Le Livre Des Faits d'Arthur

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La c La c La c La cour ducale de Bretagne et la légende arthurienne our ducale de Bretagne et la légende arthurienne our ducale de Bretagne et la légende arthurienne our ducale de Bretagne et la légende arthurienne au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge Prolégomènes à Prolégomènes à Prolégomènes à Prolégomènes à une édition critique une édition critique une édition critique une édition critique des fragments du des fragments du des fragments du des fragments du Livre des faits d’Arthur Livre des faits d’Arthur Livre des faits d’Arthur Livre des faits d’Arthur La légende arthurienne a connu au Moyen Age un succès durable sur le continent, particulièrement en Bretagne où pas moins de quatre textes, trois en latin et un en français, se sont relayés pour en perpétuer localement le souvenir. Nous laisserons de côté le texte vernaculaire, intitulé Artus de Bretaigne 1 : conservé notamment par un manuscrit enluminé du XIV e siècle 2 , qui figurait déjà dans la Bibliothèque royale aux années 1530, cet ouvrage plusieurs fois réécrit, connu sous différents titres (Le Petit Artus de Bretaigne, Artus le Petit, Artus le Restoré ou encore Artus et Jehannette), eut un grand succès, comme l’attestent ses nombreuses éditions anciennes, ainsi que les allusions de Christine de Pisan et la traduction anglaise donnée vers 1500 par John Bourcier, lord Berners. L’auteur du texte initial, qui « faisait vraisemblablement partie de l’entourage du duc de Bretagne », a mis en scène Artus, le fils du duc Jehan — lui même présenté comme appartenant à la parenté de Lancelot du Lac — et de la fille du comte de Lancastre, transposition fantaisiste de la situation familiale du futur Arthur II 3 . Ce dernier s’est vu ainsi promu au rang de héros romanesque, voyageant jusqu’au château de l’Autre Monde, dans le cadre d’une intrigue marquée par des exploits chevaleresques extravagants et où « le rôle que jouent les enchantements est assez important », ce qui bien sûr explique en partie le succès durable de ce texte 4 . Les deux premiers textes du corpus en latin sont versifiés : une longue épopée de près de 5000 vers, les Gesta regum Britanniae 5 , qui paraphrase l’œuvre de Geoffroy de Monmouth ; et un texte aujourd’hui perdu, dont nous avons connaissance du titre français (Livre des faits d’Artur le Preux, autrement nommé le Grand 6 ) manifestement inspiré du latin 7 , grâce à Pierre Le Baud qui, dans la seconde version de son Histoire de Bretagne 8 , 1 S.V. Spilsbury, « On the Date and Authorship of Artus de Bretaigne », dans Romania, t. 94 (1973), p. 505- 522. 2 Ms Paris, BnF, fr. 761. 3 Béatrice, mariée au duc de Bretagne Jean II, était la sœur et non la fille du comte de Lancastre, Edmond Plantagenêt (1245-1296). 4 Dictionnaire des lettres françaises — Le Moyen Âge, nouvelle édition sous la direction de G. Hasenohr et M. Zink,, s.l., s.d. [Paris, 1992], p. 106. 5 The Historia Regum Britanniae of Geoffey of Monmouth, éd. N. Wright, tome 5 (Gesta Regum Britanniae), Cambridge, 1991. Une première édition de ce texte avait été donnée en 1862 à Bordeaux par Francisque- Michel : c’est celle qui a servi à F. Lot pour composer sa note sur « Guillaume de Rennes, auteur des Gesta regum Britanniae », dans Romania, 28 e année (1899), p. 329-333. Le ms. Valenciennes, BM, 792 (XIV e siècle), qui contient (ff. 54 v°-82) une copie des Gesta regum Britanniae attribuée (fallacieusement) à Alexandre Neckam, est désormais consultable en ligne. 6 Ce titre est parfois abrégé Livre des faits d’Artur le preux ou Livre des faits d’Artur le Grand, ou encore Livre des faits du roy Artur, ou bien tout simplement Livre d’Artur. 7 Un des interpolateurs du De Antiquitate Glastoniensis Ecclesiae, composé par Guillaume de Malmesbury, fait référence à un ouvrage intitulé Liber de gestis inclyti regis Arturi : voir E. Faral, La légende arthurienne. Études et documents. Première partie. Les plus anciens textes (3 tomes), Paris, 1929, t. 1, p. 301 ; mais ce titre pourrait plutôt désigner l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. 8 Histoire de Bretagne, avec les chroniques des maisons de Vitré, et de Laval par Pierre Le Baud, chantre et chanoine de l'eglise collegiale de Nostre-Dame de Laval, tresorier de la Magdelene de Vitré, conseiller &

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Le Livre des faits d'Arthur ; historiographie et littérature médiévales ; medieval historiography and literature ; Bretagne ; Brittany

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La cLa cLa cLa cour ducale de Bretagne et la légende arthurienneour ducale de Bretagne et la légende arthurienneour ducale de Bretagne et la légende arthurienneour ducale de Bretagne et la légende arthurienne au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge au bas Moyen Âge Prolégomènes àProlégomènes àProlégomènes àProlégomènes à une édition critique une édition critique une édition critique une édition critique des fragments du des fragments du des fragments du des fragments du Livre des faits d’ArthurLivre des faits d’ArthurLivre des faits d’ArthurLivre des faits d’Arthur

La légende arthurienne a connu au Moyen Age un succès durable sur le continent,

particulièrement en Bretagne où pas moins de quatre textes, trois en latin et un en français, se sont relayés pour en perpétuer localement le souvenir. Nous laisserons de côté le texte vernaculaire, intitulé Artus de Bretaigne1 : conservé notamment par un manuscrit enluminé du XIVe siècle2, qui figurait déjà dans la Bibliothèque royale aux années 1530, cet ouvrage plusieurs fois réécrit, connu sous différents titres (Le Petit Artus de Bretaigne, Artus le Petit, Artus le Restoré ou encore Artus et Jehannette), eut un grand succès, comme l’attestent ses nombreuses éditions anciennes, ainsi que les allusions de Christine de Pisan et la traduction anglaise donnée vers 1500 par John Bourcier, lord Berners. L’auteur du texte initial, qui « faisait vraisemblablement partie de l’entourage du duc de Bretagne », a mis en scène Artus, le fils du duc Jehan — lui même présenté comme appartenant à la parenté de Lancelot du Lac — et de la fille du comte de Lancastre, transposition fantaisiste de la situation familiale du futur Arthur II3. Ce dernier s’est vu ainsi promu au rang de héros romanesque, voyageant jusqu’au château de l’Autre Monde, dans le cadre d’une intrigue marquée par des exploits chevaleresques extravagants et où « le rôle que jouent les enchantements est assez important », ce qui bien sûr explique en partie le succès durable de ce texte4.

Les deux premiers textes du corpus en latin sont versifiés : une longue épopée de près de 5000 vers, les Gesta regum Britanniae5, qui paraphrase l’œuvre de Geoffroy de Monmouth ; et un texte aujourd’hui perdu, dont nous avons connaissance du titre français (Livre des faits d’Artur le Preux, autrement nommé le Grand6) manifestement inspiré du latin7, grâce à Pierre Le Baud qui, dans la seconde version de son Histoire de Bretagne8,

1 S.V. Spilsbury, « On the Date and Authorship of Artus de Bretaigne », dans Romania, t. 94 (1973), p. 505-

522. 2 Ms Paris, BnF, fr. 761. 3 Béatrice, mariée au duc de Bretagne Jean II, était la sœur et non la fille du comte de Lancastre, Edmond

Plantagenêt (1245-1296). 4 Dictionnaire des lettres françaises — Le Moyen Âge, nouvelle édition sous la direction de G. Hasenohr et

M. Zink,, s.l., s.d. [Paris, 1992], p. 106. 5 The Historia Regum Britanniae of Geoffey of Monmouth, éd. N. Wright, tome 5 (Gesta Regum Britanniae),

Cambridge, 1991. Une première édition de ce texte avait été donnée en 1862 à Bordeaux par Francisque-Michel : c’est celle qui a servi à F. Lot pour composer sa note sur « Guillaume de Rennes, auteur des Gesta regum Britanniae », dans Romania, 28e année (1899), p. 329-333. Le ms. Valenciennes, BM, 792 (XIVe siècle), qui contient (ff. 54 v°-82) une copie des Gesta regum Britanniae attribuée (fallacieusement) à Alexandre Neckam, est désormais consultable en ligne.

6 Ce titre est parfois abrégé Livre des faits d’Artur le preux ou Livre des faits d’Artur le Grand, ou encore Livre des faits du roy Artur, ou bien tout simplement Livre d’Artur.

7 Un des interpolateurs du De Antiquitate Glastoniensis Ecclesiae, composé par Guillaume de Malmesbury, fait référence à un ouvrage intitulé Liber de gestis inclyti regis Arturi : voir E. Faral, La légende arthurienne. Études et documents. Première partie. Les plus anciens textes (3 tomes), Paris, 1929, t. 1, p. 301 ; mais ce titre pourrait plutôt désigner l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth.

8 Histoire de Bretagne, avec les chroniques des maisons de Vitré, et de Laval par Pierre Le Baud, chantre et chanoine de l'eglise collegiale de Nostre-Dame de Laval, tresorier de la Magdelene de Vitré, conseiller &

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fait explicitement mention de ce texte à de nombreuses reprises et même le cite en plusieurs occasions, là encore en français9. Mentions et citations sont absentes de la première version de l’ouvrage de Le Baud10, ce qui laisse supposer qu’elles ont intégré la documentation de l’auteur dans l’intervalle de temps qui s’était écoulé entre les dates de composition de chacune des deux versions ; on a depuis retrouvé partiellement le texte latin correspondant à ces citations sous forme d’extraits qui figurent dans le carnet de notes d’un érudit breton de la fin du XVe siècle11, généralement attribué par la critique moderne à Le Baud lui-même12, même s’il est probable que le carnet en question contient des notes qui n’ont pas été prises par le vieil historien breton, mais par des collaborateurs attitrés ou occasionnels13. Au XVIIIe siècle et au XIXe siècle encore, ce carnet, longtemps conservé dans les archives du chapitre de Nantes, était le plus souvent désigné sous le titre de Vetus collectio manuscripta de rebus Britanniae, qui lui avait été donné par les bénédictins bretons.

Le troisième texte est écrit en prose : il s’agit de la compilation historique habituellement désignée Chronicon Briocense ou Chronique de Saint-Brieuc parce que le manuscrit qui la contenait était jadis conservé dans la bibliothèque du chapitre de Saint-Brieuc. L’identification du compilateur demeure encore discutée ; mais sa proximité avec les cercles les plus étroits du pouvoir ne fait pas de doute, comme en témoigne son accès aux différents fonds d’archives du duché14.

aumosnier d'Anne de Bretagne reine de France. Ensemble quelques autres traictez servans à la mesme histoire. Et un recueil armorial contenant par ordre alphabetique les armes & blazons de plusieurs anciennes masions de Bretagne. Comme aussi le nombre des duchez, principautez, marquisats, & comtez de cette province. Le tout nouvellement mis en lumiere, tiré de la bibliotheque de monseigneur le marquis de Molac, & à luy dedié: par le sieur d'Hozier, gentil-homme ordinaire de la Maison du roy, & chevalier de l'ordre de sainct Michel, Paris, 1638. Cet ouvrage est désormais consultable en ligne à l’adresse : http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=265

9 Ibidem, p. 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 50-51, 52, 53, 54, 55, 56, 57-58, 60, 61, 94. 10 Cronicques et ystoires des Bretons, par Pierre Le Baud ; publiées, d'après la première rédaction inédite,

avec des éclaircissements, des observations et des notes, par le Vte Charles de La Lande de Calan, Rennes, 4 vol., t. 1er, 1907 ; t. 2, 1910 ; t. 3, 1911 ; t. 4, 1922. La consultation de ces 4 volumes est désormais possible en ligne sur le site Gallica.

11 Ms. Rennes, ADIV, 1 F 1003, p. 187-190 et 195. 12 Déjà suggérée par A. de la Borderie, « L’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite

de saint Goëznou — Lettre à M. Th. Hersart de la Villemarqué, membre de l’Institut», dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 9 (1882), p. 227, n. 1, cette attribution a été entérinée par H. Guillotel, « A propos des cartulaires », dans Trésors des Bibliothèques de Bretagne [catalogue de l’exposition tenue au château des ducs de Rohan à Pontivy (15 juin-15 septembre 1989)], s.l., 1989, p. 47, n. 1, qui en fait l’honneur à Gw. Le Duc.

13 C’est dans ce contexte qu’il faut reprendre l’examen des allégations d’Albert Le Grand relatives au manuscrit traitant des antiquités du diocèse de Léon, dont l’hagiographe morlaisien attribue la paternité à un certain « Yves le Grand » et pour lequel il donne le terminus ante quem de 1472, en indiquant qu’il s’agissait peut-être de matériaux réunis pour servir à l’Histoire de Bretagne de Pierre Le Baud. Cette indication est donnée aux pages 491-492 de la première édition de la Vie des saints de la Bretagne armorique, Nantes, 1637, antérieure donc à l’édition de l’ouvrage de Le Baud par Pierre d’Hozier.

14 A.-Y. Bourgès, « A propos du Chronicon Briocense », dans La lettre des amis du Turnegouët, n°2 (mars 2007), p. 8-9. Le dernier état de la question figure dans l’ouvrage de M. Jones, Le premier inventaire du Trésor des chartes des ducs de Bretagne (1395) — Hervé Le Grant et les origines du Chronicon Briocense, s.l. [Rennes], 2007, p. 69-84.

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Le regretté Gwenaël Le Duc s’est beaucoup intéressé à ces vestiges continentaux de la littérature arthurienne : son édition (en collaboration avec C. Sterckx) du Chronicon Briocense, dont seul malheureusement le premier tome a paru15, lui a permis de mettre en évidence l’influence exercée sur cet ouvrage par l’Historia regum Britanniae, à laquelle le chroniqueur anonyme a emprunté des passages entiers ; de même Gw. Le Duc a consacré aux Gesta regum Britanniae une étude restée inédite, dans laquelle il montre que Cadioc, évêque de Vannes de 1236 à 1254, n’était pas le dédicataire de cet ouvrage, comme l’avait cru F. Lot16, mais bien son auteur. Cette découverte modifie en profondeur ce qu’on croyait savoir des circonstances dans lesquelles le poème fut composé, d’autant que le prélat avait été un proche du duc Jean le Roux, dont il baptisa le premier fils en 1238, avant de connaître de sérieuses difficultés avec ce prince qui le spolia en 1249 du temporel de son Église17. Enfin, Gw. Le Duc avait procédé à une transcription des extraits du Livre des faits d’Arthur18, tels qu’ils figurent dans ce que nous désignerons désormais comme le carnet de notes de Le Baud.

Le Chronicon Briocense — dont la partie proprement arthurienne est le plus souvent constituée par la reprise servile du texte de l’Historia regum Britanniae — est daté avec relativement de précision ; et il est patent que son auteur a eu connaissance du contenu des Gesta regum Britanniae19 et de celui du Livre des faits d’Arthur20 : l’époque de sa composition (de 1394 à 1416) constitue donc le terminus ad quem des deux autres textes. De plus, nous avons vu qu’il fallait situer l’époque de composition des Gesta regum Britanniae dans le second tiers du XIIIe siècle. Reste donc posée la question de la datation du Livre des faits d’Arthur.

L’Historia regum Britanniae et surtout les sources auxquelles a puisé Geoffroy de Monmouth ont longtemps l’objet de discussions passionnées entre spécialistes21 : un article

15 Gw. Le Duc et C. Sterckx, Chronicon Briocense. Chronique de Saint-Brieuc. Texte critique et traduction,

t. 1 (chapitres I à CIX), Paris-Rennes, 1972. 16 F. Lot, « Guillaume de Rennes, auteur des Gesta regum Britanniae », p. 330. 17 Gw. Le Duc, « Cadiocus vindicatus. Notes à propos de l’édition récente des Gesta regum Britanniae par M.

Neil Wright » (inédit). — Pour notre part, il nous semble qu’il s’agit là d’un éclairage nouveau sur la célèbre déploration concernant le sort de la Bretagne que les Galli foulent aux pieds : ces oppresseurs pourraient bien désigner le personnel ducal, très « français » en effet, que Jean le Roux avait hérité de son père, Pierre de Dreux.

18 C’est cette transcription (inédite) qui sera utilisée dans la présente étude : même si elle nous est apparue quelquefois fautive, nous avons choisie de la donner telle quelle, à la fois parce qu’elle nous a été confiée par Gwenaël en témoignage d’amitié et aussi parce qu’elle est pour l’instant la seule à notre connaissance, du moins dans son intégralité. Mme Louise Stephens de l’Université d’Ottawa travaille actuellement à une nouvelle transcription des fragments du Livre des faits d’Arthur et a bien voulu nous donner quelques commentaires avisés sur ce texte ; par ailleurs, nous avons également sollicité notre jeune collègue, Mme Armelle Le Huërou-Coulbeau, qui a relu la transcription de Gwenaël et nous a fait part de ses observations particulièrement qualifiées.

19 Gw. Le Duc et C. Sterckx, Chronicon Briocense, p. 196-197. 20 Ibidem, p. 140-141. 21 Dans une masse considérable de travaux divers, voir G. Minois, « Bretagne insulaire et Bretagne

armoricaine dans l'oeuvre de Geoffroy de Monmouth », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 58, (1981), p. 35-60, qui donne une courte bibliographie sur Geoffroy (n. 1, p. 36) et examine avec sérénité la question des sources utilisées par l’auteur de l’Historia regum Britanniae (p. 38-41).

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déjà ancien de Gw. Le Duc avait apporté en son temps un éclairage très intéressant sur cette question controversée en privilégiant l’hypothèse d’un archétype continental d’origine léonarde22 ; mais qu'il faille faire remonter au Xe siècle la mise au net de traditions historico-légendaires propres au Léon dont rendrait compte le Livre des faits d’Arthur ; que cet ouvrage puisse être identifié à ce que la Vie latine de saint Goëznou mentionne comme une Historia britannica et que cette dernière enfin soit l'une des sources probables de l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, voilà bien des conjectures qui ne se peuvent admettre sans une discussion, d'ailleurs appelée de ses voeux par leur promoteur, lequel a constaté à plusieurs reprises qu’elle n'avait pas véritablement eu lieu23.

Ce qui nous a été conservé du Livre des faits d’Arthur est précédé, dans le carnet de notes de Le Baud, par un texte également en vers qui sonne très nettement comme la dédicace de ce poème24. Or cette dédicace s'adresse sans conteste au duc Arthur II (1305-1312), dont le prestige tenait tout entier dans le nom25 et, pour A. de La Borderie, elle nous renseigne, non seulement sur l'époque de composition de l'oeuvre, le tout début du XIVe siècle, mais aussi « sur le but et les sentiments de son auteur »26. Cette opinion n'est évidemment pas celle de Gw. Le Duc qui situe la rédaction du Livre des faits d’Arthur « vers le début du Xe siècle »27 et se contente d’évoquer sa réutilisation par un poète léonard au début du XIVe siècle28 ; non plus que celle de L. Fleuriot qui conclut que « tout indique que la préface et l'arrangement en vers sont postérieurs à la rédaction du texte primitif »29, pour lequel il avait quant à lui retenu la fourchette chronologique 954-101230.

22 Gw. Le Duc, « L’Historia Britannica avant Geoffroy de Monmouth”, dans Annales de Bretagne, t. 79

(1972), n° 4, p 819-835. 23 Idem, « L'évêché mythique de Brest », dans Les débuts de l’organisation religieuse de la Bretagne

armoricaine, s.l. [Landévennec], 1994 (Britannia Monastica, 3), 1994, p. 193 ; « La Translation de saint Mathieu », dans Saint-Mathieu de Fine-Terre à travers les âges. Actes du colloque des 23-24 septembre 1994, s.l. [Brest-Plougonvelin], 1995, p. 53-56, et p. 67.

24 Ms. Rennes, arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 187. 25 Arthur, né en 1262, était le fils aîné de Jean II, duc de Bretagne et de Béatrice, elle-même fille du roi

Henry III d’Angleterre et d’Eléonore de Provence. Son oncle, le futur Edouard Ier (1239-1307) était passionné par la légende arthurienne et les plus récents travaux lui attribuent avec une grande probabilité la commande de la fameuse Table Ronde du château de Winchester : M. Biddle (et al.), King Arthur’s Round Table, s.l. [Woodbridge], 2000, notamment p. 360-375. En tout état de cause, il faut souligner le parallèle avec le premier duc Arthur (1187-1203), qui était le petit-fils du roi Henry II d’Angleterre, lequel fut le véritable promoteur du mythe arthurien dans sa dimension de propagande politique : A. Chauou, L’idéologie Plantagenêt — Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace Plantagenêt (XIIe– XIIIe siècles), Rennes, 2001, souligne (p. 229) que l’introduction du nom Arthur au sein de ce lignage, sensiblement à la même date que l’invention des reliques du roi mythique, « scellait de façon définitive la captation de l’héritage d’Arthur par les Plantagenêts » (et voir aussi p. 258-259).

26 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, Paris-Rennes, 1899, p. 388. 27 Gw. Le Duc, « l'Historia britannica avant Geoffroy de Monmouth », p. 825. 28 Ibidem, p. 833. 29 L. Fleuriot, dans J. Balcou et Y. le Gallo [dir.], Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, 2e éd., (3 t. en

1 vol.) Paris-Spézet, 1997, t. 1, p. 99. 30 Idem, Les origines de la Bretagne, Paris, 1980, p. 246.

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IIII La datation et les circonstances de la composition du La datation et les circonstances de la composition du La datation et les circonstances de la composition du La datation et les circonstances de la composition du LLLLivre des ivre des ivre des ivre des faits d’Arthurfaits d’Arthurfaits d’Arthurfaits d’Arthur ::::

É É É État de la questiontat de la questiontat de la questiontat de la question La bibliographie du Livre des faits d’Arthur est vite faite : en 1899, A. de la Borderie,

qui était entré vers 1850 en possession de la Vetus collectio dans des circonstances assez mal connues et peut-être même douteuses31, signale que ce recueil contient « environ 180 vers » d’un poème en latin — ces vers sont au nombre exact de 183, mais l’historien ne les compte pas précisément, faisant ainsi montre d’une désinvolture qui se retrouve en plusieurs occasions dans ses éditions de sources — « dont Le Baud a traduit un certain nombre en les attribuant à “l’auteur du Livre des faits d’Arthur”. Toutefois, dans ce qui nous en reste, il n’est point question du grand Arthur »32. Cependant, l’enfance armoricaine de ce dernier, à la cour du « célèbre duc Budic » 33, ainsi que ses exploits34, constituaient bien la matière de cet ouvrage, comme le rappelle la dédicace que le poète adresse au duc Arthur II.

A. de la Borderie a donné tout au long une traduction élégante, sinon absolument fidèle, de cette dédicace35, dont il souligne qu’elle porte la marque de l’influence de la Philippide de Guillaume le Breton ; l’historien fait d’ailleurs remarquer qu’une « note placée immédiatement après la dédicace traduite plus haut porte : “Celui qui a écrit les Gestes du roi Philippe [c'est-à-dire, Guillaume le Breton ou l’Armoricain, auteur de la Philippide] était archidiacre de Léon, de la paroisse de Ploabannoc [Plabennoc ou Plabennec], et fut ensuite évêque” »36. Nous verrons plus loin pourquoi et comment il convient peut-être d’intégrer la substance de cette note dans le poème lui même.

Ensuite il faut attendre presque trois quarts de siècle pour voir un chercheur montrer à

nouveau de l’intérêt à l’endroit du Livre des faits d’Arthur. Ce chercheur était alors un tout jeune homme passionné par la « matière de Bretagne » sous ses différentes formes d’expression littéraire : il s’agissait de Gw. Le Duc, dont la curiosité intellectuelle était presque sans bornes et l’enthousiasme débordant ; ainsi voulait-il reconnaître dans cet ouvrage la mise en forme versifiée d’un texte antérieur, qu’il n’hésitait pas, comme on l’a dit plus haut, à dater du début du Xe siècle. Toute cette démonstration, dont Gw. Le Duc

31 H. Guillotel, « La Borderie et les sources historiques », dans Bulletin et mémoires de la Société

archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. 106 (2002), p. 41-42 ; « Le poids historiographique de La Borderie », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 80 (2002), p. 358. Voir également P. Guigon, « Le bénédictin François Plaine et le “bénédictin laïque” Arthur de la Borderie : chronique d’une amitié enfuie », Ibidem, p. 369.

32 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 389. 33 Dux celeber justus Buzuidius horrifer armis/Nobilior mentis humilis mathurus apud quem/ Nutriti

doctique fide regione fuerunt/ Armorica pueri fratres Aurelius Uther/ Pendragon eventu patruus genitorque vereno/Arturi celebri (transcription Le Duc).

34 Scribenti faveas tanti certamina Regis/ Ex te constituas actorem carminis hujus/ Quod sibi prestabit tutelum nomen que verendum/ Arturi celebris ut tanto nomine libro/ Crescat honor que palam via tutior adsit eunti (transcription Le Duc).

35 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 388-389. 36 Ibidem, p. 390.

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avait fait bénéficier les membres du Congrès arthurien de Nantes en août 1972 — et qui constitue en quelque sorte le prolongement de l’édition en 1971 des fragments inédits de la Vie latine de saint Goëznou37 — est avant tout basée sur le postulat qu’un éventuel « prototexte » du Livre des faits d’Arthur aurait inspiré, sous le titre d’Historia Britannica, la vita, elle-même datée de 1019. Cette date, qui figure dans le carnet de notes de Le Baud38 — date d’ailleurs corrigée à deux reprises par son transcripteur39 et qui avait déjà fait autrefois l’objet de nombreuses critiques40 — a été par la suite de nouveau corrigée pour tenir compte de la problématique de la fondation de l’abbaye Saint-Mathieu-de-Fine-

37 Gw. Le Duc et C. Sterckx, « Les fragments inédits de la Vie de saint Goëznou », dans Annales de Bretagne,

t. 78 (1971), n° 2, p. 277-285, où il est notamment question (p. 281) de reliques de saint Mathieu ramenées de Salerne en Léon sept ans auparavant par l’évêque du lieu, un certain Eudon. Cette publication venait — enfin — compléter les trois éditions partielles successives données par A. de la Borderie : 1° « L’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint Goëznou », p. 228-233 ; 2° L’Historia Britonnum attribuée à Nennius et l’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth, Paris, 1883, p. 91-94 ; 3° « Prologue de la Vie de S. Goëznou écrite en 1019, faisant mention de Conan Mériadec », dans Histoire de Bretagne, t. 2, Rennes-Paris, 1898, p. 525-526. Toutefois le chanoine G. Carucci, dans son ouvrage Le lezioni del Breviario Salernitano intorno a S. Matteo, Salerno, 1897, p. 35, se réfère à une édition de la vita de saint « Suesnoveo » (sic) parue à Brest en 1884, dont il donne le passage suivant, qui constitue un indiscutable démarquage du fragment concerné de la vita de saint Goëznou et qui est pourtant absent, comme nous venons de le dire, des éditions antérieures de La Borderie : Civitas Ocismorum corpore B. Matthaei fuit longo tempore adornato, quod nunc Salerni habetur ; ante tamen septennium particulae corporis S. Matthaei, labore venerabilis Eudo, in nostram patriam sunt delatae. Nous ne sommes pas parvenu à identifier la source du chanoine Carucci.

38 Ms. Rennes, ADIV, 1 F 1003, p. 48. 39 Le transcripteur avait d’abord écrit millesimo nonagesimo nono puis, ayant rayé nonagesimo et ajouté

decimo, il a finalement adopté la leçon millesimo nono decimo : ses hésitations indiquent à tout le moins que le manuscrit sur lequel il travaillait devait présenter de sérieuses difficultés de lecture. Albert Le Grand donne lui aussi la date de 1019 ; mais comme cet auteur a consulté de nombreux manuscrits à la cathédrale de Nantes, où était alors conservée la vetus collectio et qu’il indique par ailleurs avoir vu des extraits historiques sur l’évêché de Léon, réunis au profit de Le Baud (cf. supra n. 13), son témoignage est probablement de seconde main ; d’ailleurs, il ne mentionne pas le lieu où il aurait pu consulter le manuscrit de la vita de saint Goëznou, avec cette date de 1019. Pour notre part, nous pensons avec H. Guillotel, que ce manuscrit portait initialement la date de 1199 (MCXCIX) et avait fait l’objet d’un grattage pour supprimer les deux chiffres CC (M.X.IX), afin de vieillir le texte de la vita de presque deux siècles. Et voir infra n. 42.

40 G. Paris, dans son compte rendu des deux mémoires successifs d’A. de la Borderie, dans Romania, 12e année (1883), p. 371-372, a le premier réagi aux assertions de l’érudit breton sur l’existence et la datation de cette Historia Britannica, mentionnée comme sa source par l’hagiographe de saint Goëznou, suivi un peu plus tard par E. Faral, La légende arthurienne, t. 1, p. 254, lequel s’est contenté de reprendre les arguments de son prédécesseur. J.S.P. Tatlock, « The Dates of the Arthurian Saints’ Legends », dans Speculum, t. 14 (1939), p. 361, a développé pour sa part des arguments de nature avant tout anthroponymique contre la datation haute de la vita de saint Goëznou, arguments repris dans The Legendary History of Britain, Berkeley-Los Angeles, 1950, p. 193-194, mais qui se sont révélés finalement moins forts qu’il n’y paraissait à première vue. En fait, il a surtout manqué à tous ces critiques d’avoir connu les autres fragments de la vita que La Borderie avait omis de publier lors de ses différentes éditions de ce texte en 1882, 1883 et 1898, sans doute à dessein car ces fragments inédits portaient en eux la contradiction interne dont son argumentation devait irrémédiablement pâtir, comme l’a bien montré H. Guillotel, « Le poids historiographique de La Borderie », p. 358-359.

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Terre41, ou de celle de l’arrivée sur place des reliques de l’Evangéliste42 ; mais quand bien même nous continuerions d’adopter une datation relativement haute, l’identification de l’Historia Britannica mentionnée dans la vita avec un éventuel « prototexte » du Livre des faits d’Arthur n’est absolument pas avérée et le poème dont nous avons quelques vestiges a été, pour sa part, incontestablement composé sous le règne du duc Arthur II, par un auteur dont la critique a souvent souligné les accointances léonardes. De telles accointances — qu’il s’agisse d’intérêts, d’amitiés ou d’allégeances — pourraient à elles seules expliquer la dépendance de ces vestiges à l’égard de la vita de saint Goëznou43, de même qu’à l’égard d’autres ouvrages de nature hagio-historiographique conservés localement ; il faut également avoir présent à l’esprit que les 183 vers en question ont peut-être été transcrits par Le Baud, ou par l’un de ses collaborateurs, mais en tout cas à son usage, précisément parce qu’ils étaient riches sur le Léon de renseignements inconnus par ailleurs44. Nous verrons pourtant que leur auteur n’était probablement pas originaire de ce terroir, ni de Basse Bretagne et qu’il faut peut-être même rechercher ses origines — horresco referens ! — hors du duché. Nous verrons aussi que des éléments de critique interne du texte obligent à abaisser le terminus a quo de sa composition dans le seconde moitié du XIIIe siècle au plus tôt ; ainsi, il est très probable que le poème ne constitue pas l’adaptation tardive d’un texte plus ancien, mais qu’il s’agit bien plutôt du Livre des faits d’Arthur lui-même.

____________________

41 B. Merdrignac, « Les “Breton” de S. Agata di Puglia et la date de la vita de saint Goueznou », dans Bulletin

de la Société archéologique du Finistère, t. 125 (1996), p. 283-285, donne quelques raisons en faveur de la date de 1090, tandis que J.-P. Soubigou, « Les origines de l’abbaye de Saint-Mathieu », Ibidem, p. 260, propose quant à lui la date de 1099, en conformité avec la date traditionnelle de la fondation du monastère, dans les toutes premières années du XIIe siècle.

42 H. Guillotel, « Les vicomtes de Léon sont-ils les fondateurs de l’abbaye de Saint-Mathieu ? », dans Saint-Mathieu de Fine-Terre à travers les âges. Colloque des 23 et 24 septembre 1994, s.l. [Brest], 1995, p. 140, propose pour la vita de saint Goëznou la date de 1199, ce qui permet de situer en 1192 la réception des reliques de saint Matthieu en Léon, comme le confirme implicitement l’exposé d’une charte donnée en 1206 par Hervé de Léon en faveur de l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre : « le premier des seigneurs léonnais de cette époque, je fus présent à la réception et à la vénération du chef sacrosaint du bienheureux Matthieu apôtre et évangéliste » (primus dominorum leonensium tunc temporis, receptioni ac venerationi sacrosancti capitis beati Mathaei apostoli et evangelista interfui). Une édition de cette charte a été donnée (avec traduction) par le chanoine A. Villacroux, dans Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque des 23-24 septembre 1994, p. 344-345.

43 Un manuscrit de cette vita était conservé vers la fin du XIVe siècle encore « à l’église de Langouesnou » (aujourd’hui la commune finistérienne de Gouesnou), comme il se voit dans Gw. Le Duc et C. Sterckx, Chronicon Briocense, p. 236 : [Conomerus] plurimas possessiones et franchisias religioso viro sancto Goueznovio et ejus ecclesiae in territorio Ocismorensi situati concessit et donavit ut plenius in legenda ipsius apud ecclesiam Landegoueznovii continetur.

44 Le déficit documentaire du Léon, aggravé par la destruction partielle du chartrier de Blain à la Révolution, était sans doute déjà une caractéristique locale à l’époque de Pierre Le Baud : il peut naturellement s’agir d’un « dommage collatéral » de la guerre de Succession de Bretagne, qui avait pris dans la région une tournure particulière avec, notamment, la durable occupation de Brest par les troupes anglaises et les destructions opérées à Saint-Pol-de-Léon ; mais d’autres conflits avaient précédemment ensanglanté le territoire de la vicomté, sous la tutelle Plantagenêt, sous l’administration de Pierre de Dreux et même encore sous le règne de Jean le Roux.

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En tout cas, sorti de l’ombre dans laquelle il était tenu depuis plusieurs décennies, le Livre des faits d’Arthur devait connaître par la suite et jusqu’à aujourd’hui un certain succès littéraire, dont il doit tout, ou presque, à Gw. Le Duc. Au premier rang des chercheurs qui ont examiné cet ouvrage — évoqué les possibles circonstances de sa composition, les relations qu’il entretient avec des textes de nature hagiographique comme la vita de saint Goëznou ou la Translation de saint Mathieu, mais aussi la légende de sainte Ursule et des onze mille Vierges, de même que ses rapports plus ou moins étroits avec l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth — figure L. Fleuriot45 qui, à l’époque des premiers travaux publiés sur ces questions par Gw. Le Duc, était le maître de ce dernier et entretenait avec lui des relations marquées au coin de l’estime et de l’amitié, dont témoigne la préface de l’édition du Chronicon Briocense en 1972 : L. Fleuriot y fait état du « réel courage » dont font preuve les éditeurs, « M. Gwenaël Le Duc, élève professeur à l’Université de Haute-Bretagne » et « M. Claude Sterckx, aspirant au Fonds belge de la Recherche Scientifique » ; il indique que, depuis les deux dernières années, il a eu l’occasion d’avoir avec eux « de nombreux échanges de vues sur les problèmes de toutes sortes posés par ce texte »46. Enfin, il souligne « le mérite des deux jeunes chercheurs qui ont entrepris ce travail. L’un a dix-neuf ans [il s’agit de Gw. Le Duc], l’autre vingt-six »47.

En 1980, L. Fleuriot fait paraître l’ouvrage qui allait le signaler comme le rénovateur des études historiques bretonnes, surtout en ce qui concerne les origines de la Bretagne : parmi les sources de cet ouvrage figure le Livre des faits d’Arthur, dont, après l’avoir daté (de la seconde moitié du Xe siècle), L. Fleuriot donne un rapide résumé, puis renvoie à ses notices « sur la Translatio sancti Matthaei, sur la légende de sainte Ursule, la vie de saint Goueznou », tout en indiquant que « nous avons dans ce fragment, qui représente l’état ancien de beaucoup de légendes, et peut-être quelques détails historiques, une des sources de Geoffroy de Monmouth »48. Le talent et les intuitions souvent salutaires de L. Fleuriot furent dûment salués49 ; mais presque aussitôt, il lui fallut répondre à des critiques assez sévères, notamment celles formulées par H. Guillotel, qui proposait avec des arguments particulièrement convaincants d’abaisser l’époque de la composition de la vita de saint Goëznou à la seconde moitié du XIIe siècle50. Cette critique était d’autant moins anodine

45 L. Fleuriot, « Sur trois textes bretons, en latin, du Xe et du début du XIe siècle. Leur date, leur contenu et

les sources de Geoffroy de Monmouth », dans Archéologie en Bretagne, n° 27 (3e trimestre 1980), p. 16-27 ; « Sur quatre textes bretons en latin, le Liber vetustissimus de Geoffroy de Monmouth et le séjour de Taliésin en Bretagne », dans Études celtiques, t. 18 (1981), p. 197-213.

46 Gw. Le Duc et C. Sterckx, Chronicon Briocense, p. 9. 47 Ibidem, p. 14. 48 L. Fleuriot, Les origines de la Bretagne, p. 245-246. 49 Bretagne et pays celtiques : Langue, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot

(1923-1987), Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 21-22. 50 Voir son compte rendu de l’ouvrage de L. Fleuriot sur Les origines de la Bretagne, dans Mémoires de la

société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 58 (1981) et plus particulièrement ce qui se rapporte à la vita de saint Goëznou, p. 355-356. La démarche de critique du texte à laquelle a procédé H. Guillotel est partiellement rapportée dans son article plus tardif sur « Le poids historiographique de La Borderie », p. 358 : « La lecture du passage [dans « Les fragments inédits de la Vie de saint Goëznou », p. 280] précisant que les reliques de saint Mélar étaient conservées à Meaux à l’abbaye du Chage nous avait immédiatement persuadé que le texte ne pouvait pas dater de 1019 puisque ce monastère de chanoines réguliers n’a été fondé qu’en 1135 » ; mais, comme il l’a écrit dans son compte rendu, le travail de critique interne auquel

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que la date de cette vita avait servi de pivot à la datation du Livre des faits d’Arthur : c’est pourquoi, dès 1982, L. Fleuriot faisait paraître dans les Etudes celtiques une nouvelle justification de la date « obstinée » de 1019 pour ce qui est de la composition de la vita de saint Goëznou et proposait de reconnaître dans les fragments conservés du Livre des faits d’Arthur les vestiges de la transposition versifiée tardive d’un texte « que Gwenaël Le Duc a eu raison de placer au Xe siècle pour des raisons multiples », à l’instar de ce qui s’est passé avec les Gesta regum Britanniae qui sont, quant à eux, le résultat de « la mise en vers, entre 1236 et 1254, d’un texte écrit vers 1135 » 51.

Un autre ouvrage allait définitivement consacrer le renom d’historien de L. Fleuriot : il s’agit d’une véritable somme en trois tomes, œuvre collective qui ambitionnait de donner enfin une Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne. Le premier tome (environ 400 pages) intitulé « Héritage celtique et captation française » est très largement sorti de la plume de L. Fleuriot pour tout ce qui concerne là encore les origines de la Bretagne (une centaine de pages au total) ; mais cette contribution remarquable, qui donne une nouvelle fois sa place au Livre des faits d’Arthur52, est malheureusement posthume, car la première édition de l’Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne a été donnée en 1987, l’année même de la mort de L. Fleuriot.

____________________ Nous souhaitons à notre tour faire aujourd'hui quelques observations relatives à la

datation du Livre des faits d’Arthur , observations tendant à souligner combien le texte en question est fondamentalement tributaire d’un certain nombre de sources tardives, que nous essaierons de reconnaître ; et comment l’époque même de la composition de cet ouvrage — et non pas simplement celle d’un remaniement versifié — peut être effectivement rapportée avec assez de probabilité au règne du duc Arthur II (1305-1312).

Quand nous aurons ainsi établi, ou plutôt confirmé, quelle est la position chronologique du Livre des faits d’Arthur dans le corpus littéraire arthurien en latin de la Bretagne continentale au Moyen Age — à la seconde place, venant après les Gesta regum Britannia, mais antérieur au Chronicon Briocense — nous nous efforcerons d’identifier l’auteur et de déterminer les circonstances dans lesquelles celui-ci a travaillé.

Mais préalablement, il nous faut donner les grandes lignes de ce qui nous reste du Livre des faits d’Arthur et baliser ainsi le terrain d’une éventuelle édition de ces vestiges.

H. Guillotel s’était livré et qui avait abouti à donner toute sa place à Eudon, évêque de Léon présent au troisième concile de Latran, a surtout mis en évidence que « le véritable intérêt de la vie de saint Goueznou est de donner une indication sur l’application de la réforme ecclésiastique dans l’évêché de Saint-Pol-de-Léon ».

51 L. Fleuriot, « The studborn date of 1019 », dans Études celtiques,, t. 19 (1982), p. 271-274 ; « L’Historia Brittonum versificata », Ibidem, p. 270-271.

52 Idem, dans J. Balcou et Y. le Gallo [dir.], Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, p. 99-100.

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IIIIIIII La source principaleLa source principaleLa source principaleLa source principale : Pierre Le Baud: Pierre Le Baud: Pierre Le Baud: Pierre Le Baud

Tout projet d’édition du Livre des faits d’Arthur nous semble devoir être bâti en

prenant pour fil conducteur l’ouvrage de Pierre Le Baud53 dont la seconde version contient, comme nous l’avons dit, un certain nombre de mentions de ce texte, lequel n’est d’ailleurs plus connu que par ce qu’en rapporte le vieil historien breton54 et par les 183 vers latins qui, outre la dédicace du poème, sont rapportés dans son carnet de notes.

Dans 17 cas, les mentions qui figurent dans l’Histoire de Bretagne de Le Baud se rapportent à des citations explicites du texte du Livre, mais sous forme de paraphrases en français ; 7 de ces citations (dont une dédoublée) sont encore largement reconnaissables dans les vers latins conservés.

1. — (p. 34) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de la succession d’Octavius et du conflit entre Maxime et Conan Mériadec.

2. — Citation de l’auteur du Livre au sujet de « Conan, qui estoit cousin de la

roine de Bretagne et associé à Maxime par nœud d’amour indissoluble, le suivit avec la juvente des Bretons ». Le texte évoque ensuite comment « Maxime, aidé par le vent d’Aquilon, avec grande et superbe congrégation de navire, s’addressa à l’entrée du païs de Létanie où il appliqua à un havre nommé le port Chauveux » (…Quem leta juventus/ et sequitur Britonum. Conanus belliger ipsis/ associatus erat, nexu religatus amico/ Regine cognatus erat, pre nobilis ortu/ Maximus interea gressus Aquilone benig<n>o/ Dirigit ad portum calvosum classe superba/ ap<p>licat introitu patrie Letavia nomine) ; puis le duc d’Albion, c’est-à-dire Maxime, fait une guerre sauvage à « la gent gallicque « pour « acquerir le royaume armorican », conflit qui connaît une issue tragique : « En la parfin les Bretons bataillans constantement d’illacererent par vorage de fer quinze mil Gaulois qui cheurent là tous ensemble avec leur duc Imbaltus et s’enfuirent les autres, delaissans leurs femmes et leurs enfans, qui pour leur trop grande jeunesse ne se pouvoient mouvoir ne departir » (Dilacerant tandem Britones constenter [sic] agentes/ Milia Gallorum ter quinque voragine ferri/ tot secidere simul et dux Vurbaldus eorum/ Diffugiunt alii mulieribus ante relictis/ Cum primis si quos infancia reddit inermes).

53 C’est la méthode suivie par R. Merlet pour son édition de La Chronique de Nantes, Paris, 1896, qui offre

ainsi au lecteur « une restitution aussi ingénieuse dans son procédé que solide et concluante dans son résultat » (CR par A. de la Borderie, dans Annales de Bretagne, janvier 1897, et t.-à-p., p. 6).

54 J.-C. Cassard a consacré une très stimulante étude à « Un historien au travail : Pierre Le Baud », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 62, (1985), p. 67-97. On trouvera dans ce travail de nombreuses raisons d’utiliser le matériel rassemblé par Le Baud : « la masse documentaire ainsi tirée de l’ombre est considérable et se retrouve, mise en français, dans le texte de l’Histoire : le moindre de ses intérêts n’est-il pas précisément que plusieurs originaux ont disparu depuis le XVe siècle et que leur souvenir même aurait été effacé sans le souci qu’en eut l’aumônier de la reine Anne ? » C’est en particulier le cas du Livre des faits d’Arthur.

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Ce passage correspond aux vers 1-33 : il faut souligner combien la prose de Le Baud s’efforce de rendre, non sans efficacité55 mais au prix évidemment d’une certaine « verbosité »56, le tour poétique du Livre, en serrant de près le texte latin, ce qui n’exclut pas quelques approximations57.

La localisation du port Chauveux est restée longtemps problématique ; mais il est incontestablement situé en Léon — car nous verrons au § 6 que Letavia ou plutôt Letania est synonyme de Legiona — et orienté au soleil couchant, ce qui donne au poète l’occasion de nous parler de croyances locales : Nam post quem rite diurnum/ Sol complevit opus, illic recubare videtur/ Indigenis quamvis longe pertransseat ultra, ce que Le Baud traduit « car après que le soleil a fait son cours journal, il semble qu’il se couche en ce lieu, combien qu’il passe outre bien loin ». Récemment B. Tanguy a reconnu dans portus calvosus l’équivalent latin du toponyme Porz Moalleuc, havre localisé au XVe siècle à Plouguerneau58, au sein du « complexe portuaire » local59, et qu’il faut peut-être identifier avec le mouillage de Porz-Malo60, pour lequel on dispose d’une prononciation traditionnelle Porz-Malog : cependant, « si la disparition de la diphtongue ne soulève pas de difficulté phonétique, la chute de la consonne finale pose problème, à moins de supposer une attraction paronymique avec le nom de saint Malo »61. Pour notre part, nous sommes tenté de mettre en rapport ce nom de *Moalog, alias Malog, avec celui de Malot (recte : Maloc), personnage qui figure dans la vita composite de saint Hoarvé (Hervé)62 : au § 4, Commor et Hoarvian, en route vers un port de la Domnonée, ont apparemment dépassé l’actuelle bourgade de Lesneven quand ils rencontrent Rivanone à proximité du village de Lannuchen63 ; la jeune fille leur déclare habiter avec son frère, qui est aussi son tuteur. Pour que ce dernier donne son consentement au mariage de sa soeur, on le fait venir chez *Maloc, dont la demeure est le gîte d’étape (ultime ?) de Hoarvian avant son embarquement pour la Grande-Bretagne ; là est célébré le mariage entre Hoarvian et Rivanone et aussitôt consommée leur union64, en un lieu qu’il convient

55 Dans son CR de l’édition de La Chronique de Nantes, A. de la Borderie souligne « la scrupuleuse fidélité

des traductions » de Le Baud. R. Merlet, op. cit., p. xii, écrit : « Quand on considère avec quelle exactitude il a reproduit les œuvres que nous connaissons d’ailleurs, on est tenté d’accorder à ses traductions d’annales perdues une confiance approchante de celle qu’on aurait pour les originaux eux-mêmes. Le Baud a en outre constamment indiqué à quelles sources il empruntait son récit ».

56 B. Guénée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1980, p. 29. 57 On en verra un exemple au n° 8, avec une traduction très hasardeuse de volant[i]um par « voleurs », dans

un contexte où il s’agit en fait de chasseurs d’oiseaux. 58 B. Tanguy, « Et Maxime débarqua à Portus Calvosus… Quelques réflexions sur la géographie de

l’émigration bretonne en Léon, d’après le Livre des faits d’Arthur et la Legenda sancti Goeznovei », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 127 (1998), p. 238.

59 L’histoire de ce « complexe portuaire » reste à faire : ainsi, en ce qui concerne le port de Lilia, il faut notamment prendre en compte la présence d’une importante voie antique qui, depuis Carhaix, aboutissait aux environs du Castelac’h, retranchement fortifié littoral.

60 Déjà signalé par J. Cambry, Voyage dans le Finistère, t. 2, Paris (An VII de la République française), p. 55-56 : « A trois quarts de lieues [sic], à l’ouest du Correjou, est encore un petit port nommé Port-Malo ; il n’est ni fréquenté, ni défendu : les Anglais, dans la guerre dernière, descendirent à l’île Vierge, à l’entrée de ce port ; ils y tuèrent des vaches, des jumens [sic], des génisses que l’on faisait engraisser sur cette île ».

61 B. Tanguy, « Et Maxime débarqua à Portus Calvosus… », p. 239. 62 Le texte de cette vita a été édité par A. de La Borderie, « Saint Hervé. Vie latine ancienne et inédite

publiée avec notes et commentaire historique », dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29 (1891), p. 256-274.

63 B. Tanguy, Saint Hervé. Vie et Culte, s.l. [Tréflévénez], 1990, p. 47. 64 A. de la Borderie, « Saint Hervé », p. 257 : Perrectum est igitur ad Rigurium fratrem puellulae, qui

adductus est ad domum Maloti, [ms. p. 860] ubi praefectus cum suis satellitibus ea nocte hospitabatur.

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donc de situer entre Lannuchen et la côte, dans la presqu’île de Plouguerneau, car c’est dans ces parages que le jeune Hoarvé recevra plus tard sa formation, à Lannerchen65, auprès du prêtre Harzian (§ 10).

3. — (p. 36) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de la prise de Rennes et de la soumission de la ville par Maxime et Conan. En fait, les vers 34-35 attribuent cette action au seul Maxime : Inde ineat Redonum Britannibus subjugat urbem/ A patriam totam Gallorum plebe retecta.

4. — (p. 37-38) Citation de l’auteur du Livre rapportant que « Maxime que en

l’endroit qu’il appelle Leonides, pource qu’il estoit fils de Leonius, posseda la terre jusques au fleuve de Coaynon, qui nasquit pres Foulgeres d’un costé, et de l’autre part jusques au cours de Loire et outre bien loing » (Post quam Leonides terram possedit a diis/ Filcherias nascens unde defluit unda Coenni/ Ex uno latere nec non et aducet fluentum/ Navigeri Ligeris longe distentis ultra). Puis vint, avec l’hiver, la colonisation du pays conquis et l’encadrement de ses populations : à cet effet, « Maxime manda que d’Albion luy fussent envoyez cent mil hommes de la gent plebeienne et trante mil nobles qui deffendissent le païs et eux » (Mandat ab Albidia sibi centum milia micti/ Gentis plebane, nec non triginta virorum/ Nobilium patriam qui tutarentur eadem). Enfin, « regardant celle terre opulente, pleine et fructifere, et presque toute ceinte et environnee de mer, il y ordonna églises et y disposa barons ausquels il donna les citez et les remunera de plusieurs riches, amples et larges dons. Il donna aussi aux chevaliers terres, villes et chasteaux. Puis apres resigna et delaissa le pays et le peuple armoricain à Conan Meriadoch, auquel il en laissa la seigneurie. Et ordonna par Edit que celuy pays fust délors en avant appelé Bretagne » (rex ita conspiciens opulentum nobile planum/ Fructiferumque solum quam circiter equore cinctum/ Ordinat ecclesias, proceres disponit et urbes/ Elargitur eis, donis que remunetur amplis/ Militibus terras, villas et castra rependit/ Conanumque ducem facit hinc omnemque ducatum/ Armoricum confert, ipsum dominum que relinquit/ Armorici populi patriamque resignat eidem/ Et facit edicto patria Britania dici).

Ce passage correspond aux vers 36-64 : là encore, la paraphrase française de Le Baud est assez fidèle au texte latin, dont elle suit le développement parfois sinueux. Notons au passage l’incise relative au fait qu’en cet endroit, l’auteur du Livre, parlant de Maxime, « l’appelle Leonides, pource qu’il estoit fils de Leonius », explication qui ne figure pas dans la source mais que Le Baud a cru bon de donner pour ne pas égarer son lecteur ; c’est également sous ce nom que Maxime est désigné dans la dédicace du poème66.

La leçon retenue pour le nom de Fougères se trouve dès 1189 (de Filgueriis) et encore en 1230 (de Filgeriis) : elle est régulièrement venue de filicaria ; quant au Couesnon, dont le nom figure avec celui de la Sélune dans la Chanson d’Aiquin, comme étant ceux des « deux rivières qui

Rigurius vero, accepta consilio patris familias Maloti.... cognita sponsi ingenuitate, [quod] petebatur unanimiter concessit. Parata ergo supra eos sacerdotali benedictione, ambo virgines concubuerunt.

65 B. Tanguy, Saint Hervé. Vie et Culte, p. 61. 66 Qualiter armiferi Britannia paruit olim/Utrique Leonide… (transcription Le Duc)

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portent les donjons séparant les Normands des Bretons »67, la forme donnée ici (au génitif) renvoie au latin coenum, qui signifie « fange ». Le Couesnon prend sa source à quelque distance de Fougères, mais l’on ne peut pas vraiment dire que l’auteur du Livre a commis une erreur puisqu’il s’agissair pour lui de rendre compte de la frontière bretonne, dont Fougères et sa baronnie ont constitué au Moyen Âge un des glacis ; en revanche, une description de la ville et de son château l’eût obligé à mentionner le Nançon, sous peine d’être taxé d’ignorance de la topographie locale.

5. — (p. 38) Nouvelle citation du Livre : Maxime (que le poète continue de

son côté à nommer Leonides) « tendit à la cité de Rome accompagné de la juvente de Bretagne et passa Meuse et le Rin jusques à Treves, où il colloqua le throsne de son empire et subjuga les Allemans », ce qui correspond aux vers 65-67 (Postea Leonides Romanam tendit ad urbem/ Quem Britonum Gallecta cohors electa juventus/ Insequitur transit Mosam Renumque superbos) et aux vers 73-74 (Letus ait Treveros et tronumque locavit idem/ Hostibus invitis, Alemannos sub juga, slavos/ Cogit).

Ce passage a fait l’objet d’une assez sévère contraction par Le Baud : celui-ci omet en particulier les vers 68-72, qui évoquent le transfert du siège épiscopal de Maastricht à Liège, suite à l’assassinat de saint Lambert ; de même, Le Baud n’a pas vraiment utilisé le matériau contenu dans les vers 75-79, au sujet des empereurs Gratien et Valentinien, car il se contente de dire que l’action de Maxime aboutit à ce « qu’il tua l’un en Gaule et l’autre chassa d’Italie ».

Le dossier hagiographique de saint Lambert contient de nombreux textes, de même que celui de son disciple et successeur, saint Hubert, qui organisa le retour des reliques de son maître depuis Maastricht jusqu’à Liège, lieu du martyre de saint Lambert ; c’est dans l’un des ces ouvrages que l’auteur du Livre a trouvé ses informations relatives à « Maastricht privée de pontife » (Et pontificii privatum jure Trajectum), informations dont il fait d’abord l’annonce (Quod sibi continens) avant de les exposer : scelerosa cede beati/ Presumpsere sui Lamberti presulis ausu/ Perdere magnanimo propter quod pristina sedes/ Leodii translata fuit statuta perennum.

6. — (p. 39-40) Citant à nouveau « l’autheur du livre des faits d’Artur le Grand

», Le Baud décrit ensuite la normalisation de la situation en Armorique, où « les Gaulois irritoient Conan Meriadoch et contrarioient la terre armoricane aux Bretons par batailles et occisions » (Interea Galli Conanum marte lacestunt [sic]/ Armoricumque solum bellis et funere multo/Impugnant gravibus et densant ictibus ictus) ; après avoir chassé les Gaulois, Conan organisa le pays, en particulier « si alla à la province jadis appellee Letanie, qui après fut dite Leonie, lequel nom elle tira de la cité des Legions, et edifia villes et chasteaux, lesquels il garnit de murs ; mais tout premierement construisit un noble chastel en la fin du peuple que la langue britannique appelle Ploecolin [correcte : Ploecolm68], jouxte le fleuve de Guillidon, lequel il entrerompts jusques à la moitié ; et est ce chastel

67 « Et passerent Seüne et sesirent Coaynon/ Ce sont doux aeves qui portent le dongeon/ Entre ly Normens et

ly Breton » : Le roman d'Aquin ou La conquête de la Bretaigne par le Roy Charlemaigne : chanson de geste du XIIe siècle publiée par F. Jouon Des Longrais, Nantes, 1880, p. 4, v. 45-47. L’éditeur suggère de reconnaître dans ces donjons les fameuses Tours Brettes dont fait mention B. D’Argentré dans son Histoire de Bretagne.

68 Cette correction figure dans l’Erratum de l’édition de 1638.

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encores de son nom appelé le Chastel Meriadoch » (Hinc habiit in terram cujus Letavia quondam/ Nomen erat, post hec Legiona tempore multo/ Dicta, trahens illud nomen Legionis ab Urbe/ Edificat villam, struit opida, menia munit/ At cum in primis castellum nobile quoddam/ Construit in fine plebis quam vestra Columbe/lingua vocat plebem, juxta Guilidonis, amenum/ Flumen semirutum castellum Meriadochi/ appelatur ad huc de nomine). Au passage, l’auteur du Livre nous gratifie d’un historique de la cité des Légions, laquelle « fut en premier langage nommée Occismorense, qui signifie hastive » (Urbs Ocismorum, velox ydyomate xristo/ Dicebatur) : c’est l’occasion pour lui de décrire « le fleuve d’Ilorne, environné de bois et de forests, habondant en saulmons » (NemorosusYlorna/ Et salmone ferax) et surtout sa partie maritime dont il précise que les indigènes l’appellent « Mungul, qui sonne en gaulois gueule de mer » (Appellatur nomine Mungul/ Indigene sonat hec “pelagie gula tocius orbis”) ; puis, nous l’écrivain nous indique que cette cité des Légions « fut appellee Brest sur Caprelle et privee de l’honneur de son premier nom et en partie aussi de son diocese, qui encore est nommee Leonie » (Et privata sui pre nominis urbis honore/ Bresta super fluv<i>um fuit appellata Caprellam/ Nominis ex parte privata diocesis ipsa/ Post ea decrevit sortita Leonia nomen).

Ce long passage correspond aux vers 80-138, dont la parenté avec le contenu des fragments de la vita de saint Goëznou est manifeste et déjà soulignée par Le Baud69 : outre les différents avatars de la « cité des Légions », qui figurent dans les fragments conservés de la vita70, l’hagiographe indiquait lui aussi que la Letanie71 devait être identifiée avec le seul Léon72, indication qui figure également dans la vita de saint Goulven73, mais aussi dans ce qui subsiste de celle de saint Ténénan74, et permet avec quelques autres éléments de nature stylistique de

69 P. Le Baud, Histoire de Bretagne, p. 40. 70 Gw. Le Duc et C. Sterckx, « Les fragments inédits de la Vie de saint Goëznou », p. 279-280. 71 Cette forme résulte d'une mauvaise lecture de Letavia, déjà donné comme synonyme d'Armorica par

Robert de Torigni pour désigner la minor Britannia (...) ... quae antiquitus Letavia sive Armorica vocata est (Chronique de Robert de Torigni... publiée par L. Delisle, t. 1, Rouen, 1872, p. 12). Il est au demeurant extrêmement difficile, compte tenu de l’habituelle confusion -u-/-n-, de contrôler si les manuscrits des différents ouvrages où apparaît ce nom ont bien transmis, pour chaque occurrence, la leçon correcte : il nous semble en tout cas que les fragments du Livre des faits d’Arthur dans le cahier de notes qui les a conservés contiennent la forme Letania ; mais la transcription Le Duc donne partout la leçon Letavia.

72 P. Le Baud, Histoire de Bretagne, p. 50 : «…la moindre Bretagne, qui lors estoit appellee Armoricque ou Letavie (recte : Letanie), combien que selon les legendes de sainct Goueznou, sainct Golvin et autres, Letavie (recte : Letanie) estoit seulement la province de Leonie (…)». — L’hypercorrection de Létavie en Létanie figure expressément dans l’Erratum de l’édition de 1638.

73 A. de la Borderie, « Saint Goulven — Texte de sa Vie latine ancienne et inédite — avec notes et commentaire historique », dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29 (1891), p. 220 : Cum igitur quadam vice, navigio adducti, Letaniam (quae nunc est Leonia) in manu valida intravissent…(…). Le passage concerne une incursion de Scandinaves désignés par l’hagiographe piratae Daci et Normani.

74 Ms Paris, BnF, fr. 22321, p. 723 : Contigit interea cathedralem ecclesiam Letaniae quae nunc est Leonia suo viduari patrono…(…). Le passage concerne l’élévation à l’épiscopat de saint Ténénan à qui l’hagiographe dans ce passage donne le nom de Tinidorus. — Voir infra n. 80 où il est question de l’ermitage de Ténénan appelé « en mémoire de lui » Lantinidor : il ne s’agit pas de Landerneau, comme certains l’ont cru, mais d’un endroit situé un peu plus en aval de l’Elorn, sur le territoire de Guipavas. A. Le Grand semble

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reconnaître dans ces trois textes les œuvres d’un même auteur, passionné d’étymologie bretonne.

La leçon défectueuse Ploecolin pour Plougoulm, donnée par Le Baud, est également celle retenue par Bertrand d’Argentré (Ploecelin)75, qui l’a certainement lue sur le manuscrit de son grand oncle. Pierre D’Hozier a rectifié en Ploecolm dans l’Erratum de son édition ; mais cette correction a échappé au P. Toussaint de Saint-Luc qui du coup, dans son Histoire de Conan Mériadec, parue en 1664 76, identifie ce lieu avec la « paroisse de Plourin dans le bas Léon » et signale, sur la base d’informations manifestement erronées, que se voient encore sur place les ruines de ce château « appelé Meriadec, du surnom de ce prince »77. En fait, il faut probablement identifier le lieu appelé castrum Meriadoci, ainsi que le nomme l’hagiographe de saint Goëznou78, avec le toponyme Kermeriadec en Treflaouenan, commune effectivement limitrophe de celle de Plougoulm79, même si le village actuel ne se situe pas précisément à leurs

identifier (avec raison) Lantinidor avec Ilis-Goelet-Forest (aujourd’hui la Forêt-Landerneau), alors prieuré de Saint-Mathieu de Fine-Terre.

75 A. de la Borderie, « Histoire de Conan Mériadec du Père Toussaint de Saint-Luc », dans Bulletin archéologique de l’Association Bretonne, 20e session (1877), p. 187.

76 Ibidem, p. 117-184. 77 Ibid., p. 157 ; voir aussi p. 131 et 170-171. — Cette identification fallacieuse a perduré et dans son ouvrage

sur Les fortifications médiévales du Finistère. Mottes, enceintes et châteaux, s.l., s.d. [Rennes, 1997], p. 49, P. Kernévez mentionne, en citant B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes, paroisses et trèves du Finistère, Douarnenez, 1990, p. 44, l’existence à Brélès, ancienne trève de Plourin, d’un ouvrage fortifié disparu, connu sous le nom de Castel Meriadec, qui aurait été situé au pied de la hauteur, au bord de l’Aber-Ildut ; mais force est de constater qu’il n’existe aucun vestige de ce prétendu « château ».

78 A. de la Borderie, « L’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint Goëznou », p. 228 : Cujus [il s’agit de Conan Mériadec] prima sedes fuit juxta fluvium Guilidonam in finibus Plebis Columbe, in loco qui adhuc dicitur Castrum Meriadoci. Notons que l’hagiographe ne mentionne pas explicitement un château, mais simplement une demeure, située « au lieu qui s’appelle encore Castrum Meriadoci » (voir note suivante).

79 Kermeriadec est attesté sous cette forme dès 1592 (A. Deshayes, Dictionnaire topographique du Finistère, Spézet, 2003, p. 355) ; or, c’est l’exacte traduction de Castrum Meriadoci, lieu-dit mentionné par l’hagiographe de saint Goëznou (voir note précédente). Rien ne paraît subsister d’une éventuelle forteresse ; mais, comme on vient de le voir, ce château aurait été à demi ruiné déjà à l’époque où travaillait l’auteur du Livre, ce qui permettait à l’écrivain de contourner le problème. Il a cependant existé, mais ailleurs, un château que contrôlait, sous le règne du duc Hoël (1066-1084) un certain Mériadec et que Marie de France, dans son lai de Guigemar, localise en bord de mer, à proximité des terres des vicomtes de Léon (Lais de Marie de France, traduits, présentés et annotés par L. Harf-Lancner. Texte édité par K. Warnke, Paris, 1992, p. 28 et 60-71) ; or, Saint-Jean-du-Doigt, ancienne trève de Plougasnou, portait à l’origine le nom de Traon Meriadec, « le val de Mériadec », seul vestige toponymique qui a pu garder le souvenir de ce personnage dans la zone d’influence des vicomtes de Léon au XIIe siècle. — Le lai de Guigemar, assorti d’un prologue où l’auteur présente avec fierté son oeuvre, occupe ainsi la première place de la collection de douze lais, qui figurent dans le ms. Londres, British Library, Harley 978 : comme ce manuscrit date seulement de la seconde moitié du XIIIe siècle, l’on n’a pas la certitude qu’il contient la collection complète des lais composés par Marie ou, à l’inverse, que ces douze lais sont tous sortis de la plume du même auteur ; cependant, la primauté donnée à Guigemar semble indiscutable. Ce poème, comme tous ceux qui ont été attribués à Marie, se prête à différentes lectures, ou plus exactement à plusieurs types de lecture : aucun d’eux ne saurait en tout cas disqualifier les autres et une interprétation plus « historicisante », telle celle que nous avons privilégiée (cf. infra n. 155), n’implique évidemment pas que Marie aurait rapporté à la manière d’un véritable chroniqueur la guerra féodale qui opposa, dans le dernier tiers du XIe siècle, les vicomtes de Léon à Mériadec ; en revanche, l’histoire d’amour entre Guigemar et s’amie, qui donne prétexte à l’utilisation par Marie de nombreux motifs folkloriques (la chasse

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confins. Quant au nom de l’Elorn, il figure sous la même forme (Ylorna) dans les vestiges de la vita de saint Ténénan, notamment en ce qui concerne le phénomène de la marée qui remonte la ria80.

Vestra lingua dit le poète : il n’est donc pas bretonnant. Ainsi, toute sa science de l’étymologie bretonne doit être empruntée à la vita de saint Goëznou, tant en ce qui concerne Plougoulm et le « château de Mériadec », que l’hydronyme Mungul ; dans la foulée, si nous osons dire, il reprend aussi à l’hagiographe l’explication relative au nom de la civitas Occismorum.

7. — (p. 40) Nouvelle citation de l’auteur du Livre qui fait le récit du retour de

Conan à Rennes et « ce faisant s’arresta à voir le peuple de la région qu’on appeloit Albains ; mais le pays estoit nommé Letavie81 » (Et redeundo stetit plebem speculando venustam/ Indigene plebem tunc appellare solebant/ Albam sed prima Letavia nomen habebat) : ce « peuple », qui « seoit entre la ville Teudeucle et le fleuve Doenna, au giron des terres délectables » (Inter Teudiclem villa<m> fluviumque Doenam/ Plebs predicta sedet gremio telluris amene) comptait, à l’époque où travaillait l’écrivain, un grand nombre d’hommes que la variété de leurs talents lui permet « d’équipoller aux anciens philosophes et poètes » (Et radiosa viris, que tanto flore Sophie/ Et fame celebri nostris nituere diebus/ Prorsus ut antiquis posses equare poetis). Les autres étapes du voyage sont rapidement énumérées : « Puis passa Conan outre, délaissant les bois d’Yone, et alla à Montreleix en la terre de Lexoviense, à present nommee Trecorense. Et, quand il eut pacifié les discordes, visita Dinan, Nantes et Dol, reformant le pays sous amiable paix et par loy de peine fit cesser les tumultes contraires » (Hinc abit in Trecorum tellurem Monte Relaxo/ Yonis saltu dimissis pace reformans/ Dicordes Dinannum Nannetum post ea Dolum/ Visitat et patria<m> sub amica pace reformans/ Federat hostiles penali lege tumultus).

Ce passage correspond aux vers 139-158 et le nom de la plebs alba dont il est question dans sa première partie, adapté par Le Baud sous la forme « peuple Albains », renvoie presque indiscutablement à la leçon Ploueguen, qui figure notamment dans un acte de donation des

au cerf blanc, l’animal qui parle au chasseur qui l’a blessé, la nef qui vogue sans pilote, ni équipage, etc.), s’inscrit parfaitement dans le « film » des événements qui se sont déroulés lors de cette guerra. A l’instar de J.-C. Cassard dans son article « Propositions pour une lecture historique croisée du Roman d’Aiquin », Cahiers de civilisation médiévale, 45e année (2002), p. 111-127, il nous semble que ce type de lecture « croisée » appliqué à Guigemar permet de renforcer ce que l’on sait de l’histoire des vicomtes de Léon au XIe siècle.

80 Texte du ms Paris, BnF, fr. 22321, p. 723 : Tenennanus… (…) aedificavit cellulam in loco qui ob ejus memoria Lantinidor appellatur non procul ab alveo Ylorne fluminis quem implet quotidie maris fluxus secundum consuetudinem mari britannica inditam a natura ; texte complété par celui du ms Rennes, ADIV, 1F 1003, p. 47 : Quia ipse occeanus naturali die bis salum ex se in tanta quantitate emictit quasi nauseando certis horis quod omnes valles et lictora stagnare facit usque ad terminum prefinitum adeo (istam) juxta illud psalmiste « terminum posuisti quem non transgredientur ». Et eisdem horis modico intervallo quasi sitibundo stomacho rehauriens idem sallum sic emissum ad se retrahit epotando cujus rei causa quicquid super hoc sompniaveri<n>t Lucanus et alii ethnicorum poethe secundum fidem nostram nota est soli Deo (Transcription communiquée par Gw. Le Duc).

81 Point ici d’hypercorrection de Letavie en Letanie dans l’Erratum de l’édition de 1638.

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vicomtes de Léon à la naissante abbaye de Daoulas et qui désigne Plouguin82 : cette leçon

permettait en effet une telle interprétation, au demeurant fallacieuse83 — et, notons-le, absolument distincte d’un rapprochement avec le nom de sainte Guen (Alba)84 qui fera par la suite florès — pour autant du moins que celui qui en était l’auteur connût le breton ; ce qui, comme il vient d’être dit, n’était certainement pas le cas du poète. On a vu en outre qu’il avait repris à l’hagiographe de saint Goëznou, de saint Goulven et de saint Ténénan, l’identification de l’ancienne Letavia ou Letania avec le Léon. Or il précise que la plebs alba portait primitivement le nom de Létanie85 : confusion à partir de ses sources, et génératrice à son tour de confusion chez les chroniqueurs plus tardifs86 ? Ou bien indication pertinente sur le fait que Plouguin devait être considérée en quelque sorte comme le véritable « cœur » du Léon87 ?

On retrouve dans la vita de saint Goëznou, à propos de la paroisse (disparue) de Ploudiner, le qualificatif Doena pour désigner, avec Bazlananda, les deux fleuves qui « entourent cette paroisse des deux côtés, mêlés aux flots marins »88. Ploudiner ayant implosé avant le premier tiers du XIVe siècle pour donner naissance aux paroisses de Lannilis, Landéda et Brouennou89, doena et bazlananda s’appliquent donc aux deux cours d’eau qui ont pris depuis le nom de leurs estuaires, respectivement l’Aber-Vrach et l’Aber-Benoît90. Quant à la villa *Teudiclis, inconnue par ailleurs, elle échappe pour l’instant à nos tentatives de localisation : ce toponyme pourrait avoir été formé à

partir du nom du père de saint Goëznou, Tudogilus91, lequel, selon l’hagiographe, s’était établi « aux confins de Ploudiner » (in finibus plebe Denarii) ; mais il ne correspond pas, comme il a été

82Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1742, col. 669 (acte

daté 1167 X 1173) : la donation concerne entre beaucoup d’autres biens partem decimarum de Ploueguen et capellam Coetmael.

83 B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes… du Finistère, p. 166 : « Comme l’attestent la forme Ploeken et la prononciation actuelle Plougin, la valeur du –gu- dans les graphies Ploueguen est bien celle d’un –g- dur et non d’un –gw-. Le nom suppose un second élément ken, correspondant au vieux-breton cain, cin, ken, en moyen-breton ken “beau, bon” ».

84 Nous aurions sinon la leçon plebem… Albe, à l’instar de la leçon Columbe…plebem, qui, comme on l’a vu, désigne bien évidemment Plougoulm.

85 La précieuse transcription de Gw. Le Duc nous a paru quelquefois fautive : c’est le cas ici ; mais il n’y a pas de doute quant au sens, comme le corrobore la « traduction » de Le Baud.

86 Dans les premières lignes du Chronicon Briocense (édition Le Duc et Sterckx, p. 26-27). on lit que l’ancienne Armorique, désignée depuis Petite Bretagne (Britannia Minor nuncupatur), avait d’abord été appelée Létavie (Letavia), puis Alidan : B. Merdrignac, « Les origines bretonnes dans les leçons des bréviaires des XVe-XVIe siècles », dans 1991 : la Bretagne, terre d'Europe, s.l. [Brest], 1992, p. 306, qui fait observer que ce dernier nom est certainement une addition du compilateur, suggère de reconnaître ici la leçon Albam, qui figure dans le Livre.

87 Plebs speciosa situ medioque diocesis ipso/ Artificum munita manu populata colonis/ Et radiosa viris, etc. (transcription Le Duc). Pour sa part, A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 390, n. 1, déclare que « la situation indiquée ici “au milieu du diocèse” ne convient nullement à Plouguin, mais convient très bien à Plabennec, qu’on appelait anciennement Plebs Albennoca, forme que notre poète, usant de licence ou si l’on veut, d’élégance poétique, a pu modifier en Plebs Alba ».

88 A. de la Borderie, « L’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint Goëznou », p. 232 : quibus parochia illa ex utroque latere circumfluitur, marinus fluctibus intermixtis.

89 B. Tanguy, « Et Maxime débarqua à Portus Calvosus… », p. 239. — Le nom Ploudiner est longtemps resté attaché à celui de Lannilis, qui est cité pour la première fois en tant que paroisse vers 1330 de même que Landéda ; la paroisse de Brouennou est plus tardive (XVe siècle ?)

90 Ibidem, p. 240. 91 Gw. Le Duc, « L’Historia Britannica avant Geoffroy de Monmouth”, dans Annales de Bretagne, t. 79

(1972), n° 4, p 828.

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dit parfois, au lieu-dit Lothonou, en Lannilis, qui associe au terme loc- le nom d’un saint *Tut(g)nou92, et d’ailleurs la forme avec villa doit plutôt renvoyer à un nom breton en kaer. En tout état de cause, on ne peut pas exclure, chez l’auteur du Livre, une confusion géographique entre Ploudiner et Plouguin, le nom de celle-ci donné à celle-là, ou au contraire la localisation de celle-là attribuée à celle-ci.

L’itinéraire du retour à Rennes est jalonnée par différentes étapes : le Trégor, puis Dinan, Nantes et Dol. En chacun de ces lieux, Conan contraint les populations à la paix ; mais le sens précis de la formule Monte Relaxo Yonis saltu dimissis reste obscur. Mons Relaxus est attesté dès 1128 pour désigner le château de Morlaix, construit au sein du « terrouer du Relaix », dont le nom est sans doute emprunté au vieux français relaix, qui signifie « délaissé, abandonné »93 ; peut-être faut-il voir dans les vers du poète une allusion aux origines de ce château, car c’est l’une des acceptions possibles du latin dimissus. Quant au « bois d’Yon »94 — lui aussi qualifié, en même temps que Morlaix, de lieu « délaissé, abandonné », ce que vient renforcer la nuance un peu péjorative qui s’attache parfois à saltus, même s’il ne s’agit probablement que d’une figure de style, venant recouvrir la réalité économique d’un pays de confins, où dominait alors la forêt — il pourrait s’agir de Boisyvon alias Boiséon, en Lanmeur, dont le fief, vers la fin du XIIIe siècle, avait

passé par alliance au délégataire local de l’autorité ducale95. Dans les deux cas de figure, Morlaix et Boisyvon/Boiséon il faut souligner qu’il s’agit là de toponymes dont le sens était donc directement accessible à l’auteur du Livre et pour lesquels il pouvait dès lors facilement proposer une adaptation latine.

8. — (p. 41) (p. 41) Citation de l’auteur du Livre, qui lui-même déclare

rapporter le contenu d’une missive adressée par Conan à Dionotus, roi de Cornouaille : « Conan armorican à toy Dionote pour present par droit conservateur des Bretons, lesquels tu gouvernes et sont en tes mains, je te mande salut et te expose que la terre de la moindre Bretagne a air serein, champs fructiferes, grandes forests, eauës et poissons, et est pleine d’oiseaux, de bestes sauvages et privees, et de tres agreable situation, convenable aux laboureurs, aux veneurs et aux volleurs ; et si apte station à toutes manieres de navire : car elle est presque toute ceinte et avironnee de la mer » (Armoricus Conanus ego tibi mando salutem/ Conservator nunc presenti jure Britannos/ In manibus Dyonote tuis ipsos que gubernas/ Hoc expono Minor Britannia terra sereno/ Aere fru<c>tiferis agris silvisque vetustis/ Piscosisque vadis avium pecudumque ferarum/ Plena situ grata fodientibus apta colonis/ Nobilibusque decens venantibus apta volantum/ ….

92 B. Tanguy, « Et Maxime débarqua à Portus Calvosus… », p. 239. 93 P. Kernévez, « Morlaix, bourg castral : du Mons Relaxus à la citadelle », dans Mémoires de la Société

d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 80 (2002), p. 11. 94 Le pluriel de la traduction de Le Baud ne nous paraît pas s’imposer. 95 A.-Y. Bourgès, « Comtes de Lannion et princes de Lanmeur. Deux exemples d’un mythème récurrent dans

les généalogies nobiliaires bretonnes », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 131 (2002), p. 317-320 : Pierre de Lanmeur, qui avait épousé vers 1300 l’héritière de la seigneurie de Boiséon, Levenez, est en effet qualifié, outre « seigneur, maître » (dominus) et « chevalier » (miles), de « prud’homme » (discretus vir) et désigné comme «professeur de lois » (legum professor), ce qui ne peut manifestement se rapporter qu’à des fonctions judiciaires exercées au siège de la châtellenie de Lanmeur.— A l’instar de son illustre contemporain Guillaume de Nogaret, Pierre de Lanmeur, dont la mère appartenait peut-être à la puissante famille des seigneurs de Rostrenen, n’en était pas moins probablement issu, du côté paternel, de la bourgeoisie.

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/ Navibus equoreis navis stationibus aptis/ .… / Et vallata mari terra nil deficit ista) ; mais cette contrée idyllique présente cependant un sérieux manque : « Ne ny a deffaut maintenant fors de sexe feminin pour les nobles et pour les autres tourbes : Pourquoy je te prie, tres-cher Dionote, que tu me vueilles donner en alliance de sacré mariage ta chere fille Ursule qui prefere96 en beauté les autres pucelles de Bretagne, à laquelle je desire estre espoux et que tu pourvoyes d’autres femmes Bretes decentes à notre lignage » (Nunc non nobilibus pre clara jugalia sexus/ Feminei nec non aliis que decentia turbis/ Propter quod donare velis michi federe sacri/ Conjugii natam caram formaque decoram/Ursula nomen habet speciem prelata puellis/ Britigenis ipsi speciosum de secundo jungi/ Provideas igitur generem habere nostra/ De sponsis Britonum celebri de stirpe creatis). La citation par Le Baud s’achève sur le constat suivant : « Car nous refusons user des Gauloises, pour ce qu’elles ignorent notre coustume et notre langage » ; mais cette dernière affirmation est absente du fragment versifié.

Ce passage correspond aux vers 159-183 et constitue le développement d’une anecdote également rapportée par Geoffroy de Monmouth. Au-delà de l’aspect politique de la question97, Geoffroy insiste sur la beauté de la fille de Dionotus et sur le désir qu’en avait Conan98 ; ce qui renvoie à l’immense dossier des origines et de développement de la légende de sainte Ursule et de ses compagnes99.

Le nom Dionotus, qui figure dans l’Historia regum Britanniae, est absolument inconnu des autres sources insulaires, notamment de celles qui pourtant « doublent » la liste des souverains donnée par Geoffroy de Monmouth. Même si un rapprochement avec Dinoot, Dinoth100, a été tenté et ne peut pas être formellement exclu, il est probable que ce nom doit son apparition à une lecture fautive du texte de la Passio [BHL 8428-8430]101, dont les versions tardives indiquent au sujet du père de sainte Ursule : Fuit in Britannia partibus <temporibus Gratiani et Valentiniani in Cornubia> quidam Deonotus tam vita quam nomine <qui fratri Karadoco in regnum successerat>102. Or, on sait qu’à la charnière des XIe-XIIe siècles le manuscrit consulté par Sigebert 96 Sans doute faut-il lire : « précède ». 97 Historia regum Britanniae, édition E. Faral, dans La Légende arthurienne, t. 3, p. 162 : Voluit [Conanus]

commilitonibus suis conjuges dare, ut ex eis nescerentur heredes, qui terram illam perpetuo possiderent et, ut nullam commixtionem cum Gallis facerent, decrevit ut ex Britannia insula mulieres venirent, que ipsis maritentut.

98 Ibidem : Habebat etiam filiam mirae pulchritudinis, cui nomen erat Ursula, quam Conanus super omnia adoptaverat . Signalons que le ms. Cambridge, University Library, 1706 ne mentionne pas le nom de la fille de Dionotus.

99 Acta Sanctorum, Octobre, t. 9, p. 73-303. Après ce premier traitement par les Bollandistes, le dossier hagiographique a fait l’objet d’une synthèse érudite qui reste inégalée, malheureusement assez difficile d’accès, par W. Levison, Das Werden der Ursula-Legende, Cologne, 1928, dont on lira un bref mais roboratif CR dans la Revue historique, t. 164 (1930), p. 148-150, sous la plume de M. Bloch. Signalons également, en français cette fois, l’ouvrage en 2 tomes de G. de Tervarent, La légende de sainte Ursule, Paris, 1931, dont le propos est beaucoup moins érudit que celui de Levison, mais qui a néanmoins bénéficié de deux CR flatteurs de M. Bloch et de F.-L. Ganshof.

100 Ce nom a été porté par un abbé de Bangor au début du VIIe siècle, dont Bède fait mention dans son Historia ecclesiastica gentis Anglorum, II, 2 : il s’agit de saint Dunawd.

101 Acta Sanctorum, Octobre, t. 9, p. 157-163. Ce texte est désigné le plus souvent par son incipit, Regnante Domino ; il a été précédé par une autre Passio [BHL 8427], dédiée à Géréon, archevêque de Cologne, mort en 976. Un Sermo in natali antérieur [BHL 8426] ignore encore le nom et le rôle d’Ursula.

102 Ibidem, p. 157.

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de Gembloux portait encore Deo notus, ou peut-être même Dno notus103, en accord avec l’esprit du texte ; mais cette leçon a également été interprétée un peu hâtivement par l’auteur de la Chronographia, qui en a tiré le nom de Nothus pour désigner le père d’Ursule104.

9. — (p. 42) Citation de l’auteur du Livre au sujet du passage des vierges de

Bretagne sur le continent et de la tempête essuyée par les vaisseaux sur lesquels elles avaient embarqué : « Si detindrent les vents les nefs legieres et les mena Boreas, qui est contraire à Auster, à Brest et à Legionense. Mais un merveilleux tourbillon d’autres vents contraires survint entre les autres nefs tant que la mer murmuroit troublee, ne sçavant auquel elle obeist : car ils travailloient les elemens et dillaceroient voiles et cordes empeschans de passer outre et deniants le retourner. Adonc furent les vierges espouvantees du tumulte du ciel et de la mer et s’escrierent depriants nostre Seigneur qu’il rompist les tempestes, prosternat le vent et donnast remede à leurs ruines ; mais il n’est nulle esperance en la mer, les masts n’apparoient pas es ondes, ains touchoient les nefs à la terre et monstroit l’Ocean ses arennes ; par lesquels orages furent plusieurs nefs froessees aux rochers et les autres plongees en l’eauë. Toutesfois fust Ursule, la fille Dionotus, avec sa noble compagnie, par la violence du pluvieux Auster portee au fleuve du Rin ».

Ce récit est plus développé, sinon plus poétique, que celui qui figure dans le texte de Geoffroy de Monmouth et son attribution à l’auteur du Livre ne paraît pas faire de doute, d’autant qu’on y trouve l’emploi du verbe « dilacérer », dilacero, précédemment utilisé par le poète105 ; mais la description de la tempête se retrouve aussi et en des termes très similaires dans une Vie (en français) de sainte Ourselle106, écrite par un certain Gourmelen, de Ploaré107 : peut-être faut-il identifier ce dernier avec le célèbre Etienne Gourmelen, mort en 1594, médecin à Paris, mais « natif des plus basses parties de la Basse Bretagne », que Pascal Robin dit avoir consulté pour des questions d’hagio-toponymie bretonne au sujet de saint Melaine108. Le toponyme Lannourzel (en 103 Pour Domino notus : c’est la leçon qui figure dans le ms. Bruxelles, Bibliothèque royale, 7984, le plus

ancien contenant le texte du Regnante Domino. 104 Sigeberti Gemblacensis chronica cum continuationibus, edidit G.H. Pertz, Monumenta Germaniae

Historica, inde ab anno Christi quingentesimo usque ad annum millesimum et quingentesimum, t. 6, (Chronica et annales aevi Salici), Stuttgart, 1844, p. 310 : filia unica Nothi, nobilissimi et ditissimi Britannorum principis.

105 Voir plus haut le n°2 de notre analyse. 106 « Vie de sainte Ursule », dans A. Le Grand, Histoire des saints de la Bretagne armorique par Fr. Albert Le

Grand, avec des notes et observations historiques et critiques par M. Daniel-Louis Miorcec de Kerdanet Brest-Paris, 1837, p. 635, n. 1 : « Après donc (…) que cette flotte, cinglant en haute mer, tendist aux havres de l’Armorique, incontinent, le vent contraire esmeut si violemment les ondes et tourna si soudain tout le beau temps en tempestes et orages, que les tourbillons et bourrasques enfoncerent et enveloperent souz les vagues ravissantes plusieurs nefs, et les autres s’esclaterent et heurterent aux escueils et rochers et peu s’en sauva et parvint à bord, non sans frayeur et grand danger. Mais la principale nef, qui conduisoit saincte Ourselle, et plusieurs autres, lesquelles avoient évadé les roches et s’estoient sauvées des gouffres, à voiles et cordages rompus, furent poussez, par l’impetuosité des vents, des flots et des tempestes, dedans l’embouchure du Rhin ».

107 Ibidem, p. 633, n. 3. 108 Ibid., p. 682, n. 4. — Pascal Robin, sieur Du Faux, fut, à l’instar de son ami François de Belleforest, mieux

connu, un fécond polygraphe qui a contribué en particulier à une somme hagiographique en 3 volumes intitulée Histoire de la vie, mort, passion et miracles des saints, parue à Paris en 1579 et 1580 : on trouve notamment dans ce recueil l’Histoire miraculeuse, contenant le mystère de Notre-Dame du Folgoët,

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Plougastel-Daoulas) et le patronage de la chapelle Saint-Ourzal (en Porspoder) ont peut être influencé Gourmelen ; mais la forme « sainte Ourselle » (pour désigner sainte Ursule) se retrouve également dans les Anciennes Cronicques d'Engleterre de Jehan de Wavrin au XVe siècle.

10. — (p. 42-43) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté

respectivement par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de l’histoire des 11000 Vierges et de leur martyre perpétré par le roi des Huns, Gwanius, et celui des Pictes, Melga, à l’instigation de Valentinien. — L’auteur du Livre « dit aussi ce qui ensuit cy-apres d’elle : c’est à sçavoir que pource qu’elles ne vouloient se assentir à la volonte des tyrans qui les vouloient corrompre, elles furent toutes mises à l’espee et deservirent les coronnes de palme. Car nostre Seigneur qui est amateur de virginité, delaissant leurs corps à Melge, embrassa leurs ames qui regnent avec luy au ciel empiree. Ce sont les unze mille Vierges, lesquelles celuy souverain espoux aima mieux conjoindre à luy seul qu’elles fussent mariees à plusieurs : car virginite plaist à Dieu sur toustes choses ; pource permist-il qu’elles fussent occises de glaives et plongees au voraige des eaux ».

Dans ce passage affleurent une nouvelle fois sous la paraphrase de Le Baud, comme les marques laissées par un texte plus ancien sur un palimpseste, le style109 et les mots mêmes110 de l’auteur du Livre, qui en outre, comme l’avait déjà suspecté L. Fleuriot, pourrait bien avoir subi ici l’influence du Regnante Domino111

11. — (p. 43) Nouvelle allusion à la conformité entre ce qui est rapporté

respectivement par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de l’histoire des 11000 Vierges.

12. — (p. 44) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre et citation de ce dernier, au sujet de la fin tragique de Maxime, tué par Théodose, et de la destinée de ses troupes : « Et selon Geffroy, les chevaliers bretons de son exercite qui peurent echapper vindrent à leurs compagnons en Armoricque. Aussi le dit l’autheur du livre des faits d’Artur, qu’ils y furent joyeusement receus et y demeurerent ; et de là en apres fut entr’eux une volonte et une amour fraternelle ».

Ces traditions de fraternité entre les Bretons de l’île et ceux du continent figurent également dans la vita de saint Goëznou, qui parle explicitement d’amour fraternel (fraterna dilectio)112.

paraphrase française par Robin de la notice en latin de Jean de Langouesnou sur Salaün et le miracle marial dont ce dernier avait été le bénéficiaire après sa mort.

109 Les expressions « Amateur de virginité », « Qui règnent avec lui dans le ciel empirée » et « Virginité plait à Dieu sur toutes choses » doivent rendre le latin Amator virginitatis, Qui cum Eo regnant in coelo empyreo et Super omnia placet Deo virginitas.

110 Voir par exemple le terme « voraige », vorago, déjà employé par le poète au n° 2 de notre analyse, 111 L. Fleuriot, « Sur trois textes bretons, en latin, du Xe et du début du XIe siècle », p. 24 ; « Sur quatre textes

bretons en latin », p. 203. 112 A. de la Borderie, « L’Historia Britannica avant Geoffroi de Monmouth et la Vie inédite de saint

Goëznou », p. 228-229.

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13. — (p. 49-50) Le Baud conclut la question de la translation des reliques de saint Mathieu en confrontant plusieurs sources, à savoir l’histoire de Paulinus évêque de Léon, « l’acteur du livre des faits d’Artur » et la légende de saint Goëznou qui s’accordent à dire que « le corps dudit sainct Mathieu, lequel ils creoient estre à Salerne, fut longuement gardé en la cité de Legionense : mais que apres elle le perdit pour ses pechez et luy fut fortrait par maniere sinistre ».

Ce passage renvoie aux vers 129-133, que Le Baud n’avait pas encore utilisés (Hec urbs clara fuit populi Legione Mathei/ Corpus apostoli conservans tempore longo/ Quod tamen amisit urbs bellica forte reatus/ Noxietate sui, substractum sorte sinistra/ Urbi belligere, quod creditur esse Salernis). La sécheresse et la formulation même de ces cinq vers laissent à penser que l’auteur du Livre n’a pas consulté la Translatio, ni aucun autre texte sur la destinée des restes mortels de saint Mathieu ; là encore, il pourrait bien avoir eu recours à la seule vita de saint Goëznou, dont l’auteur avait écrit que le corps de l’Evangéliste était gardé à Salerne (quod nunc Salernus habetur) : l’affirmation est reprise à son compte par le poète qui, cependant, prend quelque distance à l’égard de sa source en indiquant prudemment que l’opinion « croit » que la relique se trouve à Salerne (quod creditur esse Salernis)

14. — (p. 50-51) Citation de l’auteur du Livre au sujet de l’avènement du roi

Audren : « Audroan estoit lors en un notable chastel situé en une vallee de la region de Trecorense que l'on nomme Herile ; lequel chastel le vulgal appelle encore du nom d'iceluy roy, Chastel Audroan. Et dit semblablement que en celle region y a un lieu aussi comme party en deux par les ondes de deux fleuves qui legierement y decourent du haut, c’est à sçavoir Leinf et Trieu : car Leinf qui le circuit d’une part estrive là à préceder le Trieu et entrer le premier dans la mer. Mais Trieu qui est le plus grand venant de Guinpamp [sic] haste son cours et delaissant la ville que ceux du pais appellent Pont-Trieu, passe impetueusement de l’autre part outre et se joint à Leinf et illecques assembleement entrent en la mer qui les concorde et appaise, pour laquelle assemblee est ledit lieu dit le nés de deux eauës. Et en ce lieu que les habitants en leur langue appellent Fomandour [correcte : Friandour113] y a un autre chastel moult ancien».

Audroan, c'est Aldroenus dans l’Historia regum Britanniae, ou encore Audroenus selon l'auteur du Chronicon Briocense. Ce dernier écrivain, qui écrivait vers la fin du XIVe siècle, a surtout travaillé à partir de l’ouvrage de Geoffroy de Monmouth, lequel lui a appris qu’Audren fut le quatrième roi de Bretagne continentale114 ; mais l’opinion que ce personnage « fonda Châtelaudren près de Guingamp » (Iste fecit Castrum Audroeni prope Guingampum)115 ne figurait pas dans l’Historia regum Britanniae et a donc toute chance d’avoir été empruntée à l’auteur du Livre : en 1863, A. de la Borderie souligne que « cette opinion se montre en effet dès le XIIIe siècle dans le

113 Cette correction figure dans l’Erratum de l’édition de 1638 : il s’agit de Frinandour ou Frinaudour alias

Frynaudour, lieu-dit de la commune de Quemper-Guézennec. 114 Historia regum Britanniae, édition E. Faral, p. 168 : Regnabat tunc in illa [Armorica sive Letavia

dicebatur] Aldroenus, quartus a Conano, cui Maximianus regnum illud donaverat, sicut jam praedictum est. Geoffroy n’indique pas les noms de ceux auxquels Audren avait immédiatement succédé : on sait comment les auteurs de compilations diverses, parmi lesquelles la Chronique des rois bretons armoricains qui figure également au nombre des sources (disparues) de Le Baud, se sont empressés de remplir ce vide avec les noms de Gradlon et de Salomon, repris par cet écrivain.

115 Gw. Le Duc et C. Sterckx Chronicon Briocense, p. 140-141.

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Livre des faits d’Arthur, dont Le Baud nous a conservé sinon les termes du moins le sens, dans une traduction qui, selon l’usage de cet auteur, doit être fidèlement calquée sur l’original »116. Le nom même de Châtelaudren n'apparaît que tardivement dans les chartes, au milieu du XIIe siècle117, et encore n'est-il pas encore définitivement fixé à cette époque118 .

Le château de Frinaudour, dont on ne voit plus que des vestiges dans l’actuelle commune de Quemper-Guézennec, venait d’entrer au début du XIVe siècle dans le patrimoine de la famille de Kergorlay, à laquelle il était vraisemblablement venu de la maison d’Avaugour, même s’il n’est pas absolument assuré que « la dame de Guergoullé », mentionnée en 1294 pour « sa terre de Triguier » dans le Livre des Ostz119 — où figure également Jean de Kergorlay120 — était bien Alix d’Avaugour, comme le veulent la plupart des généalogistes121. Cette dame de Kergorlay mourut à la fin de 1302

116 A. de la Borderie, « Châtelaudren et Lanleff », dans Revue de Bretagne et de Vendée, 2e série, t. 3 (1863),

p. 465. 117 Ibidem, p. 468-469 : une charte de 1148 rappelle les donations antérieurement faites, mais à des dates qui

ne sont pas précisées, par un certain Eudo Pontius et son fils Trihan à l'abbaye Saint-Magloire de Léhon : on y rapporte que ledit « Eudo dit Pontius » (Eudo Pontius cognomine) avait donné aux moines de Léhon un terrain aux abords « des portes de Château Audren » (portarum Castelli Audroeni) ainsi que « le tiers de la dîme de Plouagat » (tertiam partem decimae de Ploagat) et « une exploitation agricole sur l'île de Bréhat » (unam villam terrae in Brihiat) ; et qu'ensuite Trihan ajouta à ces donations « l'église Sainte-Marie de Lanleff » (ecclesiam Sanctae Mariae de Lanlem) avec les deux tiers des dîmes du lieu, la dîme du marché, et enfin la dîme que Trihan possédait dans l'église de Bréhat. — Cette charte a également été publiée par J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, p. 358-359.

118 Une autre charte qu'il convient de dater plus probablement vers 1170/1174 que du milieu du XIIe siècle, charte donnée comme la précédente par le comte Henri, fils du comte Etienne et son héritier pour la partie occidentale (Guingamp et le Trégor) de l'apanage de Penthièvre, fait quant à elle mention de « l'église Saint-Magloire de Château Trehan » (ecclesiam Sancti Maglorii de Castello Trehanni). La date que nous proposons se déduit du fait que la charte en question est donnée par le comte Henri avec l'assentiment de trois de ses fils, Alain, Etienne et Conan, lesquels doivent donc être en âge de consentir à une donation : or leurs père et mère, le comte Henri et Mahaut de Vendôme, se sont mariés en 1151 ; le terminus ad quem de cette charte est quant à lui fourni par la présence de l'évêque de Tréguier, Guillaume, qui meurt en 1174. — Cette seconde charte, également publiée par les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne (t. 4, p. 359-360), leur a paru douteuse justement parce qu'elle donne la forme Castellum Trehanni qui n'est connue que par cet acte ; nous la croyons au contraire très sûre et antérieure aux prétentions de la maison de Penthièvre-Goêllo-Avaugour à descendre du roi Audren. Comme l’a indiqué R. Couffon, « Quelques notes sur les origines de Châtelaudren », dans Mémoires de la société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 65 (1936), p. 147-148, à propos d’Eudo dit Pontius, « ce surnom ne s’appliquant vraisemblablement pas à plusieurs grands féodaux bretons de la seconde moitié du XIe siècle, l’on peut, semble-t-il, avoir la quasi-certitude que c’est le même personnage qui souscrivit, immédiatement après le comte Budic, une charte de l’abbaye Saint-Georges de Rennes, datée de 1061. Or, précisément dans cet acte, il est qualifié fils d’Audren ». Nous avons montré qu’il était possible de remonter encore une génération de la dynastie des seigneurs du lieu : A.-Y. Bourgès, « Aux origines de Châtelaudren » dans Trégor Mémoire vivante, n° 4 (1er semestre 1993), p. 75-77.

119 F. Morvan, « Le Livre des Ostz (1294). Un éclairage sur les rapports du duc avec la noblesse bretonne à la fin du XIIIe siècle », dans J. Kerhervé [dir.], Noblesses de Bretagne du Moyen Âge à nos jours. Actes de la journée d’étude tenue à Guingamp le 22 novembre 1997, Rennes, 1999, p. 81.

120 Ibidem, p. 83. 121 R. Couffon, « Quelques notes sur les seigneurs d’Avaugour », dans Mémoires de la Société d’émulation des

Côtes-du-Nord, t. 65 (1933), p. 100 — Malgré la modestie de son titre et la date de sa parution, le travail de R. Couffon reste encore l’étude de référence sur la généalogie de ce rameau des Eudonides.

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ou au début de 1303 et Jean de Kergorlay, pour sa part, figure encore dans un acte de procédure en date du 11 avril 1313, avec la qualité de chevalier122 : il est donc le contemporain du poète.

15. — (p. 52) Deux citations de l’auteur du Livre. La première, au sujet du

discours tenu par Audren à « Guethelin, l’archevesque de Londres », quand il décline de devenir roi de l’île et préfère limiter ses ambitions à la conduite des destinés du seul royaume d’Armorique : « Mon âge, dist-il, ne requiert pas que mainenant je prenne les armes, qui suis grevé et travaillé par les batailles, qui au temps passé j’ay faites contre les Gaulois. Car combien que mes ayeuls ayent jadis gouverné les Bretons, toutesfois ma teste chauve, les rides de ma vieillesse et mes yeux caligineux me prohibent d’entreprendre à gouverner si grand royaume, dont je me dueil, triste chevalier, car le courage desire plus que la main ne permet ». D’autre part, au sujet de la bataille livrée par le frère d’Audren, Constantin, pour mériter la couronne : « Toutesfois, dit l’acteur du livre des faits d’Artur, qu’apres ce que par la vertu nostre Seigneur, et par la force et l’audace de Constantin, duc des Bretons, tres-fort labourant par grand sueur en celle bataille ; et aussi les debonnaires prieres de l’archevesque Guethelin, la victoire fut demouree à ceux d’Albion, qui est à entendre ceux de l’isle de Bretagne. Les barons apres ce qu’ils eurent prins repos se hasterent d’aller à la cité de Londres, et là ordonnerent feste Royalle estre tenuë en laquelle par la grace de Dieu ils imposerent le diademe au noble duc armoricain, qui par le commun vouloir des comtes et des barons fut sacré roy de ladite île ».

L’auteur du Livre s’éloigne ici assez sensiblement du récit qui figure dans l’Historia regum Britannia : il édulcore les propos dépréciateurs que Geoffroy de Monmouth prêtait au roi des Bretons armoricains s’agissant de la Bretagne insulaire et préfère mettre sur le compte de la fatigue d’Audren le fait que ce dernier décline la proposition qui lui est faite. Par ailleurs l’écrivain insiste sur le fait que Constantin reçoit le diadème royal à Londres, qui était effectivement le lieu du couronnement des souverains d’Angleterre à son époque : c’est à l’abbaye de Westminster que le faible et dérisoire Edouard II, neveu du duc de Bretagne Jean II, fut sacré le 24 février 1308, très certainement en présence de son cousin le comte de Richemont (voir ci-dessous n°20).

16. — (p. 52) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de l’arrivée au pouvoir de Constantin, à l’exception du lieu du couronnement de ce dernier que Geoffroy situe pour sa part à Silchester, comme ce sera le cas pour Arthur.

17. — (p. 53) Citation de l’auteur du Livre au sujet de l’enfance d’Aurèle et

d’Uther, Pendragon, auprès de « Budicius, au pais d’Armoricque, qui les fist instruire és faits de batailles et jeux des armes, et de courir chevaux es luttes de palestre, et tout autre genre de exercitation ».

Nous avons vu, au travers de l’analyse de la dédicace du Livre, que son auteur insistait sur l’enfance armoricaine des enfants de Constantin.

122 A. Mousset, Documents pour servir à l’histoire de la maison de Kergorlay en Bretagne, Paris, 1921, p. xvii.

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18. — (p. 54) Deux allusions à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet d’une part du « chastel de la Couroye », fondé par le Saxon Hengist, d’autre part du retour conquérant sur l’île de Bretagne d’Aurèle et d’Uther avec 10000 Bretons du continent.

19. — (p. 55) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de la mort d’Hengist et de la grâce accordée au fils de ce dernier, Octa, et à son fidèle, Eosa, par Aurèle.

20. — (p. 56) Le Baud cite à nouveau l’auteur du Livre à propos de la généalogie

des souverains armoricains : « Aussi que Budicius le roy d’Armoricque dessusdit espousa Anne la fille du roy, dont dit l’acteur du livre des faits d’Arthur, que Budicius engendra Hoël, le très noble roy des Armoricains, de ladite Anne sœur Artur, laquelle Uterpendragon, son pere, roy de l’isle, avoit conjointe par mariage audit Budicius, luy donnant par dot une duché que l’on appelle Richemont, situee en ladite isle de Bretagne ».

L’ « Honneur » de Richmond était entré dans le patrimoine des ducs de Bretagne depuis que la fille de Conan III, Berthe, avait épousé Alain, l’aîné des fils du comte Etienne ; ce dernier était lui même l’héritier du turbulent lignage des Eudonides, dont les plus notables illustrations, outre Eudon, son fondateur, avaient été deux des frères d’Etienne, le comte Alain le Roux et le comte Alain le Noir, qui furent successivement à la tête de l’ « Honneur » de Richmond dans le dernier tiers du XIe siècle123. Cette véritable principauté, à laquelle l’auteur du Livre donne d’ailleurs la prestigieuse qualité de « duché », c’est-à-dire le statut même que la Bretagne venait d’acquérir officiellement en 1297, correspond aux domaines du North Riding donnés par Guillaume le Bâtard, pour récompenser le comte Alain le Roux de son soutien lors de la Conquête de l’Angleterre et durant la période de normalisation qui s’ensuivit124 ; mais, déjà au XIVe siècle et à Richmond même, on commençait à s’embrouiller un peu dans ces différents Alains125, d’autant plus que, dans son Roman de Rou vers 1160, Maître Wace avait identifié le « comte Alain » présent à Hasting avec Alain Fergent, le futur duc de Bretagne126.

A l’époque où travaillait l’auteur du Livre, le comté de Richemont venait (en octobre 1306) d’être donné en apanage au frère cadet du duc Arthur II, Jean127, lequel avait passé sa jeunesse à la cour d’Angleterre et s’était mis au service du roi Edouard Ier, son oncle, dont il fut le lieutenant en Gascogne128, puis en Ecosse129 ; il devait par la suite servir le roi Edouard II, pendant les campagnes que ce dernier mena contre les Écossais : Jean fut d’ailleurs fait prisonnier à la bataille de

123 A. Wilmart, « Alain le Roux et Alain le Noir, Comtes de Bretagne », dans Annales de Bretagne, t. 38

(1928-1929), n°3, p. 576-602. 124 Ibidem, p. 582-587. 125 Ibid., p. 580-581. 126 Ibid., p. 579. 127 M. Powicke, The Thirteenth Century (1216-1307), 2nd ed., Oxford-New York, 1991, p. 514, n. 1. 128 Ibidem, p. 649. 129 Ibid., p. 713.

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Byland130. Le comte de Richemont mourut en janvier 1334, apparemment sans postérité, ni même apparemment sans avoir été marié, et son apanage revint à son neveu, le duc de Bretagne Jean III,

que le roi d’Angleterre reçut à son tour comme vassal131.

21. — (p. 57) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté respectivement

par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de l’aide apportée par Hoël à son oncle Arthur dans sa conquête de l’île de Bretagne.

22. — (p. 57-58) Allusion à la conformité entre ce qui est rapporté

respectivement par Geoffroy de Monmouth et par l’auteur du Livre au sujet de l’aide apportée par Hoël à son oncle Arthur dans sa conquête des Gaules.

23. — (p. 60) Citation de l’auteur du Livre au sujet du roi Hoël qui, suite à la

bataille où étaient tombés « le Comte de Treguer avec bien deux mille Armoricains », portait « tristement la désolation de ses compagnons perdus, se jeta entre les tourbes ; lequel les Leonenses, les Corisopitenses et les Venetenses ensuivirent par grande celerité ».

L’auteur du Livre rassemble ici sous la bannière du roi Hoël l’ensemble des combattants de la Basse-Bretagne : détail intéressant qui, s’il n’appartenait pas à la source à laquelle a puisé l’écrivain, confirmerait son intérêt marqué pour les populations de la partie occidentale du duché.

24. — (p. 61) Citation de l’auteur du Livre au sujet de la commise par Arthur du

royaume des Gaules au profit de son neveu Hoël, « luy remonstrant combien c’estoit tristement qu’il luy estoit expedient se repatrier », car il lui fallait aller soutenir son droit contre Mordret.

C’est avec cette confidence touchante et quelque peu désabusée sur la tristesse éprouvée par le roi Arthur à se rapatrier dans l’île que s’achève le Livre des faits d’Arthur, du moins en ce qui concerne les emprunts effectués par Le Baud.

IIIIIIIIIIII

Un Un Un Un fragment méconnu du fragment méconnu du fragment méconnu du fragment méconnu du Livre des faits d’ArthurLivre des faits d’ArthurLivre des faits d’ArthurLivre des faits d’Arthur Plus avant dans son Histoire de Bretagne, alors qu’il rapporte les évènements

intervenus sous le règne de Louis le Pieux, Le Baud fait une ultime référence au Livre des faits d’Arthur : « Si estoit celuy Morvannus par-avant Vicomte de Leon, extraict et descendu de la generation de Conan premier Roy breton de la Bretagne Armoricane, dont l’acteur du Livre des faits d’Artur le Preux appelle les vicomtes de Léon Conanigenes, c'est à dire qu'ils sont du lignage Conan »132.

130 M. Jones, notice sur « John of Brittany, first earl of Richmond », dans Oxford Dictionnary of National

Biography, t. 7, Oxford, 2004, p. 698-699.. 131 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 396-398. 132 P. Le Baud, Histoire de Bretagne, p. 94

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Or le nom Conanigena, substantif masculin formé régulièrement sur le modèle classique indigena, ae, se retrouve dans 5 vers, publiés avec deux gloses par dom Morice133:

Tantus honor patriae, te praesule, contigit urbi

Olim quantus honor illustri quantaque crevit

Laus Conanigenaea cum Sancte Ronane lutoso a Hervé vicomte de Léon

Ponte Trio Britonumb Ducis, inclytus ille, phalangas b Le duc Jean

Fregit et obtinuit, gladio mediante, triumphum

Dom Morice indique que les vers en question ont été extraits d'un recueil manuscrit de

l'église de Nantes (ex coll .mss. ecclesiae Namnet.) : la description et la localisation de la source constituent a priori l'indice de la parenté de celle-ci avec le carnet de notes de Le Baud134 ; et, de fait, grâce à l’aide de Gw. Le Duc que nous avions sollicité à ce sujet, nous avons retrouvé sans trop de peine dans le manuscrit concerné, mais sous forme de prose, le texte de ces 5 vers, apparemment passé inaperçu de tous, qui pourtant figure immédiatement après la dédicace du Livre et la notule sur l’origine plabennecoise de Guillaume le Breton, juste avant les autres vers conservés de cet ouvrage. Non seulement le style appartient bien au poète ; mais encore ces vers contiennent une indication reprise par Le Baud, qui en attribue là encore l’origine à « l’acteur du Livre des faits d’Artur le Preux ».

L’allusion à la guerra féodale qui avait opposé en 1240 le duc de Bretagne Jean Ier à Hervé vicomte de Léon, allié à son cousin de la branche cadette, Hervé de Léon, est particulièrement intéressante. On peut bien sûr l’interpréter comme une marque d’attachement du poète à la maison de Léon car, tout en faisant sa cour au duc, il n'hésite pas à rappeler un épisode guerrier où l'aïeul d’Arthur II avait été vaincu par les membres de cette puissante lignée : cette contradiction n’est peut-être qu’apparente car nous n'avons pas le contexte de ces 5 vers, lesquels pouvaient constituer la citation poétisée d'une chronique léonarde, dont l'auteur du Livre aurait dénoncé par ailleurs les excès. De plus, si la « conanigénéité » des vicomtes de Léon était une tradition établie au moment de la composition de l’ouvrage, le fait que cette tradition est signalée par l’écrivain ne constitue pas le gage de son ancienneté, pas plus qu’elle n’est la marque de l’antiquité de l’ouvrage : en effet, les gloses données par dom Morice se retrouvent (en latin) dans le manuscrit qui a conservé les vers en question135 et, puisque le rédacteur de ce carnet de notes ne glose pas sa copie, c’est donc qu’elles figuraient déjà sur son original136, ce que 133 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire… de Bretagne, t. 1, col. 911. 134 Voir l'Introduction à la Chronique de Nantes par René Merlet, Paris, 1896, p VII-XXII, en particulier p

XXI-XXII. 135 Ms Rennes, arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 187 : [Olim quantus honor (rayé)] tantus honor

patrie, te presule contigit urbi olim quantus honor illustri quantaque crevit laux conanigene [glosé : Herveo vicecomite Leonensi] cum sancte ronane lutoso ponte [duo (rayé)] trio Britonum ducis [glosé : Johannis], inclitus [glosé : h vicecomes] ille phalenges fregit et obtinuit gladio mediante triumphum (transcription Le Duc).

136 C’est l’opinion que Gw. Le Duc nous avait amicalement communiquée (lettre du 13 mai 1995).

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confirme le fait qu’elles sont, pour chacune d’entre elles, au cas latin correspondant du texte. Ainsi, l’auteur du Livre des faits d’Arthur écrivait-il nécessairement après 1240, sans doute même assez longtemps après le déroulement de cette guerra, dont il pouvait dès lors sans crainte rappeler un épisode à l’avantage de la dynastie vicomtale : le dernier représentant de celle-ci, Hervé, vivait encore en 1298 ; mais il était alors totalement ruiné, ayant aliéné son fief et tous ses biens au profit du duc de Bretagne.

Il faut en outre souligner que le nom Conan est apparu tardivement au sein du lignage vicomtal, au début du XIIIe siècle, avec le fils probablement cadet du vicomte Guyomarc’h : ce dernier, mort après 1210, aurait dû avoir pour successeur son fils aîné, lui aussi appelé Guyomarc’h, à qui les actes donnent le qualificatif junior pour le différencier de son père ; mais ce Guyomarc’h le Jeune mourut en 1208137, apparemment sans alliance, ni postérité, et c’est son frère Conan qui donc succéda à leur père. Personnage historique, dont la participation à la tentative désespérée d’Arthur 1er sur le Poitou en 1202 et son emprisonnement subséquent138, puis le conflit durable qui l’opposa à Pierre de Dreux139, ont donné naissance, sous forme légendaire, à une postérité littéraire dont témoigne la Chanson d’Aiquin140, Conan était le propre grand père du vicomte Hervé, cité en 1240, lequel méritait donc bien d’être désigné « de la race de Conan » par un écrivain qui travaillait aux années 1305-1312. Il est possible que le nom reçu par Conan, dont la naissance se situe vers 1165-1170, reflète le succès de l’Historia regum Britanniae ; mais à l’époque, ce nom était aussi celui du duc de Bretagne, lequel entretenait avec les vicomtes de Léon des rapports complexes, qui n’excluent pas le parrainage d’un rejeton de cette maison. En tout état de cause, nulle trace à cette époque d’une tradition plus ancienne qui rattacherait le lignage vicomtal à Conan Mériadec, d’autant plus que Conan de Léon n’était pas a priori destiné à hériter le titre.

Cette tradition est donc plutôt à interpréter comme la conséquence de l’hapax que constitue l’apparition du nom Conan dans la succession des vicomtes de Léon ; elle apparaît après que les vicomtes de Rohan eurent reçu en héritage l’ensemble du patrimoine de la branche cadette de la maison de Léon : s’appuyant sur la proximité de Pontivy avec Stival, où était honoré saint Mériadec, évêque de Vannes, dont le nom fut alors facilement rapproché de celui de Conan Mériadec141, elle est mise en forme dans les 137 J.-L. Deuffic, « Les documents nécrologiques de l’abbaye Notre-Dame de Daoulas », dans Bulletin de la

Société archéologique du Finistère, t. 106 (1978), p. 98 ; t. 107 (1979), p. 110. (Je remercie bien vivement P. Kernévez qui, lors d’une discussion informelle sur la généalogie des vicomtes de Léon, a bien voulu attirer mon attention sur le fait que ce Guyomarc’h le Jeune était bien le « fils de son père » auquel il aurait dû succéder s’il n’était pas mort avant lui).

138 Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, publiées pour la Société d’histoire de France par H.F. Delaborde, t. 2, Paris, 1882, p. 225.

139Ibidem, p. 362-364. 140 Le roman d'Aquin ou La conquête de la Bretaigne par le Roy Charlemaigne, p. 5 v. 64 et p. 30 v. 741-742. 141 Ce rapprochement n’est pas encore fait dans la liste épiscopale de Vannes, pourtant largement fabuleuse,

qui figure au cartulaire de Quimperlé compilé aux années 1123-1125/1128, c’est-à-dire avant la diffusion de l’Historia regum Britanniae, de Geoffroy de Monmouth ; mais cette liste a été complétée jusqu’à la fin du XIIe siècle : L. Maître, Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, 2e édition, Paris-Rennes, 1902, p. 86-87. — L’auteur des Gesta regum Britanniae, Cadioc, qui, comme nous l’avons dit, occupa le siège épiscopal de Vannes de 1236 à 1254, est également muet sur l’éventuelle parenté de saint Mériadec avec le mythique fondateur de la dynastie royale de Bretagne armoricaine ; de surcroît, Cadioc, en ce qui

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années 1420-1440 et, utilisée à des fins politiques par Jean II de Rohan dans les années 1480142, elle reçoit ses ultimes perfectionnements des premiers historiens de la Bretagne, comme on vient de le voir en ce qui concerne Pierre Le Baud. Cette tradition poussera par la suite les Rohan, dans les premières décennies du XVe siècle, à tenter — vainement — une usurpation du titre de vicomte de Léon, avant que de revendiquer l’appellation « prince de Léon » qui finit par leur être reconnue, sinon officiellement du moins dans l’usage, sous l’Ancien Régime.

Le fragment, non point inédit mais très largement méconnu, que nous venons ainsi de restituer au Livre, précède immédiatement dans le manuscrit les 183 vers conservés de ce poème et se situe dans le prolongement de la dédicace dont il n’est séparé que par les indications relatives à Guillaume le Breton143 : celles-ci pouvaient parfaitement trouver place, sinon dans la dédicace, du moins dans une préface (praefatio) ou dans un prologue (proemium) du Livre ; de même, rien ne s’oppose à ce que les 5 vers destinés à célébrer Hervé de Léon, le Conanigène, aient figuré, eux aussi, dans une telle introduction.

IVIVIVIV ObservationsObservationsObservationsObservations

Il nous reste à procéder aux quelques observations que nous croyons utiles quant à la

date de la composition du Livre des faits d’Arthur, aux sources mises en œuvre par son auteur, au profil de ce dernier et enfin aux circonstances dans lesquelles l’ouvrage a été écrit.

La date de la composition du poème est depuis longtemps connue ; mais ce poème est-il

l’adaptation en vers d’un ouvrage plus ancien ? C’est-à-dire, au-delà de la forme, la critique interne des fragments conservés par Le Baud dans son cahier de notes et de ceux, fidèlement adaptés en français, qui figurent dans son Histoire de Bretagne, permet-elle de conclure à l’existence d’un « prototexte » largement antérieur ? A cette question — sauf à supposer que tout ce qui se retrouve par ailleurs dans des textes plus anciens, l’Historia regum Britanniae ou les vestiges de la vita de saint Goëznou par exemple, figurait déjà dans le « prototexte » en question — il n’est pas permis, dans l’état actuel de nos connaissances de répondre par l’affirmative : le terminus a quo de l’ouvrage, indépendamment d’une éventuelle ultime étape de versification qui en constitue le terminus ad quem, doit être fixé, comme on vient de le voir, après 1240 et sans doute

concerne ce dernier, privilégie le seul nom de Conan et n’emploie pas celui de Conan Mériadec. Gw. Le Duc nous avait écrit à ce sujet : « Conanus apparaît bien dans les GSR, mais pas de Conanus Meriadocus. Dans un sens, cela prouverait que la légende de S. Mereadoc > Meriadoc > Meriadec descendu de Conan Meriadec n’était pas encore “au point” » (lettre du 28 novembre 1996).

142 A.-Y. Bourgès, « Le contexte idéologique du développement du culte de saint Mériadec en Bretagne au Bas Moyen Âge », dans Saint-Jean-du-Doigt des origines à Tanguy Prigent. Actes du colloque (23-25 septembre 1999) réunis par Jean-Christophe Cassard, Brest, 2001 (= Kreiz 14, Études sur la Bretagne et les pays celtiques), p. 125-130.

143 Nota quod iste qui scripsit Gesta regis Philippi erat archidiaconus Leonensis de Ploebannos post ea episcopus (transcription Le Duc).

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même assez largement après cette date, ce qui nous rapproche très sensiblement du moment où le poète a travaillé. En outre, Kermériadec (n° 6) disqualifié144, les noms des châteaux mentionnés par l’auteur du Livre — Morlaix (n° 7), Châtelaudren et Frinaudour (n° 14), ou encore Boiséon (n° 7), à l’exception de celui de Fougères (n° 4) plus ancien — dessinent une carte de la Bretagne féodale qui ne remonte pas beaucoup au-delà du premier tiers du XIIe siècle — quand bien même les sites concernés peuvent avoir à l’évidence une antiquité plus grande, comme nous l’avons vu par exemple pour Châtelaudren145 — et dont la situation était en tout cas assez éloignée de celle de la période 954-1012 et plus encore de celle du début du Xe siècle.

Tout ce que l’écrivain apporte de précisions sur l’implantation de Conan Mériadec à Plougoulm, sur la topographie de Brest, son goulet et le phénomène de la marée qui remonte la ria de l’Elorn, sur l’importance ancienne de cette cité, sa décadence et ses avatars toponymiques, sur la perte des reliques de saint Mathieu et leur présence à Salerne (n° 6), est rapporté en termes similaires, pour ne pas dire identiques, dans les vestiges des vita de saint Goëznou, dont l’époque de composition — comme pour celles de saint Ténénan et saint Goulven et dans le cadre de la rédaction de probables Gesta episcoporum Leonensium — est désormais abaissée à la fin du XIIe siècle ou au début du siècle suivant146.

Par-dessus tout, on peut faire remarquer la dépendance manifeste du Livre à l’égard de l’Historia regum Britanniae, composée vers 1135. Ainsi les extraits du Livre rapportés par Le Baud à propos des rois de la Bretagne armoricaine mentionnent-ils seulement Conan (n° 1 à 4 et n° 6 à 8), Audren (n°14-15), Budic (n° 17 et 20) et Hoël (n° 21 à 24), que l’on retrouve dans le même ordre de succession, chez Geoffroy de Monmouth ; mais quand Le Baud traite de Gradlon et de Salomon, absents de l’Historia regum Britanniae, il est contraint de recourir à des sources autres que le Livre : c’est donc que celui-ci ne mentionnait pas les personnages en question, en stricte conformité avec la nomenclature donnée par Geoffroy de Monmouth.

Il reste plusieurs sources non identifiées, à moins que, compte tenu du caractère

extrêmement lacunaire de certaines des sources hagiographiques dont il a été question plus haut, il faille supposer que l’auteur du Livre leur avait également emprunté des éléments qui ont disparu depuis ; mais il pourrait aussi s’agir de traditions locales, reprises à son compte par le poète : ainsi en est-il de la localisation du débarquement de Maxime à Plouguerneau (voir n° 2), en contradiction d’ailleurs avec ce que dit Geoffroy de Monmouth147. 144 Voir supra n. 78 et 79. 145 Voir supra n. 118. 146 H. Guillotel, « Le poids historiographique de La Borderie », p. 359 ; B. Merdrignac, « Saint Goulven ermite

et évêque : un modèle de sainteté “grégorien” ? », dans Bretagne et religion, vol. 3, Vannes, s.d. [2002], p. 12-13 (Travaux de la section religion de l’Institut culturel de Bretagne, réunis par G. Provost).

147 Il existe d’autres traditions relatives au débarquement de Maxime en Bretagne, notamment à Plougasnou, où cette fois il est accompagné par Conan : Maxime aurait eu à affronter « en combat singulier dans le vallon de Primel la dame Aez » qu’il défit, « auquel lieu pour mémoire de cette victoire reste encore aujourd’hui son tombeau » (ms. Rennes, ADIV, 23 J 54, p. 3) ; mais cette tradition, très intéressante à bien des égards, parce qu’elle se situe dans les parages de Traon Meriadec, qu’elle nous a été transmise par la

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Pour ce qui touche à la notoriété de la plebs alba, la confusion volontaire du nom du Léon avec celui de Letavia ou Letania, qui figurait dans les vitae de saint Goëznou, saint Goulven et saint Ténénan, a encouragé l’écrivain à présenter, sur la base d’un contresens étymologique, cette « paroisse blanche » (comprendre « pure ») comme la véritable capitale du Léon (n° 7), à l’instar du statut reconnu à Albe-la-Longue (Alba longua) par les peuples du Latium : en effet, dès l’époque de la rédaction de la vita de saint Brieuc, au XIe siècle, l’auteur de ce dernier ouvrage « qualifie la Bretagne continentale de Latium trans mare, erreur qui provient d’une confusion fréquente entre Letavia et Latium »148.

La plebs alba, aux dires de l’auteur du Livre était à son époque célèbre pour les nombreux philosophes et poètes qui la fréquentaient. Que s'épanouît au bas Moyen Age en Léon une foule d’artistes et de savants, notamment des juristes, constitue — compte tenu de l'hyperbole poétique — une affirmation d’une grande probabilité : en témoignent par exemple, à l’époque même où travaillait l’auteur du Livre, les prémisses de la carrière du célèbre Henri Bohic, dont la lignée paraît avoir été établie à Plourin, et, plus tard, le cas d’Evrard de Trémagon, alias Trémangon ou Trémaugon, vraisemblablement filleul d’Evrard de Léon, seigneur de Frémerville, et dont le berceau familial était peut-être à Bourg-Blanc149, au cœur des domaines de la branche cadette de l’ancienne lignée vicomtale150 ; que, parmi ces savants, aient figuré des chroniqueurs est également fort probable comme l’attestent, à la charnière des XIIe-XIIIe siècles, la vie et l'oeuvre d'un Guillaume le Breton, lequel, devenu par la suite le chantre des hauts faits de Philippe Auguste, a toujours rendu compte des événements intervenus dans son pays natal ; sans doute, enfin, faut-il ranger parmi les artistes qui vécurent, au moins temporairement, en Léon l’auteur anonyme du Lay del Lecheor151, intéressante description de « la façon dont les lais étaient composés et appris, notamment lors de grandes assemblées annuelles »152, comme celles qui se tenaient à Saint-Pol-de-Léon153 — et peut-être même le délicat poète

chapelain de la famille de Boiséon et qu’elle met en scène la fameuse Ahès, incarnation de l’Armorique gallo-romaine, est rapportée trop tardivement (vers 1660-1670) pour qu’on puisse faire fond sur elle, d’autant plus que sa source — savante ? littéraire ? populaire ? — n’est pas connue.

148 L. Fleuriot, Les origines de la Bretagne, p. 54. 149 L. Le Guennec inclinait pour Plounevez-Lochrist (La Dépêche de Brest, 15 avril 1933) ; mais, comme il

l’indique lui-même, la famille de Trémaugon locale avait été anoblie tardivement (1467), tandis qu’il est manifeste que celle de l’auteur du Songe du Verger appartenait dès le XIVe siècle à la noblesse chevaleresque : le frère d’Evrard, Yvon de Trémangon, est qualifié miles dans les actes ou « chevalier » et « messire ».

150 P. Kernévez et F. Morvan, « Généalogie des Hervé de Léon (vers 1180-1363) », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 131 (2002), p. 279-312. — A l’instar des Eudonides , qui sont les descendants d’Eudon, auteur de la maison de Penthièvre-Goêllo-Avaugour, nous proposons de désigner Hervéides les descendants du fondateur de la branche cadette de la maison de Léon, Hervé (mort en 1203).

151 G. Paris, « Lais inédits de Tyolet, de Guingamor, de Doon, du Lecheor et de Tydorel », dans Romania, t. 8 (1879), p. 64-66 ; Lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, Présentation, traduction et notes par A. Micha, Paris, 1992, p. 334-341.

152 L. Fleuriot, « Tradition orale et textes brittoniques du Haut Moyen Âge », dans Etudes celtiques, t. 22 (1965), p. 230-231.

153 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 227-228. — Le texte du lai du Lecheor, tel qu’il figure dans l’unique manuscrit qui le contient [ms Paris, BnF, fr. N. Acq., 1104 (fin du XIIIe siècle)], donne la leçon suivante : « Jadis à saint Pantelion/ Ce nos racontent li Bretons/ Soloient granz genz assembler/ Por la feste au saint honorer » : le premier éditeur de ce texte déclare au sujet de « saint Pantelion » (art. cit., p. 37) ne

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Marie de France, dont le lai préféré, celui de Guigemar154, s’inscrit dans le cadre de la légende familiale de la lignée vicomtale de Léon au XIIe siècle155 ; mais qu’une telle floraison intellectuelle ait existé, au début du XIVe siècle, précisément à Plouguin plutôt qu’à Saint-Pol-de-Léon, à Morlaix ou à Lesneven, voilà qui ne peut pas manquer de surprendre et A. de la Borderie avait proposé pour sa part de substituer à Plouguin la paroisse de Plabennec156, ce qui, eu égard à l’absence de notoriété de cette dernière à l’époque, ne modifie pas véritablement la problématique157. En revanche, nous avons souligné que les indications géographiques données par le poète, lequel est là encore largement tributaire de la vita de saint Goëznou, pouvaient également orienter nos recherches vers Ploudiner, dont le territoire couvrait à l’origine toute la presqu’île entre l’Aber Vrac’h et l’Aber Benoît, mais qui, par la suite, avait été démembré, peut-être dès avant l’époque de la composition du Livre.

Dans tous les cas de figure, il faut donc rechercher les raisons pour lesquelles l’écrivain a mis en avant telle ou telle localité rurale, plutôt que l’une des villes du Léon : l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de sa paroisse natale doit être abandonnée, car il faut évidemment chercher ailleurs qu’en Basse-Bretagne les origines du poète qui, comme nous l’avons déjà remarqué, dit « votre langue » en parlant du breton (n° 6). La branche aînée de la maison de Léon avait depuis longtemps perdu le contrôle de ses châteaux de Morlaix et de Lesneven, puis, en 1240, de celui de Brest, avant l’aliénation complète et définitive de tous ses fiefs et domaines au profit du duc de Bretagne ; en revanche, la branche cadette avait su faire prospérer son apanage, dont le chef-lieu se fixa à Landerneau158, qui est d’ailleurs mentionné par le poète mais simplement pour y situer l’amont de la ria de l’Elorn. Les Hervéides n’ont sans doute jamais cessé d’habiter leurs propres châteaux : non pas tant Landerneau, qui n’a peut-être jamais bénéficié d’une protection castrale159, ou Landivisiau, dont le château n’a pas laissé de véritables traces dans l’histoire locale160 ; mais plutôt la Roche-Maurice et Goëlet-Forest (aujourd’hui la Forêt-Landerneau)161 ; ou, plus à

pouvoir « dire où se trouve, soit en Bretagne, soit en Galles, une localité de ce nom » . A. Micha, quant à lui, contourne la difficulté en traduisant (op. cit., p. 335) : « Jadis, à la saint Pantaléon » ; mais le culte de saint Pantaléon n’existait pas en Bretagne, du moins pas au point que sa fête eut attiré tant de (beau) monde et d’ailleurs le poète aurait plutôt écrit « A la feste (de) saint Pantelion », à l’instar de Marie de France dans son lai de Yonec (vers 473) « A la feste seint Aaron/ Qu’on celebrot a Karlion ». En fait, il nous semble que cette confusion est certainement l’indice que le copiste n’était pas Breton et qu’il pourrait bien avoir été originaire de Troyes, où saint Pantaléon faisait l’objet d’un culte dans l’église placée sous son patronage.

154 Voir supra n. 79. 155 A.-Y. Bourgès, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », dans Bulletin de la

Société archéologique du Finistère, t. 126 (1997), p. 365 et n. 51. 156 Voir supra n. 87. 157 Même si, comme on l’a vu (supra n. 36), Plabennec pouvait sans doute s’enorgueillir d’avoir vu naître et

grandir le futur auteur de la Philippide. 158 P. Kernévez, « Les châteaux du Léon au XIIIe siècle », dans Mémoires de la Société archéologique du

Finistère, t. 69 (1992), p. 112. 159 J. Kerhervé, « Landerneau à la fin du Moyen Âge. Le développement urbain », dans Bulletin de la Société

archéologique du Finistère, t. 133 (2004), p. 210-211. 160 P. Kernévez, « Les châteaux du Léon au XIIIe siècle », p. 112. 161 Ibidem, p. 114-120.

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l’ouest, à Plabennec162, la motte de Lesquélen dont fut ensaisiné un rameau de cette lignée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et, à Coat-Méal, le Castel Huel qui était alors situé dans la paroisse de Plouguin163 . Il est également possible que les Hervéides se soient à l’occasion « invités » de temps à autre chez leurs barons, comme par exemple à Coativy, en Bourg-Blanc164, ou à Coatmeur, en Landivisiau165. Quoi qu’il en soit, on constate leur présence et celle de leurs curiales dans les parages de l’endroit décrit par le poète sous le nom de plebs alba, ce qui rend plausible la fréquentation de ces aîtres par des savants et des artistes : nous avons rapidement évoqué le célèbre Henri Bohic, originaire du Léon, que l’on retrouve à Paris en qualité de témoin du testament de Hervé de Léon, mort en 1344166. Cet exemple, qui n’est pas sans susciter quelques réserves en raison de sa spécificité, constitue cependant un indice que les Hervéides, pour les besoins de leurs différentes cours seigneuriales167, avaient sans doute stimulé auprès de leurs vassaux — à l’instar de ce qui s’observait dans les juridictions ducales, comme on l’a vu à Lanmeur168 — le développement d’une culture « savante », avant tout de nature juridique et comptable, dont l’auteur du Livre déclarait voir la floraison au début du XIVe siècle dans une des paroisses rurales où se dressaient leurs châteaux.

Ce profil d’un « administrateur », qui n’est pas exclusif d’un certain talent littéraire,

pourrait bien être également celui de notre écrivain : un praticien, un « clerc », qui se délasse en cultivant les Muses, mais avec des arrière-pensées de carrière ; un membre de la maison ducale, qui souhaite faire sa cour à Arthur II au moment même du couronnement de ce prince ; et donc un proche de l’ancien duc, qui voudrait jouir auprès du nouveau de la même faveur, voire même — pourquoi pas ? — d’une considération plus grande encore.

162 Ibid., p. 102. 163 Ibid., p. 101-102. 164 A. Villacroux, Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque des 23-24 septembre 1994, p. 343-344

(Appendices), donne une nouvelle édition avec traduction d’un acte passé en 1228 apud Coetivy par Hervé de Léon (mort en 1240) au profit de l’abbaye Saint-Mathieu et qui concerne des biens situés en Plouvien (ms Paris, BnF, fr. 22337) ; parmi les témoins, un certain « Alain, fils de Guyomarc’h » (Alano filio Guidomari), qui pourrait bien être un cousin du donateur.

165 P. Kernévez et F. Morvan, « Généalogie des Hervé de Léon (vers 1180-1363) », p. 290-291, rapportent les éléments du dossier relatif au droit de saisine féodale de leur château reconnu à deux reprises (en 1261 et 1263) par les seigneurs de Coatmeur à leur suzerain Hervé de Léon (mort vers 1290). — Beaucoup plus tard, c’est Yvo de Coetmeur qui est choisi par Hervé de Léon (mort en 1344) pour être le tuteur de ses enfants : voir note suivante.

166Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1411 : Henricus Bohic utriusque juris Professor testis.

167 Voir par exemple ce qu’écrit M. Fabre en annexe de l’article de P. Kernévez et G. Travel, « Les seigneurs de Penhouët en Saint-Thégonnec », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 119 (2000), p. 32, à propos de sceaux de la cour de Penzé, dont l’étude « laisse déduire que le seigneur de Léon a organisé, dès la première moitié du XIVe siècle, une chancellerie avec bureau d’écriture et bureau du sceau, et dotée du personnel compétent car la répétition du scellement laisse penser à un tabellion attaché à la cour ».

168 Voir n. 95.

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On connaît assez bien la situation de la « chapelle » de Jean II et les noms des clercs attachés à son service, grâce aux dispositions testamentaires du duc, aux actes qui résultent de l’exécution même de son testament et aux pièces qui se rapporte à son ultime voyage, à sa mort et à ses funérailles169. Comme l’indique A. de la Borderie, « les secrétaires et les conseillers habituels du duc », qui avaient accompagné leur maître à Lyon, étaient en 1305 au nombre de sept — « Monsieur Jacques de Saint-Lou, monsieur Guillaume de Mantes, monsieur Ch. de Roso, Auberi, Perrinet, Gieffrei Le Veier, mestre Yves » — sans compter un personnage du nom de « Guillaume de Monceaux », que l’historien présente comme le « chef des clercs » et qu’il décrit comme un « personnage important, investi de toute la confiance du duc, sorte de premier ministre, qui était allé plusieurs fois (dit le compte d’Auberi) en Flandre, en Champagne, à Paris “à porchacier les besoignes Monseigneur”»170. En fait, il nous semble que l’historien a beaucoup trop sollicité sa source : Guillaume de Champeaux jouait plutôt auprès de Jean II le rôle de messager, investi d’une confiance plus grande que ses homologues, parmi lesquels il est cependant rangé dans le compte que rend Auberi171. Ce dernier, que La Borderie s’obstine à appeler Roland Aubéri, était effectivement, comme on l’a vu, l’un des clercs de la « chapelle » ducale et son nom complet, qui trahit ses racines champenoises, est indiqué clairement dans le testament de Jean II : il s’agit d’Auberi de Baudement172, que le duc désigne « mon clerc » et qui reçoit un legs de 100 livres173 ; Perrinet, ou plus exactement Perrin, qui doit être de la famille d’Auberi car il porte le même surnom, est lui aussi désigné « mon clerc » par le testateur et reçoit un legs plus modeste (40 livres). Encore savons nous de manière irréfragable que le véritable surnom d’Aubéri n’était pas Baudement, qui désigne simplement son village d’origine dans le diocèse de Troyes, mais Lorent, que portait Simon, son père174. Si

169Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1185-1206 ; A. de la

Borderie, Nouveau recueil d’actes inédits des ducs et princes de Bretagne XIIIe et XIVe siècles, Rennes, 1902, p. 108-210.

170 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 374. Par rapport à l’édition donnée par A. de la Borderie lui même, cette énumération comporte quatre fautes de transcription, au demeurant insignifiantes : il faut lire en effet Jaques de S.Lou, Guillaume de Mante, Th. de Roso et Gieffré le Veier.

171A. de la Borderie, Nouveau recueil d’actes inédits …, p. 149. 172 Aubéri est la forme vernaculaire d’Alberic(h)us, particulièrement populaire dans l’est de la France et

illustrée par la chanson d’Auberi le Bourgoing , dont les cinq manuscrits conservés attestent le succès dans la seconde moitié du XIIIe siècle ; on connaît également les formes Aubri et Aubry, qui sont attribuées au moine-chroniqueur de l’abbaye de Troisfontaines. Quant à Baudement, actuelle commune de la Marne, elle porte déjà son nom sous cette forme en 1146, d’après le Dictionnaire topographique départemental.

173Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1189. 174 Documents relatifs au comté de Champagne et de Brie (1172-1361) publiés par Auguste Longnon, t. 3,

Paris, 1914, p. 279 (Collection de documents inédits sur l'histoire de France) : « Des executeurs de feu Symon Lorent, de Baudement, pour laiz fait par li au roy pour paage, si comme il est contenu en une clause de son testament, par la main des executeurs dou testament de feu mon seigneur Aubry de Baudement, fil et jadiz executeur dou dit Symon son pere, xxxvii lb ». Cet extrait des comptes de la terre de Champagne (1340-1341) est riche en enseignements : il nous montre clairement l’importante ascension sociale d’Auberi, nous confirme son enracinement dans sa terre natale, malgré que toute une partie de sa carrière de clerc se soit déroulée en Bretagne, et enfin nous indique le terminus ad quem de son existence. — Nous ne disposons malheureusement pas du même type d’informations sur les autres Champenois dont il est question ici.

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Geoffroy Le Veier175 et « Mestre Yves »176 appartenaient probablement à la Bretagne ; si le nom de Guillaume de Mantes renvoie explicitement à la capitale du Mantois, dont les Bretons fréquentaient les écoles, au même titre que celles, évidemment plus prestigieuses, de Chartres et de Paris177, les deux autres clercs dont il est ici question, Thomas de Roso, ou plus exactement de Roson alias de Rosson178, et Jacques de Saint-Lou — lesquels, comme Guillaume de Mantes, remplissaient l’office de « chapelain » du duc179 — paraissent bien avoir été, à l’instar des Baudement, des Champenois du diocèse de Troyes. Le nom de Rosson est celui d’une ancienne paroisse et seigneurie180, aujourd’hui simple hameau de la commune de Dosches (Aube) ; quant à saint Loup, il était non seulement le patron de la célèbre abbaye troyenne, mais encore celui de Saint-Loup181 et de Saint-Loup-de-Buffigny182, respectivement aujourd’hui communes de la Marne et de l’Aube, non loin (une trentaine de kilomètres) et à équidistance de Baudement.

La présence auprès du duc de Bretagne de tous ces Champenois — nés-natifs, comme dans le cas d’Aubéri, ou peut-être simplement originaires de cette province, avec laquelle ils gardaient en tout cas des liens étroits183 — s’explique assez bien par les contacts continus entre les deux cours princières, depuis le temps de Geoffroy Plantagenêt et de Marie de Champagne ; relations qui s’étaient encore renforcées à la suite du mariage de Jean Ier le Roux avec Blanche, la fille de Thibaut IV, dont l’union court sur près d’un demi-siècle, à l’époque même de la riche floraison du milieu littéraire champenois184. Ces

175 On connaît plusieurs familles bretonnes de ce nom (Le Vayer, Le Veyer, Le Voyer), dont la plus ancienne

et la plus notable était celle des seigneurs de Trégomar. 176 Sans doute chambrier et/ou bien chirurgien du duc, car on trouve mention des deux offices attribués l’un

et l’autre à « Mestre Yves » : dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1188, 1194 et 1198. — A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, p. 380, distingue les deux personnages et parle du premier comme d’un « valet de chambre », ce qui est aussi réducteur qu’est excessif le fait de désigner Guillaume de Monceaux comme le « chef des clercs ».

177 Guillaume le Breton avait passé sa jeunesse à Mantes, sans doute à l’école des chanoines de Notre-Dame ; les Bretons furent légion à Chartres et à Paris : ils finirent d’ailleurs par créer des collèges dans cette dernière ville.

178 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1188 et 1197 ; il existe également une forme « du Rosou » (col. 1194), dont on ignore la sincérité, notamment en raison des difficultés de lecture du –n- et du –u- dans les manuscrits médiévaux.

179 Ibidem, col. 1189, 1190 et 1196. 180 « Rosson » en 1250, d’après le Dictionnaire topographique de l’Aube, qui donne également les formes

« Roson » et « Rousson ». 181 Sanctus Lupus en 1135, « Saint Lou » en 1255 et Sanctus Lupus subtus Brocas en 1443, d’après le

Dictionnaire topographique de la Marne. 182 « Saint Loup de Buffigny » en 1295, Sanctus Lupus de Bufigniaco en 1314, « S. Lou de Buffigny » en 1316,

d’après le Dictionnaire topographique de l’Aube. 183 A la demande du duc Arthur II, le pape Clément V accorde en décembre 1307 à Auberi de Baudement,

« clerc et procureur des affaires de la maison ducale », de conserver pendant trois ans le sous-décanat de Saint-Etienne de Troyes, sans résider, ni recevoir les ordres au-delà du sous-diaconat : B. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un État, 2e édition, s.l., s.d. [Spézet, 2000], p. 144. A la demande de Jean, comte de Richemont, Jeanne de Saint-Lou, moniale de Saint-Sulpice-lès-Rennes, fut transférée en 1309 à l’abbaye de Jouarre, transfert confirmé en 1318 : Ibidem, p. 160, n. 159 et p. 171, n. 40. — Et voir supra n. 174.

184 Voir la thèse de M.-G. Grossel, Le milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens, 2 vol., Orléans, s.d. [1994].

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contacts ont été à l’origine, au sein des classes les plus élevées de la société, d’influences, sans doute réciproques, dont on peut voir en Bretagne l’impact limité, mais incontestable, dans le domaine hagiographique par exemple ; ainsi en est-il de l’obscure sainte Ame, honorée dans un prieuré dépendant de l’abbaye Saint-Urbain, à Joinville — où elle faisait l’objet d’un culte bien établi, dont témoigne notamment une vita du XIe siècle185 — dont la modeste renommée s’est étendue jusqu’en Léon : la fille de Bernard du Chastel et de son épouse Constance, mentionnée avec son époux, Hervé, seigneur de Penhoët, dans un acte de 1282, est en effet nommée Ame (Herveo domino de Pencoet armigero et Amae ejus uxori)186. Cette « prénomination » vient au soutien de l’hypothèse d’une possible parenté de la mère d’Ame, Constance, avec la famille de Léon : très rare dans l’onomastique bretonne, le nom Ame avait été successivement donné, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, à la sœur et à la fille du dernier vicomte, Hervé187. Au début du XIVe siècle, on trouve en Goëllo une certaine Constance de Coëtmen, dont la fille, elle aussi nommée Ame, avait été enlevée par Hervé de Penhoët et son fils Guillaume, suivant le procès intenté aux ravisseurs par Constance devant les juges royaux en 1315188.

Or, on a vu que l’auteur du Livre avait eu, lui aussi, recours à des sources hagiographiques extérieures à la Bretagne, qui peuvent nous donner quelques indications sur ses origines et sur sa formation intellectuelle : il s’agit de la légende de saint Lambert (n° 5), et de celle des 11000 Vierges (n° 8 à 10). Si la dévotion à sainte Ursule et à ses compagnes paraît avoir connu un certain essor en Bretagne, mais tardif, à partir de la seconde moitié du XVe siècle, sous l’impulsion de la duchesse Françoise d’Amboise189, saint Lambert, pour sa part, ne semble pas avoir fait l’objet d’une grand intérêt chez les Bretons du Moyen Âge190 ; ainsi, l’utilisation par l’auteur du Livre de certaines des pièces des dossiers littéraires des saints concernés, qui donc atteste de sa connaissance de ces dossiers — par exemple le Regnante Domino en ce qui concerne les 11000 Vierges — doit nous inciter à orienter nos recherches vers une région où leurs cultes étaient plus populaires, du moins là où leurs légendes respectives étaient mieux connues, ce qui est incontestablement le cas de plusieurs terres de l’Empire (aujourd’hui l’est de la Belgique et des Pays-Bas, le Luxembourg, la Rhénanie et la France du nord-est), avec lesquelles le comté de

185 F. Dolbeau, « Vie latine de sainte Ame, composée au XIe siècle par Etienne, abbé de Saint-Urbain », dans

Analecta Bollandiana, t. 105 (1987), p. 25-63. 186 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1063-1064. 187 A. de la Borderie, Recueil d’actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIe, XIIe, XIIIe siècles), Rennes,

1888, p. 263-264 et 272-274. 188 Comte Beugnot, Les Olim, t. 3, Paris, 1848, p. 1012-1014. 189 P. Sbalchiero, « Profil spirituel d’une sainte méconnue : la bienheureuse Françoise d’Amboise (1427-

1485) », dans Église et société dans l’Ouest atlantique du Moyen Âge au XXe siècle, s.l., s.d. [Nantes, 2000], p. 78 (Centre de recherches sur l’histoire du monde atlantique. Études et documents, 27).

190 La seule exception un peu notable paraît être Saint-Vran, actuelle commune des Côtes-d’Armor et ancienne paroisse du diocèse de Saint-Brieuc, avec fontaine, croix et chapelle Saint-Lambert (édifice du XVIe siècle), où le saint était jadis invoqué pour la protection des jeunes porcs. Par ailleurs, la croix qui porte dans le recensement de 1886 le nom de Croix Saint-Lambert, située à proximité du village de la Ville-Hesry, marquait, sous l’Ancien régime, la limite entre les paroisses de Cesson et Trégueux, dans le voisinage immédiat de Saint-Brieuc ; mais l’ancienneté de cette appellation reste discutée. La base de données de l’IGN signale un autre toponyme « la Croix Saint-Lambert » dans la commune costarmoricaine de l’Hermitage-Lorge.

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Champagne était justement limitrophe. A Troyes, où les clercs champenois du duc Jean II avaient probablement reçu leur formation puisqu’il s’agissait de leur chef-lieu diocésain, le culte des 11000 Vierges est bien attesté par plusieurs mentions de reliques dans les inventaires anciens des établissements religieux locaux191, en particulier à la collégiale Saint-Etienne192, dont Aubéri de Baudément était le sous-doyen depuis 1307 au moins193. Le « mode d’emploi » de ces reliques, sous forme de textes hagiographiques, figurait a priori dans les manuscrits des bibliothèques canoniales, monastiques ou séculières de Troyes194, que ces inventaires indiquent sans malheureusement en donner le détail — notamment ce qui concerne le contenu des légendiers195 — sauf le cas de quelques livrets de saints196 ; mais nous savons qu’au bas Moyen Âge, les richesses des bibliothèques de la ville, où l’on pouvait consulter des manuscrits précieux des œuvres de saint Augustin et de saint Jérôme, mais aussi de Quinte-Curce, Valère Maxime, Macrobe, Aulu-Gelle, etc.197, attirait ceux qui avaient l’amour des études et en particulier des études historiques198.

Reprenons le profil que nous avons esquissé de l’auteur du Livre : un clerc de Jean II,

particulièrement honoré de la confiance du duc qui l’avait désigné comme l’un de ses exécuteurs testamentaires : c’est le cas d’Aubéri, mais également du chapelain Jacques de Saint-Lou199 — ; un clerc qui, au moment de la succession ducale, a souhaité conquérir les bonnes grâces d’Arthur II : c’est à nouveau le cas d’Aubéri, que le duc présente en 1307

191 C. Lalore, Inventaire des principales églises de Troyes, 2 vol., Troyes, 1893, notices n° 830, 871, 1048,

1187, 1188, 2351, 2353. — En revanche, nous n’avons trouvé qu’une seule mention de saint Lambert (n° 1269).

192 Ibidem, n°10, 137. 193 Voir supra n. 183. — L’inventaire du trésor de la collégiale Saint-Etienne des 5-9, 24-26 octobre et 8-9

novembre 1319 a été réalisé en présence du sous-doyen, dont le nom est malheureusement illisible au début du manuscrit ; mais l’éditeur donne (p. 4) la leçon suivante : Actum anno Domini millesimo CCC° decimo nono, die veneris post festum beati Remigii in octobri (5 octobre 1319) presentibus venerabilibus viris dominis Aloer…. ; magistro Infantis scolastico ; Egidio cellerario ; domino Guillelmo de Columb…, Hugone de Villaribus, Johanne Motelli, canonicis dicte ecclesie, et Laurentio, aurifabro. Nous pensons qu’il faut corriger et compléter Aloer en *Alberico et peut-être reconnaître Aubéri de Baudement dans cet Albericus ; notons que le sous-doyen n’est pas présent lors de l’inventaire complémentaire réalisé au printemps 1320.

194 Nous n’avons pas pu consulter l’ouvrage d’A. Chalandon, Les bibliothèques des ecclésiastiques de Troyes du XIVe au XVIe siècle, Paris, 2001.

195 C. Lalore, Inventaire des principales églises de Troyes,, notices n° 1356, 1359, 1736, 1830, 2810, 2929, 2930.

196 Ibidem, n° 1596, 1597, 1598, 1599, 1600, 1601 et 1602 (respectivement saint Claude, saint Roch, saint Urse, sainte Anne, saint Joseph, saint Quirin et sainte Madeleine). Le même auteur signale (p. cccxxiv-cccxxv) que, d’après un inventaire de 1485, la bibliothèque de Saint-Loup « comprenait cent cinquante volumes, dont quinze volumes de la Bible, vingt manuscrits sur les vies des saints, plusieurs anciens martyrologes, des commentaires, des ouvrages de théologie, de droit et d’histoire ».

197 Ibid., p. cccxxii-cccxxiv. 198 Comme il se voit par exemple avec le dominicain Jean de Colonne, vraisemblablement originaire de

Chartres, auteur de la compilation intitulée Mare Historiarum, qui s’était ainsi successivement transporté à Troyes puis à Amiens, selon le témoignage vers 1320 d’une lettre de son oncle, Landolfe, historien lui aussi : Sed cum nunc te…Trecis nunc Ambianis… studentem fore conspicio, non cogito Romanis te interesse deliciis… (L. Delisle, dans Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t. 46, p. 659).

199 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1198.

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comme le procureur des affaires de sa maison200 et qu’à son tour il désignera pour être l’un des exécuteurs de son testament201. Cette confiance ne fut manifestement pas renouvelée par Jean III, qui, en 1313, se plaint nommément du favori de son prédécesseur, ainsi que des autres exécuteurs testamentaires de ce dernier202 ; mais le statut social d’Aubéri — conforté depuis 1306 au moins par sa prébende du Mans203, à proximité de la Bretagne — demeura stable et la fidélité que le clerc témoignait à la mémoire de ses anciens maîtres ne devait jamais se démentir : c’est lui qui, encore en 1318, donne les consignes nécessaires pour l’installation d’une grille autour du tombeau de Jean II dans l’église des Carmes de Ploërmel204. Il est possible qu’il se soit retiré dès l’année suivante en Champagne205, où il est mort avant 1340206. Quoi qu’il en soit, la faveur ducale dont a joui Aubéri s’est étalée sur une longue période : peut-être même remontait-elle à Jean 1er le Roux, ou plus exactement à la duchesse Blanche ? En tout cas les éléments connus de la chronologie de l’existence d’Aubéri ne s’y opposent pas.

Il est donc extrêmement tentant d’attribuer à Aubéri la paternité du Livre des faits d’Arthur, dans un contexte curial qui avait déjà produit vers la même époque, ou un peu avant, le roman intitulé Artus de Bretaigne, dont il a été question au début de cette étude. Décidément, Arthur II, ce prince volontiers décrit comme falot et que sa santé défaillante a empêché de prendre part, comme il le souhaitait, à une nouvelle Croisade207, aura suscité chez ses proches, outre leur dévouement, un intérêt particulier sur le plan de la création littéraire, — sans doute parce que son nom prestigieux lui faisait comme une véritable aura…

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200 Voir supra n. 183. 201 Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 1242. 202 Ibidem, col. 1247. 203 Ibid., col. 1201. — Sans doute cette sinécure avait-elle été obtenue, là encore, grâce à la protection de la

famille ducale : une bulle de Benoît XI en date du 6 avril 1304 donne à l’abbé de Prières la faculté de faire nommer chanoines dans les cathédrales d’Angers, du Mans et d’Avranches les ecclésiastiques dignes de l’être qui seront désignés par Jean de Bretagne (Cartulaire de l’évêché du Mans, publié par B. de Broussillon, Le Mans, 1908, p. 62, n° 1091).

204 Pitre de Lisle du Dreneuc, « Les tombeaux des ducs de Bretagne de la maison de Dreux et de Montfort », dans Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 3e série, t. 7 (1888), p. 121-122. — Aubéri s’adresse à celui qu’il commet au paiement de cet ouvrage, un certain André Bonin, de Nantes, en l’appelant « son cher ami », ce qui est peut-être l’indication, au-delà d’une clause de style, d’une relation privilégiée entre les deux hommes. Ce Bonin semble avoir été d’origine florentine : on mentionne en 1306 un « Bonin Gui, marchant de Florence » dont les services avaient été employés par le duc Jean II dans l’établissement d’un Hôtel de la Monnaie à Nantes (voir A. de la Borderie, Nouveau recueil d’actes inédits …, p. 196).

205 Voir supra n. 193. 206 Voir supra n. 174. 207 B. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne, p. 143 et 167.