Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au...

101
Le livre de La Torre Aletta Grisay - Ebbeler

Transcript of Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au...

Page 1: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Le livre de La TorreAletta Grisay - Ebbeler

Page 2: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Le livre de La TorreAletta Grisay - Ebbeler

2016

Page 3: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager.

Remerciements

Un grand merci aux diverses personnes qui ont contribué à ce petit recueil de souvenirs, en particulier à mon frère Lucas : ses albums généalogiques ont fourni une bonne partie des données biographiques et du matériel photographique sur les familles Ebbeler et Simboli, et sa mémoire, plus fidèle que la mienne, m’a permis de corriger plusieurs inexactitudes. Mon cousin Manfredi, de son côté, a publié sur internet un travail bien documenté sur son oncle Lanza del Vasto, d’où je tiens de nombreux détails sur la famille Lanza.Merci également à mes collègues Bernadette Mouvet, Marie-Louise Moreau et Dominique Lafontaine, ainsi qu’à Adèle Malache, assistante d’édition, qui m’ont fait l’amitié de relire le manuscrit, de le commenter et d’en corriger les nombreuses coquilles.Merci enfin à ma fille Françoise, qui a mis à contribution son talent de graphiste et sa patience pour le traitement du matériel iconographique et la mise en page de l’ouvrage.

Page 4: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 5 –

– Introduction –Avoir vu le jour à cet endroit fut pour moi un privilège passager. Pendant de nombreuses années, l’accès à cette pièce tapissée de précieux volumes reliés en cuir nous a été strictement défendu, à mon frère Lucas et à moi. Probablement à juste titre, car nous n’aurions été que trop tentés de découper les merveilleuses illustrations de certains livres ou de transformer en cerfs-volants le papier bible de certains autres… Toujours est-il que la bibliothèque, le plus souvent fermée à clé, est longtemps restée pour nous une des « pièces à mystère » de la maison, une de celles dont nous savions qu’elle renfermait des trésors d’autant plus convoités qu’ils nous étaient inaccessibles.

L’interdit nous pesait d’autant plus que la porte vitrée de la bibliothèque, doublée de lourds volets en bois aux serrures compliquées, était la seule pièce qui, de la maison, donnait accès au jardin – autre lieu de délices défendu, avec ses allées de gravier séparant des plates-bandes entourées de buis, son orangerie1 noyée sous des rosiers au parfum capiteux, ses arbres fruitiers objet de tous nos désirs (poiriers, amandiers, reine-claudiers, pêcher, néflier), et surtout sa fontaine  : une vasque ronde et profonde aux eaux vertes peuplées de quelques poissons rouges, dont le maigre jet d’eau n’était activé qu’en de rares occasions.

Plus grands, nous acquîmes petit à petit le droit de feuilleter les volumes de la bibliothèque. La plupart étaient en anglais, en français ou en néerlandais, donc impossibles à déchiffrer pour nous. Mais nous passions des heures à rêver en regardant les images ! Il y avait, en particulier, toute une collection de caricatures de Punch et d’autres revues humoristiques anglaises  ; quantité de volumes en allemand contenant des sagas romantiques illustrées de force chevaliers, princesses, licornes, dragons,

1 En fait une serre à citronniers (limonaia).La bibliothèque de la Torre.

Je suis née dans une bibliothèque. C’était en 1939, un mois de novembre plutôt froid, et dans la belle et grande maison pleine de courants d’air où vivaient mes parents, la bibliothèque était la pièce la plus confortable  : aisée à chauffer en hiver, en raison de ses dimensions relativement modestes, de son excellente cheminée, de ses doubles portes bien calfeutrées, mais fraîche en été grâce à des murs très épais et aux grands cyprès du jardin qui y tamisaient le soleil. Elle servait de bureau à mon père et, parfois, de chambre d’amis pour les invités de passage, ce qui explique le lit qu’on y avait installé – qui fut choisi ce jour là pour l’accouchement.

Page 5: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 6 –

grottes et châteaux-forts  ; et puis, surtout, une précieuse édition de la Divine Comédie, enrichie d’innombrables reproductions en couleur des principales œuvres d’art inspirées par ce poème, depuis les tableaux de Botticelli jusqu’aux gravures de Gustave Doré. Enfer, Purgatoire et Paradis sont à jamais associés, dans notre imaginaire, aux magnifiques illustrations de ce livre.

Le jardin demeura plus longtemps interdit, à cause de la vasque, considérée par Maman comme un danger mortel : à quatre ans, notre petite cousine Roberta y était tombée et s’y serait sans doute noyée si Lucas (alors âgé de neuf ans) n’avait plongé sans hésiter à son secours, alors que, de mon côté, je restais plantée là sans un cri, figée de terreur par la scène.

La facade ouest de la Torre, côté jardin. Au centre, la vasque.

Le jardin de La Torre. Au fond, la « limonaia ». Loin à l’arrière-plan, la villa Casale,

appartenant à la famille Tosini.

Page 6: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 7 –

La Torre vue de chez nos voisins, les Giovannini.La route est la via della Topaia.

La vasque et la « limonaia ».

Mais que sont les interdits pour des gosses débrouillards ? Lucas apprit le premier à escalader le mur du potager situé en contrebas du jardin (dont l’accès nous était aussi rigoureusement défendu, pour éviter le maraudage des groseilles, abricots, tomates, carottes…). De là, en prenant appui sur le robinet d’arrosage, il parvenait à se hisser sur le muret du jardin. Je me rongeais de jalousie d’être trop petite pour le suivre. Parfois, il me lançait une corde pour me permettre de grimper à mon tour et l’accompagner à la pêche aux têtards de la vasque et le pillage systématique des reine-claudiers, dont nous croquions les fruits encore verts. Le jour où je me découvris capable de réaliser cette acrobatie par mes propres moyens fut un jour de triomphe pour moi, comme le fut celui où, à l’aide de quelques clous plantés dans le tronc du vieil érable de la cour située à l’arrière de la maison, je parvins à grimper dans les frondaisons et de là à passer sur le toit du corps principal de la maison – un exploit que mon frère réalisait depuis longtemps, sans clous et avec une parfaite aisance, pour aller attraper les oisillons qui nichaient dans les gouttières.

Une maison familiale, c’est cela aussi  : des lieux dont la conquête est progressive, dont les coins secrets se dévoilent au fur et à mesure qu’on grandit. Percer les mystères de la bibliothèque, braver les interdits du potager et du jardin, explorer les toits et les soupentes, découvrir les parfums des tiroirs oubliés, tout cela est comme une métaphore de l’enfant pressé de découvrir le monde qui l’entoure, qui s’enhardit de jour en jour en devenant un peu plus grand, un peu plus agile, un peu plus inventif…

Ce sont mes souvenirs de cette maison et des personnes qui y habitaient qui font l’objet de ce livre.

Page 7: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Vue aérienne de la Villa La Torre

1. Le jardin2. Le potager3. La tour médiévale4. L’aile Renaissance5. Le « piazzale » (place d’armes)6. Le « cortile » (cour d’honneur)7. Le logement des domestiques8. La maison du métayer9. Les écuries10. L’étable11. La maison de l’Agnese

1

2

3

4

5

6

9

8

7

10

11

Page 8: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– Chapitre 1 – La Torre

1937. La Torre vue du « piazzale ».

Vue aérienne de la Villa La Torre

Page 9: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 10 –

La maison, appelée Villa La Torre, se trouvait à une dizaine de kilomètres de Florence. Elle était située à Castello, sur la pente sud du Monte Morello, au lieu-dit « Castellina », et précisément au croisement de la via della Topaia et de la via della Fonte. En italien ancien, comme en latin, villa signifiait « maison de campagne » (par opposition aux habitations de type urbain), d’où les dérivés «  village  », «  vilain  », «  villégiature  ». La nôtre avait une histoire remontant loin dans le temps. Grazia Gobbi Sica, auteur de la monographie The Florentine Villa: architecture, history, society (Routledge, 2007), en publie un plan datant de la fin du 16e siècle, découvert dans un relevé cadastral effectué jadis par les autorités fiscales de Florence2 .

2 On lit dans les documents fiscaux conservés à l’Archivio di Stato de Florence que ce relevé était destiné, en particulier, à la collecte d’impôts devant permettre la remise en état de la voirie de la circonscription :

« Alla fine del XVI secolo, per fare il punto sulle condizioni delle strade pubbliche e del contado fiorentino, divenute disastrose per una diffusa disattenzione dei vari popoli, comuni, etc., ai vari bandi che imponevano loro la manutenzione, fu varata una vasta operazione di ricognizione, descrizione e misurazione del sistema viario. I dati vennero raccolti nella Carta dei Capitani di Parte Guelfa che si riprometteva di rivedere l’antico sistema di ripartizione delle spese. Il censimento, a causa della resistenza e dell’ostruzionismo dei vari popoli e dei suoi rappresentanti che temevano tasse più elevate, non ebbe successo tanto che nei successivi anni si fece sempre riferimento al vecchio inventario. »

« À la fin du XVIe siècle fut décrétée une vaste opération de reconnaissance, description et mensuration des voies publiques, en vue de faire le point sur l’état du système de voirie du domaine florentin, devenu désastreux du fait que les diverses communes et entités locales négligeaient le plus souvent les édits leur en imposant l’entretien. Les données furent recueillies dans la Carta dei Capitani di parte Guelfa, dont le but était de revoir l’ancien système de répartition des dépenses. En raison de la résistance et de l’attitude d’obstruction des populations et de leurs représentants, qui craignaient une augmentation des impôts, ce recensement n’eut aucun succès, si bien qu’au cours des années suivantes on continua de se fonder sur l’ancien inventaire. »

Comme on voit, en fait de civisme fiscal, l’Italie de la Renaissance était déjà l’Italie.

VILLA LA TORREThis dates back to the 14th century and traces of the original structure are recognizable despite the late 16th century conversion. The property belonged to the Franceschi family and is clearly depicted on the map of the Capitani di Parte of the parish of San Silvestro at Ruffignano. The image shows a tower, the original nucleus of the building and a clear boundary marked by rows of trees in front of the building.Source : The Florentine Villa : architecture, history, society, Grazia Gobbi Sica (2007), Éd. Routledge.

On distingue déjà, sur ce très vieux plan, le corps latéral du bâtiment et les diverses dépendances que les propriétaires de l’époque (une famille de marchands florentins du nom de Franceschi) avaient fait ajouter vers 1590 à la tour de guet préexistante, transformant ainsi ce donjon carré de la fin du Moyen-Âge en une riche résidence Renaissance. On y reconnaît le jardin (non encore planté de buis, mais comportant déjà la limonaia), le potager, la cour d’honneur, le grand « piazzale » flanqué d’écuries (devenues garage au 20e siècle), ainsi qu’au nord-est une construction séparée contenant l’étable. Le chemin qui traverse le plan du nord au sud est la Via della Fonte. La route qui le traverse d’est en ouest est la Via della Topaia.

Page 10: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 11 –

Au sud-est, du côté droit de la via della Fonte, une autre construction séparée abritait probablement le logis d’un métayer – c’est ce que mon frère et moi appelions « la maison de l’Agnese » (du nom de la veuve qui l’habitait à notre époque ; à ce moment, sa maison ne faisait plus partie de la propriété). Seul a disparu le bosquet qui se trouvait au nord de la Torre, transformé depuis en oliveraie.

La tour

La partie médiévale, la tour proprement dite, ne conserve aujourd’hui aucune trace de son ancienne fonction militaire, si ce n’est l’épaisseur de ses murs : la rénovation réalisée à la Renaissance avait fait disparaître douves, créneaux et meurtrières ; des fenêtres avaient été ouvertes, un balcon avait été ajouté et les façades avaient reçu un stuc d’une belle teinte ocre clair.

Façade est, donnant sur la via della Fonte.On voit à droite la maison de l’Agnese.

La tour comportait cinq niveaux. Tout en bas, des caves semi-enterrées abritaient jadis les pressoirs à vin (et, plus tard, une imposante chaudière à charbon censée alimenter le chauffage central introduit par les propriétaires nous ayant précédés dans les lieux3). On y accédait par une porte cochère donnant sur la cour d’honneur. Le rez-de-chaussée était occupé par un petit appartement composé de la bibliothèque déjà mentionnée, reliée par un couloir à une salle de bains et à une soupente aveugle, où Maman stockait dans une grande jarre en grès la réserve d’huile de l’année, et où elle avait relégué sans pitié tout un fratras de bibelots kitschs laissés à leur départ par les occupants précédents4. Cette soupente était aussi l’un des refuges du fantôme de La Torre – un fantôme plutôt timide et effacé, dont les modestes occupations se limitaient à allumer ou éteindre intempestivement l’ampoule éclairant ce réduit, ou à tirer la chasse du WC du troisième étage, qui était son autre lieu de séjour favori.

Trois volées d’escalier (avec des rampes en corde fixées au mur par des pitons, comme c’était d’usage dans les anciennes villas toscanes) permettaient d’atteindre les étages supérieurs. Au premier se trouvaient les deux chambres où nous dormions – celle de nos parents à l’ouest, surplombant le potager et offrant une large vue sur les collines plantées d’oliviers et sur la plaine de Sesto ; la nôtre donnant au nord sur le jardin et au sud sur la cour d’honneur par une grande fenêtre grillagée. Un long couloir menait à la salle de bains et à la cage d’escalier.

3 Au cours des neuf années que j’ai vécues à la Torre, je n’ai jamais vu fonctionner les radiateurs qui avaient été installés un peu partout dans la maison, et pour cause : toutes les mines de charbon de la Ruhr n’auraient probablement pas suffi à chauffer la trentaine de pièces que comptait la villa.

4 Je me souviens avec une fascination particulière d’une lampe en bronze de style Années Folles, représentant un char romain tiré par six chevaux, tous équipés de tiges portant de charmants petits abat-jours de soie bleu clair. Aujourd’hui, cette horreur vaudrait sans doute des fortunes chez un antiquaire…

Page 11: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 12 –

L’étage au-dessus était occupé par un autre appartement, composé de deux chambres (la « chambre bleue » et la « chambre jaune », cette dernière munie d’un balcon), ainsi que d’un petit salon et d’une salle de bains – celle que le fantôme dont on vient de parler avait choisie pour ses facéties aquatiques. Nous ne fréquentions guère cet étage, pourtant charmant et meublé de plusieurs pièces d’antiquariat remarquables5  . En revanche, c’est dans cet appartement que Maman a hébergé, durant plusieurs mois, une famille de juifs fuyant les persécutions nazies. On reviendra plus loin sur cet épisode.

5 Dont une splendide table Renaissance aux pieds en forme de lyre, qui sert aujourd’hui de bureau à mon frère dans sa maison de Castano Primo.

Le sommet de la tour était tout entier occupé par un vaste atelier d’artiste. On y accédait par un escalier étroit et raide, et la porte en était généralement verrouillée. Pour des raisons que je m’explique mal, c’est dans cette pièce quasiment inaccessible que se trouvait un disjoncteur commandant le réseau électrique de la tour – un gros levier de fer au manche en bois, qui produisait des étincelles terrifiantes quand on l’abaissait. Par temps d’orage, il s’imposait d’aller là-haut déconnecter le réseau. Mon frère Lucas se chargeait de cette périlleuse opération, maman ayant une peur obsessive de tout ce qui était électrique. J’accompagnais Lucas pour lui soutenir le moral, claquant des dents à chaque coup de tonnerre et nous voyant déjà tous deux réduits en cendres par les éclairs qui zébraient le ciel à travers les baies vitrées de l’atelier.

La cour d’honneur et le « piazzale » vus de la tour.L’escalier de la tour.

Page 12: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 13 –

L’aile Renaissance

L’entrée principale du corps de bâtiment ajouté à la Renaissance était située au sud-ouest. Un escalier en pierre conduisait de la cour d’honneur à une gracieuse terrasse, sur laquelle s’ouvraient les fenêtres grillagées et la porte massive d’une très grande salle de réception, appelée, comme de juste, «  il salone ». Les fresques qui en décoraient le plafond, dues à des élèves de l’école du Bronzino, avaient valu à la villa La Torre d’être classée à l’inventaire des monuments nationaux de Toscane. Dans la monographie de Grazia Gobbi Sica, citée ci-avant, ces fresques sont décrites comme suit :

« The ceiling of the great entrance hall in the interior is particularly interesting, entirely frescoed with motifs typical of late-mannerist decoration. The wooden coffered ceiling has square lacunae with pale blue and gold ornamentations in relief and beams painted with trailing wines, birds and snakes, similar to the plant motifs frescoed in 1580 in the Uffizi corridor. The decoration’s unusual typology is divided into three sections: the Four Continents at the sides and Heaven and Earth in the main panels in the centre. The decoration’s subject matter focuses particularly on the various features and figures in « la vita in villa », huntsmen, shepherds, peasants and musicians, rural landscapes which serve as backgrounds to hunting and fishing scenes, differentiating them from the decorative cycles in the city palazzo. In the allegory of the Four Continents there are some interesting scenes of festivities in 16th century Florence and eight scenes of pursuits and pastimes at the villa. The commissioner’s inscription Franciscus di Franciscis faciendum curavit AD MDLXXXXVII appears below a depiction of the flight of Phaeton, the epitome of audacity, and this and the whole decoration cycle reflects the intellectual taste and boldness of a wealthy merchant of the time6. »

6 « Le plafond de la vaste salle d’entrée, à l’intérieur du bâtiment, entièrement couvert de fresques d’un style décoratif typique du maniérisme tardif, est d’un intérêt particulier. Le plafond, à coffrage en bois, est divisé en une série de panneaux carrés, avec des ornements en relief de couleur bleu pâle et or et des poutres peintes où l’on voit des sarments de vigne, des oiseaux et des serpents, semblables aux fresques à motifs végétaux peintes en 1580 dans le corridor du Palais des Offices. La décoration, d’une thématique inhabituelle, est divisée en trois sections : les Quatre Continents sur les panneaux latéraux et, au centre, le Ciel et la Terre dans les deux panneaux principaux. Le contenu des parties décoratives est consacré à divers aspects et personnages de « la vita in villa » : chasseurs, bergers, paysans et musiciens, paysages ruraux servant de décor à des scènes de chasse et de pêche, ce qui les différencie des thèmes décoratifs typiques du palazzo urbain. L’allégorie des Quatre Continents contient quelques scènes intéressantes de festivités de la Florence du 16e siècle, et huit saynètes représentant les labeurs et les passe-temps de la vie à la campagne. Une inscription désignant le commanditaire (Franciscus di Franciscis faciendum curavit AD MDLXXXXVII) figure en dessous d’une représentation du vol de Phaéton, symbole de l’audace. Ce détail, ainsi que l’ensemble des thèmes décoratifs, reflètent les goûts intellectuels et la fierté d’un riche marchand de l’époque. »

L’entrée de l’aile Renaissance, vue à travers l’arche du puits.à gauche, la rampe d’escalier menant de la cour d’honneur à la terrasse.

Page 13: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 14 –

Le mobilier de cette pièce, comme celui de toute la maison, était principalement constitué de meubles Renaissance, probablement d’origine. S’y étaient ajoutés au fil du temps quelques beaux meubles du 17e et du 19e siècle. Le salon se distinguait par deux immenses tables, une table ovale et une longue table rectangulaire, pouvant sans doute accueillir, à elles deux, une quarantaine de convives. Nos invités n’étant jamais aussi nombreux, nous ne les utilisions guère. Détail de l’embrasure

des fenêtres.

Le salon avec ses deux grandes tables. Au centre, la porte donnant sur le « salottino ». Sur le mur de gauche, le bassin de pierre ayant servi aux baptêmes.

L’embrasure des fenêtres, profonde, comportait des bancs en pierre où nous nous disions que les dames d’autrefois allaient sans doute s’asseoir pour bavarder, broder, et jeter de temps en temps un coup d’œil sur les activités qui se déroulaient dans la cour d’honneur. Un des murs avait un renfoncement où se trouvait un bassin de pierre – qui a servi lors de mon baptême et celui de mon frère.

Page 14: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 15 –

Détail des fresques du « salone »

La Terre. L’Amérique.

Page 15: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 16 –

L’Afrique.

Les puttini

Le puttino fauconnier.

Le puttino trompettiste.Le puttino à la vache.

Le puttino au léopard.

Page 16: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 17 –

Les loisirs à la ville

Il calcio fiorentino (ancêtre du football).

La quintaine.

Page 17: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 18 –

La course de chevaux.

La course de carrosses.

Page 18: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 19 –

Nos repas se prenaient plutôt dans la pièce contigüe au salon, de dimensions plus modestes, que nous appelions, par contraste, « il salottino ». Elle était rendue plus douillette par des fauteuils confortables, un paravent, des tapis persans et une cheminée moins monumentale et plus efficiente que celle du grand salon. Le plafond, à coffrages complexes en bois sombre, séparait la pièce d’un grenier difficilement accessible, jamais utilisé. Le soir, quand nous restions silencieux, on y entendait les galopades effrénées d’une véritable armée de souris dont aucun matou n’avait pu venir à bout – si hardies que même notre fantôme n’osait jamais se risquer dans ce solaio.

Les locaux fonctionnels

Du salottino on passait dans une lingerie (appelée «  stanza da stiro  », littéralement « pièce pour repasser »), que l’on pouvait également rejoindre à partir du salon par un long couloir tapissé d’immenses armoires murales, où était rangé tout le linge de la maison. Plus loin se trouvaient les deux pièces servant de cuisine, équipées de foyers maçonnés où des grilles en fonte servaient à soutenir les braises de charbon de bois sur lesquelles s’effectuaient toutes les cuissons.

Allumer le feu et l’entretenir en l’éventant délicatement avec une « sventola » (éventail rond en paille tressée) était une opération qui n’allait pas de soi. J’étais souvent préposée à la sventola, mais il m’arrivait de me distraire et de laisser s’éteindre le feu. On m’envoyait alors, munie d’un «  scaldino  »7, emprunter une pelletée de braises rouges chez la voisine, la vieille Agnese, afin de raviver le feu défaillant.

Une porte au bout de la seconde cuisine donnait accès à un cellier semi-enterré, où un garde-manger en fin treillis métallique pendu à la paroi 7 Pot en grès surmonté d’une anse, servant de chaufferette. On y plaçait des braises allumées

et on le suspendait par un crochet à une armature légère en bois en forme de demi-sphère. En hiver, on glissait pendant quelques minutes cet engin entre les draps pour en chasser le froid et l’humidité avant de se coucher. Dès l’automne, l’Agnese, que l’âge avancé et les longues heures de tricot rendaient frileuse, gardait en permanence près d’elle un scaldino allumé.

servait à mettre au frais, et à l’abri des insectes et des rongeurs, les provisions de lait, de fromage et de viande – parfois aussi un bloc de glace entouré de chiffons que l’on achetait au poids chez l’épicier du village de Castello, le seul avec le boucher à posséder une chambre réfrigérée8. Durant les bombardements de la guerre de ‘40, cet endroit solidement voûté a servi d’abri anti-aérien à notre famille et à celle de nos métayers.

8 Les maisons de l’époque ne possédaient ni frigos ni congélateurs, apparus sur le marché bien plus tard.

Scaldino.

La seconde cuisine. à droite, la porte ouvrant sur le cellier et la chapelle.

Page 19: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 20 –

Quelques marches permettaient de descendre du cellier à la sacristie de la petite chapelle, dont la porte en ogive s’ouvrait sur la via della Fonte, sous les fenêtres des domestiques. Singulière disposition architecturale, reflétant peut-être une certaine mentalité des marchands florentins à l’époque de la Renaissance  : l’endroit de la maisonnée destiné aux pratiques religieuses se voyait englober avec les cuisines et le garde-manger parmi les locaux de service, tandis que le lieu destiné aux plaisirs de l’esprit – la bibliothèque ouverte sur le jardin – se situait à l’extrémité opposée, dans la partie « noble » du bâtiment.

La chapelle elle-même, décorée de peintures sulpiciennes, présentait peu d’intérêt  ; mais la sacristie était une véritable niche à trésors, avec ses lourdes armoires remplies de nappes d’autel finement brodées, de parements sacerdotaux entrelacés de fils d’or et d’argent, de calices et burettes de cristal, de crucifix, de missels.

Nous étions surtout fascinés par les reliquaires en bois tapissés de velours rouge et protégés d’une vitre, dans lesquels étaient fixés quantité de débris d’ossements, chacun accompagné d’une étiquette écrite à la plume d’oie en encre marron, indiquant le nom du saint et la partie du corps dont la relique était issue (côte, vertèbre, phalange…).

Madone en céramique.

L’autel de la chapelle.

Reliquaire.

Page 20: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 21 –

La première pièce de la cuisine, où nous prenions souvent nos petits-déjeuners et rôdions volontiers à l’heure de la préparation des repas dans l’espoir de grappiller l’un ou l’autre en-cas, était aussi un des lieux de passage névralgiques de la villa. Une des portes donnait accès au logement de la famille de métayers qui cultivait les trois hectares de terre de la propriété. L’autre s’ouvrait sur un escalier dont la rampe descendante menait à la porte d’entrée de la via della Fonte, autrefois réservée aux domestiques – en fait l’entrée la plus pratique de la maison, et donc la plus utilisée. La rampe montante portait à un étage où se trouvaient les deux chambres destinées aux domestiques ainsi que leur cabinet de toilette. Faute de domestique logeant à la maison, ces deux pièces étaient devenues notre royaume. Nous avions le droit d’y faire les quatre-cents coups – jouer, courir, se cacher, bricoler, s’y disputer… – sans trop craindre l’intervention des adultes.

Au même étage, mais de l’autre côté du palier, se trouvaient deux autres pièces qui nous étaient, elles, rigoureusement interdites, particulièrement la première, appelée « stanza del grano », où chaque été était stockée la récolte de blé, que l’on protégeait des charançons à l’aide d’un produit dégageant un puissant gaz toxique. Portes et fenêtres en étaient dès lors scellées avec de larges bandes de ruban adhésif, qui rendaient la pièce parfaitement étanche. La seconde pièce, située en enfilade, était un fourre-tout où Maman rangeait abat-jours défraîchis et vêtements passés de mode, et Papa son matériel de photographie. Des années plus tard, le pillage des tiroirs où il gardait ses rames de papier photo-sensible, devenues inutilisables avec le temps, nous fournit une mine quasiment inépuisable de papier fort pour nos collages. Ces feuilles viraient au marron quand elles étaient exposées au soleil, mais si on y déposait l’un ou l’autre objet (fourchette, toupie, pièce de monnaie…), elles en gardaient l’image en négatif, ce qui autorisait toutes sortes d’expériences passionnantes.

La maison des métayers

Le logement de la famille de métayers comportait deux chambres à coucher situées au même étage que notre cuisine. De là on descendait dans une vaste salle semi-enterrée où se trouvait le frantoio (moulin à olives) avec sa lourde meule en pierre, et le grand pressoir en bois où l’on comprimait des sacs de jute en forme de chambre à air après les avoir remplis de la pulpe d’olives écrasées. Le jus, presque noir, passait par un filtre avant de s’écouler dans une grande jarre en grès où on le laissait décanter plusieurs semaines.

Un moulin et un pressoir à olives comme ceux de La Torre.

Page 21: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 22 –

La stanza del frantoio, comme on l’appelait, servait aussi de cuisine et de salle à manger aux métayers. Une des portes donnait accès au garage, et de là au grand piazzale donnant sur la via della Topaia. Le garage n’abritait plus, depuis longtemps, la Fiat de Papa, réquisitionnée par les autorités dès le début de la guerre : on y rangeait des outils agricoles et la récolte de foin.

L’autre porte du frantoio ouvrait sur la « belle pièce » du logement, où la famille des métayers recevait les voisins et les parents en visite. De là, quelques marches menaient à un minuscule hall (andito) et à la porte extérieure du logement, ouvrant sur la via della Fonte. L’andito était la seule pièce de cette maison qui recevait assez de lumière pour permettre à la femme du métayer, l’Armida, d’exercer son métier de brodeuse a cottimo9 pour une firme renommée de lingerie de table artisanale. Elle s’y tenait assise sur une chaise basse, entourée de ses pelotes de soie à broder de toutes les couleurs, de fines pièces de batiste d’un blanc immaculé, de minuscules ciseaux, d’épingles et d’aiguilles. J’ai passé d’innombrables heures assise à ses pieds en compagnie de l’une ou l’autre de ses filles. Nous quémandions des chutes de tissus et des bouts de fil, et nous appliquions à imiter ses points de broderie, si miraculeusement petits qu’une fois la pièce terminée, on ne distinguait que difficilement l’endroit de l’envers.

9 Dans tous les villages des environs de Florence, il était courant dans les familles d’agriculteurs que les femmes améliorent quelque peu les revenus du ménage en travaillant chez elles a cottimo, c’est-à-dire comme ouvrières payées à la pièce. L’Armida, avec ses ravissantes broderies, gagnait un peu plus d’argent que la vieille Agnese, spécialisée, elle, dans le tressage de la paille d’Italie servant à fabriquer les chapeaux du même nom.

Les autres dépendances

La limonaia du jardin n’abritait aucun citronnier10, mais une réserve de pots à fleurs en terre cuite, et surtout un puits qui alimentait (en eau non potable) les salles de bains, les chasses d’eau des WC et les éviers de la cuisine. L’eau était acheminée dans les tuyauteries par une pompe à moteur enfermée dans un cagibi en béton planté au milieu d’une pelouse qui s’étendait à l’arrière du corps de logis principal. Ce moteur constituait une source quasi permanente de soucis pour la famille. D’une part, il était souvent en panne, et seuls les soins attentifs (ou les vigoureux coups de pied) du père Materassi, notre voisin forgeron, parvenaient à le ramener à la vie. D’autre part, son débit était capricieux – l’eau de ce puits tendait à se raréfier et même à se tarir tout à fait au plus fort de l’été. Enfin, l’abri, caché à la vue des propriétaires, favorisait les visites des voleurs : le moteur a été subtilisé à au moins deux reprises. Son remplacement creusait des trous calamiteux dans le budget familial.

L’eau potable, il fallait la puiser à la main dans le beau puits médiéval qui occupait le centre de la cour d’honneur. Une poulie permettait d’y descendre une corde à laquelle pendait un seau de cuivre tout noir et cabossé (datant sans doute des origines mêmes du puits). L’eau était reversée dans de grandes cruches pansues, les mezzine (en cuivre également, mais plus récentes et moins bosselées), que l’on devait ensuite acheminer jusqu’aux cuisines. Mais, contrairement à son collègue plus moderne de la limonaia, le vieux puits du cortile était un serviteur consciencieux, qui n’a jamais cessé de fournir son contingent d’eau parfaitement pure et toujours fraîche, même au creux des plus dures sècheresses.

10 L’unique citronnier de la propriété avait été planté à l’extérieur, juste à côté de la serre, et s’en portait fort bien.

Une « mezzina ».

Page 22: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 23 –

Une vache quelque peu chétive et d’une couleur indéterminée a brièvement logé dans l’étable située au nord-est de la propriété. Elle produisait un lait parcimonieux et légèrement rosé, qui n’inspirait pas grande confiance à Maman. Celle-ci n’avait donc pas trop regretté le départ de la vache, réquisitionnée au début de la guerre en même temps que la voiture de Papa. Elle l’avait aussitôt remplacée par une chèvre, dont le lait mousseux et très crémeux nous ravissait.

Derrière l’étable se trouvait une petite aire en ciment où l’on battait au fléau fèves et pois chiches (le froment, lui, était transporté chez les voisins pour y être battu avec leur propre récolte à l’aide de la moissonneuse-batteuse qui circulait de ferme en ferme au mois d’août). Le long de l’aire, un poulailler et des claies à lapins fournissaient les œufs et l’essentiel de la viande qui garnissait nos assiettes. Poules et lapins faisaient quelquefois

l’objet de larcins, que l’Agnese attribuait d’office aux gitans vagabondant dans la région. Elle soutenait aussi que les gitans enlevaient des enfants, ce qui me faisait trembler de peur, en dépit du fait que ni mon frère ni moi n’ayons jamais vu un seul gitan circuler dans les environs de la Torre.

En face de l’étable, un lavoir protégé par un auvent permettait au besoin de faire la lessive. Nous l’utilisions peu, Maman préférant confier les tâches de blanchissage à nos voisins les Giovannini, qui possédaient dans leur cour de ferme une grande jarre à bouillir la lessive et, dans un de leurs champs, un vaste lavoir alimenté par une source d’eau vive.

Pour terminer cette visite des bâtiments, il me reste à dire un mot sur le local à usage indéterminé qui jouxtait le garage à côté de la rampe donnant accès au piazzale (je n’ai jamais su ce qu’il contenait, vu que la porte en était pratiquement condamnée par un entrelacs épais de glycine et de rosiers grimpants aux petites fleurs blanches puissamment parfumées), et sur le cabanon que l’on avait placé à l’entrée du podere di sotto (nom donné à celui de nos deux lopins de terre qui descendait en pente douce au contrebas de la villa, par opposition au podere di sopra qui s’étendait sur la colline en amont des bâtiments). Je crois me souvenir que ce cabanon abritait une treggia (charrette à bœufs rudimentaire dont on se servait pour les fenaisons. L’assise de ces charrettes, de forme trapézoïdale, était traditionnellement faite de branchettes de saule entrecroisées, supportées par un axe à deux roues).

Les champs

Tant le podere di sopra que le podere di sotto étaient cultivés selon l’antique système de polyculture caractéristique de la Toscane, constitué de rangées d’oliviers entre lesquelles courent des rangées de vigne. Entre ces rangées, le sol est semé alternativement de céréales (froment, maïs) et de légumineuses (fèves, haricots, pois chiches), ou laissé en jachère à foin, selon un assolement triennal. Ici et là, particulièrement à la tête des rangées et le long des sentiers donnant accès aux labours, sont plantés

La cour d’honneur (cortile) et son vieux puits.

Page 23: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 24 –

quelques arbres fruitiers – pommiers, poiriers, cerisiers, abricotiers, amandiers ou noyers. Des terrasses, retenues par d’antiques murets en pierres sèches, corrigent les déclivités et freinent le ruissellement des eaux de pluie. Ce type de culture, parfaitement adapté à l’époque où les propriétés rurales se devaient d’être quasiment auto-suffisantes, mais ne permettant aujourd’hui aucune mécanisation, tend hélas à disparaître : d’année en année, les parcelles cultivées en monoculture (oliveraies ou vignobles) se multiplient sur les pentes des collines toscanes.

A l’époque où les deux poderi de la Torre étaient pour Lucas et moi un merveilleux terrain d’aventures, le labour se faisait encore à l’araire (tracté par des bœufs), les moissons à la faucille, les fenaisons à la faux, les cueillettes d’olives à la gaule et les vendanges au canif. Un labeur très dur, auquel suffisaient à peine les forces déclinantes du père de l’Armida, le vecchio Marchi, aidé durant les week-ends et les vacances par son beau-fils Mario, qui travaillait comme employé des chemins de fer à la gare de Sesto Fiorentino.

Lors des moissons et des récoltes, mon frère et moi apportions une modeste mais enthousiaste contribution à quelques-uns de ces travaux : lier les bottes de blé en covoni (javelles) et les porter jusqu’aux meules ; retourner le foin à la fourche au moment de la fenaison  ; aider à la

vendange ; ramasser les olives ; mettre en fagots les branchettes d’olivier après leur émondage ; décortiquer les noix ; effeuiller et égrener les épis de maïs…

Nos autres activités, moins légitimes, consistaient principalement à éluder la surveillance du vecchio Marchi pour aller à la maraude. Une de nos cibles préférées était le cerisier du podere di sotto, qui avait malencontreusement été planté au beau milieu des blés, et qu’on ne pouvait donc atteindre qu’en piétinant les épis, ce qui nous était évidemment défendu. Nous ayant un jour surpris en flagrant délit – Lucas en haut des branches, et moi au pied de l’arbre, tendant mon tablier pour recueillir les cerises qu’il me lançait – le vieux Marchi se fâcha tout de bon. Il attrapa Lucas par l’oreille, moi par la main, et nous ramena à la villa pour se plaindre à Maman. Je me souviens qu’à l’arrivée, l’oreille de Lucas était aussi rouge que les cerises objet du délit !

Ancien araire.

Page 24: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– Chapitre 2 – Papa

Page 25: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 26 –

Je n’ai pratiquement pas connu mon père. J’emprunte donc à mon frère Lucas la très vivante note biographique qu’il a rédigée à son sujet, en s’aidant de tous les documents et témoignages qu’il a pu recueillir (ceux de Maman et ceux de diverses personnes qui ont connu notre père, et qu’il a longuement interviewées). Sa note fait partie du Libro degli Ebbeler, l’album généalogique de la branche paternelle de notre famille, qu’il s’applique patiemment à reconstituer depuis la fin des années ’90, comme il l’a déjà fait pour les deux branches maternelles, les Simboli et les Giuli.

J’ai traduit ce texte de l’italien, en y ajoutant diverses notes de bas de page, qui sont, elles, de mon cru. De ce fait, le « je » de la première personne que l’on rencontre dans le texte même de ce chapitre fait référence à mon frère, tandis que le ‘je’ des notes de bas de page fait référence à moi. Le lecteur m’excusera de la petite gymnastique mentale que lui imposera ce procédé.

***

Johan Willem Christiaan Ebbeler, appelé en famille Willem, naît à Amsterdam en 1898. C’est le second des trois enfants d’une famille bourgeoise. Son père est banquier – peut-être un agent boursier qui opère sur la bourse des valeurs d’Amsterdam. Le train de vie familial reflète les vicissitudes de fortune propres aux joueurs en bourse : parfois la famille vit dans l’abondance, parfois elle doit « se serrer la ceinture », comme l’a raconté plus tard mon père à Maman.

Cette situation incertaine est peut-être un des motifs qui poussent mon père à quitter la maison paternelle très jeune (à 18 ans ?) pour se rendre en Indonésie, qui était à l’époque une colonie hollandaise et s’appelait Nederlandsch Oost-Indië. Il arrive là-bas vers 1918 et trouve un emploi auprès de la firme Koninklijke Nederlandsche Olie Maatschapij – mieux connue aujourd’hui sous le nom de Shell – qui exploite les gisements de pétrole de Sumatra. Sumatra est une île volcanique coupée par l’équateur et couverte d’une épaisse forêt pluviale. Le climat est malsain dans la plaine, où se trouvent les puits de pétrole, mais plus agréable sur les hauts plateaux, où les colons hollandais, maîtres du pays à l’époque, ont construit de luxueuses résidences rappelant, par leur style architectural, leur mère patrie. Mon père, comme ses collègues, habite une de ces demeures cossues, entouré d’une armée de domestiques  : boys, cuisinier, jardinier, chauffeur, etc. Il a aussi un animal familier, un orang-outan du nom d’Alexander11.

11 Papa était si attaché à ce singe particulièrement intelligent qu’il l’avait amené avec lui lors de son départ définitif d’Indonésie, et avait tenté de l’acclimater à la Torre, où Alexander avait fait forte impression sur le voisinage. La pauvre bête était morte un an ou deux plus tard de tuberculose, sans doute affaiblie par le changement de climat et d’alimentation.

Papa avec son orang-outan Alexander.

Page 26: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 27 –

Willem est célibataire. Il participe aux parties et aux fêtes organisées chaque week-end par ses collègues et amis pour se délasser du travail de la semaine. Quelques photos ont été conservées de ces réceptions, comme aussi des puits d’extraction du brut où se déroulait habituellement le travail des résidents hollandais. Il s’agissait, en particulier, de surveiller les activités de la nombreuse main d’œuvre indigène, que l’on savait prompte à cesser de travailler dès que la vigilance se relâchait. Mon père racontait à Maman que le seul à pouvoir s’autoriser des absences était un de ses collègues, qui portait un œil de verre. Avant de quitter son bureau, il extrayait cet œil et le posait sur la table en ayant soin que le regard reste fixé sur son équipe d’employés. Ceux-ci continuaient dès lors à travailler diligemment, même après son départ12.

12 Cette anecdote, qui en dit long sur la mentalité des expatriés hollandais de ce temps, est l’une des rares que Maman nous ait répétées. Je doute qu’elle ait été tout à fait à son goût : Maman avait un respect sourcilleux d’autrui, même des plus humbles ou des plus « différents », au point de refuser de partager, faute de preuves suffisantes, la conviction que les vols de poules et de lapins de La Torre étaient dus à des gitans.

Sumatra, années 20. Les pirogues des indigènes chasseurs de crocodiles.

Sumatra, années 20. L’avion et la jonque.

Page 27: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 28 –

Sumatra, années 1920. Réception chez un cadre de la compagnie Shell. Papa est le 3e à partir de la gauche.Sumatra, années 1920.Un forage pétrolier de la Shell.

Le paquebot pour les Pays-Bas.

Page 28: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 29 –

Vers le milieu des années ‘20, mon père fait la connaissance d’une jeune indigène, Inah Inassi, qui devient sa maîtresse. De cette relation naît une fille, qu’il reconnaît légalement, à laquelle est donné le nom de Irma Louise Ebbeler, appelée familièrement Ima. Celle-ci naît à Pangkalan Soesoe (Sumatra) le 23 juillet 1926. Encore toute petite, elle est amenée en Hollande par mon père, qui veut lui donner une éducation européenne13. Il la confie à son frère Frits et à sa femme Marie. Ce couple sans enfants accueille Ima comme une fille et l’élève avec un dévouement et une affection sans bornes.

Son traitement plus qu’honorable permet à Willem d’accumuler un pécule consistant, qu’il investit en titres et actions hollandais. Je me souviens avoir vu des enveloppes de la Twentsche Bank et de la Van Ranzow’s Bank, contenant les extraits de compte adressés à mon père. Il achète en outre deux parcelles de terrain à Velp : en avril 1933 le premier, de 910 m2, situé Beekhuizenseweg 43-45  ; en mai 1934 le second, de 248 m2, situé Hertenstraat 6. Il fait construire sur la première parcelle une maison bi-familiale, où il loge sa mère Aletta Leonora Backer Overbeek et son frère Frits avec sa femme Maria et la petite Ima. La maison mono-familiale construite sur la seconde parcelle est louée.

Vers 1935, Willem estime le moment venu de dire adieu à l’Indonésie et à la firme qui l’emploie pour revenir en Europe. Mais, après tant d’années passées à Sumatra, la Hollande lui paraît trop froide et pluvieuse. Mieux vaut se rendre en Italie, où le climat est décidément plus attrayant et où

13 D’après les récits de Maman, Papa avait d’abord nourri le projet d’épouser Inah. Mère et fille l’avaient accompagné lors d’un de ses retours en Hollande, pour être présentées à la famille. Mais la jeune mère n’avait guère apprécié le climat rigoureux du pays (ni, sans doute, l’accueil probablement glacial des beaux-parents potentiels), et s’en était repartie avec le bébé par le premier bateau, pour rejoindre les siens. Les mœurs coloniales étant ce qu’elles étaient à l’époque, c’est par la force que Papa avait été récupérer la petite au village, l’arrachant aux bras de sa mère pour la ramener en Hollande et la confier à sa famille d’accueil. C’est probablement à cette occasion que notre demi-sœur Ima a été déclarée par Papa comme sa fille légitime – l’acte de déclaration date en effet de 1930. À ce moment, Ima était âgée de quatre ans.

Scheveningen, 1933. Ima à 7 ans avec Elisabeth, la sœur de Papa.

Page 29: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 30 –

s’est établie une quinzaine d’années plut tôt sa sœur Elisabeth Wilhelmina Johanna (dite « zia Bep ») avec son mari Henri Bueno de Mesquita et son fils Jacob. Tous trois habitent Florence, une ville qui déjà à ce moment hébergeait de nombreux étrangers (surtout des Anglais et des Hollandais), parmi lesquels Papa se trouve immédiatement à son aise14.

À Florence, Willem achète la Villa La Torre à un Anglais du nom d’Alexander Stuart, lointain descendant de la lignée royale anglaise du même nom, que la passion du jeu a ruiné. Il s’y installe (toujours célibataire) à partir de 1935. Il garde à son service la domestique du propriétaire précédent, nommée la Teresina, qui sera remplacée quelques années plus tard par Cesarina Prosperi, née à Greve in Chianti15. Le fermier qui travaille les champs de la propriété sous contrat de métayer est un nommé Baroncini, lui aussi remplacé peu après par la famille Marchi-Vignolini. En copropriété avec sa soeur Bep, Willem achète également un terrain à Poveromo, près de la cité balnéaire de Forte dei Marmi, avec l’intention d’y construire plus tard une maison de vacances – projet qui ne verra jamais de réalisation.

À la Torre, son occupation préférée est la culture du potager. Quand il se rend à Florence en auto (un luxe, à l’époque), c’est pour rendre visite

14 De toute évidence, ces divers avantages ont suffi à balayer les réticences que Papa aurait pu avoir à s’établir dans l’Italie de Mussolini à la veille d’une guerre dont on commençait à l’époque à pressentir l’imminence. Je n’ai jamais rien su de ses opinions politiques, dont Maman elle-même ne semble pas avoir eu une conscience claire. Son séjour aux colonies ne le prédisposait sans doute pas à des opinions très progressistes, mais je doute qu’il ait nourri beaucoup de sympathie pour un régime fasciste dont la plupart des intellectuels qu’il fréquentait à Florence tendaient à détester l’autoritarisme, les postures arrogantes et l’insondable bêtise.

15 À la naissance de mon frère, puis de la mienne, la Cesarina fut notre tata (nourrice sèche, dans le langage des très jeunes Toscans). D’où le surnom de Tata Cesarina qu’employait toujours Maman pour parler de cette femme énergique et gaie, dont elle regretta le départ quelques années plus tard. Personnellement, je n’en garde aucun souvenir, alors que j’en conserve beaucoup de la jeune Primetta, fille des voisins Giovannini, qui fut engagée par Maman pour la remplacer.

à sa sœur Bep et à son beau-frère Henri, rencontrer des amis, jouer au golf. Ses revenus viennent des intérêts de ses obligations et, surtout, des opérations boursières qu’il mène de façon avisée.

Parmi les connaissances de Willem se trouve aussi une dame âgée, appelée par la famille Nonna Lanza. C’est la mère de notre oncle Lorenzo, le mari de Lydia, qui est la sœur de notre future mère Elda Simboli, encore célibataire à ce moment, et vivant à Milan avec ses parents. Nonna Lanza voit en Willem un parti convenable pour Elda, de sorte qu’elle s’arrange pour les faire se rencontrer. Cette rencontre débouche sur des fiançailles, puis sur un mariage, célébré en août 1937 dans la chapelle de La Torre par Don Paolo Bonanni, curé de San Silvestro a Ruffignano16. Aucune photo n’est restée de ce mariage – peut-être aucune ne fut prise. La Primetta, fille des voisins Giovannini, qui avait assisté à ce mariage (elle était alors âgée de 12 ans), m’a raconté qu’il pleuvait des cordes ce jour-là.

Moins d’un an après le mariage, ce fut ma naissance (Lucas Ebbeler, 15-6-1938)  ; dix-huit mois plus tard, celle de ma soeur (Aletta Ebbeler, 14-11-1939). Quand je naquis, mon père planta un cyprès dans le piazzale de la Torre ; il fit la même chose à la naissance d’Aletta, mais cette fois le cyprès fut planté dans la cour d’honneur. Les deux cyprès sont toujours là aujourd’hui, bien vivants.

16 À ce moment, Papa a 39 ans et Maman en a 29. Il a donc dû paraître tout naturel à Nonna Lanza de s’activer pour trouver enfin à caser une parente par alliance un peu poussée en graine, que son caractère réservé semblait acheminer vers une destinée de vieille fille. Le mariage ne fut cependant pas que de raison. Il y eut coup de foudre entre ces deux êtres aussi timides l’un que l’autre, qui s’unirent sans tarder – en ne respectant pas la convention d’alors qui exigeait de longues fiançailles, et, chose plus étonnante encore à l’époque, en ne rédigeant aucun contrat de mariage. Les brèves années passées avec mon père ont toujours été évoquées par Maman comme une parenthèse radieuse dans une vie passablement assombrie par de pénibles tragédies et par le poids d’un quotidien souvent difficile.

Page 30: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 31 –

Milan, 1937 - Willem Ebbeler et Elda Simboli fiancés.

1939. Lucas à 18 mois dans les bras

de la Tata Cesarina.

1942. Aletta à 3 ans dans le jardin de la Torre .

1942. Papa, Maman, Lucas et Aletta.

Page 31: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 32 –

En 1940, vers la fin de l’année, mon père revient d’un voyage à Milan quand il est brusquement pris d’une crise de folie. Se trouvent à la maison à ce moment ma mère, Nonna Lanza et la domestique Cesarina ; les deux enfants sont déjà couchés. Les trois pauvres femmes doivent affronter une situation dramatique, très difficile, qui ne m’a été racontée en détail qu’en 1998 par Primetta Giovannini (Maman ne m’a jamais parlé de la manière dont s’était déroulé cet épisode impressionnant et douloureux17).

Willem est immédiatement interné à la clinique psychiatrique de la rue San Salvi à Florence, où les médecins font de leur mieux pour le soigner, recourant entre autres à des électrochocs, mais en vain. On découvre qu’il souffre de schizophrénie, pouvant prendre des formes violentes (il lui arrivera de briser le bras d’un infirmier), en alternance avec des périodes plus ou moins longues de lucidité et de bien-être relatif – les seules où il peut recevoir des visites de Maman et de la zia Bep. L’accès à l’asile psychiatrique est interdit aux mineurs, ce qui fait que ma sœur et moi ne pûmes jamais aller lui rendre la moindre visite à l’hôpital. Nous ne l’avons revu qu’une seule fois, vers 1945-46, lorsqu’on profita d’une amélioration relative de son état pour le mener en visite à La Torre, mais pour quelques jours seulement et en compagnie d’un infirmier. Il nous est resté une photo de ce moment, dont je garde un souvenir très flou – le seul qui me reste de mon père18.

17 Pour ma part, j’ai reçu de Maman quelques fragments de confidence bien plus tard, à un moment où, frappée d’une sévère dépression nerveuse, elle voyait ressurgir quelques-uns des souvenirs les plus angoissants de sa vie. L’épisode semble en effet être avoir été particulièrement violent, puisqu’il avait fallu arracher des mains de Papa le petit Lucas, que, saisi d’une crise de fureur aveugle, il avait été agripper dans son lit, et qu’il faisait tournoyer en le tenant par un pied, menaçant de le lancer au loin.

18 Dans ma propre mémoire, il est resté une image-flash tellement nette de cette visite que je me demande parfois s’il ne s’agit pas d’une reconstruction mentale postérieure, suscitée par l’un ou l’autre récit de Maman. Je revois notre père nous décrivant la manière dont, en Indonésie, les indigènes capturaient les crocodiles paressant sur les berges des marécages, la gueule grande ouverte. Le chasseur aiguisait en pointes acérées les deux bouts d’un

Willem reste à la clinique San Salvi lorsqu’en 1947 Elda va s’établir à Rome avec les deux enfants. La Torre est mise en vente, mais reste sans acquéreur pendant trois ans. Elle est enfin vendue en 1951  à l’avocat florentin Puccioni, dont les héritiers sont encore aujourd’hui propriétaires.

Le 1er février 1956, mon père meurt d’infarctus durant une de ses crises de démence, si fréquentes qu’elles ont affaibli sa constitution. À part l’unique visite à La Torre évoquée ci-dessus, il aura connu quinze années d’internement ininterrompu. En raison de sa confession baptiste (Doopsgezind en néerlandais), il a été inhumé au cimetière de l’église Évangélique, appelé Cimitero degli Allori, situé à Florence, via Senese (Zona Due Strade). Depuis 1976, sa dépouille repose dans l’Ossuaire commun de ce cimetière19.

Ce que je peux dire aujourd’hui du caractère de mon père me vient essentiellement des récits de ma mère, mais aussi de quelques autres personnes qui l’ont bien connu  : Primetta et Luisa Giovannini, ainsi qu’ Armida Vignolini.

Mon père avait une personnalité aimable et timide : sa timidité se remarque aussi en observant les photos de groupe, où il ne figure presque jamais au premier plan, mais se tient plutôt à l’écart, presque caché.

bâton et, zac  ! l’enfonçait entre les deux mâchoires, que le crocodile refermait aussitôt, restant piégé par le pieu qui s’enfonçait dans son palais. Évidemment, si le mouvement était malhabile ou trop lent, c’est le bras du malheureux chasseur qui était sectionné net. Je vois encore les gestes de Papa mimant les immenses mâchoires, le geste furtif du chasseur, le bras coupé à l’épaule…

19 Les tombes de ce charmant lieu de repos montrent que Papa y a rejoint toute une colonie d’étrangers amoureux de Florence, aussi cosmopolite et bigarrée que celle qu’il avait fréquentée de son vivant – l’un né en Colombie, l’autre au Connecticut, en Inde, ou même à Arkhangelsk. Plusieurs d’entre ces tombes portent le nom de membres d’une branche secondaire de la famille royale anglaise des Stuart, émigrée en Italie au 17e siècle. L’un de ces noms est celui d’un certain Robert Alexander Stuart, sans doute parent de l’excentrique British auquel La Torre avait été achetée.

Page 32: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 33 –

Il était doué d’une intelligence hors du commun, aux multiples facettes. Il aimait lire, surtout des auteurs classiques : Shakespeare, G.B. Shaw, Ibsen, etc. Un certain nombre de livres lui appartenant est resté dans la famille – parmi eux l’autobiographie de Marc-Aurèle, intitulée Écrits pour lui-même, dont la page de garde contient une brève note manuscrite de mon père, me dédiant cet ouvrage. Je me souviens avec netteté des nombreux volumes rangés sur les étagères de la bibliothèque, dont la plupart furent cédés plus tard aux nouveaux propriétaires, quand maman dut vendre La Torre. Certains contenaient de fascinantes illustrations, que ma sœur et moi aimions feuilleter pendant des heures dans le silence de cette belle pièce. 

Willem parlait huit langues : néerlandais, anglais, français, italien, deux langues malaises et même un peu le chinois20. Son italien n’était pas exempt d’erreurs, mais il le parlait couramment et de manière compréhensible. Il demandait à Maman  : « Dove ho appoggiato i miei spettacoli? » (Où ai-je déposé mes spectacles ?), italianisant le mot anglais « spectacles » pour désigner ses lunettes).

D’après Maman, Papa était profondément croyant, ce qui m’a été confirmé par Armida Vignolini quand j’ai été lui rendre visite à Florence en octobre 1999. Il était de religion baptiste, alors que Maman était catholique. Durant les années ‘30 les mariages mixtes étaient moins aisés qu’aujourd’hui, et les époux devaient se plier à un certain nombre de conditions. Dans le cas de mon père, les conditions furent que l’union fût célébrée selon le rite et par un prêtre catholique, et que les enfants fussent baptisés et élevés dans la foi catholique, ce qui fut fait.

20 Cela n’en fait que sept. Quelle était la huitième langue, que mon frère oublie de mentionner ? Peut-être le Bahasa indonésien, le pidgin couramment utilisé dans toute l’Indonésie comme langue de communication entre des communautés dont les nombreuses langues vernaculaires ne sont pas intelligibles d’une île à l’autre de l’archipel.

Primetta Giovannini m’a raconté que quand mon père séjournait à La Torre on le trouvait toujours au potager, qu’il cultivait en personne avec une véritable passion. Il passait volontiers son temps dans les champs avec les métayers à inspecter les rangées d’oliviers et de vignes.

La brusque maladie de Papa fut une douloureuse surprise pour tous, et représenta un coup terrible pour Maman ainsi que pour toute la famille, tant en Italie qu’en Hollande. À la souffrance de voir son mari dans un état aussi grave s’ajoutèrent pour Maman toutes sortes de difficultés, en particulier des problèmes économiques, aggravés par la guerre, par l’isolement, par la charge financière très lourde que représentaient les frais d’hospitalisation à payer chaque trimestre, et même par sa citoyenneté hollandaise, acquise lors du mariage : pendant le conflit, la Hollande a été en effet considérée par l’Italie comme un pays ennemi, et les citoyens hollandais furent soumis à un régime de surveillance.

La zia Bep, très attachée à son frère, a certainement beaucoup souffert aussi de cet état de choses. Dans une lettre datée de Florence, le 29/5/1943, adressée à une amie hollandaise, Bep écrit quelques passages significatifs à propos de son frère malade, que je traduis ici du néerlandais :

« Mon pauvre frère Willem va très mal, hélas. Les médecins s’accordent enfin pour dire qu’il s’agit d’une forme de folie héréditaire (et non de la conséquence d’une maladie). Ils affirment qu’il la couvait sans doute depuis toujours sous une forme plus ou moins larvée, et ils ne donnent aucun espoir de guérison. À certains moments, il est parfaitement lucide et se comporte normalement (il est interné depuis deux ans dans une clinique psychiatrique) et il est malheureusement conscient de son état. Récemment sa femme a été instituée sa tutrice et moi tutrice auxiliaire. Nous n’avons pas eu le courage d’en parler à notre pauvre mère – en tout cas elle n’est pas au courant du pire : ce qu’elle sait, c’est que Willem souffre d’une dépression nerveuse permanente, fais donc bien attention à ce que rien ne transpire à Velp de ce que je te dis… Mon frère Frits, à Velp, est aussi d’avis qu’il faut lui épargner une peine aussi forte.

Page 33: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 34 –

Elda, la femme de Willem, habite toujours à la Villa. Par chance, son père lui fournit quelque aide financière, et elle se dévoue entièrement aux deux enfants, qui heureusement sont sains et en bonne santé ; d’après les médecins, ils ne courent pas de risques, même s’il faudra tenir compte des antécédents paternels lors du choix de leur future profession. Tout cela n’est dit qu’en peu de lignes, mais cela a été et reste un drame terrible… Je vais souvent visiter Willem lors des brefs moments de répit que lui laisse sa maladie, et ce n’est pas facile. »

Les quinze ans passés à l’hôpital ont été pour mon père une longue période de souffrance. Comme le dit ma tante, il était conscient de son état ; il savait donc que la maladie était plus forte que lui et qu’elle était comme un écran qui l’avait séparé pour toujours d’une famille qu’il aimait tendrement. Dans sa dernière lettre à Maman, écrite un mois avant sa mort (survenue le 1er février 1956) on peut lire la solitude d’un homme qui pourtant ne se lamente pas mais tente encore de faire passer un message de courage et d’espoir. Je la reproduis ci-contre21 :

21 En traduisant cette lettre de l’italien, j’ai tenté de reproduire en français les quelques maladresses de style qu’elle contient.

Florence, 3 janvier 1956

Chère Elda,Depuis quelque temps, je n’ai plus rien de nouvelles de ta part, et donc j’ai pensé de t’envoyer, moi, ainsi qu’aux les enfants, les bons vœux pour l’année nouvelle.L’hiver, plutôt doux jusqu’ici, nous fera cependant peut-être encore quelques blagues. J’ai été très heureux de la longue lettre de la petite Aletta, qui m’a énormément diverti, et je lui écrirai justement un de ces jours. Donc, chérie, écris-moi moi un peu comment tu passes le temps et si vous avez pu un peu profiter des journées de Noël et de Nouvel An. Ici, tout le monde a fait de son mieux pour que ces jours de fête se passent joyeusement. As-tu reçu des nouvelles de Milan, de Papa, de ton frère et de ta belle-sœur? Quand tu leur écriras, envoie-leur aussi des vœux de notre part, comme aussi à Lorenzo et Lydia* ; et n’oublie pas de tenir au courant ton

WillemUn baiser à toi, à Lucas et à la petite Aletta !

* Lydia était la sœur de maman et Lorenzo son mari. Ils vivaient à Rome, et c’est chez eux, plus tard, que nous avons été logés quelques années pendant que Maman tentait de vendre La Torre, pour pouvoir se procurer un logement plus petit mais plus proche de sa famille et plus favorable à notre scolarité.

Page 34: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– Chapitre 3 – Maman

Page 35: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 36 –

Maman naît le 18 décembre 1908 à Milan dans une famille originaire de Macerata (près d’Ancône, dans la province des Marche). On la baptise Elda, Adele, Ersilia, Clarice, d’après les prénoms de sa grand-mère paternelle et de diverses tantes et grand-tantes entrées en religion.

Elle est l’aînée de trois enfants (Elda, Lydia et Giovanni). Son père, Armando Simboli, est ingénieur technicien – un homme dynamique, ambitieux et quelque peu autoritaire, qui a réussi tant son mariage (avec Giulia Giuli, une jeune femme gracieuse et richement dotée venant d’une très ancienne famille aristocratique toscane) que sa carrière professionnelle : il a accumulé une solide fortune à la tête de diverses entreprises (d’abord dans la production de gaz, puis dans les matériaux de construction.)

À cette époque, la famille vit donc dans l’aisance  : elle dispose d’un appartement cossu, d’une nombreuse domesticité, d’une voiture avec chauffeur, d’un abonnement permanent à la Scala de Milan. La mère et les filles s’habillent chez le célèbre couturier Schiaparelli ; on va skier l’hiver à Cortina d’Ampezzo ; on passe l’été à la mer à Forte dei Marmi ou dans la grande propriété que la famille possède à Monticiano.

Les deux filles font leur école primaire dans un institut privé prestigieux, tenu par la congrégation des sœurs marcellines et fréquenté par des enfants de la bonne bourgeoisie milanaise.

Maman avait gardé de cet internat un souvenir exécrable. En dépit de son caractère doux et accommodant, elle n’arrivait pas à se plier à la dure et sotte discipline de la maison, ni à la pauvreté de l’enseignement dispensé par les soeurs. « Elles étaient incapables de nous apprendre quoi que ce soit, disait-elle, tant elles étaient ignorantes elles-mêmes. Étroites de cœur et d’esprit, bigotes, soupçonneuses… ». Le mot italien «  grettezza » venait aux lèvres de Maman chaque fois qu’elle évoquait cette période de sa vie (un mot qui n’a pas d’équivalent exact en français, combinant les notions de petitesse, pingrerie, mesquinerie). Elle gardait vivant le souvenir d’une blessure qui lui avait été infligée : elle n’avait qu’une vraie

Maman adolescente à Forte dei Marmi.

Le dortoir de l’Istituto delle Suore Marcelline de Milan.

Page 36: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 37 –

amie parmi ses camarades de classe, et toutes deux s’aimaient avec la force que peut avoir une amitié entre fillettes de huit ans. En termes obscurs, on leur fit comprendre que cette affection pouvait être terriblement coupable et on les sépara dans des classes différentes avec interdiction de se parler.

C’est en lisant, beaucoup plus tard, le beau livre d’Hugo Claus Le chagrin des Belges22 que j’ai mieux compris à quel point l’atmosphère des internats religieux de l’époque pouvait être oppressante pour le développement intellectuel et affectif des enfants qui y étaient enfermés.

Les bulletins scolaires de la jeune Elda, que son père avait scrupuleusement conservés et que mon frère Lucas a retrouvés parmi ses papiers après sa mort, laissent deviner une élève qui fait de son mieux pour devenir transparente. Son bulletin de quatrième année primaire, reproduit ci-contre, en est un bon exemple. Elle a 11 ans à ce moment, ce qui laisse supposer qu’elle est entrée à l’école avec un an de retard ou qu’elle a redoublé une année. Elle obtient de bonnes notes en conduite et maintien, en religion et en éducation physique, mais frôle à peine la moyenne dans la plupart des matières scolaires. Un gros effort d’application lui permet de remonter un peu la pente au second semestre, sauf en expression écrite, où ses résultats restent décidément insuffisants.

Le plus désolant dans ce bulletin, c’est probablement la régularité des notes de Maman en musique – toujours des 7 sur 10, acceptables mais sans gloire – qui ont dû beaucoup décevoir sa mère, excellente musicienne et premier prix du Conservatoire de Milan pour le piano, qui comptait sur son aînée pour prendre sa suite. Toute petite déjà, maman avait dû s’asseoir sur le tabouret pour d’interminables leçons de solfège. Obéissante, mais n’ayant qu’une oreille incertaine et un filet de voix pas trop juste, elle avait patiemment subi ce martyre en accumulant un ressentiment tenace à l’égard de la musique23. 22 Titre original Het verdriet van België, traduit du néerlandais chez Julliard en 1985.23 Je me souviens qu’à La Torre, le gramophone à pavillon et tous ses disques 78 tours

avaient été relégués dans la pièce fourre-tout la plus inaccessible à nos explorations, et que le poste radio, chroniquement à court de piles, n’émettait qu’un murmure presque

Plus tard elle ne nous chantera, à mon frère et à moi, que des berceuses ou des chansons populaires toutes simples. Il me semble encore l’entendre  : parfois, elle trébuchait sur une note aigüe, hochait la tête et recommençait, comme si le maître de musique avait été là pour la corriger.

C’est sa sœur, tante Lydia qui, en fait, avait hérité de la belle voix de sa mère. Aussi extravertie, rieuse et sociable que Maman était timide et réservée, elle avait ramené de ses séjours dans les stations de ski quantité de chants montagnards qu’elle essayait de nous apprendre à chanter en chœur avec nos cousins.

inaudible. C’est chez l’Armida que mon frère et moi nous rendions pour écouter le feuilleton hebdomadaire d’aventures pour la jeunesse et les chansons en vogue.

Bulletin scolaire d’Elda Simboli en quatrième année primaire (Istituto Suore Marcelline, Milano).

Page 37: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 38 –

Maman et Lydia voyaient peu leur père, très occupé par ses entreprises, ce qui ne l’empêchait pas d’être présent à l’esprit de la maisonnée par ses accès de colère imprévisibles et tonitruants. Femme, enfants, chambrière, cocher, chauffeur, tous tremblaient de peur à l’idée de provoquer chez lui la moindre contrariété. Chez Maman, cette crainte ne s’était guère atténuée avec les années  : elle était si perceptible quand grand-père venait en visite à la Torre ou quand il nous invitait en vacances à Forte dei Marmi que mon frère et moi nous faisions tout petits dans l’espoir d’échapper à son attention. En vain : il suffisait qu’on baisse la garde un seul instant – une fourchette tenue à l’envers, un coude sur la table, une boulette de mie de pain roulée entre les doigts – pour susciter l’explosion.

Un épisode est resté dans les annales familiales. Maman, Lydia et son mari, nos deux cousins, mon frère et moi sommes en vacances dans une villa louée par grand-père à Rimini, alors qu’il travaille encore à Milan. Il nous rejoint pour le week-end par le train, et descend du fiacre devant la villa, un paquet à la main :

« C’est de la ricotta de brebis toute fraîche qu’on m’a apportée de la campagne ce matin. La meilleure du monde ! Vous m’en direz des nouvelles au souper ! »

Hélas, la ricotta en question, effectivement toute fraîche (donc très mouillée) a été enveloppée d’un papier d’emballage gris très absorbant, qui s’est décomposé et mêlé au fromage à la faveur des cahots du train et du fiacre. La servante, craignant d’être tenue pour responsable du désastre, n’a fait qu’aggraver la situation en touillant énergiquement la ricotta pour faire disparaître dans la masse les morceaux de papier gris, la rendant proprement immangeable. Elle lui redonne une forme approximative avec sa cuiller en bois, avant de l’apporter à table en toute cérémonie sur un beau plat de service. Grand-père, ravi, en sert lui-même une large portion à chacun, en s’étendant sur la qualité exceptionnelle de l’alpage de provenance, du troupeau et du berger qui a fourni le produit. Sentant venir la tempête, les convives à l’unisson s’empressent d’avaler leur platée de pâte à papier avec une mine gourmande et force exclamations de plaisir, ce qui conduit grand-père… à en faire autant !

À douze ans, Maman échappe enfin aux sœurs marcellines  : elle doit doubler la quatrième année primaire et on l’inscrit dans une école privée non confessionnelle, l’institut Salvoni. Le directeur est un pédagogue de renom, disciple de Dewey. Mais le profil scolaire de Maman ne s’améliore pas pour autant, comme en témoignent les commentaires de ses enseignants :

« L’élève Elda Simboli peut être autorisée à quitter le cours élémentaire. Pour qu’elle puisse fréquenter avec profit l’école moyenne, elle devra, durant les vacances, être exercée à la lecture de manière constante. »

L’année suivante (1921-1922), nouveau changement d’école, cette fois pour l’enseignement public. Maman fréquente la 1re année secondaire au prestigieux Ginnasio Parini, où ont usé leurs culottes de célèbres écrivains italiens  : Manzoni, Gadda, Buzzati… Mais l’influence de ces grands prédécesseurs n’a pas d’effet sur l’expression écrite de la jeune Elda, notée 5 sur 10 tout au cours de l’année. Ses notes en maths, en sciences, en histoire, en géographie sont à peine meilleures. Il n’y a que ses notes de conduite qui restent aussi exemplaires qu’au primaire (invariablement 10 sur 10). Quant à la musique, on ne change pas d’octave : 7 sur 10 à chacun des trimestres.

Ricotta.

Page 38: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 39 –

Elle réussit cependant (de justesse) ses examens de fin d’année, et quitte l’école à 14 ans, avec soulagement peut-être, mais un bagage plutôt léger. « À l’époque, les filles arrêtaient leurs études à la fin de l’école obligatoire, regrettait-elle plus tard. Mes parents n’envisageaient pas une seconde que j’aurais un jour besoin de travailler. Il fallait qu’une jeune fille apprenne le chant, la broderie, le dessin et un peu de français, c’est tout ».

À vrai dire, ce n’était pas tout. Il faut croire que les exercices « constants » de lecture ont eu quelque effet  : sans être une dévoreuse de livres, Maman a été toute sa vie une lectrice régulière et sachant reconnaître un bon écrivain d’un faiseur à la mode.

Je crois aussi que, paradoxalement, l’enseignement médiocre auquel elle avait été exposée lui avait inspiré, par révolte, un respect infini pour le vrai savoir. L’image du savant était incarnée, à ses yeux d’adolescente, par le mari de sa tante maternelle, le baron Lodovico Zdekauer, un personnage intéressant, en effet. Jeune diplômé en philologie de l’université de Prague, il avait quitté sa ville natale en raison de la mort de ses parents et des difficultés financières qui l’avaient suivie. Il avait atterri à Rome, où l’institut allemand de recherches archéologiques lui avait offert un poste de collaborateur. De santé fragile, il abandonne bientôt l’archéologie et entreprend des recherches en histoire du droit médiéval. Il applique à l’examen des archives juridiques des cités toscanes la rigueur méthodologique qu’il doit à l’école allemande de philologie – très en avance sur le reste de l’Europe à ce moment – et publie des travaux reconnus par la communauté scientifique comme brillants et novateurs, qui lui valent une chaire d’histoire du droit, d’abord à l’université de Sienne, puis à celle de Macerata. Son approche, très attentive aux facteurs économiques et sociologiques, ainsi que la place importante faite aux documents pouvant informer, au-delà de l’énoncé des lois, sur leur application réelle (procès, testaments, actes matrimoniaux, etc.) préfigurent à bien des égards la méthodologie de l’École des Annales.

La maison du professeur Zdekauer et de sa femme («  zia Clara  ») à Macerata, comme à Florence celle de leur beau-fils Francesco Chiappelli, époux de leur fille Maria et graveur de renom, accueillaient un cercle d’intellectuels et d’artistes, tant italiens qu’étrangers, dont les propos fascinaient Maman. «  Tu te rends compte  ?  » me disait-elle avec ferveur en parlant des travaux d’un jeune paléontologue allemand petit-cousin de Zdekauer : « Rien qu’en étudiant une dent, une toute petite dent trouvée sous terre dans un site préhistorique, ils arrivent à reconstituer l’aspect que devait avoir le corps entier d’un animal ou d’un homme dont le squelette a disparu depuis des dizaines ou des centaines de milliers d’années ! ».

Barone Lodovico Zdekauer. Dent préhistorique.

Page 39: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 40 –

C’est cette admiration pour le monde de l’intelligence, plus encore qu’une quelconque conviction idéologique, qui était à l’origine de la détestation immédiate, instinctive et profonde que Maman a toujours ressentie à l’égard du parti fasciste – «  Des gens grossiers et imbéciles, capables d’agresser à coups de bâton des poètes, des enseignants, des journalistes, des chercheurs, et de les humilier en les obligeant à boire de l’huile de ricin… ».

Maman accordait le même respect à d’autres formes de savoir et de compétence, y compris l’artisanat. Elle se sentait, comment dirais-je  ? reconnaissante à la Torre de toute la beauté que cette maison contenait, depuis les fresques du salon jusqu’aux meubles anciens fabriqués par des générations d’ébénistes et cirés par des générations de servantes, depuis les tapisseries aux grands entrelacs de fleurs aux couleurs éclatantes ramenées d’Indonésie par Papa jusqu’aux nappes finement brodées par l’Armida de minuscules myosotis.

Mais revenons à Milan et à la jeune Elda, qui, quittant l’univers scolaire, n’aura guère l’occasion de se plonger, comme sa sœur Lydia, dans la joyeuse vie sociale de la jeunesse des années folles. Sa mère est de santé fragile, et c’est à l’aînée des deux filles que leur père confie la tâche d’assurer la gestion de la maisonnée. Une tâche qui va s’alourdissant au fil des années, car la malade sombre lentement dans le syndrome d’Alzheimer  : à partir de ses dix-huit ans, Maman cumule le travail de gouvernante et celui d’infirmière, 24 heures sur 24.

Elle s’approche de la trentaine quand quelqu’un s’avise enfin de l’aider à se construire une vie meilleure. C’est une dame âgée, entrée dans la famille au titre de belle-mère de la jeune Lydia (qui s’est mariée en 1934).

Se prenant d’affection pour Maman, elle décide de lui trouver un mari, et lui fait rencontrer, à Florence, un hollandais du nom de Johan Willem Ebbeler, qui à son avis pourrait lui convenir. Elle a vu juste sur ce point car, malgré le français hésitant de l’une et l’italien approximatif de l’autre,

la communication passe à merveille entre Elda et Willem, qui tombent tendrement amoureux. Ils se marient en 1937, s’installent à la Torre, font deux enfants et ne pensent qu’à être heureux, en dépit de la menace que fait peser sur le monde entier une guerre dont tous pressentent désormais l’imminence.

Nonna lanza

Celle que toute la famille appelait affectueusement « nonna Lanza » a été, en fait, la seule à tenir un rôle de grand-mère pour mes cousins, mon frère et moi. Elle était d’origine belge ; née dans une famille de la bourgeoisie anversoise, les Nauts-Oedenkoven, elle était devenue italienne par son mariage avec un jeune Sicilien aussi noble que désargenté, le prince Luigi Lanza di Trabia-Branciforte, dont le seul mérite avait été de lui faire trois garçons d’une remarquable beauté. Pour le reste, il s’était activement employé à dilapider la riche dot de sa femme avec d’innombrables et coûteuses maîtresses. Le couple finit par se séparer et elle s’installe à Paris où elle élève seule ses enfants, qui tous trois feront de bonnes études, mèneront une vie mouvementée et cumuleront les succès féminins.

L’aîné, Giuseppe Lanza (« zio Peppino » pour la famille, plus connu sous son nom de plume Giuseppe Lanza del Vasto), a été le plus flamboyant des trois  : poète, dramaturge, militant pacifiste, écolo avant la lettre, auteur d’un best-seller (Le pèlerinage aux sources, Denoël, 1943) où il évoquait son séjour d’un an en Inde comme disciple du Mahatma Gandhi. Il prône la non-violence, se bat contre la construction d’usines nucléaires, contre la guerre et la torture en Algérie, contre l’installation de camps militaires au  Larzac ; il est le fondateur de diverses Communautés de l’Arche basées sur des principes de non-violence et d’auto-suffisance inspirés de l’ashram de Gandhi.

Page 40: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 41 –

Le second fils, « zio Lorenzo », mari de tante Lydia, est celui que mon frère et moi avons le mieux connu – lui et sa femme nous avaient hébergés quelque temps quand Maman avait décidé de vendre la Torre et de quitter la Toscane pour Rome. Je m’en souviens comme d’un homme charmant, cultivé, plein d’esprit et d’une grande générosité, en dépit de la dèche constante à laquelle le condamnait son irrémédiable absence de sens des affaires. Dans ses jeunes années, il avait décroché un diplôme d’agronomie, mais ne trouvant pas à l’employer en Italie, il était parti chercher fortune en Amérique du Sud, sans grand succès. Revenu au bout d’un an, il s’essaie à la poésie et à la littérature, et fréquente un cercle d’intellectuels et d’artistes (écrivains, peintres, sculpteurs, dont Malaparte, Moravia, De Chirico, Carrà, Leonor Fini, Marino Marini). Il exerce divers métiers de brève durée, dont celui d’assistant de Rossellini pour le film Rome, ville ouverte. Une amie américaine, auteur de bons romans policiers dans le style de Dashiel Hammett, l’aide enfin à fonder une agence de traduction où sa connaissance de plusieurs langues trouve à s’employer, et qui lui assure des fins de mois moins difficiles.

On murmurait dans la famille que le cadet des trois fils, « zio Angelo », avait été l’un des nombreux amants de la belle Marie-José de Belgique (femme de l’éphémère roi d’Italie Umberto II de Savoie). En 1936, il émigre aux États-Unis, probablement pour fuir la police de Mussolini, qui l’a inscrit sur ses listes noires pour activités anti-fascistes. Il est naturalisé américain, et rejoint les rangs de la Mazzini Society, fondée par des exilés italiens de centre-gauche dans l’intention de jeter les bases d’une future Italie républicaine, débarrassée à la fois du fascisme et de la monarchie. À l’entrée en guerre des États-Unis, il s’engage dans l’armée, où il suit, comme d’autres jeunes issus de l’immigration italienne, une formation d’agent de renseignement qui lui vaudra de jouer un rôle de contact lors du débarquement des troupes américaines en Sicile. Il termine sa carrière comme professeur de littérature italienne dans diverses universités de la côte est des USA.

Giuseppe Lanza del Vasto, crayon de Giovanni Costetti.

Giuseppe Lanza del Vasto, crayon de Giovanni Acquaviva.

Lorenzo Lanza, crayon de Marino Marini.

Lorenzo Lanza, crayon de son frère Giuseppe Lanza del Vasto.

Oncle Peppino et oncle Lorenzo, vus par des artistes de leur entourage

Page 41: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 42 –

Mais le mauvais sort de Maman ne fait pas les choses à moitié lorsqu’il s’agit de mettre un terme aux trois brèves années qui auront été le seul lot de vrai bonheur dans sa vie. En 1940, en même temps que l’Italie entre en guerre, la maladie mentale dont Papa souffrait sans doute depuis de longues années éclate au grand jour et il doit être interné en asile psychiatrique pour schizophrénie.

J’ai de la peine à me figurer la brutalité de ce choc et le sentiment de désarroi et d’infinie solitude qui a dû s’emparer de Maman à ce moment, probablement accru par la découverte que plusieurs membres de sa belle-famille (en particulier le frère et la sœur de Papa) étaient au courant de cette maladie, mais n’avaient pas cru nécessaire d’en avertir la jeune fiancée.

«  J’en ai toujours voulu à tante Bep de ne pas m’avoir prévenue », me disait plus tard Maman. «  J’étais si amoureuse que cela n’aurait sans doute pas changé ma décision d’épouser ton père, mais ce n’était pas juste de me laisser dans l’ignorance, sans la moindre préparation, sans pouvoir rien faire… »

Préparer  ? Faire  ? Comment se prépare-t-on à pareille tragédie  ? Sans doute Maman se disait-elle, a posteriori, qu’elle aurait pu ne pas avoir d’enfants, pour conjurer le risque de voir la maladie se transmettre à la nouvelle génération24.

Toujours est-il que, sans préparation aucune, elle se trouve du jour au lendemain à devoir faire face à de redoutables problèmes. « De ma vie » se souvenait-elle, « je n’avais jamais mis les pieds dans une banque, je ne savais pas comment faire un virement ni encaisser un chèque  ; je n’avais jamais eu à discuter avec un avocat, ni avec un notaire, ni n’avais jamais fait de démarches auprès de l‘ambassade, ni de la commune ! ». Outre les difficultés

24 Ce n’est qu’à notre adolescence que Lucas et moi apprendrons la nature exacte de la maladie qui avait frappé notre père. Et c’est beaucoup plus tard, lors d’un épisode de dépression ayant rouvert quelques-unes de ses blessures les plus profondes, que Maman m’avait avoué avoir passé sa vie entière dans l’angoisse de voir tout à coup apparaître chez mon frère ou chez moi des signes annonciateurs de cette pathologie.

1937. Maman et Papa à l’époque de leur mariage.

Page 42: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 43 –

liées à la guerre (assignation à résidence en tant que ressortissante d’un pays étranger, coupure des communications avec la Hollande et donc avec les deux banques d’où provenaient les revenus en liquide de la famille, contrôles suspicieux des autorités fascistes, réquisition du bétail et des véhicules de la Torre), il lui faut s’organiser pour obtenir la tutelle de Papa, payer la clinique où il est soigné, se déplacer à Florence chaque fois qu’un léger mieux autorise des visites…

Prenant son courage à deux mains, elle ose réclamer la dot qu’elle aurait dû toucher lors de son mariage, mais dont le versement a été retardé en raison des «  difficultés de trésorerie  » dont souffrait à ce moment l’entreprise de matériel de construction de son père. Il lui répond qu’hélas, cet argent a été englouti dans la faillite de l’usine en question ; il trouve apparemment normal de s’en être servi pour acquitter ses propres dettes, sans même avertir sa fille qu’elle ne pourrait plus compter dessus lorsqu’elle-même se trouverait dans le besoin. Maman, qui n’était pourtant pas rancunière, lui en voulut longtemps – un ressentiment qui s’accrut encore lorsqu’à la mort de sa mère, en 1942, on constata la disparition de sa collection de bijoux, dont la plupart s’étaient transmis de mères en filles dans la famille des Giuli au cours de plusieurs générations. Quelques années plus tard, Maman se sentit humiliée en découvrant que l’un de ceux que sa mère préférait porter, un superbe sautoir de perles naturelles, ornait désormais le cou de la blonde et quelque peu vulgaire « Signora Carli », l’encombrante maîtresse de son père.

Le prétendu « soutien financier » que grand-père aurait assuré à Maman, d’après ce qu’écrivait tante Bep à une amie, a donc tout l’air d’avoir été un pieux mensonge : à ma connaissance, ni Maman ni tante Lydia, dont la famille traversait une mauvaise passe au même moment, n’ont jamais vu la couleur ni de leur dot ni d’un quelconque chèque venant de Milan.

En fait, c’est la Torre elle-même qui va se charger de protéger quelque peu Maman. En ces temps difficiles, le système d’économie archaïque qui

régit cette maison ainsi que les deux arpents de terre qui en dépendent, les métayers qui la cultivent et le réseau de solidarités paysannes qui l’entourent montre sa résilience séculaire comme structure de survie, encore inentamée par la modernité. Malgré les réquisitions, la terre produit le peu qu’il faut pour nourrir ses habitants, et le modeste surplus nécessaire pour se procurer, par le troc, quelques produits de première nécessité comme le papier, le sucre, les tissus, les chaussures… Surtout, un réflexe d’empathie envers la jeune Signora si serviable et souriante avec tous, et maintenant frappée par une si cruelle infortune, resserre autour d’elle la loyauté et le dévouement de tous les habitants de la colline.

Cette jeune femme timide et mal armée pour affronter la vie, restée brutalement sans mari et avec des ressources dérisoires, fera face avec un courage indomptable non seulement à la guerre de ’40, mais aussi à la longue période de batailles quotidiennes contre la détresse financière qui l’a suivie et qui n’a pris fin que lorsque Lucas et moi avons atteint notre majorité. En italien «  élever  » ses enfants se dit «  tirarli su  », les « tirer vers le haut », une expression qui dit bien l’effort et l’énergie que cela peut exiger. Toutes les priorités de Maman se concentrèrent donc sur mon frère et moi, à tel point qu’elle attendit de nous voir adultes, mariés et dotés d’un bon emploi avant de se laisser glisser dans une sévère dépression nerveuse – dont on peut se demander comment elle avait été préservée jusque-là.

L’impavidité de Maman n’était pas seulement liée à sa trempe de mère-louve protégeant ses petits. Elle tenait aussi à une autre composante de sa personnalité, plus difficile à cerner, et probablement héritée de sa mère : une certaine conception « aristocratique » de la vie et de la morale qui nous paraît aujourd’hui antédiluvienne.

Page 43: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 44 –

Comme la majorité des gens de son époque et de sa condition sociale, Maman ne croyait pas que les hommes naissent égaux : l’idée dominante, autour d’elle, était que toute société se compose d’une élite relativement réduite et d’une masse plus importante de gens «  communs  ». Les gens «  de bonne famille  » auraient des dons innés d’intelligence, de sensibilité, de noblesse d’âme et de goût du beau, tandis que les gens du commun, plus frustes, atteignent rarement l’excellence dans ces domaines. Maman avait néanmoins pu constater que cette distinction souffrait d’innombrables exceptions  : d’exécrables butors pouvaient provenir d’excellentes familles, tandis que le bas peuple enfantait parfois des poètes délicats ou des savants extraordinaires. Cela l’avait amenée à douter que le sang bleu eût grand-chose à voir avec cette affaire : sans doute les dons de l’âme étaient distribués au hasard à la naissance, mais ils s’épanouissaient moins facilement dans les familles du commun. Elle en tirait une conclusion logique toute personnelle  : il y a d’autant plus lieu de respecter et d’admirer le génie, la générosité ou le bon goût d’un individu de basse extraction, qu’il a eu plus de mérite à développer ces qualités malgré un environnement défavorable. Un individu « bien né » doit par contre se sentir d’autant plus responsable vis-à-vis de la société des dons reçus à la naissance qu’il a bénéficié d’un environnement plus favorable à leur développement – il est donc impardonnable, dans son cas, de se montrer malhonnête, mesquin, vulgaire ou rancunier.

Dès lors, Maman appliquait à soi-même et à ses enfants des principes rigoureux, mais trouvait volontiers des excuses aux défauts d’autrui – sauf à ceux résultant d’une sécheresse du cœur. Elle voyait par exemple d’un œil agacé, mais sans s’en indigner, les menues tricheries de l’épicier sur le poids des denrées qu’elle lui achetait. Si, à son retour à la maison, elle s’apercevait que le même épicier lui avait rendu par erreur un peu trop de monnaie, elle s’empressait de la lui restituer le lendemain : la garder lui eût paru d’une malhonnêteté et d’un mauvais goût intolérables.

Car l’élégance, dans son esprit, n’était pas simple affaire de décor  : elle lui accordait un plein statut de vertu, réinventant le principe grec du kalon kagathon  : le beau et le bon sont indissolublement liés. J’aime à penser qu’en l’absence de quelque éducation politique que ce soit, et à une époque où foisonnaient l’outrance et les appels à la haine, Maman ait effectué ses choix moraux et idéologiques presque sans y penser, comme elle choisissait jadis ses robes chez Schiaparelli  : en se laissant guider par un instinct très sûr sur ce qu’il convient de porter ou de ne pas porter, sous peine d’afficher une inélégance de l’âme. Ainsi, malgré leur immense succès en Italie, elle n’aimait ni la musique de Wagner, ni la poésie de D’Annunzio, trouvant le compositeur trop pompeux et le poète d’une arrogance boursouflée. Elle considérait ridicules les gesticulations grandiloquentes de Mussolini et affligeante son idée d’envoyer des soldats italiens lui tailler un empire en Afrique. Elle ne comprenait pas qu’on puisse persécuter des Juifs ou des Tziganes simplement du fait de leur ethnie…

À la maison, le souci de Maman de nous apprendre à nous « comporter convenablement  » prenait des formes pointilleuses et prosaïques que nous trouvions malcommodes. Il fallait, en mangeant, ne pas nouer sa serviette à son cou, tenir sa fourchette comme ceci et son couteau comme cela, ne jamais mettre son coude sur la table, porter sa cuiller à la bouche sans aspirer bruyamment la soupe, ne pas mâcher avec la bouche ouverte. En marchant, il fallait éviter de balancer les bras et se tenir droits (« sinon il faudra faire comme dans les collèges anglais, où on habitue les élèves à marcher avec un dictionnaire en équilibre sur la tête »). Pour parler il fallait attendre l’autorisation des adultes  ; ne jamais les interrompre ; ne jamais nous étendre en public sur nos bobos (« Ce sont des choses dont les enfants bien élevés parlent seulement à leur maman tôt le matin dans la salle de bains. »)

Page 44: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 45 –

Maman en 1968 avec le petit Paul Jan, fils de mon frère.Maman avec sa mère, en 1937. Maman à mon mariage, en 1959.

Maman, mon frère et moi vers 1946.

Maman ne parlait jamais de ses problèmes de santé, mais pouvait écouter patiemment sa voisine raconter par le menu son accouchement difficile ou l’ablation de la prostate de son mari. De même, elle prêtait une oreille compatissante aux confidences d’autrui sur la dureté des temps et les fins de mois compliquées. Mais elle eût trouvé de fort mauvais goût de se lamenter sur ses propres difficultés, ou de nourrir de l’aigreur en pensant aux infortunes de sa vie.

Page 45: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 47 –

– Chapitre 4 – Voisins, voisines

Giocondo Giovannini. La Gilda, sa femme.

Page 46: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 48 –

La croisée de la Via della Fonte et de la Via della Topaia, où se trouvait la Torre, s’aperçoit à peine sur le plan ci-contre (à l’endroit portant le n°1). Déjà à l’époque, la Via della Fonte était moins une «  rue  » qu’un chemin de chèvres étroit et caillouteux qui dévalait la colline en pente raide, par opposition à la Via della Topaia, un peu plus large et carrossable, qui en serpentait paresseusement les flancs. Aujourd’hui, le premier est devenu un sentier à peine reconnaissable, tandis que la seconde a acquis le statut d’une véritable route asphaltée.

1

2

3

4

5

Les environs de La Torre.1. La villa La Torre2. La ferme des Giovannini3. La villa dei Giannini4. La villa La Topaia5. L’école.

Page 47: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 49 –

Vue aérienne de la “Contrada La Castellina” et du village de Castello.

Page 48: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 50 –

L’Agnese

Il suffisait de traverser la Via della Fonte, juste en face de l’ « andito » où brodait l’Armida, pour arriver à la maison de notre voisine la plus proche, l’Agnese.

Il est temps que j’explique ici qu’en Toscane, de nombreux noms propres de personnes s’emploient avec un article. C’est le cas pour les noms de famille – au singulier, pour désigner le chef de famille (il Marchi, il Giannini), et au pluriel pour désigner l’ensemble de la famille (i Berlincioni, i Materassi). Cet usage s’est poursuivi dans une certaine mesure en italien standard, mais il se raréfie aujourd’hui  : on dit encore il Petrarca, il Manzoni, mais on ne dira plus il Calvino, il Mastroianni. Mais surtout, l’article est utilisé avec les prénoms féminins : nous disions couramment l’Armida, l’Agnese, la Gilda, selon un usage déjà bien attesté chez Dante Alighieri25. En revanche, les prénoms masculins sont exempts d’article  : nous ne disions jamais il Renzo, il Gino, il Nello (du moins en Toscane, car dans les parlers du Nord de l’Italie il se trouve encore quelques cas de prénoms masculins précédés d’un article : è venuto il Marco, si è ammalato il Giovanni).

L’Agnese était une veuve âgée, vivant seule depuis le départ en ville de sa fille Gina, qui ne venait la trouver que de loin en loin. Elle élevait quelques poules, cultivait un minuscule lopin de terre en jardin potager (le seul de tout le voisinage que mon frère et moi n’ayons jamais pillé) et gagnait petitement sa vie en travaillant a cottimo pour un fabricant de chapeaux de paille de Florence. Elle recevait la matière première de son employeur sous forme de fastelli (faisceaux) d’une paille très souple, d’une finesse sans commune mesure avec la paille récoltée dans nos champs, qui, elle, servait de litière au bétail. La paille que recevait l’Agnese était obtenue à partir d’un blé spécial, la segala, qui était semé très dense et fauché avant maturité, justement pour que les tiges restent de cette extraordinaire finesse. Elle en faisait des tresses

25 “Ricorditi di me, che son la Pia”, Purgatoire, V, 133. Cet exemple est cité dans un article de la rubrique “La lingua in rete” du site WEB de l’Accademia della Crusca.

plates à cinq ou sept brins, s’allongeant en d’interminables rouleaux qu’on lui payait quelques centimes de lire au mètre.

Quand l’Agnese ne tressait pas, elle tricotait en se servant de laines de réemploi – vieux chandails usés qu’on lui donnait à détricoter. Elle récupérait le fil encore utilisable, le lavait et en faisait des pelotes, avec lesquelles elle confectionnait des gants ou des chaussettes multicolores. Elle tricotait, comme elle tressait, sans jamais avoir besoin de regarder son ouvrage ni de compter ses mailles (elle ne savait d’ailleurs ni lire ni compter), ce dont s’émerveillait Maman, elle-même excellente tricoteuse. J’ajoute que l’Agnese était l’une des dernières paysannes des environs à posséder un rouet et à savoir filer la laine. Dans l’immédiat après-guerre, quand tout manquait encore, Maman s’était procuré de la laine de tonte auprès du berger des Materassi, et l’avait donnée à filer à l’Agnese, qui nous avait fabriqué des chaussettes bien chaudes, mais qui grattaient terriblement la peau et étaient tricotées si serré qu’elles tenaient debout toutes seules.

Tresse à sept brins.

Page 49: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 51 –

Casale, La Topaia et la villa del Giannini

Toutes les autres habitations voisines se situaient à une certaine distance de La Torre, selon la coutume toscane, où les maisons se groupent rarement en villages et se dispersent plutôt sur les flancs des collines, chaque famille vivant sur ses terres.

Trois d’entre elles étaient, comme La Torre, des ville signorili, c’est-à-dire des gentilhommières habitées par des propriétaires terriens. En amont sur la colline il y avait Casale, une grande et belle villa dont la Torre avait été jadis une tour de guet, et qui appartenait à notre époque à la famille Tosini. A l’est se trouvait la villa della Topaia (n° 4 sur la carte), d’où le nom de la rue qui y menait. Topaia signifie « nid à rats », mais c’était en réalité une autre belle villa Renaissance dotée d’un superbe jardin. Elle était habitée par un célèbre chef d’orchestre à la retraite, il Maestro Serafin, et par sa gouvernante, une dame âgée et célibataire que nous fréquentions peu.

Au bas della Via della Fonte se situait une demeure plus modeste, la villa du vieux Signor Giannini (n° 3 sur la carte). Ce dernier était veuf ; il vivait avec une nièce nommée Brunetta, presque aussi âgée que lui, maigre et tout de noir habillée, que nous appelions la signorina del Giannini. Nous ne la rencontrions que de loin en loin, quand elle venait demander à Maman la permission de se servir du téléphone (seules la Torre et la Topaia disposaient à l’époque d’un raccordement téléphonique). À ces occasions elle ne manquait jamais d’apporter quelque menue offrande pour se dédommager – œufs, fruits ou petits gâteaux.

Une fois, elle avait apporté trois gros fruits oranges à peau lisse dont nous ne connaissions pas le nom. C’étaient les fruits d’un étrange figuier chinois poussant dans le jardin du Signor Giannini, et nous apprîmes qu’ils s’appelaient des kakis. Sur recommandation de la signorina, Maman les plaça dans une corbeille à fruits sur la table du salon pour « les laisser mûrir jusqu’à ce qu’ils soient bien mous avant de les manger». Aussitôt dévorés de

curiosité pour ces fruits inconnus, mon frère et moi commençâmes à surveiller la progression de leur maturité en allant les tâter de quart d’heure en quart d’heure. Ainsi maltraités, les malheureux devinrent mous en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et furent donc déclarés propres à la consommation bien plus tôt que de raison. Vous devinez la suite  : leur chair acide et terriblement astringente nous punit de notre impatience. Ce n’est que des années plus tard, sur les marchés de Rome, qu’il nous fut donné de découvrir les vrais délices des kakis bien mûrs.

La ferme des Giovannini

Toutes les autres maisons du voisinage étaient des métairies. Comme dans toute la Toscane et presque toute l’Italie à l’époque, les familles d’agriculteurs qui y habitaient étaient soumises à un régime dit de mezzadria (fermage)  : la maison et les champs appartenaient à un propriétaire terrien qui les leur donnait en fermage et recevait en échange la moitié des récoltes.

Les trois hectares de champs dépendant de la Torre et donnés en culture au vieux Marchi représentaient la tenuta (propriété terrienne) la plus petite des environs. La plus grande était celle du Signor Giannini  : elle s’étendait sur une quinzaine d’hectares de part et d’autre de la Via della Fonte, de la via della Topaia et de la via della Covacchia, et nourrissait au moins deux familles de métayers, dont celle des Giovannini, nos plus proches voisins après l’Agnese.

Leur ferme se trouvait à l’extrémité ouest de la via della Topaia, à l’endroit où elle rejoint la via della Castellina (n° 2 sur la carte p. 46). Le vieux Giocondo Giovannini y vivait avec sa famille, composée de deux filles

Un kaki.

Page 50: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 52 –

jumelles qu’il avait eues d’un premier lit (la Primetta et la Luisa), de sa seconde femme, la Gilda, et du fils qu’elle lui avait donné, Renzo. La famille hébergeait en outre un jeune orphelin, Nello Cheveri, qui lui avait été confié par l’Assistance publique. La Primetta, alors âgée d’une quinzaine d’années, avait été engagée par Maman, un peu comme garde d’enfants et un peu comme aide ménagère. Nous aimions beaucoup la Primetta. C’est d’elle et de toute sa famille que mon frère et moi nous sentions les plus proches. Toutes sortes d’activités passionnantes se déroulaient dans cette ferme, si bien que nous passions une bonne partie de notre temps fourrés dans les jupes de la Gilda ou entre les jambes de Renzo et Nello.

On suivait ces deux là à l’étable, où ils faisaient tourner une bruyante machine à broyer les tiges de maïs pour alimenter le bétail, et épandaient de la litière fraîche en dessous des bêtes, pendant que la Luisa trayait les vaches à la main (à mon grand dépit, je n’ai jamais réussi à tirer une seule goutte de lait d’un pis de vache, alors que mon frère y parvenait très bien…).

On suivait la Gilda sur l’aire pour étendre le linge, au poulailler pour ramasser les œufs, au potager pour cueillir salades et tomates, aux fourneaux pour éventer la braise… Surtout, on n’était jamais loin quand elle ouvrait la huche, car elle manquait rarement de couper pour chacun de nous une épaisse tartine de bon pain sans sel, garnie d’une tranche de jambon ou de saucisson fait maison – si délicieux que le souvenir m’en reste ancré au bout de la langue plus de 65 ans plus tard !

On suivait la Primetta et la Luisa dans la cour de la ferme, quand elles mettaient la lessive à bouillir dans une énorme « conca » (jarre en terre cuite) juchée sur un trépied en dessous duquel on allumait un feu de bûches. Elles protégeaient le fond de la jarre avec de vieux torchons et disposaient le linge en couches successives. On versait par-dessus de nombreux seaux d’eau bouillante mélangée avec de la cendre du foyer passée au tamis. Un grand bâton servait à touiller et à faire bien circuler cette lessive, pendant que l’ébullition était maintenue à petit feu pendant des heures.

Le lendemain, la jarre était vidée de la lessive grâce à un petit robinet placé au bas du récipient ; le linge détrempé était tordu, chargé sur une brouette et mené au lavoir, où on le rinçait, on le savonnait, on le battait et on le retordait à grand renfort d’huile de bras.

L’année de la famille Giovannini se découpait en une suite de travaux saisonniers, immuable au fil du temps : labours, semailles, émondage des oliviers et des ceps de vigne, sulfatage des vignes pour les protéger contre les parasites, moissons, vendanges, gaulage des olives, sciage du bois de chauffe et préparation des provisions de charbon, abattage et mise sous sel du cochon…

La plupart des vaches toscanes sont

entièrement blanches.

Savon artisanal (fait à partir cendres, de soude et de

déchets de graisse et d’os).

« Conca del bucato ».

Page 51: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 53 –

Pour moi et mon frère, l’événement majeur de l’année était, de loin, le battage de la récolte de blé, qui donnait lieu à plusieurs jours d’intense activité en plein mois d’août.

C’était une grande opération collective. Le blé à battre provenait de la ferme des Giovannini, mais aussi des récoltes de quelques autres métairies des environ (dont la nôtre), et les diverses familles participaient à la corvée, ce qui faisait de ces journées un événement social considérable.

Les javelles étaient transportées par charrette jusque sur l’aire des Giovannini, qui était la plus spacieuse, et pouvait donc accueillir l’énorme «  trebbiatrice  » (batteuse mécanique) qui était louée pour l’occasion avec une équipe de trois ou quatre servants. La machine était mise en mouvement par une grosse courroie reliée à un tracteur, qui fournissait l’énergie dans un bruit assourdissant. Juchés en haut de l’engin, trempés de sueur dans la chaleur accablante, les servants attrapaient au vol les javelles qu’on leur lançait et les enfournaient dans la bouche du monstre. Celui-ci les dévorait en un tournemain, restituant d’une part un jet de

Le tracteur.

La trebbiatrice. à droite près de la roue, un sac à grain en train de se remplir. à gauche, on aperçoit un ballot de paille qui vient d’être formé.

La presseuse de paille.

Page 52: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 54 –

grains qui s’en allait remplir des sacs au pied de la machine, d’autre part de la paille tassée en gros ballots rectangulaires qui étaient expulsés à l’autre bout de l’engin.

C’est là que mon frère et moi intervenions. Pour ligoter ces ballots, un dispositif formé d’un double trépied muni d’une trancheuse et d’une manivelle permettait de découper des liens en fil de fer d’environ deux mètres et d’y faire un œillet. Mon frère était à la manœuvre, et moi j’étais chargée d’apporter les fils de fer ainsi préparés au servant de la presseuse, qui les plaçait à l’endroit approprié de la machine. Hop ! le fil de fer s’accrochait à l’œillet et le ballot était recraché, tout ligoté et bien à l’équerre.

Cette provision de paille était ensuite mise à l’abri sous un grand hangar près de l’étable, où on allait la chercher tout au long de l’année pour changer la litière des vaches. Le hangar était aussi un terrain de jeux pour nous – nous entassions les ballots pour en faire des cabanes, nous y jouions à cache-cache, nous y cherchions les œufs que les poules s’obstinaient à venir y pondre au lieu de les réserver au poulailler, nous y suivions les manœuvres des chats de la ferme, perpétuellement en chasse de souris…

Les journées de battage du blé étaient aussi l’occasion de mémorables ripailles. La Gilda et ses filles savaient à quoi s’en tenir sur l’appétit et la soif de la douzaine de gars dans la force de l’âge qui s’agitaient de longues heures durant autour de la trebbiatrice. Les fiaschi d’eau et de vin circulaient sur l’aire tout au long de la journée. Les préparatifs des repas, eux, commençaient déjà quelques jours avant l’arrivée de la machine. Une dinde, une oie, quelques chapons, plusieurs lapins, parfois un agneau étaient trucidés sans états d’âme. On les plumait, dépiautait, étêtait. Les grosses pièces étaient piquées de gousses d’ail et de romarin, entourées de jeunes pommes de terre et rôties au four à pain. Les chapons finissaient leur existence dans un pot-au feu odorant de tous les légumes du jardin. Coquelets et lapins étaient coupés en morceaux, passés dans une pâte à frire et plongés dans l’huile bouillante, dont ils sortaient tout dorés et croustillants.

Mon frère et moi avions droit à cette occasion à un « manicaretto »26 tout spécial. La Gilda mettait de côté à notre intention les rognons et les foies de la volaille et des lapins, ainsi que les crêtes et les langues des coqs, Elle faisait sauter tout cela à la poêle avec des feuilles de sauge et quelques dés de lard, et nous servait ces rissoles bien chaudes avec des tranches de pain.

L’aire des Giovannini avait aussi une autre fonction sociale importante durant les longues et tièdes soirées d’été. Elle servait à tenir des veillées, où famille et voisins se réunissaient pour prendre le frais ensemble et parler de choses et d’autres, tout en accomplissant quelque tâche mineure comme écosser des fèves, égrener du maïs ou du tournesol, casser des noix, ou carder la laine des matelas.

Alors qu’aux veillées chez l’Armida les récits tournaient surtout autour de la vie des saints, de leurs miracles et de leurs martyres, chez les Giovannini les hommes parlaient politique (dans les fermes toscanes, à l’époque, presque tous les hommes étaient de fervents communistes), et les femmes parlaient de faits divers, maladies ou accidents présents

26 Littéralement, « petit manger ». Se dit de petits plats particulièrement réussis et savoureux.

Planchettes à carder la laine.

Appareil à sulfater les vignes. Le fermier l’attachait à son dos avec

des courroies. Il actionnait le levier qu’on voit sur la photo pour vaporiser du sulfate de cuivre sur les pampres.

lors de l’abattage annuel du cochon).

Page 53: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 55 –

ou passés qui avaient fait forte impression. UnTel avait eu le thorax transpercé par les cornes d’une de ses vaches, brusquement rendue folle par un taon. UnTel avait péri dans l’explosion de la « chambre à grain » de sa ferme, où il était entré inconsidérément avec une cigarette allumée. Chez les UnTel, un enfant avait été mordu par un chien enragé et n’avait pu être sauvé à temps par l’injection de sérum que lui avait faite le médecin chez qui on l’avait transporté. UneTelle avait marché pieds nus sur un clou rouillé et avait attrapé le tétanos, qui l’avait tuée au bout de longues journées d’atroces souffrances. La malchance s’acharnait sur la famille UnTel, dont l’aîné était mort asphyxié en voulant curer la cuve à purin  ; son frère, accouru à son secours, s’était fait piéger aussi et avait succombé à son tour aux émanations de la fosse.

Je suppose que ces récits satisfaisaient le goût morbide que tout être humain a toujours nourri pour les faits divers, et qu’en outre ils jouaient un certain rôle de prévention, en alertant les plus jeunes sur des dangers qu’ils auraient pu négliger. En tout cas, à moi, ils faisaient un sacré effet ! Pendant longtemps, j’ai côtoyé avec méfiance les très placides vaches des Giovannini ; je me suis enfuie à toutes jambes à la seule vue d’un chien inconnu, et tout bout de métal rouillé m’a inspiré crainte et aversion.

La ferme des Materassi

La villa La Topaia avait pour métayers les Materassi, dont la ferme était accolée à l’enceinte de cette villa, et dominait les champs en contrebas. Ceux-ci étaient séparés de notre « champ du dessous » par un ruisseau généralement à sec, mais qui devenait une sorte de torrent en cas de forte pluie.

Le père, Guido Materassi, était aussi forgeron et mécanicien à ses heures ; toutes les familles des alentours s’adressaient à lui quand il y avait un outil ou une machine à réparer. Il possédait en outre un petit troupeau de brebis, avec le lait desquelles les Materassi préparaient une excellente ricotta. Maman, qui la trouvait bien meilleure que celle de l’épicier de Castello, nous envoyait parfois en acheter. Les brebis étaient confiées à la

garde d’un berger, qui les menait paître sur les terrains communaux vers le sommet du monte Morello, un endroit resté sauvage, où je crois n’avoir été emmenée qu’une seule fois, sur la « treggia » tirée par des bœufs de la famille des Giovannini, partie là haut chercher des champignons et du bois mort pour le chauffage. Lors de ses transhumances, le troupeau bêlant et sonnaillant passait par la via della Fonte, et laissait de petites touffes de poil accrochées aux ronciers tout au long du chemin. J’allais cueillir tous ces flocons de laine odorante, qu’ensuite je lavais et cardais pour en faire des matelas pour mes poupées.

Le fils des Materassi, un jeune blondinet du nom de Vasco, aidait son père à la forge. Pendant une brève période (mais qui nous sembla bien trop longue tant à moi qu’à mon frère), il fut employé à La Torre comme domestique.

Page 54: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 56 –

C’était une idée de notre grand-père maternel, très inquiet de voir sa fille seule avec deux enfants dans cette vaste maison isolée. Ses craintes avaient redoublé depuis le vol dont nous avions été victimes (qui nous avait coûté le moteur pompant l’eau du puits). Grand-père imaginait déjà les voleurs revenant par une nuit noire, forçant la porte et venant dévaliser la villa, assassinant au passage ses habitants sans défense. Une première fois, il était venu de Milan nous rendre visite, en apportant comme cadeau à Maman un charmant petit revolver à poignée de nacre, avec ses munitions, et il s’était efforcé de lui apprendre à s’en servir. Grand-père reparti, terrorisée à l’idée que mon frère ou moi puissions mettre la main sur cette arme et nous entretuer en jouant, Maman n’avait rien eu de plus pressé que d’enfermer à double tour le revolver dans un tiroir de sa chambre, et les munitions dans un autre meuble fermant à clé, à l’extrême autre bout de la maison. Ce qui, il va de soi, réduisait considérablement le potentiel défensif de cet objet.

À sa visite suivante, voyant l’insuccès de cette première tentative, grand- père avait décidé de frapper un grand coup : il avait engagé d’autorité, à ses frais, le jeune Vasco, pensant qu’une présence masculine dans la villa découragerait les entreprises des malintentionnés et déchargerait la maisonnée des travaux les plus lourds.

Je soupçonne, hélas, que grand-père avait aussi une troisième idée en engageant Vasco. Trouvant que Maman laissait un peu trop la bride sur le cou à ses deux chenapans et qu’un peu plus d’autorité ne nous ferait pas de tort, il avait probablement recommandé au jeune homme de veiller à ce que nous obéissions un peu plus strictement aux ordres maternels…

Inutile de dire que cela se passa très mal entre nous et ce nouvel habitant de la Torre. Autant Vasco jugeait en dessous de son statut de laver les vitres ou de frotter les sols (et donc n’accomplissait ces tâches domestiques que de fort mauvais gré), autant il avait pris à cœur la mission de mettre un frein à nos libertés, et se transformait en tyranneau dès que Maman était

absente ou avait le dos tourné. Une résistance s’engagea aussitôt, qui tourna vite à la guerre larvée. Mon frère et moi, qui auparavant n’arrêtions pas de nous chamailler, fîmes bloc contre l’oppresseur, dans une guérilla où la mauvaise foi du jeune homme n’avait d’égale que la perfidie de ses deux victimes. Maman, prise entre les feux croisés d’accusations de part et d’autre, en eut bientôt par-dessus la tête. La rupture fut consommée le jour où Vasco, que j’avais réussi à excéder au-delà de toute raison, jeta par la fenêtre ce que j’avais de plus cher, mon petit chaton noir, qui fut tué sur le coup. Maman, qui pouvait pardonner beaucoup de choses, mais pas la cruauté, licencia immédiatement le jeune homme, si bien que mon frère et moi pûmes enfin revenir à notre chère liberté et à nos prises de bec quotidiennes.

Page 55: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 57 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Chapitre 5 – Marchands et commerces

La bicyclette de l’aiguiseur de couteaux

Page 56: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 58 –

Les artisans ambulants

A l’époque dont je vous parle, les chemins de campagne toscans étaient encore parcourus par toutes sortes d’artisans ou de marchands ambulants qui venaient proposer leurs services de maison en maison.

Le plus régulier d’entre eux était le mercier, qui passait au moins une fois par mois approvisionner l’Armida en aiguilles, en pelotes de soie à broder de toutes les couleurs, et en bobines de fil (tant de « refe », fil blanc ou noir de très bonne qualité servant aux coutures, que de fil écru, moins cher et moins robuste, servant à faufiler les ourlets).

L’Armida, dont les minuscules ciseaux devaient toujours couper avec la précision et la délicatesse d’un bistouri, sous peine d’abîmer le fin travail de ses broderies, appréciait également le passage de l’arrotino, l’aiguiseur de lames. Celui-là se déplaçait avec une bicyclette équipée d’une cassette à outils et d’une meule surmontée d’un goutte-à-goutte.

A l’arrêt, l’arrotino plaçait la roue arrière de son vélo sur un support pour le stabiliser, et actionnait la meule à aiguiser en pédalant. Le fin filet d’eau qui sortait du goutte-à-goutte permettait à la pierre de rester humide pendant toute la durée du travail. La dernière finition se faisait à la main, à l’aide de la pierre dure accrochée au flanc du vélo, trempant dans une corne de vache remplie d’eau27. Couteaux, canifs, rasoirs, ciseaux, tout retrouvait une nouvelle jeunesse après être passé par les mains de cet artisan.

Le vitrier, lui, se déplaçait à pied, portant au dos une cassette et une armature en bois à laquelle une réserve de vitres était fixée par des courroies en cuir. Par bonheur pour lui, les fenêtres de l’époque étaient toujours à croisillons, avec des vitres peu épaisses et de taille relativement réduite – bien entendu, le double vitrage n’existait pas encore. Dans sa caisse à outils, il y avait tout le nécessaire pour réparer les dégâts causés par un coup de vent imprévu ou un jet de pierre mal dirigé : la roulette à tranchant de diamant pour couper le verre, l’équerre pour le couper bien droit, de petits clous pour le fixer sur son cadre, du mastic pour parfaire l’isolation, et de l’huile de lin pour assouplir le mastic.

Réparer les carreaux cassés n’était pas la seule compétence du vitrier. On lui apportait aussi les miroirs ébréchés pour qu’il leur rende bonne apparence en les recoupant juste un peu, et les vieilles vidanges de bière, d’huile ou de vin pour qu’il en fasse des verres. Avec une sûreté de geste qui nous laissait bouche bée, il passait sa roulette tout autour

de la bouteille, à dix centimètres du bas, puis la cognait légèrement contre sa cassette pour faire sauter le haut. Il ne lui restait plus qu’à rogner à l’émeri les bords coupants de la partie restante, et voilà, Madame  ! le nouveau verre était prêt à servir. Notre vitrier avait une certaine prédilection pour les bouteilles de « Birra

27 Lors des moissons et des fenaisons, les faucheurs accrochaient à leur ceinture ce même ustensile (corne de vache remplie d’eau servant à maintenir constamment humide leur pierre à aiguiser), et s’arrêtaient à intervalles réguliers pour ré-affûter leur faucille ou leur faux.

Page 57: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 59 –

Peroni », dont le verre était peu épais, finement granuleux à l’extérieur et d’un beau ton ambré. Il lui arrivait alors de décorer les flancs du verre d’une gravure à l’émeri – un poisson, une fleur ou les initiales du client.

En passant par les mains du rétameur, brocs et chaudrons en cuivre hors d’usage, cuvettes en tôle, poêles, marmites et couvercles en aluminium devenus inutilisables retrouvaient soudain du service. L’homme était d’autant plus attendu que ses visites étaient rares. Il se déplaçait avec une charrette à bras, dans laquelle il transportait une chaise basse, un petit fourneau à charbon, une provision d’anthracite, un puissant soufflet, ses fers à souder et des marteaux de toutes tailles.

Il guérissait comme par enchantement tous les ustensiles éclopés de la cuisine  : les trous des caquelons se rebouchaient, les casseroles retrouvaient leurs anses, les poêles leurs manches, les passoires leurs pieds. Les mezzine, les cuvettes et les poêlons se débosselaient, et même l’arrosoir du vieux Marchi récupérait enfin sa pomme.

La rempailleuse de fiaschi (fiascaia) venait juste après les vendanges, pour renouveler la robe des fiaschi dont le paillage était le plus fatigué, avant qu’on y stocke le vin nouveau. On lui apportait ces bouteilles ventrues, dont elle exigeait qu’elles soient parfaitement lavées.

Elle commençait par façonner l’épaisse couronne en paille devant servir de socle au bas du récipient, puis elle nouait une cordelette au trois quarts de la hauteur.

Elle entreprenait alors un patient travail de laçage pour rattacher le socle à la cordelette en revêtant progressivement les flancs du fiasco de longues feuilles souples et résistantes, d’une largeur d’un à deux centimètres, tirées d’une plante des marais appelée salicchio (Carex Elata).

Cette robe terminée, elle fixait une ceinture juste au-dessus du socle, pour donner au fiasco sa silhouette caractéristique. Enfin, elle tressait une fine cordelette en salicchio qu’elle nouait autour du goulot, et qui servait à réunir entre elles cinq ou six bouteilles pour en faciliter le transport ou le stockage.

L’attirail du rétameur.

La rempailleuse de fiaschi.

Page 58: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 60 –

Les commerces de Castello

Vu que l’argent était rare à la maison, notre table était surtout garnie des produits du potager et du poulailler de la Torre, ainsi que des laitages et salaisons des fermes voisines. Nous ne descendions à Castello que pour les achats indispensables, qui s’effectuaient dans la seule rue commerçante du village, la via Reginaldo Giuliani.

Chez l’épicier Manlio, tout ou presque tout était vendu en vrac, sauf les sardines en boîte. Les anchois sous sel étaient vendus au poids, tout comme le riz, le sucre, le sel et la farine de maïs pour la polenta, qu’il nous emballait dans des feuilles de gros papier brun ou bleu. Selon les cas, il façonnait ces paquets en forme de cornet ou de bourse rebondie, si bien repliés après remplissage qu’aucun grain ne s’en perdait jamais – pourtant tout tenait dans le pliage, car il n’utilisait ni agrafeuse ni scotch. Nous lui achetions aussi de la mortadelle et du parmesan râpé ainsi que (petite gâterie extra) de minuscules cornets à quelques sous contenant dix olives, ou dix lupins, ou une poignée de graines de courge salées, que nous grignotions sur le chemin du retour.

Pas loin de là se trouvait la boucherie Coppini, où Maman achetait de temps en temps de fines escalopes de génisse, «Tenere tenere, mi raccomando  !28  ». Le boucher, qui dans les villages de l’époque était le

28 Malgré mon exil dans des terres nordiques, j’ai toujours gardé cette habitude, très typique des ménagères italiennes, de ‘me recommander’ auprès des marchands pour qu’ils me livrent de la viande « bien tendre », des œufs « bien frais », des fromages « bien faits », et des fruits « bien mûrs ».

Mon mari ironise  : « C’est clair que sans tous ces ‘Mi raccomando’ le marchand s’empresserait de te refiler du raisin trop vert, du camembert trop jeune, des œufs périmés et des steaks durs comme des semelles ! ». Il a tout à fait tort. Sur le marché parisien où j’ai longtemps fait mes courses hebdomadaires j’ai constaté que les marchands apprécient vraiment cet appel à un « traitement de faveur », par lequel le client reconnaît la compétence du vendeur à choisir d’un seul coup d’œil ce qu’il a de meilleur. C’est par ces marques de confiance que se tissent les liens entre clients fidèles et commerçants chevronnés – ces derniers ont presque toujours à cœur de ne pas décevoir les attentes de la personne qui se repose ainsi sur leur savoir professionnel. Le boucher vous dira, par exemple : « Mes escalopes de génisse sont très bien, mais aujourd’hui je vous conseille plutôt mon foie de veau, qui est extra », et le marchand de fruits vous orientera vers ses poires Doyenné, moins chères et plus savoureuses que les Conférence.

commerçant le plus respecté (le plus craint aussi par les ménagères peu aisées, car c’est chez lui que s’accumulaient les ardoises les plus lourdes) officiait sur une sorte de haute estrade qui ajoutait à son prestige et cachait partiellement ses gestes à la vue, ce qui alimentait quelques soupçons de tricherie sur le poids ou sur la découpe.

Nous ne fréquentions que rarement la laiterie Venturini, dont les mêmes mauvaises langues affirmaient qu’on y allongeait le lait d’eau. Pour nous, habitants de la Torre, il était bien plus facile d’aller chez les Giovannini au moment de la traite et en ramener une mezzina pleine de bon lait encore fumant, que de remonter du village le même lourd récipient, rempli du lait plus douteux des Venturini.

Par contre, mon frère et moi tendions à nous éterniser devant la vitrine du bazar Nardi, qui vendait absolument de tout, depuis les cahiers, crayons, encriers et plumes Sergent-Major pour les écoliers jusqu’aux ustensiles ménagers (verres, assiettes, marmites, couverts) pour les dames et aux outils (bêches, faucilles, coutelas, hachettes…) pour leurs maris.

Plus important à nos yeux, le magasin des Nardi vendait des JOUETS !

Mon frère Lucas était fasciné par les voitures, les motos, les avions et autres véhicules en tôle colorée, doués de mouvement grâce à un ressort qu’on remontait à l’aide d’une petite clé papillon (que l’on voit ci-contre sur le côté du canard et de la petite souris grise).

Quant à moi, je consacrais la quasi-totalité de mon argent de poche à l’achat de petites poupées en celluloïd (eh, oui, en celluloïd, l’ancêtre du plastique  !), et à la collection de mini-pièces de service de table en faïence et mini-casseroles en alu qui équipaient ma maison de poupée.

Page 59: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 61 –

Page 60: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 62 –

Ces poupées étaient bon marché, mais petites (moins de 12 centimètres) et très fragiles des articulations (leurs membres, mobiles, n’étaient attachés au tronc que par un élastique), si bien que leur durée de vie était d’à peine quelques mois. Elles étaient vendues toutes nues, et c’était donc à moi de leur coudre des vêtements en allant quémander des chutes de tissu et des aiguillées de fil chez l’Armida. Comme j’avais du mal à me séparer des éclopées, leur maison était habitée en permanence par plusieurs d’entre elles, dont une seule entière, et toutes les autres privées les unes d’un bras, les autres d’une jambe.

Toujours dans la via Reginaldo Giuliani, juste en face de l’arrêt du tram, se trouvait un bar-tabac où Maman, fumeuse invétérée, allait s’approvisionner en tabac blond et en papier à cigarettes, ou bien s’asseyait un moment pour siroter un espresso.

Le tram s’en allait d’un côté vers Sesto Fiorentino, où se situaient les bureaux de la mairie. Maman devait s’y rendre pour les diverses tracasseries administratives que nous valait notre statut d’étrangers, surtout en temps de guerre. Dans l’autre direction, le tram menait à Florence, Maman le prenait pour rendre visite à Papa à l’hôpital, ou bien pour se rendre chez sa belle-sœur, la zia Bep.

Lucas et moi n’empruntions ce tram que rarement, quand nous avions besoin de nouvelles chaussures. Maman nous conduisait alors à Florence, au terminus de la place Santa Maria Novella, près d’où se trouvait un chausseur qui, d’année en année, nous fournissait exactement les mêmes sandales, de taille croissante avec l’âge. Elles étaient, je me souviens, en cuir blanc, avec un lacet se bouclant sur le côté et un empattement plein, à l’exception de deux disgracieuses ouvertures ovales servant à l’aération. Maman n’oubliait pas d’acheter aussi la petite bouteille de liquide blanc qui servait à les entretenir, et qui était munie à cet effet d’une petite éponge fixée au couvercle. Nous ne mettions guère ces sandales que pour aller en visite ou à Castello  – à quoi bon s’appuyer

la fastidieuse corvée de « bianchetto » quand le climat permet de courir pieds nus d’avril à septembre, et que la Nature vous a doté de plantes de pied qui ne demandent qu’à durcir à l’usage ?

Les chaussures d’hiver, par contre, c’était du sérieux. Maman nous menait chez un cordonnier de Sesto qui nous confectionnait des bottines à lacets. Pour prendre nos mesures, il nous faisait mettre debout pieds nus sur un épais morceau de cuir et traçait soigneusement au crayon le contour de nos pieds. « Mi raccomando ! disait Maman, faites-leur des bottines d’une bonne taille au-dessus, pour qu’elles leur durent un peu plus longtemps. Et mettez des ferrets à la pointe et au talon, pour que cela s’use moins vite  !  ». Mon frère, de son côté, insistait pour que le cordonnier mette beaucoup de clous à grosse tête ronde sous la semelle, pour que cela fasse un maximum de bruit en marchant.

Quand les lacets de nos sandales cédaient ou que les ferrets de nos bottines étaient à remplacer, nous nous rendions chez le vieux savetier Sabatino, qui tenait une minuscule échoppe dans le hameau de Poggiosecco, situé sur la via della Covacchia, à mi-chemin entre la Torre et Castello.

Page 61: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 63 –

À mi-chemin entre Poggiosecco et le bas de Castello se situait l’église du village, ainsi que la salle des fêtes diocésaine, où nous avons assisté aux toutes premières séances de cinéma de notre jeune existence. C’est là que j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps sur les souffrances de la chienne Lassie, et sur la vie édifiante de divers Saints et Saintes.

Page 62: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 65 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Chapitre 6 – Les jeux

A cinq ans, avec ma poupée préférée.

Page 63: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 66 –

Le monde des jouets : aristocratie, bas-peuple et bricolages maison

Les jouets que nous recevions en cadeau étaient rares et chers. Ils nous venaient de Grand-Père, de la tante Bep ou d’autres membres de la famille, à Noël ou pour nos anniversaires, enveloppés d’une telle aura de fragilité et accompagnés d’une telle litanie de recommandations sur les précautions à prendre pour ne pas les abîmer que nous osions à peine y toucher. Nous les regardions avec révérence, mais sans jamais arriver à engager avec eux la relation chaleureuse et détendue qu’un enfant a avec ses jouets familiers.

Je reçus ainsi de Tante Bep un ravissant service à dînette en faïence décorée à la main – une pièce d’antiquariat datant du début du XVIIIe siècle. L’extase fut brève  : Maman le confisqua presque immédiatement et le mit sous clé «  pour le jour où tu seras assez grande pour jouer avec cela sans rien casser  ». Ce jour arriva très tard, aux environs de mes quatorze ans, bien après

notre départ de la Torre. Mais il faut croire que je n’avais pas encore acquis la maturité requise, car je ne possède plus aujourd’hui qu’une petite dizaine des vingt-quatre pièces initiales. La dernière des minuscules flûtes à champagne (en verre très fin et délicatement peintes des mêmes fleurettes que le service) n’a pas survécu à mon déménagement vers la Belgique au moment de mon mariage.

Une charmante poupée ancienne, vêtue d’une somptueuse crinoline, elle aussi offerte par Tante Bep, fut également séquestrée par Maman en un lieu inaccessible. À ceci près que la pauvrette ne sortit pas de sa prison

à mon adolescence – du moins, je n’ai pas souvenir d’avoir jamais fait que l’entrevoir de loin en loin. Elle a ainsi gardé un statut de jouet mythique, fabuleusement beau, qu’on possède mais qu’on ne peut que contempler de temps en temps, sans le toucher.

J’en avais voulu à Maman, alors, de ces confiscations. Avec le recul, je comprends mieux ses raisons. Elle avait pour les choses belles et anciennes un respect qui touchait à la dévotion, et il lui était tout simplement intolérable de laisser détruire d’aussi jolis objets29.

En revanche, Maman n’eut pas ce genre de scrupules quand quelqu’un (je ne me souviens plus qui) me fit cadeau d’un baigneur dernier cri presque aussi grand que moi. Mais ce gros poupon tout de bleu ciel vêtu (donc mâle par convention, en l’absence de tout autre signe distinctif ) ne m’enthousiasma guère, pas plus qu’il n’avait séduit Maman. Il était chauve, avec un gros corps en tissu rembourré. Des mains et des pieds en faïence rose étaient cousus au bout de ses bras et jambes. Je crains de m’être montrée mauvaise mère pour ce bébé sans grâce, trop gros pour que je lui fabrique un petit lit ou des vêtements, et pas assez mou pour servir de doudou. Bientôt le poupon mal aimé eut une oreille ébréchée, un ou deux doigts cassés, et du rembourrage commença à s’échapper d’une aisselle décousue. Négligé, il termina sa vie au fond d’un tiroir.

29 Tante Bep, qui passait beaucoup de temps à chiner, avait pour les choses anciennes un intérêt plus pragmatique et orienté vers le recyclage. Elle n’hésitait pas à défaire la reliure des livres anciens qu’elle obtenait pour quelques lires chez les brocanteurs. Elle en récupérait les gravures, qu’elle recouvrait d’un vernis transparent et transformait en ravissants sets de table ou abat-jours, vendus un bon prix aux touristes amateurs d’artisanat florentin.

Les survivants de la dînette offerte par Tante Bep.

Poupée baigneur des années ‘50.

Page 64: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 67 –

À tout prendre, nous tirions davantage d’amusement des babioles à quelques sous que nous achetions ou gagnions à la tombola de la foire paroissiale qui se tenait une fois par an à l’église de la Castellina. Mirlitons, crécelles et moulinets appartenaient de plein droit à cette catégorie de jouets populaires peu frustrants, dont la durée de vie est éphémère comme par définition  : on pouvait donc en profiter à fond et les voir tomber en pièces entre nos mains au bout de quelques jours sans pleurs excessifs et sans reproches maternels.

Parmi les objets que l’on trouvait à la foire de la Castellina, les préférés de mon frère étaient les pistolets de cow-boy en fer-blanc. Ils étaient vendus avec des « munitions » en forme de rubans de papier rouge dans lequel étaient incorporées des pastilles de poudre. On mettait le rouleau dans le barillet, on insérait l’amorce du ruban dans une fente et on refermait. Tirer sur la gâchette faisait avancer le ruban, et la détente allait frapper la première pastille, qui explosait, aussitôt remplacée par la suivante – Pan ! Pan ! Pan ! les tirs étaient bruyants à souhait, et accompagnés d’une petite fumée à l’odeur soufrée tout à fait convaincante.

Je préférais, quant à moi, les kaléidoscopes, ces lunettes merveilleuses permettant de créer une infinité d’univers somptueusement colorés, toujours mouvants et toujours renouvelés. Je m’efforçais de les faire tourner le plus lentement possible pour voir l’image se transformer progressivement en une autre. Cette magie intriguait beaucoup Lucas, qui finissait toujours par confisquer et démonter mon kaléidoscope afin de voir comment c’était fait dedans. – « Quand je saurai comment ça fonctionne, je t’en construirai un autre plus grand », promettait-il… Hélas ! Non, malgré ses réels talents de bricoleur, mon frère n’est jamais parvenu à fabriquer le super-kaléidoscope promis (ni même à remettre en état celui, plus modeste, qu’il avait sacrifié sur l’autel de l’observation scientifique).

Un tricycle en bois « vintage ».

L’existence de mon tricycle fut encore plus brève. C’était un cadeau de Noël de Grand-père, et il était magnifique : tout en bois verni, avec une selle et un guidon rouge vif et des roues munies de minces pneus pleins en caoutchouc…

Je n’eus jamais l’occasion de m’asseoir dessus. Mon frère, qui n’avait reçu quant à lui qu’un insipide ballon en peluche multicolore, estima devoir essayer le tricycle le premier, afin de voir s’il fonctionnait bien. Crac ! Au premier coup de pédale, l’engin tomba en pièces sous son poids. Croyez-moi si vous voulez, mais ce malheureux incident clôtura définitivement ma carrière de cycliste avant même qu’elle n’eût commencé – je n’ai plus jamais pu ou voulu apprendre à rouler à vélo depuis.

Page 65: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 68 –

En dehors de la foire de la Castellina, nous nous approvisionnions en joujoux bon marché au bazar de Castello. Maman, chroniquement désargentée, ne nous achetait guère de jouets, préférant pour nos anniversaires les cadeaux utiles (vêtements) ou éducatifs (livres). Mais elle récompensait parfois nos efforts pour aider aux travaux de la maison ou des champs par un peu d’argent de poche, qu’elle se désolait ensuite de nous voir dilapider au bazar pour l’achat d’objets de piètre qualité aux couleurs agressives. – « Je me demande, gémissait-elle, comment des enfants qui sont nés et ont grandi parmi des choses aussi belles peuvent aller choisir avec un instinct aussi sûr celui de tous les jouets du magasin qui est du plus mauvais goût… »

Les tésors de la foire de la Castellina.

C’étaient pourtant ces jouets à deux sous, d’une qualité esthétique discutable et d’une durée de vie limitée qui nous tenaient occupés durant le plus clair de nos heures de loisir !

L’essentiel de mes finances était consacré à l’achat des petites poupées de celluloïd et des ustensiles ménagers miniature dont j’ai parlé dans le chapitre précédent. Ce qui me ruinait également, c’étaient les perles : de minuscules perles en verre de toutes les couleurs, vendues en sachets. J’en faisais des bracelets ou je les cousais au bas des « robes de bal » que je confectionnais pour mes poupées. Pour le reste de ma maison de poupée, tout était de ma fabrication : lit et table étaient construits à l’aide de bouts de carton et de morceaux de roseau; la commode était un assemblage de six boîtes d’allumettes collées entre elles, que j’avais enjolivé en le tapissant du papier décoratif dont Maman se servait pour couvrir ses livres. J’avais tricoté la couverture du lit et le tapis de sol, et recouvert les chaises de peau de chevreau venant de vieux gants, qui m’avaient servi aussi pour équiper les poupées de chaussures, de sacs et de chapeaux.

Lucas, quant à lui, employait le plus clair de son budget à des dépenses militaires. Il menait des guerres interminables et bruyantes avec son armée de petits soldats en papier mâché, pour la plupart éclopés et comptant dans leurs rangs, parmi les fantassins et les « bersaglieri » en uniforme italien, quelques improbables Peaux-Rouges armés d’arcs et de flèches. Des troupes de renfort lui étaient fournies par les pages de figurines militaires à découper que publiait régulièrement le Corriere dei Piccoli. Ces effectifs d’appoint étaient nombreux, mais si fragiles que leur espérance de vie sous les armes était très réduite.

La pièce maîtresse la force aérienne de Lucas était un modèle réduit en métal du dirigeable Zeppelin – bien plus durable que le Hindenburg, dont on sait la tragique et courte carrière. Le Zeppelin de Lucas traîna de longues années durant dans son tiroir à jouets, quasi intact à l’exception de son train d’atterrissage. Pour le reste, l’aviation de mon frère était constituée de

Page 66: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 69 –

bombardiers qu’il fabriquait avec des tubes de dentifrice vides, auxquels il ajoutait une queue, des ailes et une hélice en carton. Il bricolait de même ses chars d’assaut en utilisant des boîtes en carton, des tiges de roseau pour figurer les canons, et des bobines en bois vides que lui donnait l’Armida, et dont il crantait les bords pour imiter des chenilles.

Disons-le tout net : les bricolages de mon frère étaient de loin supérieurs aux miens. Je soignais l’ornementation plus que je ne me souciais de précision et de robustesse, si bien que les tables et les chaises de mes poupées étaient souvent un rien bancales. Peu symétriques et alourdis de collages multicolores, mes moulinets tournaient mal et mes cerfs-volants peinaient à s’envoler, tandis que ceux de Lucas, impeccablement finis, fonctionnaient à la perfection au moindre souffle de brise.

Sa plus belle réussite fut la réalisation d’une batteuse mécanique en réduction, accompagnée de son tracteur, qui imitait jusque dans ses moindres détails la  trebbiatrice dont nous admirions chaque été le fonctionnement à la ferme des Giovannini. La fabrication, à l’aide de carton, de colle forte, de bouts de bois et de fil de fer, dura plus d’une semaine, et le résultat fut impressionnant. Dans la trémie qui couronnait le corps de la trebbiatrice, Lucas introduisait des brins d’herbe et de la terre censés représenter le blé fraîchement moissonné. En tournant une

L’armée de terre de Lucas.Figurines militaires à découper.

petite manivelle fixée au tracteur, il mettait en mouvement une courroie qui entraînait le mécanisme du crible de la batteuse : la terre passait à travers et était acheminée vers un embout auquel était fixé un petit sac à grains, tandis que la « paille » était refoulée vers une autre sortie !

Mon frère conservait cette fragile merveille dans un tiroir de notre commode à jouets, qu’il laissait toujours ouvert, car la machine était trop volumineuse, et le haut dépassait. Un jour, une chamaillerie plus vicieuse encore qu’à l’ordinaire me fit entrer dans une rage folle, et je donnai exprès un coup de pied à ce tiroir pour le refermer violemment. La batteuse et son tracteur furent irrémédiablement écrasés, au grand désespoir de Lucas. Je fus sévèrement punie, à juste titre – mais le sentiment de culpabilité m’est resté : je m’en veux encore aujourd’hui d’avoir sottement détruit ce jouet si ingénieux et qui avait coûté tant d’efforts…

Page 67: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 70 –

Chasse, pêche et cueillette

Frondes, arcs et sagaies venaient aussi en bonne place parmi les bricolages de Lucas, car, comme nos ancêtres chasseurs-cueilleurs de l’ère préhistorique, nous passions une partie considérable de notre temps en excursions à but alimentaire. Je dois cependant à la vérité d’avouer que ces armes n’étaient pas très efficaces.

Mon frère maniait bien la fronde, mais pas assez pour atteindre en vol les rares oiseaux qui avaient été assez futés pour survivre aux fusils des innombrables chasseurs des environs. Quant à moi, j’adorais tirer à l’arc, mais je n’ai jamais su viser juste, si bien que je ratais immanquablement même les cibles immobiles les plus volumineuses.

Dès lors, les quelques volatiles qui finissaient dans notre assiette étaient ceux qui justement ne volaient pas encore : les oisillons que Lucas allait chaparder dans les nids de moineau établis dans les gouttières ou entre les tuiles du toit de la Torre. Encore fallait-il cacher le produit de notre chasse à Maman, qui ne supportait pas la cruauté vis-à-vis des oiseaux (toute sa vie, elle a toujours frémi d’horreur à la seule idée de manger une caille. Curieusement, elle n’avait pas les mêmes scrupules à l’égard des poulets et des dindes, sans doute parce que, ne volant pas, ce n’étaient pas tout à fait des oiseaux à ses yeux). C’est donc plutôt sur les braises de l’Armida que, par prudence, nous allions faire griller nos proies.

Nous avions un succès plus constant avec nos cannes à pêche – de longues tiges de roseau auxquelles nous attachions une ficelle avec, ligoté au bout, un criquet ou un papillon. Nous pêchions ainsi les grenouilles qui pullulaient dans la grande citerne désaffectée jouxtant le mur du jardin. C’est Lucas qui avait introduit des têtards dans les quelques décimètres

d’eau verte et vaseuse qui stagnait au fond de ce qui aurait dû sans doute être une piscine dans les intentions du propriétaire qui nous avait précédés à la Torre. Je doute qu’il y ait jamais nagé, tant l’eau était rare sur la colline où se trouvait la villa !

Mais les grenouilles avaient prospéré dans cette citerne. Faute de pouvoir en sortir (elle était profonde de plus de trois mètres, avec des parois à pic), elles se massaient en foule sur les bois morts qui flottaient dans l’eau, en attendant l’éventuel passage d’un déjeuner ailé. C’est dire si les papillons qui dansaient au bout de notre fil leur paraissaient tentants… Elles se jetaient à plusieurs sur l’appât, et celle qui réussissait à y mordre ne le lâchait plus, si bien qu’il était facile à Lucas de la remonter et de s’en emparer.

Page 68: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 71 –

Là, je prenais la relève (amis des animaux, passez à la section suivante…). Je coupais la tête de la malheureuse, puis la vidais et l’écorchais minutieusement. Toujours chez l’Armida, nous passions les cuisses dans la farine et les faisions fricasser avec un peu d’huile, d’ail et de citron.

La chasse aux escargots n’avait pas non plus de secrets pour nous. Nous savions qu’en été ils se terraient dans les fentes des vieux murets en pierres du jardin et du « podere di sotto » et qu’à la moindre pluie ils sortaient se rafraîchir et chercher leur pitance.

Ils pullulaient alors, en particulier, parmi les iris du jardin, où nous en ramassions de pleins seaux. Nous les « purgions » pendant quelques jours en les plaçant avec quelques poignées de farine sous un grand pot à fleurs retourné jusqu’à ce qu’en ne mangeant plus que de la farine ils se vident de tout résidu végétal de digestion. Puis nous les lavions soigneusement et allions les cuire sur le foyer de l’Armida. Les gros Bourgogne étaient grillés à la braise et les petits rayés cuits à la sauce tomate avec un dé de bouillon. Nous tenions cette dernière recette d’un jeune florentin ami des Chiappelli, qui, lors d’une visite mémorable à la Torre, avait pris en main la cuisson de nos escargots et nous avait régalés d’une platée sublime, dont nous cherchions en vain à retrouver le goût exact. Je n’ai pas oublié le prénom singulier de ce charmant garçon, Braccio. Son nom m’échappe aujourd’hui : Cavalcanti ? Fioravanti ? Le nom était en tout cas aussi sonnant que le prénom, et remontait également à la Renaissance toscane.

Que dire du règne végétal, si ce n’est que mon frère et moi représentions un réel fléau pour toute plante portant fruit sur les trois hectares constituant la « tenue » de la Torre – et, je le crains aussi, pour les fruitiers poussant dans la bande limitrophe des champs voisins, où se prolongeaient bien souvent nos maraudes. Tout nous était bon, à commencer bien sûr par les figues et les raisins, dont nos champs produisaient généreusement de nombreuses variétés.

Les pêchers et les abricotiers, plus rares, voyaient leur fruits disparaître de l’arbre l’un après l’autre dès que le soleil leur avait donné un rien de couleur, bien avant maturité. Nous mangions les amandes vertes, avec leur peau et leur coque encore molles. Nous grignotions les jeunes épis de maïs, nous écossions les fèves avant que leur gousse ne durcisse, nous ramassions les sorbes et les olives ridées par les premières gelées qui les « cuisaient » en les rendant moins amères et astringentes. Nous nous griffions aux ronces pour cueillir les mûres les plus noires et nous nous piquions aux aubépines pour atteindre les baies les plus rouges. Nous sucions le nectar des fleurs de chèvrefeuille…

En été, quand venaient en vacances nos cousins Lalla et Manfredi, plus âgés de quelques années, nos jeux devenaient plus complexes et plus aventureux. J’en ai gardé un souvenir mi-enthousiaste, mi-frustré. Il y avait par exemple un jeu d’échanges commerciaux, une sorte de Monopoly, où nous achetions et vendions de menus objets à l’aide d’une monnaie fictive. Avec un sens précoce des lois économiques, notre cousin avait décidé que nous utiliserions comme monnaie des pétales de yucca – choix avisé, puisqu’une seule plante de yucca croissait à la Torre, qu’elle se trouvait au jardin (endroit uniquement accessible aux plus grands) et qu’elle n’avait que trois ou quatre tiges fleuries. Par conséquent le volume monétaire était faible et la valeur s’accroissait de jour en jour, au fur et à mesure que se fanaient et se ratatinaient bon nombre des pétales coupées la veille. À ce jeu-là, je me ruinais en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et j’appris à la dure que les pauvres s’appauvrissent et que seuls les riches s’enrichissent.

Nos gastéropodes préférés : Helix aspersa et Cepaea nemoralis.

Page 69: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 72 –

Je n’étais pas beaucoup mieux lotie quand nous jouions aux cow-boys et aux Indiens, où l’on m’attribuait invariablement le rôle du prisonnier attaché au poteau et soumis par les Peaux-Rouges à d’abominables tortures – le plus souvent, être chatouillée jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cela m’avait amenée à développer une étonnante résistance aux chatouilles les plus sadiques, que je garde encore à ce jour : par la seule force de la volonté, je demeure capable de ne pas ciller, même si l’on m’effleure la plante des pieds avec une plume.

La présence des cousins nous encourageait à pousser nos explorations bien plus loin qu’à l’habitude. Notre terrain d’aventure préféré était le lit d’un torrent qui dévalait la colline en traversant les champs des Giovannini. L’érosion y avait creusé une gorge, profonde par endroits, mettant à nu de belles roches lisses veinées de filets de marbre et creusant des conques spectaculaires qui en été, quand le torrent était à sec, demeuraient remplies d’une eau verte et moussue peuplée d’innombrables grenouilles. Les araignées d’eau, dont la morsure peut être douloureuse, interdisaient toute baignade, mais non les jeux de ricochet et la construction de barrages. Mes cousins et mon frère aimaient surtout escalader les parois abruptes de la gorge, en s’agrippant à de menues aspérités. J’admirais leur agilité, et par défi, je me lançais à leur poursuite malgré ma peur du vide. Arrivée à quelques mètres du sol, je me bloquais immanquablement, prise de panique, et je restais là, tétanisée, criant au secours jusqu’à ce que l’un des garçons vienne m’aider à redescendre.

Page 70: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 73 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Chapitre 7 – Santé du corps, salut de l’âme

Un santino.

Page 71: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 74 –

Bobos et remèdes

En matière de santé, la frontière entre tradition et modernité passait par le seuil de la pharmacie de Castello, tenue par M. Piemontesi, et celui du cabinet médical qui la jouxtait. Maman, à qui les remèdes de bonne femme universellement utilisés à l’époque dans la société rurale de Toscane n’inspiraient que méfiance, nous y menait d’une main ferme à chaque mauvaise bronchite, pour nous faire administrer de douloureuses piqûres de pénicilline – le remède miracle de l’après-guerre. Ce traitement, qui mettait rapidement en déroute nos microbes, eut cependant un effet secondaire fâcheux : lors de la chute de nos dents de lait, nos dents définitives prirent une couleur légèrement ocrée, qu’elles conservent encore aujourd’hui tant chez moi que chez mon frère.

Lors d’une de ces visites, le médecin de Castello, nous trouvant trop maigres, diagnostiqua un début de rachitisme. Pendant de nombreux mois nous eûmes droit à une cuillerée à soupe d’huile de foie de morue chaque matin (pouah  !) et, chaque soir, à une pommade noire et malodorante (re-pouah  !) que l’on tartinait sur

nos bras et notre torse, et qui tachait les draps à travers les bandelettes de gaze dont on nous enveloppait.

Pour faire bonne mesure, Maman nous fit aussi prescrire une grande boîte d’ampoules dites « reconstituantes », que venait nous injecter une fois par semaine une jeune femme du voisinage experte dans le maniement de la seringue. Mon frère et moi, qui n’éprouvions nul besoin d’être reconstitués, nous arrangions le plus souvent pour être introuvables à l’arrivée de l’infirmière. Maman se résignait :

« Désolée, Mademoiselle, ces chenapans ont encore réussi à se cacher quelque part. Mais vous ne vous serez pas dérangée pour rien : piquez-moi à leur place, cela ne peut me faire que du bien. »

C’est ainsi que la majorité des ampoules achevèrent leur carrière dans des fesses auxquelles elles n’étaient pas initialement destinées.

Maman, qui nourrissait une robuste confiance dans le pouvoir curatif des piqûres, avait cependant aussi un faible pour un élixir dont j’ai oublié le nom, que lui avait recommandé le pharmacien  : un épais liquide jaune, sucré et légèrement alcoolisé, censé être souverain pour ses problèmes de foie. Ce traitement dura des années, même après notre départ pour Rome. C’est seulement quand l’élixir disparut des rayons des pharmacies que Maman se résigna à le remplacer par un petit vermouth ou un Campari Soda pris à midi à la terrasse du bar-tabac du coin – ce que son foie (par ailleurs en parfaite santé) accepta avec tout autant (sinon plus) de plaisir.

Comme beaucoup d’Italiens, Maman avait de fortes convictions concernant les effets de l’alimentation sur la santé. Elle professait, par exemple, que le porc est une nourriture qui « échauffe » et que dès lors il ne faut jamais en manger durant les mois d’été, et que les légumes bouillis sont plus « digestes » que les légumes crus. Quand moi ou mon frère étions souffrants, elle nous nourrissait de riso in bianco (riz cuit à l’eau avec une noisette de beurre) et de bouillon de poule. Ce dernier, affirmait-elle, « fait revivre les trépassés » (fa rinvivire i morti), ce qui, évidemment, en fait un aliment de choix pour rendre des forces aux convalescents, surtout si on y ajoute un œuf cru. L’œuf cru fouetté dans du bouillon ou du lait chaud est en effet censé soutenir les femmes enceintes et les vieillards, et aider à la croissance des enfants. Il était indispensable aux yeux de Maman que mon frère et moi avalions chaque semaine un œuf cru encore chaud du poulailler ainsi que, tous les deux jours, une cuillérée d’huile d’olive le matin à jeun, censée faciliter la digestion.

Page 72: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 75 –

Pour le reste, la médecine familiale se limitait à du talc Roberts pour les rougeurs, de la crème Nivea pour les coups de soleil, de l’alcool dénaturé et du sparadrap pour les innombrables écorchures que nous ramenions de nos expéditions agrestes, de l’ouate trempée dans une solution d’acide borique pour les orgelets, d’emplâtres bouillants à la farine de lin pour la toux, les pharyngites et les angines, de jeûnes à peine atténués par le «  riso in bianco  » pour les maux de ventre dûs aux indigestions ou au maraudage de fruits insuffisamment mûrs, et de  Magnesia San Pellegrino pour les rares épisodes de constipation. Cette dernière préparation se présentait sous la forme d’une petite boîte métallique hexagonale contenant une poudre blanche au puissant pouvoir purgatif, dont je conserve un souvenir peu amène.

Maman, qui partageait secrètement notre aversion pour la Magnesia San Pellegrino, finit par la remplacer par un produit laxatif nettement plus séduisant, du nom de Rim. Il s’agissait de délicieuses tablettes de pâte de fruits enrobées de sucre, à base de pulpe de prune, dont nous étions friands.Je ne me souviens que d’un unique épisode impliquant un remède de rebouteux  : l’Agnese avait préparé à mon intention un breuvage qui était censé « chasser les vers », où macéraient, entre autres ingrédients,

des gousses d’ail et du fil à coudre blanc. Maman se rangea sans difficulté à mon refus catégorique d’avaler cette potion.

La sorcellerie et son cortège de poisons et remèdes magiques abondaient par contre dans les récits que l’on se répétait de bouche à oreille chez l’Armida, chez l’Agnese ou lors des veillées d’été sur l’aire des Giovannini. Une histoire m’est restée en mémoire : celle (certifiée authentique  par l’Armida !), d’une jeune mariée ensorcelée par sa belle-mère à l’aide d’un petit verre de liqueur « Strega »30, et qui perd la raison jusqu’au jour où, tout autre espoir de la guérir étant perdu, son mari l’amène au sanctuaire de je ne sais plus quelle sainte guérisseuse. Elle recrache aussitôt la gorgée de liqueur pernicieuse avalée plusieurs années auparavant et retrouve ainsi la raison et la parole. Elle dénonce alors la perfide belle-mère, qui reçoit un châtiment mérité.

Dieu et les siens

Durant son existence, Maman avait eu de nombreuses occasions de constater à quel point la miséricorde divine peut se montrer parcimonieuse. Pourquoi l’avoir privée d’enfance en lui infligeant le supplice d’une scolarité autoritaire et sans âme dans une institution de nonnes bigotes ? Pourquoi avoir assombri son adolescence et les plus belles années de sa jeunesse en

30 On peut se demander pourquoi la firme commercialisant cet innocent apéritif avait jugé bon de lui donner le nom sulfureux de «  Strega  » (sorcière), ouvrant ainsi la porte aux rumeurs populaires les plus fantaisistes.

Page 73: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 76 –

la condamnant à assister vingt-quatre heures sur vingt-quatre une mère frappée de la maladie d’Alzheimer ? Pourquoi mettre un coup d’arrêt aussi brutal, au bout d’à peine trois ans, au bonheur qu’elle avait enfin trouvé auprès de son mari ? Pourquoi la laisser se débattre seule avec deux très jeunes enfants et des moyens financiers sérieusement réduits au moment même où se déclenchait une guerre mondiale ?

Maman croyait en Dieu, et ne se plaignait pas vraiment de Lui, mais sa foi demeurait comme résignée et peu fervente. Elle ne fréquentait la Messe qu’aux grandes occasions, communiait peu et ne se confessait jamais, estimant (non sans quelque raison) que sa vie à La Torre ne lui fournissait guère l’occasion de commettre des péchés bien graves. D’ailleurs, depuis les lessives spirituelles quasi quotidiennes qu’elle avait subies jadis à l’internat, elle n’éprouvait aucun goût pour le rituel de la confession, jugeant qu’elle pouvait régler ses comptes directement avec le Seigneur, sans passer par Ses représentants sur terre, dont la plupart lui inspirait une méfiance discrète mais tenace.

Je commençai à partager cette aversion pour le confessionnal à l’occasion d’un épisode précis. Nos cousins étaient venus passer les vacances de Pâques à La Torre, et nous avaient fait découvrir des jeux de Papa-Maman qui nous avaient paru fort intéressants – jusqu’à la veille du jour où il fut question d’aller se confesser pour la grand-messe de Pâques du lendemain. Je fus atterrée à cette idée (nous savions bien sûr que nos péchés étaient probablement mortels), au point d’obtenir de passer la dernière à confesse.

Constatant que mes cousins et mon frère s’en sortent à bon compte (juste un Pater et quelques Ave), je me sens un peu rassurée, et, mon tour venu, je me lance, un nœud dans la gorge  : « Mon Père, je m’accuse d’avoir touché la quéquette de mon cousin et de lui avoir laissé toucher mon machin ». Le brave don Paolo rougit jusqu’à la racine des cheveux, se lance dans un sermon courroucé et me congédie avec une lourde pénitence : une kyrielle de rosaires à réciter. Je sors du confessionnal, la mine si défaite que l’on s’empresse de m’interroger :

– Que lui as-tu dit ?– Ben, j’ai dit : « Mon Père, j’ai fait ceci et cela… »– Mais non, grosse bête, il ne fallait pas dire ça  ! T’avais qu’à dire comme nous  : « Mon Père, j’ai à confesser des pensées et des actes impurs », et le tour était joué…

J’avais gardé de ce petit tour de passe-passe comme un vague sentiment d’arnaque, que mes déboires en matière de miracles ne pouvaient que renforcer. Les leçons de catéchisme, et plus encore les récits de l’Armida sur les vies de saints, m’avaient en effet convaincue : quand on croit en la Madone d’une foi inébranlable et qu’on l’invoque de toute son âme, sûr et certain, la prière sera exaucée. Mais pourquoi alors, en dépit de mes prières ferventes, n’avais-je jamais pu obtenir d’Elle le plus modeste des miracles, comme celui de rendre la vue à ma poupée, dont les paupières demeuraient obstinément fermées à la suite d’une chute malencontreuse ? Interrogés, tant le catéchiste que l’Armida avaient été unanimes : ces échecs étaient dus, de toute évidence, au fait que ma foi n’était pas assez profonde. Ben tiens ! Un argument pareil, c’est imparable… Il faut croire que même Mahomet souffrait d’une déficience de la foi, puisqu’à ma connaissance, jamais la montagne n’est allée vers lui.

Dans la campagne toscane de l’époque, où le Parti Communiste était solidement implanté auprès de la population, le rapport à la religion ressemblait beaucoup à celui décrit par Giovanni Guareschi dans Le Petit Monde de Don Camillo. Les hommes évitaient de se montrer à la messe, critiquaient le poids politique de l’Église et disaient le plus grand mal du clergé – tout en ne manquant pas de demander que leurs enfants soient baptisés ; ni chaque année, au dimanche des Palmes, de faire bénir leur ferme, leurs

Le confessionnal de la Torre.

Page 74: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 77 –

champs et leur bétail ; ni, en cas de sécheresse, d’invasion de sauterelles ou d’épidémie de pépie, d’envoyer leurs femmes dire des neuvaines aux Saints ou Saintes spécialisé(e)s dans la prévention de ces divers fléaux.

Les femmes, elles, veillaient scrupuleusement à ce qu’un rameau d’olivier bénit soit fixé au murs de chacune des pièces de leur maison31 ; elles étaient assidues aux services religieux, entretenaient la flamme de la petite lampe à huile qu’elles plaçaient sur leur cheminée aux pieds d’une statuette de la Vierge, collectionnaient des images pieuses entre les pages de leur missel, et perpétuaient dans leurs récits la mémoire de mille et un épisodes de guérisons miraculeuses ou de martyres édifiants.

L’Armida, qui nourrissait l’espoir secret qu’une de ses trois filles entre un jour en religion, avait un répertoire martyrologique particulièrement riche, et s’étendait volontiers sur l’éventail de supplices (tous plus ingénieusement cruels les uns que les autres), supportés sans frémir par les premiers chrétiens. Mais elle racontait aussi des histoires moins morbides, comme celle, charmante, du « miracle de l’hirondelle » – dont je ne serais pas surprise d’apprendre qu’elle provenait d’un des Évangiles apocryphes, volontiers perpétués par la tradition orale populaire en Italie. L’Enfant Jésus, encore tout petit, s’amuse sur le seuil de sa maison à façonner des oiseaux en argile. Viennent à passer de méchants enfants du voisinage qui lancent des pierres sur son œuvre. Il ne pleure pas, ni ne se met en colère : il effleure juste du doigt les petites formes ainsi mises en morceaux, et les voilà qui se recomposent, palpitent, puis s’envolent au loin sous forme d’hirondelles !

Un autre récit que j’adorais est celui du chevalier parti aux Croisades après avoir fait vœu de rapporter à l’abbaye de son diocèse un cierge allumé à la flamme du Saint Sépulcre. Il arrive à Jérusalem après d’innombrables combats, réunit une provision de cierges pour son retour, en allume un au 31 À La Torre, cela faisait beaucoup de branchettes d’olivier à fixer dans les nombreuses pièces

lors du dimanche de Pâques, et beaucoup d’escaliers à grimper pour le pauvre Don Paolo qui, muni de son bénitier et de son goupillon, devait passer dans chacune pour y répandre quelques gouttes d’eau bénite.

bougeoir qui éclaire en permanence la tombe du Christ, et remonte à cheval pour un long et périlleux voyage de retour. Mille fois les vents et la pluie menacent d’éteindre la petite flamme qu’il emporte avec lui, mais il réussit chaque fois à la protéger. Un jour une vieille femme l’arrête :

– De grâce Messire, donnez-moi du feu, mon foyer s’est éteint et nous mourons de froid dans notre chaumière !

– Vous n’y pensez pas, ma brave dame, ceci est la flamme du Saint Sépulcre, elle ne peut pas servir à rallumer le feu d’une cuisine !

Mais la vieille femme insiste : il y va de la vie de sa bru et de ses petits-enfants. Tant et si bien que le chevalier cède, et permet à la vieille d’allumer un brandon salvateur à son cierge, avant de reprendre son chemin.

À quelques kilomètres de là il est attaqué par un groupe de bandits qui volent son cheval, ses armes, sa bourse, ses habits, et éteignent d’un talon rageur la précieuse flammèche. Il est près de s’abandonner au désespoir, quand il se souvient tout à coup ! Il fait demi-tour et s’en retourne chez la vieille femme. Celle-ci le secourt et rallume le cierge du voyageur à son humble foyer où pétille la flamme du Saint Sépulcre. Grâce à sa bonne action, le chevalier pourra accomplir son vœu et ramener la sainte flamme à l’abbaye de son bourg, où elle brûle encore, des siècles plus tard.

Page 75: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 79 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Chapitre 8 – la guerre

Florence, 1944. Le pont Santa Trinita en ruine.

Page 76: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 80 –

Le clou

Dans mon souvenir, un des signes les plus concrets du passage à la Torre de la guerre de 1940-1945 a été un clou. Une longue pointe enfoncée à grands coups de marteau par Mario, le mari de l’Armida, dans le sol de la première cuisine, afin de condamner la porte communiquant avec la partie du bâtiment destinée aux domestiques.

Un officier allemand était venu avertir Maman qu’un ordre de réquisition avait été lancé et que la Torre devrait désormais héberger pour une durée indéterminée un détachement d’une douzaine de fantassins de la Wehrmacht. Maman, horrifiée à l’idée d’une quelconque promiscuité avec la soldatesque teutonne, avait fermement négocié et obtenu la promesse que les soldats seraient confinés dans le quartier réservé à la domesticité et qu’ils n’auraient pas le droit de pénétrer dans les autres parties de la villa. C’est la raison pour laquelle elle avait demandé à Mario de clouer la porte par laquelle ces hôtes indésirables auraient pu accéder aux cuisines et à tout le reste de la maison.

Bien évidemment, la cloison n’était guère que symbolique  : la porte en question était faite en contreplaqué, et le moindre coup d’épaule ennemi aurait suffi à la défoncer. Seul le clou était robuste – il est resté planté là, tout tordu, longtemps après la fin de la guerre, témoin pathétique de la résistance maternelle à l’envahisseur.

Mon frère et moi étions profondément contrariés  : l’occupation par les troupes adverses nous privait de notre territoire, celui où se trouvaient les deux pièces entièrement dévouées à nos jeux. Après quelque temps, malgré les sévères injonctions de Maman, nous commençâmes à rôder du côté de la Via de la Fonte, par où les soldats entraient et sortaient de leur casernement.  Les jeunes militaires nous accueillirent avec de grands sourires  : beaucoup étaient mariés et nous leur rappelions les enfants qu’ils avaient laissés en Allemagne. Ils sortaient de leurs poches les photos de leur famille et nous les montraient avec nostalgie, en nous offrant d’épaisses tartines de pain noir au miel. Le miel ! Ce fut ce délice inconnu qui, à quatre ans, m’entraîna sur la pente de la collaboration avec l’occupant. En un tournemain, je devins la mascotte de l’escouade, au grand scandale de Maman et même de Lucas, beaucoup plus réservé que moi dans ses contacts avec les Allemands.

Mais procédons par ordre. La guerre avait commencé pour Maman bien avant l’arrivée à la Torre de cette avant-garde d’occupants allemands, qui ne s’est produite que vers la fin du printemps ou le début de l’été 1944, au moment où le front reculait progressivement devant l’avancée des troupes alliées remontant la péninsule après le débarquement en Sicile et la prise de Monte Cassino.

Soldats allemands.

Page 77: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 81 –

Assignés à résidence

Pour Maman, le premier acte avait été la rupture des relations diplomatiques entre l’Italie et les Pays Bas, qui faisait de notre famille d’étrangers, citoyens d’une nation ennemie, des suspects potentiels. Maman était assignée à résidence, ce qui lui interdisait par exemple de se rendre à Milan chez son père. Plus grave encore au quotidien, tout flux financier était rompu avec la Hollande, de sorte que les versements mensuels venant de la banque où était géré le patrimoine de Papa avaient cessé brusquement, nous laissant sans ressources en liquide.

À cela s’étaient ajoutées les réquisitions ordonnées par le gouvernement fasciste. La voiture de Papa, inutilisée depuis son internement, avait été confisquée, ainsi que la petite vache grise qui nous fournissait du lait. Le potager et les quelques poules rescapées devinrent la principale ressource pour la survie alimentaire de notre famille et celle des métayers.

La nationalité hollandaise de Maman lui donnait cependant quelques avantages. Elle lui offrait, en particulier, une excuse incontournable pour refuser la carte du Fascio mussolinien, auquel les gérarques de Sesto s’efforçaient de faire adhérer tous les notables des alentours. Elle lui permit aussi, vers la fin de la guerre, de bénéficier du système de secours mis en place par les autorités américaines en faveur des ressortissants des pays alliés. Tous les quinze jours, elle enfourchait son vélo pour se rendre au consulat des Pays-Bas, qui gérait leur redistribution à la petite communauté néerlandaise de Florence, et revenait avec un colis de boîtes de conserve. Ma mémoire gustative étant décidément excellente, je me souviens parfaitement du lait condensé, que j’adorais  : épais et sucré, il était contenu dans de petites boîtes en alu dans lesquelles il fallait pratiquer deux petits trous. J’avais horreur, par contre, de la viande en conserve, qui était accompagnée de gelée brunâtre et de morceaux de légumes ramollis d’un goût indéterminé, que Maman nous forçait à avaler sous prétexte que nous manquions de protéines.

Les hôtes secrets de la Torre

Les lois raciales édictées à partir de 1938 par le régime fasciste avaient privé les juifs de leurs droits, de leur profession, souvent de leurs biens – mais pas encore de leur vie. À partir de l’automne 1943, l’emprise allemande sur la république de Salò se traduisit, comme ailleurs en Europe occupée, par des arrestations de masse et l’envoi des juifs dans les camps d’extermination.

À Florence comme ailleurs, quelques réseaux d’aide s’efforcèrent de prêter secours à ces malheureux, en les cachant ou en organisant leur fuite à l’étranger. C’est dans ce contexte que des amis (je n’ai jamais su leur nom) demandèrent à Maman de bien vouloir héberger, contre un modeste loyer, une famille de juifs d’origine allemande qui fuyait la persécution organisée par leur propre patrie, où la plupart de leurs parents et connaissances avaient déjà disparu dans les camps. La menace les rattrapait maintenant à Florence, où ils étaient venus retrouver leur fils, étudiant dans une école d’architecture, et leur fille, novice dans un couvent de Fiesole. Il était impérieux de leur trouver un endroit où se cacher provisoirement, en attendant que la filière d’aide qui les avait pris en charge puisse leur trouver un refuge plus sûr en Italie ou organiser leur départ à l’étranger.

Maman accepta sans la moindre hésitation, et nous vîmes donc arriver à la Torre la famille Steinberg – le père, Bruno, un petit homme replet, légèrement chauve ; la mère, Marga, une rousse toute menue, et leur grand fils Karl. Ils vécurent quelques mois chez nous dans le plus grand secret et dans le confort relativement douillet offert par le petit appartement du second étage de la Torre, où ils disposaient d’un petit salon, de deux chambres à coucher et d’une salle de bains, ne descendant au rez-de-chaussée que pour venir prendre leurs repas avec nous et échanger quelques mots avec Maman.

Page 78: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 82 –

J’ai dit « dans le plus grand secret », mais il va de soi que le voisinage tout entier était au courant de cette présence clandestine. Non seulement parce que tout se sait toujours dans la campagne florentine, mais aussi parce que Madame Steinberg y mettait naïvement du sien. Fière de ses très longs cheveux, elle les lavait souvent ; pour les sécher, elle se mettait au balcon de sa chambre et les laissait pendre en les brossant longuement. Visible au loin comme un drapeau, cette rousse crinière attirait l’attention des passants et donnait des frissons d’angoisse à Maman.

Il n’y eut pas de dénonciation, sans doute parce que la plupart de nos voisins trouvaient les drapeaux rouges à leur goût et surtout parce que, pour tous, Maman était l’objet d’une véritable dévotion. Ils nous plaignaient pour la terrible tragédie qui avait frappé notre famille, ils admiraient Maman pour le courage dont elle faisait preuve dans l’adversité et la gentillesse avec laquelle elle s’était toujours efforcée de rendre service aux voisins chaque fois qu’elle le pouvait.

Ce n’est donc qu’un bon mois après le départ des Steinberg vers leur nouveau refuge dans un couvent de l’Ombrie qu’un officier de la Gestapo, accompagné de quelques miliciens fascistes, se présenta à la Torre avec un ordre de perquisition, à la recherche de « personnes suspectes de s’être soustraites aux contrôle des autorités ». Maman, glacée de peur, nia avoir hébergé qui que ce soit depuis des années. La fouille faillit la perdre  : on trouva pendus à un portemanteau un imperméable et un chapeau oubliés par le jeune Karl. Les questions redoublèrent  : «  Voyez  cela  ! Pourquoi nier qu’un homme a bien logé ici  ?  ». C’est avec beaucoup de peine que Maman réussit enfin à convaincre l’officier et ses acolytes que ces vêtements appartenaient à son mari, hélas hospitalisé depuis le début de la guerre.

Les bombardements

Cette image-là, elle reste imprimée dans ma tête comme un flash de mémoire. Nous marchions sur le viottolo32 du champ derrière la Torre quand la sirène avait retenti – en plein jour, ce qui était plutôt rare – et Maman nous avait aussitôt fait coucher dans l’herbe, tout près de la rangée de vignes pour que les pampres nous cachent le mieux possible.

Un lourd vrombissement, et voilà une escadre d’avions qui apparaît haut dans le ciel au- dessus de la ligne de faîte de notre colline, passe au-dessus de nous et s’éloigne vers la plaine, comme un essaim de criquets géants qui se seraient mis à pondre en vol des chapelets d’œufs oblongs et noirâtres.

C’étaient sans doute les bombardiers américains chargés de détruire l’échangeur ferroviaire de Prato, qui se trouvait juste au pied de la colline. Le bombardement de cette voie ferrée importante s’est poursuivi pendant des semaines, mais les raids se produisaient généralement la nuit plutôt que le jour, si bien que les bombes de ce jour-là, s’égrenant dans un ciel parfaitement bleu, sont le seul souvenir visuel qui me reste des combats.

32 Étroit sentier herbeux entre deux labours.

Bombardier américain.

Page 79: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 83 –

Les bombardements nocturnes avaient conduit les autorités à imposer des mesures d’occultation de toute lumière dès la tombée du jour. Maman s’était donc procurée à Castello des rouleaux de papier bleu – celui dont on se servait pour emballer les escalopes à la boucherie. Elle avait fait cuire une casserole de colle à papier faite de farine et d’eau et avait patiemment découpé des rectangles d’une taille adéquate, que nous l’avions aidée à coller sur les innombrables vitres de la Torre.

Avec l’aide de l’Armida et de la Primetta, elle avait aussi aménagé en abri anti-aérien le cellier près de la seconde cuisine, dont la sécurité était doublement assurée : par son robuste plafond voûté, d’une part, et d’autre part par la sacristie qui le jouxtait, aux murs couverts de reliques de saints tous plus secourables les uns que les autres. Des lits de fortune y avaient été disposés et un éclairage d’appoint y était fourni par une ancienne lampe à pétrole.

Quand, en pleine nuit, les sirènes se mettaient à hurler, Maman nous disait de prendre avec nous notre oreiller et de la suivre à l’abri. Nous sortions du lit en bâillant, les yeux encore à demi fermés, mais la trotte jusqu’au cellier par les escaliers et les couloirs glacés de la Torre nous réveillait tout à fait, si bien qu’à l’arrivée nous n’avions rien de plus pressé que d’entamer à grands cris de joyeuses batailles d’oreillers, insensibles aux nerfs déjà éprouvés des adultes qui nous entouraient.

Une de ces batailles fut l’occasion d’un petit désastre domestique. Maman avait réussi, au prix d’une somme rondelette pour ses maigres finances, à se procurer une pièce de flanelle destinée à la confection de pyjamas et de chemises de nuit pour notre famille et celle des métayers. L’Armida passa de longues heures à décalquer les patrons, couper le tissu, faufiler puis coudre les pièces, placer les boutons, ourler les boutonnières, broder nos initiales… Nos beaux pyjamas tout neufs sont enfin prêts, et c’est dans le fameux abri que Lucas et moi les enfilons la première fois – pour nous lancer aussitôt, comme d’habitude, dans une empoignade

endiablée. Hélas ! en une minute à peine, la prétendue flanelle (qui était en réalité un très médiocre ersatz de tissu) cède de toutes parts, nous laissant tous deux en haillons. Maman et l’Armida, d’abord sidérées, finissent par s’abandonner à un irrésistible fou rire.

La fuite à Florence

La cohabitation à la Torre avec les premiers occupants allemands s’était déroulée au départ sans incidents majeurs. Les soldats ne se permettaient aucune familiarité avec l’Armida, la Primetta ou la fille de l’Agnese, et ils ne dépassaient pas les limites territoriales convenues quand ils se rendaient de leurs dortoirs au piazzale, où se déroulaient leurs exercices de gymnastique quotidiens.

Cela changea peu de temps après. Un jour, quelques-uns des bidasses s’aventurèrent dans la cour d’honneur et de là dans les caves, d’où fut extrait un fût de vin, aussitôt mis en perce. Bientôt une bonne partie du détachement se mit à entonner des chansons avinées et des coups de feu éclatèrent : ivres, les soldats s’amusaient à s’exercer au tir en prenant pour cible le mur entre le piazzale et le jardin potager. Complètement terrorisée, Maman nous interdit de mettre le nez dehors pour quelque raison que ce soit et commença à envisager de quitter la Torre pour nous mettre à l’abri dans la maison de sa tante ou de sa belle-sœur à Florence. Sa décision fut prise le jour où l’officier allemand l’informa que ses douze hommes allaient être rejoints par une section de 80 autres militaires, et qu’il faudrait donc libérer pour eux la plus grande partie de la Torre.

Aidée par les métayers, Maman mura dans une niche du cellier l’argenterie et les plus fragiles des bibelots ; elle roula les tapis persans, dépendit les tableaux et les enveloppa de papier journal, couvrit les meubles anciens avec de vieux rideaux ou des draps de lit. Elle dépoussiéra le landau qui avait servi à nous promener quand nous étions bébés, y mit une petite valise remplie de vêtements, nous y fit asseoir et partit pour la ville en poussant la voiturette ainsi chargée.

Page 80: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 84 –

Une mauvaise surprise l’attendait à son arrivée à Florence. Au terme de cette marche épuisante de dix kilomètres, elle trouva porte close tant chez la sœur de Papa, tante Bep, que chez la famille Zdekauer-Chiappelli, parents de sa propre tante maternelle. Beaucoup de Florentins avaient en effet fui la ville à l’approche des combats. «  J’étais si fatiguée et si désespérée que je me suis assise sur le trottoir et je me suis mise à pleurer » devait me raconter Maman bien des années plus tard.

– « Elda, que fais-tu là par terre ? » dit tout à coup une voix amie. C’était celle d’une jeune sculptrice de sa connaissance, qui faisait partie du petit groupe d’artistes entourant Francesco Chiappelli. La Nel (était-ce son prénom ou son surnom, je ne saurais dire) nous accueillit tous les trois dans son grand atelier sous le toit d’un immeuble qui se trouvait, je crois me souvenir, via Borgo Santi Apostoli. J’ai gardé en mémoire l’image des impressionnantes statues de plâtre qui le peuplaient – des nus qui me paraissaient immenses, et un cheval cabré, la crinière au vent.

C’est là que nous nous trouvions lorsqu’un jour des coups énergiques furent frappés à la porte et un groupe de miliciens armés jusqu’aux dents se précipita pour prendre position aux fenêtres. Ils expliquèrent à Maman et à la Nel qu’il s’agissait de repérer, sur les toits d’en face, un « nid de partisans ». Maman nous fit descendre à la cave au pas de course, pendant que je me perdais en conjectures sur l’objet de ces recherches. Je n’avais rien vu qui ressemblât à un nid en regardant par les fenêtres de l’atelier. Pourtant, me disais-je, pour contenir des résistants, ce nid devait être fait de branches solides et non des fétus de paille et des plumetis habituels ; on aurait donc dû l’apercevoir facilement…

Nid de partisans sur un toit.

Un landau des années ‘40.

Page 81: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 85 –

Le retour à la Torre

Rétrospectivement, je me dis que cet épisode a dû se passer au milieu de l’été 1944, durant les combats sanglants qui avaient précédé de peu l’arrivée des troupes alliées, et qui avaient opposé les dernières milices fascistes aux groupes de résistants – qui furent les premiers à se soulever pour libérer Florence.

Bientôt Maman reçut des nouvelles de la Torre  : les soldats allemands s’étaient retirés, laissant la maison debout mais dans un désordre et une saleté indescriptibles  ; il fallait retarder quelque temps encore notre retour, pour que la Primetta et l’Armida y fassent un minimum de ménage pour nous permettre de nous réinstaller. Ce fut donc seulement vers la fin de l’automne que Maman, ayant remercié et embrassé la Nel, nous chargea à nouveau sur le landau – nous et la petite valise – et repartit, toujours à pied, vers notre colline.

Le chemin du retour ne fut guère plus facile que celui de l’aller. Tous les ponts sur l’Arno (sauf le Ponte Vecchio, trop étroit pour laisser passer les véhicules militaires) avaient été minés et détruits par les fascistes afin de ralentir la progression des Alliés, de sorte que pour passer l’eau à la hauteur de Rifredi, Maman dut engager le landau sur la passerelle Bailey construite à cet endroit par les Américains.

Au beau milieu du fleuve, plus moyen d’avancer  : les roues se sont coincées entre deux poutres, et malgré tous ses efforts Maman n’arrive pas à les débloquer. Arrive à son secours un soldat noir, une armoire à glace de deux mètres de haut qui, avec un sourire éclatant, soulève d’une seule pichenette le landau, la valise et les deux marmots. Pour ma part, je n’ai pas gardé en mémoire ce premier contact avec l’armée de libération : c’est Maman qui nous a raconté l’anecdote. Cependant, je me souviens bien de cet étrange pont, bas sur l’eau et soutenu par de larges barges métalliques.

Mon seul souvenir des soldats américains date d’un peu après notre réinstallation à la Torre. Lucas et moi étions en train de jouer dans le piazzale, quand un grand bruit de moteurs nous fit courir et nous pencher au muret donnant en contre-bas sur la rue de la Topaia. Un long convoi de jeeps serpentait sur la route en direction de la Castellina. Nous agitâmes les bras pour saluer les yankees, qui nous firent de grands sourires et nous jetèrent des tablettes de chocolat et des bonbons. Pour l’enfant que j’étais, inconsciente des horreurs qu’avaient traversées les adultes, la guerre se terminait comme elle avait commencé : par des soldats qui sourient et distribuent des douceurs.

Et après…

Les traces matérielles du conflit mirent longtemps à s’effacer. Le papier bleu occultant les fenêtres de la Torre était si résistant qu’on en trouvait encore des traces en lavant les vitres des années plus tard. Le mur entre le piazzale et le potager a conservé très longtemps les éclats causés par Un pont de l’armée américaine en Italie.

Page 82: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 86 –

les coups de feu des soldats allemands. On découvrit des masques à gaz dans un placard. En labourant un champ, Nello trouva un obus dont il fit cadeau à Lucas après s’être assuré qu’il ne contenait plus aucun explosif. Les slogans fascistes demeurèrent visibles sur bien des édifices publics pendant des lustres et les timbres de rationnement restèrent encore longtemps en vigueur. Le consulat des Pays Bas cessa sa distribution de vivres, mais il fallut à Maman et à son avocat de longues années d’efforts pour que reprennent les virements de notre banque hollandaise – notre situation financière, que contribuaient à aggraver les mensualités à payer pour l’hospitalisation de Papa, ne se redressa aucunement.

Grâce au Ciel, cependant, aucune des personnes qui nous étaient chères, parents, amis ou simples connaissances n’avait été tuée ou blessée dans le conflit. Des nouvelles rassurantes parvinrent de Milan où habitaient notre grand-père maternel et notre oncle Nanni, comme de Rome, où vivait notre tante Lydia avec son mari et ses deux enfants. Chez nos voisins de Castello, tous les jeunes gens qui avaient été appelés sous les armes étaient revenus, comme étaient revenus ceux qui s’étaient enrôlés dans la résistance ; ils reprenaient le chemin des champs, avec prudence, car on continuait à découvrir des mines ici et là dans les labours et chemins de campagne. Les Steinberg avaient fait savoir qu’ils étaient arrivés en lieu sûr. À Florence, la tante Bep, la Nel et tous les membres de la famille Chiappelli étaient sains et saufs. Une explosion avait partiellement détruit le toit de la maison où habitait la Bep, mais avec son sens pratique habituel, elle avait réussi à transformer ce grenier à demi éventré en une charmante terrasse fleurie avec vue sur les toits du centre-ville… La vie, en somme, reprenait son cours.

Slogans fascistes sur les murs

« Croire, obéir, combattre. »

« C’est la charrue qui trace le sillon,mais c’est l’épée qui le défend. »

Un obus comme celui donné à Lucas.

Page 83: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 87 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Chapitre 9 – l’école et l’écrit

Exercice de caligraphie.

Page 84: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 88 –

L’école

Un peu après la fin de la guerre, quand l’école de Castello rouvrit ses portes, Maman nous amena chez le cordonnier de Sesto où, en échange de deux fiaschi d’huile d’olive, elle nous commanda des souliers neufs et des cartables. Elle demanda à l’Armida de nous coudre des tabliers en lustrine (noir avec un nœud papillon bleu pour mon frère, blanc avec un nœud papillon rose pour moi) et acheta au bazar de Castello cahiers lignés, papier buvard et plumes Sergent Major. Après quoi elle nous fit couper les cheveux, nous doucha, vérifia la propreté de nos ongles et de nos oreilles et nous conduisit à l’école.

Celle-ci se trouvait au pied de la colline, superbement logée dans la Villa Reale, une grande et belle villa Renaissance ayant appartenu à une branche secondaire de la famille des Médicis et devenue depuis propriété de la dynastie royale italienne, les Savoia. Le décor intérieur avait subi quelques dégradations depuis les années ’20, lorsque le Roi avait fait don de ce bâtiment à l’État italien. Ce dernier, après l’avoir vidé de tous ses meubles précieux (transférés qui sait où), l’avait laissé quasiment à l’abandon pendant un certain nombre d’années, puis l’avait transformé en école33.

Mon frère fut inscrit dans une classe de garçons, moi dans une classe de filles, comptant chacune une petite quarantaine d’élèves dont l’âge s’échelonnait de six à quatorze ans.

Le premier contact fut rude pour mon frère et moi. À la Torre, nous ne rencontrions jamais d’autres enfants que la Bazia, l’aînée encore tout bébé de l’Armida, et nous ne connaissions donc aucun des codes sociaux de mise entre écoliers. Je fus bientôt saisie d’une répulsion absolue

33 Restaurée et fortement rénovée durant les années ’70, la Villa Reale abrite aujourd’hui l’Accademia della Crusca (l’équivalent italien de l’Académie Française). Le magnifique jardin médicéen, célèbre pour ses grottes sculptées d’animaux exotiques et sa serre abritant une collection d’espèces rares d’agrumes, est devenu un monument national ouvert au public.

pour cet endroit, encore aggravée au centuple par l’épidémie de poux qui frappa notre école quelques mois à peine après la rentrée. Maman, horrifiée, nous frotta longuement le crâne avec un mélange de savon fort et de vinaigre, puis nous démêla et peigna pendant des heures avec un peigne spécial à dents très fines. Rien n’y fit : dès le lendemain, en classe, poux et lentes reprenaient leur pèlerinage d’une tête à l’autre, jusqu’au jour où le directeur de l’école nous aligna tous dans la cour. Le barbier de Castello nous y attendait avec sa tondeuse. Clic, clac ! en un tournemain, l’un après l’autre, nous eûmes tous la boule rasée à zéro et recouverte d’une poudre blanche anti-parasitaire – la honte, évidemment !

L’école de Castello.

Page 85: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 89 –

D’un naturel plus sociable que le mien, Lucas avait tout de même commencé à se faire quelques copains et, bon gré mal gré, il aurait peut-être bien fini par s’adapter. Mais, pour moi, la question était définitivement réglée : cette école ne me plaisait pas. J’entrai en résistance, multipliant pour ne pas y aller tous les prétextes qu’une imagination aussi fertile que perverse me suggérait.

Tout d’abord, pour se rendre à l’école, il fallait traverser une rue parcourue, de loin en loin, par de rares voitures. Je décrétai qu’avant de traverser, il fallait impérativement attendre d’avoir vu au moins une voiture passer – faire autrement signifiait à mes yeux aller au-devant d’une mort quasi certaine. Le temps qu’une voiture apparaisse, puis s’éloigne, la cloche de l’école avait fini de sonner depuis longtemps, et il valait mieux faire demi-tour plutôt que nous exposer à une punition en raison du retard. Si ce premier obstacle était surmonté à temps, bien d’autres parsemaient notre chemin. Par exemple, dans un jardin, un molosse s’élançait contre la grille et aboyait furieusement sur notre passage. Terrorisée, je m’enfuyais à toutes jambes et rentrais d’une traite à la maison, suivie de Lucas qui, en frère aîné consciencieux, n’aurait jamais osé laisser sa petite sœur rentrer seule. Plus loin encore, un camion bloquait presque entièrement la ruelle où nous devions passer, ne laissant qu’un étroit passage entre le mur et ses énormes roues. Demi-tour à nouveau : je refusais obstinément de m’y faufiler, avec d’autant plus d’énergie que l’on entendait ronfler le puissant moteur du véhicule.

À ce rythme, les jours d’école buissonnière devinrent bientôt plus nombreux que les jours de classe, et au bout de quelques mois nous cessâmes d’y aller tout de bon. Maman, qui pourtant avait très vite compris notre manège, n’y opposa qu’une résistance assez molle, pour de multiples raisons. D’une part, ayant elle-même beaucoup souffert pendant sa scolarité primaire, elle n’avait sans doute pas le cœur à se montrer trop sévère devant l’antipathie que suscitait chez nous cette

institution. D’autre part, monarchiste par tradition familiale, Maman nourrissait quelque réticence à l’égard des enseignants de l’école – tous communistes bon teint, comme c’était le cas à l’époque dans toute la Toscane. Surtout, elle s’était rapidement aperçue que cette école était mal organisée et l’enseignement de pauvre qualité. En fait, la seule matière dans laquelle nous avions fait des progrès fulgurants était la connaissance du vaste répertoire de jurons et blasphèmes toscans que nous apprenaient nos camarades de classe. La plupart épinglaient la Sainte Vierge («  Madonna troia  ! Madonna puttana  ! Budella della Madonna ! »), mais ils n’épargnaient pas non plus Dieu le Père et son Fils (« Porco Dio ! Dio cane ! Dio ladro ! Cristo vigliacco! Cristaccio bestia! »), ni les Saints, ni les papes (« San Pietro bucaiolo ! Magnaccia di Pio nono ! »).

Recourant aux grands moyens, Maman loua les services d’une jeune fille récemment diplômée d’une institution religieuse, qui, pour un très modeste salaire, vint deux fois par semaine nous donner des leçons particulières à la Torre. Son charme et sa douceur firent merveille : bientôt domptés, nous nous pliâmes d’assez bon cœur à la nouvelle discipline, sans plus sécher les leçons qu’en cas d’empêchement incontournable (cabane en roseaux à terminer, chasse aux escargots impossible à différer).

Les progrès ne se firent pas attendre. Au bout de quelques semaines de b-a, ba et de bâtonnets, nous pouvions déjà écrire notre nom et déchiffrer l’abécédaire. Au bout d’un an Maman montrait fièrement à quiconque passait par la maison ma première rédaction (une histoire de quelques lignes sur un lion « cruel et féroce », dont elle garda longtemps l’original parmi ses papiers les plus précieux).

J’eus davantage de mal avec les tables de multiplication, que mon frère récitait pourtant avec aisance à l’endroit et à l’envers – aujourd’hui encore, j’hésite sur les multiples de 7 ou de 8.

Page 86: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 90 –

L’écrit

La lecture, en revanche, fut pour moi une révélation enivrante. Je n’en revenais pas du sentiment de conquête que me donnait l’accès au monde de l’écrit, et je ne tardai pas à dévorer tout ce qui me tombait entre les mains, fût-ce le bout de texte le plus insignifiant. Ainsi, vingt minutes après m’avoir confié un kilo de petits pois à écosser, Maman s’énervait en me surprenant plongée dans la lecture des pages de journal qui les enveloppaient – le bol devant moi, à côté duquel gisaient quatre cosses ouvertes, ne contenait encore qu’une quinzaine de petits pois.

L’avouerai-je ? Un emballage similaire, venant d’une revue féminine, fut à l’origine de ma première émotion littéraire. Dans une nouvelle à l’eau de rose, une sage grand-mère expliquait à une gamine complexée par son physique que ses soucis disparaîtraient un jour : « Quand on est petite, on se trouve toujours des défauts – des cheveux ternes, des oreilles décollées, des pieds trop grands…Puis, en grandissant, tout rentre dans l’ordre. Attends un peu, et tu verras que bientôt tes pieds auront une taille normale ! » Ces paroles d’espoir furent un baume pour mes soucis de gamine trop maigre, honteuse de ses côtes et clavicules saillantes, de ses genoux osseux et de ses dents irrégulières. Cela me fit tout à coup comprendre le message positif contenu dans le conte d’Andersen « Le vilain petit canard », que Maman venait de nous lire peu de temps auparavant …

Lucas et moi devînmes, comme tous les gosses italiens d’alors, de fervents lecteurs du Corriere dei Piccoli, le principal hebdomadaire pour la jeunesse de l’époque. Les bandes dessinées italiennes de ce temps-là ne comportaient pas encore de phylactères. Chaque vignette était accompagnée d’un bout-rimé explicatif en vers de mirliton de huit pieds – une convention à ce point ancrée dans les publications italiennes pour la jeunesse qu’on allait même jusqu’à retoucher les adaptations des cartoons américains en remplaçant les bulles des dialogues par les traditionnels distiques rimés. Un gag de la série Sor Pampurio.

Page 87: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 91 –

Une des principales caractéristiques de ces bandes dessinées était leur structure répétitive. Tous les épisodes étaient construits selon un même schéma narratif bien connu du lecteur, qui se demandait à chaque fois par quel retournement inédit l’histoire retomberait sur le dénouement attendu. Ainsi le personnage de Sor Pampurio (image emblématique de la classe moyenne italienne) est, au début de chaque épisode « tout à fait archi-content / du nouvel appartement » dans lequel il vient d’emménager avec sa jolie épouse et son fils. Mais il déchante aussitôt, chaque fois pour des raisons nouvelles : la rue est trop bruyante, les voisins se disputent, le nouveau-né de l’appartement d’à côté ne le laisse pas dormir, un chat menace la vie de son canari, etc., si bien qu’immanquablement, à la fin de chaque épisode, le pauvre homme « archi-mécontent / cherche un autre appartement ».

De même, le personnage du Signor Bonaventura est toujours empêtré, au début de l’histoire, dans des ennuis apparemment irrémédiables (« Qui comincia la sventura / del Signor Bonaventura  »), mais son indéfectible bonne chance finit chaque fois par transformer la situation de telle sorte qu’à la fin, de manière inespérée, on le voit recevoir un chèque d’ « un million  » (devenu «  un milliard  » quelques années plus tard en raison d’une inflation galopante de la lire).

Dans les vignettes représentant les deux chenapans Bibì e Bibò, adaptées de la série « The Katzenjammer Kids » du New York Times,

les bulles des dialogues étaient remplacées pas des bouts-rimés.

Il Signor Bonaventura et son million.

Page 88: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 92 –

Quant aux deux incorrigibles Bibì et Bibò, héros d’une multitude de bêtises, embrouilles et mauvaises farces aux dépens de leur famille d’adoption, leurs aventures se terminaient quasi toujours par une mémorable fessée, administrée par leur parrain, le capitaine Cocò Ricò.

À cette époque, cependant, les bandes dessinées étaient considérées comme une sous-littérature de qualité discutable, susceptible de détourner les enfants des apprentissages sérieux, d’appauvrir leur vocabulaire, de réduire leurs capacités intellectuelles et de leur inculquer de fâcheux stéréotypes. Maman s’efforçait dès lors d’orienter nos lectures vers de la littérature enfantine de meilleure qualité – et illustrée de manière à ses yeux moins criarde. Le soir, avant de nous envoyer au lit elle nous lisait des chapitres de Don Quichotte, des contes d’Andersen, et des contes et légendes de la Rome antique.

Ces derniers contes venaient d’une collection de livres joliment illustrés dans le style Art Nouveau (qui comprenait également un ouvrage consacré aux contes et légendes de l’antiquité grecque)34. Enfants, mon frère et moi avons donc été imbattables sur les Horaces et les Curiaces, sur le rapt des Sabines et, surtout, sur la tragique histoire de la vestale Rhea Silvia, enterrée vivante pour avoir enfreint ses vœux de chasteté et donné naissance aux jumeaux Romulus et Rémus. Condamnés à périr noyés, ceux-ci avaient été placés dans un panier livré au courant du Tibre, avant, bien sûr, de s’échouer sur la rive et d’être recueillis par une louve.

34 Ces œuvres, traduites en anglais, en français et en de nombreuses autres langues, ont connu un succès international, et sont encore aujourd’hui régulièrement rééditées. Les illustrations originales d’Ezio Anichini, reproduites sur cette page, sont tirées d’une édition française (Nathan, 1959). Depuis les années ’70, ces illustrations ont malheureusement disparu tant des éditions italiennes qu’étrangères, remplacées par des images au goût du jour, singulièrement plus banales. Rhea Silvia et son séducteur.

Romulus et Rémus.

Deux illustrations du livre de Laura Orvieto, Il Natale di Roma, Firenze : Bemporad e figlio, 1928.

Page 89: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 93 –

Deux grands classiques de la littérature italienne pour la jeunesse.

Sangue Romagnolo, une des nouvelles de Cuore.

Comme tous les enfants de notre génération, nous avons dévoré le Pinocchio de Collodi35 – ce qui m’avait surtout fait rêver dans ce livre était la description du merveilleux Paese dei Balocchi, un pays de cocagne où l’on passe tout son temps à jouer et où l’habitude est de mettre de la confiture tant à l’endroit qu’à l’envers des tartines.

Comme tous les enfants de notre génération, nous avons pleuré en lisant les nouvelles édifiantes réunies dans le célèbre recueil Cuore36 de De Amicis : les vicissitudes du petit paysan italien parti à la recherche de sa mère émigrée en Amérique du Sud (Dagli Appennini alle Ande) ; celles du jeune soldat encerclé par l’ennemi avec son bataillon d’avant-garde, qui s’élance héroïquement sous une pluie de balles pour porter un message de son capitaine au gros des troupes resté à l’arrière (Il tamburino sardo) ; celles du petit-fils écervelé que sa grand-mère accable de reproches parce qu’il a déchiré ses vêtements dans une bagarre avec ses camarades d’école. La voyant menacée par un bandit, le gamin n’hésite pourtant pas à lui sauver la vie en faisant un bouclier de son corps et en recevant le coup de poignard qui lui était destiné (Sangue romagnolo).

35 Carlo Lorenzini, (detto Collodi): Le aventure di Pinocchio. Storia di un burattino. Firenze: Libreria editrice Felice Paggi, 1883.

36 Edmondo De Amicis, Cuore, Milano : Fratelli Treves, 1886.

Page 90: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 94 –

Un autre grand classique, en revanche, nous a fait beaucoup rire, comme il a fait rire tous les petits Italiens de notre âge  : le malicieux Giornalino di Gian Burrasca. Ce récit, qui est écrit sous la forme d’un journal intime, énumère les mille et une bêtises commises par le protagoniste, un jeune chenapan au surnom bien mérité de « La Tempête », dont les initiatives sont si calamiteuses que ses parents finissent par l’inscrire comme interne dans un collège très sévère. Ses facéties y font bientôt le désespoir de l’acariâtre directrice et de la totalité du personnel enseignant. Le gamin crée avec ses camarades de classe une société secrète qui se donne pour objectif principal d’obtenir du cuisinier de l’école qu’il remplace l’infâme tambouille servie chaque jour à la cantine par de la pappa col pomodoro (une goûteuse soupe toscane à base de pain, de tomates, de basilic et d’ail), qui est le plat favori des élèves37.

37 Luigi Bertelli (detto Vamba), Il giornalino di Gian Burrasca, Firenze: Bemporad, 1911. Le mot d’ordre subversif de ce groupe de collégiens « Viva la pappa col pomodoro ! » a rendu

populaire dans l’Italie tout entière ce plat toscan jusque là peu connu, avant de devenir une chanson à succès des années ’60, accompagnant le film qui fut tiré de l’ouvrage.

Tout un autre pan de lectures s’ouvrait devant nous en été, quand venaient en vacances à la Torre nos cousins Manfredi et Lalla, les enfants de tante Lydia, la sœur de Maman. Ils nous faisaient découvrir les fascinants livres d’aventures d’Emilio Salgari, qui avaient pour héros le Corsaire Noir, un pirate des mers du Sud, ou Sandokan, un prince indien luttant contre d’infâmes despotes aux yeux bridés, dans une jungle peuplée de tigres, de cobras et de temples en ruine.

Nous découvrions aussi avec eux les bandes dessinées de Cino e Franco, la version italienne du cartoon américain Tim & Spud, qui se déroulait en Afrique et mettait en scène deux jeunes explorateurs aux prises avec de cruels trafiquants d’ivoire, parmi les lions, les gorilles, les panthères et, last but not least, les plantes carnivores.

Cino e Franco.

Page 91: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 95 –

Les romans de Salgari.

Page 92: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 96 –

Le vol de la cigogne.

Surtout, Manfredi possédait la plupart des romans de Jules Verne, dans une belle édition italienne reproduisant la reliure et les illustrations de la célèbre édition originale Hetzel. Nous nous passionnâmes bientôt pour 20 000 lieues sous les mers, De la Terre à la Lune, L’île mystérieuse…

Mais de tous les livres lus dans mon enfance, celui que j’aurais certainement emporté avec moi si j’avais eu à m’exiler sur une île déserte s’intitulait La stella caduta (L’étoile égarée). Il racontait l’histoire d’un jeune enfant parti à la recherche de son étoile, celle que tout bébé reçoit de son ange gardien au moment où la cigogne va s’envoler dans les airs pour l’apporter à ses parents. Les cigognes vont si vite et les menottes des bébés sont si faibles que ces étoiles se perdent toujours en chemin, laissant un vide que chacun tentera de combler durant sa vie en tentant de retrouver l’étoile égarée. Avant d’y parvenir, l’enfant du récit vivra de multiples aventures avec le jeune ami qu’il rencontre au cours de son périple, passant du pays des Menteurs à celui des Orgueilleux, de la cité des Riches à la nef des Naïfs, de la maison des Savants au campement des Artistes. Un des épisodes m’est resté gravé dans la mémoire : la prison de cristal où les deux gamins sont enfermés pour avoir refusé de dire les trois mensonges réclamés par le roi du pays des Menteurs à tous ceux qui s’aventurent sur son territoire. Ils ne sont nourris que de pain sec et de noix qu’on leur fait parvenir tout au fond de leur prison dans un petit panier pendu au bout d’une très longue corde, et ne reçoivent qu’un mince rayon de lumière venant d’une étroite fenêtre tout là-haut, là-haut, hors d’atteinte. Ils arrivent à s’évader au bout de plusieurs années de patience, en creusant des marches dans le cristal des parois à l’aide des clous de leurs souliers pour atteindre cette fenêtre et, par-là, la liberté.

L’auteur de ce livre était Maria Chiappelli, une cousine de Maman, et les illustrations, très belles, étaient de son mari, Francesco Chiappelli, un aquafortiste de renom38.

38 En consultant Internet pour retrouver la référence exacte de ce livre (Maria Chiappelli, La Stella caduta, Firenze, Marzocco, 1937), j’ai eu l’heureuse surprise de découvrir qu’un unique exemplaire se trouvait encore en vente auprès d’une librairie romaine spécialisée dans les livres d’occasion. Je me suis bien sûr empressée de me le procurer.

Page 93: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 97 –

Au pays des Menteurs.

Rétrospectivement, on peut se demander comment ce livre, publié en 1937, a pu échapper à la censure fasciste. La description du Pays des Menteurs qu’il contenait était une satire à peine larvée du régime mussolinien. Et comment ont pu y échapper certains autres de mes livres préférés – le très subversif et anti-autoritaire Giornalino di Gian Burrasca, par exemple, ou la condamnation sans appel de la dictature contenue dans Il Natale di Roma ? Comment les censeurs n’ont-ils pas vu, aussi, que la grande majorité des bandes dessinées de l’époque venait d’Amérique, pays haï et méprisé par le régime ?

Maman avait l’explication : selon elle les fascistes étaient tout bonnement incapables de faire vraiment fonctionner un service de censure, parce qu’ils étaient trop ignorants – les censeurs ne savaient pas lire !

Le vol de la cigogne.

Page 94: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 99 –

Chapitre 5. Marchands et commerces – Epilogue –

Rome. Le mausolée de Santa Costanza.

Page 95: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 100 –

En voyant approcher petit à petit le moment où Lucas devrait entrer à l’école secondaire, Maman dut se rendre à l’évidence : il devenait urgent pour elle de quitter la Torre et d’aller habiter un endroit permettant d’assurer à ses enfants une scolarité digne de ce nom.

Elle opta pour Rome, où sa sœur Lydia et son mari Lorenzo offraient généreusement d’héberger notre petite famille le temps nécessaire pour que la vente de la Torre nous permette d’acheter un nouveau logement. Nos cousins Lalla et Manfredi y fréquentaient une excellente école, où ils pourraient aider à socialiser les deux sauvageons que nous étions devenus.

VENDRE LA TORRE  ! La nouvelle nous tomba dessus comme l’annonce d’un désastre inouï  : une peste, une invasion de sauterelles, une ruée de barbares. Ces murs, ces cyprès, cette colline, ce n’était pas seulement notre royaume, c’était une partie de nous-mêmes. Ni mon frère ni moi ne pouvions imaginer qu’il nous serait possible de vivre dans quelque autre lieu du monde, si ce n’est comme de malheureux exilés, infiniment tristes et dépossédés à tout jamais de ce qui nous était le plus cher.

En ces temps difficiles d’après-guerre, il fallut quelques années pour trouver un acheteur, ce qui adoucit quelque peu la rupture à nos yeux – nous pûmes encore, après notre déménagement à Rome, revenir deux ou trois fois passer les vacances d’été à la Torre avec nos cousins. Mais ce fut une nouvelle angoisse pour Maman, qui avait terriblement besoin que cette vente se réalise : nous ne pouvions nous attarder indéfiniment dans la maison de sa sœur, ni continuer à peser sur le maigre salaire de l’oncle Lorenzo.

La Torre trouva enfin un acheteur, un riche avocat florentin, ce qui permit de débloquer notre situation romaine. Pour nous loger, Maman acheta un modeste rez de chaussée de deux pièces via Marghera, une rue calme près de la gare de Termini, à deux arrêts de tram de la via di Villa Patrizi, où se trouvait l’école où nous avions rejoint nos cousins39.

39 Il s’agissait de l’école française de Rome, le lycée Châteaubriand, aujourd’hui déménagé

Les deux autres appartements que la vente de la Torre permit d’acheter étaient censés être mis en location et nous faire vivre par leurs loyers. Ce fut le cas du petit studio que Maman acheta dans le quartier en vogue des Parioli, et dont les mensualités furent toujours payées rubis sur l’ongle au jour fixé, par une locataire qui s’avéra être une call-girl — « La ponctualité, c’est essentiel dans mon métier… », disait-elle en riant et en tendant l’enveloppe du mois.

Le troisième appartement était un élégant trois pièces meublé du quartier résidentiel Nomentano  ; il était situé via Ghirza, tout près des catacombes de Sant’Agnese et de la très belle église paléochrétienne de Santa Costanza (où se déroula plus tard mon mariage). Il disposait d’une charmante terrasse ombragée par un grand eucalyptus et ornée d’une fontaine. C’est surtout sur la location de cet appartement que devait reposer notre revenu mensuel.

Il fallut, hélas, déchanter  : la guigne voulut qu’il attirât une suite ininterrompue de locataires indélicats, dont les loyers s’arrêtaient au bout de quelques mois et qu’il fallait ensuite expulser non sans peine et frais d’avocat. Lasse de ces déboires, Maman décida au bout de quelques années que mieux valait y installer sa propre famille et mettre en location le deux-pièces de la via Marghera, dont le loyer, malheureusement plus modeste, nous fut payé un peu plus régulièrement.

dans le parc de la Villa Strohl-Fern près de la Piazza Flaminio. L’enseignement y était dispensé en français et les programmes d’enseignement y étaient strictement conformes à ceux de l’Académie de Grenoble, dont il dépendait. Les professeurs y étaient triés sur le volet, l’établissement étant conçu pour offrir un enseignement de qualité non seulement aux enfants de la colonie française de Rome, mais aussi à ceux des nombreuses familles de diplomates de toutes nationalités accrédités tant auprès des autorités italiennes qu’auprès du Saint Siège. Mes souvenirs de cette école pas comme les autres ont été publiés, avec ceux de nombreux autres anciens élèves, dans un ouvrage édité à l’occasion du centenaire de sa création (Françoise Autret et al., Château-Brillances – 100 ans de témoignages Lycée Châteaubriand de Rome, 1903-2003, Fondation Louis Florin).

Page 96: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 101 –

Je n’arrivais pas à me résigner. Il y avait pour moi, dans cette transaction immobilière, quelque chose d’incompréhensible et de révoltant. Comment était-il possible d’échanger notre immense villa florentine, avec ses innombrables et vastes pièces aux plafonds hauts, contre ces trois appartements qui, même mis bout à bout, n’auraient pas suffi à couvrir la moitié de la surface occupée, à la Torre, par l’aile dévolue à la domesticité ? Ses champs, son potager et son jardin contre les quelques géraniums de la terrasse de la via Ghirza ? Ses cyprès séculaires contre un minable eucalyptus ?

Pourtant Maman ne s’était pas fait escroquer. C’est en pleine conscience qu’elle avait refusé de vendre séparément le mobilier de la Torre et la maison elle-même, tout en sachant que les meubles anciens dont cette maison était remplie auraient probablement rapporté davantage que ce qu’elle avait obtenu en la vendant meublée. Mais une telle vente « à la pièce » eût été très lente et risquée. De plus, elle savait que les villas anciennes, une fois vidées de leurs antiquités, devenaient à la fois invendables et impossibles à entretenir : des centaines de propriétés toscanes, restées ainsi aux mains de propriétaires désargentés, se sont dégradées irrémédiablement. Elle n’avait pas voulu de ce sort pour la Torre.

La Torre a donc survécu – et, à travers les loyers des appartements achetés grâce à sa vente, elle a contribué de son mieux à nous faire survivre, tant bien que mal, jusqu’à la fin de nos études secondaires, accomplissant jusqu’au bout son rôle protecteur.

Le sentiment de déchirure est pourtant resté enfoui au fond de nos cœurs. Mon frère le conjure en gardant des contacts sporadiques mais persistants avec la Primetta (nonagénaire au jour où j’écris ceci), avec d’autres membres de la famille Giovannini et avec les filles de l’Armida. Il a rencontré les nouveaux propriétaires et a plus d’une fois obtenu d’eux de pouvoir loger quelques jours à la Torre.

Pour ma part, je ne suis retournée à la Torre qu’une seule fois, en 1959, avec Lucas. C’était la première fois que je revenais à Castello, à la recherche de je ne sais plus quels documents administratifs nécessaires à mon mariage. On nous autorisa à visiter la maison, mais dès les premiers pas je me sentis mal à l’aise. Les meubles étaient les mêmes, mais on les avait déplacés, ainsi que les tapis et les tableaux. En fait, bien peu de choses avaient changé à la Torre, si ce n’est que d’autres y habitaient, mais cela suffisait à rendre la visite insupportable pour moi…

Depuis, par une sorte de doute superstitieux, je n’ai plus guère tenté de revoir ni les lieux ni les gens  : mes souvenirs de tout cela sont à la fois si vivants et si fragiles que la réalité d’aujourd’hui pourrait, me semble-t-il, leur faire du mal. J’ai l’impression que la moindre nouveauté incongrue – un téléphone cellulaire dans la cuisine de la Torre, une 4 x 4 dans la cour des Giovannini – pourrait les faire s’éteindre en un souffle, comme s’était éteinte la flamme du Saint Sépulcre tombée des mains du chevalier croisé.

1959. En visite à la Torre, avec les deux filles ainées de l’Armida. à ma gauche, l’Anna ; à ma droite la Bazia.

Page 97: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Ce qui me reste de la Torre : un petit meuble Renaissance ayant servi de table de nuit à Maman.

Page 98: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 103 –

Table des matières

Introduction .......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3

Chapitre 1. La Torre .................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 7

Chapitre 2. Papa ......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 23

Chapitre 3. Maman .............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 33

Chapitre 4. Voisins, voisines ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 45

Chapitre 5. Marchands et commerces ...................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 55

Chapitre 6. Les jeux ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 63

Chapitre 7. Santé du corps, salut de l’âme ...................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 71

Chapitre 8. La guerre ....................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 77

Chapitre 9. L’école et l’écrit ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 85

Épilogue .................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 97

Index des illustrations .............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................102

Page 99: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 104 –

Page Titre Source

0 La Torre vue du jardin Album de famille

3 La bibliothèque de la Torre Album de famille

4 La façade ouest de la Torre, côté jardin Album de famille

4 Le jardin de La Torre Album de famille

5 La vasque et la limonaia Album de famille

5 La Torre vue de chez nos voisins les Giovannini Album de famille

7 La Torre vue du piazzale Album de famille

8 Plan de La Torre à la fin du 16e siècle Scan d’une illustration du livre de Grazia Gobbi Scala, The Florentine villa, Routledge, 2007

8 Vue aérienne de la Villa La Torre Google Earth (Via della Topaia 1)

9 Façade est, donnant sur la via della Fonte Album de famille

10 L’escalier de la tour Album de famille

10 La cour d’honneur et le « piazzale » vus de la tour Album de famille

11 L’entrée de l’aile Renaissance, vue à travers l’arche du puits Album de famille

12 Le salon Album de famille

12 Détail de l’embrasure des fenêtres Album de famille

13 Détail des fresques du salon : La Terre Album de famille

13 Détail des fresques du salon : L’Amérique Album de famille

14 Détail des fresques du salon : L’Afrique Album de famille

14 Les puttini: Le puttino à la vache Album de famille

14 Les puttini: Le puttino trmpettiste Album de famille

14 Les puttini: Le puttino au léopard Album de famille

14 Les puttini: Le puttino fauconnier Album de famille

15 Les loisirs à la ville: il calcio fiorentino Album de famille

15 Les loisirs à la ville: la quintaine Album de famille

16 Les loisirs à la ville: la course de carrosses Album de famille

16 Les loisirs à la ville: la course de chevaux Album de famille

17 La seconde cuisine Album de famille

17 Scaldino Album de famille

18 L’autel de la chapelle Album de famille

18 Reliquaire Album de famille

18 Madone en céramique Album de famille

19 Un moulin et un pressoir à olives comme ceux de la Torre www.sardegnadigitallibrary.it/index.php?xsl=626&id=96413

20 Une mezzina http://www.rameria.com/storia.html

21 La cour d’honneur (cortile) et son vieux puits Album de famille

22 Ancien araire www.museopagnacco.it/old/HTML/SCHEDE/SCHE_LATERRA/S_anti-co_aratro.html

22 Cerises www.miglioriamoci.net/ciliege-usi-proprieta/

23 Page de garde du chapitre «Papa» Album de famille

24 Papa avec son orang-outan Alexander Album de famille

25 Sumatra, années 20. Les pirogues des indigènes chasseurs de crocodiles

Album de famille

25 Sumatra, années 20. L’avion et la jonque Album de famille

26 Sumatra, années 20. Un forage pétrolier de la Shell Album de famille

26 Sumatra, années 20. Le paquebot pour les Pays-Bas Album de famille

26 Sumatra, années 20. Réception chez un cadre de la compagnie Shell.

Album de famille

27 Scheveningen, 1933. Ima à 7 ans avec Elisabeth, la sœur de Papa

Album de famille

Page Titre Source

29 Milan, 1937 - Willem Ebbeler et Elda Simboli fiancés Album de famille

29 1939. Lucas à 18 mois dans les bras de la Tata Cesarina Album de famille

29 1942. Aletta à 3 ans dans le jardin de la Torre Album de famille

29 1942. Papa, Maman, Lucas et Aletta Album de famille

32 Lettre de Papa Album de famille

33 Page de garde du chapitre «Maman» Album de famille

34 Maman adolescente Forte dei Marmi Album de famille

34 Le dortoir de l’Istituto delle Suore Marcelline de Milan www.demo07.soluzione-web.it/Resource/Dormitorio.jpg

35 Bulletin scolaire d’Elda Simboli en quatrième année primaire Album de famille

36 Ricotta www.misya.info/ingrediente/ricotta

37 Barone Lodovico Zdekauer www.iltesorodisiena.net/2015/04/30-aprile-1924-muore-ludovico-zdekauer.html

37 Dent préhistorique www.repubblica.it/ambiente/2015/06/19/news/primo_inquinamento_400mila_anni_fa-117238035/

39 Oncle Peppino et oncle Lorenzo, vus par des artistes de leur entourage

www.manfredilanza.it/scritti%20vari.htm www.arca-di-lanzadelvasto.it/files/iconografia.pdf.

40 1937. Maman et Papa à l’époque de leur mariage Album de famille

43 1937. Maman avec sa mère Album de famille

43 Maman, mon frère et moi vers 1946 Album de famille

43 Maman en 1968 avec le petit Paul Jan, fils de mon frère Album de famille

43 Maman à mon mariage en 1959 Album de famille

45 Page de garde du chapitre «Voisins, voisines»-I Giovannini Album de famille

46 Plan des environs de la Torre Google Earth

47 Vue aérienne de la «contrada La Castellina» et du village de Castello

Google Earth

48 Tresse à sept brins www.turismoitalianews.it/collezionismo/lindustria-della-paglia-lec-cellenza-che-si-intreccia-alla-storia-del-territorio-fiorentino

49 Un kaki www.labellevie.com/produit/8535/kaki-fuyu-bio

50 Conca del bucato www.aporidelsalento.wordpress.com/2012/04/

50 Savon artisanal blog.benessereviaggi.it/il-sapone-fatto-in-casa-detergente-natu-rale/582

50 Traite du lait www.trasportinforma.it/?p=16845

51 Trattore Site internet non retrouvé

51 Trebbiatrice Site internet non retrouvé

51 Presseuse de paille Site internet non retrouvé

52 Sulfateuse www.ebay.it/itm/like/152285775377?clk_rvr_id=1116896318719&vectorid=229494&lgeo=1&item=152285775377&rmvSB=true

52 Planchettes à carder la laine yvette-richard-lequeau.over-blog.com/article-carder-la-laine-a-gou-raya-47500146.html

53 Agneaux Site internet non retrouvé

54 Revolver nacre www.icollector.com/Presentation-cased-deluxe-engraved-British-Bul-ldog-DA-revolver

54 Chaton noir www.chaton0.com/chaton/chaton-mignon/chaton-mignon-noir.html

Couv. La bicyclette de l’aiguiseur de couteaux www.forum-outils-anciens.com/t5689-Velo-de-remouler-italien.htm

56 Pelotes de soie à broder www.dmccreative.co.uk/Products/Needlework-Threads/Embroidery-Threads

56 Ciseaux de broderie www.hamon-paris.com/CT-262-ciseaux-broderie.aspx

56 Bobines de fil www.alittlemercerie.com/fil-a-coudre-coton-noir.shtml

56 Birra Peroni www.bevisrl.com/catalogo-prodotti/birra/birra-peroni

Index des illustrations

Page 100: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

– 105 –

Page Titre Source

57 Attirail du rétameur albert-kahn.hauts-de-seine.fr/archives-de-la-planete/mappemonde/france/midi-pyrenees

57 Fiasco labmeet2013.blogspot.be/2013/09/laboratorio-impagliatura-fiaschi.html

57 Le travailde la fiascaia labmeet2013.blogspot.be/2013/09/laboratorio-impagliatura-fiaschi.html

58 Encrier et plume sergent Major www.genealogie.com/chroniques/historique/de-la-plume-au-bic-l-evolution-des-fournitures-scolaires-11147.html

59 Service à café de poupée picclick.fr/Service-%C3%A0-caf%C3%A9-en-porcelaine-de-Pa-ris-1900-272243878780.html#&gid=1&pid=1

59 Batterie de cuisine de poupée www.toutvendre.fr/p/Dinette-ancienne-de-poup%C3%A9e-pour-col-lectionneur/23751973

59 Poupée en celluloïd restaurobalocchi.blogspot.be/2015/10/restauro-bambola-celluloide-inge.html

59 Voitures de course en tôle vintage (1) www.leotoys.net/WEB/moto%20latta.html

59 Voitures de course en tôle vintage (2) www.priceminister.com/s/voiture+miniature+ancienne

59 Moto en tôle www.leotoys.net/WEB/moto%20latta.html

59 Souris et canard à remonter www.automates-boites-musique.com/jouets-mecaniques-et-musi-caux/jouets-mecaniques-en-metal-tole-et-fer-

60 Bottine cuir www.smalp155.org/corso/vestizione/scarponi-vibram.php#

61 Torna a casa Lassie www.comingsoon.it/film/torna-a-casa-lassie

61 Il segreto di Fatima www.google.be/search?q=Il+segreto+di+fatima+film

61 Marcellino pane e vino www.ivid.it/foto/cinema/Drammatico/1955/Marcellino-pane-e-vino

63 A cinq ans avec ma poupée préféeée Album de famille

64 Les survivants de la dînette offerte par Tante Bep Album de famille

64 Poupée baigneur des années ‘50 www.kijiji.it/annunci/giocattoli/napoli-annunci-bagnoli-fuorigrotta/bambolotto-marcellino

65 Un tricycle en bois vintage scrat.hellocoton.fr/img/classic/tricycle-vintage-en-bois-2727055.jpg

66 Revolver jouet www.western-boutique.com/index2.php?track=w&url_principal=armes-factices-revolver-8.htm

66 Kaléidoscope www.viasetti.it/caleidoscopio/magia-del-caleidoscopio.ht

66 image de kaléidoscope www.just-gamers.fr/ps3/kaleidoscope.html

66 Trompette www.cosedicasacarate.it/trombette-1.html

66 Crécelle www.jeujouethique.com/crecelle-en-bois-1-roue.htm

66 Mirlitons www.cosedicasacarate.it/linguedimenelik.html

67 Figurines militaires à découper www.corrierino-giornalino.blogspot.be/2011_06_01_archive.html

67 Guerrier Peau-Rouge en papier mâché picclick.fr/tres-ANCIENNE-FIGURINE-FAR-WEST-STARLUX-252480562581.html

67 Soldats en papier mâché passionmaquettes39-45.over-blog.com/

67 Bersagliere en papier mâché passionmaquettes39-45.over-blog.com/

68 Fronde frvocabulary.blogspot.be/2012/04/fronde.html

68 Grenouille elevagegrenouille.e-monsite.com/

69 Escargot de Bourgogne (Helix Aspersa) Site Internethttp://www.allevamentolumachetoscana.it/en/wp-content/uploads/2014/10/foto-278_lumaca.jpg

69 Escargot Cepaea nemoralis www.ufz.de/index.php?de=35542

70 Araignée d’eau www.fr.wikipedia.org/wiki/Gerridae

71 Santino (couverture du chapitre 7) www.delcampe.net/it/collezionismo/santini/santino-angelo-cus-tode-372026738.html

72 Olio di fegato di merluzzo Site Internet non retrouvé

73 Talco Roberts www.pinterest.com/miluest/stampe/

73 Magnesia bisurata San Pellegrino www.delcampe.net/en_GB/collectables/advertising/boxes/scatolina-di-latta-magnesia-s-pellegrino-173755573.html

73 Liquore Strega cucina.buttalapasta.it/articolo/liquore-strega/14605/

Page Titre Source

74 Confessionnal de la Torre Album de famille

75 Chevalier croisé www.le-myosotis-dauphine-savoie.over-blog.com/2015/12/formi-dable-voyage-decouverte-en-israel.html

77 Florence, 1944. Le pont Santa Trinita en ruines www.firenzetoday.it/cronaca/speciale-rai-sulla-liberazione-di-firenze-durante-la-seconda-guerra-mondiale.html

78 Soldats allemands Site Internet non retrouvé

80 Bombardier américain digilander.libero.it/edi68/376.html

82 Landau années 40 www.leboncoin.fr/vi/913885927.htm?ca=6_s

82 Nid de partisans sur un toit buzznews.it/il-partigiano-johnny-stasera-iris-trama-storia-in-4-pun-ti-32859/

83 Pont Bayley it.wikipedia.org/wiki/Ponte_Bailey#/media/File:IWM-NA-7854-Otter-LRC-Grazzanise-194310.jpg

84 Slogan fasciste «Credere, obbedire, combattere» www.comune.cinisello-balsamo.mi.it/pietre/IMG/jpg/x600_scritte_6_2_.jpg

84 Slogan fasciste « C’est la charrue qui trace le sillon mais c’est l’épée qui le défend »

it.wikiquote.org/wiki/Slogan_fascisti

84 Un obus comme celui donné à Lucas www.delcampe.net/fr/collections/militaria/armes-neutralisees/obus-allemand

85 Exercice de calligraphie www.giornalemetropolitano.it/la-calligrafia-e-cultura-e-concentra-zione-incontro-a-roma-dei-grafologi-italiani/

86 L’école de Castello (Villa Reale) www.fr.wikipedia.org/wiki/Villa_Medicea_di_Castello

88 Un gag de la série Sor Pampurio www.corrierino-giornalino.blogspot.be/2014/06/sor-pampurio-se-ne-va-oggi-fuori-di.html

89 Bibi et Bibo www.roars.it/online/fermate-la-vqr-ohibo-di-bibi-bibo-e-capitan-cocorico/

89 Il signor Bonaventura et son million tonykospan21.wordpress.com/tag/il-signor-bonaventura/

89 Corriere dei Piccoli N° 26 de 1948 picclick.it/Corriere-Dei-Piccoli-N%C2%B0-26-Del-1948-121871713809.html

90 Romulus et Rémus Scan d’une illustration du livre de L. Orvieto, Contes et légendes de la naissance de Rome, Nathan 1959

90 Rhea Silvia et son séducteur Scan d’une illustration du livre de L. Orvieto, Contes et légendes de la naissance de Rome, Nathan 1959

91 Cuore - Sangue romagnolo www.sdiario.com/unplugged/unplugged-7-di-elena-vesnaver-2/

91 Pinocchio www.centrosangiorgio.com

91 Cuore www.it.wikipedia.org/wiki/Cuore_(romanzo)

92 Il giornalino di Gian Burrasca www.debaser.it/vamba/il-giornalino-di-gian-burrasca/recensione

92 Cino e Franco http://eshop.comicsedintorni.it/store/product_info.php/cPath/14_26/products_id/79883

93 Salgari, Il Corsaro Nero www. it.wikipedia.org/wiki/Emilio_Salgari#/media/File:Corsaro_Nero_ed_1904_Salgari.jpg

93 Salgari, Sandokan alla riscossa www.pinterest.com/pin/60939401178031464/

93 Salgari , le tigri di Mompracem www.it.wikipedia.org/wiki/Le_tigri_di_Mompracem

94 Verne, De la terre à la Lune bishopkiller.blogspot.be/2013/09/retour-sur-un-jules-verne-mythique-de.html

95 F. Chiappelli, Le vol de la cigogne Scan d’une illustration du livre de M. Chiappelli, La stella caduta, Firenze, Marzocco, 1937

96 F. Chiappelli, Au pays des Menteurs Scan d’une illustration du livre de M. Chiappelli, La stella caduta, Firenze, Marzocco, 1937

97 Rome- Le mausolée de Santa Costanza www.momi-web.it/categorie.asp?c=1

99 1959 - En visite à la Torre avec Bazia et Anna Vignolini Album de famille

100 Le petit meuble de la Renaisance ayant servi de table de chevet à Maman

Album de famille

Page 101: Le livre de La Torre - uliege.be · 2017. 1. 11. · Couverture : la Torre vue du jardin. Au centre, la porte de la bibliothèque, à droite, le muret dominant le potager. Remerciements

Émigrer, c’est s’arracher du lieu où l’on a ses racines. Il est des migrations qui s’inscrivent dans l’Histoire – certaines emportent des populations entières dans d’indicibles tragédies, d’autres représentent pour des centaines de milliers de personnes un véritable élan d’espoir vers une vie meilleure.

Mais il existe aussi, à l’échelle des individus, de menus déchirements, des exils qui, pour être modestes, n’en sont pas moins ressentis comme de profonds bouleversements, et peuvent, de fait, susciter un sentiment poignant de nostalgie.

Le personnage central de ce petit livre est une maison, la Torre. La maison où je suis née, qu’il m’a fallu quitter à l’âge de neuf ans, et dont le moindre recoin reste à jamais gravé dans ma mémoire. Si j’ai ressenti la nécessité de lui consacrer ces pages, ce n’est cependant pas seulement pour raviver le souvenir d’une enfance qui a été heureuse, en dépit de la guerre de 40-45 et de circonstances familiales difficiles. C’est aussi parce que, dans mon esprit, une certaine concordance relie le rôle tutélaire qu’a joué cette demeure à la personnalité attachante de ma mère. C’est enfin parce que cette maison et le milieu rural qui l’entourait dans la Toscane des années 40 étaient les témoins d’un univers traditionnel et d’un mode de vie séculaire que le boom économique des Trente Glorieuses a balayés sans retour.

Il m’a paru utile de faire connaître à la génération TGV, Internet et Mac Donald de mes enfants et petits-enfants quelque chose d’un monde – pas si lointain dans le temps – où l’on se déplaçait encore le plus souvent en char à bœufs, où les nouvelles se transmettaient à la veillée et où l’on tuait le cochon à la Noël.

Le livre de La Torre