine de Poliakoff… Néanmoins, la découverte de la chambre au trésor par l’OCBC n’avait toujours pas filtré dans les grands titres des journaux. Cela laissait un mince avantage à celui que l’on surnommait Le Prince.

Quant aux gardiens, les seuls susceptibles de dire quelque chose, ils étaient morts et enterrés, à présent.

Portal fut satisfait de la visite de son partenaire. Ils se devaient de faire le point.L’industriel avait appris par la radio la nouvelle de la sensationnelle saisie, par la

brigade des stups, d’un important dépôt d’armes et de drogue au "Castel 12", ainsi que l’arrestation de plusieurs gros trafiquants. Il se trouvait au volant de sa voiture. Il avait reçu un choc.

Il traversait alors Paris au milieu des embouteillages et avait éprouvé le besoin de se garer le long du trottoir pour reprendre ses esprits. Il s’était néanmoins rendu, un peu plus tard, à ses divers rendez-vous. Antoine Portal savait maîtriser ses nerfs.

Le soir venu, il avait suivi les informations à la télévision. Cette saisie représentait un rude coup pour ses affaires. Dans ce genre de trafic, les fournisseurs ne faisaient pas crédit. L’industriel se méfiait d’Internet, comme d’ailleurs de tous les téléphones. Il décida de ne pas bouger et de voir venir. Ce qui le contrariait, c’était l’échec. Mais il n’était pas encore mat.

Le lendemain, la relation de l’opération un peu rocambolesque, par le souterrain du manoir, et les photos du "Castel 12", faisait la une de tous les journaux ; toute autre information ayant été reléguée dans les pages subsidiaires.

Antoine Portal se procura un éventail des quotidiens du matin. La presse écrite fournissait beaucoup plus de détails que les informations de la radio et de la télévision sur les agissements des policiers. Il avait soigneusement épluché tous les articles concernant le coup de filet. Nulle part n’apparaissait son nom comme propriétaire des murs. Pas encore. Puis il avait fini par feuilleter le dernier des journaux consultés. Le Parisien.

La veille, en effet, dès que l’information du coup de filet dans les souterrains du "Castel 12" eut filtré, une nuée de journaleux s’était parachutée à Saint-Martin.

Cependant, les quelques phrases qu’avait bien voulu lâcher le commissaire Barbet avec son laconisme légendaire ne les avaient pas menés bien loin. Aussi, après un mitraillage en règle de tous les angles de la Commanderie au téléobjectif -le quartier étant bouclé par la police - et la sortie du dernier des véhicules chargés de drogue et d’armes, il n’y avait plus rien à voir. Les plus futés des reporters s’étaient rabattus sur l’enterrement des gardiens, à Boivilliers, à quelques kilomètres. Un fait-divers qu’ils n’auraient jamais couvert en temps ordinaire. Ils avaient fait quelques clichés du cortège funèbre sortant de l’église. Et une de leurs photos avait paru dans Le Parisien, à la page des faits divers.

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Antoine Portal s’était bien évidemment intéressé à l’assassinat des gardiens du manoir, à deux pas du "Castel 12", dans le petit bourg de Saint-Martin. La nouvelle avait fait les titres des mêmes journaux, quelques jours auparavant. Le trafiquant avait donc également survolé l’article relatant leur enterrement. Et il avait été tout de suite intrigué par la personne qui accompagnait Marjolaine Cochard- que montrait la photo du journal- qui, selon le chroniqueur, était la propriétaire du manoir où les domestiques résidaient. Cette silhouette lui était familière.

À n’en pas douter, cette personne ressemblait à Arcadie Poliakoff, son partenaire.Cet homme avait bien le droit d’avoir une vie privée…Cependant le journaliste ajoutait que la propriétaire du manoir avait précédemment été

mise en garde à vue et avait même quitté le cortège encadrée par les gendarmes.La proximité du "Castel 12", du manoir, de Poliakoff et de ce village perdu de

Boivilliers l’interpelait. Ce périmètre lui était cher et familier.Antoine Portal ne croyait pas aux coïncidences. Et il avait vu "Le cercle rouge", un

film de Melville des années 70.

Il y a plus de cinq ans, un second couteau de Dominique Martoni avait attiré l’attention de son patron sur les qualités particulières des souterrains de la Belle Auberge, dont il avait eu vent par le sommelier, ami de longue date. Et cette auberge était à vendre.

Martoni avait visité les lieux. Il avait trouvé l’antique dispositif de l’ouverture des souterrains astucieux, étonnant et… précieux. Il en avait informé Portal.

Antoine Portal n’avait pas fait dans la demi-mesure. Il avait acheté tout le pâté de maison. Et tout ce qui était à vendre alentour. Par l’intermédiaire évidemment de diverses sociétés écrans et de quelques prête-noms, comme le sommelier -dont Martoni répondait personnellement- mais aussi de sa nièce, instituée pour l’occasion femme de paille…

Dominique Martoni, quant à lui, possédait déjà une propriété dans la région, il lui avait vanté cette campagne verte et tranquille, en plein Vexin français.

Un des partenaires de poker de l’industriel, un certain Maurice Dubois, haut fonctionnaire à la retraite, lui avait un jour conseillé d’investir dans des valeurs sûres, entre autres des toiles de maîtres, défiscalisées. Et ce même Dubois, un peu plus tard, lui avait également présenté Arcadie Poliakoff, marchand d’art. Portal se rendit compte très rapidement que l’homme naviguait en eaux troubles. Bien souvent en voyage, l’intermédiaire ne cachait pas qu’il habitait Paris, dans le 18e arrondissement. Néanmoins, l’industriel ne se rendit jamais à son appartement. Il avait toutefois, fait repérer les lieux par des comparses. On n’est jamais trop prudent

D’autre part, Portal n’avait, bien évidemment, jamais parlé de "ses affaires" à Poliakoff.

Ils ne trafiquaient pas la même chose.Ils se rencontraient à l’hôtel particulier de l’avenue Mozart, où Poliakoff apportait des

photos des ses acquisitions, rarement les objets eux-mêmes. Portal choisissait les pièces qu’il voulait voir figurer dans sa collection personnelle. Et Poliakoff les lui livraient à Rungis, dans un entrepôt qui n’était jamais le même. Antoine Portal n’était-il pas un industriel respectable aux multiples activités ?

Arcadie Leroy avait fait surveiller les divers entrepôts, mais il n’était jamais parvenu à filer la camionnette -ou la voiture- qui acheminait les œuvres d’art au musée secret d’Antoine Portal. Elles s’évaporaient toujours dans la nature. Comme s’évaporaient la drogue et bien d’autres choses. Comme les armes qui arrivaient d’Europe de l’Est dans les bagages des voyageurs empruntant les autocars internationaux.

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De son côté, bien entendu, l’industriel n’avait pas eu l’indélicatesse d’interroger le marchand d’art sur l’emplacement de son dépôt personnel. Entre trafiquants, on avait des usages.

Si bien qu’Arcadie Poliakoff venait rencontrer son partenaire avenue Mozart, dans l’ignorance -du moins théorique- du coup dur qui avait frappé ses finances.

De son côté, Antoine Portal ignorait que la cache du marchand d’art avait été mise à jour par l’Office du Patrimoine.

Un petit jeu de chat et de souris, corsé de gendarme et de voleur.

- Poliakoff, je n’achèterai rien aujourd’hui ! avait tout de suite annoncé Portal à son visiteur ! Je crois même que je vais me séparer de quelques pièces. Regardez ce Bernard Buffet ! j’en ai tous les certificats et je vais vous confier le soin de le mettre chez Christie’s.

- Mon cher Antoine, que vous arrive-t-il ? Il ne me semble pas que les actions de Snake aient plongé en Bourse !

- Non, bien sûr, mais j’aurai besoin de quelques liquidités pour investir dans d’autres domaines. Vous aurez votre commission.

- Je n’en suis pas inquiet !- Cependant, dites-moi, je vous croyais aux États-Unis ?- Eh bien j’en suis revenu à la hâte pour assister à l’enterrement de très anciennes

connaissances. À mon âge -et celui de la plupart de mes amis- on fréquente beaucoup les cimetières. Une sorte de reconnaissance du terrain, ajouta-t-il avec un léger sourire.

- Vous avez beaucoup d’amis à Paris, bien sûr, je suppose…- Oui, mais ceux que je viens d’enterrer faisaient partie d’un lointain passé, où je

n’habitais pas encore la capitale.- Excusez-moi, si je suis indiscret, Poliakoff, mais… vos amis meurent à plusieurs ?

lança l’industriel avec une pointe d’ironie.- C’est-à-dire que… c’est une sombre histoire. Un couple de vieilles personnes, qui

ont été assassinées. Vous l’aurez peut-être lu dans les journaux, ça s’est passé dans le Vexin français.

- Ah ! jolie région ! verte et tranquille ! … quoi que, n’est-ce pas aussi dans le Vexin français que s’est déroulée cette grosse opération de la brigade des stups ?

- Je suis au courant, en effet. J’ai habité moi-même le petit village de Dampierre, qui ne se situe pas bien loin.

- Donc, vous connaissez bien la région !- Oui, évidemment !- L’endroit semblait grouiller de policiers, ajouta Portal. J’ai vu tout cela à la télé…Leroy n’était pas mentaliste professionnel, cependant, il avait une certaine expérience

en la matière. Et quelque chose dans le ton de Portal le mettait mal à l’aise. Il s’était préparé, néanmoins à ce genre de questionnement.

- Il se trouve que mes enfants sont allés en classe avec la propriétaire du manoir où ce couple de gardien a trouvé la mort. Cette jeune femme avait déjà perdu son père, un ami, il y a trois ans. Dans cette campagne, tout le monde se connait un peu. Et il y a encore beaucoup d’anciens ayant traversé ensemble les malheurs de la guerre.

Cette confidence déstabilisa quelque peu Antoine Portal, dont la famille était dispersée depuis pas mal d’années, si elle n’avait totalement disparu.

Le cloisonnement de sa vie l’avait peu à peu réduit à une grande solitude.Il s’était marié et avait eu des enfants. Mais dès que la police l’eut arrêté une première

fois, le soupçonnant de blanchiment d’argent, sa femme, grande bourgeoise d’origine bordelaise, avait demandé le divorce.

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L’affaire s’était terminée par un non-lieu. Pourtant depuis, ses fils ne désiraient plus le voir et il ignorait jusqu’à la région où ils vivaient à présent. À peine quelques maîtresses ponctuaient-elles, de menues plages de douceur, la vie de cet homme d’affaire occupé ; occupé principalement à gamberger des plans. Et il avait très peu d’amis véritables avec qui partager des instants.

C’est sans doute pour cette raison qu’il s’était lancé dans les parties de poker, qui faisaient monter l’adrénaline et dans l’acquisition d’œuvres d’art sans prix, après lesquelles il courait, fuite en avant vers quelque beauté qui lui échappait sans cesse.

Loin d’être une nécessité, Portal était trafiquant par goût du risque, par amour de solutions inventives pour braver la police. La loi, il s’en moquait éperdument. Pour lui c’était un jeu, comme le poker ou les échecs. Un jeu de l’esprit. Avec une autre éducation, dans une autre vie, il aurait été heureux de résoudre des équations compliquées. Seulement il venait des bas quartiers de Toulon, où sa force et sa vive intelligence l’avaient toujours désigné comme chef incontesté des bandes de jeunes voyous, qui cherchaient à trouver une place dans une société qui ne leur en faisait pas. Grand, carré, athlétique, Antoine aurait fait un parfait James Bond. Néanmoins, il n’était pas né du bon côté de la barrière, quoique très poreuse pour beaucoup. Et la gamberge ne le quittait jamais, dès qu’il ouvrait les yeux, et même dans ses rêves.

Sa mère travaillait dans les bars des ruelles louches de la ville portuaire, où se répandaient les marins en escale. Et il était né des amours d’une barmaid et d’un légionnaire. Un légionnaire semblable à celui de la chanson d’Édith Piaf. Il n’avait jamais connu son père. Portal était le nom de sa mère. Lui, l’œil noir et le cheveu dru, le teint légèrement basané, faisait penser à un grand fauve déambulant dans la civilisation. Il cachait sous d’impeccables chemises blanches son corps couvert de tatouages.

Très jeune, Antoine Portal avait fait de la prison pour cambriolage et recel. Mais contrairement à beaucoup d’autres, il en avait retenu la leçon. Il y avait surtout, grâce à sa visiteuse de prison, eu l’opportunité de lire des livres que sa vie mouvementée de gosse des rues ne lui avait jamais permis d’aborder. La lecture lui avait enfin fourni la nourriture intellectuelle dont manquait sa vive intelligence toujours en mouvement. Avide et pragmatique, le jeune Antoine avait entamé des études de gestion. Il avait obtenu d’excellents résultats qui avaient grandement facilité sa réinsertion. Officielle.

En fait, c’est là qu’avait commencé sa double vie. Il n’avait jamais abandonné ses amis de la pègre. Il n’avait jamais cessé de les voir et de commercer avec eux. Mais avec beaucoup de précautions. D’autre part, il avait si rapidement gravi les échelons dans la gestion de ses différentes affaires, qu’il s’était retrouvé à la tête de Snake, la grande marque de chaussures.

Il fut un temps où il avait été tenté par le financement d’une équipe de football. Mais la mentalité des clubs sportifs, obtuse et limitée, survalorisée et gourmande, l’avait vite découragé. Et avec son ami d’enfance, Dominique Martoni, il s’était lancé dans le trafic en tout genre. Qui disait drogue, disait armes. Il avait par contre toujours dédaigné les réseaux de prostitution, qui le dégoûtaient.

En effet, le seul lien familial qui lui restait encore était avec sa nièce, Nicole. La fille de sa sœur Madeleine, sa cadette, née comme lui de père inconnu.

Tombée dans la prostitution dès l’âge de quinze ans, Madeleine avait rencontré le père de Nicole, Jacques Loutrel, un braqueur, qu’elle avait épousé. Mais il s’était fait descendre peu après, lors d’un holdup mal préparé. Ensuite, Madeleine avait succombé sous les coups d’un mac de bas étage, qui avait payé de sa vie ce meurtre sordide. Martoni avait suffisamment de seconds-couteaux pour faire la besogne. Martoni, dont le lieutenant apprenait

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par cœur tous les numéros de téléphone nécessaires aux affaires. Martoni, son seul véritable ami. Son meilleur cheval. Qui venait d’être arrêté. Autant dire éliminé.

Quant à Nicole Loutrel, sa nièce, Portal s’en était occupé de son mieux. Il l’avait inscrite dans une école religieuse pour qu’elle y fasse de bonnes études. Plus tard, elle avait choisi la publicité, où elle avait trouvé sa place. Elle s’était mariée à un gros promoteur, il y a quelques d’années. Le couple avait alors migré en l’Australie, non sans que la jeune femme eut laissé à son oncle toutes les procurations nécessaires, afférentes aux biens qu’il lui avait fait acquérir avec de l’argent sale. Antoine Portal avait également installé sa mère dans une petite villa en Normandie, à Cabourg, où elle avait tenu à se retirer "parce que c’était loin de Toulon". Elle était âgée à présent et il prenait toujours le temps de lui rendre de brèves visites.

Mégalomane, le trafiquant surdoué aimait se montrer généreux. Il avait besoin de cette image de lui-même, plus valorisante que celle de la petite gouape toulonnaise de son enfance.

Sa philosophie était simple : si ce n’était pas lui qui trafiquait, ce serait quelqu’un d’autre. Les gens ont besoin de produits. Ce n’est pas en éliminant les trafiquants qu’on supprimait la drogue. Et l’exemple, en Amérique, de la prohibition de l’alcool, avait démontré son inefficacité.

Pour lors, l’industriel demandait à Poliakoff de faire toutes les démarches au sujet de son Bernard Buffet. Malgré les certificats, il savait très bien qu’il allait falloir à nouveau faire authentifier la toile par les experts, avant de la présenter à la vente.

- Il nous faut l’emballer, vous allez l’emporter, on ne va pas déplacer les convoyeurs. Je compte sur vous pour vous occuper de tout ! Il retira de son coffre les papiers nécessaires et les confia à son partenaire.

- Faites pour le mieux, je compte me rendre en Normandie. On peut se voir lundi, à mon retour !

Ils se serrèrent la main.

Arcadie prit un taxi, le tableau sous le bras et se fit déposer chez lui, avenue Junot.Il avait prévu le déplacement de Portal, subodorant que la saisie de son stock allait

obliger le trafiquant à bouger. Il avait déjà mis en place une équipe aguerrie, prête à réagir à la moindre alerte.

Quand l’industriel sortit en Mercedes classe S de son garage privé, il fut immédiatement pris en filature. Leroy avait informé le service de son éventuelle destination.

Portal n’était pas un fou du volant, il traversait tranquillement le 16e arrondissement et se dirigeait vers Boulogne pour, apparemment, prendre l’autoroute A13.

Cependant, il s’engagea soudain dans une contre allée pour s’arrêter devant un garage servant du carburant. Tandis qu’un pompiste s’afférait à faire le plein, les hommes qui le surveillaient le virent descendre de voiture et s’engouffrer à l’intérieur du bâtiment où se tenait vraisemblablement la caisse et sans aucun doute également les toilettes. Néanmoins, à leur grande surprise, le pompiste, une fois le plein terminé, se mit au volant de la Mercedes et la rentra au garage.

Peut-être Portal avait-il demandé qu’on lui change les pneus ou qu’on vérifie une pièce qui nécessitait que la voiture soit mise sur le pont. Au bout d’une demi heure, ni Portal, ni la Mercedes n’avaient reparus. Un des hommes en planque se décida à y aller voir de plus près.

Le garage faisait également parking au mois et de nombreux véhicules étaient garés dans le grand espace souterrain. L’agent s’enquit des tarifs de stationnement et visita les toilettes. Il aperçut deux ponts où s’affairaient des mécaniciens sur des voitures diverses, mais pas de Mercedes. Il sortit alors une carte officielle et s’enquit de la grosse cylindrée que le pompiste avait rentrée.

- Au parking, monsieur !

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- Mais son propriétaire ?- Il est parti avec son 4/4 !- Quelle marque ?- Un Dacia Duster… un bel engin, qui vient de sortir !

Leroy avait pesté. Ils s’étaient laissé avoir comme des bleus ! Mais à la décharge de l’équipe, il apprit que le garage avait deux entrées… et donc une seconde sortie par le fond du parking, sur une rue parallèle. De surcroit, après plus ample investigation, il s’avéra que le gros 4/4 multi options était équipé de vitres teintées. Le numéro du véhicule ne leur apportait rien qu’ils puissent utiliser. On n’allait pas mettre des barrages sur l’autoroute A 13. D’ailleurs, rien ne disait que Portal l’avait empruntée.

Leroy, néanmoins nota soigneusement le numéro. Bien qu’il sache combien il était aisé aux voyous de maquiller leurs plaques.

Quant à l’adresse de la villa de Cabourg, où s’était retirée la mère, Colette Portal, les services la connaissaient depuis longtemps. Cependant, Arcadie doutait que son fils s’y rende.

Il manda, néanmoins, un agent sur le secteur.

Durga était dépitée.Elle se rendait compte combien Arcadie Leroy les avait tous manipulés. Et combien il

était habile à éviter les questions et à n’aborder que les sujets qui lui convenaient.Ce n’est pas deux questions qu’elle aurait voulu lui poser, mais dix ! cent ! Cependant

Le Prince s’était éclipsé sans lui en apprendre beaucoup plus que tout ce qu’elle avait supputé. À part, bien sûr, son appartenance à la DCRI.

Marc Jourdain faisait des recherches sur Internet, à l’ordinateur du premier étage. Il épluchait la carrière de Louis Jarraud et toutes ses publications. La chanteuse mettait un peu d’ordre dans la maison, pendant que Gipsy et Isidore folâtraient dans le jardin.

À quatorze heures Quentin Barbet sonna au portail, que Durga activa pour le laisser rentrer.

Le commissaire n’avait pas sa tête des mauvais jours et il avoua à Durga qu’il avait faim. Elle prépara des spaghettis. Il faut dire que le réveil avait été matinal, même si tout le monde avait copieusement déjeuné en écoutant le récit du commandant Leroy.

"Le loup blanc" battit trois œufs, fit revenir des lardons fumés afin de confectionner un carbonara en deux coups de cuillère à pot.

L’odeur du lard grillé fit descendre Molière du bureau.- Alors, quoi de neuf ? lança-t-il au "barbu", avec bonhomie.- Eh bien, comme d’habitude, rien de simple…- Mais encore ? reprit la maîtresse de maison en remplissant les assiettes.- Charm-el-Cheikh… lança laconiquement Barbet.- L’accident d’avion ? interrogea Jourdain.- Oui, répliqua Barbet. 148 morts, en 2004.Le commissaire entreprit d’éclairer leur lanterne.

Louis Clavel, fils posthume d’Octave Tallard -le jeune maquisard tombé sous les balles allemandes en 1944, lors de la tentative de libération des otages de Boivilliers- avait été adopté, dans la Creuse, par la famille Ferrant, alors qu’il était à peine âgé d’un an.

Julie Clavel, sa mère biologique, n’étant pas en mesure d’élever son enfant, renonça alors à tous ses droits maternels.

D’une part, en 1946, le couple d’apiculteurs de la Creuse désirait ardemment un enfant qui ne venait pas et, d’autre part, le gouvernement favorisait l’adoption dans le département, gravement atteint par la dénatalité et l’exode rural. Et puis brusquement, trois ans plus tard, la

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mère Ferrant se trouva enceinte et donna naissance à des jumelles. Louis avait donc grandi entouré de ses deux jeunes sœurs, sans rien savoir de sa réelle filiation. Plus tard, les deux filles s’étaient mariées, quittant respectivement la maison à quelques années d’intervalle. Louis était resté à s’occuper des ruches et des vieux parents. Il ne s’était pas marié. Le goût de l’écriture, resté longtemps inabouti, le taraudait depuis son adolescence. Il finit cependant par trouver son style dans des romans policiers, publiés aux éditions du Bois Noir. Une petite célébrité lui fut acquise après la sortie d’une dizaine de titres.

Ce n’est qu’à la mort du père, en 2001, que la mère Ferrant lui avait confié le secret de sa naissance, craignant d’être emportée à son tour avant d’avoir pu le lui révéler.

L’une des jumelles, Jacqueline, avait épousé Robert Révillon, un marchand de bois, dont la scierie était florissante. Le couple n’avaient eu, et que fort tard, un seul enfant, Alain, blondinet turbulent et sensible qu’ils chérissaient. Pour leurs 30 ans de mariage, leurs noces de perles, les parents décidèrent de faire un beau voyage. On était à la fin de l’année 2003. Ils avaient choisi un séjour en Égypte, dont Jacqueline rêvait depuis son enfance.

Le Nouvel An fêté là-bas, ils avaient repris le vol charter 604 de Flash Airlines, pour rentrer en France. Le 3 janvier 2004.

Le vol avait fini dans la Mer Rouge.Ce fut un drame épouvantable, commenté par tous les journaux.Pour la famille Ferrant ce fut une affreuse tragédie. Ainsi que pour toutes les familles

des victimes, bien évidemment.Alain, vint vivre avec Louis et sa grand-mère maternelle, à La Souterraine.Les assurances ne tardèrent pas à indemniser les victimes. Un accord fut conclut pour

le montant de 10000 € par passager. La grand-mère et l’oncle, nommés cotuteurs, en bénéficièrent partiellement.

Louis, en accord avec la famille, vendit la scierie. L’argent, ainsi qu’une partie de celui des assurances, fut versé sur un compte bloqué au bénéfice d’Alain Révillon, encore mineur.

Au début de l’hiver, en décembre 2004, la grand-mère décédait.Le 3 janvier 2005, une cérémonie en hommage aux disparus eut lieu au cimetière du

Père Lachaise à Paris. Alain et Louis avaient pris le train pour s’y rendre.C’est à cette époque que Louis Ferrant s’était rendu à Boivilliers pour rechercher sa

mère naturelle, Julie Clavel. Devenue veuve Dutoit. Il n’avait pas eu beaucoup de mal à la trouver, en consultant les registres de la mairie.

En février 2005, Alain fut enfin majeur. Et l’oncle et le neveu firent des projets.

- Pour le moment, on en est là, ajouta Quentin en terminant son verre d’eau fraîche. À présent je compte l’interroger sur son emménagement à Dampierre et ses divers agissements. J’y retourne !

Durga suggéra un repas du soir autour d’une blanquette. Tout le monde en fut d’accord.

Jourdain avait remarqué, sur les sites internet, un titre qui l’avait intrigué : "Meurtre dans les souterrains". Wikipedia, ne mentionnait que le nom des divers romans de l’auteur. Mais le site du Bois Noir fournissait deux lignes de résumé des romans publiés :

"Meurtre dans les souterrains" tient le lecteur en haleine, à travers les méandres d’un réseau ignoré de passages souterrains dans la campagne profonde. Là les espions s’affrontent et se tendent des pièges. Disait le site.

- Je vais tenter de me le procurer, annonça Jourdain. Et les services me réclament la voiture de SOS plombier. Je vais leur ramener et récupérer la mienne à Paris. Si…. tu veux bien m’emmener jusqu’au parking de Saint-Martin… ma ’me Demour…

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- Bien sûr, monsieur Jourdain, moi, je vais en profiter pour faire quelques courses et promener Gipsy, rétorqua Durga.

Antoine Portal fit une halte à St-Ouen. Il avisa une cabine publique et passa un rapide coup fil. Il prit ensuite le boulevard Ornano, puis la courte rue Baudelique, où il se rangea le long du trottoir.

La rue était très animée. Des camionnettes sortaient et rentraient sous les porches. Des gens s’interpelaient d’un trottoir à l’autre. Toute l’agitation des rues de Paris dans les quartiers populeux, que l’industriel observait d’un œil attentif et expert.

Une petite furie blonde, bottée jusqu’aux cuisses, fit bientôt irruption à hauteur de la portière côté passager et grimpa dans le 4/4. Elle déposa un baiser suave sur la bouche du conducteur, qui lui sourit gentiment.

- Boucle ta ceinture !- Oui monsieur !Portal fit le tour du pâté de maison, remonta le boulevard dans le sens inverse, pour

entrer sur le périphérique, puis rejoignit aussitôt l’autoroute A1. Longeant le stade de France et virant à gauche, il s’engagea bientôt sur l’A86, direction Cergy-Pontoise. La petite pérorait gaiement au grand plaisir de l’homme mûr. C’était sa récréation. Son petit courant d’air frais. Elle lui racontait ses dernières auditions dans l’espoir de décrocher le rôle de sa vie. Ses sorties, ses engouements, ses coups de cœur. Elle lui reprocha néanmoins de pas l’avoir prévenue plus tôt. Elle avait dû annuler des rendez-vous…

Le trajet ne fut pas bien long. Dès leur sortie de l’A115, elle se plia au rituel et noua le foulard sur ses yeux. Cela l’amusait beaucoup. Elle avait l’impression de vivre un roman d’aventure. Son José avait toujours de drôles d’idées ! Joseph était le second prénom d’Antoine Portal. Et la petite n’avait aucune idée de qui était réellement cet homme séduisant qui l’enlevait comme une princesse des temps jadis, pour la mener dans son château : une somptueuse résidence secondaire perdue dans la campagne.

Elle l’avait rencontré dans un cabaret, où elle présentait un petit numéro humoristique et chanté, avec sa copine Sylvie qui lui donnait la réplique. Portal les avait invitées à sa table et leur avait offert le Champagne. Le petit ami de Sylvie l’attendait à la sortie et celle-ci s’éclipsa rapidement, les laissant en tête à tête.

Flo, c’était là son prénom, ne s’était jamais tout à fait expliqué ce qui l’avait séduite et fascinée chez cet homme qui aurait pu être son père. Lui, avait craqué pour la gouaille de la jeune fille et sa débrouillardise. Il avait aimé sa franchise, sa spontanéité. Flo se moquait totalement de l’argent qu’elle le soupçonnait posséder, mais voulait en savoir toujours plus sur l’histoire de ses tatouages. Quand ils étaient ensemble, ils riaient toujours comme des enfants faisant l’école buissonnière. Elle l’avait surnommé José-la-finance, parce qu’il lui avait dit travailler sur les marchés financiers. Trader ne la satisfaisait pas du tout.

Et José-la-finance lui racontait les histoires de ses péripéties de jeunesse, à Toulon. Qu’il avait préféré transposer à Marseille, même si Flo trouvait qu’il n’avait pas l’accent. Il lui avait expliqué qu’il avait travaillé à le perdre, en montant à Paris.

Ils arrivèrent bientôt au lourd portail automatique. Dès que les battants se furent refermés, la petite ôta son bandeau et glissa en bas du 4/4. La propriété était magnifique, les arbres du parc, majestueux. Portal vida la boîte aux lettres, qui malgré l’autocollant "NO PUB" ne comportait principalement que des prospectus.

Toutes les factures relatives à l’entretien et aux différents impôts de la maison, étant réglées par prélèvements automatiques sur le compte de Nicole Loutrel, approvisionné régulièrement par virements d’un obscur compte luxembourgeois.

Ils étaient partis d’assez bonne heure et, dès que "José" eut ouvert tous les volets électriques, ils purent profiter du soleil sur le véranda. Il revint bientôt tenant d’une main les flûtes et de l’autre une bouteille de Dom Pérignon. Il avait déjà fait disparaître dans le vide-

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ordures tout document comportant l’adresse de la maison. "José" ne laissait jamais rien traîner.

Durga fit monter le chien dans sa voiture. Certes, elle n’arpenterait pas le Domaine aujourd’hui. Elle avait l’intention de se rendre dans le bois du Puy-Regain, derrière Boivilliers, mais elle devait auparavant passer au supermarché de Saint-Martin pour acheter de la poitrine de veau pour sa blanquette du soir. Avec l’irruption d’Arcadie, le matin, elle avait totalement oublié de décongeler quelque chose et elle détestait se servir du micro-onde pour cet usage, qui à son avis gâchait la viande.

Elle traversa le hameau du Pleurachat, puis un peu plus loin vira à gauche pour entrer dans le bourg de Saint-Martin. Gipsy resta dans la voiture, le temps qu’elle effectue ses quelques emplettes, qu’elle remisa bientôt dans le coffre. Vu la fraîcheur du mois de février, rien ne risquait de s’abîmer à séjourner une heure ou deux dans son véhicule. Reprenant la petite départementale, elle longea ensuite le portail du manoir et songea qu’il lui fallait encore commander un poulet pour la fin de la semaine. Elle s’engagea alors sur la route de la ferme, qui fermait le Domaine. Après avoir choisi de beaux œufs frais et échangé quelques mots avec Mélanie, la servante rieuse, elle fit demi-tour dans la cour.

De la route, sur sa gauche, par la glace entrouverte pour le chien, elle entendit soudain les cris des faisans que les gardes-chasse devaient être en train de nourrir. Les enclos se trouvaient à moins d’un kilomètre, à vol d’oiseau… à l’intérieur du Domaine. Elle vit planer au dessus de sa voiture, un faisan vénéré, au plumage bien reconnaissable, teinté de gris et de jaune. Les plus ombrageux, les plus beaux.

Elle arriva à l’embranchement de la route et s’arrêta au Stop. Un beau 4/4 flambant neuf arrivait sans se presser. Les vitres étaient fumées et elle ne put qu’apercevoir vaguement les passagers quand le véhicule passa devant elle. La voiture était immatriculée à Paris. Ce n’était pas quelqu’un d’ici.

Cependant, comme elle le suivait, le 4/4 ralentit un peu, lui faisant signe de le doubler. Et Durga accéléra, dépassa le véhicule, puis prit la direction de Boivilliers et du bois du Puy-Regain.

Gipsy gambada et renifla mille choses par les chemins de terre, lapant les flaques diverses, au passage, sans s’arrêter.

- Mon goûteur de flaques d’eau ! l’interpela Durga.Ils firent une belle promenade. Il faisait grand soleil et de multiples signes annonçaient

déjà un printemps précoce. Partout, au milieu des herbes décolorées, fanées, couchées et bien malmenées par les intempéries, qui donnaient à la nature cet air d’abandon, presque de terrain vague, de minuscules pousses vertes, neuves, fraîches et vigoureuses, pointaient enfin leur nez, assurant la relève tant attendue. Renouveau. Regain. Les oiseaux eux aussi sentaient le printemps arriver, qui gazouillaient gaiement dans la ramure.

Durga reprit bientôt la route de Dampierre, bouclant la boucle au bout de quelques kilomètres, où elle rejoignit sa maison. Les jours avaient sensiblement rallongé, mais à six heures du soir, il était temps de rentrer. C’était déjà l’heure entre chien et loup, in the wild world…

"Le loup blanc" installa ses morceaux de veau dans la cocotte minute, éplucha et coupa en rondelles trois belles carottes, piqua de clous de girofle un gros oignon, ajouta sel, poivre, thym et laurier et recouvrit le tout d’eau froide et d’une copieuse lampée de vin blanc. Comme la blanquette ne demandait pas un long temps de cuisson, elle préféra attendre que ses éventuels convives soient là, avant d’allumer la plaque électrique, sous la cocotte.

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Néanmoins, elle prépara tous les ingrédients nécessaires à sa sauce blanche, margarine, farine et cuillère en bois. Ainsi qu’une fine passoire destinée à recueillir le jus de cuisson de la viande et des légumes. Elle pressa un citron qu’elle ajouterait et sépara un jaune d’œuf à incorporer juste avant de servir. Puis elle commença la cuisson du riz, ce serait toujours ça de pris sur l’ennemi. Le temps… gagné pour être présente à ses hôtes.

Gipsy et Isidore s’impatientaient et tournaient en rond devant le bar, il était l’heure de remplir leurs écuelles de croquettes. Mais le léger grincement du portail en train de s’ouvrir alerta les deux complices, qui identifièrent aussitôt l’arrivée d’un familier de la maison. Le seul à posséder le sésame nécessaire : Marc Jourdain, qui entrait en voiture dans le jardin.

Molière flatta le chien, sans oublier le chat et brandit son roman sous le nez de Durga.- J’ai pu le trouver à l’espace culturel d’un Super Mag, annonça-t-il triomphant. Je vais

tâcher de repérer des passages intéressants !- Allume tout de même le feu, avant, on le supportera bien encore, ce soir !

Barbet avait téléphoné qu’il pensait être là vers 20h30. Il le fut.Aussi, à l’heure dite, armée de son pot de crème fraîche, dont elle ajoutait, dans une

louche de sauce, une belle cuillérée, avant d’en arroser chaque assiette, Durga fit le service.Elle recueillit bientôt les compliments de ses convives, avec un plaisir évident.Gipsy dormait sur sa couette molle, devant la télévision. Isidore installé à ses côtés,

ronronnait dans son couffin rouge orné de souris habillées et de chiens jaunes stupides. Le feu crépitait doucement. Marc rompit bientôt la quiétude de ce moment parfait.

- Alors Quentin ? où en est-on à la gendarmerie ?- Eh bien, Louis Jarraud a été inculpé et déféré au parquet.Durga et Marc relevèrent la tête de leur assiette avec un bel ensemble.- Il a avoué avoir tué les gardiens, ajouta Quentin, laconique comme à son habitude.- Mais pourquoi ? interrogea Durga.- Par vengeance, après la disparition d’Alain Révillon. Il s’est imaginé avoir à faire à

un complot. Un complot ourdit par certains descendants des maquisards, qui auraient fait main basse sur les lingots nazis. Lors de leurs retrouvailles en janvier 2005, sa mère, Julie Clavel, lui avait dévoilé toutes les circonstances de la mort de son père biologique et les raisons de son abandon. Elle lui avait également révélé l’existence du trésor. C’était un peu pour elle l’occasion de se racheter.

D’après l’histoire qu’avait débitée Louis Jarraud, continua de relater "le barbu", l’oncle et le neveu ne s’étaient pas attardés à Paris après la cérémonie du Père Lachaise. Rentrés dans la Creuse, ils avaient échafaudé toute une stratégie.

Rien ne les retenait plus à La Souterraine. La sœur jumelle de Jacqueline Révillon, Angèle, fragile, déjà veuve et sans enfants, n’avait pas tardé, après le drame de Charm-el-Cheik, à donner des signes d’égarement mental. Elle avait dû être placée dans un établissement spécialisé qui accueillait les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

Après la scierie des Révillon, Louis avait liquidé la maison d’Angèle, pour payer l’institution qui lui prodiguait des soins et dont, vraisemblablement, elle ne sortirait plus que les pieds devant. Ensuite il se défit également de la propriété des Ferrant et des ruches.

Il avait alors prévu de s’installer à Dampierre, après avoir repéré une maison du lotissement qui était à vendre. Rue des Ifs. Un endroit neutre et discret où il pouvait passer pratiquement inaperçu.

De son côté, Alain Révillon avait loué un petit studio à Saint-Martin.L’oncle et le neveu ne voulaient pas qu’on les voie ensemble et que l’on puisse faire

entre eux un quelconque rapprochement, un lien dans leurs agissements.Alain n’avait pas tardé à fréquenter la jeunesse du canton, à se faire des amis. Il avait

ensuite entrepris une petite enquête auprès des anciens des villages, sous couvert de vouloir

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écrire un livre sur l’histoire tragique des maquisards et des otages de Boivilliers, en juin 1944. Parallèlement, Jarraud romançait ses informations pour les recycler dans un de ses romans.

- "Meurtre dans les souterrains" ! s’exclama Jourdain.- C’est bien possible, concéda Barbet.- Je l’ai parcouru en diagonale, tout à l’heure, continua Marc, et Jarraud semblait bien

documenté ! Il a situé son roman dans la Somme, ce qui explique que personne ne soit venu fureter dans la région. Sinon, nous aurions subi un véritable tourisme des souterrains !

- Comme l’église St-Sulpice avec Da Vinci Code ! lança Durga.Quand Révillon avait appris que Marcel Cochard recherchait un garde-chasse, reprit

Barbet, sans se soucier de cette interruption, il s’était présenté au manoir et, sur sa bonne mine, l’antiquaire l’avait engagé. Une fois dans le Domaine, le jeune homme avait fureté un peu partout.

- Il a peut-être parlé à son oncle de nos rencontres, à cette époque, suggéra Durga.- C’est possible, admit Barbet, mais je ne l’ai pas interrogé là-dessus…vous comptez

peut-être aussi retrouver dans son roman l’épisode du "chat coursier", ou d’un quelconque pigeon voyageur, plaisanta Quentin.

- Je n’ai rien lu de tel… intervint Jourdain, mais je n’ai pas tout épluché.Durga roula des yeux noirs et ne répondit pas aux sarcasmes.- Et il lui aura relaté la fois où il m’a fait visiter le manoir, lors d’une absence des

gardiens, continua-t-elle sans se démonter.Quentin temporisa. Il lui paraissait évident, à présent, qu’Alain Révillon avait dû

informer son oncle des intrusions intempestives de Durga dans le Domaine. Il avait cherché à mieux la connaître et à s’en faire plutôt une alliée qu’une ennemie.

- Il se pourrait que ce soit Louis Jarraud qui se soit introduit dans ma maison, pendant que nous passions la soirée au "Castel 12" avec Marc, ajouta Durga pensivement. Je me souviens de ce relent de tabac dans les pièces. Et ce matin, Arcadie a mentionné que l’écrivain fumait beaucoup.

- Et le même Louis Jarraud aurait confié des messages dans le collier du chat ? insista Barbet.

- Là-dessus, j’ai ma petite idée, les interrompit Molière. Ce matin, sauf le respect que je lui dois, le commandant a menti quand il a répondu à Durga. L’histoire de la corde, il est évident que ce n’était pas lui. Il savait déjà que les gendarmes étaient en faction. Mais pour le chat…

- Tu veux dire, le relaya Durga, qu’il fréquentait le manoir et… qu’il connaissait mon chat ? C’est vrai, le vieux Georges avait plus de dix ans !

- Et qu’il avait besoin d’auxiliaires sur le terrain… ajouta Marc. Il a pensé à toi ! À qui d’autre, de confiance et de la "maison" pouvait-il s’adresser ? Il te connaissait bien !

- Qui mieux que "le loup blanc" pouvait passer partout ? renchérit "le barbu".- Mais c’est tout un concours de circonstances qui m’a fait progresser dans cette

histoire, protesta cependant Durga.- Certes, mais si Le Prince n’est ni tout à fait mentaliste, ni un as du poker, il est un

excellent joueur d’échec, il me semble. Il a remit "La Reine de la jungle" en circulation ! affirma Quentin.

Le rire les détendit quelque peu.- Et, d’après Jarraud, qu’avait découvert Révillon ?- Eh bien, en fait, pas grand-chose, reprit Barbet. À part les vieilles histoires de

souterrains obstrués. Il paraitrait que le second garde-chasse lui collait aux basques et que Marcel Cochard l’épiait en douce. Cependant, c’est bien Alain Révillon qui a subtilisé le trousseau de clé de l’antiquaire, lorsqu’il l’a retrouvé mort, un matin, près des étangs. Mais le fils Deladrière, Gilbert, l’a tout de suite soupçonné, ayant lui-même remarqué l’existence de

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ce trousseau, qui ne quittait jamais la ceinture de Cochard. Il paraitrait qu’ils se soient disputés à ce propos. Alain Révillon avait tout de suite confié les clés à son oncle, pour qu’en cas de perquisition, on ne les retrouve pas chez lui. Mais il ne savait pas ce qu’elles ouvraient. Quant à Gilbert, s’il le savait, il ne lui en a apparemment rien dit. L’été est arrivé, Marjolaine est venue au manoir avec ses enfants. Puis Gilbert, en congé à l’intersaison.

Jarraud affirme que lors de sa dernière rencontre avec Alain, fin octobre 2007, celui-ci lui a rapporté avoir aperçu le fils Deladrière rentrant dans le château d’eau. Il fut tenté d’aller voir ce qu’il y faisait, mais en tirant la porte restée entrebâillée, il ne vit personne à l’intérieur. Peut-être Gilbert était-il monté en haut de la tour.

La nourriture des faisans, pour les gardes-chasse de Boivilliers aussi bien que pour ceux de Saint-Martin se prend à la ferme, d’où l’on peut directement accéder au Domaine, par une barrière codée. Le château d’eau, quant à lui, se trouve être sur les terres de Pierre de Vendeuil et on y remisait juste, entre quelques semences et des noix, une provision de maïs, destinée à nourrir le gibier par grand froid. Que pouvait y chercher Gilbert Deladrière ?

Et puis Alain avait disparu. Ni la police, ni Louis Jarraud n’avaient jamais élucidé cette histoire de voiture accidentée, retrouvée dans la Creuse fin novembre de la même année. L’écrivain avait soupçonné Gilbert, le saisonnier, suite, peut-être à quelques confidences imprudentes d’Alain. Mais à vrai dire, jusqu’à ce que les gendarmes retrouvent son corps dans la ravine, il ne savait pas si son neveu était mort ou vivant.

- Mais comment a-t-il su que c’était le corps d’Alain Révillon qu’on avait retrouvé ? demanda Durga.

- Par un entrefilet paru dans le journal local répondit le commissaire.Continuant son récit, celui-ci exposa que s’il avait réussi à imposer le black out au

début de l’affaire, la gendarmerie avait finit par communiquer aux journalises l’identité du corps retrouvé. Cependant la disparition d’Alain Révillon depuis deux ans, avait été quelque peu oubliée, si bien que la nouvelle n’avait pas eu beaucoup d’écho.

C’est apparemment à ce moment que Jarraud a décidé de venger son neveu.Il avait enfin la preuve de la mort de celui-ci, et, son corps ayant été retrouvé dans le

Domaine, il avait la certitude qu’il ne pouvait qu’avoir été assassiné. Déjà qu’il soupçonnait Gilbert, il est allé trouver ses parents et leur a parlé des lingots et… des clés.

- Je ne la sens pas cette histoire, lança Marc Jourdain.- Marc, vous n’avez jamais vu l’énergumène ! protesta Barbet.- Mais ce prétexte de complot ne me convainc pas, ça ne cadre pas avec le personnage,

voilà tout ! rétorqua Jourdain. Et puis… cette histoire et les dix-sept coups de couteaux, sont déjà dans son roman…

Là, ce fut les yeux de Quentin Barbet et de Durga Demour qui s’arrondirent.

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Chapitre XIV

- Ça te dirait de partir en voyage ?- José ! Nous sommes déjà en voyage ! et en pleine semaine !- Flo… nous ne sommes qu’à quelques dizaines de kilomètres de Paris, non, moi je te

parle de beaucoup plus loin !- Mais ma carrière ?- Môme, avec ton talent, tu peux faire carrière n’importe où !- C’est où, pour toi, n’importe où ?- Eh bien… l’Amérique du Sud… par exemple !- José ! Tu es proxénète ?Antoine Portal se mit à rire et ébouriffa les cheveux de la blonde petite Flo, qui s’était

redressée sur le lit, comme un ressort.- Flo ! Si je voulais te mettre sur le trottoir, il y a assez de place à Paris  ! Mais je n’ai

pas besoin que tu te vendes pour gagner de l’argent ! J’ai tout ce qu’il me faut !- Je n’ai même pas mon passeport !- Ce n’est pas un problème… dis-moi juste si …. un petit tour par Las-Vegas te ferait

plaisir !- Las Vegas ? Mais ce n’est pas en Amérique du Sud !- Non, mais on y marie les gens en moins de dix minutes !- José ? Tu veux m’épouser ? Mais…Pour toute réponse, Antoine la prit dans ses bras et la couvrit de baisers.- Je vais nous préparer le petit déjeuner, comme ça tu auras le temps d’y réfléchir,

allez, je te donne jusqu’à midi !- Et à midi, mon carrosse se changera en citrouille ?- Exactement ! Je te mettrai au train à la gare la plus proche et tu rentreras à Paris !

Le réveil de Quentin Barbet, qui avait repris pension chez Durga Demour, fut beaucoup moins réjouissant. Le parquet de Pontoise venait de l’appeler. Louis Jarraud se rétractait.

Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’un accusé avouait, puis se rétractait soudain. Mais là, c’était plus grave. En fait, au moment du meurtre des gardiens du manoir, Louis Jarraud était à Londres avec son éditeur, pour la promotion de son premier roman traduit en anglais. Un alibi en béton.

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Durga, qui était descendue dans la cuisine, ayant entendu du bruit dans l’escalier, fut la première à découvrir "le barbu" arpentant les tommettes, sous l’attention muette de Gipsy et d’Isidore, tirés eux aussi de leur sommeil animal.

Mise au courant en quelques mots, elle s’exclama :- Mais enfin, pourquoi a-t-il joué cette comédie ?Jourdain, réveillé lui aussi par le bruit des voix, avait saisi leurs dernières phrases.- Je vous l’avais bien dit… ne put-il s’empêcher d’ajouter.Quentin lui lança un regard assassin et répondit à Durga :- Il prétend qu’il voulait savoir comment se déroulait vraiment un interrogatoire et

passer une ou deux nuits en prison… pour se documenter. Afin de mieux pouvoir le relater dans ses romans ! Il pensait également en apprendre plus sur le meurtre de son neveu.

- C’est déjà bien qu’il n’ait pas essayé de faire le mort ! s’exclama Marc pour détendre un peu l’atmosphère.

Il ne tira qu’un sourire à Durga.- Jarraud prétend qu’il est bien allé rendre visite aux gardiens, après la découverte du

corps d’Alain dans la ravine. L’avant-veille du meurtre. Il leur a parlé des lingots. Et les vieux paraissaient gênés. Ils essayèrent de le convaincre que cette histoire n’était qu’une légende qui courait dans les villages, mais qu’elle n’avait aucun fondement. Alors Jarraud leur a parlé des clés, qu’avait subtilisées Alain, sur le corps de Cochard. Ils ont semblé terrorisés. Ils ont prétendu qu’ils ne savaient rien. Et ils l’ont mis à la porte. Évidemment, quand les policiers ont parlé à l’écrivain de l’histoire des dix-sept coups de couteau, qu’il avait imaginé dans l’un de ses romans, il a haussé les épaules. Il a rétorqué que quelqu’un aura lu son livre et s’en sera inspiré. Finalement, on ne l’a inculpé que d’outrage à magistrat et recel d’objets volés… et on l’a relâché.

- Ce n’est donc pas lui qui a visité ma maison… s’il était à Londres la nuit du meurtre. Puisque c’était la veille au soir, commenta Durga. Je me suis toujours demandée si notre visite au "Castel 12" avec Marc, n’avait pas précipité les évènements et déclenché ce meurtre.

- Nous ne sommes pas plus avancés à présent… émit Quentin d’une voix morne, en se laissant tomber sur une chaise.

- Je vais faire du café… dit Durga.

Arcadie Leroy était de fort méchante humeur. Il pleuvait à Paris.Son équipe avait perdu Portal.Il ne savait toujours pas où se trouvait le musée secret du trafiquant. Et le temps lui

était compté à présent.Il avait cette toile de Bernard Buffet sur les bras et devait se rendre avenue Matignon.Toute cette affaire commençait à le fatiguer.Néanmoins il venait d’apprendre que Jarraud s’était rétracté, avançant un alibi en

béton. Au moins, il y voyait plus clair…Il prit un taxi pour se rendre chez Christie’s avec son tableau. Il connaissait bien les

lieux pour y être venu plusieurs fois. Le bureau des experts était ouvert deux jours par semaine. Le jeudi et le vendredi. Ça tombait bien.

Arcadie Poliakoff, officiellement marchand d’art, déballa son tableau. L’homme en veston qui lui faisait face, se pencha sur l’œuvre et la parcourut de son œil exercé.

- Monsieur Poliakoff, vous vous êtes fait avoir. Ce tableau est un faux !Arcadie Poliakoff encaissa le coup et remballa l’objet. Il se crut dans l’obligation

d’ajouter :- Je m’en doutais un peu… je l’ai payé si peu cher !

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- Bernard Buffet est l’un de peintres les plus copié, commenta l’expert. Je vous conseille de toujours nous soumettre une œuvre avant son achat ! Du moins, la prochaine fois…

Arcadie s’interrogeait. Antoine savait-il que ce tableau était un faux ? Dans ce cas, s’il avait réellement besoin de liquidités, il ne le lui aurait pas donné à vendre.

Toutes proportions gardées, une certaine confiance s’était installée entre les deux hommes et Leroy, qui lui avait lui-même vendu ce tableau… se sentait gêné. Il l’avait fait de bonne foi, encore novice…

Décidément, ce jeudi était un jour "sans".Arcady eut beaucoup de mal à retrouver un taxi, tous occupés avec cette pluie.

À midi, la princesse Flo avait décidé de conserver son carrosse et, après avoir rajusté le bandeau sur ses yeux, Antoine Portal l’avait emportée vers d’autres aventures.

Il eut tôt fait de rejoindre la bretelle de Cergy-Pontoise et libéra alors sa "prisonnière" de son obligation.

- Pour l’instant, direction la Normandie. Nous allons faire une petite visite à ma mère, annonça-t-il ! Ensuite, on prend l’avion !

- Mais mon passeport ? interrogea la petite ?- Pendant que tu prenais ta douche, je te l’ai préparé, avec ta photo. Tu t’appelleras

Sandra Dumoulin, pendant quelques temps, avec une date de naissance légèrement différente, avant de devenir officiellement Madame Joseph Vignon !

- C’est la première fois que tu me dis ton nom de famille ! s’exclama la petite.- Il y a un temps pour tout, ma chérie ! Un temps pour jeter les pierres, un temps pour

les rassembler.Flo n’avait pas relevé que les passeports modernes sont difficilement falsifiables au

pied levé. Elle était loin de se douter que "son José" avait anticipé son coup en milieu de partie. Il comptait bien sauver sa Reine.

Et José-la-finance prit la direction de Meulan-les-Mureaux, pour rattraper l’autoroute de Normandie. À deux heures et demi de l’après midi, il rentrait dans Cabourg.

À 14h45, l’agent de la DCRI appela Le Prince, pour l’informer de la réapparition du 4/4 et de Portal, avec à son bras une jolie blonde. Apparemment le trafiquant avait bien le projet de visiter sa maman.

Leroy était de plus en plus déconcerté. Certes, il ne savait pas où Antoine avait passé la nuit, peut-être chez sa petite amie, mais il paraissait vouloir rester en Normandie toute la fin de semaine. Il donna à l’agent l’instruction de laisser tomber la surveillance. Arcadie se doutait bien que son oiseau n’allait pas dormir chez sa mère avec la blonde. Ils allaient certainement arpenter la côte, peut-être jusqu’au Havre. Restaurants, grands hôtels. Portal avait envie d’un peu de récréation, lui semblait-il. Et ce n’est encore pas ce jour-là, qu’il allait les mener à son musée secret. Autant attendre lundi, son retour à Paris.

Durga et Marc, après le départ de Barbet, optèrent pour une balade dans le Domaine, sans Gipsy, évidemment. Le ciel était couvert. En plus de son Opinel à virole et de sa lampe de poche, la chanteuse confia aux poches de Jourdain un petit parapluie pliant, qui ne tenait pas plus de place qu’un quart de baguette.

Marcher ensemble dans un endroit vraiment calme leur ferait le plus grand bien.Durga entraîna son compagnon après le lotissement, par le chemin du bois, pour

rejoindre son passage habituel. Ils parvinrent au large du calvaire et firent un détour pour vérifier que la plaque avait bien été remise en place. Peut-être le Domaine allait-il enfin retrouver le calme et la quiétude que Durga venait y chercher auparavant. Ils obliquèrent plein Est pour se retrouver bientôt au carrefour énigmatique, pourvu de sa direction "Australie". À

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y regarder de plus près, l’inscription semblait avoir été rafraîchie assez récemment. Ils s’engagèrent dans une autre allée bordée de marronniers, moins large que celle qui traversait le Domaine du sud au nord, mais qui rejoignait le château d’eau.

Marc n’était jamais encore venu par là. Ils dérangèrent un lièvre de bonne taille, ainsi que quelques poules faisanes. Ils atteignirent bientôt l’édifice, recouvert d’un lierre toujours aussi touffu. Et Durga tira vigoureusement la porte. Rien n’avait bougé depuis sa dernière visite. Personne n’avait remis un peu d’ordre dans les cagettes. Les caisses avec leur laine de bois étaient à la même place. Le "loup blanc" les déplaça pour montrer à Marc le trappe qui menait à la muche.

- Tu veux voir ? proposa-t-elle ?- Pourquoi pas ! répondit-il, d’ailleurs, il va pleuvoir, au moins nous serons à l’abri !Durga sortit sa lampe électrique. Marc souleva la trappe, la rabattit en arrière et se

laissa glisser par l’ouverture. Il trébucha sur la caisse à outil, qui avait servi à sa compagne.Celle-ci balaya bientôt de sa lampe les parois de la rotonde souterraine. Elle tâtonna

pour retrouver l’ouverture pivotante, qui donnait sur l’escalier taillé dans la craie. Arrivés au bas des marches, le couple fit quelques pas dans le boyau sinistre et vide.

- Voilà ! En continuant tout droit, tu te retrouves devant le mur de brique !- J’aimerais bien visiter les petites salles que tu m’as décrites, au-delà, mais… une

autre fois. Je n’ai pas envie de faire cette excursion aujourd’hui, déclara Jourdain.- Viens, nous allons encore examiner les plaques de la rotonde. Essayer de détecter

l’emplacement du passage qui mène à la ravine.Et Durga remonta le petit escalier et fit pivoter le panneau, suivie de près par Jourdain.

Puis elle sortit son I Phone, qui affichait quelques petits bâtons. Fonction boussole. Sud-est. Elle enjamba l’enchevêtrement de tuyaux. Palpa les cloisons. Et la paroi pivota brusquement.

Le couple se faufila par l’ouverture, qui n’était pas plus large que la première. Elle comportait également un escalier, pourvu cependant d’une ou deux marches de moins.

- Dans ma hâte, j’ai peut-être raté le côté pivotant… commenta-t-elle. Il faut dire que j’avais grande envie de me retrouver à l’air libre, après mon périple dans le boyau.

Il n’y avait, en effet, aucun mécanisme permettant de bloquer la paroi pivotante. En imaginant qu’on y coince un bâton, il paraissait impossible de le planter dans la craie de la marche supérieure pour le bloquer. Durga inspecta méticuleusement l’escalier. Elle détecta des taches brunâtres sur les degrés. Du sang, sans aucun doute.

- Alain Révillon était déjà blessé, quand il a emprunté ce passage…- On lui aura tiré dessus dans la rotonde, suggéra Marc.- Encore aurait-il fallu qu’il connaisse les passages, protesta Durga.- Alors, il aura suivi quelqu’un et l’aura vu s’y engager.- L’autre se voyant suivi lui aura tiré dessus ! dit la chanteuse.Ils entreprirent de suivre le boyau. De loin en loin, les mêmes taches brunes

maculaient le sol crayeux. Bientôt, ils découvrirent des marques plus larges sous le faisceau de la lampe. Puis le sol semblait comme balayé.

- Il a dû tomber là, dit Jourdain. Et l’autre l’aura tiré jusqu’à l’extrémité du boyau.En effet, une faible lueur filtrait au bout du passage. Là où Gipsy avait creusé avec

Durga pour trouver l’entrée. Là où elle l’avait recouverte de branchages pour la dissimuler aux regards des curieux. Là où, précédemment, elle avait découvert la main, en suivant la sente des sangliers…

- Mais il n’a pas pu aller plus loin, si la sortie était déjà effondrée. Le meurtrier aura alors abandonné le corps et fait demi-tour, conjectura Jourdain.

- Ou il aura tout bonnement fui par la route. Jarraud fixait la disparition d’Alain à la fin de l’automne. Le passage était peut-être encore possible, à ce moment là, répondit Durga.

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- Bon, mais la trappe reste ouverte ! lança Jourdain. Il nous faut faire demi-tour et la refermer ! Comme le meurtrier…

- Tu as raison, monsieur Molière.Et ils refirent le chemin en sens inverse.Soigneusement, ils remirent tout en place. Il avait plu. Durga insista pour montrer

encore à Marc l’enclos des faisans. Du moins servait-il pour les jeunes, au moment de la ponte. Ensuite, les gardes-chasse relevaient les grillages et les oiseaux circulaient librement dans le Domaine. Durga écouta attentivement les bruits divers. Un avion. Un coucou. Pas de bruit de moteur. Elle indiqua à son compagnon l’emplacement de la ferme, par-delà les champs labourés. En ligne droite depuis le Puy-Regain. Puis ils empruntèrent un chemin de traverse pour se rendre à l’enclos. Un chemin boisé où deux chevreuils interdits les regardaient s’avancer. Durga, lentement, sortit son I Phone et prit quelques photos. Les deux couples s’observaient sans bouger. Soudain, un cri rauque, suivi de l’envol d’un gros faisan rompit le charme et les chevreuils détalèrent prestement par-dessus les buissons.

- Je comprends que tu apprécies cet endroit, dit Jourdain.- Oui, qui pourrait penser qu’il est truffé de boyaux et de souterrains, soupira Durga.

Pour son plus grand malheur !- De Vendeuil va sans doute récupérer toutes ses terres, à présent. Mais que va devenir

le manoir ? interrogea Jourdain.- Qui sait ! il sera peut-être loué ou vendu sans les terres. Je doute que Marjolaine

Cochard y ramène un jour ses enfants. À l’heure qu’il est, elle a dû regagner Los Angeles. Quant à Gilbert… on ne le reverra pas de si tôt.

Ils admirèrent plusieurs mâles vénérés, qui leur disputaient le passage. Très prompts à la bataille pour défendre leur territoire. Puis Durga proposa de rejoindre la route par un passage qu’elle connaissait, un terrain favorable aux champignons, bordé de ronces où elle venait récolter les mûres à la fin de l’été. La ravine, à cet endroit, était peu pentue et après avoir soulevé un barbelé distendu, ils se retrouvèrent sur la route qui reliait Boivilliers à Dampierre. En amont du passage qu’avait emprunté Durga, le jour de sa macabre découverte.

Ils marchaient d’un bon pas. Plusieurs voitures les croisèrent ou les doublèrent. Et puis Durga reconnut soudain l’arrière du 4/4 rutilant, qu’elle avait vu passer en sortant de la ferme, la veille. Les mêmes vitres teintées. La même couleur argentée. C’était décidément quelqu’un qui possédait une résidence dans la région.

De retour à la maison, "le loup blanc" battit une omelette. Barbet avait regagné Paris et la chanteuse n’attendait personne. Peut-être une petite sieste s’imposerait-elle ?

Ils en étaient au fromage quand Jourdain reparla du repas de funérailles, organisé au château après l’enterrement des gardiens. Il se souvenait que Gilbert Deladrière lui avait révélé être souvent sorti avec Laurent Bourgoin et Alain Révillon. Le trio allait draguer et danser au "Castel 12". L’entraîneur de Boivilliers faisait aussi partie des rares privilégiés à avoir ses entrées dans le Domaine.

À la demande de Marc, Durga ressortit son plan.- Tu vois, ce matin, tu m’as amené par là, dit-il en suivant du doigt le chemin de terre,

tracé de l’enclos aux faisans à la ravine, non loin de la route. Mais j’ai remarqué un sentier bifurquant au nord, qui se perd à travers bois.

- Oui, en effet, je l’ai emprunté une fois. Il est sombre et humide, mais traverse la forêt du Puy-Regain dans sa portion extrême, à quelques cinq cents mètres derrière la ferme. Il rejoint le haut mur de la piste d’entraînement des trotteurs, juste à côté des écuries du château.

- Y as-tu remarqué une porte ? demanda Jourdain.

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- Je crois que oui. J’avais longé le mur, sans bien savoir où je me trouvais et puis j’ai senti l’odeur des chevaux et j’ai entendu les commandements des drivers. Il y a effectivement une porte en fer encastrée dans le mur, qui doit ouvrir directement sur le bord de la piste. Je n’ai, bien évidemment, pas tenté de l’ouvrir. Mais tu sais, n’importe qui peut s’introduire dans le Domaine, en fait.

- Il faut bien connaître les lieux pour s’y aventurer, de jour comme de nuit, fit remarquer Jourdain.

- Sans doute, il faut surtout avoir une bonne raison pour le faire, rétorqua Durga.Marc ajouta que, plus il y pensait, plus cette histoire racontée par Louis Jarraud, de

complot des descendants de maquisards lui trottait dans la tête. Jarraud écrivait les histoires et d’autres les mettaient à exécution.

- Mais tu ne voyais pas Louis Jarraud poignarder les gardiens ! s’exclama Durga.- Non, pas froidement comme cela. Pour le faire, il aurait fallu qu’il ait de la haine, de

la colère. Et certes, le goût de la vengeance, mais ce n’est pas suffisant. Il nous balade.- Dis-moi plutôt, reprit-il après un moment de silence, le premier qui t’a parlé des

muches, c’est bien l’original du Pleurachat ?- Son frère, le cultivateur, qui braconnait dans le Domaine, précisa Durga, et je persiste

à croire qu’on a pris cette histoire à l’envers, en n’enquêtant pas sur les descendants des otages, sous prétexte qu’ils ne savaient rien de l’or nazi.

- Je pense, moi aussi, que leur haine doit être plus forte contre l’injustice qui leur a été faite. C’est mon point de vue de mentaliste.

Durga ne répondit pas. Elle avait la pratique de l’interconnexion de toutes choses, Marc, lui, théorisait ses connaissances. Ce qui poussait les gens à commettre une action relevait de l’inconscient, elle en était certaine. Les chemins en étaient tracés dans un envers des choses inconnaissable et nul ne pouvait en subodorer les lignes. Ce n’était pas les voies du Seigneur, mais celles de notre propre histoire personnelle. Secrète, enfouie, infiniment profonde.

- Une petite sieste ? proposa-t-elle pour clore le débat.

Antoine Portal serra sa mère dans ses bras, tout en la soulevant de terre. Il est vrai que la petite vieille ne pesait pas bien lourd.

- Joseph ! Protesta-t-elle.- Colette, ma mère ! Flo, ma future femme ! les présenta "José".Car si Antoine avait adopté l’usage de son premier prénom, sa mère l’avait, par contre,

toujours appelé Joseph depuis sa plus tendre enfance, pour une obscure raison. Raison qu’il avait élucidée plus tard.

Elle leur offrit du café.- Tu l’as pris bien jeunette ! remarqua la mère, en désignant Flo du menton.- La valeur n’attend pas…- Le nombre des années… compléta Flo.- M’man, nous sommes juste passés te dire au revoir, car nous partons en voyage.- Oh, toi, quand tu parles de voyage, ce n’est jamais la porte à côté ! s’exclama la

mère. Tu es bien comme ton père !Colette, au fil des années, avait révélé à Antoine des bribes de vérité. Mais était-ce

bien la vérité, où une histoire qu’elle avait inventée pour combler le vide laissé par l’absence du père ? Au début, son fils en avait douté. Et puis les années passant, avec ses moyens, il avait fait des recherches. Et il avait retrouvé le dénommé Joseph Vignon, légionnaire. Enterré au cimetière militaire de Sidi-Bel-Abbès. Mort à la fin de la guerre d’Algérie.

S’il n’avait eu quelques appuis occultes et l’argent dont il disposait, Portal ne serait jamais parvenu à faire exhumer le corps pour effectuer un prélèvement ADN. Ensuite, les

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analyses s’étaient avérées positives. Joseph Désiré Vignon était bien son père, ainsi que celui de sa sœur Madeleine. Il avait pu ainsi renouer sa filiation, grâce au témoignage de sa mère. Et il s’était plu à faire établir un passeport à son nom, par un ami faussaire… le même qui lui avait également fourni celui de Sandra Dumoulin avec la photo de Flo.

Cela pouvait sembler fou. Mais seuls ceux et celles qui ont subi cette même mutilation de leur arbre généalogique savent combien il est douloureux d’être né de père inconnu. D’ignorer ses racines. Longtemps, Colette Portal avait gardé le secret de cet amour ardent qu’elle vouait à cet homme de passage. Elle en avait honte. Mais, paradoxalement, c’était également son trésor, son jardin secret. Joseph venait, Joseph repartait. Toujours elle lui ouvrait les bras. Jamais elle n’exigeait rien. De lui, elle ne savait que peu de choses. Juste qu’il avait un peu plus de huit ans, en 1944, quand son père avait été fusillé par les Allemands en représailles, comme otage, et que sa mère le lendemain s’était jetée dans la mare. À la Libération, il avait été placé dans une institution accueillant les orphelins de guerre. Puis dans une école d’enfants de troupe. Colette n’avait pas retenu le nom du village de Joseph.

Mais la vie avait ramené Antoine au village.

Quentin Barbet s’était débattu toute la journée avec la rédaction de rapports divers. Sa mission, en ce qui concernait la brigade des stups, s’était terminée brillamment. Mais il était à présent officiellement chargé de l’enquête sur le meurtre des gardiens, conjointement avec la gendarmerie de Godincourt. La hiérarchie l’ayant considéré comme le plus renseigné sur cette affaire. Donc le plus apte à la résoudre. Pourtant, Barbet devait reconnaître qu’il pataugeait dans la semoule. D’autre part, la découverte du corps d’Alain Révillon n’avait guère éclairé l’enquêteur sur les circonstances de sa mort. À part qu’il ait été tué par balle. Il envisageait de reprendre un contre-interrogatoire de Louis Jarraud en se faisant assister par Jourdain.

Le commissaire songeait avec nostalgie à la maison de Durga, mais pas question pour le moment de repartir à Dampierre. Il fallait qu’il avance. Seulement, il ne savait pas du tout de quel côté il devait conduire ses pas. Aussi, décida-t-il d’aller se sustenter quelque peu à la brasserie voisine.

L’endroit était assez bruyant et plusieurs écrans de télévision retransmettaient LCI, chaîne d’infos, en continu. Barbet passa sa commande. Mastiquant ses harengs fumés accompagnés de pommes à l’huile, il regrettait amèrement la cuisine de "ma ’me Demour", comme il se plaisait à nommer Durga ; l’appeler par son prénom lui semblait trop familier. Il suivait d’un œil distrait les nouvelles du soir, quand soudain il reconnut le visage d’Arcadie Leroy. Ce n’était pas possible ! Arcadie de la DCRI ne pouvait passer à la télévision ! Mais c’était bien autre chose que le speaker annonçait :

"Nous venons d’apprendre la découverte du corps sans vie d’Arcadie Poliakoff, un marchand d’art connu dans la profession, abattu d’une balle dans la nuque dans le parking souterrain de son immeuble de l’avenue Junot. Les pompiers et le SAMU sont sur les lieux"…

Barbet se leva d’un bond, heurtant la table, si bien que l’assiette de harengs s’écrasa au sol. Le garçon accourut aussitôt, mais le commissaire voulait l’addition! L’addition, très vite ! Il jeta un billet sur le comptoir et s’en fut, courant presque, par la rue qui menait à son bureau. Il avait sorti son téléphone et tentait d’appeler un numéro, mais l’énervement et l’éclairage insuffisant faisaient qu’il n’y parvenait pas.

Antoine Portal gara son 4/4 sur un parking du Havre. Il entraîna ensuite Flo dans les magasins afin de lui procurer une garde-robe un peu plus conséquente que ses deux jeans. délavés. Puis, il lui acheta une jolie valise Dempsey, où la môme rangea soigneusement sa panoplie de nouvelle princesse. Il avait insisté pour qu’elle coiffe d’un bonnet ses cheveux blonds, tout en arborant lui-même une casquette de style anglais ainsi qu’une fine moustache qui la fit beaucoup rire. Ensuite, après avoir récupéré sa propre valise et le sac de

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mademoiselle dans le 4/4, ils avaient pris un taxi pour l’aéroport. Antoine Portal avait réservé un petit avion privé pour 18h30. Destination : Londres. Du discret terrain d’aviation où les déposa l’avion taxi, ils gagnèrent le centre de Londres dans un de ces célèbres "Cab" anglais, massif et confortable.

À Londres, il est toujours une heure de moins qu’à Paris, ce qui fait que l’on arrive à destination généralement peu de temps après avoir quitté la capitale. À fortiori si l’on décolle du Havre.

Ainsi, après avoir déposé leurs bagages au Claridge’s Hôtel, non loin de Hyde Park, Portal entraina-t-il sa môme à Soho, dîner dans le quartier chinois.

Marc et Durga, après une sieste crapuleuse, avaient repris la seconde liste qu’avait établie Durga, avec les noms des dix otages fusillés. Les dix otages oubliés.

Andrézieux Ferdinand- 1899 - 1944 -menuisierBireau Pierre- 1920 - 1944 -ouvrier agricoleBazouche Etienne- 1901 -1944 -notaireChabout Sauveur- 1896 - 1944 -cultivateurFourcade Lucien- 1902 - 1944 -cafetierFourneau Justin- 1886 - 1944 -ferrailleurLamoureux Grégoire- 1910 - 1944 -plombierMénestrier François- 1924 - 1944 -boulangerPeignant Emile- 1903- 1944 –cultivateurVignon Gustave- 1914 - 1944 -maraîcher

- À part Fourneau, le ferrailleur, tous ces noms me sont inconnus, déclara Durga.- Non, attends, Bazouche ! n’est-ce pas le médecin venu constater le décès de Marcel

Cochard et qui délivra le permis d’inhumer ? Celui que Leroy disait bien connaître ? demanda Jourdain.

- C’est possible… je n’ai pas fait attention… répondit Durga. Mais tu as raison, je l’avais noté dans les patronymes subsistants dans la région d’après l’annuaire du téléphone et je l’avais coché à Villemont-en-Arthy, oui ! avec profession : médecin.

- Quant au nom d’Andrézieux, il figure sur les deux listes… l’un était otage, l’autre maquisard, ajouta Jourdain. Apparemment, d’après les renseignements du fax, il existait un troisième frère, mort également. Un patronyme rayé de la carte.

- Du moins dans la région, ajouta Durga. Et je déplore toujours qu’il n’y ait pas eu de recherches sur les descendants éventuels. Il y a aussi Fourcade, le cafetier. Eux ont dû reprendre le bistrot de père en fils, je l’avais coché à Boivilliers. Ainsi que Chabout, cultivateur. Mais aussi Peignant, un autre cultivateur.

- Les terres demeurent et se transmettent dans le patrimoine familial, généralement, commenta Marc.

- Le dernier, c’est Vignon, que j’avais coché à Villemont-en-Arthy, et c’est une femme. Infirmière. Ça ne nous avance pas beaucoup, tout ça. Nous ne faisons qu’allonger la liste des suspects, conclut Durga.

- Écoute, s’il existe une amicale des descendants des maquisards, pourquoi n’en existerait-il pas une des descendants des otages ? dit Marc. Tu pourrais demander à ton ferrailleur accordéoniste.

- Ou à sa femme, ajouta Durga songeuse, elle est plus causante… Je vais faire un saut au Pleurachat ! annonça-t-elle.

Durga gara sa voiture dans la cour. Il avait plu dans la matinée et de larges flaques d’eau s’étalaient ça et là sur le sol inégal. La chanteuse fit de son mieux pour les contourner. Elle aperçut le frère dans l’écurie :

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- Bonjour ! Il est là votre frère ?- Le Simon ? Non, l’est parti chercher ‘n’ épave… mais y’a ben la Simone à la

maison !- Merci, ne vous dérangez pas, je connais le chemin !Et Durga s’avança sur la passerelle enjambant l’amas de carcasses rouillées, où des

bricoleurs et quelques garagistes venaient de temps à autre chercher des pièces de rechange.Simone Fourneau la vit arriver de derrière ses carreaux et elle sortit pour l’accueillir.- Ma ’me Demour ! Comment ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ? Encore en panne de

gaz ? Mais on n’est pas dimanche ! plaisanta-t-elle.- Eh bien, pour tout vous dire, c’est vous que je viens voir. Depuis l’enterrement des

gardiens, je me pose pas mal de questions.- Mais dites-donc, les gendarmes sont venus à Dampierre, hier matin, à c’qui paraît !- Oui, ils ont arrêté un homme, rue des Ifs… personne ne le connait. Un certain Pierre

Durand…- Ça fait jaser dans les villages, en tous cas ! Vous ne trouvez pas qu’en ce moment, on

arrête beaucoup de gens ? La Marjolaine Cochard avec m’sieur Leroy, un ancien de Dampierre, à ce qu’on m’a dit…

- Pour ces deux là, les gendarmes n’avaient besoin que de leur témoignage, répondit Durga. Justement, monsieur Leroy, avec qui je suis restée en relation, malgré son déménagement, est passé me voir hier matin.

- On m’a dit qu’il habitait la Guyane à présent, répliqua la femme du ferrailleur.- Oui, mais il voyage beaucoup, rétorqua Durga sans se compromettre. Cependant, s’il

est venu en France, c’était pour assister à l’enterrement des époux Deladrière, vu que ce sont tous des descendants des maquisards…

- Ah ! il vous en a parlé ! oui, ils se soutiennent !- Je trouve qu’on parle beaucoup des maquisards et pas beaucoup des otages, ajouta

perfidement Durga. Pourtant, ils ont tous été abattus par les Allemands !- C’est sûr, ma’ me Demour ! Toutes ces familles détruites, on n’imagine pas ! 66 ans

ont passé, mais rien n’efface ! Et c’est bien la faute des maquisards si y’a eu ce massacre !- Je pense qu’ils n’avaient pas présagé de ce qui allait arriver… avança Durga.- Ben, c’est simple ! Z’avaient qu’à rendre l’or aux Boches ! s’exclama la Simone.- Ah ! vous y croyez, vous, à ce qu’on raconte sur l’or qu’ils auraient volé ?- Tout l’monde le sait ! Et y’en a même beaucoup qui ont cherché à le retrouver !- Oui, votre beau-frère m’avait bien parlé d’un trésor dans les muches, mais

sincèrement je n’y croyais pas, dit Durga.- Le Toine, l’est trop bavard… y s’rend pas bien compte quand y cause…- Mais Marcel Cochard avait, parait-il trouvé une marmite de pièces d’or dans son

jardin, avec son détecteur de métaux, je crois que les gens ont fait un amalgame.- Un quoi ? demanda la femme du ferrailleur.- Eh bien, ils ont mélangé le trésor qu’à trouvé Cochard, avec l’or des Allemands, dit

Durga.- Pas du tout ! C’est du pipeau la marmite de pièces d’or ! C’est sûr que le Marcel, il a

trouvé les lingots ! Mais les a pas emportés au paradis !- Et vous croyez que les gardiens étaient complices, c’est pour ça qu’ils auraient été

assassinés ? avança Durga.- Oh… les Deladrière, y z’ont trempé dans pas mal de choses pas nettes. Et toutes les

manigances du fils et tout ! Ça pouvait que finir mal, quand on joue avec le feu, on s’brûle !- Et… les descendants des otages, ils se soutiennent aussi ? demanda Durga le plus

ingénument possible.

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- C’est sûr qu’ils se tiennent les coudes ! C’est eux les victimes ! Les autres, y z’ont voulu faire les fanfarons ! Mais les otages, y z’avaient rien demandé ! Rien !

- Vous, Simone, vous êtes aussi une descendante d’otage, n’est-ce pas ?- Pour mon malheur, oui ! comme le Simon ! Grégoire, c’était mon grand-père.

Grégoire Lamoureux. !Durga essayait de visualiser la liste de noms qu’elle avait établie avec Marc. Mais elle

ne se souvenait plus du métier de Grégoire Lamoureux. Comme si la femme du ferrailleur avait capté sa pensée, celle-ci ajouta :

- L’était plombier… Et la pauvre Marie Vignon, qui s’est jetée dans la mare, après qu’y lui ont tué son homme ? Qui pense encore à elle ? Et le p’tit mitron de vingt ans, qu’y z’ont dit boulanger ?

Durga voyait passer sur le visage de Simone toute la détresse de ces gens oubliés, dont on avait massacré la vie, à cause d’un acte, somme toute inconséquent. Le vol des lingots avait-il au moins entravé Hitler dans son dessein ? Avait-il réellement évité qu’il ne fabrique de nouvelles armes ? Les sacrifices sont la plupart du temps inutiles, pensait-elle amèrement.

- Je comprends votre colère, madame Fourneau. Mais le temps a passé. Ne serait-t-il pas plus sage à présent d’oublier, de pardonner ?

- Pardonner ? Ah, le Pascal Petit, il a bien fait de mettre le vieux Gaspard à l’abri dans un hospice ! Parce que, comme vous dites, la colère ! la colère est toujours là, quand on rouvre la plaie ! Les vieux, y z’auraient mieux fait d’emporter leur secret dans la tombe au lieu de causer avant de mourir !

Durga était pétrifiée par la violence qu’elle sentait sourdre à travers toutes les paroles de cette femme humble et droite. Elle se tut. Puis reprit :

- Cependant, la haine contre les descendants des maquisards, c’est injuste, ils n’y sont pour rien.

- La colère, la haine, c’est juste contre leur convoitise ! cria presque Simone, indignée.Durga, elle, n’avait plus rien à dire devant cette douleur à fleur de peau.- Avec ça, je ne vous ai même pas offert un café, ma ’me Demour ! dit Simone,

soudain calmée.- Ce sera pour une autre fois, Simone, vous permettez que je vous appelle Simone ?- Bah ! bien sûr !- Merci de m’avoir parlé si sincèrement ! Merci du fond du cœur, dit Durga. J’y vais à

présent ! Il va bientôt faire nuit !

Durga relata à Jourdain la teneur de sa conversation avec la femme du ferrailleur. Cependant, il fut sensible à son trouble. Il y avait plus, que la narration des paroles échangées.

Une émotion, une vérité semblait avoir bouleversé sa compagne, qui fit soudain une sortie sibylline :

"Ainsi mourut Salammbô, pour avoir touché au voile de Tanit !"- Je vais te servir un pastis ! décréta Jourdain.- Bonne idée ! répondit Durga, Flaubert est parfois indigeste.L’apéritif apporta son effet bénéfique. Durga retrouvait un peu de sa sérénité.- Une salade, des coquillettes et des œufs à la coque, ça te dirait ? proposa-t-elle.- Certes, ma’ me Demour ! si c’est fait avec amour ! répondit Marc.Et Durga se blottit dans ses bras. Bientôt l’homme proposa d’allumer le feu. Elle, elle

alluma la télé. C’était l’heure des infos.Marc fourrageait dans l’âtre et s’escrimait sur les allumettes. En se redressant, il

aperçut sur l’écran l’image ingrate de Leroy, copie déformée d’une photo d’identité et les paroles du speaker l’atteignirent au creux de l’estomac. Durga laissa tomber son verre, qui se brisa sur les tomettes.

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À 10 heures du soir Barbet appela sur le téléphone fixe. Il semblait déconnecté. Durga lui proposa de venir. Elle perçut qu’il saisissait son invitation comme une bouée de sauvetage.

Jourdain avait joint son service. Mais personne n’avait été en mesure de lui fournir la moindre information complémentaire. Les pompiers, puis la police du quartier des Grandes Carrières avaient pris l’affaire en main. Ils étaient sur le meurtre d’Arcadie Poliakoff, marchand d’art. Il n’était plus l’heure d’étouffer l’affaire. Mais Molière fut convoqué pour le lendemain.

Avant même que le commissaire sonne au portail, la tension et le stress devenaient si palpables à l’intérieur de la maison, que Gipsy dressait les oreilles, humant l’air, cherchant désespérément à capter d’où pouvait venir le danger et qu’Isidore battait de la queue, tentant de chasser les effluves mauvais qui perturbaient sa quiétude habituelle. Le timbre du portail déchargea d’un coup la tension des animaux, qui se précipitèrent devant la porte dans le plus grand désordre.

Dès que Barbet fut entré, ils s’installèrent tous trois devant le feu. Durga sortit du fromage, du beurre, du pain et du jambon cru, pour un Barbet quelque peu affamé. Si celui-ci préférait du vin rouge, Durga et Marc étaient à l’heure du médicament. Le mentaliste leur servit à chacun une rasade de Jack Daniel’s.

"Le barbu" avait plus que sa mine des mauvais jours. Il semblait vraiment chamboulé. Qu’on ait pu abattre ainsi un grand ponte de la DCRI le mettait hors de lui. Il vouait à Leroy une grande admiration pour ses performances dans le milieu du trafic d’art.

C’est un peu comme si on lui avait tué son héros.- Je suis allé là-bas, dit Barbet. Avenue Junot. Leroy y avait un appartement dont il

m’avait donné l’adresse. J’ai réussi à stopper les curieux et les journalistes. Mais l’un d’eux avait déjà pris une photo de la carte d’identité du mort, par-dessus l’épaule d’un policier. Le divisionnaire ne s’était pas déplacé et j’ai pu limiter les dégâts. Il est probable que le tueur est entré à la faveur de l’ouverture automatique de la porte du parking et qu’il soit ressorti de la même façon. Ou alors, c’était quelqu’un possédant clés et codes de l’immeuble et il a dû agir avec un silencieux. En tous cas, un professionnel. Personne n’a rien vu, rien entendu. Il n’y a pas de commerçants dans cette rue, susceptibles d’avoir aperçu quelque chose. Il faudra interroger les voisins d’en face qui auraient éventuellement pu regarder par la fenêtre. Peu d’espoir.

J’ai récupéré les clés de Leroy. Ils avaient vidé les poches du mort et déjà embarqué le corps. Je suis monté à son appartement. Sur son bureau, j’ai trouvé des notes griffonnées. Une immatriculation de voiture. L’heure de je ne sais quel rendez-vous, à Cabourg. Dans le salon, au pied d’un fauteuil, se trouvait un tableau mal emballé. Un Buffet. Je n’y connais pas grand-chose mais j’ai reconnu tout de suite. J’ai aussi découvert le certificat d’authenticité de la toile et l’attestation de cession au bénéfice d’Antoine Portal. C’est tout. Ensuite ils ont mis les scellés.

Je me suis rendu aussitôt au commissariat du 18, pour saluer mon collègue, le commissaire Leblond. J’avais déjà téléphoné à la DCRI, c’est d’ailleurs la première chose que j’ai faite. Il était évident qu’il fallait que j’aie leur feu vert avant de prévenir les confrères de l’identité réelle du Commandant. Après, ils régleront ça entre eux. Mais tout de même, ces journaleux, ils sont toujours là où il ne faut pas.

Quentin Barbet avait débité ses informations comme un automate au rapport, devant une Durga et un Jourdain silencieux et graves.

- Vous croyez que le meurtre a un rapport avec Portal ? demanda Jourdain.- Qui pouvait connaître cette adresse privée, sinon ceux qui avaient à faire au

"marchand d’art" ? Répondit Barbet. Peut-être que Leroy s’est montré imprudent en se rendant à l’enterrement des gardiens, à Boivilliers.

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- Mais si j’ai bien compris, cela fait cinq ans qu’Arcadie habitait Montmartre, intervint Durga. Il a eu tout le temps de se lier avec énormément de monde. Il avait endossé une nouvelle identité ainsi qu’une nouvelle activité, mais il ne s’en cachait pas. De plus, il a pas mal voyagé et trafiqué avec les gens les plus douteux des milieux de l’art, alors…

- C’est vrai, il possédait des cartes de visite au nom de Poliakoff à cette adresse, admit Barbet. Il m’en a du reste donnée une.

- C’est sûr qu’il n’en avait pas fait imprimer au nom d’Arcadie Leroy, dit Le Prince, PDG à la DCRI… ajouta Durga, agacée, les nerfs à fleur de peau.

- Durga, de nous trois, c’est toi qui le connaissais le mieux. Moi, je ne recevais de lui que de brèves instructions par téléphone ou des notes de service. C’est lui qui m’avait envoyé ici… Quant à Quentin, le commandant l’avait contacté, ils s’étaient croisés à l’enterrement des gardiens, mais il ne l’a réellement rencontré, comme moi, qu’hier matin…

- Cependant l’Arcadie Leroy que j’ai connu n’était qu’informaticien… dit Durga, alors que j’étais officiellement chanteuse. Nos relations étaient amicales. Et même si elles étaient très étroites, le professionnel de la DCRI, je ne le connais pas. Alors que lui, avait un avantage… il savait que j’appartenais aux services liés, à la DGSE.

- Et j’ai l’impression qu’il vous manipulait à sa guise, fit remarquer Barbet.- Chacun manipule et se fait également manipuler, je n’ai aucune illusion à ce sujet,

rétorqua Durga d’un ton morne, songeant à son entretien avec Simone, la femme du ferrailleur.

- Néanmoins, Leroy a dit lui-même que l’affaire n’était pas terminée, reprit Marc, et qu’il avait encore des choses à élucider sur le dossier Portal. Qui va pouvoir reprendre le flambeau à présent ? Martoni et ses comparses sous les verrous, par quel moyen atteindre cet homme ? Dubois ? mais il a fait sa part de travail déjà, bien au-delà de la retraite.

À 11 heures du soir, le portable de Barbet fit entendre sa musique décalée. Le commissaire passa dans la cuisine. Au bout de quelques minutes, il revint brandissant un papier :

- C’était les immatriculations. Le numéro que j’ai trouvé, sur le bureau de Leroy, correspond à un 4/4 Dacia Duster, enregistré au nom d’Etienne Garnier, 25 rue des Vignes, Paris 16e. Ça ne nous avance pas beaucoup…

- Je ne crois pas que, ce soir, nous pourrons élucider quoi que ce soit, dit Durga d’un ton accablé. Moi, les émotions m’ont brisée. Il faut que je dorme… du moins si je le peux.

Les deux hommes convinrent que c’était un sage projet. Demain, à la lumière d’un nouveau jour, on y verrait peut-être plus clair.

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Chapitre XV

Comme à son habitude, Barbet fut matinal. Il laissa un mot sur le bar, remerciant son hôtesse. Le devoir l’appelait.

Durga, au réveil, avait l’impression d’avoir la gueule de bois, même si elle n’avait pas forcé sur le médicament. En effet, si le commissaire avait perdu son héros, la chanteuse éprouvait combien est douloureux le deuil d’un ami cher. La tristesse d’une absence qu’il faut se résoudre à envisager comme permanente. Le scandale de la mort éclatant en première page des pensées intimes. Quant à Marc, si Le Prince demeurait pour lui un supérieur hiérarchique prestigieux, il n’en avait pas moins l’avant-veille, apprécié la simplicité, la cordialité et la compétence.

Pour l’heure, lui aussi devait se rendre à Paris. On l’y avait fermement invité. D’ailleurs les renseignements qu’il désirait obtenir ne pourraient lui être communiqués que dans l’enceinte des bureaux de Levallois.

On était déjà vendredi. Durga rappela à Marc, avant qu’il parte, que sa fille Camille arrivait le lendemain midi par un vol Emirates Airlines en provenance de Dubaï, sur lequel elle était hôtesse. Certes, elle repartirait dès le dimanche mais sa mère devrait aller la chercher à Roissy et gérer sa venue.

- J’espère pouvoir la rencontrer ! s’exclama Marc.- Justement… je voulais te demander si tu le souhaitais… ou non…- Eh bien c’est oui !Après le départ de Molière, Durga, qui avait déjà nourri les animaux, décida

d’expédier les quelques courses qu’elle avait à faire, pour consacrer le reste de la matinée à remettre un peu d’ordre dans la maison. Elle comptait bien décompresser-il avait l’air de vouloir faire beau- et s’accorder dans l’après-midi une balade champêtre avec Gipsy, par les monts et par les vaux.

Pour lors, la maîtresse de maison poussa gentiment le chien affectueux et le chat enjôleur vers l’extérieur, afin qu’ils profitent du jardin ensoleillé. Puis elle prit sa voiture pour se rendre au supermarché de Saint-Martin.

Ses courses terminées, en sortant du bourg, elle remarqua pas mal de va-et-vient devant l’entrée du manoir. Des camions de déménagement qui devaient certainement acheminer les œuvres d’art vers un lieu plus adéquat et plus sûr que la muche du Pleurachat. Deux gendarmes se tenaient en faction devant le portail ouvert. Sans doute pour refouler les intrus et les curieux. Circulez ! Y’a rien à voir !

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D’ailleurs, Durga avait déjà tout vu, du moins l’essentiel, par la magie d’un tournevis et l’efficacité de son huile de coude.

La chanteuse se dirigea vers la ferme pour y récupérer le poulet commandé.Elle se disait qu’elle devrait trouver un menu un peu plus varié pour accueillir

Camille, mais celle-ci ne lui répétait-elle pas, à chaque escale, qu’elle appréciait sa volaille succulente, tellement française. Il est certain que le poulet bio de la ferme de Boivilliers, n’avait pas le même goût que le poulet hallal que l’on trouvait à Dubaï.

Une camionnette était garée dans la cour de la ferme. Durga remarqua sa publicité, placardée en lettres vertes, agrémentée d’un bel arbre stylisé : Élagage et taille. Tous travaux d’abattage. Entretien des jardins. Le chauffeur parlait avec la servante. Ils avaient l’air familiers et riaient ensemble à quelques plaisanteries du garçon. Durga les salua. Pendant que la fille allait quérir le poulet, le jeune homme entama la conversation en proposant gentiment ses services. Il glissa une de ses cartes de visite dans la main de la chanteuse.

- Aujourd’hui, je suis venu pour rien, alors j’ai du temps libre ! Avoua-t-il, si vous avez quelques travaux à faire chez vous, profitez-en !

- Eh bien merci, non… pas pour l’instant. Vous deviez travaillez ici, à la ferme ? Interrogea Durga, un peu machinalement.

- Non, à côté, mais le propriétaire n’est pas là. Pourtant il m’avait donné rendez-vous aujourd’hui ! s’exclama le garçon.

- À côté ? … mais, il n’y a personne alentour ! S’étonna la chanteuse.- Si ! La grosse maison, là haut ! Fit-il en indiquant par-delà la clôture, un Nord assez

vague.- Ah ! vous voulez parler de la gentilhommière ! Je n’y ai jamais vu personne !- Mais vous avez peut-être remarqué la haie bien taillée !- Oui, c’est vrai !- Le type paie cash et il a l’air d’être bourré aux as… dit le garçon.- Ah… mais ce n’est pour lui qu’une résidence secondaire, non ?- Oui, c’est sûr, il arrive toujours avec son gros 4/4 aux vitres teintées, immatriculé à

Paris. Mais il veut que tout soit impeccable, le gazon, le parc, les haies !La fille de ferme revenait avec le poulet emballé. Durga régla et salua les deux jeunes

gens.- Je ferai appel à vous, si j’ai besoin un jour ! promit-elle au jeune homme.Puis elle regagna sa voiture. Au moins aurait-elle appris à qui appartenait, peut-être, le

4x4 rutilant qu’elle avait aperçu par deux fois.De retour à la maison, elle s’évertua à assainir les divers plans d’activités : changer les

draps, trier le linge, mettre en route la machine à laver et le lave-vaisselle. Puis elle fit virevolter son balai éponge sur tout le rez-de-chaussée ainsi que dans les escaliers. Joua de l’aspirateur sur les moquettes du premier étage. Enfin elle installa bientôt dans la poêle une crêpe de sarrasin précuite, garnie d’œufs, de tomates et de fines herbes, saupoudrés de gruyère râpé, comme elle aimait à en préparer pour un déjeuner léger. Puis elle brancha les infos de 13 heures, pour voir ce que disaient les médias sur le "meurtre du marchand de tableau". Cependant, même en zappant sur LCI, on ne parlait plus de "l’affaire Poliakoff". Une info chasse l’autre et il n’y en avait plus que pour la mise en examen d’un homme politique en vue.

Enfin, il était plus de 14 heures quand Durga passa le collier de cuir neuf, encore raide, au coup de Gipsy, y accrocha la laisse et empoigna son bâton. Après avoir glissé la clé du portillon dans sa poche fermeture-éclair, le "loup blanc" traversa le carrefour. Isidore les avait regardés partir avec un brin de désappointement, semblait-il… mais, on ne promenait pas les chats, c’était ainsi.

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Dès l’abord du petit chemin de terre, la femme libéra le chien, qui bondit en avant, folâtrant d’une odeur à l’autre. Il faisait presque doux et l’absence de vent accentuait cette impression prématurée de printemps. On allait enfin sortir de l’hiver, songea Durga, ralentissant le pas car la pente était raide pour atteindre le sommet de la côte. Le chemin boisé, très encaissé, débouchait brusquement sur l’amplitude éblouissante du ciel et permettait bientôt au regard de balayer toute l’étendue du plateau d’Arthy. On croisait alors, rameau agricole de la départementale, une route étroite, vaguement goudronnée, se perdant un peu plus loin dans les champs labourés. Arrivé le premier, Gipsy tournait virait en humant, en aval de la voie, sur le bas côté, une épave calcinée de ce qui avait été un véhicule utilitaire. Les petits voleurs de voitures avaient coutume d’achever ainsi leur monture d’un soir. Une pensée fugace traversa l’esprit de Durga : on achève bien les chevaux… L’air alentour empestait encore le pneu brûlé.

Il était impossible au "loup blanc" d’identifier le véhicule mais cependant, le tas recroquevillé et noirci qu’elle distingua derrière ce qui avait été un volant ressemblait à n’en pas douter à un corps humain. Elle restait pétrifiée derrière la voiture. Elle finit par rappeler Gipsy et lui passa la laisse. Elle flattait le chien sans parvenir à détacher son regard horrifié du spectacle désolant. Elle savait ce lieu peu fréquenté l’hiver, ce qui expliquait que personne n’ait encore rien découvert. Mais, en outre, les effluves dégagées par le tas de ferraille encore fumant indiquaient que l’holocauste était récent. Était-elle vouée à découvrir des cadavres ?

Dès qu’il fut entré dans les locaux de la DCRI, Molière tomba sur Dubois, qui l’entraîna derechef à l’étage de la direction. Son homologue à la retraite, qu’il savait intime de Le Prince paraissait affecté et soucieux.

- Venez, rentrons dans ce bureau, Jourdain. Dubois s’effaça pour laisser entrer son collègue et referma la porte capitonnée, derrière eux.

- Quelle tristesse ! Tout de même. J’avais prévenu Leroy qu’il prenait des risques en se frottant de si près au milieu des trafiquants. Drogue, armes, tableaux, diamants, c’est partout la même loi de la jungle. Après tant d’années dans les services, à vrai dire, j’ai l’impression que cela l’amusait de jouer les marchands d’art. Mais il y voyait l’opportunité de faire d’une pierre deux coups en se débarrassant honorablement de ces lingots encombrants et maudits. Molière, vous avez été propulsé en première ligne dans cette affaire et notre "loup blanc", avec son intuition habituelle, s’est révélée une précieuse auxiliaire.

- C’est elle qui a débusqué la plupart des lièvres, répondit Jourdain. Le commissaire Barbet, quant à lui, est un homme de décision très efficace.

- Il a d’ailleurs été chargé officiellement d’élucider le meurtre de ces malheureux gardiens et de ce garde-chasse, dont on a retrouvé le corps, ajouta Dubois, mais je souhaite que, parallèlement, vous vous occupiez personnellement de l’assassinat de Leroy. Vous formez avec vos deux amis un trio complémentaire, on aimerait en haut lieu que vous persistiez dans votre association. Le "loup" recevra bien évidemment une prime pour ses bons et loyaux services.

Le Prince a tenu le rapport détaillé de toutes ses activités, je vous transmets le dossier, vous l’éplucherez. Cependant, et cela le contrariait grandement, il n’avait toujours pas découvert l’emplacement du musée secret de Portal. Après la saisie record du "Castel 12", il espérait le trafiquant suffisamment déstabilisé pour commettre une erreur, mais peut-être est-ce lui qui en a commis une. Lorsque Portal a quitté son domicile, mercredi, une équipe était en place pour le filer, néanmoins il a réussi à la semer. Il a disparu au volant d’un 4/4. On ne l’a relogé que le lendemain, chez sa mère à Cabourg au bras d’une jolie blonde. Leroy a donc jugé la surveillance inutile, compte tenu qu’il devait revoir Portal après le week-end, au sujet

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d’un tableau que celui-ci l’avait chargé de vendre. Ce sont les dernières informations que Le Prince a livré aux services.

- Le commissaire Barbet est entré dans l’appartement de l’avenue Junot, hier soir. Il a relevé le numéro d’un 4/4, griffonné sur une note par Leroy. Après une recherche au centre des immatriculations, il s’est avéré appartenir à un certain Etienne Garnier, 25 rue des Vignes dans le 16e, dit Jourdain.

- Oui, c’est bien le 4/4 Dacia Duster avec lequel Portal a filé. Mais il n’y a plus d’Etienne Garnier au 25 rue des Vignes, répondit Dubois.

- Mais si Portal était à Cabourg, il est hors du coup pour Leroy, remarqua Jourdain.- Antoine Portal ne se commettrait pas directement dans un meurtre, sauf s’il y était

acculé, mais il peut fort bien l’avoir commandité, répondit Dubois.- Si c’est un contrat qu’il a passé, il y a peu de chance qu’on retrouve jamais le tueur,

ajouta Jourdain dubitatif.- Ce que nous voulons, c’est coincer Portal, d’une manière ou d’une autre et surtout

mettre la main sur les œuvres d’art qu’il détient dans son musée personnel dont, d’après Le Prince, la valeur est nettement supérieure à ce que lui-même entreposait dans la muche, dit Dubois. Écoutez Jourdain, vous avez carte blanche. Et, conservez Durga ! elle est précieuse !

Barbet était retourné au commissariat du 18. Un chauffeur de taxi s’était présenté spontanément, déclarant avoir reconnu à la télé, le type assassiné la veille. Il l’avait chargé à Montmartre dans la matinée pour le déposer chez Christie’s avec un paquet enveloppé, qui pouvait être un tableau. "Le barbu" avait argué qu’il s’y connaissait en peinture et qu’il allait faire un saut à la salle des ventes de l’avenue Matignon. Il y avait retrouvé l’expert ayant reçu Poliakoff. Celui-ci lui fit part de son verdict au sujet du tableau que le marchand d’art lui avait soumis à expertise. Si on l’avait assassiné pour ça… c’était un faux sans valeur. Barbet assura avoir vu le certificat d’authenticité. Mais l’expert partit d’un rire aigre, assurant qu’il était facile de falsifier ce genre de document. C’est la raison pour laquelle toute vente était précédée d’une nouvelle expertise. Le commissaire téléphona à Leblond pour l’informer du résultat de sa démarche. De toute façon, la DCRI avait pris l’affaire en main, lui répondit celui-ci, on l’avait déchargé du dossier il y avait à peine une demi heure.

Barbet n’en fut pas étonné et pour ainsi dire, soulagé. Mais il demeurait perplexe. Antoine Portal aurait acheté un faux Bernard Buffet ? Il voyait mal le trafiquant se faire entuber de la sorte. Tout en regagnant son bureau il essayait de faire le point. Mais la situation lui paraissait toujours aussi confuse.

Au début de l’après-midi, il reçut un bref appel de Jourdain, le priant de bien vouloir passer à Levallois. Une urgence. Il l’y attendait.

Jourdain réceptionna Quentin dans le hall. Il l’entraîna aussitôt vers le bureau à la porte capitonnée, dans les étages supérieurs.

- C’est votre bureau ? S’étonna le commissaire.- Si on veut, ça l’est devenu. J’ai reçu un appel d’urgence de Durga. Elle a découvert

sur le plateau d’Arthy, en promenant le chien, une voiture carbonisée. Avec un type dedans, cramé derrière le volant. Ça fumait encore, paraît-il.

- Elle a le chic ! s’exclama Barbet.- Je lui ai dit de rentrer à la maison, que je m’en occupais, et j’ai prévenu la

gendarmerie de Godincourt, afin qu’ils se rendent sur les lieux et bouclent le périmètre. J’ai parallèlement mandé une équipe de spécialistes pour essayer de relever quelques indices, mais sans grande conviction.

- Alors, vous êtes monté en grade ? Molière, vous donnez des ordres…

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- Officieusement, nous sommes tous les trois, globalement, sur les meurtres, vu que nous sommes les mieux placés sur le terrain et les plus informés, répondit Marc en souriant. Donc, on échange les infos comme dab ! On a la bénédiction de la hiérarchie ! Profitons-en !

- Telle que je la connais, ma ’me Demour va nous mijoter quelque chose pour ce soir, dit "le barbu" d’un air satisfait.

- Certainement, mais elle est très secouée ! Et demain sa fille arrive de Dubaï pour une journée, alors… il faudra la jouer soft ! annonça Marc. Vous savez Quentin, je me demande si nous n’avons pas à faire à "un nettoyeur" professionnel. Dubois, mon collègue suggère qu’il pourrait s’agir de "contrats" mis sur la tête de nos macchabées.

- Mais alors, on sort complètement de l’histoire des lingots nazis, ainsi que des descendants des otages et des maquisards, protesta le commissaire.

- Non, Durga pense que nous avons fait une erreur, en négligeant les recherches sur les descendants des dix otages, sous prétexte qu’ils ne pouvaient rien savoir du vol de l’or. Elle a eu une conversation, avec la femme du ferrailleur du Pleurachat. Le couple Fourneau, descendants d’otages tous les deux, annonça Marc. Édifiant ! Selon elle, dans les villages, les gens ont parlé et toutes les informations ont fini par se recouper.

Hier, continua-t-il, nous n’avons pas eu l’occasion d’aborder le sujet, ma ’me Demour était toute retournée par le meurtre du commandant. Vous aussi, d’ailleurs. Ce qui est bien normal. Mais je pense qu’elle a raison. Nous avons pris le temps de réexaminer la liste des dix fusillés. On a comparé les noms. Des patronymes perdurent dans la région, comme celui du médecin qui a délivré le permis d’inhumer de Cochard. J’ai collecté auprès de lui quelques renseignements : l’antiquaire était régulièrement visité par une infirmière qui lui faisait des piqûres pour une affection chronique. Elle aussi fait partie de la liste. Ainsi que le cafetier de Boivilliers.

- Mais enfin, ils n’ont tout de même pas mis leurs économies en commun pour payer un tueur ! C’est rocambolesque ! s’exclama Barbet.

- Ou alors ils sont tous coupables, comme dans le crime de l’Orient-Express, laissa tomber Jourdain, sibyllin.

- Encore de la littérature… raya "le barbu".- Agatha Christie… Cela vaut l’histoire des dix-sept coups de couteau de Louis

Jarraud dans son roman ! lança Marc comme une évidence.- Le tueur aura lu son bouquin, répondit Barbet négligemment, mais je me propose de

procéder à un contre-interrogatoire de Jarraud, vous m’assisterez ! Cependant, je pense à votre autre conjecture : le "nettoyeur". Un contrat ça coûte de la thune ! Même réunis, je ne vois guère de millionnaires parmi tous ces gens-là !

- Il n’y a que Portal qui ait vraiment de la thune, comme vous dites… reprit Marc, et bien évidemment Leroy, qui en avait acquis avec les lingots. Nonobstant que Jarraud et Révillon ont touché les primes de l’assurance après le crash de Charm-el-Cheikh et vendu tous leurs biens familiaux. Et que De Vendeuil s’est bien remplumé… il ne faut écarter personne !

Après un instant de silence, où tous deux échafaudaient les scénarios les plus fous, Barbet demanda :

Que savez-vous sur la famille d’Antoine Portal ?- Il est né à Toulon ! lança Jourdain en faisant la moue. J’ai commencé à étudier les

notes de Le Prince.- Mais encore ? insista "le barbu".- Né de père inconnu, selon les fiches. Sa sœur aussi et elle est décédée. Il a toujours

sa mère, Simone Portal, retirée à Cabourg, ajouta-t-il avec un laconisme à la Barbet. Bon, en attendant d’aller à Cabourg, on pourrait interroger l’infirmière de Villemont-en-Arthy proposa-t-il. Et creuser du côté du médecin.

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- On pourrait ! Pour Jarraud, je vais essayer d’organiser ça pour demain. Ainsi, ma ’me Demour pourra profiter tranquillement de sa fille... suggéra Quentin.

- Bonne idée. Je préviens Durga que nous venons tous les deux ce soir. Je relève l’adresse de l’infirmière et celle du médecin, ainsi que ses heures de consultation. Bon ! Je vous rejoins au Café du Commerce ! conclut Jourdain. Si nous partons maintenant, nous n’aurons pas trop d’embouteillages !

- Ça existe encore des appellations pareilles ? Le Café du Commerce ! demanda Barbet.

- Eh bien, oui ! à Villemont-en-Arthy, en tous cas…. répondit Jourdain en riant.

Le Café du Commerce, en face de la mairie, était bien animé en cette fin de journée. Les conversations portaient essentiellement sur la découverte de la voiture carbonisée. C’était quelque chose d’assez courant dans les campagnes et les maires, quasiment chaque semaine, demandaient à la gendarmerie qu’on les débarrasse d’une épave. Mais en général, les jeunes emprunteurs brûlaient les voitures essentiellement le samedi soir, à la rigueur le dimanche. Et jamais les gendarmes ne fermaient un périmètre comme aujourd’hui.

Barbet de son côté avait eu le temps de téléphoner à la PJ pour obtenir un nouvel interrogatoire de Jarraud, ainsi qu’à la gendarmerie de Godincourt, où il était à présent connu comme le loup blanc. On avait pu identifier le véhicule brûlé grâce à son numéro de châssis. Pour le moment, les gendarmes supposaient que le corps carbonisé était celui du propriétaire, mais à ce stade de l’enquête, ce n’était pas certain. Il faudra attendre l’autopsie. Le commissaire avait à peine eu le temps de terminer son demi que Marc l’entraînait déjà jusqu’à la Place de la Résistance et sonnait chez l’infirmière.

Une petite vieille maigrelette, au pas sautillant de poule faisane, leur ouvrit sa porte.- Vous savez que je n’exerce plus ! Adressez-vous à ma collègue au bout du couloir,

annonça-t-elle avant qu’ils aient pu placer un mot.- Nous cherchons madame Vignon… commença Barbet.- Mademoiselle, le coupa la vieille dame.- Euh, mademoiselle Vignon, c’est bien vous ? Vous étiez infirmière, n’est-ce pas ?

Nous avons juste quelques questions à vous poser, relaya Jourdain avec son plus beau sourire.- Ah ! si c’est encore des journalistes pour des renseignements sur les souterrains… je

ne sais rien ! annonça-t-elle de sa petite voix perchée, légèrement chevrotante.- Commissaire Barbet, de la police judiciaire, débita le "barbu" en sortant sa carte

officielle. Pouvons-nous entrer quelques minutes ?La vieille dame leur fit signe, d’un geste de la main, de pénétrer dans le salon. Chez

elle, tout était figé, suranné, passé dans les tons sépia. Y compris les photos accrochées aux murs, sur une tapisserie à fleurs antédiluvienne qui avait viré au marron.

- Des journalistes vous ont importunée ? interrogea Jourdain avec sollicitude.- Oh… des curieux ! L’un qui prétendait vouloir écrire un livre, un autre qui

recherchait sa famille.- Ah ! quelle famille ? S’enquit Quentin Barbet.- Eh bien Vignon, précisément ! répondit l’infirmière.- Et vous avez pu le renseigner ? demanda Jourdain.- Vignon Gustave, mon oncle a été fusillé par les Allemands en juin 44 à Boivilliers.

Sa femme Marie, s’est jetée dans la mare, le lendemain. Elle était enceinte de six mois. Leur fils, mon cousin Joseph n’avait que 8 ans. Il a été placé chez les enfants de troupe. Ensuite, il est devenu légionnaire. Moi, j’avais 10 ans, j’habitais le Havre avec mes parents. Ils ont été tués lors du bombardement de la ville, en septembre 44. Mon frère ainé, lui, est mort à Zuydcoote en 40. Orpheline, je suis devenue pupille de la nation et j’ai pu faire mes études d’infirmière. Ensuite, je suis venue m’installer à Villemont, mais je ne me suis jamais mariée.

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- Et votre visiteur là-dedans ? insista Barbet.- Il cherchait la trace de son père légionnaire, qu’il n’avait jamais vu et qui ne l’avait,

bien sûr, pas reconnu. Mort à Sidi-Bel-Abbès à la fin de la guerre d’Algérie. Vraisemblablement, le Joseph.

- Et il vous a donné le nom qu’il portait ?- Joseph comme son père. Joseph Buisson, il a dit que c’était le nom de sa mère.- Il est venu vous voir en quelle année, ce Joseph Buisson ? demanda Jourdain.- Oh … il y a cinq ans peut-être, dit la petite vieille.- Et Marcel Cochard, vous l’avez soigné ? dit soudain Barbet.- Ah, le Marcel, je lui faisais ses piqûres, son insuline pour le diabète. Il n’a jamais

réussi à se les faire lui-même. Il était douillet, il n’arrivait pas à se piquer.- Vous y alliez tous les jours ? demanda le commissaire.- Le soir de préférence, répondit l’infirmière, ou c’est lui qui venait chez moi. Il a été

mon dernier patient. Après sa mort, je n’ai plus pris personne. J’étais trop vieille pour conduire, surtout la nuit.

- Merci mademoiselle Vignon, dit Jourdain. Juste encore une question : le journaliste qui voulait écrire un livre… il était jeune ou vieux ?

- Ah ! il était jeune ! Réveillon, je crois… dit-elle.- Révillon, suggéra Marc.- Oui, c’est cela ! affirma l’infirmière de sa petite voix perchée.- Eh bien……. merci encore, se fendit "le barbu", au revoir mademoiselle…

- Bonne pioche ! lança Jourdain, une fois sur le trottoir. Vous voyez Quentin qu’il y a aussi des descendants intéressants, chez les otages !

- Oui, je me demande d’ailleurs si c’est bien nécessaire d’aller embêter le médecin. J’estime que cette vieille demoiselle ne parait pas être une meurtrière en puissance ! même si je ne suis pas mentaliste…déclara le commissaire. Le Marcel Cochard, comme ils disent dans la région, avait tout ce qu’il lui fallait pour mourir de mort dite, "naturelle" !

- À cette heure, de toute façon, le cabinet du docteur Bazouche est fermé, ce sera pour une autre fois, ajouta Marc.

- Si nous allions plutôt visiter ma ’me Demour ? On lui posera la question essentielle, à savoir : que nous-a-elle préparé à dîner ? proposa Quentin.

Gipsy et Isidore accueillirent les deux hommes comme il se doit à des familiers. Durga paraissait soucieuse et fatiguée.

- Finalement, je n’ai même pas profité du beau temps, remarqua-t-elle d’un ton amer. Le printemps arrive et je ne récolte que des cadavres.

- Ma ‘ma Demour ! tenta Quentin pour la dérider, il faut savoir séparer le bon grain de l’ivraie. Le vrai… c’est que nous avons sur les bras encore un nouveau cadavre, mais nous avons parallèlement fait moisson de nouveaux suspects !

Il réussit à lui tirer un pauvre sourire.- Ce soir, c’est pommes de terre à la paysanne annonça-t-elle !- Voilà notre suspect qui avoue avant même l’interrogatoire, lança Jourdain. Un

apéritif, commissaire ?- Non, merci, dit Barbet, je préfère me réserver pour le vin bio dont notre chère

hôtesse a le secret. Nous avons pas mal de renseignements à partager, mais nous allons attendre d’être tous les trois attablés ! Et ça sent tellement bon, ce qui mijote dans le four !

- Mais c’est qu’il devient gourmand, notre Quentin, dit Jourdain en riant.- Gourmet, rectifia l’intéressé.- Eh bien, à table ! les invita la chanteuse.

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Durga posa sur la table un grand saladier. Un mélange à sa façon de mâche, tomates, poivrons, avocats, aromatisés de cumin entier, auquel elle ajoutait des oignons, des olives noires et de la féta saupoudrée de marjolaine, le tout arrosé d’huile d’olive. Jourdain adorait cette salade. Mais que n’adorait-il pas chez cette femme particulière ? Quand tout le monde fut servi, Barbet ouvrit le débat :

- Votre idée de s’occuper de la descendance des otages, était une bonne idée ! commença-t-il en s’adressant à son hôtesse.

- Vous avez trouvé quelque chose ? interrogea celle-ci.- Nous avons rendu visite à l’infirmière qui faisait régulièrement des piqûres à

Cochard. C’est un spécimen de vieille fille assez cocasse. Elle a révélé avoir reçu la visite d’un descendant Vignon, à la recherche de son père. Celui-ci ne l’avait pas reconnu, il ne portait donc pas son nom, lui répondit Jourdain.

- Et… ?- Et, nous avons justement quelqu’un né de père inconnu dans la longue liste des

suspects, ajouta Barbet.- Ah… mais encore ?- D’abord, commença Jourdain, je t’annonce avoir été chargé officiellement par les

services d’élucider le meurtre de Leroy et de reprendre l’affaire Portal là où il l’avait laissée.- C’est une promotion ! rétorqua Durga avec une pointe d’ironie.- Mais tu fais partie du lot ! continua Jourdain. La hiérarchie concède que nous avons

fait tous les trois un excellent travail et souhaite nous voir poursuivre cette collaboration fructueuse. Tu rempiles, ma chère !

- Tu as vu Dubois…- On ne peut rien te cacher ! Il t’apprécie beaucoup, tu le sais bien, ajouta Marc. Il te

promet même une prime. D’autre part, j’ai pu parcourir les notes de Leroy, puisque j’ai hérité du dossier. Je n’ai pas eu le temps de tout lire, évidemment. Cependant, j’ai sorti en priorité la fiche d’Antoine Portal, pour me mettre un peu au parfum, comme on dit dans le milieu.

- Et il est justement né de père inconnu… mais à Toulon, commenta Quentin.- Et sa mère, qui est toujours vivante, s’est retirée à Cabourg, ajouta Marc.- Je ne vois pas le rapport. Vous me donnez le tournis tous les deux ! Arcadie disait

qu’on cherchait à coincer Portal pour blanchiment d’argent et trafic de drogue ! s’exclama Durga. Et on a trouvé la drogue et même des armes !

- On ne peut l’inculper pour ça ! Portal n’est que propriétaire des murs et encore, pas directement. Et nous ignorons toujours l’emplacement du musée personnel de cet industriel richissime et mégalomane, qui détient les plus belles pièces que lui fournissait frauduleusement ton ami Poliakoff, lui répondit Marc.

- Arcadie ne l’avait donc pas encore découvert ! s’exclama la chanteuse. Voilà ce qu’il ne nous avait pas dit ! Vous pensez que sa mort est liée à cela ?

- Pour l’instant… nous n’en savons rien, avoua Quentin en reprenant de la salade.- Je vous ai entendu dire que Portal habitait Paris ? dit Durga, vous ne lui avez pas

rendu visite ?- D’après les notes de Leroy, il s’est absenté. Il a déjoué la filature que celui-ci avait

mise en place. Et un agent l’a signalé à Cabourg le lendemain. En visite chez sa mère avec une jolie blonde, déclara Marc.

- Et au volant d’un 4/4 … ajouta Quentin.- Ça n’a rien d’extraordinaire, commenta Durga.- Il a plutôt coutume de rouler en Mercedes, cependant, dit Marc.- À propos de voiture… savez-vous si l’utilitaire que j’ai découvert tout fumant a pu

être identifié ? demanda Durga… et son conducteur ?

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- Grâce au numéro du châssis, les gendarmes ont trouvé… Quentin tira alors une fiche de sa poche : Renault utilitaire, appartenant à un certain Nicolas Lecerf, jardinage et entretien, mais…

Durga se figea. Les deux hommes la fixaient avec perplexité.- Je l’ai rencontré ce matin… déclara Durga, d’une voix blanche.À cet instant le four sonna.Jourdain s’activa à le faire taire et à retirer le plat de ses entrailles brûlantes, avec les

gants adéquats, pendant que Barbet servait un verre de vin à ma ’me Demour.Le grand plat long fut déposé sur la table recouverte de tuiles taillées, qui ne requérait

pas de dessous-de-plat. Gratiné à souhait. Il embaumait toute la pièce.

Quand Marc se fut rassis, la chanteuse leur conta ses courses du matin et son passage à la ferme. Sa rencontre avec le tailleur de haie. Elle ajouta qu’elle avait laissé sa carte de visite dans la poche de sa parka.

- Attends ! Il a dit que le propriétaire de la gentilhommière possédait un 4/4 aux vitres teintées ? s’exclama Jourdain.

- Oui, dit Durga. Mais j’en ai déjà remarqué un dans la région…- Un Dacia Duster ? insista Marc.- Marc ! Tu sais que je n’y connais rien en marques de voitures ! Je fais juste la

différence entre un utilitaire et un autocar, une décapotable et un 4/4 !- Je t’en montrerai un sur Internet ! promit Marc.- Ça attendra bien la fin du repas, suggéra Barbet… il y a des milliers de 4/4 de toute

sorte qui circulent en France et…- Oui, sourit tout de même Durga, Quentin a faim et les pommes de terre à la paysanne

se mangent très chaudes ! Là-dessus, elle saisit la cuillère et emplit les assiettes.

- Vous faites ça comment ? interrogea Barbet, qui songeait plus à la féérie des talents culinaires de son hôtesse qu’à la composition du plat en lui-même.

- Ah il faut tailler les pommes de terre en fines rondelles, comme pour un gratin dauphinois, se lança Durga, se méprenant sur le sens de la question. On met une couche de pommes de terre, une couche d’oignons, une couche de dés de jambon, une couche de moutarde, une couche de gruyère râpé et on recommence jusqu’à ce qu’on ait atteint le bord du plat. On arrose le tout d’un bol de bouillon de poulet, on ajoute une once de muscade et on met au four à feu doux…. pendant une heure.

Marc pouffa de rire. Vite rejoint par Quentin. Durga ne comprit pas les raisons de cette hilarité, mais le rire est communicatif. Ils évacuèrent ainsi un peu de la tension accumulée au cours de la journée. Marc remplit les verres et ils trinquèrent à leur nouvelle promotion.

- Les gendarmes m’ont juste donné le nom du propriétaire de la voiture, ils n’ont pas encore identifié le conducteur, précisa Barbet, après quelques bouchées.

- Si Durga a vu le tailleur de haie à la ferme ce matin, c’est certainement la même personne qui a cramé dans l’utilitaire. Mais il ne s’est tout de même pas immolé par le feu parce qu’on lui avait posé un lapin ! intervint Jourdain.

- Ça ne vous fait pas penser à la voiture accidentée de Révillon, retrouvée dans la Creuse ! dit soudain Barbet, après avoir avalé déjà la moitié de son assiette.

Les deux autres s’arrêtèrent de manger.- Sauf qu’Alain était resté au fond de la muche avec une balle dans la peau, fit

remarquer Durga.- Je parierais deux cuillères de pommes de terre à la paysanne qu’on va retrouver

également une balle dans ce qui reste de la peau du tailleur de haie, présagea Barbet.

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- Quentin, pas la peine de parier… je vais vous resservir, assura Durga, mais je vous trouve tous les deux bien légers et pas très ragoûtants en dégustant mon plat !

- Si on allait à Cabourg ? proposa Jourdain pour changer de sujet.- Quoi, ce soir ? interrogea Barbet.- Et demain ma fille arrive ! protesta Durga.Ignorant leurs objections, Marc questionna Quentin :- Qu’en est-il au sujet du contre-interrogatoire de Louis Jarraud ?- Demain c’est samedi et je n’aurais pas mon autorisation avant lundi, répondit Barbet.- On pourrait aller à Cabourg demain matin tous les deux, proposa Jourdain, se

tournant vers Barbet.- En amoureux… ajouta Durga.Les deux hommes échangèrent un regard de connivence.- Nous voulons interroger la mère d’Antoine Portal. Et toi, tu vas chercher ta fille à

midi à Roissy. Ce qui te laisse le temps de discuter avec elle. Nous serons rentrés dans l’après midi. On ne va pas faire du tourisme… précisa Jourdain.

- Mais on se fera peut-être un plateau de fruits de mer avant de rentrer, insista Barbet.- Commissaire, vous ne pensez qu’à manger ! s’exclama la maîtresse de maison.- C’est entièrement votre faute, ma ’me Demour, avant j’étais abonné aux sandwichs.- Mais attention, vous deux ! devant Camille, pas question de sortir des commentaires

sur les macchabées, ni sur le trafic de drogue ! précisa celle-ci. Pour ma fille, je suis chanteuse et à la retraite. Point barre. J’ajouterai que… comme elle ne comprenait pas que je ne la suive pas à Dubaï cet hiver, Camille a soupçonné que… j’avais rencontré quelqu’un. Prise de cours, je lui ai parlé de Marc, que je venais tout juste de connaître… et je lui ai bêtement dit que… tu étais mentaliste, ajouta-t-elle en rougissant, se tournant vers l’intéressé.

- Comme ça, je n’aurai pas à mentir… mais, ne pourrais-je, vu ma profession, avoir comme ami un commissaire avec qui je travaille en tandem ? suggéra Jourdain avec son sourire irrésistible.

- Oui, je préfèrerais que plombier, renchérit Quentin.Et ils rirent de bon cœur.- Bon, va pour le commissaire, à condition que vous ne commenciez pas à parler

boutique, accorda Durga. Marc, si tu me montrais à quoi ressemble un Dacia Buster ?- Dacia Duster ! D comme Durga, rectifia Jourdain.

Ils montèrent tout trois au premier étage pour consulter Google sur l’ordinateur.Durga reconnu immédiatement le véhicule qu’elle avait remarqué. Rutilant, argenté,

les vitres teintées, précisa-t-elle. Et immatriculé à Paris : elle se remémorait la réflexion qu’elle s’était fait, au Stop de la ferme, que ce n’était pas quelqu’un d’ici. Ce qui corroborait les dires du tailleur de haie.

Et si Antoine Portal folâtrait sur la côte normande en compagnie d’une blonde, qu’il avait présentée à sa mère, il est sûr qu’il ne pouvait pas être à la gentilhommière pour ouvrir son portail au jardinier, leur fit remarquer "le barbu".

Donc, il avait changé ses plans, après avoir fixé un rendez-vous au jeune-homme. Peut-être justement, après le coup de filet du "Castel 12" qui avait dû perturber considérablement ses affaires, avança Jourdain.

Et s’il n’était pas à la gentilhommière, quelqu’un cependant guettait le jardinier pour le supprimer, conclut Durga. Quelqu’un qui ne s’attendait pas à ce que le garçon emprunte la première route à gauche pour se rendre à la ferme, sans qu’il ait le temps de l’intercepter.

- Le nettoyeur… émit Jourdain, songeant à ce que lui avait suggéré Dubois. Et tu n’étais pas prévue au programme, Durga.

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- Le tailleur de haie était apparemment le seul à être jamais rentré dans l’enceinte de la gentilhommière. Le seul à avoir vu son propriétaire, fit encore remarquer celle-ci. Le seul à pouvoir l’identifier.

- Peut-être était-ce justement pour le faire liquider que Portal l’avait attiré ce jour là à la gentilhommière, sachant que lui-même n’y serait pas, suggéra Barbet.

De la façon dont les deux autres le regardèrent, il comprit qu’ils acceptaient son hypothèse, comme étant la plus cohérente.

Il se passa quelques instants, où chacun cogitait de son côté en silenceBarbet réagit le premier :- Il faut déjà vérifier au cadastre quel est le propriétaire officiel de la gentilhommière.

J’ai un code tout neuf pour cadastre.gouv.Durga tapa l’adresse internet. Mais elle ignorait si la gentilhommière avait un numéro

et sur quelle dénomination de route elle se situait. Elle devait être rattachée à Boivilliers. Elle en rentra le code postal. Barbet donna son code prioritaire. Ils purent localiser la bâtisse sur le plan. Et le propriétaire en était : Nicole Loutrel. Bien acquis en 2005.

Jourdain se félicita intérieurement d’avoir soigneusement mémorisé la fiche d’Antoine Portal.

- C’est le nom du braqueur qu’avait épousé Madeleine, la sœur de Portal, annonça-t-il ! Donc, quelqu’un de la famille, apparemment ignorée des services. Encore un prête-nom. D’après les dates, la maison aurait donc été acquise à la même époque que tout l’îlot du "Castel 12".

Le trio redescendit au rez-de-chaussée. Jourdain fourragea le feu. L’hôtesse proposa du café que les deux hommes accueillirent avec reconnaissance. Les pommes de terre à la paysanne ayant suscité chez eux une certaine somnolence…

Il leur paraissait clair, à présent, que le jeune élagueur ait été supprimé parce qu’il connaissait le propriétaire de la gentilhommière. Et tout laissait à penser que cette gentilhommière soit la résidence secondaire d’Antoine Portal. Si celui-ci s’était considéré en danger, après la saisie du "Castel 12", il y avait de grandes chances pour que la demeure abrite son musée personnel. Cette constatation les laissait quelque peu pantois.

Devait-il la faire surveiller, s’interrogeait Barbet. Jourdain temporisa : Portal n’allait pas déménager son musée cette nuit... mais il serait peut-être utile, dans un premier temps d’essayer de localiser le 4/4 Dacia Duster sur la côte normande.

"Le barbu" acquiesça, manipula son I Phone et joignit la gendarmerie du Havre, auquel il communiqua l’immatriculation du véhicule, avec un avis de recherche.

- Cependant, je vous ferai remarquer, reprit-il, qu’il ne faut qu’un couple d’heures pour joindre la côte normande et la région parisienne. Portal a pu larguer sa blonde et revenir par ici.

- Moi, je vous parie qu’il est toujours en Normandie, rétorqua Jourdain. Il ne va pas se salir les mains à faire le boulot lui-même. Sinon, il aurait fait rentrer la camionnette dans sa propriété, descendu le chauffeur, pris le volant et brûlé voiture et témoin sur la plateau d’Arthy. Et Durga n’aurait jamais rencontré le jeune homme à la ferme.

- Nous ne sortons pas du périmètre, reprit celle-ci songeuse, ni de la liste des divers descendants. Ainsi, vous subodorez que c’est Antoine Portal qui aurait rendu visite à l’infirmière de Villemont, en recherche de son père, il y a quelques années ?

- Il lui aura donné le faux nom de Buisson, mais un de ses vrais prénoms, intervint Jourdain. Sur la fiche de Leroy, il est mentionné Antoine Joseph Portal.

- Donc, cela fait de lui un Vignon, descendant d’otage, conclut Durga. Drôle de parcours.

- Le périple de son père légionnaire n’a pas été des plus joyeux, ajouta Barbet.

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- Quant à sa sœur, ancienne prostituée, elle s’était mariée à un braqueur, mais quand celui-ci s’est fait descendre, elle est retombée dans la prostitution pour finalement succomber sous les coups de son mac, compléta Jourdain.

- Portal avait de bonnes raisons de vouloir se venger de tout ce gâchis, il me semble, en déduit Durga, mais de là à supprimer les gardiens !

- Ça ne tient pas ! approuva Jourdain. Il y a autre chose. Les deux gardiens ont été tués de 17 coups de couteau symboliques, mais il fallait avoir le cœur bien accroché et une certaine dose de rage ou de haine pour porter de tels coups à deux vieillards sans défense. Ce à quoi Barbet rétorqua que ce pouvait-être l’œuvre d’un drogué.

Lesquels, parmi tous leurs suspects étaient des drogués ?Durga reprit la parole. Saisissant son plan qu’elle posa sur la table basse.Il y avait mille et une manière d’entrer dans le Domaine, de jour comme de nuit, et de

déjouer les rondes des gardes-chasse, affirma-t-elle. Ce qu’il leur fallait comprendre avant tout, à son avis, c’était les mobiles des différents meurtres.

Puisque Portal était si proche, conjectura Durga, qui suivait son idée, pourquoi n’aurait-il pas croisé et aperçu Poliakoff, lors d’un de ses passages au manoir ?

- Et j’ai remarqué la présence de plusieurs journalistes, à l’enterrement des gardiens, ajouta Jourdain, ils ont dû publier des photos dans la presse.

- C’était précisément le jour de la saisie au "Castel 12", dit Barbet. N’est-ce pas un bon mobile pour le meurtre de Leroy, doublé de sa fausse identité ?

- La fausse identité de Poliakoff pouvait tenir à sa qualité de trafiquant. Même si Portal avait eu vent de son réel patronyme, lui-même ne passait-il pas son temps à œuvrer sous un nom d’emprunt ? Jusqu’à son 4/4 qui est enregistré au nom d’un certain Etienne Garnier, introuvable et probablement inexistant ! objecta Jourdain.

- Mais c’est Leroy qui a touché aux lingots et qui les a utilisés. C’est lui qui a rompu le serment fait au vieux châtelain de Boivilliers, ajouta sentencieusement Durga.

- Ce n’est tout de même pas votre centenaire qui a abattu Leroy avec un silencieux ! s’exclama Quentin. Ni son lourdaud de fils… ajouta-t-il.

- Et si Portal avait découvert que le "Castel 12" était un piège qu’on lui avait préparé ? émit soudain Durga. Arcadie n’a-t-il pas, l’autre matin, mentionné Anthelme, le caviste, qu’il a interrogé et qui lui aurait avoué n’être qu’un prête-nom ?

- Pas le caviste, le sommelier, rectifia Jourdain.- Va pour le sommelier, lui accorda Durga. Mais après le coup de filet du "Castel 12",

Martoni et ses acolytes arrêtés, Antoine Portal ne se serait-il pas soucié de son prête-nom ? Ne l’aurait-il pas interrogé ? Lui soutirant par la menace le nom de quelqu’un à qui il aurait parlé de cette tractation, qui devait demeurer secrète ?

- Il aurait effectivement pu le faire, admit Barbet. Ou du moins quelqu’un à sa solde, un Fou, qui se serait chargé de la basse besogne.

- Le Fou du Roi ! dit Jourdain. Un nettoyeur, un camé. Un professionnel de la gâchette.

- On pourrait vérifier auprès de Léonce Anthelme. S’il n’a pas été supprimé… proposa Barbet.

Ils poursuivirent l’inventaire des différents mobiles.Alain Révillon avait vu entrer Gilbert Deladrière dans le château d’eau. Il l’avait

rapporté à Louis Jarraud. Que cherchait le saisonnier ? Si c’est lui que le jeune garde-chasse avait suivi par le passage, c’est lui qui l’avait tué.

Barbet intervint. Il avait demandé à la gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice de diligenter une enquête sur les dates des divers engagements du saisonnier à l’époque présumée du meurtre. Il attendait le rapport, qui ne lui était pas encore parvenu.

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- À propos, Alain Révillon a également rendu visite à "mademoiselle Vignon", ajouta Barbet à l’adresse de Durga. Vraisemblablement postérieurement à Portal. L’infirmière lui aurait-elle parlé de son précédent visiteur ?

- Et Révillon l’aurait rapporté à Jarraud, qui aurait pu l’exploiter, lança Jourdain, je n’y crois pas beaucoup !

- Pourrait-on envisager que Portal et Jarraud se connaissent, cependant ? demanda Durga.

- Rien n’est impossible dans cette histoire ! reprit Marc, néanmoins la vieille demoiselle n’avait pas l’air d’apprécier les journalistes, il est peu probable qu’elle ait fait des confidences à Alain Révillon. Et puis, Antoine Portal, alias Joseph Buisson, même si elle ne connaissait pas son existence précédemment, est de sa famille. Cela compte pour quelqu’un qui a vu la sienne entièrement détruite !

- Et Jarraud, qui n’est plus sous les verrous ! ajouta Durga.- Justement, c’est une raison de plus pour effectuer un contre-interrogatoire et vérifier

son emploi du temps d’aujourd’hui, reprit Barbet. J’aimerais également obtenir une perquisition de son domicile. J’ai des éléments nouveaux, il faut que j’appelle le juge

- En attendant il se fait tard ! soupira ma ’me Demour. Et je ne voudrais pas que ma fille me trouve trop mauvaise mine. Nonobstant que… si vous voulez partir en excursion demain matin pour Cabourg, il serait temps aussi d’aller vous coucher. Nous ne résoudrons rien de plus ce soir, j’en ai peur.

Les deux hommes considérèrent que c’était là de sages paroles.Et Durga mit en œuvre l’extinction des feux.

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Chapitre XVI

Jourdain avait demandé à Durga de régler le réveil de bonne heure, mais celle-ci s’éveilla avant sa sonnerie. D’après la qualité de lumière diffusée par bandes incertaines au dessus des rideaux, elle en déduisit qu’il faisait soleil.

Elle annula la programmation du signal sonore pour s’employer elle-même au réveil de Marc. Une salve de petits baisers dans le cou était tout de même plus agréable qu’une barbare fanfare synthétique. L’homme, encore dans son sommeil, voulut écarter de la main l’importun papillon qui lui chatouillait la peau. Puis il ouvrit les yeux et sourit à la femme. Un moment de tendresse avant de commencer la journée surpasse tous les pouvoirs d’une potion magique.

Barbet fut dans la cuisine bien avant eux et prépara le café.Un samedi. Et il allait encore passer à côté du week-end. Il eut la velléité de téléphoner

à son amante. Pouvait-il dire son amie ? Il l’aurait réveillée, sans rien avoir à lui promettre. Avec la vie qu’il menait, les femmes lui en voulaient toujours. Se sentant délaissées, on the back stage, reléguées dans les coulisses. Être la compagne d’un commissaire des stups relevait de la femme de marin et du "Dis, quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?" Eh bien, non, il ne le savait pas. Quand on faisait son boulot, on ne pouvait pas regarder sa montre et dire : "ah, j’ai terminé ma journée ! C’est l’heure de raccrocher la blouse !" Pour lui, il n’y avait pas d’heure, toujours de l’urgence. Et pas de blouse… que du blues. Du blues, du blues, du blues.

Durga lui sourit. C’était déjà un petit bonheur. Il y a des vies qu’on vit, où il faut être reconnaissant de tous les petits bonheurs qui vous échoient.

- Ça va Quentin ? bien dormi ?- Chez vous, ma ’me Demour, on dort toujours bien ! Le calme de la campagne ! Le

coq de la voisine ! Tout est à sa place !- Et l’odeur du café… merci de l’avoir fait ! J’ai une bonne brioche congelée, un petit

passage au four et elle sera à point ! Je serais bien partie à Cabourg avec vous. Ça m’aurait changé d’air. J’ai encore dans les narines, qui persiste et signe, la fragrance de pneus brûlés.

- Mais votre fille, Camille, va vous apporter quelques effluves des Émirats ! Et du réconfort affectif, familial, unique et inégalable.

- Lyrique vous êtes, Quentin, ce matin !- Quand les êtres trouvent une place, si petite soit elle, pour s’exprimer, ils sonnent

comme des personnes...

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- Je connaissais la solitude du coureur de fond, mais j’ai, à présent, un aperçu de celle d’un commissaire !

- Eh bien ! lança Marc en entrant dans la cuisine, on philosophe dès potron-minet ?- Les solitudes matutinales sont les plus amères… répondit Quentin.- Bon, l’air marin va nous revigorer tout ça ! lança le mentaliste.Ainsi, après un solide petit-déjeuner, ils prirent la route.

Durga cleana la cuisine en un tour de main. Elle invita le duo animal à s’égailler sur le gazon encore un peu craquant, raide de gelée blanche. Dame ! L’hiver ne cédait pas facilement la place. La chanteuse avait son idée depuis la veille. Après une douche rapide, elle s’habilla chaudement et fit ronronner son diesel.

Puis elle prit la route de la ferme.Le samedi -mais encore plus le dimanche- les gens se pressaient pour s’approvisionner

en produits sains, goûteux, guère plus onéreux et tellement terroir, qu’on aurait pu penser qu’ils succombaient à une forme de snobisme bobo d’un autre âge. Mais il n’en était rien. Des familles de toutes conditions se ravitaillaient à la ferme.

La servante était à son poste. Vive, enjouée, comme à l’accoutumée. Durga lui demanda deux douzaines d’œufs.

- Je suis étourdie, lui dit-elle, hier, j’ai complètement oublié !- Quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes ! rétorqua la jeune fille, tout en

préparant les emballages de ces objets délicats.- Et votre ami, le jardinier, il a trouvé à faire, hier ?- Dame oui ! un client de la région lui a juste téléphoné pour prendre rendez-vous,

comme ça, y n’aura pas perdu sa matinée !- C’est qu’il y a pas mal de jardins à entretenir par ici ! À Boivilliers, à Saint-Martin, à

Villemont…- Ben là, c’était à Dampierre !- Il est sympathique ce garçon, c’est votre cousin ?- Mon fiancé !- Félicitations ! Je l’emploierai quand le printemps sera là !- Vous risquez de ne plus le trouver, nous comptons nous établir à Amsterdam ! Sa

mère est Hollandaise…- Si c’est comme avec mon fils qui habite Genève, il ne doit pas la voir souvent !- Oh… il y va quand il peut, le week-end !Durga fourrageait dans son sac, à la recherche de son porte-monnaie, égaré, englouti

dans un glissement de terrain dont sont coutumiers les sacs de femme, où la doublure maligne dérobe aux tâtonnements fébriles de leur propriétaire, l’objet essentiel renfermant la liquidité nécessaire au paiement d’une douzaine d’œufs.

- Ah ! il prend le Thalys ! annonça triomphalement Durga, ayant enfin trouvé sous ses doigts l’humble porte-monnaie qui la délivrerait des regards impatients qu’elle sentait peser sur sa nuque.

- Oh non… des ‘locoste’ à Beauvais !- Eh voilà ! un beau billet de 20 € ! Moi, je suis de Dampierre également…- Ben vous connaissez p’être un m’sieur Durand du lotissement ?- Rue des Ifs ? oui, bien sûr !- C’est chez lui qu’il est allé, Nicolas !- Ah !.... merci ! Excusez-moi, j’ai froid aux mains ce matin, je n’arrive à rien saisir,

ajouta Durga, se tournant vers les gens qui faisaient la queue derrière elle. Et elle se fendit du meilleur sourire friendly de sa panoplie.

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Le "loup blanc" regagna sa voiture. Le témoin orangé des bougies de préchauffage s’était éteint depuis un bon moment quand elle pensa enfin à tourner la clé de contact pour démarrer. Les choses se brouillaient dans sa tête, comme des œufs jetés dans la poêle, puis brusquement touillés d’un coup de cuillère en bois.

Elle se souvint qu’elle "devait" faire autre chose. Oui ! examiner la clôture bordant la route de la ferme, à quelques mètres de la chaussée. Essayer de repérer une éventuelle porte. Elle embraya comme une automate. Elle entendait crier les faisans dans son oreille gauche, tandis que son regard scrutait les buissons, du côté droit de la route.

Côté gentilhommière. Côté obscur, aux épais taillis.Et là, là où s’esquissait encore, pour un œil exercé, la double rangée de marronniers

séculaires, elle distingua un portail ajouré, assez large, figé dans la végétation, comme s’il avait appartenu au décor d’un autre film. Prisonnier d’une photo sépia issue d’un temps qui n’avait plus cours. Elle se rangea sur le bas côté et sortit son téléphone. Elle en activa le mode photo. Prit quelques clichés. Mit l’appareil à son oreille et s’anima d’une conversation fictive, alors qu’une voiture déboitait pour la doubler. Puis elle passa une vitesse et quitta les lieux.

À Boivilliers, le châtelain surveillait la sortie de ses chevaux d’un œil serein. Il avait quelques raisons d’être satisfait. À présent que la brigade des stupéfiants avait enfin déniché la nourrice, comme l’avait dénommée le commandant Leroy, et réussi cette importante saisie de drogue, ainsi que l’arrestation des trafiquants, celui-ci considérait l’opération comme terminée. Pierre de Vendeuil allait pouvoir rembourser sa dette et récupérer ses terres. Il déplorait, bien évidemment, le décès de cet homme qu’il connaissait peu et qu’on avait, à sa grande surprise, qualifié de marchand d’art, à la télévision. Mais il avait discerné, sous cette autre identité, une manœuvre afférant à l’activité particulière de son interlocuteur.

Il demeurait cependant perplexe quant aux camions de déménagement s’étant relayés dans la cour du manoir, aux dires des gardes-chasse. Comment ses caves pouvaient-elles receler autant de marchandises inconnues qui nécessitaient un tel trafic, sous la protection renforcée de la police ? Leroy, lors de sa dernière visite, le lendemain de l’enterrement des gardiens, lui avait assuré que ce que l’on avait découvert par un passage du manoir, inconnu du châtelain, n’était nullement apparenté à la drogue ou aux armes. Mais ces réponses partielles ne l’avaient guère satisfait.

De Vendeuil se remémorait sa conversation avec le commissaire Barbet et l’allusion au trésor qui en avait découlé. Est-ce là ce que la police avait découvert ? Sa sœur aînée, devenue depuis Mathilde Jaquemart de Brabant, avait bien écouté aux portes. Mais cela ne regardait nullement les étrangers et surtout pas la police. Paul Deladrière avait corroboré plus tard les dires de sa sœur.

De l’or nazi avait en effet été dérobé au château cette nuit là. Les maquisards, depuis le souterrain du manoir, guidés par les plans établis par son propre père, François de Vendeuil, s’étaient faufilés par le puits. Et ils étaient entrés dans la cuisine du château, par la porte de derrière, qui n’était pas gardée. Paul, qui avait dix ans à l’époque, avait entendu Mangereau le relater à sa mère Thérèse. Le petit Paul, qui lui aussi écoutait aux portes, avait ensuite intercepté les propos exaltés de son beau-père révélant le projet des maquisards de libérer les otages. Ils comptaient, tels des Robin des Bois, leur faire prendre le maquis avec eux.

Le petit Paul, qui avait été la cause de tout ce drame.Le petit Paul qui s’était vanté à l’école, que son beau-père allait délivrer les otages !

Seulement, la maîtresse de la classe unique de Boivilliers jouait sur deux tableaux. Maîtresse d’école et maîtresse d’un officier allemand, elle avait rapporté cette fanfaronnade de l’enfant à son amant. Les nazis avaient alors attendu les maquisards de pied ferme. Et Paul gardait cette faute énorme comme un pavé au fond de son cœur. Non seulement il savait que son

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imprudence avait coûté la vie à son beau-père, mais son meilleur ami, Joseph Vignon, s’était par sa faute retrouvé orphelin, sa mère s’étant jetée dans la mare après l’exécution de son mari Gustave. Sans parler de tous les autres. Dix-sept morts sur la conscience. Il n’était qu’un gosse, mais à dix ans, en temps de guerre, ne se doit-on pas d’être déjà un homme ?

L’institutrice avait été tondue à la Libération et elle avait quitté le village.Paul Deladrière s’était confié un jour au marquis d’Alincourt. Il n’en pouvait plus de

porter ce fardeau démesuré, dont même son épouse Marguerite ignorait tout. Dont même le vieux Gaspard Petit, seul survivant de la tuerie, n’avait jamais eu vent.

Le châtelain avait alors mieux compris les silences de son propre père et le remord qui l’avait rongé jusqu’à la fin de sa vie.

Et il avait partagé sa résolution, son obstination à ne rien révéler du vol de l’or nazi.Paul, son domestique, connaissait l’existence du réseau de la muche. Dans sa jeunesse,

il en avait bien évidemment exploré les boyaux, depuis le château d’eau, la source du Puy- Regain. Lui, Pierre de Vendeuil, n’avait jamais eu ce privilège.

Cependant, bien que le gardien ait visité toutes les salles, qui s’étendaient selon lui jusque sous l’église de Dampierre, Paul n’avait rien trouvé, que des pièces lugubres et vides. En outre, depuis la Libération, les derniers accès aux divers souterrains reliant les demeures avaient été condamnés. Nul ne savait où pouvait se trouver ce trésor fantôme. Le châtelain soupçonnait jusqu’à son entraîneur, Laurent Bourgoin, d’avoir tenté d’en savoir un peu plus. Ne lui avait-il pas réclamé un jour, la clé de la porte du terrain d’entraînement, ouvrant sur le Domaine ? Sous le prétexte fallacieux qu’il souhaitait marcher dans la campagne et rencontrer les animaux dont Gilbert Deladrière, et précédemment Alain Révillon, lui avaient vanté la beauté sauvage. Qu’avaient déjà manigancé ces trois là ?

Certes, Pierre de Vendeuil se préoccupait avant tout de ses chevaux. La gestion du Domaine lui prenait par ailleurs tout son temps. Il n’avait guère le loisir de se lancer dans une hypothétique chasse au trésor. Mais il devait bien constater qu’il se passait sur ses terres, des évènements dont il était totalement exclu.

La police n’avait toujours pas élucidé le meurtre des gardiens. Lui, dans son for intérieur, soupçonnait bien une obscure vengeance. Les dix-sept coups de couteaux n’étaient pas anodins. Il n’était pas naïf au point d’avoir occulté qu’ils correspondaient aux dix-sept hommes de Boivilliers, tombés sous les balles allemandes. Mais, à l’instar de François de Vendeuil, son père, le châtelain avait choisi de se taire. Peut-être à présent les morts pourraient-il enfin reposer en paix. Quant au petit garde-chasse, dont on avait retrouvé le corps dans la ravine, il avait sans doute été un peu trop curieux.

Néanmoins, Pierre de Vendeuil se posait-il la question : qu’allait-il faire du manoir ? Pourquoi ne pas le vendre ? Faire une découpe autour des étangs et le séparer définitivement du Domaine ? Mais malgré lui, le marquis y rechignait. Il pourrait le transformer en lieu de séminaires, y installer un couple de nouveaux gardiens… Créer ainsi un revenu qui couvrirait les frais d’entretien. Tout en conservant son bien. Qui sait si un de ses petits-enfants ne voudrait pas plus tard s’y établir. Ou même son entraîneur, s’il se mariait un jour.

Le temps était au beau. Et s’il allait, lui aussi, visiter un peu son Domaine ? Il y avait si longtemps qu’il n’y avait pas mis les pieds.

Jourdain et Barbet avaient pris la route avec une seule voiture. Celle du commissaire, véhicule de fonction aux frais de la princesse. Une solide Peugeot 508 que Jourdain s’était proposé de conduire à l’aller. Les deux hommes avaient rapidement rejoint l’entrée de l’autoroute de Normandie, à Meulan-les-Mureaux.

Ensuite, c’était vitesse de croisière, dont la monotonie n’était troublée que par de brèves interruptions des speakers du réseau autoroutier, pour quelques mises en garde. Leur radio ne diffusant par ailleurs qu’une musique d’ambiance des plus lénifiantes.

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Marc faisait part à Quentin de la façon dont il imaginait aborder Simone Portal, la toulonnaise. La mère d’Antoine Portal, retirée à Cabourg.

Il lui paraissait intéressant de se référer à Nicole Loutrel et d’annoncer une simple visite afférant à la propriétaire de la gentilhommière. Les autorités n’ayant d’autre lien que la fiche de police du braqueur Jacques Loutrel. Simone Portal ne pouvait manquer de connaître la famille de l’homme qu’avait épousé sa fille Madeleine. Juste question de l’embrouiller un peu, car la vieille dame devait tout ignorer de la gentilhommière. Et les deux hommes se devaient de ne pas l’alerter en mentionnant une enquête sur son fils Antoine. Barbet jeta un coup d’œil quel que peu admiratif au conducteur de sa voiture.

- Bonne idée ! vous les mentalistes, vous avez de la ressource, tout de même !

Ils parvinrent à proximité de Cabourg sur les coups de onze heures.Ils sonnèrent à l’adresse indiquée sur la fiche de Jourdain.La vieille femme qui leur ouvrit la porte ne semblait pas des plus avenantes. On sentait

que toute candeur l’avait depuis longtemps quittée. Et que son âge n’avait pas atténué sa perspicacité.

- Ça sent la maison poulaga, ces messieurs là ! s’exclama-t-elle derechef.- Inspecteur de police judiciaire Quentin Barbet. Et mon collègue Marc Dupontel,

déclara "le barbu" en exhibant sa carte officielle.- Nous cherchons juste quelques renseignements à propos de la propriétaire d’une

demeure sinistrée, dans le Vexin français, du nom de Nicole Loutrel, annonça Marc avec son sourire à forcer les barrages.

Mais la vieille dame ne cilla pas.- Et qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? demanda-t-elle.- Eh bien, les fiches de police, qui sont de nos jours informatisées, ont fait apparaître

que cette personne est une parente de votre gendre, Jacques Loutrel, le braqueur qu’avait épousé votre fille Madeleine avant qu’il ne se fasse descendre, affirma Barbet, sans se départir de son quant-à-soi légendaire.

- Tiens donc ! C’est ma petite-fille ! annonça la toulonnaise, qui avait conservé son accent. C’est moi qui l’ai recueillie et élevée toute sa petite enfance !

- Et savez-vous où nous pouvons la joindre ? Madame Portal, demanda Jourdain, avenant.

- Elle est en Australie ! dit la vieille avec un brin d’insolence.Les deux hommes échangèrent un regard quelque peu incrédule.- Savez-vous qu’elle possédait une propriété, dans le village de Boivilliers ? attaqua

Jourdain.Simone Portal fronça imperceptiblement les sourcils. Ce nom, sans lui être familier,

lui rappelait quelque chose. Quelque chose qu’elle avait sans doute oublié.- J’ignorais ! répondit-elle laconiquement.- Un incendie s’est déclaré dans la maison, sans doute dû à un court-circuit et nous

tentons de joindre sa propriétaire, comprenez-vous ? dit Barbet un peu rudement.- Ma petite fille s’est mariée et vit à présent en Australie, qu’est-ce que vous voulez

que je vous dise ! répondit la vieille dame.- Peut-être votre fils pourrait-il intervenir, suggéra Jourdain avec un air de premier

communiant.- Vous n’avez qu’à le contacter à Paris, répondit sèchement la mère.- C’est ce que nous avons tenté de faire, madame Portal, mais il n’est pas chez lui. Un

de ses amis proches nous a dit qu’il avait l’intention de venir vous voir, c’est ce qui a motivé notre déplacement à Cabourg, comprenez-vous, dit Barbet comme s’il s’adressait à une simple d’esprit un peu obtuse.

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La femme hésita. Elle se demandait comment elle allait bien pouvoir se débarrasser de ces deux là.

- Il est en effet venu me voir, finit-elle par lâcher. Il partait en voyage et voulait me dire au revoir. Il faudra vous débrouiller sans lui !

- C’est que le sinistre a fait des dégâts, insista Jourdain.- Il serait urgent de prendre des mesures pour protéger la maison des intempéries et de

visiteurs importuns, renchérit Barbet.- Ah ! mais je m’en fiche moi, de cette maison ! s’énerva la toulonnaise. Ma petite-

fille est partie faire sa vie en Australie, elle n’a pas dû abandonner grand-chose derrière elle. Mon fils verra ça quand il reviendra !

- Il est parti pour longtemps ? demanda Jourdain avec toute la candeur dont il était capable.

- Qui sait ? Je n’en sais rien moi, à la fin ! vous m’ennuyez ! messieurs les poulagas !- Eh bien, madame Portal, il se trouve qu’à Boivilliers, nous avons fait la connaissance

de Victoria Vignon, une infirmière à la retraite. Elle nous a dit avoir eu la visite d’un certain monsieur Joseph, recherchant son père légionnaire du nom de Vignon Joseph, son cousin. Ça vous dit quelque chose ? énonça Barbet de son ton le plus professionnel. Froid et sévère.

Jourdain eut du mal à se retenir de sourire. Il détourna la tête comme si la réponse de la vieille femme ne le concernait pas. Mais il reposa aussitôt son regard sur elle pour scruter son visage.

Quentin avait frappé au talon d’Achille. La toulonnaise accusait le coup. La femme qui avait tellement menti allait-elle lâcher quelque chose ?

- Joseph Vignon, émit-elle d’une voix blanche, c’est le père de mes enfants… il est enterré à Sidi-Bel-Abbès.

- Nous voulions seulement en avoir confirmation, madame Portal. Nous de désirons pas vous inquiéter. Ni vous, ni votre fils, l’assura Jourdain déjà rempli de remords.

- Oh ! il a bien souffert de l’absence de son père, le pauvre garçon. Maintenant, s’il peut être un peu heureux, eh bien tant mieux ! dit la vieille dame, baissant sa garde.

- Avec un nouveau nom, il peut entamer une nouvelle vie, peut-être, hasarda Jourdain.- Je ne sais pas si c’est un nom qu’il portera jamais… hésita la toulonnaise, surtout

qu’il a l’intention de se remarier…- Ah, c’est une bonne chose, assura Jourdain ! Et vous connaissez l’heureuse élue ?- Il me l’a tout juste présentée, elle est bien jeune, mais bon… la valeur n’attend pas le

nombre des années, cita-t-elle, un petit sourire déridant son vieux visage.- Félicitations, madame Portal, nous allons vous laisser, commença Jourdain…- …nous vous souhaitons longue vie ! ajouta inopinément Barbet. Et pour la maison,

nous ferons de notre mieux et nous attendrons le retour de votre fils !

Durga se refit du café.Elle avait beau essayer de remettre ses idées en ordre, quelque chose ne collait pas. -Soit "le nettoyeur" avait intercepté Nicolas Lecerf avant qu’il n’arrive chez Louis

Jarraud. Mais précisément Louis Jarraud… quelle coïncidence !- Soit le jardinier était bien allé chez Louis Jarraud ; celui-ci l’avait supprimé et fait

brûler son corps et sa voiture sur le plateau d’Arthy. Mais pour quelle obscure raison ?- Soit le tailleur de haie avait supprimé Louis Jarraud et l’avait fait cramer dans son

propre véhicule, mais ça n’avait aucun sens…La chanteuse voulait s’en assurer. Vérifier.Elle fouilla dans une boîte à chaussure où elle avait coutume de ranger des photos

diverses et variées. Elle trouva ce qu’elle y cherchait : un cliché du beau Georges, étendu de

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tout son long sur la table basse faite de tuiles découpées. Tel un pacha, il étalait son ventre arrondi, au duvet d’un beige soyeux et sa jolie peau rayée de félin tigré.

Durga contemplait toute émue la photo de son chat défunt. Elle finit par la glisser dans sa poche. Et le petit Beretta dans l’autre. Puis elle boucla le collier au cou de Gipsy, y clipsa la laisse et sortit par le portillon. Elle consulta brièvement sa montre : elle avait encore un peu de temps devant elle.

Gipsy trottinait gaiement à ses côtés, ponctuant sa progression de brusques arrêts pour renifler une fragrance un peu plus délicate.

Ils atteignirent bientôt le lotissement et s’engagèrent résolument dans la rue des Ifs. Quel numéro déjà ? Ah oui docteur ! dites 33 ! Chacun mémorise comme il peut.

La haie était épaisse, entretenue, mais pas fraîchement taillée. La maison qu’on apercevait derrière le portillon ajouré semblait un peu défraichie. Durga jeta un coup d’œil à la pelouse. Mais ce n’était vraiment pas la saison pour tondre, vu que l’herbe en ce moment ne poussait pas… ou si peu. Et elle n’aperçut qu’un lilas rabougris dans un coin du terrain. Pas d’arbre. Une voiture bleu foncé était garée devant le garage.

Comment disait Marc, déjà ? : " une berline quatre portes…" Elle sourit en pensant à lui et sonna. Elle sortit la photo de sa poche.

Un grand type maigre entre-ouvrit la porte en bois massif, par laquelle il se glissa, pour s’avancer d’un pas incertain sur la courte allée dallée menant au portillon. Cette silhouette lui parut familière.

- C’est pourquoi ? lança-t-il d’un ton peu amène.- Une voisine, monsieur… excusez-moi de vous déranger !Durga distingua mieux, alors, le visage de l’homme. Les yeux hagards, cernés, le

regard fixe. Le visage have, mangé par une barbe naissante, miteuse et grisonnante. Gipsy s’agitait au bout de sa laisse. Elle se tourna vers le Malinois pour lui intimer l’ordre de se tenir tranquille d’un doigt pointé vers le sol. Mais le chien humait l’air et s’excitait.

- Couché, lui dit-elle sévèrement. Et le chien s’assit…- J’habite le village, entama Durga et … j’ai perdu mon chat ! Il a disparu depuis

quelques jours et je m’inquiète. Tenez, regardez ! j’ai sa photo ! Vous ne l’auriez pas aperçu ? Et elle présenta le cliché à l’homme, par l’espace entre deux lattes, du portillon que

Louis Jarraud n’ouvrait pas. Celui-ci jeta un vague coup d’œil à l’image du chat étendu sur la table, mais fixa bientôt son regard sur Gipsy.

- Il n’est pas méchant, dit Durga ! sauf si on m’approche d’un peu trop près, évidemment… ajouta-t-elle en riant.

- Je n’ai pas vu votre chat ! Et je n’aime pas les chiens ! Déclara l’homme. Je suis en plein travail, vous me dérangez !

- Excusez-moi, je suis désolée ! s’empressa de dire Durga. Mais j’essaie d’interroger les gens du village. Il y a bien quelqu’un qui aura aperçu ce chat, tout de même ! il est vieux… et très gourmand, il s’appelle Georges !

Mais un mur d’hostilité se dressait face à son ton enjoué. Deux quinquets haineux la toisaient d’un regard de pierre. Un adversaire qui aurait fort bien pu lui lancer une poignée de terre dans les yeux, un soir au calvaire du Pleurachat. Et tenter de scier une corde, dans un moment d’égarement et de dépit.

- Tant pis ! lança-t-elle enfin, renonçant à tirer de l’homme une parole de plus. Au revoir monsieur ! Désolée de vous avoir dérangé !

Et la chanteuse fit demi-tour.Eh bien, ce n’était pas Louis Jarraud qui avait cramé dans la voiture… elle se prenait à

le regretter, d’ailleurs. Elle promena un moment le chien sur le chemin du bois longeant le Domaine, puis rentra chez elle. Il allait être l’heure de partir pour Roissy. Elle avait renoncé à appeler Marc sur son portable, de peur de le déranger au cours de son entrevue avec la mère

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de Portal. Et puis, il n’aurait rien résolu par téléphone. Enfin la prudence recommandait toujours d’éviter de téléphoner.

Durga se dirigea vers Roissy en France, pour se rendre directement à l’hôtel Marriott où l’autobus avait coutume de débarquer l’équipage d’Emirates Airlines avec armes et bagages. Elle s’installa dans le salon. Si l’avion n’avait pas de retard, le bataillon d’hôtesses et de stewards n’allait pas tarder à déferler dans le hall. Et les valises des crews à s’aligner en rang d’oignon devant la réception.

L’autobus imposant, carré, vitré, tinté, s’immobilisa bientôt devant le perron de l’hôtel. Et les jolies hôtesses en tailleur beige toque rouge, majorée d’un léger voile ivoire élégamment jeté sur l’épaule, firent claquer leurs talons sur le trottoir.

Durga se leva. Elle aperçut bientôt sa blonde, déjà le chapeau à la main, qui se jeta aussitôt dans ses bras. Lorsque Camille eut repéré sa valise, promptement transportée par les grooms, parmi la série identique que ne distinguait souvent qu’un gadget entortillé sur la poignée, la mère et la fille quittèrent l’hôtel. Non sans que l’hôtesse eut récupéré à la réception l’enveloppe magique contenant les euros alloués à chaque membre du personnel pour ses frais d’escale…

Durga et Camille rejoignirent la voiture et prirent la route de la maison familiale.- Bienvenue en France ! ma chérie.- Tu m’as bien laissé tomber, cet hiver ! mam !- C’est que… c’est une longue histoire… mais ma vie a pris une tournure bizarre,

excitante et cruelle. Pour la première fois de ma vie, j’ai un peu participé à la vie des villages. Et puis, comme je te l’ai dit à ton dernier passage… j’ai rencontré Marc Jourdain.

- Ah ! ton mentaliste ! j’espère qu’il t’a sortie un peu !- Oui, nous sommes allés plusieurs fois au restaurant, à Paris, mais aussi danser au

"Castel 12" !- C’est le night club qui a remplacé la Belle Auberge, je crois…- Tout à fait !- Mais pourquoi cruelle, mam ?- J’ai découvert d’un peu plus près le drame qui s’était déroulé en 1944 à Boivilliers !Durga avait songé à ce qu’elle allait révéler à sa fille et… ce qu’elle allait tenter de lui

taire. Camille n’allait passer que 24h à Dampierre. Elle n’allait pas l’accabler avec la découverte de la main dans la ravine, le meurtre des gardiens du manoir, la voiture calcinée avec son conducteur sur le plateau d’Arthy… et l’assassinat d’Arcadie Leroy de surcroit. La jeune femme avait quitté une campagne paisible, où elle avait passé son enfance et son adolescence, elle n’allait pas la lui transformer en Far-West cauchemardesque.

- Et sur tes souterrains, tu en as appris un peu plus ? demanda l’hôtesse de l’air.- Oui… mais c’est décevant, tous les accès sont condamnés.- Tu as revu les Delpéry ?- Non… ils sont partis en vacances ! Eh, mais je te l’ai dit, je crois : j’ai un nouveau

pensionnaire : Gipsy ! il va te plaire !- Et il s’entend bien avec Isidore ?- Super ! mais raconte-moi plutôt tes voyages !Ainsi la mère et la fille devisèrent de tout et de rien. Faisant le tour des choses sans s’y

appesantir. Lorsque Durga activa l’ouverture du portail, un long museau noir humait déjà l’air pour y reconnaître les siens, dès que l’étroit passage, qui progressivement s’élargissait pour bientôt laisser entrer la voiture, lui eut permis d’y glisser la truffe.

Camille se changea promptement. Les talons, les collants et l’uniforme d’hôtesse se devant d’une part de rester impeccables pour le vol de retour, mais d’autre part ne convenant

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guère aux diverses activités de la maison de Dampierre. Avec ses jeans-baskets et son gros pull, elle était à présent en mesure d’affronter Gipsy, Isidore, et la boue du jardin.

Elle constata d’un regard que la chambre d’ami était occupée.- Tu loges ton mentaliste dans la chambre d’amis, mam ? Et il est parti faire une

balade à pied ?Camille n’avait pas manqué de remarquer la seconde voiture garée dans le jardin.Durga sourit à la perspicacité naturelle de sa fille. Elle expliqua qu’un ami de Marc

était venu passer le week-end, un commissaire avec qui il travaillait habituellement. Un garçon charmant, précisa-t-elle. Les deux hommes avaient à faire ce matin, cependant il était probable qu’ils soient de retour dans l’après-midi. Une fois le décor campé, il lui faudrait dérouler… une chose après l’autre et avec précautions.

Gipsy fut le premier centre d’intérêt. Il adopta immédiatement Camille comme sa co-maîtresse. Son nez remarquable s’était certes déjà familiarisé avec son odeur, qui imprégnait toujours la maison. Les mains et les genoux de la jeune femme devinrent pour lui une annexe de Durga, sans aucune réticence.

Le lapin blanc aux petites oreilles ne fut pas en reste de recherche de caresses envers Camille, qui dut se partager. Après un rapide encas sur le pouce, les deux femmes sortirent dans le jardin.

Cette année-là, les taupes avaient fait des ravages. Le jardin du bas était défiguré par un nombre impressionnant de monticules de terre ; terre dégagée des galeries souterraines de ces travailleuses fantômes. Leur empire s’était visiblement étendu. Pratiquement à la même vitesse où Durga découvrait boyaux et souterrains traversant l’ensemble du Domaine. À croire qu’une synergie était à l’œuvre dans tout le périmètre du Domaine et de ses environs. L’image. Les anciens rédacteurs du Yi King en auraient sorti un hexagramme. Quelque chose qui contiendrait "l’éveilleur", le tonnerre et le "réceptif". Il allait falloir creuser le Livre des Transformations.

Le beau temps persistait et donnait, à cette heure de la journée, une illusion de printemps. Une illusion vite dissipée dès la nuit tombée, qui s’abattait toujours un peu trop tôt sur la portion de Terre qu’occupaient la maison et son jardin et que n’épargnaient pas les gelées blanches matinales. Camille joua longtemps à la balle avec Gipsy, tandis qu’Isidore traversait comme une flèche les itinéraires du loup pour l’inciter à le poursuivre, plutôt qu’à récupérer cette balle stupide. Durga l’occupa, en agitant une petite branche au raz du sol, après laquelle il s’escrimait avec complaisance, comme un jeune chat qu’on amuse d’un rien. L’essentiel étant de participer à l’activité collective. Il fit bientôt, pour la galerie, une démonstration époustouflante de montée d’arbre à la verticale et d’équilibre sur branche de cerisier.

Durga s’enquit des quelques amis de sa fille qu’elle avait fréquentés à Dubaï. Et des activités du club de salsa, où Camille excellait. La chanteuse appréciait tant la vie légère que l’on menait là-bas, lorsqu’on n’y travaillait pas et qu’on n’était que "de passage"…

Le temps passa vite. Et ce fut avec un rien de surprise que les deux femmes perçurent le léger crissement du portail en train de s’ouvrir. Toutes à leurs jeux et à leurs retrouvailles, elles en avaient presque oublié le reste du monde.

La grosse Peugeot s’immobilisa dans le jardin du haut. Les deux hommes en jaillirent, bientôt fêtés par Gipsy, qui ne manquait jamais d’accueillir décemment les visiteurs amis, par de petits coups de langues furtifs, baisers volés à leurs mains. Durga se demandait toujours s’il les "goûtait", vérifiant ainsi leur identité réelle, pour ensuite synchroniser les renseignements obtenus avec ceux de son odorat subtil.

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Les deux femmes remontaient du fond du jardin, où le rideau de peupliers masquait le livre ouvert qu’il présenterait sinon, à quiconque déambulait, en hiver, sur le chemin de terre qui longeait le bois du Domaine. Par-delà le terrain vague et broussailleux qui couvrait la colline. In the wild world…

Les présentations furent simples. Et bientôt Quentin retira du coffre un petit cageot plat qu’il brandit sous le nez de Durga.

- Ma ’me Demour, des huîtres ! annonça-t-il avec un large sourire.- La halle au poisson du bout du port était encore ouverte et nous en avons profité pour

te ramener un petit souvenir de Cabourg, ajouta Marc.- Alors, c’est vous, Patrick Jane ? demanda Camille s’adressant à Jourdain avec un

sourire malicieux.- Camille ! je t’ai déjà dit que cette série américaine était tout juste diffusée en

France ! rappela Durga. Oui…. "Le mentaliste" a beaucoup de succès à Dubaï, qui capte toutes les chaînes internationales, précisa-t-elle avec un petit ton d’excuse.

- Mais, par curiosité, j’ai moi-même regardé le premier épisode sur TF1 ! assura Jourdain avec un large sourire. Et vous pouvez voir en Quentin Barbet ici présent, le Teresa Lisbon de la série !

Quentin, qui avait peu l’occasion de regarder la télévision, ne suivait pas d’un bon œil ces échanges verbaux paraissant se poursuivre à ses dépends : les protagonistes, à présent, éclataient de rire. Durga le réconforta en l’assurant qu’elle allait rechercher le prochain passage d’un épisode pour qu’il ne meure pas idiot. Jourdain ajouta que Teresa Lisbon était certes une jolie brune mais, qu’en tant que commissaire elle était nettement moins efficace que lui Quentin, dit "le barbu". Et l’intéressé se fendit d’un sourire.

À présent que la glace était rompue, on décida de mettre les huîtres au frais. Durga laissa Quentin, porteur du cageot, rentrer dans la maison avec Camille, tandis qu’elle prenait quelques distances avec Marc pour connaître les résultats de leur entrevue avec Portal mère.

En deux mots Jourdain la "mis au parfum". Le "loup blanc" entraîna alors Molière vers le hangar à bois pour prendre quelques bûches et poursuivre ainsi leur échange. Elle lui conta brièvement son petite passage à la ferme et sa visite à Louis Jarraud. Jourdain fronça les sourcils et lui reprocha d’avoir été imprudente, tout en s’amusant de son ingéniosité. Mais elle lui rétorqua qu’elle avait mis son Beretta dans sa poche et Gipsy en laisse pour l’accompagner. À quoi le mentaliste, désarmé, ne put que rire franchement.

Quentin et Camille étaient en grande discussion à propos de la conservation des huîtres, que l’un voulait mettre dans le bas du frigo américain et l’autre dans la cave. Finalement, dès qu’elle eut déposé ses bûches, la maîtresse de maison proposa de juste les placer sur le rebord d’une fenêtre, que le pâle soleil d’hiver n’atteignait déjà plus. Elles n’y demeureraient, de toute façon pas bien longtemps, avant qu’on ne les ouvre et les déguste.

Après avoir allumé le feu, devisant devant un verre de vin de pêche que Durga leur servit, le nouveau trio eut tout loisir de faire plus ample connaissance. Tandis que, dans la cuisine, la maîtresse de maison bourrait le ventre de son poulet de ses ingrédients habituels et programmait son four. On allait dîner tôt. Le décalage horaire pour Camille l’amenait à s’être levée à quatre heures du matin, heure française.

Et les deux hommes ne tardèrent pas à jouer du couteau à huitre, tandis que Camille s’amusait à remplir le grand plateau alu de glace pilée, qu’elle tirait du frigo américain, monolithe noir et imposant trônant dans la cuisine. Gadget qu’elle ne possédait pas dans son appartement de fonction du petit Émirat.

On mit la table. On s’assit. On mangea. On parla. On rit. On but un peu. Puis on fourragea le feu.

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Gipsy et Isidore s’étaient assoupis depuis longtemps sur leur litière respective, quoi que de temps à autre, l’un d’eux humait le poulet frit dont l’odeur circulait. Mais ils savaient en obtenir une part après le repas et savouraient l’attente avec patience.

Camille ne tarda pas à donner des signes de fatigue. Elle se retira bientôt, à regret, dans sa chambre.

Les trois complices demeurèrent près du feu qui n’était plus que braises. Durga ferma soigneusement la porte du salon -donnant sur le couloir d’entrée et l’escalier menant aux chambres. Elle savait que les enfants écoutent aux portes et même si sa fille n’était plus véritablement ce que l’on peut appeler "une enfant", elle la savait curieuse, comme toutes les femmes. Et elle semblait, en outre, montrer beaucoup des dispositions de sa mère.

Prudence ! Donc.

Il était tard déjà, quand le portable de Barbet émit sa petite musique. Ils avaient eu le temps d’échanger toutes leurs informations et de conjecturer sur la nouvelle donne.

Que le tailleur de haie se soit rendu, ou ait dû se rendre, chez Louis Jarraud, ne faisait qu’épaissir le mystère. Et on ne pourrait interroger légalement le romancier que lundi matin. Il allait falloir patienter.

Par contre, il s’avérait qu’Antoine Portal avait l’intention de partir en voyage. Et … de se marier. Mais quand ? Et où ? Allait-il rentrer à Paris, comme il l’avait assuré à Arcadie Leroy ? Avait-il, d’ailleurs, appris le meurtre de celui-ci par la télévision ou par la presse. À quoi Durga objecta que lorsqu’on se promène sur la côte normande avec une jolie blonde, on ne regarde guère la télé et on ne lit pas les journaux. On a autre chose à faire.

Et si Simone Portal appelait son fils ? Elle devait bien avoir un numéro où le joindre en cas d’urgence ! Si elle lui faisait part de la visite de la maison poulaga, comme elle disait, et du sinistre qui avait affecté la gentilhommière de Boivilliers. Peut-être cette information hâterait-elle le retour d’Antoine. C’est d’ailleurs à dessein que Jourdain avait employé ce subterfuge pour aborder la vieille femme. Mais la nouvelle pourrait tout aussi bien lui faire peur et l’inciter à disparaître dans la nature.

Quoi que, quand on se trouve à la tête d’une entreprise comme Snake on ne peut guère se permettre de s’éclipser. On ne laisse pas non plus derrière soi un hôtel particulier dans le seizième et une villa probablement bondée de trésors inestimables. C’était là, l’avis de Barbet. Matérialiste et réaliste.

Cependant Jourdain émit l’idée qu’Antoine Portal, devenu peut-être Joseph Vignon, aurait pu décider de faire "la part du feu". En sauvant sa peau, son amour et… certainement quelques liquidités qu’il n’avait pas manqué de prendre avec lui. Sans parler d’un jeu certain de cartes de crédits sur différents comptes disséminés dans plusieurs paradis fiscaux.

Que représentaient une entreprise, un hôtel particulier et même tous les trésors du monde face à la liberté. La liberté n’a pas de prix. L’amour non plus. Surtout quand on a un joli volant d’argent en poche et à l’abri.

Ce à quoi Durga et Quentin ne purent qu’acquiescer.

C’est à cet instant du débat que le téléphone du "barbu" fit son entrée en scène.La gendarmerie du Havre avait logé le 4/4 Dacia Duster sur un parking de la ville. Que

devaient-elles en faire ?Barbet fut quelque peu pris de cours. Un samedi soir, le couple, à pied, pouvait tout

aussi bien s’être attardé au restaurant, où dans un bar, voire un night club. Le parking se situait en plein centre ville. Le commissaire demanda une surveillance du véhicule. Et une éventuelle filature de son propriétaire. Ce qu’approuva aussitôt Jourdain.

Durga fit remarquer que, du Havre, on pouvait tout aussi bien prendre un bateau, un avion, un train. Voire un taxi… ou louer une autre voiture.

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Il n’était pas temps de lancer un avis de recherche généralisé sur Antoine Portal. On ne pouvait l’accuser, à priori, pour l’instant, que de posséder en sous-main une gentilhommière dans le Vexin français. Demeure, qui, certes, recelait peut-être le musée privé du trafiquant, mais sur laquelle Barbet n’avait pour l’instant aucun droit de perquisition. Encore faudrait-il quelques éléments plus sérieux pour convaincre le juge d’une intervention en force.

Et demain c’est dimanche. Pour ne rien arranger.Et leurs fumeuses suppositions sur l’élimination du tailleur de haie par un "nettoyeur",

ne paraissaient à présent qu’affabulations romanesques.Le seul point positif qu’ils avaient à leur actif, venait de Durga. Les deux hommes,

d’ailleurs en semblaient dépités.En effet, le "loup blanc" pensait avoir identifié formellement le "coupeur de corde" de

l’entrée de la muche, derrière le calvaire du Pleurachat. Le soir où Barbet avait dû affronter Marjolaine Cochard, débarquant de Los Angeles, pour finalement la mettre en garde à vue. Et où la chanteuse s’était éclipsée par une fenêtre latérale du manoir, pour ne pas rencontrer "l’Américaine" qui risquait de la reconnaître.

Le soir où la brigade de l’OCBC était enfin venue à bout de la première porte blindée sur la trace de la chambre aux merveilles.

Le soir où des gendarmes avaient été mis en faction dans le boyau, devant le fameux mur de brique, de l’autre côté duquel on savait reposer le trésor… et où, sur les indications du commissaire -les tenant de Durga- les fonctionnaires de police s’étaient laissé glisser dans les profondeurs du réseau, à l’aide d’une corde lisse.

Le soir où "le loup blanc" était rentrée seule par le bois, son Beretta en poche, et avait entendu des bruits suspects de branches brisées derrière elle, alors qu’elle vérifiait que lesdits gendarmes avait bien trouvé le chemin de cette excursion particulière qu’on leur avait imposée.

Le soir où un "allumé" avait tenté de couper cette fameuse corde, dans un moment d’égarement et où Durga avait décidé d’intervenir pour lui demander ce qu’il avait vraiment l’intention de faire, pointant sur lui ledit Beretta.

Le soir où Paul Jarraud avait répliqué en lui lançant au visage une poignée de terre qui l’avait aveuglée, avant de prendre la fuite.

Et le second point positif était qu’il s’avérait comme pratiquement certain que ledit Louis Jarraud surveillait toutes les allées et venues des enquêteurs, y compris le manoir. Certainement à la jumelle, comme l’avait elle-même fait "le loup blanc", tout au début de cette étonnante aventure où elle s’était inconsidérément lancée, à la suite d’un mot, écrit au sang de mulot, découvert enroulé dans le petit tube pendant au coup d’un chat. Le sien. Le beau Georges.

Peut-être écrit par Arcadie Leroy, dit encore Arcadie Poliakoff, ou Le Prince, selon les lieux où on le rencontrait. Peut-être écrit par quelqu’un d’autre… HELP !

Durga demandait grâce. Jusqu’à demain matin, qui serait inévitablement un autre jour.Eh bien non… le destin lui préparait un tout autre scénario.

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Chapitre XVII

! ! ! ! !! ! ! BOUM ! ! !

! ! ! ! !

Un tremblement de terre ébranla la maison.Durga bondit du lit, écartant les rideaux mais on n’y voyait goutte.Toute la maison avait vibré sous ce coup de tonnerre. Jourdain et elle, plus

particulièrement, qui avaient l’impression de s’être trouvés juste au point d’impact.Marc avait pensé "bombe".Durga, qui habitait le carrefour depuis pas mal d’années, avait pensé "voiture".Elle enfila les manches de sa robe de chambre, tout en dévalant l’escalier.Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était un peu plus de cinq heures du matin.Gipsy poussait des gémissements de déplaisir derrière la porte avec frénésie. Isidore

n’était plus qu’une boule de poils hérissés doublant étrangement son volume.Attrapant la clé du portillon au vol, activant l’éclairage extérieur, Durga se précipita

dans le jardin, suivie des animaux en panique.Elle s’arrêta net. Le nez d’une voiture dépassait du mur, ainsi que ses deux roues avant

qui tournaient encore dans le vide.Un flash claqua dans son esprit, de la statue en bronze de Marcel Aymé, qui traverse

partiellement un mur, tout en haut de l’avenue Junot à Montmartre. Hommage rendu à l’auteur du célèbre roman : Le passe muraille.

Ce n’était pas la première fois qu’un tel évènement se produisait.Depuis qu’elle avait acquis cette propriété avec Freddy, Durga avait déjà dû

reconstruire le mur de brique quatre fois. Cela ne serait jamais que la cinquième. Quand on habitait un carrefour au bas d’une côte raide, même pourvue d’un Stop, on ne pouvait qu’être exposé à ce genre d’accident. Mais habituellement, si on pouvait employer cette expression, les véhicules heurtaient le mur, l’effondraient partiellement, s’esquintaient sur les piliers de renfort, rebondissaient, mais… ne traversaient pas.

La maison étant implantée perpendiculairement, en contrebas de la route, son mur de clôture formait avec l’habitat un angle droit. La voiture ainsi engagée restait suspendue dans les airs, les pneus à hauteur d’homme.

Marc fut promptement aux côtés de sa compagne, ayant hâtivement passé un pantalon et un sweater. Quentin, hirsute, apparut bientôt dans l’encadrement de la porte, sitôt bousculé

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par Camille en nuisette, les pieds nus, dévalant de l’escalier. Tous quatre restaient là, hébétés à contempler ce spectacle surréaliste.

Émergeant de sa stupeur, Durga se dirigea vers le portillon et fit tourner la clé dans la serrure. Gipsy s’étant déjà faufilé devant elle, la gênait pour tirer le battant. La petite porte, ainsi que le portail, s’ouvraient en retrait de la route, après un décrochement du mur. La chanteuse franchit les quelques pas la séparant de la chaussée, suivie du chien, suivi de Marc et de Quentin. Camille était remontée passer un pull et des chaussures.

Monsieur Debout, le compagnon de la Montbazon, sortait simultanément de chez lui et traversait la rue.

Au volant du Scénic Renault encastré dans le mur, il n’y avait personne.

Si, à l’instar d’Alexandre Perez, Durga avait su mettre Gipsy sur une piste, peut-être aurait-t-il pu rattraper le conducteur. Mais, celui-ci n’avait, bien évidemment, abandonné dans le véhicule aucun foulard ni mouchoir… et la chanteuse, après avoir dit "cherche !" avec véhémence, dût s’avouer que le Malinois ne savait que chercher et quelle piste suivre.

Camille arrivait avec la lampe projecteur. Quentin put constater qu’il n’y avait aucune trace de freinage sur la route, entre le Stop et le mur de la propriété. La voiture avait dévalé la pente de tout son poids, en pleine vitesse et elle avait calé après l’impact. Les clés pendaient toujours sur le tableau de bord.

- Ne touchez à rien ! intima Barbet.Ma ’me Montbazon franchissait la chaussée à son tour, une robe de chambre passée

sur sa chemise de nuit.- Eh bien ! s’exclama-t-elle, le conducteur a été éjecté ?Mais chacun dut bien se rendre à l’évidence que la route, dans toute la portion de

montée qu’on pouvait distinguer jusqu’au premier virage, était on ne peut plus déserte.- Il faut appeler les gendarmes ! dit soudain monsieur Debout.- Ils sont là, les gendarmes ! répondit imprudemment Camille.Tandis que Durga entraînait sa fille vers la maison, prétextant qu’elle allait prendre

froid, Jourdain annonça qu’il avait déjà téléphoné à la gendarmerie et qu’effectivement, une voiture arrivait. Qu’elle ne saurait tarder… Il sortit un kleenex de sa poche et coupa le contact de la voiture accidentée. Il était bien certain, cependant, qu’on n’y trouverait aucune empreinte. Pas plus qu’on n’en avait trouvé sur la voiture de Révillon dans la Creuse.

Barbet maugréait, se disant qu’on allait finir par le maudire à Godincourt. En pleine nuit ! Néanmoins, on n’allait pas laisser-là le véhicule encastré, pour qu’il devienne, dès l’aube, un centre de curiosité et de risée dominicale pour les villageois alentour. Il rentra dans le jardin et appela une dépanneuse. Puis il prévint la gendarmerie.

La plaque avant de la voiture, avec le choc, était tombée dans l’herbe. Le commissaire la ramassa et composa le numéro du centre des immatriculations, pour obtenir le nom de son propriétaire. Vu l’heure indue et le dimanche, il dut patienter. Finalement : on le rappellerait.

Durga insistait pour que Camille aille se recoucher, mais rien n’y fit. La jeune femme prétexta qu’elle ne dormirait plus, que c’était son heure, compte tenu du décalage horaire. Sa mère lui conseilla alors de ne pas crier sur les toits que Quentin était commissaire et Marc mentaliste. Les voisins n’avaient pas besoin de le savoir. Elle ne désirait pas avoir un voisinage suspicieux et hostile. Barbet était ici pour le week-end et il n’était pas en service, ajouta-t-elle pour faire bonne mesure.

- Désolée ! dit Camille en serrant sur elle sa veste en laine. Je vais ranimer le feu…

Il se passa deux bonnes heures avant que la voiture soit dégagée, les gendarmes renseignés, le lieu accidenté cerné d’un ruban rouge et tout le monde enfin rentré chez soi.

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Cependant, à sept heures du matin, en février, le soleil n’est pas levé. Demain n’était donc pas un autre jour…

Durga avait fait du café. On se pressa autour du feu pour se réchauffer.Les animaux semblaient quelque peu désorientés.- Eh bien, nous voilà avec une belle trouée ! affirma Durga.- Un attentat, tu veux dire, maman !- Il est probable que la voiture ait été volée, tempéra Barbet. Le conducteur aura zappé

le Stop et perdu le contrôle du véhicule. Il se sera enfui avant notre arrivée…- Volée avec les clés ! Camille ne semblait pas vraiment convaincue. Après ce sacré

choc, le conducteur aurait dû être au moins un peu K.O. et guère en état de décamper en courant, fit-elle remarquer.

Durga appréciait la perspicacité de sa fille. Elle échangea un regard de connivence avec Marc.

Quentin scrutait la jeune fille de son air dubitatif pesant le pour et le contre.- Je connais les attentats à la bombe, mais pas à la voiture bélier dans un mur de jardin,

répondit-il avec un sourire en coin.- Une intimidation… suggéra Camille.- Ma ’me Demour, c’est bien votre fille, il n’y a pas à dire !- Que voulez-vous dire par là ? commissaire, lança Camille avec un défit joyeux.Le "barbu" sans barbe répartit que sa chère maman avait toujours un éventail de

conjectures à proposer et des solutions à toutes les situations.- Dois-je prendre cela pour un compliment de votre part ? intervint Durga.- Maman ! ne fais pas ta modeste, tu vois bien que ce sont des louanges !Durga s’aperçut alors que son hôtesse de fille tentait de se rendre intéressante aux

yeux de Quentin. Et que celui-ci en était tout déstabilisé. Quant à Marc, il paraissait s’amuser énormément.

- Je vais refaire du café ! annonça Durga, abandonnant la partie à sa fille. Marc, tu ne voudrais pas donner quelques croquettes à nos zouaves qui s’impatientent ?

Ainsi, les deux protagonistes auraient tout le loisir de poursuivre tranquillement leur marivaudage.

Le jour se levait doucement sur un dimanche.Quand ils furent dans la cuisine, Marc souffla à sa compagne qu’il pensait que Camille

avait vu juste. La voiture dans le mur paraissait plus être un acte intentionnel qu’un accident fortuit. Il allait falloir être prudent. Il reprocha à Durga d’avoir provoqué Jarraud, en allant le voir à son domicile. Qu’il l’avait certainement reconnue, comme la femme l’ayant braqué un soir derrière le calvaire du Pleurachat.

À quoi Durga répliqua que si elle ne l’avait pas fait, elle ne l’aurait, elle-même jamais reconnu comme l’homme tentant de couper la corde. Qu’il devait la surveiller depuis déjà pas mal de temps. Depuis qu’Alain Révillon lui avait fait part de ses incursions dans le Domaine. Elle pensait que c’était Jarraud qui avait tué son chat. Il avait dû tenter de l’attraper pour intercepter quelque message. Elle ajouta que, vu l’excitation de Gipsy, le chien avait certainement reniflé de la drogue. Ce type était un cinglé, certainement un camé. Elle admit qu’il fut dangereux.

Après avoir copieusement petit-déjeuné, Marc et Durga remontèrent dans leur chambre. Le mentaliste avait affirmé à Durga qu’elle détenait bel et bien une solution à toute situation et que celle-ci requérait un indispensable câlin matinal. Il serait toujours temps, ensuite, de se préparer à partir pour l’aéroport, où il avait la ferme intention de l’accompagner.

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Tandis que l’on roucoulait au premier étage, Quentin et Camille sortaient dans le jardin avec le chien, le chat et la balle… Le soleil montrait ses rayons. En rédigeant le procès-verbal de l’accident, un gendarme avait fait remarquer à Barbet que ce dimanche 14 février, c’était la Saint-Valentin. Un trou en forme de cœur était ouvert dans le mur. Un signe à la ma ’me Demour…

La gendarmerie du Havre rappela le commissaire. Personne n’était venu récupérer le 4/4. Les hommes en faction rechignaient quelque peu à poursuivre leur guet le dimanche. Barbet demanda qu’on vérifie, dans les hôtels alentour, alors qu’il était encore de bonne heure, si un monsieur Portal ou Vignon, accompagné d’une jeune blonde y serait descendu.

Pendant qu’il téléphonait, Camille jouait avec le chien. Elle lui lança la balle, maladroitement un peu trop loin, à la lisière du fossé bordant la haie de peupliers et de sapins, dans l’extrême fond du jardin. Le Malinois ne parvenait pas à l’attraper avec son museau. La jeune femme écarta les branches et se glissa à quatre pattes pour l’atteindre de la main. Et elle découvrit une fente verticale dans le grillage. Elle la montra à Quentin lorsqu’il eut raccroché.

Visiblement, le découpage net dénonçait la pince coupante. La fente intentionnelle.Quelqu’un s’était introduit par ce passage. Le commissaire subodora que le fait devait

remonter avant l’adoption de Gipsy. Lorsque Durga avait constaté que sa maison avait été visitée. Elle supposait alors que le ou les intrus, qu’elle soupçonnait alors être des jeunes gens, aient escaladé le mur de l’école. Barbet avait évalué le haut portail de "l’école des deux marronniers" et cette double escalade lui avait déjà semblée bien improbable.

Pour lors l’homme et la femme chahutaient, tout en s’amusant avec les animaux. On couru, on joua même à chat perché, un comble pour un commissaire, lui fit remarquer l’hôtesse de l’air. Le temps passa plus vite qu’il n’aurait dû. Le temps n’est pas constant dans son écoulement. Soit il s’engouffre par brusques paquets précipités, ou s’écoule nonchalamment, traînant le pas. L’arrêter parait du domaine de l’impossible. Pour deux êtres attirés l’un vers l’autre, il ne fait pas de quartier.

Aussi bientôt Camille dut revêtir son seyant costume d’hôtesse d’Emirates Airlines. Elle ne semblait nullement fatiguée, mais particulièrement enjouée et en forme. Lorsqu’il apprit que Marc comptait accompagner les deux femmes, Quentin -si il y va, j’y vais !- proposa que l’on se rende tous ensemble à Roissy avec sa propre voiture, plus spacieuse.

Les hommes avaient clos de leur mieux le trou béant du mur, par un pan de brise-vue vert en matière synthétique, trouvé dans le hangar. La grille, coiffant le muret écroulé, ayant entraîné dans sa chute le lierre qu’elle sous-tendait formait une grande guirlande molle. Guirlande qui retenait paquets de briques et grille à mi-hauteur, comme l’aurait fait un filet de sécurité, tendu là pour quelque acrobate. Si bien que, de la rue, à part le ruban rouge cernant l’étroit trottoir, signalant un problème, on ne pouvait rien remarquer de notoire.

Le loup noir ne risquait pas de s’échapper par la trouée. Ni d’ailleurs quelqu’un de l’extérieur de s’y introduire.

Camille avait fait part à sa mère de sa découverte, au fond du jardin, du grillage fendu. Les deux femmes s’étaient également affairées à le rajuster avec du fil de fer souple.

Décidément, pensait Durga, on rafistolait de partout.La chanteuse se défendait de laisser l’inquiétude la gagner un peu plus. Cependant,

elle connaissait les signes et les règles. Les dommages atteignent d’abord les objets qui nous sont familiers. Les maisons, les voitures, les arbres, les jardins, puis dans un second cercle, les animaux, les proches. Enfin ils s’attaquent à la personne elle-même. Jamais rien n’arrivait sans que la synchronicité l’eût annoncé par une image ou une autre. Mais les gens n’étaient pas attentifs. Du moins ne l’étaient plus. On attribuait à présent ces remarques à la superstition. Cependant les anciens avaient de tout temps observé ce phénomène, qui ne relevait que de la marche du monde.

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Le cercle intime du "loup blanc" avait été touché plusieurs fois. Et pas au fleuret moucheté. Gipsy et Isidore furent laissés dans le jardin, à profiter du soleil. Avec l’implicite mission confiée au Malinois de défendre le territoire.

À Roissy, le groupe se dirigea vers le hall d’embarquement du terminal 1. Au comptoir Emirates Airlines, l’enregistrement des bagages avait commencé depuis un bon moment pour les passagers en direction de Dubaï. Mais le bus rutilant devant ramener les crews de l’hôtel Marriott n’était pas encore arrivé. Les rares personnels ayant, comme Camille, rejoint leur famille plutôt que le palace, patientaient en profitant de ces quelques minutes de sursis. Soudain, le bataillon des hôtesses, les stewards, les pilotes avec leur casquette, tous habillés de pied en cap, déferlèrent dans l’aéroport, traversant le hall, tels des demi-dieux, sans un regard pour le commun des mortels.

On se dit au revoir… mais pas adieu. Et Camille, bravement, rejoignit son groupe prioritaire, se déchargeant de la même panoplie de valises identiques à l’enregistrement et montant directement à la salle d’embarquement pour assister au briefing : la réunion d’instruction précédant le vol, préparant l’équipage à affronter ses prochains passagers.

Le trio demeuré à terre, restait là indécis, le vague à l’âme. Écume abandonnée du vif argent de la déferlante mouvance qui avait emportée l’un des leurs.

On prit le chemin du retour.Le Havre rappela Barbet. On n’avait rien trouvé, dans les hôtels du centre ville,

correspondant aux identités communiquées par le commissaire. Et le Dacia Duster était toujours au parking. Devant la déception évidente de son interlocuteur, le gendarme, au téléphone, proposa de vérifier les noms des passagers des avions taxis auprès de la compagnie basée dans le petit aéroport local.

- Bonne idée ! s’exclama "le barbu". Si vous ne trouvez rien, laissez tomber.

Après un repas frugal de jambon et de fromage, Durga suggéra que l’on pourrait peut-être profiter du beau temps. Envisager une balade salutaire et libératoire avec le loup. Bien évidement pas dans le Domaine, où nonobstant les gardes, veillant le dimanche avec un peu plus de zèle que de coutume, on ne pouvait lâcher le chien. Non plus sur le plateau, où si le corps calciné en avait été retiré, la carcasse demeurait sur le bas côté de la voie -selon ma ’me Montbazon- et dont le "loup blanc" n’avait aucune envie de respirer à nouveau les remugles. Mais peut-être dans la forêt du Puy-Regain, en allant sur Godincourt.

Les deux hommes approuvèrent, mais on embarqua cette fois dans la voiture de la chanteuse, où Gipsy possédait sa couverture et son propre harnais de sécurité. Isidore avait déjà réintégré sa nacelle rouge, décorée de souris habillées et de chiens jaunes hilares, pour terminer la nuit si brusquement interrompue par l’agression d’un ennemi barbare et terrifiant.

La forêt, était bien entretenue. Débroussaillée. Les sentiers sillonnaient la forêt domaniale se coupant, se croisant. Le ciel était d’un bleu limpide. Plusieurs petits avions survolaient la canopée, ainsi que quelques ULM à la voile tangente. Gipsy vaquait, comme à l’accoutumé de fragrances en effluves, de relents en arômes. On apercevait de loin en loin des familles, des couples, sillonnant comme eux les chemins de traverse, mais la forêt était suffisamment vaste pour que jamais on ait l’impression qu’il y ait foule.

Quelque chose trottait dans la tête de Jourdain, dont il fit bientôt part à ses acolytes.L’alibi de Louis Jarraud.Barbet réitéra sa relation des faits : l’éditeur avait confirmé les dires du romancier.

Une séance de dédicace avait été organisée autour de l’auteur, dans une librairie londonienne, à l’occasion de la première traduction en langue anglaise d’un de ses romans. Le commissaire ne se souvenait plus duquel, mais par contre, la librairie se trouvait à Piccadilly. Le nom… Hardcharts ou Hartchards.

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Le parquet avait évidemment téléphoné pour vérifier. On avait soigneusement relevé les dates avec la gérante. Et à l’hôtel, également, où les deux hommes étaient descendus. Ainsi que les réservations effectuées par Internet sur l’Eurostar, par la secrétaire de l’éditeur. Tout concordait.

Mais les heures ? Insista Jourdain.- Les heures ? dit Durga… "Hours", c’est le titre d’un film…Eh bien, c’est simple, Jarraud et l’éditeur du Bois Noir avaient pris l’Eurostar le jeudi

4 février dans l’après midi, plus exactement à 15h 01… Quentin s’en souvenait, le 01 l’avait amusé lorsqu’il avait lu le rapport.

La signature était organisée pour 18 h, heure anglaise, à la librairie. Il y avait pas mal de monde et la séance avait duré plus de deux heures, selon sa directrice. Celle-ci avait, par ailleurs, prévu pour la soirée d’emmener ses hôtes dans un restaurant connu, où elle avait réservé pour eux trois. Un restaurant à deux pas de l’hôtel Thistle, où séjournaient les Français, dans le même quartier de Piccadilly. Quentin connaissait personnellement cet hôtel, pour y être descendu lors d’une enquête. La directrice anglaise précisait avoir raccompagné les deux hommes jusqu’au hall du palace, vers 22 heures.

De toute façon, il n’y a plus d’Eurostar partant de Londres après 20h…01 et les Français avaient leurs places réservées pour celui de 10 h15, le lendemain matin 5 février... Voilà.

Le meurtre des gardiens avait été perpétré dans la nuit vers les 3h du matin, selon le médecin légiste. La nuit du vendredi 5, où Jarraud et son éditeur dormaient à Londres.

- Qu’est-ce qui vous tracasse, là dedans ? demanda le commissaire au mentaliste.- Eh bien, je commence à fonctionner comme Durga… je surfe sur la synchronicité,

répondit celui-ci avec un sourire débonnaire. Et j’ai théorisé…- Mais encore, Marc… insista la chanteuse, quelque peu stupéfaire.- Eh bien, si j’ai tout compris, la synchronicité est illustrée par l’image, fractale issue

de la réalité. Dans une dimension où réalité = vérité. Unique porte d’effondrement de la fonction d’onde. Reflet, miroitement, réflexion de l’instant qui fut et qui n’est plus. Ultime résidu de l’onde ayant déchiré de sa clameur barbare, la lactance étalée du temps.

- Vous forcez trop sur le médicament… commenta Barbet.- Tu as trouvé ça où ? interrogea le "loup blanc", médusée.- Je me suis procuré un petit manuel sur la question, parallèlement à la pauvre

littérature de Louis Jarraud, j’ai consulté Carl Gustav Jung. Ainsi, Roissy, les avions, les ULM, la voie des airs… ça me donne des idées, exposa le mentaliste. Et le petit tailleur de haie qui prend des low cost pour aller à Amsterdam depuis Beauvais, tout cela n’est pas tombé sous l’œil d’un aveugle, ni dans l’oreille d’un sourd !

- Si je te suis bien, tu imagines que Louis Jarraud aurait pu faire un aller et retour en avion, dans la nuit, pour venir tuer les gardiens ? dit Durga.

- J’ai cette idée, en effet, mais je n’arrive pas à la mettre en place, répondit l’intéressé.- Mais pourquoi lui ? interrogea Barbet.- Quentin, n’est-ce pas vous qui avez suggéré que Le Fou du jeu pourrait être un

drogué, pour avoir si sauvagement poignardé le couple Deladrière ? Et ce matin, Durga m’a encore parlé de Jarraud comme d’un probable camé, dont Gipsy aurait même reniflé les exhalaisons ! Et puis, rien n’empêchait qu’ils ne soient deux…

- C’est un intoxiqué de la cigarette, oui, c’est vrai ! Un camé, je ne sais pas… quoi que, commenta Barbet... il prend peut-être des produits pour écrire, comme beaucoup de romanciers. C’est un possible client des réparateurs réunis qui ont mis les bouts !

- Olivier Derain et Julien Delpéry, précisa Durga.- Dans ce cas, il a dû se trouver d’autres sources d’approvisionnement, depuis la saisie

au "Castel 12" et la disparition de ses fournisseurs attitrés, ajouta Jourdain.

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- Et ? insista Durga, qui connaissait son bonhomme et savait qu’il n’avait pas encore tout déballé.

- Et… si les réparateurs réunis passent partout sans se faire remarquer pour faire leurs livraisons de came, à part les livreurs de pizzas à domicile, nous avons aussi les jardiniers, qui sont de bons clients pour dealer, lâcha Jourdain. Et les voyages à Amsterdam en low cost ne sont peut-être pas si innocents qu’il y paraît.

- Donc, tu supposes que le petit Nicolas Lecerf aurait pu livrer des produits à Louis Jarraud, rue des Ifs ! s’exclama Durga.

- Admettons, intervint Barbet, mais pourquoi le supprimer ?- Justement… je ne sais pas encore, conclut Jourdain.Gipsy déboula alors dans leurs pieds, poursuivant une ombre illusoire, un mulot ? un

lapin crétin ? Un écureuil, qui s’élança vers la cime d’un arbre. Dans son élan, le chien suivit sa piste. C’est ainsi que certains, soudain, marchent sur l’eau. La gravité, hélas, eut raison des illusions du loup.

Et déjà la froideur étreignait leurs épaules. Il était temps de faire demi-tour.Un dimanche d’hiver, malgré les espérances.Un jour de plus où ils n’avaient rien résolu.Ils doublèrent deux promeneurs, dans lesquels Jourdain reconnut aussitôt les parents

du jeune entraîneur Laurent Bourgoin. L’éleveur marchait un peu péniblement, avec sa canne, au bras de son épouse. La secrétaire particulière, de vingt ans sa cadette, avait dû saisir l’opportunité de se caser avec un beau parti, supputa le mentaliste. Barbet et lui saluèrent le couple. On présenta Durga, comme une amie.

- Alors, commissaire, lança Henri Bourgoin, toujours dans les parages ? Quoi de neuf dans l’enquête, depuis l’enterrement ?

- Ça suit son cours, répondit "le barbu", un rien bougon.- Vous êtes en visite au château ? interrogea Molière, d’un ton engageant.- Oui, venus voir le fiston, répondit le père.- N’y avait-il pas de courses aujourd’hui ? demanda Durga.- Si, à Enghien, en tout début d’après midi, répondit l’éleveur. Mais le cheval de

Laurent est arrivé second dans la 1ère et dans la 3ème… un autre s’est disqualifié d’un galop inopportun !

- Nous sommes rentrés avant la cohorte des vans et des camions, ajouta Nicole.- Mais, vous êtes originaire de Boivilliers ! vous, monsieur Bourgoin, affirma

Jourdain, plus qu’il ne le demandait.- Oh oui ! j’ai même fréquenté la classe unique, pendant la guerre, répondit l’éleveur.

Jusqu’à la mort de mon père, précisa-t-il, ponctuant ce souvenir d’un lourd silence où il demeurait plongé. Ensuite, à la Libération, reprit-il enfin, la maîtresse d’école a été tondue et chassée du village. Elle fricotait avec un Allemand. Cependant, après le drame des otages, ma mère Léontine avait déjà décidé de m’envoyer à l’internat.

- Vous avez été à l’école avec Paul Deladrière, alors ? poursuivit Jourdain, qui avait la mémoire des dates et avait soigneusement étudié le fameux fax arrivé chez Durga.

- Oui…. répondit brièvement Henri Bourgoin et aussi avec Antoine Fourneau, le frère du ferrailleur. Un cancre…

- Cela a dû être un traumatisme, pour tous les enfants ! cette tuerie de Boivilliers, intervint Durga.

- Certes… souffla l’homme âgé, un de nos camarades s’est même retrouvé tout à fait orphelin. Joseph… Joseph Vignon. Sa mère, de désespoir s’est jetée dans la mare le lendemain du drame. Elle était enceinte de six mois.

- Mais tu n’avais que six ans à l’époque, Henri, coupa Simone, et tu te souviens encore si précisément de tout cela ?

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- Comme si c’était hier… répondit l’éleveur. Et Paul dans la cour de l’école, clamant que son père allait libérer les otages !

- Paul Deladrière ? demanda Barbet, entrant dans la conversation.- Oui, c’était un grand de dix ans, le meilleur ami de Joseph, justement, acquiesça-t-il.Gipsy déboula dans leurs pieds inopinément et heurta la canne du vieil homme.

Déséquilibré, celui-ci oscilla. Sa femme le rattrapa par le bras.Néanmoins, il reprit : je crois que c’est pour lui remonter le moral qu’il disait cela. Son

beau-père, Mangereau, tout comme mon père, étaient dans la Résistance. Le père de Joseph, quant à lui se trouvait parmi les dix otages.

- Dans la classe, il y avait aussi un Lamoureux, non ? demanda Durga, la femme du ferrailleur m’en a parlé, mentit-elle…

- La mère de Simone, Angèle, une belle gamine déjà… elle préparait son certificat d’étude, ajouta Henri Bourgoin.

Le groupe avait ralenti le pas, le calquant sur celui de l’éleveur, qui cahotait un peu sur le sentier. On était à présent rendu à l’orée du bois, où Jourdain avait garé la voiture de Durga. Le couple, quant à lui, n’avait plus guère qu’à traverser la route pour atteindre, une centaine de mètres plus loin, l’entrée du château.

On se dit au revoir. Même adieu. Tant il était improbable que cette rencontre fortuite se réitère. Barbet assura qu’on ne saurait tarder à découvrir le ou les coupables du meurtre des gardiens. Bourgoin père lui lança un regard incrédule. Cela paraissait, d’ailleurs, le laisser totalement indifférent.

Gipsy grimpa prestement dans la voiture et Jourdain reprit le chemin de Dampierre.Nul ne disait mot. Les révélations de l’éleveur faisaient leur chemin dans les esprits.

Le Havre rappela à nouveau Barbet. Rien, dans les réservations de la compagnie d’avions taxis ne correspondait aux identités recherchées par le commissaire. Un homme avait bien loué les services d’un petit avion, jeudi en fin d’après midi, pour se rendre à Londres avec une autre personne. La réservation et la transaction avaient été réglées par Internet sur un compte à Singapour, au nom de Kramer Peter. Les deux passagers, parlant français sans aucun accent, avaient embarqué à l’heure dite. Le second voyageur était une jeune femme qui riait beaucoup. La description en restait vague, quant à la couleur de ses cheveux ; elle portait un bonnet et il était difficile d’en présumer. L’homme, quant à lui, grand, moustachu, athlétique, était coiffé d’une casquette. Voilà tout ce qu’avait pu communiquer le personnel de la compagnie, étayé par les dires du pilote. Barbet remercia. Il restait bien les bateaux, mais il ne voyait pas Portal prendre le bateau… c’était beaucoup trop lent pour lui.

Peter Kramer pouvait être une des multiples identités d’Antoine Joseph Portal. D’un autre côté, les jeunes femmes rieuses n’étaient pas une denrée rare.

Jourdain alluma le feu. Barbet alla chercher quelques bûches dans le hangar à bois. Durga prépara le dîner.

Elle avait mis, la veille à dégeler une grande aile de raie. Le poulet n’ayant pas fait de vieux os. Elle la prépara dans du papier cuisson, avec des câpres, du citron, de la crème fraîche et du vin blanc. Une demi-heure au four. Elle installa parallèlement sur le gaz, la cocotte minute avec dans son panier une paire de jolis bulbes de fenouils fendus en deux, afin de les cuire à la vapeur. Elle les ferait, ensuite, légèrement revenir à la poêle, pour les dorer. Puis elle sortit du frigo américain une large barquette de taboulé, qui ferait une excellente entrée.

Quentin mit la table…Durga était songeuse, quant à la poursuite de la relation du commissaire avec sa fille.

Il est vrai que c’était une situation tout à fait inattendue. Camille n’avait pas trouvé à se lier

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durablement avec un autre expatrié de Dubaï, où pourtant le choix ne manquait pas. Mais les jeunes gens qui quittaient ainsi la France, ou quelque autre pays d’origine, ne songeaient guère à fonder rapidement une famille. Bien souvent l’expatriation exprimait la fuite, face à des problèmes familiaux, plus ou moins clairement identifiés. Une émancipation. Une distance prise vis-à-vis de la pression familiale. En ce qui concernait sa fille, le décès de Freddy, son père, et les diverses liaisons de sa mère, l’avaient poussée à "changer d’air". Et voilà qu’elle s’intéressait à un commissaire ronchon, célibataire mais non vieux garçon… dont l’intérêt ne s’était jusque là porté que sur son travail.

Affaire à suivre…

- On pourrait peut-être visionner un film, pour se détendre ! proposa la maîtresse de maison. Et après les informations qui rabâchaient toujours les mêmes mauvaises nouvelles, on choisit de regarder, parmi les différents DVD, un Harry Potter. Histoire de se dépayser un peu. Durga avait un faible pour les moldus, le quai 9 3/4 d’embarquement pour Poudlard et les baguettes magiques.

Le portable de Barbet choisit ce moment stratégique pour se manifester.Le centre des immatriculations avait enfin donné son verdict à la gendarmerie de

Godincourt : la Renault Scénic appartenait à un certain Roger Léger, maire de Villemont-en- Arthy, auquel elle avait été dérobée dans la nuit de samedi à dimanche. Le voleur s’étant introduit dans sa maison, avait mis la main sur les clés. Il avait également raflé sa carte bleue.

- Le voleur n’avait qu’à traverser le plateau, descendre la côte, stopper son véhicule en face du petit chemin de terre qui grimpe à travers bois, par où il aura pris la fuite, après avoir lancé le véhicule à plein régime dans la descente, reconstitua Durga.

- Et sauté du véhicule… tout de même ajouta Jourdain.- Il aura juste lâché le frein à main… compléta Barbet.Ce pourrait-être Louis Jarraud, suggéra Durga, rien de plus facile pour lui que de

parcourir le plateau en pleine nuit, par les chemins de terre, pour se rendre à Villemont et voler le Scénic. Puis ensuite, son projet abouti, s’enfuir par le petit bois, puis le sentier de l’église et rallier la route en contrebas, qu’il n’aura plus eu, alors, qu’à traverser pour rejoindre le lotissement et la rue des Ifs.

- Louis Jarraud s’introduisant chez le maire et volant sa carte bleue… répliqua Jourdain, vraiment, tu n’y es pas du tout. Il faut arrêter de se focaliser sur lui !

- C’est toi qui le défends à présent ! Mais tu as raison… admit le "loup blanc".- Nous n’allons pas encore nous perdre en conjectures, protesta Barbet. Regardons le

petit magicien déjouer les forces du mal, avant d’aller nous coucher. Demain, Jourdain et moi défierons votre Louis Jarraud, ma ’me Demour et il n’aura qu’à bien se tenir !

Aux États-Unis, à Los Angeles, avec le décalage horaire, le soleil sur ce même dimanche s’était levé quelques huit heures plus tard.

Après avoir passé une soirée tout à fait délirante à Soho, le jeudi précédent, Antoine Portal et la petite Flo avaient embarqué tranquillement pour cette destination lointaine, le vendredi du lendemain, vers 16 h, heure locale de Londres à l’aéroport d’Heathrow, sur un vol de la British Airways. Il leur aurait été certainement difficile d’expliquer pourquoi, le fait d’avoir endossé tout à coup, et pour quelques temps encore, l’identité de Joseph Vignon et de Sandra Dumoulin, leur avait conféré une liberté d’être tout à fait nouvelle, équivalant à une seconde naissance. Ils avaient été touchés, à n’en pas douter, par un coup de baguette magique.

Joseph ne se préoccupait plus d’Antoine, ni de "Snake", ni de trafic d’aucune sorte. Pour le première fois, depuis son adolescence, il avait vécu cette soirée à Londres, au temps présent, sans gamberger plusieurs coups à l’avance, sans utiliser tous ses sens à balayer

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l’espace d’un radar giratoire toujours aux aguets, cherchant à capter la moindre alerte, comme toute avantageuse opportunité. Le grand fauve avait pris quelques heures de repos. Un evening sabbatique.

Quant à Flo, elle s’était défaite de son personnage d’artiste branchée aux dents longues, impatiente de trouver l’ouverture qui lui permettrait de brûler les planches. De montrer enfin son talent à la face du monde, qui n’attendait que de l’accueillir comme la nouvelle révélation.

Leur nouveau passeport les avaient repeints de couleurs fraîches, rhabillés de neuf, liftés, transformés, transposés dans un temps imaginaire. Un temps d’avant. Un temps d’enfance. Un temps sans résolutions solennelles, sans crispations, sans revanches. Un temps de liberté, où la vie se mord à pleines dents au jour le jour, ou plutôt, à l’heure l’heure, à la minute la minute, à la seconde la seconde.

Un galop d’essai en quelque sorte, qui leur permit d’adopter la plasticité nécessaire, dans leur rapport au temps, pour affronter le vol à destination de Los Angeles qui allait durer onze heures. Onze heures à courir après le soleil qui ne se couchait pas.

Ils avaient cependant réussi à atterrir dans un samedi décalé. Fatigués.Et ce même dimanche… alors que Durga, Marc et Quentin s’entretenaient avec Henri

Bourgoin, par un chemin de traverse de la forêt du Puy-Regain, Joseph et Sandra attrapaient un vol intérieur de Delta Airlines pour se rendre à Las Vegas.

Deux heures plus tard, madame Sandra Vignon, au bras de monsieur Joseph du même nom tenait entre ses mains le certificat attestant qu’ils étaient devenus mari et femme.

Le Champagne californien coula ses bulles blondes dans leurs flûtes conjointes. Puis le nouveau couple entama son voyage de noce par une visite au casino le plus proche. Même pour des personnes ne parlant pas excellemment le fourchelang le climat du Nevada, en février est nettement plus clément que celui du Vexin français.

Alors qu’à la chaleur d’un feu de bois, deux hommes et une femme tournaient des pièces de puzzle dans tous les sens afin, justement, de leur trouver un sens, entourés d’un chien ronflant doucement et d’un chat endormi, un homme et une femme en tenue légère, après avoir claqué quelques milliers de dollars et pris un vol de retour, devisaient gaiement sous le soleil californien en faisant des projets d’avenir.

Mexico… Bogota… Brasilia…Madame et monsieur Vignon pensaient avoir la vie devant eux.

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Chapitre XVIII

Lundi matin, il neigeait.Cet hiver ne voulait rien lâcher. Après avoir promis le printemps, il se rétractait.

Quentin, comme à l’accoutumée, fut le premier levé. Camille lui avait texté être arrivée à bon port, avec quelques gros bisous en additif, alors l’homme était de très bonne humeur. Il avait préparé le café, sorti les bols, le pain, le beurre et la confiture.

Durga, à peine descendue dans la cuisine, le prévint qu’il allait falloir sortir la pelle… pour déneiger. La pente du jardin serait difficile à gravir avec les quelques centimètres de neige fraîchement tombés pendant la nuit, que chaque minute rendait un peu plus denses.

Néanmoins, cela n’entama pas la sérénité du "barbu".Son téléphone ne tarda pas à se manifester. Il passa dans le salon, où Gipsy et Isidore

s’étiraient en lorgnant par la fenêtre d’un air morose. Tandis que la maîtresse de maison les invitait à aller s’ébattre quelque peu dans les frais flocons, histoire de se réveiller, le commissaire recevait son autorisation de contre-interrogatoire, pour complément d’informations.

Il appela aussitôt les gendarmes de Godincourt, afin qu’ils envoient une voiture au domicile de Louis Jarraud, l’invitant à se rendre dans leurs locaux sous bonne escorte.

Il demanda également à ce que l’on vérifie si Léonce Anthelme, ancien sommelier de la Belle Auberge et propriétaire officiel du "Castel 12", était toujours en vie. Que l’on constate, de visu, s’il n’avait été malmené d’aucune façon. Quentin en suggéra le prétexte.

Il plaida ensuite sa cause auprès du juge pour obtenir une perquisition au domicile du romancier, sous prétexte de suspicion de détention de drogue et recherche d’autres indices qui permettraient de l’inculper. On lui rétorqua qu’il ne fallait pas que le suspect tourne à nouveau la justice en dérision. Néanmoins, il obtint gain de cause.

Lorsque Barbet revint dans la cuisine, il trouva Jourdain déjà sur le pied de guerre. Il avait chaussé les bottes, endossé la doudoune et enfilé les gants. Il était visiblement prêt à affronter "le jour d’après". Le commissaire se fendit d’un sourire et promit de se joindre à lui, dès qu’il aurait avalé son café.

Durga s’attabla quelques instants avec lui.Elle lui conta un rêve qu’elle avait fait au petit matin. Elle y retrouvait un ami qu’elle

avait beaucoup aimé. Son cœur, à sa vue, s’était gonflé de joie et de bonheur. Avant qu’elle ne se souvienne qu’il était mort. Dans le rêve de la chanteuse, l’ami en question prétendait obstinément ne pas la connaître. Ses dénégations allaient de pair avec des reproches sur la conduite de sa carrière et le manque de combativité qu’elle y avait déployé. L’homme était

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coiffé d’un large feutre un peu ridicule et, le dévisageant plus intensément, elle avait distingué un fin tatouage, sorte de dentelle en forme de petit papillon, posé à cheval en haut de l’arête de son nez.

La sonnerie du réveil avait brutalement dissipé cette image, qu’elle avait tenté cependant de faire perdurer dans sa vision intérieure.

Quentin hocha la tête, tout en mâchonnant sa tartine.- Ce sont les informations des gendarmes du Havre, qui ont fait leur chemin dans votre

subconscient, diagnostiqua-t-il après avoir avalé sa bouchée, mêlées au traumatisme du décès du commandant Leroy !

- C’est à peu près ce qu’en a pensé Marc, ajouta la chanteuse. Je crois que le signalement du couple de l’avion taxi m’a interpelée. Il est fort possible que ce soit Portal et sa blonde. Quelque part Arcadie me reproche de ne pas avoir tenu compte de ces quelques accessoires tenant lieu de déguisement. Quant au papillon tatoué… j’avoue que c’est une énigme.

- Une vision intérieure… vous avez employé ce terme, ma ’me Demour !- Certes… mais à ma connaissance, Arcadie ne portait pas de tatouages.- Peut-être que le truand, issu des bas-fonds de Toulon s’en était-il fait graver quelques

uns, avant de devenir un honorable industriel ?... plaisanta Quentin.- Mais comment le saurais-je ? demanda Durga surprise.- Probablement Jourdain en aura-t-il parlé… mention portée sur une fiche de

renseignements… d’ailleurs cela me donne une idée, s’il arrive qu’on ait un doute sur la véritable identité d’une personne répondant au signalement d’Antoine Portal, on lui demandera simplement de retirer sa chemise… dit gravement Quentin.

- Je vous trouve d’humeur plus que joyeuse, ce matin, commissaire ! lança la chanteuse.

- Bond ! mon nom est Bond ! James Bond ! annonça "le barbu", en attendant, je vais aller aider notre ami à dégager la neige !

Durga restait perplexe. Serait-il possible que ce soit sa Camille qui ait eu le pouvoir magique de changer ainsi un rogue commissaire en allègre plaisantin ?

Les deux hommes eurent tôt fait de déblayer le chemin de voitures et sortirent leurs véhicules du jardin, avant que la neige le recouvre à nouveau.

Durga, pour sa part, n’avait pas l’intention d’aller où que ce soit.Mais la journée s’annonçait chargée pour Barbet et Jourdain. Celui-ci avait déjà

demandé qu’un agent planque devant l’hôtel particulier d’Antoine Portal, même s’il ne croyait guère à son retour à Paris. Si le couple de l’avion taxi était bien celui que l’on recherchait, il n’avait pas pris soin de transformer son apparence juste pour aller passer un innocent week-end à Londres. Cependant, Molière ne pouvait lancer un mandat d’arrêt international sur de simples suspicions. Si Portal ne réapparaissait pas, on pourrait peut-être songer à perquisitionner la gentilhommière. Et si on y trouvait quelque chose, alors il pourrait agir.

D’autre part, on espérait pour ce lundi les résultats de l’autopsie des restes carbonisés, supposés être ceux de Nicolas Lecerf, le tailleur de haie. Et enfin les conclusions de celle du corps de Le Prince, sous l’identité de Poliakoff, demandée par la DCRI. Chacun sait, qu’en France comme ailleurs, le week-end gèle toute action et qu’il ne faut jamais escompter tirer le moindre bilan avant ce fameux lundi qui ré embrayait la machine judiciaire. Toutefois, si l’on n’attendait guère de révélations de l’autopsie du commandant Leroy, il n’en était pas de même de celle du jardinier. Le légiste avait été pressé de s’y mettre de toute urgence. Même un samedi.

Bientôt, il faudrait également songer aux obsèques d’Arcadie Leroy.

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La famille avait discrètement été prévenue, alors que la télévision diffusait cette malencontreuse photo de Poliakoff. Mais avant la fin de cette semaine, ou au début de la suivante, un communiqué annoncerait officiellement son décès d’un arrêt cardiaque.

De passage à Paris, l’homme aurait succombé à l’hôpital où il aurait été transporté, depuis le domicile parisien d’un ami chez lequel il était descendu.

Ainsi tous ceux, de Dampierre ou d’ailleurs, qui auraient cru précédemment reconnaître une ancienne connaissance du nom d’Arcadie Leroy, sur la photo déformée d’un marchand d’art assassiné quelques dix jours auparavant, n’auraient été victimes que de sa vague ressemblance avec la victime.

Quant à l’appartenance de Leroy à la DCRI, il était déjà bien suffisant qu’elle soit connue de son ancienne épouse, Claude Vilmorin, qui avait repris son nom de jeune fille. D’ailleurs celle-ci, même divorcée, était de longue date informée du devoir de réserve auquel elle était astreinte.

Pour l’heure, Jourdain avait demandé la présence d’une équipe spécialisée, en vue de la perquisition au domicile de Louis Jarraud. Il avait suffisamment de présomptions d’imbrication des différents meurtres pour se permettre de déplacer "la maison". Et on ne pouvait laisser cette opération délicate aux mains des gendarmes de Godincourt. Ceux-ci, d’ailleurs, venaient d’informer Barbet de la "prise en main du colis"…

Marc et Quentin, chacun au volant de sa propre voiture, s’apprêtaient eux aussi à se rendre à la gendarmerie.

Molière avait fermement sermonné le "loup blanc". On n’avait à cette heure encore rien élucidé. Les derniers évènements avaient démontré que quelqu’un n’hésitait pas à employer les grands moyens pour supprimer des témoins gênants ou pour les intimider. Il lui demandait de garder son petit Beretta à portée de main. Même si elle ne quittait pas la maison. Même s’il reconnaissait que Gipsy était un bon gardien et s’avèrerait certainement être aussi un garde du corps efficace. Néanmoins, quelqu’un n’avait pas non plus hésité à étrangler son chat. Donc, il fallait être prudent. Le sectionnement du grillage, le trou dans le mur n’étaient pas de bon augure.

Durga qui commençait à se sentir rassérénée, à présent que les gendarmes avaient à nouveau embarqué Louis Jarraud, fut prise d’un petit pincement d’angoisse. Comme en ce triste jour de janvier où, à la tombée de la nuit, elle avait découvert le message HELP, écrit en lettres de sang, dans le petit cylindre attaché au cou de son chat. Alors, elle refit les mêmes gestes. Elle alluma le feu. Et elle brancha la télévision afin de se sentir moins seule.

Après avoir téléphoné à l’assurance pour signaler le sinistre, madame Demour avait demandé à ce qu’un expert soit diligenté au plus vite pour constater les dégâts causés à son mur par une voiture volée. Il était urgent qu’elle puisse le faire réparer.

Puis elle essaya de récapituler pour la énième fois la liste des interrogations en suspens, qui loin de s’être réduite, semblait au contraire un peu plus longue. Bien sûr, elle avait pu rayer quelques questions, somme toute subsidiaires, comme la présence des caisses vides dans le château d’eau, l’impression de malaise chez les Delpéry, le passage de Georges par les caves du manoir, l’absence de Sally Trotman. Mais en ce qui concernait les affaires de meurtres par elles-mêmes, non seulement on n’avait pas avancé sur l’identification de leur auteur, mais on en avait deux de plus sur les bras.

- Alain Révillon- Paul et Margueritte Deladrière- Arcadie Leroy- Nicolas LecerfRévillon, le garde-chasse, connaissait pour les croiser tous les jours les gardiens du

manoir. Il avait des rapports avec son oncle Louis Jarraud et sortait avec Laurent Bourgoin et

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Gilbert Deladrière. Il avait brièvement été interrogé par Arcadie Leroy, au sujet des clés manquantes de Marcel Cochard. Puis il avait disparu.

Arcadie Leroy ne connaissait pas Louis Jarraud puisque, selon ses dires, il avait voulu assister à son arrestation pour voir de quoi il avait l’air.

Pourquoi d’ailleurs ? Voulait-il, comme Durga, vérifier quelque chose ? L’avait-il aperçu, rôdant autour du manoir ?

Quant à Nicolas Lecerf, qui connaissait-il ? À quoi, à qui était-il lié ? De quoi avait-il été témoin pour se faire supprimer de la sorte ?

La télévision du matin diffusait un reportage sur les clubs d’aviation et les passionnés de pilotage. Durga, en pleine cogitation, glissait sur les images sans les voir. Le son au plus bas ne lui permettait pas de saisir les commentaires. Songeant soudain au postulat de Marc, la veille dans la forêt pendant la promenade, elle attrapa la télécommande pour augmenter le volume.

Il s’avérait qu’il fallait tout de même avoir les moyens pour acquérir une licence.Une licence qui permettait de piloter librement son propre avion en toute

indépendance et toutes circonstances.Et un certain nombre d’heures de vol.Durga monta dans son bureau et chercha sur Internet les clubs et terrains d’aviation

dans la Creuse, non loin de La Souterraine. Le plus proche se situait à Guéret Saint-Laurent. Sinon, Limoges.

Elle nota les numéros de téléphone et appela Guéret. Elle se dit recommandée par un ancien pilote ayant obtenu sa licence par le club. Monsieur Ferrant. Louis Ferrant. Le secrétaire du club ne voyait pas. Ne connaissait pas. Elle s’excusa, prétextant s’être peut-être trompée d’aéroclub. Puis elle appela Limoges. Et là, on connaissait.

Les gens ne savent pas que le monde nous parle sans arrêt. Non seulement les animaux, qui n’ont pas de mots, mais les pierres, les flammes, l’eau et les orages… les nuages.

Mais les gens n’écoutent pas. Ils n’entendent déjà pas les humains qui leur parlent. Ils ne perçoivent pas les trébuchements sur les mots. Ils ne voient pas le clignement des yeux, les regards qui se dérobent. Ils sont sourds et aveugles. Incapables d’échanges vrais. Barricadés dans leurs peurs, leurs angoisses et leurs ressassements mentaux. Comment pourraient-ils percevoir le monde, qui n’est que sensibilité. Vérité. Miroir.

Barbet et Jourdain, dans la petite pièce réservée aux interrogatoires, à Godincourt, venaient de prendre place devant Louis Jarraud, l’écrivain. Louis Ferrant, l’adopté. Louis Clavel, l’enfant abandonné. L’humain sans nom, conçu dans une pulsion d’amour issue du plus profond d’un acte de chair, interpelant toutes les ressources vives d’un être. Quel qu’il soit. Cependant que la barbarie des mâles, lancés les uns contre les autres dans une lutte ancestrale et sans merci, n’avait cure de ces "détails". Aléas de l’histoire.

Mais il est toujours un temps où il faut rendre des comptes.Le commun des mortels pense que rien n’a de sens. Que tout est absurde. Que les

voies du Seigneur sont impénétrables. Que le destin frappe au hasard. Que les hommes politiques -et ceux qui nous gouvernent- sont tous pourris. Mais cela ne relève que de l’obscurantisme.

Ce qui arrive au jour, que l’on nommait anciennement épiphanie, n’est que l’aboutissement d’un lent cheminement profond des choses et des êtres. Un ruminement de l’univers. Rien n’est gratuit. Rien n’est absurde. Tout est sensible.

Et tout le temps que les gens, que l’on nomme "braves gens" ont passé à se boucher les oreilles, à fermer les yeux, à se taire devant l’innommable, eh bien… c’est du temps où les

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forces stupides et obscures ont fait leur œuvre. Le temps où les pulsions des plus veules ont pris leur essor. Sans que rien ne les arrête. Et qu’il soit devenu plus facile de tolérer l’intolérable, plutôt que de s’y opposer.

Louis Jarraud, un être humain, était assis là sur une chaise.Quentin Barbet et Marc Jourdain, deux êtres humains également lui faisaient face.Rien dans l’humain ne peut nous être étranger.S’il est des monstres, c’est notre société humaine qui les a fabriqués. S’il est des

saints, ce ne sont en réalité que des hommes qui ont mieux tourné. Le reste n’est que rêves et chimères. Combien de temps croirons-nous encore aux contes de notre enfance ? Aux promesses des hommes politiques et aux paradis artificiels des gens d’églises -quelles qu’elles soient ? That is the question…

Louis Jarraud, par ce lundi matin neigeux de février, semblait gris comme la pluie de novembre. En réalité il était mort par un jour de juin 44. Assassiné dans l’œuf.

Louis Jarraud ne connaissait pas les saisons. Pourtant, il avait apprécié les abeilles. Il les avait approchées, soignées. Il s’était reconnu dans leur instinct grégaire. Butiner. Faire son miel. Vouées, dévouées qu’elles étaient à une reine. Quand sa mère adoptive lui avait révélé le secret de sa naissance, il avait été soulagé d’un grand poids. Celui de sa culpabilité.

La culpabilité qu’il accumulait face au manque d’amour et d’élan qu’il ressentait envers cette femme, ni plus ni moins mauvaise qu’une autre. Ni meilleure d’ailleurs. Juste existait-il entre eux un manque d’accointances. Il éprouvait en réalité une certaine aversion pour les femmes. Toutes les femmes. Ses sœurs, les jumelles. Les filles du bourg, qu’il n’avait bien heureusement pas dû supporter à l’école qui, à cette époque n’était pas mixte ; sauf dans les classes uniques des tout petits villages. Les femelles l’insupportaient en général. Sauf les abeilles.

La plupart des humains pensent qu’on peut mentir aux autres. En réalité, il n’en est rien. Simplement des gens acceptent qu’on leur raconte des bobards. Cela les arrange de ne pas trop se creuser la tête sur des problèmes qui les dérangent et les dépassent un peu. Alors ils font semblant de croire les mensonges. Les bonnes raisons. En réalité il n’en est rien.

Ils savent.On peut dire même qu’ils en rêvent la nuit.Pour se comprendre, les humains n’ont pas besoin de mots. Les mots sont apparus

pour brouiller les choses. Pour prendre distance avec elles. Pour se protéger de leur trop grande vérité. Avec les mots, les humains temporisent. Négocient. On ne négocie pas avec le silence.

On ne négocie pas avec le flux et le reflux des ondes qui nous traversent. Avec les effleurement qui nous interpellent. Avec les sentiments qui montent et nous bouleversent. Seulement avec les mots que l’on jette, tels des poignards ou des boucliers, c’est selon.

Et Louis Jarraud était assis là sur sa chaise. Muet dans sa forteresse vide.Et Jourdain l’assaillit.Molière n’avait préparé aucun angle d’attaque. Il ne connaissait pas le bonhomme et

ne voulait pas entamer sa perception première et intime par des préjugés.Si tu laisses venir à toi les influx de l’autre, tu peux t’en pénétrer et te mettre à son

diapason. Telle était la sentence des sages d’il y a cinq mille ans qui rédigeaient le Yi King.Tout télé-kinésiste dirait la même chose. Pour comprendre et influer sur les choses, il

faut se mettre en accord avec elles. Simplement, dirait-on, se mettre à leur portée. Sur la même longueur d’onde. Et tout se passe au niveau des ondes. Les ondes superposées de tous les possibles, cognant contre l’unique fente qui laissera passer la réalité du futur.

Cela peut paraître bien abscons, face à la triviale réalité d’un lundi de février, dans les locaux d’une gendarmerie à Godincourt. Dans le Vexin français.

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- Nom, prénom, date de naissance…Louis Jarraud opposa un silence glacial au préposé au clavier de l’ordinateur.Quentin Barbet intervint en sa faveur en disant qu’on le savait déjà.Jourdain proposa du café. Et une cigarette.Jarraud lui lança un regard torve et méfiant, mais fit un signe d’assentiment et prit la

cigarette. Quentin se leva pour aller jusqu’à la machine à café. Marc donna du feu.Il aborda le romancier d’un ton badin, lui affirmant que cette entrevue n’avait pour but

que de collecter des renseignements complémentaires dont la police avait besoin pour boucler définitivement l’enquête.

Le commissaire reprit sa place, après avoir déposé un café dans son gobelet de plastique devant Louis Jarraud.

Jourdain entreprit d’abord de rappeler les faits et gestes de la soirée londonienne du 4 février 2010. Barbet intervint pour parler du petit déjeuner de l’hôtel si british de Piccadilly, dont il gardait un excellent souvenir. Jourdain reprit la main pour interroger l’auteur sur le titre du roman traduit.

"Qui a tué Walter Knight ?" devenu prosaïquement "Who kills Walter Knight ?", voulut bien lâcher le romancier. Jourdain avoua qu’il ne l’avait pas lu, mais que par contre il avait apprécié "Meurtre dans les souterrains". Sans susciter chez Jarraud le moindre commentaire.

Le mentaliste se rendait compte que tout trait divergent ne pourrait en rien enrober le cœur de l’échange. Ni entamer le corps hostile de l’interlocuteur.

- Nous nous demandions pourquoi vous aviez sollicité les services de Nicolas Lecerf, lâcha-t-il brusquement.

Jarraud leva vers lui un regard lourd. Et ne répondit pas.- Nous avons retrouvé votre appel sur son téléphone mobile, dit froidement Barbet.Le romancier ne broncha pas.- Il se trouve que nous avons également localisé géographiquement cet appel reçu dans

le Domaine de Boivilliers. Devant la gentilhommière appartenant à un certain Antoine Portal, avança Jourdain, lancé comme l’étrave d’un brise glace.

- Nous pensons que vous avez attiré chez vous le tailleur de haie, asséna Barbet comme le couperet d’une guillotine. Quoi que la peine de mort ait été abolie en France.

Mais rien, dans l’attitude de Louis Jarraud n’indiqua qu’il en perdit tant soit peu la tête.

Jourdain changea de tactique.- Il est établi que vous étiez à Londres la nuit du 4 au 5 février, dit-il d’un ton posé.

Mais nous aimerions savoir les détails de votre emploi du temps en ce qui concerne le jeudi 11 février, c’est-à-dire jeudi dernier.

- Le procureur m’a relâché en fin de matinée à Pontoise, vous pouvez vérifier, lâcha Jarraud avec ironie Et j’ai pris le train pour Saint-Martin.

- Vous avez appelé un taxi en arrivant ? demanda Barbet.- Non ! Je suis rentré à pied. Il ne pleuvait plus.- Quelqu’un vous a vu, vous a parlé ? insista Barbet.- Je n’ai parlé qu’au buraliste lorsque j’ai acheté des cigarettes… mais n’importe qui a

pu me voir, ou me croiser sur la route… jeta-t-il avec irritation, en haussant les épaules.Le commissaire savait qu’on avait découvert le corps d’Arcadie Leroy dans son

parking vers 18 heures. Mais il n’avait pas encore le rapport du médecin légiste sur l’heure exacte de sa mort. Si Louis Jarraud venait d’être relâché par la police, il ne voyait pas comment il aurait pu être armé. Sauf si, s’étant procuré une arme chez lui, il s’était ensuite rendu à Paris en voiture. Ce qui était tout à fait possible. On était dans le flou artistique.

- D’où connaissiez-vous Nicolas Lecerf ? demanda soudain Jourdain, d’un ton neutre.

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Jusqu’à présent, le romancier s’était contenté de garder le silence devant les diverses affirmations des enquêteurs. Il ne pouvait cependant se soustraire aux questions directes.

- Je ne le connais pas, répondit-il laconiquement en passant les mains sur son visage, en signe de lassitude.

On ne peut pas lire un livre fermé. Jourdain l’avait déjà précisé à ses co-équipiers : s’il était mentaliste, il n’était pas extra-lucide.

Un gendarme lui fit signe derrière la vitre de la salle d’entretien. Molière reçut le message sans difficulté avec une sorte de soulagement.

Après un coup d’œil à Barbet, il sortit de la pièce.Le commissaire ramassa le paquet de cigarette sur la table et en offrit une à Jarraud. Il

remarqua que sa main tremblait. Il lui donna du feu. Les deux hommes restèrent un moment face à face, sans rien se dire. Le romancier tirait sur sa clope. Le "barbu" se disait qu’il aurait dû lui supprimer l’autorisation de fumer, mais au dernier interrogatoire, Jarraud était tombé dans un tel état d’anxiété qu’il s’était avéré impossible de poursuivre sans cette dérogation au règlement.

À présent, c’était Jourdain qui faisait signe à Barbet, derrière la vitre.Barbet quitta le local à son tour. Non sans avoir ramassé le briquet sur la table. Le

gendarme au clavier soupira et chercha dans sa poche son paquet de chewing-gum.

Le rapport du médecin légiste sur le corps calciné trouvé derrière le volant de l’utilitaire incendié découvert par Durga en contrebas de la petite route agricole du plateau d’Arthy qui ne menait nulle part était arrivé par fax.

Nicolas Lecerf, selon l’adresse de la carte grise de son véhicule, identifié grâce au numéro du châssis, habitait Courdimont. On avait relevé son ADN sur des objets de toilettes à son domicile. C’était bien son corps qui avait grillé derrière le volant. Précédemment occis d’une balle dans la tête. Son téléphone mobile avait fondu dans sa poche.

Cependant, au domicile de la victime on avait également trouvé des papiers au nom de Nicolas Hardouin. Si les recherches dans les fichiers de police n’avaient rien données pour Nicolas Lecerf il n’en avait pas été de même pour Nicolas Hardouin qui, selon son signalement et sa date de naissance, faisait partie de la DCRI. Sous le pseudonyme de Lecerf.

Il s’avérait que le même Lecerf avait également été un temps garde-chasse dans le Domaine de Boivilliers, engagé au manoir par un dénommé Marcel Cochard.

- Les comptes-rendus des différentes missions de Lecerf doivent se trouver dans les dossiers de Leroy que Dubois m’a communiqués, dit Jourdain après avoir fait lire au commissaire les différents éléments du rapport, je n’ai pas eu le temps de tout consulter.

- Il serait peut-être utile de le faire avant de poursuivre, répondit Barbet. Si nous ne trouvons pas d’angle d’attaque plus solide, Jarraud va continuer à nous balader.

- Eh bien, je file au bureau. Suspendez. Faites-le déjeuner dans les locaux. Gardez-le au chaud ! dit Jourdain en enfilant sa veste d’anorak. Et faites une provision de cigarettes !

La neige avait cessé de tomber. Les saleuses s’étaient activées et on roulait dans la gadoue. Apparemment la température était remontée au dessus de 0°. Marc, pour rejoindre la nationale en direction de Paris, devait passer par Dampierre. Il s’arrêta devant la maison de Durga.

Celle-ci venait juste de redescendre du bureau et attisait le feu, quand Gipsy signala l’approche d’un familier par les grands battements du fouet de sa queue.

Lorsqu’elle vit Marc dans l’encadrement de la porte, la maîtresse de maison en fut surprise et heureuse. Elle se préparait justement à lui envoyer un texto d’urgence pour lui communiquer sa découverte à propos de Louis Ferrant, dit Louis Jarraud.

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- L’interrogatoire a tourné court ? A-t-il encore sorti un alibi en béton ? interrogea-t-elle, d’un ton sarcastique.

Jourdain la mit au courant du rapport d’autopsie du corps de Nicolas Lecerf. Et des révélations du fichier de police. Du coup, Durga se laissa tomber sur la banquette. Marc se fit un café. Lorsqu’il revint près d’elle, elle lui fit part de son coup de téléphone à l’aéroclub de Limoges. Où Louis Ferrant avait passé sa licence de pilotage.

- Cherche les petits terrains d’aviation des environs et recense-les, dit le mentaliste.Il demanda à Durga de le tenir au courant, ajoutant qu’on ne lui communiquerait pas

d’informations par téléphone sur les propriétaires des zincs remisés dans les hangars.- En attendant, il faut que j’aille au bureau consulter le dossier Le Prince, conclut-il en

lui volant un baiser.

Suite aux recommandations de Leroy, Nicolas Lecerf avait été engagé comme garde-chasse par Marcel Cochard, sur les terres du Domaine de Boivilliers. Vis-à-vis de la DCRI, il avait pour mission de surveiller les va-et-vient des uns et des autres et particulièrement les agissements d’Alain Révillon. Après la disparition de celui-ci, quelques mois après le décès de l’antiquaire, il n’avait plus grand-chose à faire que son boulot de garde-chasse. De sa propre suggestion il s’était établi comme jardinier d’entretien. Ce poste lui donnait l’avantage, selon lui, d’avoir accès aux propriétés alentour, tout en gardant, à mi-temps, ses activités de garde-chasse et le contact avec ses collègues du Domaine, où il conservait toutes ses entrées.

Cependant, le commandant avait imprimé et annoté un rapport de Lecerf. Il y était question du fils Deladrière, Gilbert, le saisonnier, que le garde-chasse de la DCRI avait aperçu s’introduisant dans le château d’eau. L’y ayant suivi, il lui avait demandé ce qu’il cherchait. Celui-ci aurait rétorqué qu’il était né dans le Domaine et que, depuis sa plus tendre enfance, il avait l’habitude de venir là. Il aimait monter l’escalier serpentant le long de la grande citerne, pour se rendre "au sommet de la tour", contempler la vue magnifique qu’on avait de là-haut. Lecerf ajoutait dans son rapport que le saisonnier ne semblait nullement troublé ni dérangé et qu’il disait sans doute vrai. Il avait donc continué sa ronde.

Jourdain restait pensif. Il se remémorait la relation du premier interrogatoire de Louis Jarraud par Barbet, chez Durga. Alain Révillon avait lui-même vu Gilbert Deladrière s’introduire dans le château d’eau et l’avait rapporté à son oncle. Peu avant sa disparition. Était-ce le même jour ? Dans ce cas, Révillon aurait dû voir son collègue entrer au Puy- Regain à la suite du saisonnier.

Et Le Prince avait noté de sa main : bizarre. Au feutre rouge. Pourquoi ?Louis Jarraud, en fait, pouvait raconter ce qu’il voulait.Peut-être était-ce lui qui avait vu le saisonnier rentrer dans le château d’eau, suivi du

garde. Et pas Révillon. Lui, qui surveillait tout à la jumelle, y compris son neveu.D’ailleurs, si Lecerf était en service, Révillon avait peu de chance de l’être aussi, le

même jour au même moment. Si Lecerf surveillait Révillon de loin, il aurait été étonnant que Révillon, lui, surveille Lecerf…

Le rapport imprimé suivant, à quelques jours d’intervalle, mentionnait la rencontre du garde de la DCRI avec un randonneur suspect qui arpentait le Domaine. L’homme, selon lui, coiffé d’un passe-montagne était difficilement identifiable. Lecerf relatait avoir sorti son arme de service et tiré en l’air pour tenter de le stopper dans sa fuite. Sans succès.

Un trait rouge marquait également ce rapport.Ensuite, les rapports s’espaçaient pour devenir pratiquement inconsistants.Mais dans ce même dossier, figurait le tableau des jours et des heures de service des

gardes-chasse de Saint-Martin. Ainsi que ceux de Boivilliers.

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Arcadie Leroy ne laissait rien au hasard. Et certains jours du mois de novembre étaient marqués de rouge. Le jeudi de la Toussaint du 1er novembre 2007. Ainsi que le dimanche 4 novembre de la même année.

Ces jours correspondaient aux dates de ronde mentionnées dans les deux rapports de Lecerf annotés par le commandant Leroy. Et le 1er novembre 2007, c’est Alain Révillon qui était en service dans le Domaine, selon le tableau.

Il était prévu qu’il y soit également le 4 novembre."Révillon a pris un soudain congé pour se rendre dans sa famille et c’est Lecerf qui l’a

remplacé. Il n’a pas reparu et Pierre de Vendeuil a dû engager un nouveau garde-chasse.Petite absence de Lecerf pour cause de maladie dans le courant du même mois." (Coché au crayon rouge).Ces dernières précisions étaient écrites de la main de Leroy, sur une feuille de papier

libre.Jourdain s’efforçait de suivre les cogitations d’Arcadie.Les deux gardes avaient pu convenir d’échanger leurs jours de service le 1er

novembre. Leroy lui avait peut-être posé la question par téléphone. Il doutait qu’il se soit découvert pour un si petit détail.

Il semblait à Jourdain que c’était fin novembre 2007 que la police avait retrouvé la voiture d’Alain Révillon accidentée dans la Creuse. Selon ce que lui avait dit Quentin Barbet, lors de leur première rencontre à Paris. Celui-ci lui avait alors confié un double de la photo du garde-chasse disparu, conservée par la préfecture de Cergy-Pontoise, lors de la délivrance de son permis de conduire. Photo sur laquelle Durga l’avait reconnu.

L’aisance avec laquelle sa compagne conjecturait, lui faisait certes défaut. Cependant, dans le calme de ce bureau de la DCRI, à Levallois, à l’abri de la porte capitonnée, il reconstituait pièce à pièce le puzzle auquel avait été confronté Le Prince.

Néanmoins, il lui manquait des données fondamentales : la fiche "maison" de Nicolas Hardouin, alias Nicolas Lecerf. Et Molière se rendit dans les sous-sols, où la DCRI conservait tous les fichiers de ses membres en service ou l’ayant été. Après une rapide lecture, il en photocopia tous les éléments.

Il était temps pour lui de retourner à Godincourt.

Molière prit le temps de commander un sandwich à la brasserie jouxtant les grands bâtiments du "bureau", avant de rejoindre son véhicule. Il en profita pour texter au "barbu" un J’arrive avec du nouveau.

Puis il reprit la route avec son en-cas qu’il dévora dans la voiture.Durga lui avait envoyé un mail -que Marc consulta de son I Phone- avec une petite

liste d’aérodromes. Elle avait souligné celui de Bruyères-sur-Oise, non loin de l’Isle-Adam. Le plus proche dans le périmètre.

Marc consulta brièvement Google Maps avant de s’engager sur l’autoroute A15.Il décida de faire un crochet pour se rendre à Bruyères. Il espérait que sa carte tricolore

d’accès au stand de tir, doublé de son aplomb et de sa bonne mine, lui suffiraient pour obtenir les renseignements qu’il désirait.

Le ciel s’était un peu dégagé et un pâle soleil d’hiver essayait d’infiltrer ses rayons au travers des nuages.

On atteignait le petit terrain d’aviation, perdu en pleine campagne, après une impressionnante série de ronds-points. Marc se dirigea résolument vers le seul bâtiment d’un étage lui semblant pouvoir contenir des bureaux, en espérant tomber sur la bonne heure d’ouverture. Il fut accueilli par un homme d’un certain âge, qui justement sortait son

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trousseau de clés pour ouvrir la porte d’un local muni d’une plaque un peu ternie, mentionnant "Administration" en lettres minuscules.

Molière arbora son sourire charmeur en même temps que sa carte tricolore.- J’ai un tout petit renseignement à vous demander pour les besoins d’une enquête

menée actuellement par la gendarmerie de Godincourt, commença-t-il.- Monsieur… ?- Jourdain ! Commandant Jourdain !L’homme ne sembla ni méfiant ni sceptique. Aussi le mentaliste enchaîna-t-il sur les

avions parqués dans les différents hangars. Il recherchait simplement un appareil appartenant à un dénommé Louis Ferrant.

- Ah ! le petit Cessna ! répondit l’autre aussitôt. Un joli petit zinc ! Le bijou de monsieur Louis !

- C’est cela !.... comment appelez-vous ça ? Seizenat ?- Un Cessna Corvallis TTX, je vais vous l’écrire ! dit l’homme en notant sur un

post-it™.- Et, il est garé ici ? demanda Jourdain.- Habituellement, oui. Mais monsieur Louis part souvent en repérage pour ses livres,

vous savez, c’est un romancier ! Louis Jarraud ! Vous l’aurez peut-être lu !Jourdain hocha la tête en signe de dénégation :- Et là, il est en voyage… alors ?- Oui, je crois qu’il devait se rendre en Angleterre. Il avait prévenu Begin Hill, il y a

une quinzaine.- Begin Hill… près de Londres ! affirma Jourdain.- Oh à 40 Km à peine ! C’est l’un des plus petits terrains d’aviation de la région, mais

très prisé des connaisseurs qui veulent se rendre rapidement à Londres !- Eh bien, je vous remercie de votre coopération monsieur ... ?- Monsieur Picard !- Merci ! Merci beaucoup monsieur Picard ! Bonne journée à vous !Et Jourdain reprit sa voiture pour se diriger vers la gendarmerie de Godincourt."Louis Jarraud ! à l’assaut !" chantonnait Molière derrière son volant.Profitant de l’unique feu rouge du parcours des ronds-points, Marc envoya un bref

texto à Durga : En plein dans le 1000. Bises.

L’équipe mandatée par Jourdain fouillait méticuleusement le pavillon de Louis Jarraud. Tout le monde se plaignait de l’odeur insupportable de tabac froid, qui imprégnait toutes les pièces. Une petite chimiste à queue de cheval inspectait et répertoriait les divers produits retrouvés dans les tiroirs du bureau du romancier. De nouvelles substances, à peine arrivées sur le marché, que l’écrivain avait dû se procurer facilement au Pays Bas ou en Belgique.

Un coffre imposant trônait dans un coin de la pièce. L’auteur devait y ranger ses manuscrits. Certainement des papiers personnels. Sans doute de l’argent. Peut-être des armes.

Le responsable de l’opération appela Jourdain pour savoir si on devait le forcer.Celui-ci répondit que c’était inutile. Que l’on allait bientôt lui en fournir les clés.

À la gendarmerie de Godincourt, le temps était au calme.Barbet s’était lui-même déplacé pour faire provision de cigarettes. Respirant l’air

humide à pleins poumons afin d’évacuer les remugles de tabac. Les fumeurs, tout à leur addiction, ne s’imaginent pas combien il est pénible pour un non-pratiquant de respirer cette odeur nauséabonde, surtout le matin. Le commissaire avait l’impression de fournir sa dose à un camé, tant Louis Jarraud était dépendant. Il soupçonnait d’ailleurs le romancier de masquer

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son assujettissement à des produits beaucoup plus hard par le relais de la cigarette. Il n’y avait pas vraiment prêté attention, lors de la première audition, tant Jarraud était dans la narration de son périple. Et lui sous la fascination exercée par le récit.

À son retour, un nouveau fax en provenance de la gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice, cette fois, venait d’être expulsé par la machine, à son intention. Il précisait, après enquête, les lieux et dates des différentes embauches de Gilbert Deladrière, pendant l’automne 2007. Ainsi que tous ses jours de congés.

Puis on avait fait livrer des pizzas. Leur homme n’avait pas posé la moindre question. Il avait bu et mangé. Fumé. Il paraissait déconnecté du temps présent. Le gendarme au clavier ne l’avait pas quitté des yeux. Mais on ne savait si le romancier n’avait pas profité d’un passage aux toilettes pour avaler un produit quelconque, tant son indifférence semblait peu "humaine". Barbet se rappelait la saillie de Jourdain : "pourvu qu’il ne joue pas au mort"…

Aussi, quand celui-ci passa le seuil de la porte, il en éprouva un certain soulagement. Comme s’il avait dû garder à vue une bête qui pouvait s’avérer, d’un moment à l’autre, terriblement dangereuse.

Le mentaliste fit part au commissaire, qui était devenu son ami et avec qui il collaborait en toute loyauté, des conclusions qu’il avait tirées de l’examen des notes de Leroy sur le dossier Lecerf. Et il lui mit sous les yeux la fiche "maison" de Nicolas Hardouin.

Barbet analysa les informations à l’aune de son propre discernement. Pour corroborer leurs déductions, il passa à Jourdain le fax de Bourg-Saint-Maurice.

Puis celui-ci l’informa de la nouvelle découverte de Durga au sujet de Jarraud. Et "le barbu" ne put s’empêcher de lâcher un : "ah ! celle-là ! elle est précieuse ! ", auquel Marc ne put qu’acquiescer avant de lui relater la conversation qu’il venait d’avoir avec un responsable de l’aérodrome de Bruyère.

Quentin Barbet le dévisagea un moment. Puis il se gratta nerveusement la tête. Cette histoire devenait abracadabrantesque.

Rien, rien, depuis le début de toute cette affaire ne correspondait aux normes de ce qu’il avait connu jusque là dans sa carrière. Les trafiquants de came étaient amateurs d’art. Les gens de la DCRI utilisaient des chats voyageurs. Tout un peuple de gens du pays hantait des souterrains et des boyaux d’un autre âge. Sans parler des glaces sans tain, des murs qui coulissent quand ce n’était pas les voitures qui les défonçaient. Et les yeux verts de Camille.

- Bon ! dit finalement le commissaire. Eh bien on y va !Et les deux hommes réintégrèrent la petite salle où Louis Jarraud fumait sans

discontinuer.Jourdain ouvrit une fenêtre pour aérer. Le gendarme préposé au clavier réveilla son

ordinateur d’un coup de pouce.

- Monsieur Jarraud, commença Quentin Barbet, lors de nos premières conversations dans cette même gendarmerie, le mercredi 10 février 2010, vous avez déclaré que peu avant sa disparition, votre neveu, Alain Révillon avait vu Gilbert Deladrière se glisser à l’intérieur du château d’eau du Puy-Regain, dans le Domaine de Boivilliers.

Le romancier leva les yeux vers lui et hocha la tête.- Il se trouve que Gilbert Deladrière est bien venu passer quelques jours chez ses

parents, au manoir, à cette époque, continua le commissaire. Mais nous sommes tentés de croire que c’est votre neveu, de service ce jeudi de la Toussaint, que vous avez vous-même vu rentrer dans l’édifice, suivi par son collègue Nicolas Lecerf, alors garde-chasse dans le Domaine. Quand celui-ci en est ressorti, il vous a aperçu à l’orée du bois, avec vos jumelles. Et vous avez pris la fuite.

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Louis Jarraud esquissa un sourire et haussa les épaules.- Ensuite, personne n’a plus revu vivant Alain Révillon, jusqu’à ce que l’on découvre

son corps, deux ans plus tard, à l’extrémité effondrée d’un boyau de la muche, communiquant avec le fameux château d’eau. L’autopsie a révélé qu’il était mort d’une balle, logée dans la région du cœur.

Quentin fit une pause. Marc dévisageait l’écrivain. Mais son masque était de pierre. Il fermait les yeux. Il avait même cessé de fumer.

Le gendarme au clavier en profita pour sortir un nouveau chewing-gum.- Nous ne faisons que récapituler ce que vous savez depuis longtemps, monsieur

Jarraud, reprit le mentaliste. Vous soupçonniez Nicolas Lecerf d’avoir abattu votre neveu. Et vous en avez eu la certitude lorsque l’on a retrouvé son corps dans la ravine.

- C’est ce mobile de vengeance qui vous a poussé à supprimer l’ancien garde-chasse, que vous aviez reconnu depuis longtemps au volant de sa nouvelle voiture de fonction, ajouta Barbet. Mais ceci n’est qu’un épisode. Si nous parlions du Cessna Corvallis qui attend à Begin Hill que vous alliez le récupérer, monsieur Ferrant ?

Les épaules du romancier se soulevèrent. Il se mit à trembler. Puis à sangloter. Il était au bout du rouleau. Au bout du voyage. La descente était amère et vertigineuse.

Le gendarme au clavier était resté les doigts en l’air.Barbet et Jourdain attendaient que se tasse l’émotion. Ce dernier remplit un gobelet

d’eau, qu’il poussa sur la table vers l’homme effondré. Puis il lui sortit une cigarette.Louis Jarraud but le verre d’un trait. Barbet lui tendit un kleenex. Jourdain lui donna

du feu.Le gendarme tapota de nouveau son clavier.

- Nicolas Lecerf était votre dealer… reprit le commissaire.- Nous possédons une fiche de police indiquant que ce jeune-homme avait déjà été

arrêté pour trafic dans la région, ajouta Jourdain.- Il se procurait des substances nouvelles aux Pays Bas et en Belgique, déclara Barbet.

Des substances auxquelles vous êtes accro depuis longtemps déjà, monsieur Jarraud.- J’ai besoin de ces états pour écrire ! protesta soudain l’homme.- Votre neveu consommait-il également de la drogue ? Interrogea le mentaliste sans

aménité.- Non ! non ! Alain n’avait pas besoin de ces saletés… répondit le romancier.- Nicolas Lecerf savait que vous étiez écrivain, n’est-ce pas ? demanda Barbet.- Oui… il lisait même mes romans…Molière et le "barbus" échangèrent un bref coup d’œil. Ils firent une petite pause pour

laisser le dactylographe terminer sa relation de l’échange.- Monsieur Jarraud, je suis en possession d’une commission rogatoire me permettant

de perquisitionner votre domicile, annonça Molière. Mon équipe est déjà sur place. Nous désirerions vérifier le contenu du coffre-fort de votre bureau. Voulez-vous m’en donner les clés et la combinaison ? Sinon, je serai dans l’obligation de le faire forcer… avec les dommages que cela peut entraîner…

Le romancier fouilla ses poches et en extirpa un trousseau. Il en fit coulisser, sans un mot, le sésame demandé. Barbet avait déjà sorti de sa veste un stylo et un carnet de notes.

Le mentaliste s’absenta de la pièce pour téléphoner à son équipe : il envoyait un gendarme à Dampierre avec la clé et la combinaison du coffre.

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Chapitre XIX

Durga s’était finalement décidée à sortir.Elle devait quelque peu renouveler ses diverses provisions, bien entamées par le

nombre de personnes ayant investi sa maison ce week-end.Abadé dans le jardin, le duo animal prendrait un peu l’air durant son absence.La montée dallée, dégagée de sa neige, lui permit de grimper allègrement la pente

jusqu’à la route. La chaussée, néanmoins, était gadouilleuse à souhait.La chanteuse se dirigea vers Saint-Martin, son supermarché, sa Poste, son PMU.Elle gara sa voiture sur la Grand-Place, devant le monument aux morts. Elle allait

mettre un jeton pour libérer un des caddies parqués sur le trottoir quand elle aperçut un homme faisant les cent pas devant le "Castel 12", de l’autre côté du parking. Il consultait fréquemment sa montre, laissant à penser qu’il attendait quelqu’un.

Durga suspendit son geste et remisa son jeton dans sa poche. Elle traversa l’esplanade et s’engagea dans la rue de la Commanderie.

Du temps de la Belle Auberge, la chanteuse était venue quelquefois déjeuner ou dîner dans cet excellent restaurant. À l’époque où elle vivait encore avec Freddy, lors de sorties entre amis et même avec Arcadie Leroy et sa femme. L’homme qui s’impatientait sur le trottoir ne lui était pas inconnu. Le caviste ? Non… le sommelier, avait précisé Marc. Quel était son nom déjà ? Anthelme… Léonce Anthelme, oui. Le propriétaire en titre du "Castel 12", qui n’avait donc pas été liquidé par le "nettoyeur" songea-t-elle en esquissant un sourire…

…Sourire qu’elle élargit en croisant le bonhomme.- Tiens ! monsieur Anthelme ! On ne vous voit plus souvent pas ici, lança-t-elle

hardiment.L’homme grand et sec, tout vêtu de noir, avait plus l’allure d’un croquemort que d’un

sommelier, nota la chanteuse, pour elle-même.- Vous ne me reconnaissez peut-être pas, mais j’étais cliente à la Belle Auberge !

J’habite Dampierre depuis plus de trente ans !- Oh, excusez-moi… bonjour madame !- Madame Demour, précisa Durga qui s’apprêtait à faire sa ma ’me Montbazon.- Dites-moi, il s’en passait de belles dans les sous-sols de votre "Castel 12" ! Je n’y

étais venue qu’une fois, prendre un verre avec un ami. Ils avaient bien décoré la salle et fait pas mal de transformations, mais la musique était bruyante !

- Oui, sans doute, c’est un night-club ! répondit l’homme avec ironie.Durga le considéra, la moue dubitative.

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- Mais avant, les toilettes étaient à la place du bar, on ne descendait pas dans la crypte, fit-elle remarquer.

- Pour que les clients risquent de dégringoler dans l’escalier ! ah ça non ! la crypte était fermée au public ! s’exclama le sommelier.

- Certes, mais au moins j’ai pu admirer la fresque ancienne, derrière la grille avec tous ces écussons, ces blasons, ces armoiries ! répondit Durga qui ne savait trop comment les nommer. Et, d’après les journaux, il parait qu’il y a même un passage secret ! Vous le connaissiez, vous… bien évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire complice et enjôleur.

- C’est un mécanisme datant de l’époque des Templiers, répondit l’homme d’un ton las.

Il avait, à ce sujet, dû être déjà longuement interrogé par la police, supputa Durga.- Moi, j’avais pris des photos en allant aux toilettes, avoua-t-elle avec un petit air de

gamine fautive. Et j’ai cherché à me documenter sur Internet. Vous savez, je prépare un livre sur les souterrains et les muches qui traversent le Domaine de Boivilliers, alors forcément, tout cela m’intéresse !

Et le "loup blanc" partit dans son histoire de châteaux, de manoir, de maladrerie, de calvaires, pour démontrer à son interlocuteur qu’elle en savait déjà un bout sur la question des secrets et des passages.

Léonce Anthelme commençait à fatiguer. Il se demandait qui le délivrerait de cette peste de commère. La gendarmerie lui avait téléphoné sous prétexte d’une vérification dans les locaux du "Castel 12" dont il détenait toujours les clés, en temps que propriétaire légal du night-club. Il avait déjà dû répondre de sa responsabilité et avouer le prête-nom, ainsi que la somme d’argent qui lui avait été allouée pour son service d’homme de paille.

Bienheureusement, il avait tout bonnement déposé l’argent liquide sur son compte en banque, prétendant un gain au jeu. Les dates correspondaient à celles de la reprise du fond. On ne l’avait inculpé pour l’instant que de fausses déclarations administratives. Le sommelier n’ayant jamais disposé du capital nécessaire pour acquérir lui-même l’affaire. Il pouvait être inculpé, néanmoins, de complicité de blanchiment d’argent. Il s’était avéré cependant qu’il n’avait rien à voir avec le trafic qui s’était installé dans les caves de son l’établissement. D’autre part sa petite retraite et son modeste train de vie témoignaient en sa faveur. Il ne savait même pas qui était Antoine Portal, avait-il déclaré aux enquêteurs, à part sa relation avec la grande marque de chaussures "Snake". Dominique Martoni, d’ailleurs, ne l’avait pas enfoncé. Il avait même affirmé être le seul gérant réel du "Castel 12".

Mais les gendarmes se faisaient attendre et jamais homme n’avait tant désiré leur venue.

- Je crois que j’ai découvert le secret de l’énigme ! lui annonçait Durga, il faut manipuler deux pictogrammes en même temps, pour obtenir l’ouverture du mur !

Anthelme était au comble de l’exaspération.- Oui, continuait la chanteuse triomphalement : toucher en même temps le symbole de

la tour et celui du lion s’exclama-t-elle avec excitation ! J’aimerais tant vérifier si j’ai vu juste !

Léonce Anthelme craqua. Il sortit les clés de sa poche et fit tourner le pêne de la lourde serrure de la porte cloutée. À tâtons, il trouva le levier du disjoncteur du compteur électrique et l’abaissa d’un geste brusque.

La lumière fusa à l’intérieur des torches électriques de l’entrée, ainsi que dans la grande salle.

- Venez ! dit-il.Durga suivit le sommelier qui marchait à grandes enjambées. Elle se demandait s’il

n’allait pas finir par la pousser dans l’escalier… pour qu’elle s’y abîme la tête la première.

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Mais l’homme la précéda dans la descente périlleuse des marches. Il n’avait, apparemment pas envie d’ajouter un homicide à la prise illégale de bénéfices.

Il choisit dans son trousseau, la clé qui ouvrait la lourde grille.La serrure qu’avait crochetée Marc Jourdain.Durga jeta un coup d’œil furtif vers l’issue de secours, pour en mesurer la distance…

Les choses étaient restées telles quelles depuis l’intervention de Barbet et de ses hommes. Un casier à bouteilles, coincé dans l’interstice, empêchait toujours le pan de mur de se refermer tout à fait. Anthelme donna un grand coup de pied dans la caisse pour la dégager et repoussa vigoureusement le mur, qui se referma dans un "clic" étouffé.

L’homme invitait à présent la commère à s’avancer vers la fresque. Et, tel un prestidigitateur, il enfonça simultanément la porte de la tour et la gueule du lion. Là où un losange rouge dessinait sa langue. Un claquement sec signala le désengagement du mécanisme et le mur de pierre se détacha imperceptiblement de son pilier.

Durga n’osait s’avancer. S’il allait l’enfermer de l’autre côté…- Eh bien ! Vous n’êtes pas arrivée jusque là pour ne pas constater par vous-même

l’existence des trois entrées de souterrains ! s’exclama le sommelier au bord de l’explosion. Admirez l’ingéniosité des hommes de ce temps-là ! Prenez des photos ! Écrivez un livre ! Pour que plus jamais ce dispositif ne soit secret. Et qu’on en finisse avec toutes ces légendes, ces mystères, ces trésors !

- Ces morts... ajouta Durga, d’un air contrit.Léonce Anthelme parut se calmer d’un coup. Le "loup blanc" avait sorti son téléphone,

réglé en mode photo et tâchait, tout en le tirant d’une seule main, d’entrouvrir doucement le mur de pierre de la pointe de sa chaussure, sans s’engager dans l’entrebâillement.

- De quels morts parlez-vous ? demanda l’homme ?- Des dix-sept de Boivilliers en 1944… répondit la femme, lui faisant face et plantant

son regard vert dans les yeux noirs du sommelier… auxquels on peut ajouter les cinq de ces dernières semaines !

- Anthelme ! clama, à ce moment, une voix venue du haut des marches, Anthelme, vous êtes là ?

- Je suis là, répondit l’interpelé, au gendarme qui s’engageait précautionneusement dans le raide escalier, j’arrive ! ne vous donnez pas la peine de descendre ! n’allez pas vous rompre le cou !

La chanteuse, rassurée par l’arrivée du policier, franchit le seuil du mur, à présent tout à fait ouvert, et s’avança un peu plus sur l’esplanade. Elle put ainsi contempler l’objet de ses fantasmes. Voir enfin de ses yeux ce que lui avaient décrit Marc et Quentin :

L’entrée voutée des trois souterrains. Celui du manoir, se prolongeant jusqu’au château de Boivilliers, celui de la maladrerie détruite et celui de feu le château de Dampierre.

Elle eut une pensée émue pour le vieux Gaspard Petit qui venait y lutiner sa servante.Elle songeait également aux siècles d’histoire que ces lieux avaient vu défiler.Aux intrigues. Aux drames. Aux secrets.Et aux vingt-deux morts de notre époque dite moderne. Comme autant d’arcanes des

cartes de Tarot.Enclenchant son flash, Durga prit plusieurs clichés puis se recula et le sommelier

repoussa le panneau d’un coup sec. Le mur reprit sa place de mur, muet et immobile, au fond de la crypte.

Léonce Anthelme s’apprêtait à refermer la grille, cependant que le gendarme, suivi de son inévitable collègue, s’étant aventuré dans l’escalier malgré les mises en garde du sommelier, arrivait au bas des marches.

- Je montrais la fresque à madame Demour, expliqua celui-ci aux deux policiers.

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- Ah ! mais je connais madame ! s’exclama l’un d’eux ! Il y a des voitures qui défoncent son mur le dimanche à cinq heures du matin !

- Je vois qu’elle est connue comme le loup blanc lança Anthelme, sarcastique.- Tout juste… répondit l’intéressée.- Et c’est aussi de mur dont nous venons vous entretenir, Léonce, reprit le gendarme, il

faut nous en montrer le mécanisme, sur la requête du commissaire Barbet !

Pendant ce temps, à la gendarmerie de Godincourt…Barbet et Jourdain, d’un commun accord, avait décrété une pause.Le gendarme au clavier, d’ailleurs, demandait grâce.Il sortit un moment respirer l’air pur en bénissant la fraîcheur de février. Il en aurait

même accepté la neige et les bourrasques, la pluie, le vent, le gel, tout plutôt que ces nuages gris sortant des narines de cet homme inquiétant et glauque, qui tel un dragon fumant répandait le feu et le sang.

La relation du meurtre du jardinier par le commissaire Barbet, lui avait vrillé les sens.Avec obstination, néanmoins, le romancier niait. Il niait également l’assassinat des

gardiens du manoir. Il prétendait avoir posé son Cessna à Begin Hill afin d’effectuer plus aisément du repérage dans les îles britanniques pour les besoins de son prochain roman. Il ne pouvait, avec son petit zinc, traverser la Manche sans risque que par temps clair. Or, comme chacun l’avait sans doute remarqué, la journée du jeudi de ce 4 février avait été très pluvieuse. Ainsi que la soirée. En France, comme en Angleterre.

Jarraud, selon ses dires, devait retourner en Grande Bretagne dès les premiers beaux jours, mais par l’Eurostar. Moyen de transport beaucoup moins onéreux et plus confortable que le petit Cessna.

Il avait tout à fait admis être passionné d’aviation et de pilotage depuis sa jeunesse. Mais n’avait alors pas les moyens de comptabiliser les heures de vol nécessaires à l’obtention des différentes licences qu’il désirait passer. Jusqu’à l’accident de Charm-El-Check. Et les primes de l’assurance. Puis ensuite le bénéfice de la vente de la maison de ses parents adoptifs. Quant à l’héritage d’Alain Révillon, sa seule famille, il était en suspens depuis sa disparition. Jusqu’à ce qu’on ait enfin retrouvé son corps, attestant qu’il soit réellement décédé.

Le gendarme, s’était d’ailleurs fait la réflexion que cela le disculpait partiellement de l’éventuel meurtre de son neveu. Détail qui n’avait pas dû échapper au commissaire ni au mentaliste.

Quant à Arcadie Poliakoff, Luis Jarraud prétendait n’en avoir jamais entendu parler. Pas plus, d’ailleurs que d’Arcadie Leroy.

Il admettait avoir épié les allées et venues des gens du manoir, mais s’il avait bien repéré un homme d’un certain âge, paraissant avoir ses entrées dans le Domaine et y faire irruption, toujours à la nuit tombée, il n’avait jamais, outre l’obscurité, pu l’identifier.

Il avouait, cependant, l’avoir observé décharger des utilitaires et s’introduire dans le cabinet de jardin avec des caisses ou des paquets.

Il confessait y être allé voir par lui-même, une nuit.Il avait découvert la porte blindée, au-delà des quelques marches.Et, bien évidemment, il avait songé au trousseau de clés que son neveu avait dérobé au

cadavre de Marcel Cochard et qu’il lui avait précédemment confié. Seulement, l’objet n’était plus en sa possession. Alain avait repris les clés, quelques temps avant sa disparition. Il prétendait savoir à présent ce qu’elles ouvraient.

Il y avait de fortes chances que ces circonstances fussent à l’origine de sa fin funeste.Le gendarme avait tapé les mots de Louis Jarraud. Il les avaient encore dans l’oreille et

au bout des doigts. Et c’est dans son langage qu’il se remémorait ses déclarations. On sentait

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l’écrivain. Lui, le gendarme, il aurait préféré que le romancier avoue tout, tout de suite et qu’on en finisse. Mais malheureusement, ça n’en prenait pas le chemin. On allait encore jouer les prolongations.

Et il s’était résigné à rentrer dans le bâtiment, où le commissaire Barbet, d’ailleurs, commençait à s’impatienter de son absence.

Durga avait chaleureusement remercié Léonce Anthelme pour sa visite guidée. Tout en glissant dans la main du sommelier sa carte de visite personnelle avant de prendre congé. Souhaitant, avait-elle dit, que l’on puisse converser à nouveau…

Puis elle avait salué les gendarmes et était retournée à ses courses.Le "loup blanc" réfléchissait en poussant son caddie. De la salade. Des tomates pelées.

Et Arcadie Leroy qui connaissait bien Léonce Anthelme. Des olives noires. Au point que celui-ci n’avait fait aucune difficulté pour lui avouer n’être qu’un homme de paille. Des spaghettis. Des coquillettes. Dans le rachat de la Belle Auberge. Du gruyère râpé. De la crème fraîche. Oui, mais à 15 %. Ancien truand ami de Dominique Martoni ? Du fromage de chèvre. Un camembert. Ou ancien de la DCRI qui aurait déjà prêté ses services ? Un pack d’eau minérale. Du jus de fruit. Peut-être pourrait-elle demander à Marc Jourdain. "Le code barre du pack dans le caddie, madame !" Qu’il consulte les fiches de la DCRI, où elle savait toujours figurer en bonne place. "Par carte bleue ?" où chacun avait son nom de code. "Vous n’avez pas validé, madame !" Oui, valider. Valider ses élucubrations.

Mais Durga pensait que Léonce Anthelme avait joué un rôle dans cette histoire.

La neige semblait vouloir fondre. Quelques amoncellements subsistaient cependant sur le parking de la Grand-Place de Saint-Martin, que Durga avait dû contourner pour ranger ses courses dans le coffre de sa voiture. Elle dirigeait à présent le caddie vers la file de chariots encastrés les uns dans les autres, sur le trottoir.

- Votre histoire de bouquin, c’est du flan ! dit une voix derrière elle.L’homme en noir restait planté sur le bitume et la défiait de toute sa stature.- Bien sûr ! répondit Durga sans façons.- C’est vous la chanteuse ! Je me souviens, à présent, vous avoir vue avec Arcadie

Leroy à la Belle Auberge !- C’était un ami… répondit Durga en détournant la tête.- Il était à Boivilliers, lundi dernier, pour l’enterrement des gardiens, dit le sommelier.- Il y avait beaucoup de monde, à cet enterrement, j’y étais aussi…- Et… l’enterrement d’Arcadie Poliakoff est prévu pour quand ? demanda abruptement

Léonce Anthelme.Ils se dévisagèrent un moment.- Je ne sais pas… lâcha finalement "le loup blanc".- C’est votre décompte des morts qui m’a fait comprendre qu’il y avait un truc qui ne

collait pas dans votre histoire, ajouta l’homme en noir.- Si nous allions en discuter au PMU, proposa Durga, il ne fait pas bien chaud sur cette

place ventée… et nous serions plus tranquilles.- C’est sûr ! acquiesça le sommelier.

Le couple improbable Durga Demour et Léonce Anthelme choisit une table dans l’arrière-salle, occupée par quelques turfistes assidus, venus potasser leur journal, relativement au calme.

La chanteuse commanda un thé. L’homme en noir un Perrier rondelle.

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Le brouhaha de la brasserie, mêlé à la rumeur de la télévision où alternaient les commentaires enflammés sur les gros plans de chevaux en plein effort avec les pronostics et les cotes des journalistes couvraient aisément leur conversation à voix feutrées.

Léonce et Durga avaient résolument abordé l’épineux problème des différents cadavres apparus ça et là durant ces quinze derniers jours.

Il en ressortait que le sommelier avait reçu la visite d’Alain Révillon, avant sa disparition. Celui-ci avait dû apprendre en questionnant le personnel du "Castel 12", ou des gens de Saint-Martin, qu’il en était le propriétaire. Selon les dires du jeune homme, n’arrivant jamais à le rencontrer, il avait cherché son adresse dans le bottin du téléphone. Et il avait sonné à la porte de sa maison de Lanneville, un petit bourg au-delà de Saint-Martin.

Révillon avait évoqué les martyrs de Boivilliers, prétendant vouloir écrire leur histoire. Mais il cherchait surtout des renseignements sur les souterrains. Il espérait que le sommelier lui révèle le mécanisme du passage secret, dont il avait entendu parler. Il lui avait même proposé une petite somme d’argent. Anthelme l’avait fermement éconduit.

Lorsque celui-ci avait eu vent de sa disparition, il n’en avait pas été surpris. Un garçon trop curieux dans le voisinage de Dominique Martoni ne pouvait que mal finir. Cependant, avant l’enquête de la police à son sujet, il ignorait qu’il fut garde-chasse dans le Domaine.

Et il avait appris, il y a quinze jours, par un entrefilet dans le journal, qu’on y avait retrouvé son corps.

Durga écoutait l’homme en noir. Acquiesçant, hochant la tête. Elle ne savait toujours pas de quel bord le situer. Elle avait l’impression qu’il naviguait en louvoyant quelque peu. In the wild world… en quelque cloudy water.

Puis Anthelme aborda le meurtre des gardiens.Il trouvait cela grotesque que la police n’ait pas fait le rapprochement avec le roman

de Louis Jarraud, "Meurtre dans les souterrains". Depuis qu’il était à la retraite, c’est une littérature dont il était friand. Il avait lu tous les bouquins du romancier. Cependant il trouvait cela bizarre que le nombre de coups de couteaux corresponde également à celui des fusillés de 44. Une drôle de coïncidence. Le sommelier demeurait persuadé que le meurtrier s’était calqué sur le roman pour maquiller son crime, qui devait avoir un tout autre mobile.

Et puis un ou deux coups de couteau bien placés suffisent à occire un vieux, ajouta-t-il en connaisseur.

Durga sombrait dans la perplexité.- Vous les connaissiez ? demanda-t-elle ?- Pour sûr que je les connaissais ! Ma mère avait eu Paul Deladrière dans sa classe,

pendant la guerre ! dit l’homme en noir.Durga dut maîtriser sa stupéfaction. Elle toussa et but une gorgée de pipi de chat

anglais, en s’efforçant de ne pas avaler de travers.- Ah… elle a dû enseigner tous les enfants du canton, alors, dit-elle d’un ton neutre.- C’est sûr ! … répondit distraitement Anthelme, visiblement ailleurs, parti dans ses

souvenirs.Le "loup blanc" décida d’attaquer.Elle parla de sa rencontre ce dimanche, alors qu’elle promenait son chien dans la forêt

du Puys-Regain, avec le couple Bourgoin. Elle affirma sans vergogne à l’homme en noir, avoir déjà longuement conversé avec les parents du driver, lors du repas de funérailles au château. Puis elle relata les révélations d’Henri Bourgoin, qui n’avait que six ans à l’époque du drame, à propos de la saillie du petit Paul dans la cour de l’école en 1944, après que dix hommes de Boivilliers eurent été pris en otage. Et ce qui s’ensuivit.

Les yeux noirs de l’homme la fixèrent sans aménité.

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- Oui, ma mère a été tondue. On l’a accusée d’avoir rapporté à son amant allemand la bravade du petit Paul. Mais c’est faux ! Déclara Anthelme. C’est François de Vendeuil qui a craqué alors qu’il essayait de négocier avec les nazis !

Durga se tassait sur la banquette.Alors, Léonce raconta comment sa mère avait sincèrement aimé cet officier allemand

de la Wehrmacht, cultivé et courtois. Son père. Celui-ci s’était trouvé pris au milieu de la tourmente, dans la brutalité de l’époque et des événements.

L’Allemand avait ressenti comme une barbarie, cette prise d’otage pour de l’or dérobé, où il n’y avait même pas eu mort d’homme, ni sabotage. Mais son chef était un homme brutal et fanatique. Entièrement dévoué à Hitler. Il n’avait rien voulu céder à De Vendeuil. Celui-ci, qui parlait allemand, s’était rendu au château, son château. Il avait tenté d’intercéder en faveur des hommes du village retenus conséquemment à un vol dont tout le monde ignorait la teneur. Mais il avait été molesté, injurié et chassé. Plein de colère et de rage, le châtelain avait alors menacé le Herr Commandant des foudres de Dieu ainsi que du prochain soulèvement des habitants de Boivilliers et de ses environs.

Durga en restait coite.- Mais il n’a pas révélé où se trouvait l’or ? demanda-t-elle soudain.- Non, bien évidemment ! D’ailleurs il l’ignorait. Il ignorait l’existence du réseau de la

muche, dit Anthelme. C’est Gaspard Petit qui lui a avoué où se trouvait la cache, après qu’il l’eut aidé à soigner sa blessure à l’épaule. Après le massacre.

- Mais comment le savez-vous ? s’étonna Durga.- Par Paul Deladrière ! Qui se croyait responsable de la tuerie à cause de la forfanterie

de ses dix ans. Il me l’a révélé un jour, alors que nous avions vidé quelques bouteilles dans les caves de la Belle Auberge. Sa mère Thérèse, la compagne de Mangereau le maquisard, était infirmière à cette époque. C’est elle que Pierre de Vendeuil a fait mander auprès du Gaspard. C’est elle qui a extrait la balle de son épaule.

Pourquoi croyez-vous que le père De Vendeuil ait installé Thérèse et son fils, à demeure dans cette résidence du manoir ? Pour la remercier mais surtout pour acheter son silence sur son implication dans le vol des lingots nazis. Après la guerre, Thérèse est devenue couturière.

Léonce Anthelme poursuivit son récit.Quelques mois plus tard, le bataillon de la Wehrmacht dont son père faisait partie,

avait dû rapidement lever le camp, devant l’avance des alliés. Mais il fut attaqué par les FFI qui le prirent en tenaille près de Soisson. Et presque entièrement décimé.

À la Libération, sa mère avait été tondue et chassée du village. Et lui, Léonce, était né en 45 à Lanneville. De père décédé. Mais sa mère s’était mariée peu après avec Raymond Anthelme, qui l’avait adopté.

- On croit toujours que les Allemands sont blonds… fit remarquer Durga.- Ma mère était d’origine espagnole… répondit Anthelme.

Le sommelier constata qu’il était bientôt l’heure de l’apéritif. Peut-être auraient-ils tout deux besoin d’un petit remontant, jugea-t-il. Finalement, ils s’accordèrent sur un Pastis.

L’homme en noir aborda alors le "cas Leroy".Les parents d’Arcadie étaient un couple d’instituteurs. Ils avaient enseigné dans un

canton voisin et ils avaient côtoyé la mère de Léonce, Carmen Ibanez de son nom de jeune fille. Ils connaissaient son histoire. Et puis, Arcadie et Léonce avaient sensiblement le même âge, à quelques mois près.

Lorsque, plus tard, Anthelme avait été engagé comme sommelier à la Belle Auberge, les deux hommes s’étaient revus plus fréquemment. Lui, Léonce, avait déjà pas mal navigué.

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Il avait servi notamment dans un restaurant de la Porte Saint-Denis, fréquenté par les truands. Et il avait rencontré du beau monde.

Durga put alors se permettre de lui parler de son passage au Gavroche à Pigalle, en temps que chanteuse, et il s’avéra qu’ils avaient connu les mêmes personnes. Si le "loup blanc" avait joué à la belote avec certains d’entre eux, Léonce leur avait servi le Champagne. Ces messieurs marchaient essentiellement au Champagne. C’est ainsi qu’Anthelme avait rencontré Dominique Martoni et plusieurs de ses lieutenants. Et dans le milieu des truands, le silence et la discrétion sont de rigueur. Si on veut conserver sa place et ses abattis.

Cependant, il était évident que le sommelier ignorait l’appartenance de Leroy à la DCRI. Sinon, il se serait défié et jamais confié à lui. Après l’avoir reconnu sous l’identité d’Arcadie Poliakoff, marchand d’art, lorsque la télévision avait montré sa photo, il en avait conclu que celui-ci était lui-même trafiquant, naviguant avec un pseudonyme. On évalue toujours les gens à l’aune de ses propres pratiques.

Certes, Arcadie était petit-fils de maquisard, mais son meurtre n’avait rien à voir avec le drame. Le sommelier jugeait que ses accointances avec le milieu trouble de l’art l’avaient perdu. Anthelme pensait que Leroy s’était fait descendre par Poliakoff…

Durga faillit en laisser tomber son verre. Léonce le rattrapa au vol.

À Godincourt, cependant, l’interrogatoire n’avait pas repris.Dans le coffre de Louis Jarraud, rue des Ifs à Dampierre, on avait trouvé près de cinq

mille euros en grosses et petites coupures et un peu plus de deux mille livres sterling. Divers papiers et assurances. Un dossier "Charm-el-Cheik". Un dossier "Alain Révillon" contenant exclusivement des coupures de journaux relatives à sa disparition. Un acte de propriété de la maison du lotissement. Un autre relatif à l’achat du Cessna Corvallis. Divers degrés de licences de pilotage. Un revolver Smith et Wesson 624,44 Magnum, ainsi qu’une boîte de balles entamée. À l’étage inférieur, une grosse pile de manuscrits des différents écrits déjà publiés de l’auteur, ainsi qu’un cahier des charges d’un roman en projet : "Mrs Smith’ cottage".

Selon le rapport de la balistique, les projectiles retirés du corps carbonisé de Nicolas Lecerf étaient du même calibre que les balles retrouvées dans le coffre de Jarraud. Encore faudrait-il comparer leur signature et leurs particularités.

Barbet et Jourdain s’était concertés au sujet du fameux roman en chantier.Le commissaire estimait que l’écrivain avait pu se constituer un alibi avec ce projet.

Alibi qui lui avait permis de garer le Cessna sur l’aérodrome de Begin Hill sans attirer l’attention. Mais rien ne l’empêchait d’avoir loué une voiture auparavant, plus discrète qu’un taxi, pour se rendre sur le terrain d’aviation, après avoir regagné l’hôtel avec l’éditeur. Et d’avoir atterri en pleine nuit à Bruyères, où son propre véhicule devait l’attendre. Ensuite…

- D’avoir foncé au manoir pour assassiner les gardiens ! ça ne tient pas debout, l’interrompit Jourdain, quand j’y pense à présent.

Outre que le pilotage de nuit requérait une grande lucidité, il ajouta qu’il continuait de penser que ce double meurtre n’avait pas été perpétré de sang froid. D’autre part, le mentaliste pouvait affirmer que Louis Jarraud n’avait menti dans aucune de ses déclarations.

Le commissaire haussa les épaules. Il n’avait pas obtenu les aveux du romancier, mais peut-être les preuves nécessaires à son inculpation pour le meurtre de Nicolas Lecerf. Il ne fallait pas être trop pressé.

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D’ailleurs, en ce qui concernait l’assassinat des gardiens, on n’avait pas retrouvé de couteau dans le coffre de la rue des Ifs… Rien n’empêchait, bien sûr, que Jarraud s’en soit séparé.

- Et l’ait jeté dans la Manche lors de son vol de retour… railla Jourdain.Barbet lui fit remarquer que, néanmoins, il aurait pu se séparer du révolver…

cependant, l’écrivain n’avait pas jugé bon de le faire. Ou il n’y avait pas songé. Sans le passage fortuit du tailleur de haie à la ferme, d’ailleurs, qui aurait pu le soupçonner ?

Jourdain émit l’idée que c’est peut-être Jarraud qui avait fixé rendez-vous à Lecerf, pour qu’il vienne tailler les haies de la Gentilhommière, qui en outre n’en avaient nullement besoin, selon Durga. Il devait suivre les déplacements du jeune homme depuis un moment et avoir remarqué qu’il se rendait régulièrement dans la demeure pour y faire des travaux de jardinage. Le romancier comptait lui téléphoner, alors qu’il ruminerait le lapin qu’on lui avait posé, et l’attirer chez lui sans que son nom figure sur son agenda. Il n’avait pas prévu que le jeune homme impatient en avait profité pour rendre visite à sa fiancée, à la ferme toute proche. Ce qui ne l’aurait pas empêché de repasser à la Gentilhommière un peu plus tard pour vérifier si le propriétaire n’était pas arrivé.

Louis Jarraud n’avait apparemment pas prévu non plus les techniques modernes permettant de localiser et de tracer les appels depuis un mobile. Les héros de ses romans n’avaient pas assimilé la haute technicité à présent à la disposition des policiers. Il écrivait des histoires d’un autre âge. Mrs Marple, Sherlock Holmes, Maigret et autre Nestor Burma n’avaient plus cours de nos jours.

Même si Barbet et Jourdain avait effrontément menti pour l’histoire du téléphone. En fait, ce n’était qu’un coup de bluff, mais ils savaient la vérification possible et ils ne manqueraient pas de la faire effectuer, si le suspect continuait de nier les faits.

D’un commun accord, les deux hommes décidèrent d’en rester là pour aujourd’hui.Louis Jarraud passerait la nuit dans une cellule de la gendarmerie de Godincourt. Il

était de nouveau en garde à vue. On verrait demain matin.

Néanmoins, un semblant d’explications commençait à émerger en ce qui concernait la disparition d’Alain Révillon. Grâce aux données inscrites sur la fiche de Nicolas Hardouin, extraite des archives de la DCRI par Jourdain.

Le "barbu" s’était étonné que toutes ces données ne soient pas informatisées. Mais Molière avait rétorqué que ce n’aurait pas été prudent, vu la grande habileté des hackers, de nos jours. Les hommes et les femmes appartenant à "la maison" étaient pour la plupart des clandestins, des auxiliaires, que l’on recrutait pour des services qui n’entraient pas dans le cadre de la loi. Bien souvent, comme dans le cas du "loup blanc", on cessait des poursuites, on "oubliait" des écarts, contre une infiltration, un double jeu dans certains milieux délicats.

Les barbouzes de la République n’étaient pas des gens blancs comme neige.

Pour en revenir à Nicolas Hardouin, c’était un petit dealer qu’on avait pris en flag. Mais il opérait généralement en milieu rural. De mère Hollandaise, il avait obtenu un BEPA de garde forestier, tailleur élagueur et de jardinier paysagiste. C’était en outre un homme de terrain, un chasseur, qui connaissait les armes à feu. Il savait également égorger un sanglier blessé. Achever un cerf traqué par les chiens. Il trafiquait essentiellement dans les nouveaux produits, dont il s’approvisionnait aux Pays Bas et en Belgique. Sa double nationalité lui permettait de passer ces frontières sans attirer l’attention.

Nicolas Hardouin, allias Nicolas Lecerf n’avait jamais rencontré Le Prince. Il rendait des rapports à la DCRI, que celui-ci épluchait avec soin. Connaissant bien les lieux où le jeune homme officiait, le chef surveillait ainsi le surveillant. Lecerf avait bien aperçu une ou deux fois Arcadie Leroy au manoir… mais il lui était tout à fait impossible de faire le lien.

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La balle retrouvée dans la dépouille d’Alain Révillon correspondait à celle de l’arme de service, que Lecerf possédait à l’époque. Et s’il avait déclaré dans son rapport avoir soi-disant tiré des coups de feu en l’air contre l’ombre de Louis Jarraud qu’il avait aperçue à l’orée du bois, c’était pour justifier un manque dans ses munitions. C’est ce qu’apparemment avait compris Le Prince. En outre, Gilbert Deladrière devait reprendre son emploi pour le jeudi de la Toussaint, il avait regagné la Savoie. Personne ne pouvait l’avoir aperçu au château d’eau ce jour-là…

D’autre part, Molière suggérait que la ferme devait servir de relais à la distribution de produits. Il ne savait pas encore dans quelle mesure la pimpante petite servante était complice, ou délivrait des "semences" à l’insu de son plein gré… à quelques clients de son fiancé, qui venaient les retirer à la ferme. Pas étonnant, dans ces conditions, que Durga constate avec bonheur que des gens de toutes conditions s’approvisionnaient à la ferme dans le souci de manger bio…

Personne ne savait si le réseau Derain/Delpéry des informaticiens réunis recoupait celui de Nicolas Lecerf. Mais c’était peut-être bien Lecerf qui avait téléphoné au duo pour les prévenir que ça sentait le chaud du côté du "Castel 12", le jour de la saisie de la drogue. Le garde-chasse était toujours en fonction à mi-temps dans le Domaine. Il ne pouvait manquer d’être au courant de se qui se tramait dans les caves. C’était son boulot, d’ailleurs.

Pour en revenir à Alain Révillon, fouineur comme il l’était, rien n’interdisait de penser qu’il avait repéré le manège de son collègue avec la fille de la ferme pour écouler des produits.

Restait l’histoire des clés. Révillon avait repris les clés à son oncle Jarraud, prétextant qu’il savait à présent ce qu’elles ouvraient.

Les gardiens n’auraient-t-ils pas su tenir leur langue vis-à-vis de leur fils, à propos de la porte blindée du cabinet de jardin ? Ou celui-ci avait-il précédemment découvert le pot-aux- roses tout seul, en observant le manège de l’antiquaire décédé ?

Gilbert Deladrière, aurait alors négocié avec Alain Révillon, qu’il soupçonnait d’avoir dérobé les fameuses clés sur le cadavre de Marcel Cochard.

Les clés contre l’emplacement de la porte qu’elles ouvraient.Peut-être avaient-ils même projeté une action de commando avec le renfort du jeune

Laurent Bourgoin. Une chasse au trésor qui les amusait tous les trois.De toute façon les jeunes gens ignoraient qu’Arcadie Leroy avait rajouté une sécurité

aux portes blindées. À présent dotées d’une double serrure…Et ils s’étaient cassé le nez.Et Nicolas Lecerf les avait peut-être observés de loin.Lequel des trois, ou les trois, d’ailleurs, connaissait-t-il l’existence supposée d’un

"trésor" ? Ils avaient alors cherché à l’atteindre par un autre côté, par le réseau de la muche. Supposant que si une porte blindée avait été installée, de l’autre côté devait bien se trouver quelque chose de valeur… qui ne relevait plus de la légende.

Gilbert, qui jouait enfant au Puy-Regain, ou Laurent, par son père ou sa grand-mère, en avait découvert les passages sous la trappe. Les trois hommes se donnaient peut-être rendez-vous pour explorer les boyaux. Aventuriers mais pas trop, ils devaient appréhender de se rendre seuls dans le réseau sinistre des boyaux creusés dans la craie.

Et ils n’avaient rien trouvé.Gilbert était retourné dans sa Savoie. Laurent à ses chevaux.Mais Alain Révillon, garde-chasse dans le Domaine, s’était obstiné. À présent qu’il les

avait parcourus, il était retourné explorer seul les passages. Et le jour de la Toussaint, il était de service.

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Nicolas Lecerf l’avait aperçu et il était entré derrière lui. Il avait trouvé la trappe ouverte et il était descendu dans la rotonde. Peut-être a-t-il vu Révillon passer par le panneau pivotant.

Et Lecerf a demandé des explications. Il tenait certainement à savoir ce que manigançaient les trois jeunes gens. Il a dû menacer Révillon de parler à la propriétaire de leur petit manège autour du cabinet de jardin du manoir. Pour acheter son silence, Révillon lui aura lancé à la figure le petit trafic auquel il s’adonnait impunément par le biais de la ferme. Le jeune homme était imprudent et facilement provocateur.

Ils se seront disputés.Lecerf aura pris peur, il se sera énervé et il aura tiré sur Révillon, certainement équipé

d’une lampe électrique. Il a dû le blesser sérieusement en tirant dans la semi obscurité et l’autre l’aura aveuglé de sa lampe.

Néanmoins, Lecerf est remonté à l’air libre et il a refermé la trappe.Il a volontairement abandonné Révillon dans le boyau.C’est alors qu’il a aperçu l’ombre de Louis Jarraud à l’orée du bois. Celui-ci venait

peut-être d’arriver et il n’a pas précisé s’il avait vu Alain entrer dans le château d’eau… mais du moins il a vu Lecerf en sortir.

Alain Révillon n’a pas eu la force de remonter. Il perdait son sang. Il a tenté d’atteindre l’extrémité du boyau, qui certainement était encore ouvert à cette époque. Mais il n’a pu l’atteindre. Il a dû s’évanouir avant. Et il est mort là.

Ne voyant pas le jeune garde-chasse reparaître, Lecerf est alors revenu de nuit pour voir ce qu’il en était.

Il a constaté le décès de son collègue et l’aura traîné jusqu’à l’entrée du boyau. Avec l’intention de l’enterrer dans la ravine.

Il sera alors allé chercher une pelle, pour finalement se rendre compte qu’il était plus simple pour lui d’effondrer l’entrée du boyau, déjà bien attaquée par les intempéries. Peut-être de supprimer la grille qui la maintenait comme un châssis, tout en la protégeant des animaux.

Et puis, Nicolas Lecerf, muni des clés de voiture de Révillon, qui devaient se trouver dans sa poche, aura emprunté sa voiture. Il l’aura dissimulée dans son garage. Il était suffisamment intelligent pour ne pas laisser d’empreintes dans le véhicule. Il est probable, qu’entre collègues, Révillon lui ait révélé qu’il venait de la Creuse, d’où il avait tiré sa connaissance des animaux et de la forêt. Et Lecerf, quelques jours plus tard, après avoir informé tout le monde que son co-équipier avait pris un soudain congé pour se rendre dans sa famille, sera "tombé malade" et aura descendu la voiture jusqu’aux environs de Limoges, pour l’accidenter dans un fossé.

Et il sera vraisemblablement rentré par le train. Rien n’est plus anonyme que le train.Arcadie Leroy a décelé des anomalies dans les rapports de Lecerf. Mais il est probable

qu’il ait encore eu besoin de lui à cette époque. Et puis on n’avait retrouvé nulle trace d’Alain Révillon mort ou vif. Alors il a dû remettre cela à plus tard. Il avait bien d’autres chats à fouetter avec Antoine Portal et son propre trafic d’art.

Après la découverte du corps de Révillon dans la ravine et la saisie au "Castel 12", aura-t-il interrogé directement Nicolas Lecerf ?

Celui-ci se sera-t-il senti menacé ?Quentin Barbet et Marc Jourdain en était arrivés là, de leurs déductions respectives et

partagées. - Comment Lecerf aurait-il pu connaître l’adresse de Poliakoff ! objecta Jourdain.- Je ne sais pas… répondit Barbet, mais il est tard et ma ’me Demour doit nous

attendre.

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- Cependant reprit Jourdain sans se soucier de la faim qui manifestement tenaillait le "barbu", dans les poches d’Alain Révillon, Nicolas Lecerf a dû également trouver les clés de la porte blindée.

Ce n’était pas un béotien, continua d’échafauder le mentaliste, il a bien dû se rendre compte que c’était des clés particulières, qui n’ouvraient pas la porte d’un appartement. Mais lui non plus ne pouvait rien en faire.

Le temps a passé et, comme Louis Jarraud, il a pu apercevoir certains soirs, l’ami de Marcel Cochard -qu’il ne connaissait pas- rentrer des objets par le fameux cabinet de jardin du manoir. Mais ses clés n’étaient pas les bonnes…

Et puis deux ans plus tard, Durga, et derrière elle un garde-chasse de Boivilliers ont découvert la main. La main d’Alain Révillon. Alors Lecerf a pensé à la balle de son arme de service, qu’on n’allait pas manquer de retrouver dans le corps. Même s’il en avait entre-temps changé. Il a dû paniquer.

La DCRI, si ce n’était pas la police, allait bien finir par lui tomber sur le râble. Il a dû songer alors à mettre les bouts aux Pays Bas. Mais il n’allait pas partir les mains vides. Il avait repéré pas mal de belles baraques où il allait tailler arbres, haies et pelouses. Mais affronter des chiens, des alarmes, des gens peut-être armés était périlleux. Alors que terroriser deux vieillards dans une demeure où il aurait aisément facilement accès, pour leur extorquer les bonnes clés du "coffre-fort au trésor" était des plus facile. Il a dû avaler des produits pour se donner de l’audace et de la niaque. Revêtir une tenue d’intervention, des gants, et se munir de son couteau de chasse. Sous un prétexte quelconque, il a sans doute réveillé les gardiens, qui n’ont pas fait de difficultés à lui ouvrir, sans rien remarquer de son aspect dans la pénombre.

Il a dû commencer par parlementer. Inventer une histoire. Crier, terroriser les vieux. Obliger Paul à ouvrir le tableau de l’entrée contenant toutes les clés.

Mais Nicolas Lecerf n’a pas obtenu ce qu’il était venu chercher. Il a alors menacé de sa lame l’homme, Paul Deladrière, qui a dû vouloir assurer la sécurité de la porte en coupant le courant électrique du circuit extérieur.

Pensant à une alarme, le garde-chasse l’aura frappé. Et puis la femme Marguerite, qui s’accrochait à lui. Ensuite il a encore exigé des mourants, comme un fou, les clés ! Il voulait les clés ! les bonnes clés ! Pour ouvrir cette satanée porte blindée !

Enfin, il s’est souvenu du roman de Louis Jarraud. "Meurtre dans les souterrains"…Et il a achevé ses victimes, comptant les coups qu’il donnait à des corps déjà morts.

Le commissaire en était tout retourné. Était-il bien raisonnable pour un policier d’être si émotif. Voilà pourquoi le "barbu" se cachait sous ses airs bougons et renfrognés, qui lui servaient de piètre bouclier. Il admirait Marc Jourdain, plus solide, plus apte que lui à encaisser et à donner des coups, mais aussi plus pénétrant.

Il ne pensait pas le mentaliste ainsi capable de suggérer les actions des suspects. Si réaliste. Comme un grand professionnel du théâtre. Il avait là, la démonstration d’une nouvelle manière de résoudre les enquêtes : avec un happening ! Un acteur incarnant le suspect, développait tous les possibles. Le "loup blanc" aurait apprécié, qui lui avait confié un matin que Jourdain, avec tout son talent ne voulait pas "s’exhiber". Eh bien, il trouvait là le moyen de s’exprimer en incarnant des rôles écrits par les personnes les plus diverses, qu’il était appelé à rencontrer au cours de ses enquêtes.

À présent, Quentin avait faim et soif.Et Jourdain, à force de parler et de tenir le rôle, se sentait lui aussi un peu sec.Ils décidèrent alors de rentrer à Dampierre… chez ma ’me Demour.

Mais la demeure était dans le noir et les animaux dans le jardin.La voiture de Durga n’était pas là.

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Où avait-elle bien pu se rendre à cette heure ?La porte d’entrée n’était pas plus fermée à clé qu’avant l’arrivée de Gipsy et les deux

hommes entrèrent dans la maison. Elle était déserte.Quentin entreprit d’allumer le feu.La cocotte minute était sur le gaz… Marc n’osa l’ouvrir mais elle était froide. Inquiet,

le mentaliste composa le numéro de la chanteuse sur son mobile.

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Chapitre XX

Durga se sentait misérable, sur la banquette du PMU, devant un Léonce Anthelme qui la regardait comme une accidentée. Une secousse tellurique avait ébranlé son entendement.

Une révélation soudaine, que les paroles du sommelier lui avait fait entrevoir et qui ne l’avait jamais effleurée auparavant.

"Poliakoff avait descendu Leroy !". Mais ça, c’était il y a cinq ans…À présent, le "loup blanc" comprenait la proposition inverse :Leroy avait supprimé Poliakoff…En effet, Poliakoff avait terminé sa mission. Et que pouvait-il faire d’autre, sinon

disparaître ?Anthelme appelait le garçon pour faire renouveler les consommations. De par son

métier, il savait d’instinct quand les gens ont besoin de quelque chose à boire.Et Durga cherchait dans sa mémoire le compte rendu formaté de Barbet, lorsqu’il avait

débarqué chez elle, après s’être rendu avenue Junot, chez Arcadie.Les pompiers avaient déjà emmené le corps. On avait auparavant vidé les poches du

mort. Un journaliste avait pris une photo de sa carte d’identité, par-dessus l’épaule d’un policier. Le commissaire avait récupéré les clés pour se rendre dans l’appartement. Il avait relevé un numéro d’immatriculation resté en évidence sur le bureau. Ainsi qu’un faux tableau de Bernard Buffet. Ensuite, la police du 18 avait mis les scellés. Le lendemain, elle était dessaisie au profit de la DCRI.

La chanteuse but une rasade de Pastis, non sans avoir choqué son verre contre celui du sommelier avec un entrain qui le surprit.

- Santé !- Et vous connaissiez Nicolas Lecerf, le co-équipier d’Alain Révillon ? interrogea

Durga, en reposant sa boisson sur la table.- Non, pas du tout ! dit l’homme en noir, pourquoi ? Est-ce lui dont la voiture à brûlé

sur le plateau d’Arthy ? Votre cinquième mort ?Mais la chanteuse n’eut pas le temps de lui répondre un gros mensonge, son portable

sonnait dans sa poche et elle se leva pour y répondre.

- Je suis à Saint-Martin, au PMU, en train de prendre l’apéritif avec Léonce Anthelme !

J’arrive, Marc ! Allume le gaz sous la cocotte minute !Et notre chanteuse prit congé de l’homme en noir, qui refusa catégoriquement qu’elle

paye les consommations. Ils promirent de se revoir, pour discuter encore…

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Durga était gaie comme une écolière qui aurait obtenu un 20 à sa compo de maths.Et si c’était vrai ! Et si c’était ça ! Et si….Mais la route n’est pas bien longue entre Saint-Martin et Dampierre. Elle arrivait déjà.

Durga avait installé ses derniers morceaux d’épaule d’agneau dans la cocotte sur un lit d’huile d’olive, avant de partir. Coupé 4 tomates, dépiauté 3 oignons, arrosé de vin blanc, ajouté un bocal d’olives vertes dénoyautées, complété de pommes de terres coupées en longueur et copieusement saupoudrées de basilic. Sans oublier le thym, le laurier, le sel, le poivre et un grand bol de bouillon de poulet dégraissé. Programmé 20 minutes au minuteur.

Lorsqu’elle rentra dans la cuisine, la cocotte minute émettait déjà les premiers "bip" qui réclamaient qu’on baisse le feu, avant de bloquer sa vapeur pour entamer la cuisson.

Pendant que ces messieurs retiraient les courses du coffre de sa voiture, elle avait déjà nourri les animaux. Juste le temps ensuite de tout ranger, de mettre la table, tout en demandant négligemment aux deux hommes des nouvelles de leur journée.

Elle leur avait également fait remarquer qu’ils sentaient le tabac d’une manière atroce et qu’ils feraient bien de prendre une douche et de changer de vêtements.

Marc avait déjà servi l’apéritif pour lui et Quentin. Durga refusa de se joindre à eux, arguant qu’elle avait largement pris de l’avance.

- Et alors ? demanda Marc, après que la maîtresse de maison leur eut mis sous le nez une magnifique salade mélangée confectionnée, comme elle savait le faire, en un tournemain. Et qu’elle se fut enfin assise.

- Eh bien… j’ai fait ma ma ’me Montbazon à Saint-Martin, entama le "loup blanc" d’un air espiègle. Vous sentez bon à présent, monsieur Jourdain ! ajouta-t-elle en plantant un baiser sur la joue du mentaliste.

Quentin n’osa pas un "et moi et moi et moi !", mais ma ’me Demour lui sourit gentiment et lui coula un "vous aussi Quentin !"… qui le fit fondre.

Et elle leur conta ensuite son après-midi, alors qu’elle était juste sortie pour faire ses courses.

Quentin et Marc rirent beaucoup à l’épisode du harponnage de l’homme en noir, suivi de la démonstration du mécanisme secret des Templiers.

Mais "le barbu" posa carrément sa fourchette quand elle entama le compte rendu de sa discussion avec Léonce Anthelme sur la banquette du PMU et qu’elle narra l’épisode de la maîtresse d’école de Boivilliers.

- Mais comment faites-vous, bon sang, s’exclama-t-il pour obtenir des renseignements que la police n’est jamais capable de tirer des divers suspects ou présumés innocents qu’elle interroge ?

- Justement… je n’interroge pas ! Je parle, je saoule et… j’écoute ! répondit modestement Durga.

Marc, s’étouffait de rire.- Vous alors ! lâcha encore le commissaire avant de reprendre sa fourchette. C’est

vraiment excellent, ce ragoût de mouton !- D’agneau ! rectifia la maîtresse de maison. À propos d’agneau… si vous me

racontiez ce qu’à donné l’interrogatoire de Louis Jarraud ?Et là, ce fut Durga qui posa sa fourchette.On en était au fromage et le "loup blanc" dépaqueta l’odorant camembert au lait cru

qu’elle avait acheté l’après midi.- Il embaume ! s’exclama Marc.- Oui… enchaîna Durga, justement… vous avez reçu le rapport d’autopsie du corps

d’Arcadie Leroy ?

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Les deux hommes se regardèrent. Toujours surprenant ce "loup blanc" ! Son humour macabre à propos d’un ami cher les déconcertait un peu.

- Pas encore, répondit Jourdain en coupant dans le fromage.- Léonce Anthelme a dit une phrase qui m’a renversée ! annonça théâtralement Durga.Marc et Quentin tournèrent vers elle des visages reflétant l’incrédulité, mais

néanmoins l’alarme de deux hommes appréhendant le pire, venant de leur amie.- Pour te renverser, il faut être costaud ! lâcha Marc en extrayant une part de

camembert.- Il n’a pas fait exprès… répondit Durga avec un petit sourire. Je vous dis sa réplique :- "Arcadie Leroy s’est fait descendre par Arcadie Poliakoff !"- Là, il faut applaudir ? demanda Barbet d’un ton grinçant.- Non ! il faut renverser la proposition ! lança Durga avec défit : "Arcadie Poliakoff

s’est fait descendre par Arcadie Leroy !"Et elle empoigna fermement le camembert.Ah ! ça… on n’y avait pas pensé, effectivement, murmura le commissaire après un

moment de grande solitude où il récapitulait mentalement son passage Avenue Junot.Jourdain semblait plongé dans une profonde méditation.- Il nous aurait manipulés à ce point ? Non ! je ne peux pas le croire ! lança-t-il. Et il

vida d’un trait son verre de vin.- Je n’ose y croire, corrigea Durga. Ce serait formidable !- Une belle mise-en-scène… commenta Barbet.- Avec de bons acteurs qui habitent leur rôle… ajouta Jourdain.- Quel talent ! s’enthousiasma Durga.- Du calme, les interrompit le commissaire. Il faut voir ce qu’en dit la critique ! En

l’occurrence, le médecin légiste !Molière argua que si la proposition du "loup blanc" était la bonne, le rapport

d’autopsie ne leur apprendrait rien. Que la confirmation du décès d’Arcadie Poliakoff, marchand d’art, abattu d’une balle dans la nuque, dans le parking de son domicile parisien. Peut-être la DCRI organiserait-elle un enterrement.

- Dans ce cas, il faut que quelqu’un reconnaisse le corps, tout de même ? objecta Durga.

- Si Arcadie a orchestré son coup de la sorte, il a dû tout prévoir, répondit Jourdain, à mon avis, même Maurice Dubois ne pourrait nous éclairer. Il avait l’air réellement affecté, lorsque je l’ai rencontré à Levallois. Entre mentalistes, on ne se la fait pas ! Pour effectuer ce tour de passe-passe, il a tout de même bien fallu que quelqu’un de la DCRI, donne un coup de main à Le Prince !

- Mobiliser de faux pompiers, pour enlever un faux corps ?… avança Quentin. J’avais bien trouvé cavalier que le commissaire divisionnaire ne se déplace pas… mais ils ont tant à faire, dans le 18 ! Cependant, les policiers sur place ont bien dû voir le corps ! Le commandant Leroy n’a pas été jusqu’à occire un clochard d’une balle dans la tête pour faire sa mise-en-scène !

- À mon avis, commenta le mentaliste, en admettant, et je le souhaite, que nos élucubrations soient justes, la voiture de pompier et le SAMU avec des hommes de la DCRI suffisaient. Et quelqu’un sur place. Mare de sang avec du produit de cinéma. Arcadie avec un impact dans le pardessus, à la base de la nuque entouré d’hémoglobine. Nous avons, dans les services, des maquilleurs de talent, doublés d’accessoiristes efficaces. Les services secrets sont apparentés au 7ème Art, ne l’oubliez pas ! N’est-ce pas monsieur Bond ? ajouta-t-il avec malice en se tournant vers "le barbu".

- Vous m’avez trahi, ma ’me Demour ! s’exclama l’intéressé et vous Docteur No, vous êtes confondu : vous êtes repassé par la maison ce matin, avant de vous rendre à Paris !

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- J’avoue, Bond, j’avoue ! Néanmoins, dans le parking de l’avenue Junot, reprit-il plus sérieusement, quand tout a été prêt, Leroy appelle la voiture de pompier et le SAMU ordinairement garées dans les sous-sols de "la maison", à côté de SOS plombier, Livraison à domicile en tous genres et bien d’autres gadgets sur mesure, mais qui pour l’occasion attendaient dans une rue proche, le signal de départ.

Et puis, il téléphone à la police du 18. Peut-être, il faudrait le vérifier, n’a-t-il signalé au départ qu’un homme agonisant dans un parking. Les flics arrivent Avenue Junot. Les faux médecins, sur les lieux, annoncent le décès de la victime. Les pompiers ont déjà vidé les poches du mort pour l’identifier. Et ils emmènent le corps à la morgue. Même si un policier consciencieux et plus curieux que les autres a voulu ouvrir la fermeture éclair du sac en plastique noir dans lequel on place les cadavres… il a n’aura vu qu’un homme encore chaud… qui faisait le mort…

Et de surcroît, à mon sens, le journaliste prenant la photo de la carte d’identité de Poliakoff, pour la diffuser rapidement à la télévision, était prévu au programme !

- Mais alors, Arcadie a-t-il l’intention de disparaître tout à fait, et va-t-on enterrer Poliakoff et Leroy ensemble dans le même cercueil ? demanda ingénument Durga.

- That is the question ! dit le commissaire.- Si je comprends tout, à l’heure qu’il est, Le Prince se serait réellement retiré en

Guyane, pour y passer sa retraite et le restant de ses jours ! Il est indispensable que nous puissions vérifier cette hypothèse abracadabrantesque, s’exclama la chanteuse en se levant d’un bond.

Le "loup blanc" grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier pour gagner son bureau. Elle tapota sur l’ordinateur et ouvrit sa boîte mail. Ignorant le message de Camille arrivé dans la journée, elle cliqua directement sur la case "écrire". En tapant le seul L, aussitôt le logiciel lui proposa une liste d’adresses, dont celle d’Arcadie Leroy.

- Alors, on lui dit quoi ? demanda-t-elle soudain en se tournant vers les deux hommes qui l’avaient suivie au premier étage.

Le mentaliste réfléchit un moment. Puis il commanda : Écris !- Le loup a démasqué le coup du prince. Molière demande confirmation. Trouvé le

repaire du serpent. Le cerf est cuit à point.- Si avec ça il ne bouge pas une oreille, déclara Quentin, c’est qu’il est vraiment mort !- Envoie ! ordonna Jourdain.Durga s’exécuta. Il n’y avait plus qu’à attendre. Elle proposa une tournée de

médicament. La journée avait été rude.Le commissaire fourragea le feu, tandis que le mentaliste sortait les verres et que la

maîtresse de maison tirait des glaçons du ventre du monolithe noir, qui ronronna avant de cracher des cubes glacés dans le récipient qu’on lui tendait.

En même temps que le bol à glace, la chanteuse posa son I Phone sur la table basse. Si un message internet arrivait, il produirait un petit ding! bref mais audible.

Jourdain servit à chacun une rasade dorée de Jack Daniel’s.Barbet leur fit part de son intention d’interroger Laurent Bourgoin, qui entraînerait les

chevaux sur la piste attenante au château, demain à l’aube. Il avait, confia-t-il, téléphoné à François de Vendeuil en fin de matinée, pour se renseigner sur la porte en fer, dont lui avait parlé Marc, ouvrant directement sur le Domaine. Il voulait savoir qui en possédait la clé. Et De Vendeuil avait répondu en avoir donné une à son driver, sur sa demande, il y a deux ou trois ans.

- Et Mélanie ? demanda soudain Durga, oui, la fille de la ferme, elle s’appelle Mélanie ! À l’heure qu’il est, elle doit bien s’être aperçue de la disparition de son fiancé !

- Je me demande si elle est complice ou naïve, commenta Jourdain.- Eh bien, allez la voir demain, pendant que je me rends au château, suggéra Quentin.

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- Pour être si épanouie, à mon avis, sans être mentaliste… je penche pour sa naïveté, commenta la chanteuse.

-  Ding ! dit l’I Phone.- C’est Arcadie ! annonça triomphalement Durga, déverrouillant son téléphone et

effleurant du doigt l’icône à la petite enveloppe blanche sur fond bleu de ciel.- Bravo ! Ai cuisiné le cerf moi-même. Serpent à Bogota. Signé : Le mort.-  C’est complètement ouf ! s’exclama Durga.Néanmoins, ils portèrent un toast au commandant Leroy.- Est-ce que ça voudrait dire que Leroy a emprunté le Smith et Wesson de Louis

Jarraud ? demanda bientôt Durga, en reposant son verre.- Juste qu’il possède également un révolver de même calibre suggéra Quentin en

souriant.- Tout de même, comment a-t-il pu faire ça ? insista la chanteuse.- Comment pourrais-je exprimer cela ? commença le mentaliste…Et il exposa que, avec Louis Jarraud, chaque fois que l’on "touchait juste", il lâchait

quelque chose. Sinon, il opposait aux enquêteurs un mur aussi dur et fermé que celui de la crypte. Si l’on ne savait pas manipuler les deux pictogrammes simultanément -les deux points sensibles- la porte ne s’ouvrait pas.

Devant la mine dubitative de ses interlocuteurs il entreprit de donner un plus ample développement à cette pensée complexe.

Quentin et lui-même étaient arrivés au bout du raisonnement de Le Prince, d’après les différents rapports de Lecerf, annotés en rouge sur leurs anomalies, et la fiche Nicolas Hardouin de la DCRI.

Ensuite, d’après l’enquête des gendarmes de Bourg-Saint-Maurice et les quelques aveux de Louis Jarraud sur ses observations diverses autour du manoir et du château d’eau, ils avaient également reconstitué les agissements de Nicolas Lecerf.

Cependant, précédemment, lorsqu’il en avait eu l’opportunité, Arcadie Leroy a certainement voulu vérifier certains points précis des activités de son agent, devenu jardinier à mi-temps. Il a alors découvert le trafic de Lecerf et de la fille de ferme. Et il a également repéré quelques clients du dealer. Dont, selon sa boîte aux lettres, un certain Pierre Durand, à Dampierre. Mais ce n’était ni le lieu, ni l’heure d’inquiéter les petits dealers.

Pourtant, après la découverte du corps d’Alain Révillon ayant déclenché la panique de Lecerf, Arcadie Leroy, qui avait déjà des doutes sur les agissements de son garde-chasse "maison" n’a pu que se rendre compte de leur bien fondé. Et de la dangerosité de l’homme.

Si ce n’est qu’il avait déjà lui-même aperçu Louis Jarraud rôdant dans le Domaine, lorsqu’il a su qu’il était écrivain et suspect, il a voulu voir à quoi il ressemblait… c’est ainsi que, le matin où il est venu rendre visite à Durga, il était allé, auparavant, assister à l’arrestation du dénommé Pierre Durand.

En ce qui concerne le rendez-vous donné au tailleur de haie par Antoine Portal à la Gentilhommière, nous ne savons rien. Il lui avait peut-être réellement fixé une date, où il comptait se rendre dans sa propriété de Boivilliers, le vendredi matin du 12 février, ayant déjà l’intention d’aller visiter sa mère à Cabourg le week-end. Quelque arbre abattu par le vent sur ses terres, ayant déterminé sa démarche. Rendez-vous pris la semaine précédente, donc, avant la saisie dans les caves du "Castel 12" du lundi 8 février.

Arcadie Poliakoff organise son propre meurtre le jeudi 11 février en fin d’après midi… Ensuite, il lui faut disparaître. Il quitte Paris. Si depuis cinq ans il jouait au marchand d’art, parcourait le monde et remisait ses achats dans la pièce secrète de la muche, il est probable qu’il s’était trouvé un "petit pied à terre" quelque part, ou chez un ami.

La phrase anodine du sommelier à Durga, toujours selon le mentaliste, n’était pas si innocente qu’on pourrait le croire. Arcadie et Léonce avaient le même âge. Ils étaient, sinon

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amis d’enfance, du moins assez liés pour que, Leroy connaissant les antécédents de l’homme en noir, puisse se permettre de lui demander provisoirement asile pour quelque temps, à Lanneville, où personne ne le connaissait… le temps de régler ses comptes avec Lecerf.

Durga et Quentin restaient confondus devant tant de perspicacité. Il n’y avait rien à redire à son raisonnement où chaque énigme ne se résolvait qu’en deux points, rapport ou circonstances, mis en route simultanément.

À présent le mentaliste expliquait que les gens disaient facilement ce qu’ils ne voulaient pas dire, si on savait les écouter. Ils chantaient juste ou faux. Chanter faux, c’est être en général un peu en dessous de la juste tonalité.

La chanteuse intervint pour exposer qu’elle-même, lorsqu’il lui arrivait de chanter faux, chantait "au dessus"….

En effet, affirma-t-elle, on atteint une note mentalement -comme le tireur à l’arc atteint sa cible-, tout en soulevant simultanément son diaphragme. Souvent, les chanteurs visent trop bas. Certains, comme elle, visaient quelquefois trop haut…

Marc Jourdain reprenait, exposant que Léonce Anthelme n’aurait, certes, voulu en aucune façon trahir son ami et révéler à Durga son passage chez lui. Mais il avait ressenti l’amitié que la chanteuse portait à Leroy et, malgré lui, il avait lâché une phrase de réconfort. D’autre part, pour étayer sa thèse, le mentaliste ajouta que Leroy avait certainement remarqué la collection de bouquins de Louis Jarraud, au domicile du sommelier, que celui-ci prisait fort. Et l’homme en noir n’aura pas manqué de lui faire part de sa propre observation, de la similitude entre le nombre de coups de couteau, dans le roman "Meurtre dans les souterrains", celui des martyrs de Boivilliers et ceux portés aux deux gardiens. Il a reparlé de cela à Durga, sur les banquettes du PMU, car il avait dû en discuter déjà avec Arcadie, qui l’avait conforté dans ses déductions.

Donc, le vendredi matin, Arcadie Leroy était bien décidé à avoir une entrevue avec Nicolas Lecerf, pour une explication d’homme à homme. À présent qu’il avait liquidé Poliakoff et qu’Antoine Portal avait mis les bouts, il fallait qu’il règle cette histoire avant de disparaître. Il a donc suivi le jardinier, depuis son domicile de Courdimont. Et suivre un utilitaire bardé de sa verte publicité ne devait pas être très compliqué.

Leroy a vu son garde-chasse s’arrêter devant la gentilhommière. Puis il l’a vu repartir, après avoir vainement sonné au portail de la demeure, puis tourner sur la route de la ferme.

C’est alors qu’il a décidé de l’appeler sur son mobile, pour l’attirer rue des Ifs, chez Jarraud.

Et le mentaliste demanda à Durga de ressortir son plan. Il ajouta que celle-ci aurait pu croiser Arcadie…

Puis il suivit du doigt le trajet depuis la ferme.- On passe devant le portail imposant du manoir, on laisse Saint-Martin à main droite

et on arrive au hameau du Pleurachat. En face, la carrière où tu avais garé ta voiture, le soir de notre équipée sauvage dans le couloir de la muche pour l’opération "déplacement de briques au tournevis", dit Marc en souriant à sa compagne. À mon avis, c’est là que Le Prince a attendu Lecerf ! Il aura déboité du chemin en lui coupant la route. Peut-être même aura-t-il été jusqu’à l’emboutir un peu pour qu’il se gare sur le bas-côté.

Durga et Quentin étaient suspendus à ses lèvres.Il était évident que c’était le seul point stratégique où Arcadie pouvait intercepter son

agent. Ensuite, c’était le croisement de la route de Paris à droite, et l’entrée du lotissement à gauche.

Jourdain se servit un grand verre d’eau fraîche.- Eh bien…Quentin prit le relais.

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- Alors, Le Prince, qui n’en avait plus rien à cirer, s’était présenté à Nicolas Hardouin, dit Lecerf, comme son supérieur hiérarchique à la DCRI. Il est monté à côté du jardinier dans l’utilitaire et l’a sommé de prendre la direction de Dampierre et du plateau d’Arthy. Il avait l’intention de se rendre avec son agent, dans un endroit tranquille, où ils ne risquaient pas d’être dérangés. Il lui a fait emprunter la petite route agricole, qui bifurque un peu au dessus de chez ma ’me Demour, après le carrefour.

Là, reprit Jourdain, les deux hommes étaient peut-être descendus de voiture. C’était un jour sans vent, comme l’avait noté Durga, et il faisait beau. Sur le plateau d’Arthy, le ciel était dégagé. Arcadie Leroy avait abordé tous les points litigieux des rapports de Lecerf. Ainsi que son trafic à la ferme. Et puis, il l’a informé des conclusions du rapport balistique sur la balle extraite de la dépouille d’Alain Révillon. Pour en arriver aux 17 coups de couteau dans le corps des gardiens, si semblables à la narration du romancier Jarraud, dans un de ses romans.

Le petit dealer meurtrier Nicolas Hardouin s’est senti perdu. Il aura sorti son couteau de chasse à égorger les sangliers. Ou peut-être même une arme à feu.

Là, sur ce plateau désert du Vexin français, face à un homme mûr qui l’accusait, le confondait de toutes ses preuves, il pensait faire le poids.

Mais Le Prince n’est pas né de la dernière pluie. Il est encore très alerte. Et il n’a jamais cessé de s’entraîner. Il connait, en outre, pas mal de techniques de combat.

Quoi qu’il en soit, pour se défendre, Leroy avait tiré sur Lecerf. Comme il savait viser et que l’autre menaçait d’avoir sa peau, il avait fait mouche au premier coup.

Et il s’était retrouvé avec le corps de Lecerf à côté de l’utilitaire. Alors, il l’avait remis derrière son volant. Nettoyer ses empreintes et les débris subtils de son propre ADN s’avérait être mission impossible. Aussi n’a-t-il pas vu d’autre solution que de mettre le feu à la voiture, avec le corps qu’il contenait. Il n’allait pas appeler la police pour déclarer qu’un des chefs de la DCRI, déjà mort, venait, en état de légitime défense, de supprimer un de ses agents, confondu de meurtre et d’assassinats, ainsi que de trafic de drogue.

- Et si j’étais sortie plus tôt promener Gipsy, fit remarquer Durga, j’aurais surpris Arcadie, le briquet à la main… il a dû, ensuite, prendre le chemin de terre qui redescend vers l’église, traverser la route, puis, longeant le lotissement, passer dans le Domaine par le bois. Ensuite, il aura bifurqué avant le calvaire pour atteindre la carrière du Pleurachat et regagner sa voiture.

- Bon, nous n’allons pas encore inculper Louis Jarraud cette fois-ci, laissa tomber un Barbet dépité. Je me demande si, d’ailleurs, nous n’allons pas lui décerner un prix pour son roman "Meurtre dans les souterrains". Le prix du meilleur alibi.

- Et qui va le fournir en produit, à présent ? s’inquiéta Jourdain. Nous risquons d’avoir un gros problème de rendement pour son prochain roman : Mrs Smith’ cottage…

- À votre avis, où se trouve Arcadie à présent ? Interrogea pensivement Durga.- Aucune idée, répondit Quentin, mais demain matin, je me lève de bonne heure. Je

veux recueillir le témoignage de Laurent Bourgoin.- Durga et moi, nous chargerons de la fille de la ferme, ajouta Marc.- Eh bien, allons nous coucher… conclut la maîtresse de maison.

Où se trouvait Arcadie Leroy, dit Le Prince ? Celui qui avait froidement abattu Arcadie Poliakoff d’une balle dans la nuque, dans le parking de son appartement de l’avenue Junot ? Eh bien… dans les bureaux de la DCRI, où il campait depuis le week-end.

Il avait fait convoquer Maurice Dubois. Ayant pris soin de le préparer à leur rencontre, par l’intermédiaire d’un de ses fidèles agents. Il n’aurait pas voulu que son mentaliste sénior meure d’une crise cardiaque.

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D’ailleurs, ce lundi en fin de matinée, Marc Jourdain aurait pu malencontreusement le rencontrer si, dès son arrivée dans le hall de la grande "maison" le réceptionniste n’avait immédiatement signalé sa venue au "boss".

Ils partageaient en effet le même bureau. Dubois avait cru bien faire…Le Prince ne s’attendait pas à la visite inopinée de Molière. Il était en train d’annoter

de rouge les pages des rapports Lecerf qu’il avait imprimés, justement dans le but d’aider le mentaliste à suivre ses déductions. D’autre part, il ne voyait pas où allait mener un second interrogatoire de Louis Jarraud, mais Quentin Barbet devait avoir ses raisons.

Chaque agent avait son portail, mieux gardé qu’un site de banque, où par un code, il rentrait ses rapports. Et, par l’intermédiaire des comptes rendus de Molière, Leroy avait attentivement suivi les démarches du commissaire, lancé sur les traces d’Antoine Portal et de sa blonde. La recherche du 4/4 au Havre, sa localisation sur le parking du centre ville puis, la trace d’un couple à l’aérodrome régional, base des avions-taxis, ne répondant pas vraiment à leur signalement, sauf pour un vieux trappeur comme Arcadie, qui avait toute sa vie suivi des pistes.

Après des recherches plus poussées, d’ailleurs, il s’était avéré que le 4/4 Dacia Duster était un prototype, immatriculé au nom d’un ingénieur nommé Etienne Garnier, avant sa mise sur le marché. Etienne Garnier avait perdu au poker et l’avait cédé à Portal, qui n’en avait jamais changé les plaques. L’ingénieur avait ensuite déménagé de la rue des Vignes.

La relation de l’entrevue avec l’infirmière de Villemont-en-Arthy avait hautement retenu l’attention du commandant. Nonobstant qu’il connaissait bien la vieille demoiselle, il était loin de se douter qu’elle serait un jour en mesure de lever le voile sur l’identité du père légionnaire d’Antoine Portal. Et la visite à la mère de celui-ci, à Cabourg, l’avait beaucoup amusé. Quelles ressources d’imagination déployait ce Molière ! Mais le clou de toutes leurs découvertes, grâce à Durga, c’était bien sûr le nom de la propriétaire en titre de la Gentilhommière. Encore une fois, l’intuition du "loup blanc", doublée de son don inné d’observation et de déduction avaient considérablement aidé son mentaliste

D’ailleurs Leroy se trouvait bien négligent d’avoir omis de consulter cadastre et titres de propriété de tous les biens du canton. Il s’en était tenu à la Belle Auberge. Trop heureux d’avoir découvert qu’Antoine Portal, par l’intermédiaire de Léonce Anthelme, s’était porté acquéreur de l’ancienne Commanderie templière, aux caves dotées du mécanisme séculaire donnant accès aux trois souterrains.

Le Prince était resté songeur, d’ailleurs. Deux, peut-être trois kilomètres séparaient le musée secret d’Antoine Portal et la cache de la muche. Il s’était pris à imaginer que l’on aurait pu créer une liaison souterraine entre les deux cavernes d’Ali Baba, à partir de la galerie passant sous les anciennes mangeoires de la ferme…

Néanmoins, ses services avaient épluché les listes des passagers au départ de Londres, dans les divers aéroports. Ils n’avaient bien entendu pas cherché un monsieur Portal, mais plutôt, à tout hasard, un monsieur Vignon. Et ils avaient trouvé.

On ne se rend pas toujours compte combien la sentimentalité des gens est leur véritable talon d’Achille. La sentimentalité et la passion ont toujours perdu les délinquants, comme les hommes d’état.

Ensuite, relayée par les antennes de l’Octris et du FBI, la DCRI avait suivi le couple Vignon dans son périple. Il venait à présent d’atterrir à Bogota et, avant de le perdre dans la jungle colombienne, le commandant Leroy avait demandé qu’on l’interpelle.

Le Prince avait fait relever la surveillance de l’hôtel particulier de Portal, avenue Mozart, ordonnée par Molière. Elle était bien inutile à présent.

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Néanmoins, les services pouvaient, bien entendu surveiller discrètement la gentilhommière de Boivilliers. Mais de l’avis d’Arcadie, c’était bien inutile.

En effet, Antoine Portal avait pris tant de précautions pour garder secret l’emplacement de son musée personnel, qu’absolument personne, parmi ses quelques intimes, ne devaient même être au courant de son existence. Encore moins en détenir les clés.

Et plutôt que d’essayer de forcer quelque dispositif de sureté ingénieux, Leroy pensait qu’il serait sage d’attendre le rapatriement de l’industriel. Les tractations sur son extradition ne sauraient traîner.

Mieux valait utiliser les bonnes clés pour ouvrir les bonnes portes… et ne pas risquer d’endommager quelques précieux objets du patrimoine mondial.

Arcadie suggérait même de faire de la gentilhommière un musée ouvert au public, dans la mesure où différents pays ne réclameraient pas certaines pièces entreposées, qui leurs avaient été volées.

Il arguait que les trésors renfermés dans cette cache étaient bien plus en sécurité là où ils étaient que dans les locaux incertains de pays en proie aux guerres et aux désordres. Le commandant ne doutait pas que la gentilhommière soit une forteresse. Bien pleine, celle-ci.

Si lui, Arcadie Leroy, avait favorisé le postulat d’Edgar Poe dans La lettre volée, où cacher un objet de valeur sous le nez de tout un chacun était la meilleure des options, cela ne s’était pas avéré être le choix d’Antoine Portal.

Le commandant préconisait des tractations avec le trafiquant, plutôt que la plus dure des répressions. N’avait-on pas mis la main sur deux mamelles du banditisme on ne peut plus juteuses ? La drogue et les objets d’art, sans compter les armes. Mais s’attaquer au lobby des armes n’était pas un combat dans sa catégorie.

Maurice Dubois, son mentaliste senior, qui avait appris à connaître Portal avant lui, au cours des multiples parties de poker auxquelles il avait pris part en sa compagnie, en était tombé d’accord. L’homme était d’une grande intelligence. Un cerveau pareil ne se met pas à l’ombre. Du moins pas à celle d’une prison. Et le commandant avait suggéré tout bonnement d’essayer de l’enrôler dans les services, à présent que l’État français avait récupéré tout le bénéfice de l’argent blanchi par le Toulonnais devenu un industriel prospère en même temps qu’un trafiquant astucieux.

N’allons pas attirer sur "Snake" une mauvaise presse. Un risque de chômage pour la foultitude de gens qu’employait cette grande entreprise nationale aux ramifications multiples dans toute l’Europe.

Faisons plutôt de la politique. Employons ces richesses à notre profit.

Voilà quelle était la teneur du testament d’Arcadie Leroy dit Le Prince. Il l’avait d’ailleurs couché par écrit à l’intention du Président de la République.

Il s’y justifiait, entre autre, de l’emploi des lingots nazis, dont il avait fort heureusement hérité la garde -ils auraient pu tomber en de plus mauvaises mains. Utilisés, à son sens, au meilleur profit qu’on puisse en faire et… multipliés par ses soins, comme les pains et les poissons de l’Évangile …

Il avait pour terminer, confié à Dubois un document écrit de sa main, reconnaissant avoir mortellement atteint le dénommé Nicolas Hardouin, dit Lecerf, agent temporaire de la DCRI, au cours d’une explication où celui-ci avait tenté lui-même de l’abattre.

En état de légitime défense et dans le souci de la poursuite de sa mission, il s’était vu, ensuite, dans l’obligation de mettre le feu au véhicule ainsi qu’au corps du meurtrier.

Meurtrier, en effet, l’agent, deux ans auparavant, avait tiré sur son collègue, le jeune garde-chasse Alain Révillon, neveu du romancier Louis Jarraud. Révillon surpris en train de fureter dans les boyaux du réseau souterrain serpentant sous le Domaine de Boivilliers, l’avait

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alors menacé de révéler son trafic de stupéfiants, par l’intermédiaire de sa fiancée, servante à la ferme du Domaine.

Plusieurs preuves et indices étayaient ces dires.En effet, lorsque bien fortuitement, il y a peu, on avait découvert le corps de Révillon,

on avait retrouvé dans la région du cœur la balle qui l’avait atteint. Et la balle correspondait à l’arme de service que Lecerf détenait à l’époque. Le Prince avait trouvé curieux, alors, qu’il en change, et l’avait fait mettre de côté. C’est par ses manigances également, que la voiture de la victime avait été retrouvée accidentée dans la Creuse. Méthode que Leroy disait avoir déjà relevée être l’œuvre d’un professionnel.

Le commandant attestait que l’agent, qui partageait à présent son temps entre son emploi de garde-chasse au Domaine de Boivilliers et celui de tailleur-élagueur voué à l’entretien des jardins, avait reconnu les faits en ricanant.

Après le meurtre du jeune garde-chasse, outre ses clés de voiture, Lecerf avait trouvé sur sa victime un trousseau ayant appartenu au gérant du manoir, l’antiquaire Marcel Cochard. Trousseau déjà dérobé par le même Révillon quelques mois auparavant, au matin de sa découverte, en prenant son service, du corps du gérant près des étangs du Domaine.

Ces clés ouvraient les portes de la cache d’Arcadie Poliakoff, marchand d’art... Cependant, celui-ci ayant constaté la disparition du trousseau de son partenaire et ami Marcel Cochard, avait pris soin d’ajouter une seconde sécurité à ses portes. Les clés en la possession de Révillon, puis ensuite de Lecerf, une fois trouvé la bonne porte, n’ouvraient donc plus rien.

Cependant, la découverte du corps d’Alain Révillon enfoui dans la ravine du Domaine, a soudainement inquiété Nicolas Lecerf. Il a pris peur. Il comptait fuir aux Pays Bas avec sa fiancé. Il possède, en effet, une double nationalité par sa mère.

Néanmoins, auparavant, et pour ne pas partir les mains vides, il a tenté d’obtenir auprès des gardiens du manoir les bonnes clés de la cache du supposé trésor, caché derrière cette mystérieuse porte blindée. Il les a menacés de son arme : un couteau de chasse. N’obtenant rien et pour cause -les gardiens ne possédaient pas les clés- il a frappé, alors que Paul Deladrière, un vieil homme, tentait de couper le courant dans les caves. Geste que le meurtrier a pris pour le déclenchement d’une alarme. Dans sa panique, il a également frappé la femme, Marguerite Deladrière. Ensuite, il a maquillé son double meurtre en vengeance posthume, se calquant sur le roman de Louis Jarraud -auquel il fournissait des produits- "Meurtre dans les souterrains". Ainsi les 17 coups de couteaux, correspondaient-ils aux 17 martyrs tombés à Boivilliers sous les balles allemandes en juin 1944, peu après le débarquement des alliés.

Nicolas Hardouin, petit dealer sans envergure, prenait lui-même des produits. Il se fournissait à Amsterdam, lors de ses fréquents déplacements au prétexte de visiter sa mère.

Incorporé dans les services pour ses compétences de garde-chasse, après avoir été pris en flagrant délit, il n’a jamais cessé de dealer. Il attendait le règlement comptant pour l’abattage d’un gros arbre, d’un ultime client qui payait bien, à la gentilhommière, avant de prendre le large.

Le commandant Leroy certifie que Nicolas Hardouin a fait preuve d’un grand cynisme lorsque celui-ci l’a confondu. Il a lui a même lancé que "les vieux avaient saigné comme des porcs !". À cet instant, l’homme de la DCRI affirme avoir vu passer dans les yeux du garde-chasse une lueur folle. Il a su d’instinct que sa vie était en danger. Lecerf avait déjà sorti d’un geste preste son couteau de chasse quand Le Prince a tiré sur lui.

Ainsi se terminait la confession du commandant Leroy.Et puis Arcadie Leroy, dit Le Prince, avait téléphoné au ministre de l’intérieur.Celui-ci l’avait encore félicité pour l’heureux résultat de "l’opération manoir". Le

commandant l’avait alors informé de la localisation du musée secret d’Antoine Portal, ainsi

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que de son arrestation à Bogota. Il lui avait également fait part de sa retraite définitive, cette fois, dans la propriété qu’il avait acquise en Guyane, où s’impatientait sa nouvelle compagne.

Il avait pris congé, non sans suggérer au ministre, une "gratification" et quelque autre distinction au bénéfice de Durga Demour et Marc Jourdain, faisant partie des services, ainsi que de Quentin Barbet de l’Octris. Le trio s’étant montré grandement à la hauteur de sa tâche.

Et à présent, au soir de ce lundi 15 février 2010, le commandant avait tiré la banquette lit de son bureau. Demain, il s’envolait pour la Guyane française. Départ prévu à 10h30, à l’aéroport d’Orly. Arrivée à Cayenne Rochambeau à 14h50… heure locale

Il avait déjà fait ses adieux à Maurice Dubois, l’invitant à venir le visiter en Guyane.Ses bagages étaient prêts.Il avait pris soin de faire rassembler et rapatrier ses divers objets personnels de

l’appartement de l’avenue Junot.Il avait insisté pour que le tableau de Bernard Buffet soit restitué, en temps et en heure

à Antoine Portal avec les certificats. Il serait toujours temps pour lui de constater que c’était un faux…

Le ding ! de son I Phone l’informa d’un mail fraîchement arrivé.Son clever petit "loup blanc" avait fini par comprendre l’astuce…Bravo !

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Chapitre XXI

À l’aube, Quentin Barbet était debout.Isidore hasarda sa petite ligne d’oreilles au dessus de la banquette du salon, alors que

Gipsy ouvrait deux yeux marron chauds.Puis la gente animale se rendormit aussitôt.

L’aube du mois de février, cependant, se lève à une heure raisonnable sur le coup des huit heures.

À Boivilliers, les chevaux étaient déjà attelés aux sulkys ; une fine vapeur s’échappait de leurs naseaux. Couverts de leur manteau d’hiver, les animaux semblaient de grands cosaques prêts pour une longue chevauchée dans la toundra, peut-être une longue guerre.

Quentin avait garé sa voiture pratiquement sous la plaque commémorative. La plaque nommant et dénombrant les dix-sept victimes, tombées sous les balles nazies. En activant le verrouillage des portières, il songeait à l’aube de ce 12 juin 1944, une aube moins tardive, où la terre devait bruisser de toute la vigueur de cette fin de printemps.

Il s’interrogeait. Pourquoi fusille-t-on à l’aube ? Avant que les consciences ne soient bien réveillées. Avant que la vie ne se soit installée sous le soleil dans toute sa splendeur et qu’il semble alors impossible de la supprimer de sang froid. Ne pas attendre le soir, où tombent avec la nuit toutes les velléités.

Les drivers dirigeaient un à un leur cheval vers le parcours d’entraînement pour un premier tour de chauffe. La neige de la veille avait fondu, mais ça et là, de minces zébrures blanchâtres parsemaient encore le pied des hauts murs, qui masquaient à tout œil indiscret les performances des champions.

Le commissaire avisa un lad de sa volonté de s’entretenir avec Laurent Bourgoin. Le jeune homme au visage ingrat, le cheveu hirsute, fit signe, lorsqu’il passa à sa portée, à un équipage dont le cheval portait un manteau écossais. Son driver dirigea l’animal sur le bas-côté de la piste. Le lad courut pour réceptionner les rênes et sauta dans le sulky à sa place.

Barbet s’engagea alors le long de la piste de mâchefer. Il chercha du regard la fameuse porte en fer qui ouvrait directement sur le Domaine. Il l’aperçut à une vingtaine de mètres, se découpant dans le mur de pierre.

Le jeune homme arrivait à présent à sa hauteur. Sous la casquette fourrée et la parka, il lui aurait été difficile de reconnaître Laurent Bourgoin. Ils se serrèrent la main.

- Comment va, commissaire ? Mon père m’a dit vous avoir rencontré, dimanche, dans la forêt du Puy-Regain.

- Oui, nous avons causé un peu, répondit le "barbu" toujours expansif.

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- Qu’est-ce qui vous amène ? De Vendeuil m’a prévenu que vous désiriez me voir.Quentin Barbet toisa le jeune homme. Il lui exposa le but de sa visite. On avait

identifié le meurtrier d’Alain Révillon grâce à la balle retrouvée dans sa dépouille gisant dans la ravine, à l’entrée du boyau de la muche. Mais on ne s’expliquait pas ce qu’il venait y chercher. Un témoin avait également aperçu le fils Deladrière roder autour du château d’eau et y rentrer. Parallèlement, François de Vendeuil avait reconnu avoir confié à son entraîneur, une clé de la porte de la piste, donnant sur le Domaine.

- Ma question est simple : que cherchiez-vous tous les trois dans la muche ?Le froid était vif par ce matin de février. Il était difficile au commissaire de remarquer

si le jeune homme rougissait. Cependant, il paraissait troublé, gêné. Il baissa les yeux.- C’est Alain… il avait des clés…- Oui ?- Des clés qu’il avait trouvées…- Oui. Et qui ouvraient quoi ?- Eh bien, justement, elles n’ouvraient rien…- Alors, si je comprends bien, vous cherchiez la serrure que pouvaient ouvrir ces clés !- C’est cela…Le "barbu" fronça les sourcils. Il rétorqua qu’à sa connaissance, il ne subsistait plus

aucune porte dans les boyaux de la muche et que, même si cela était, qu’espéraient donc trouver les trois jeunes gens derrière cette porte ? Laurent parla alors de sa grand-mère Léontine. Certes, avant sa mort, elle n’avait plus toute sa tête et cette histoire pouvait paraître bien fumeuse au commissaire, mais… elle avait mentionné un trésor, caché par les résistants, en 1944. Il était adolescent, en 2003, lors de son décès, et cette histoire avait enflammé son imagination. Comme elle avait trotté dans l’esprit de Gilbert Deladrière, le plus âgé des trois, qui n’en connaissait que des bribes. Sa propre grand-mère, Thérèse, ayant elle-même soigné Gaspard Petit, l’unique survivant de la tuerie de 44. Alain Révillon, pour sa part, avait interrogé beaucoup d’anciens des villages et il paraissait certain de l’authenticité de l’histoire.

- Il vous a parlé de son oncle ? demanda Barbet.- Son oncle ? Il prétendait n’avoir plus de famille ! s’exclama l’entraîneur.- Et, vous connaissiez Nicolas Hardouin, alias Lecerf ? questionna le "barbu".- Non, qui est-ce ? répondit le jeune homme.- Le co-équipier d’Alain Révillon, l’informa le commissaire.- Ah ! celui qu’il appelait "le chasseur" ! on aurait dit qu’il nous surveillait. Mais

Gilbert a dit qu’il était de la famille des cultivateurs de la ferme. Un petit fils de Sauveur Chabout.

- Sauveur Chabout ?- Un des dix otages… dit Laurent.- Et la mère de Nicolas Hardouin est Hollandaise… affirma le commissaire.- C’est possible, répondit le jeune homme.- Et ce "chasseur", ne fréquentait pas le "Castel 12" ? demanda encore Barbet.- Je ne l’y ai jamais vu ! mais je n’y allais pas fréquemment non plus, admit

l’entraîneur. Souvent, le soir, je suis éreinté. Mais, j’y pense, Alain disait du "chasseur" qu’il ne savait pas danser… il le traitait de psychorigide…

- Mais vous connaissez bien Mélanie, la servante de ferme ! avança le commissaire.- Bah ! Une Bécassine… railla Laurent. Elle s’est fait sauter par tout le canton !Quentin Barbet dévisagea le jeune homme un moment, puis il lâcha.- Tous les trois, vous avez fait une petite expédition au manoir, un soir ! Dans le

cabinet de jardin ! affirma-t-il.- Oh… ça ne mène nulle part ! laissa tomber le driver.- Mais ça a mené Alain Révillon à la mort ! commenta froidement Barbet.

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- J’ai cru un moment qu’il avait trouvé le trésor et qu’il était parti avec, avoua Laurent.- Gilbert a dû le croire également, affirma le commissaire.- Je ne sais pas. Nous n’en avons jamais reparlé, dit le jeune homme.En fait, se disait Quentin, songeur, Laurent Bourgoin, Gilbert Deladrière et même

Louis Jarraud, ont soupçonné Alain Révillon d’avoir trouvé le trésor et de s’être enfui avec… ce qui explique pourquoi personne ne s’est pas vraiment inquiété de sa disparition.

- Vous avez un ordinateur, n’est-ce pas ? demanda abruptement Barbet.- Évidemment…- Et vous n’avez jamais eu recours à Olivier Derain ou Julien Delpéry, les réparateurs

réunis ?- Ces noms ne me disent rien… moi, je vais plutôt rue Montgallet, à Paris.- Eh bien, monsieur Bourgoin, merci de m’avoir accordé un peu de votre temps ! Je

vous laisse à vos chevaux ! conclut le commissaire en tendant la main au jeune homme.- Mais, commissaire, j’aimerais savoir… qui a tué Alain Révillon ?- Votre "chasseur" !- Vous l’avez arrêté ?- Il est mort…Le jeune homme resta coi, abasourdi. "Ah…" balbutia-t-il, puis il tourna les talons et

s’avança vers la piste, pour récupérer son sulky et poursuivre son entraînement.

Durga et Marc Jourdain n’avaient pas été si matinaux.Il était peu probable que la fille de ferme ait des velléités de s’envoler. Et les gens qui

"achetaient bio" avaient en général peu l’habitude de faire leurs achats au lever du jour.La chanteuse s’interrogeait. Elle avait renoncé depuis longtemps à consommer du

lapin, dont le corps était trop voisin de celui du chat… elle ne touchait d’ailleurs pas non plus aux grenouilles, ni aux escargots ; elle laissait ce plaisir aux touristes qui pensaient manger là, de la cuisine française. Elle avait déjà une conséquente réserve d’œufs… qu’allait-elle bien pouvoir acheter à la ferme ?

- Si tu essayais les oignons de tulipe ! suggéra Marc.Le "loup blanc" ne tarda pas à saisir où son compagnon voulait en venir. C’était en

effet la saison d’enfouir les bulbes sous la terre. Les oignons hollandais… particulièrement.- Et puis leur poulet est si délicieux que… tu peux bien te permettre de l’inscrire

encore au menu cette semaine, affirma-t-il.Le soleil daignait darder quelques uns de ses rayons sur ce coin de Terre, mais le fond

de l’air était encore très frais.Isidore et Gipsy jouaient à cache-cache dans le jardin. À moins que ce soit à saute-

mouton. Néanmoins, leur chère maîtresse fit tourner son diesel et prit le chemin de la ferme, avec Marc pour passager.

Mélanie, fidèle au poste, les accueillit cependant d’un petit sourire triste. Durga lui présenta un ami de passage : Marc Dupontel, qui souhaitait goûter aux produits fermiers. Et elle commanda un poulet pour le surlendemain.

- J’ai depuis peu du miel de la région ! proposa la jeune fille.- Je me suis laissé dire que vous vendiez aussi des oignons de tulipes… hasarda Marc.- C’est-à-dire, qu’il faut les commander… répondit la jeune fille. Mon fiancé se les

procure directement en Hollande. Cependant… il est absent pour le moment et…- Il aura encore pris un low-cost à Beauvais ! intervint perfidement le "loup blanc".- Oui… dit la servante, un peu gênée. Et il ne m’a pas dit quand il revenait exactement.- Et il ne vous en reste vraiment plus du tout ? insista Marc.- Je n’ai que les commandes déjà passées ! répliqua Mélanie.

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- Je pourrais peut-être regarder à quoi ils ressemblent, ces oignons, je suis grand connaisseur, sollicita le mentaliste, vous ne pourriez pas en ouvrir un paquet ?

- Ah ! Nicolas -c’est mon fiancé- me recommande toujours de ne pas toucher aux emballages, les oignons sont conditionnés sous vide et ils risqueraient de se gâter, sinon.

- Je vois… répondit Marc. Eh bien tant pis !- Vous voulez commander ? Interrogea la jeune fille, mais il faut payer d’avance…Durga vint à la rescousse. Ils commanderaient quand le fiancé serait rentré. Sinon, si

un des clients ne venait pas chercher sa commande, que Mélanie lui garde un sachet…- À propos, continua Durga, Mélanie, je me demandais, vous n’êtes pas Hollandaise,

vous, vous êtes d’ici ?- Oui, pour sûr, je suis une fille Fourcade ! Le "Bar des chasseurs" de Boivilliers !- Je connais ! s’exclama Durga, j’y suis passée par hasard, il y a une quinzaine ! c’était

bien enfumé… ajouta-t-elle négligemment.- C’est que cette loi sur les cigarettes, les chasseurs, y s’en foutent ! Les chasseurs, y

sont chez eux chez mon père ! Et sans les chasseurs, pas de bistrot ! alors, y’a pas le choix !- Fourcade, dites-moi, intervint Marc, il me semble que c’est un nom que j’ai lu sur la

plaque, sur le mur des écuries du château...- Fourcade Lucien, mon grand oncle ! L’était parmi les otages fusillés, oui…- Et c’est votre grand-père qui a repris le café, à sa mort… ajouta le mentaliste.- Oui ! Fallait bien ! La tante Sidonie restait toute seule avec trois enfants ! Vous

savez, dix-sept hommes qui s’en vont d’un coup, ça fait des grands trous noirs dans les familles ! ajouta la servante.

- Mais vous avez servi, vous aussi, au café des chasseurs ! affirma Durga.- Dès dix, douze ans, c’est sûr ! Faut bien aider les parents ! Après, j’ai fréquenté mon

Nicolas… et lui, y préférait que je vienne travailler à la ferme ! Et puis, c’est sa famille…- Eh bien, bonne journée, Mélanie ! conclut le "loup blanc".

Quentin Barbet, en sortant des écuries, se dirigea à pied vers le "Bar des chasseurs". Il savait Jourdain et ma ’me Demour à la ferme et il avait grand besoin de boire un café.

Le bistrot était déjà bien enfumé. Et les clients en treillis, accoudés devant leur café-calva se tournèrent avec un bel ensemble vers l’étranger qui venait de rentrer. Le cafetier, lui, fronça les sourcils. Des fois que ce soit un contrôleur de la loi anti-tabac. Comme l’avait si bien appréhendé Simone Portal à Cabourg, la "maison poulaga" devait avoir une dégaine parfaitement identifiable.

- Ne vous dérangez pas pour moi, messieurs ! annonça le commissaire. Je ne fume pas mais la fumée ne m’incommode pas !

Une fois les choses posées, il allait peut-être pouvoir déjeuner en paix.Les conversations reprirent à voix basse. Quentin commanda des tartines. Il n’y avait

plus de croissants. Il entreprit le cafetier sur le temps et la neige. Puis sur la chasse dans la forêt du Puy-Regain. Devant les réticences persistantes de son interlocuteur, il résolut d’annoncer la couleur, élevant un peu la voix, il déclara que lui, le commissaire Barbet, faisait partie de la brigade des stups. C’est lui qui s’était occupé du "Castel 12". Tout autre domaine était hors de sa compétence.

Son plus proche voisin porta alors un toast à sa santé.- Ici, on fume la cigarette et le cigarillo, mais pas le cannabis ! annonça-t-il.Quentin se fendit d’un sourire. Un autre l’interpela alors sur les gardiens du manoir.

On se demandait ce que faisait la police ! Mais un troisième intercéda que le Paul, du haut de ses dix ans, avait tout de même précipité Boivilliers dans le drame. Qu’il y avait plus d’un descendant dans tout le canton, qui avait pu vouloir se venger. Surtout que les deux vieux gardaient apparemment toujours le trésor nazi… que personne n’avait retrouvé.

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Quentin mastiquait ses tartines en silence et reprit un double café. Il ne souhaitait surtout pas intervenir. Ayant avalé l’ultime gorgée de son second café, il lança soudain :

- Après l’enterrement des gardiens, auquel monsieur le préfet m’avait prié d’assister, au cours du lunch au château qui s’en est suivi, j’ai entendu prononcer le nom de Sauveur Chabout. Un prénom bizarre et, à titre purement personnel, j’aimerais savoir qui c’est…

Le silence se fit dans le café. Le tenancier prit alors la parole :- C’était le métayer du père de monsieur le marquis !- Un des dix otages de 1944, compléta son voisin.- Même que monsieur de Vendeuil père est venu au château trouver les Allemands,

pour essayer de le sauver… coassa un vieux au bout du bar.- Toi, l’ancien, t’as vu trop de choses ! intervint un homme en chandail.- Dame, j’avais seize ans et j’étais garçon d’écurie ! j’me souviens ben !- Il fallait que quelqu’un continue à s’occuper des chevaux, pendant l’occupation,

intervint le patron, et c’est le Benoît qui leur donnait à manger et nettoyait les boxes, avec son frère Firmin.

- Le Firmin, c’était mon aîné, ajouta le vieux. L’est passé y’a trois ans !- Mais toi t’as toujours bon pied bon coude ! s’exclama un des bonshommes.Et toute l’assemblée s’esclaffa.- Alors, vous avez assisté à l’entrevue de François de Vendeuil et du Waffen SS ?

interrogea doucement Barbet.- Oui… il l’a frappé avec sa cravache et il l’a fait jeter dehors… marmonna le vieux,

presque pour lui-même. Tous les matins, il fallait que je lui selle un cheval et il allait galoper dans le Domaine.

- Il y avait déjà la piste d’entraînement ? demanda le commissaire.- Sûr ! mais elle n’était plus entretenue et y’avait de l’herbe qui poussait partout.- Et l’Allemand sortait par la petite porte en fer… ajouta Quentin pensif.- Comment vous le savez ? s’exclama le vieux.- J’imagine… répondit Quentin.Il paya et prit congé, saluant à la ronde.

Il lui fallait, à présent, gagner la gendarmerie de Godincourt. Avant de redémarrer, il texta Jourdain sur son portable. Celui-ci l’avisa qu’il prenait la route pour le rejoindre.

Dès qu’il eut passé le seuil, un gendarme tendit un fax au commissaire. Il était arrivé ce matin à la première heure. Spécifiquement à son intention et à celui de Marc Jourdain.

C’était la copie d’un texte manuscrit. Elle venait des bureaux de la DCRI.Barbet parcourut le document. C’était une lettre écrite par le commandant Leroy et

datée de la veille…À l’arrivée de Marc, il lui tendit le fax. Les deux hommes échangèrent un regard de

connivence. Il n’y avait rien à dire de plus.Il paraissait évident que l’on pouvait rendre sa liberté à Louis Jarraud. Du moins

l’inculperait-on de détention de produits illicites, trouvés à son domicile.Il fallait bien justifier tout ce foin fait autour de l’écrivain par une action concrète.

Jourdain, quant à lui, était d’avis de lui rendre ses pilules… pour qu’il termine son roman.

Le gendarme préposé à l’ordinateur avait déjà fait passer du café et un croissant à Louis Jarraud, dans sa cellule. Il s’apprêtait, ayant fait provision de chewing-gums, à subir une seconde journée enfumée, dans le local dédié aux interrogatoires.

Cependant, peu après son arrivée, Quentin Barbet l’avait congédié. On allait mettre fin à la garde à vue et libérer le romancier. Quelque part, le gendarme en fut un peu dépité. Lui qui attendait que l’homme craque enfin et livre quelques révélations juteuses, qu’il aurait

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retranscrites du bout de ses dix doigts. Eh bien non. Du coup, pour l’instant, il ne savait toujours pas, lui, qui avait pu tuer tous ces gens qu’il ne connaissait pas.

Barbet fit entrer Jarraud dans le même bureau, pour lui faire signer sa déposition. Il lui signifia sa libération et lui offrit café et cigarette. Jourdain donna du feu.

- Alors, vous l’avez arrêté ? dit l’écrivain.- Qui donc, monsieur Jarraud ?- Eh bien, le meurtrier de mon dealer… vous savez, j’allais le tuer moi-même !- Vous le connaissiez sous quel nom ? hasarda Jourdain.- Eh bien, Hardouin, le petit-fils des métayers, répondit Louis Jarraud.- Votre neveu et vous aviez mené une solide enquête dans les villages ! s’exclama le

commissaire.- Je voulais écrire mon roman et Alain rêvait au trésor, commenta l’écrivain. Si ce type

n’avait pas déboulé dans mon jardin, finalement, je ne l’aurais pas raté le Hardouin.- Il a déboulé dans votre jardin… dit doucement le mentaliste… et ?- Et moi, j’avais le pistolet caché derrière mon dos. Hardouin tenait son sachet de

came à la main. Alors, le type est rentré derrière lui et l’a interpelé : "le cerf" ! J’avoue que je n’ai pas compris sur le moment. Hardouin s’est retourné. L’autre lui a crié de ne pas faire le con, qu’il était son chef ! Et ils sont repartis tous les deux.

Barbet et Jourdain, si quelqu’un avait pu prendre une photo, étaient restés bouche bée.

Durga était restée à la maison.Elle avait pris le temps de répondre au mail de Camille. Sa fille évoquait le "super

week-end" qu’elle avait passé à Dampierre chez sa mère. Elle espérait qu’ils avaient découvert qui avait lancé le Renault Scénic contre le mur.

Ah oui, le mur. Un expert devait prendre rendez-vous, pour venir constater les dégâts, lui avait-on assuré. À l’assurance…

La chanteuse se refit un café. Tout en réfléchissant aux événements de la veille. Dire que si Nicolas Lecerf avait été informé par Le Prince de la traque de Portal et qu’il avait su comment l’identifier, l’affaire aurait pu être bouclée beaucoup plus tôt. Mais tout est si cloisonné dans les services. Heureusement d’ailleurs, la preuve en est qu’on ne pouvait pas faire confiance à un petit dealer.

D’autre part, penser qu’Arcadie était toujours en vie la réjouissait. Elle se remémora son rêve, où elle avait vu son ami coiffé d’un Panama saugrenu et le fin tatouage d’un papillon posé sur son nez. L’inconscient capte des choses que notre conscient ignore…

Elle songeait déjà à demander à Camille un billet à tarif préférentiel dont elle bénéficiait auprès d’Emirates Airlines -en temps que mère de l’hôtesse- pour se rendre en Guyane. Mais ce projet était encore bien prématuré. Il fallait tout de même avoir confirmation auparavant qu’Arcadie s’y était bien retiré… Trop de hâte tue l’entreprise.

Bon. Elle allait dégeler des pavés de saumon pour ce soir. Avec un petit risotto, ce serait très bien.

Le téléphone fixe sonna.C’était la gendarmerie de Godincourt qui appelait à la demande du commissaire

Barbet. À propos du Renault Scénic.On avait arrêté le voleur. Lors d’un simple contrôle de routine, on avait trouvé sur lui

la carte bleue du maire. Juste un petit délinquant.- Cela n’expliquait pas pourquoi il avait lancé le véhicule contre mon mur ! s’insurgea

Durga.Le gendarme semblait embarrassé. L’affaire n’était pas tout à fait aussi simple. Le

voleur prétendait que le maire avait laissé sa porte ouverte à son intention. Il voulait se débarrasser de la voiture qui avait un ennui de moteur. Et se faire rembourser par l’assurance.

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La carte bleue n’était qu’un leurre pour rendre l’opération plus crédible. Mais il n’y avait que 20 € sur le compte, au grand dam du voleur.

Néanmoins, le mur du bas de la côte de Dampierre lui avait semblé le plus propice à l’opération. Désolé ! ajouta le gendarme.

Durga en conclut qu’il allait y avoir des élections municipales anticipées, à Villemont-en-Arthy. On n’arrêtait pas le progrès. Le progrès de la petite délinquance.

Le Monde était vraiment entré dans une gestation étonnante. Où tout ce qui était alors souterrain commençait à apparaître au grand jour. À faire surface. Une épiphanie planétaire.

Va savoir ce que cela signifiait !Le Bien et le Mal avaient-ils encore un sens ?Chacun semblait en avoir sa part.

Marc et Quentin arrivèrent sur le coup de midi.La température remontait doucement. Mais on n’était jamais qu’à la mi-février. Il ne

fallait pas s’attendre à des miracles. Cependant le soleil fit un effort notoire. Et, habillés en conséquence, les trois amis déjeunèrent sur la table de jardin. Dehors. Trop heureux de pouvoir prendre un peu l’air.

Après avoir fait le point sur toutes leurs informations, ils savouraient l’instant.Durga regardait se balancer au gré du vent la guirlande de lierre sur la grille écroulée.Le chat et le chien crurent au printemps. Ils chassèrent la taupe de concert.Quentin Barbet et Marc Jourdain se resservirent de la tarte aux poireaux qu’avait

enfournée leur hôtesse à leur intention. Elle l’avait agrémentée de fines lames de camembert et… c’était juste délicieux.

Et maintenant… qu’allaient-ils faire ?Un peu de café ? suggéra "le loup blanc"…

Barbet décida de se rendre à la ferme dès l’après-midi.Accompagné de deux gendarmes, il se présenta à Mélanie.Le plus succinctement, le moins brutalement possible, il l’informa du décès de son

fiancé Nicolas Hardouin dit Lecerf. Il se borna à dire qu’on avait retrouvé sa voiture accidentée.

Comme il s’y attendait, la jeune fille fondit en larmes. Le commissaire profita de cet instant de trouble pour lui annoncer que la police avait découvert des produits illicites dans le véhicule du jardinier. Particulièrement dans des sachets d’oignons de tulipe. Aussi demanda-t-il à vérifier ceux qu’elle ne devait pas manquer de détenir à la ferme.

La servante ne fit aucune difficulté pour sortir d’une grande armoire, où Quentin aperçut des paniers d’œufs et des pots de miel, six petits sachets de papier kraft.

Les sachets "d’oignons de tulipe"… s’avérèrent bien contenir des produits illicites. Cependant la servante ne fut pas poursuivie, car il était évident qu’elle ignorait tout du trafic de son fiancé.

Marc Jourdain, de son côté, rejoignit les bureaux de Levallois.Il y trouva Maurice Dubois.- Je m’attendais à votre visite… déclara le mentaliste senior en hochant la tête.Puis il entraîna son homologue dans le bureau à la porte capitonnée.Il l’informa du départ du commandant, le matin même, pour Cayenne. Départ définitif

cette fois-ci, selon ses dires. Conséquemment : bureau définitivement attribué à Molière.Ils discutèrent un moment du petit stratagème de Leroy pour faire disparaître Poliakoff

et convinrent, un peu vexés, s’y être bien laissé prendre.

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Molière fit part des déductions auxquelles "le barbu" et lui-même étaient arrivés la veille, après les divers interrogatoires que les deux hommes avaient menés. Que corroborait le fax reçu le matin même à Godincourt, de la lettre manuscrite du commandant. Sans parler des déclarations étonnantes de Louis Jarraud, lors de sa remise en liberté. Enfin, de la découverte renversante faite par le "loup blanc", lors d’une conversation privée avec le sommelier Léonce Anthelme.

- Ah ! il est futé notre loup ! s’exclama Dubois.Là-dessus, le mentaliste senior annonça qu’Antoine Portal et sa blonde avaient été

interpelés à Bogota. Il était évident que la mission était à présent terminée.- Et la gentilhommière ? demanda Jourdain.Justement, Leroy préconisait d’attendre l’extradition de Portal pour en obtenir les

clés… répondit-il.- Vous pouvez vous octroyer quelques jours de vacances, Molière ! Mais dès la

semaine prochaine, vous devez reprendre le collier. Tous les dossiers attribués à Le Prince sont en attente. Francis Moreno va certainement être nommé à la tête de la "maison", il faudra que vous soyez prêt à le seconder dès son entrée en fonction. Moi, je me retire également. Cette histoire Portal a fait long feu.

- Vous allez nous manquer, La Flûte !- Personne n’est irremplaçable, Molière…

Le repas du soir fut calme, à Dampierre.L’heure était à la détente et aux pavés de saumon-risotto.Le trio était parvenu à remonter jusqu’à la source des évènements…Il fallait à présent songer à l’avenir.Ils avaient partagé des heures intenses, mais chacun devait reprendre le cours de sa

vie.

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Chapitre XXII

- Épilogue –

Trois ans plus tard, on avait changé de Président. Pas de vie.Durga et Marc entretenaient toujours une tendre relation.Camille s’était décidée à rentrer en France. Évidemment, Quentin Barbet y était pour

quelque chose. Ma ’me Demour était même devenue sa belle-mère. Sa belle-mère préférée, cela va sans dire. Et une petite fille était née de cette union, pour le plaisir du Monde et de tous ses proches. Une petite Zoé, qui venait d’avoir deux ans.

Durga Demour avait dû s’habituer à son nouveau statut de "mamy"…Isidore et Gipsy formaient toujours une paire d’amis inséparables.Ils avaient adapté leurs jeux à la petite fille, qui galopait derrière eux dans le jardin du

bas. Gipsy jouait avec elle à cache-cache autour du laurier-tin. Les voir réunis ressemblait fort à la gravure de Gustave Doré, du Petit Chaperon Rouge et du Grand Méchant Loup.

Isidore faisait le clown pour la distraire, sur la branche horizontale du cerisier, devant la gamine ébahie, qui tapait des mains et projetait déjà de grimper aux arbres.

Camille travaillait toujours dans l’aviation, mais sur des jets privés, à présent, depuis Le Bourget, près de Paris.

Le couple s’était installé dans un bel appartement avec rez-de-jardin, à Saint-Denis-la-Plaine, dans le quartier neuf jouxtant le Stade de France. Tout à côté du cirque Annie Fratellini. La crèche de Zoé se situait juste en face. L’aérodrome du Bourget était proche et le bureau de Barbet d’un accès facile, à moins de cinq cents mètres de la résidence par le RER D, qui l’amenait à Châtelet-Les Halles plus rapidement qu’aucun autre moyen de locomotion. Lorsque le RER n’était pas en grève.

On passait le dimanche chez les uns ou chez les autres, c’est selon… mais tout le monde aimait la maison familiale de Durga à Dampierre. Son calme, son espace, sa cheminée l’hiver. La proximité des animaux et le grand jardin. Le mur avait été reconstruit à l’identique.

Jourdain avait conservé son pied à terre parisien, rue Greneta, bien commode pour les escapades dans la capitale et les soirées où il travaillait trop tard.

Juste avant la Noël de feu l’année 2012, les deux couples et la petite fille s’étaient embarqués pour Cayenne, à l’invitation d’Arcadie Leroy. Sa compagne les avait chaleureusement accueillis. Ce fut un bonheur de passer les fêtes au soleil.

On avait, bien sûr, reparlé de ces quelques trois semaines qui avaient durablement changé la vie de chacun, au début de l’année 2010.

Un procès s’était tenu, l’année précédente, rapport à la mort tragique de Nicolas Hardouin, dit Lecerf. Un procès qui s’était déroulé à huis-clos mais où avait témoigné Louis Jarraud. Ainsi que nos trois protagonistes, bien évidemment. Il s’était terminé par un non-lieu. Le commandant Leroy ayant pu démontrer sa légitime défense. Celui-ci n’avait, d’autre part, aucun mobile pour vouloir supprimer Nicolas Hardouin, bien au contraire. Il aurait préféré qu’il comparaisse pour les trois meurtres qu’il avait commis.

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Et puis, "l’affaire Antoine Portal" était en cours. L’industriel, lui aussi, allait comparaître. Mais l’instruction de son procès n’était pas terminée et … pour l’instant… il était en prison. D’après les nouvelles que l’on pouvait en avoir, la blonde Flo se rendait régulièrement aux parloirs auxquels elle avait droit. Cependant, le couple avait dû se marier une seconde fois en prison. Le mariage express de Las Vegas n’ayant pas trouvé grâce aux yeux de la justice française. Simone Portal venait également visiter son fils et lui apporter des colis.

L’OCBC avait ouvert, avec les clés, le musée secret de Portal à la gentilhommière, en suivant scrupuleusement les instructions de son propriétaire (du moins de fait, s’il ne l’était pas en titre). Fort heureusement, d’ailleurs, car les alarmes en étaient très sophistiquées. Les agents avaient procédé à l’inventaire des œuvres d’art. Les pièces réclamées devaient être restituées. Mais pour l’instant, les choses restaient en l’état. La presse n’ayant pas eu vent de l’opération, cela simplifiait grandement la vie de tout le monde. On avait installé un gardien dans les lieux. Accompagné d’un chien.

Durga avait remarqué qu’il avait rouvert le portail donnant sur la route de la ferme, où il devait s’approvisionner en produits bios et où la jeune Mélanie avait retrouvé son sourire : elle s’était déniché un nouveau fiancé.

Le "loup blanc" avait obtenu, par l’intermédiaire de son gendre, le commissaire Quentin Barbet, la permission de se promener librement dans le Domaine. Le marquis d’Alincourt, seigneur de Vendeuil, l’y avait autorisée. Ainsi que Marc Jourdain, bien évidemment, lorsqu’il l’accompagnait.

Pourtant, essentiellement, pendant ces fêtes de fin d’année, on avait profité de la vie. On s’était baigné, bronzé, on avait ri. On avait fait des repas somptueux et des promenades inoubliables dans la jungle guyanaise.

Camille, nouvelle épouse d’un policier, était tenue au devoir de réserve, si bien que l’on pouvait, à présent, librement parler de toutes les aventures passées. La jeune femme avait été ébahie d’apprendre que sa mère avait fait partie de la DGSA. Et Arcadie Leroy de la DCRI. Mais tout cela, c’était du passé…

Le couple Delpéry et leurs enfants avaient réintégré leur pavillon dans le lotissement. Le beau-frère Olivier Derain également.

Durga et Marc avaient remis les malles d’osier en place dans la cache. Bourrées de confettis. Et les réparateurs réunis avaient repris leurs activités informatiques.

Peut-être abandonneraient-ils le deal, faute de fournisseurs. Se doutaient-ils d’où venaient le coup des confettis ? Quentin n’avait pas jugé utile de les inquiéter.

Camille et lui s’étaient mariés à la mairie de Dampierre. Chacun savait à présent que la fille de la chanteuse avait épousé un commissaire. D’ailleurs madame Montbazon et son ami monsieur Debout avaient été invités à la cérémonie… donc, personne ne pouvait plus l’ignorer.

Mathieu Bocquet-Demour avait lui aussi assisté au mariage de sa sœur. Il serrait au plus près son boson de Higgs et avait avoué à sa mère fréquenter une physicienne.

Durga avait amené en Guyane, dans ses bagages, entre autres cadeaux pour Arcadie, un des derniers romans de Louis Jarraud : Mrs Smith’ cottage… elle le trouvait très réussi. L’héroïne en était une retraitée anglaise qui, depuis son charmant cottage, résolvait une énigme bien délicate, impliquant plusieurs personnalités en vue dans le district. C’était un roman attachant, décrivant les mœurs des hobereaux anglais.

- Nonobstant que Louis Jarraud avait bien meilleure mine ! commenta-t-elle. Il s’était arrêté de fumer ! Certes, le docteur Bazouche de Villemont-en-Arthy l’y avait aidé avec de nouveaux produits qui s’avéraient être fort efficaces. Il n’était pas rare que Durga rencontre le

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romancier par les chemins creux du plateau d’Arthy, d’ailleurs, ou dans la forêt du Puy-Regain, lorsqu’elle y promenait Gipsy. Celui-ci ne s’excitait plus sur son odeur. Le "loup blanc" en déduisait que c’était bon signe.

- Ma ’me Demour m’a même rapporté, ajouta Quentin, que l’écrivain lui avait souri un jour ! Comme quoi, tout arrive à qui sait attendre !

On n’avait jamais su qui avait pris le beau Georges au collet, entraînant sa mort prématurée. Peut-être bien Jarraud, qui n’aimait pas les chats… mais Barbet avait mis en garde son entourage contre cette propension à attribuer à l’écrivain toutes les vilénies commises dans les villages…

Néanmoins, Arcadie Leroy avait avoué avoir confié des messages au cou du chat, lorsqu’il était passé au manoir, dans le but et l’espoir de mettre "le loup blanc" sur les traces des petits dealers. Il ne pensait pas, à l’époque, que les choses prendraient une telle ampleur. C’est aussi lui qui avait fendu le grillage. Il voulait savoir où Durga en était de ses investigations. Ce fut également le moment pour lui de confesser qu’à cette époque, il fumait encore…

Le commandant avait demandé des nouvelles de Léonce Anthelme. Eh bien… il avait repris du service, il gérait à présent le "Castel 12". Il en était, de toute façon, le propriétaire en titre et on ne l’avait pas inquiété outre mesure pour l’affaire du prête-nom.

Un garagiste avait repris le fond du carreleur. Il avait installé ses ateliers dans le sous- sol, sur l’esplanade. Et un escalier. Les trois entrées de souterrains avaient été condamnées par de solides plaques de ciment. La porte qui communiquait avait la cave du libraire avait été murée, elle aussi. Personne, néanmoins, n’avait osé toucher au mécanisme du mur de la crypte…

Quant au manoir, Pierre de Vendeuil l’avait transformé en lieu de séminaires. Un jeune couple gérait la demeure. On avait scellé à nouveau l’entrée des souterrains, dans les caves, derrière les casiers à bouteilles. Après avoir rasé le cabinet de jardin, on avait coulé une dalle de béton pour y construire une grande remise. Le marquis s’était néanmoins refusé à bloquer les panneaux de la rotonde du château d’eau, mais il avait apposé un cadenas à la trappe, ainsi qu’une serrure à la porte. Et parallèlement fait boucher l’entrée de la ravine. Il avait également apposé une lourde dalle sur la cheminée du calvaire. Avec une fermeture de sécurité.

La commune de Dampierre l’avait imité en sécurisant l’entrée de la muche par le cimetière.

À Boivilliers, le bistrot des chasseurs, quant à lui, avait été fermé trois mois, en guise d’avertissement. Le nouveau président ne tolérait plus qu’on échappe à la loi anti-tabac.

Meillonnas avait encore gagné des courses, mais pas le Grand Prix d’Amérique.Gaspard Petit s’était éteint, dans sa maison de retraite. Durga avait assisté à son

enterrement, dans la même église -où il y avait beaucoup moins de monde- et le même cimetière. Elle avait appris à cette occasion que "le Benoît", dont lui avait parlé Quentin, l’ancien garçon d’écurie du château, avait rejoint dans la tombe son frère Firmin.

Les derniers survivants, témoins du drame, avaient presque tous à présent disparu.Les portes étaient toutes refermées.Ne restait que la plaque, apposée sur le mur des écuries, avec ses dix-sept noms. Le

temps l’effacerait.Comme il effacerait nos monuments aux morts. Nos temples et nos églises.Quelques hiéroglyphes peut-être, perdureraient. Pour quelques voyageurs du futur, qui

les découvriraient un jour, enfouis. Recouverts par les states du temps.Dans le jeu de Tarot, la vingt-deuxième carte et troisième oudler s’appelle L’Excuse.

Dans le Tarot de Marseille, on la nomme Le Fou.

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C’est une carte censée remplacer toutes les autres dans le jeu auquel s’adonnent bon nombre de voyageurs des trains du matin, ainsi que les habitués des arrière-salles de café-tabac ; elle permet de se défausser.

Une carte qui, par contre, traverse les 21 autres arcanes du Tarot divinatoire, avec une énergie prodigieuse. Disons plus simplement : Tarot "psychologique" et même généalogique, selon Alejandro Jodorowsky. Puisque les cartes tirées "au hasard" sont le reflet de l’inconscient de celui qui les choisit. L’image. Qu’un cartomancien avisé ne fait que lire. Déchiffrer pour celui qui n’en connait pas le langage.

Durga Demour, Marc Jourdain et Quentin Barbet avaient vécu une aventure humaine intense, autour d’un petit coin de Terre de quelques 3000 hectares.

Un drame vieux de 66 ans avait ressurgi de l’ombre. Ses rameaux s’étaient enflammés comme touchés soudain par la magie de la foudre. Ils avaient tracé dans l’espace une ultime constellation incandescente, sulfureuse, éphémère. Comme un feu d’artifice qui clôture un évènement. Déjà dépassé. Presque oublié.

On était à demain.Tout ce qui avait été détruit, avait lutté pour se reconstruire, pour renaître, pour

continuer à vivre. La mémoire qui avait éclairé ce drame un bref instant allait définitivement s’éteindre avec les ultimes survivants. Les derniers soubresauts des passions s’étaient dilués dans l’éparpillement des cendres.

Les vivants avaient évoqué une dernière fois les morts.L’or maudit avait fini par rassembler des œuvres d’art.Cette alchimie sublimait les souffrances.Cette transmutation positive permettrait sans doute de passer à autre chose. De tourner

la page sans remords et sans plus de regrets. La folie des hommes qui ravageait sporadiquement leur Histoire était passée comme un tsunami, une tornade, un ouragan.

L’aube se levait toujours, cependant, sur un jour nouveau, depuis la nuit des temps…

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Auteure : Annie CHAZARD-NOBEL, née à Montmartre, le 5 février 1941.Chanteuse-guitariste auteur-compositeur depuis l’âge de 18 ans.

- A enregistré de nombreux albums (16 au total -dont le dernier en 2012)Tous disponibles en CD :voir son site officiel : http://www.annienobel.com

- A réalisé 32 vidéos en 2012/2013 sur diverses de ses chansons.Toutes publiques, en ligne sur YouTube. Lien direct sur son site.

- A écrit plusieurs romans, non publiés (voir son site)…par manque de patience dans les corrections... et d’acharnement dans la recherche d’un éditeur…Romans tous déposés, néanmoins, à la Société des Gens de Lettres.Compte écrire d’autres romans avec le même personnage de Durga Demour…

- A fait encore bien d’autres choses, à découvrir sur son site...dont une comédie musicale d’après le roman de René BARJAVEL :"La Nuit des Temps" (Éditions Presses de la Cité)

Adresse : 53, rue de la Libération 60530 Dieudonne.Téléphones : 03 44 26 75 11 & 06 87 68 89 73

- A pris le pseudonyme d’Annie NOBEL à l’âge de 18 ans.Nom sous lequel elle a toujours chanté, écrit, déposé à la SACEM et SDRM.

- A pris le pseudonyme de Balthazare CHAZARDpour différencier ses écrits romanesques de ses chansonsNE VOIT AUCUN INCONVÉNIENT À S’APPELER POUR ÊTRE PUBLIÉEIndifféremment… :

- Annie CHAZARD (de son vrai nom)- Annie NOBEL (de son 1er pseudo)

- Balthazare CHAZARD (de son 2ème pseudo)…

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