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Le lieu, l’espace, la place Le lieu, l’espace, et l’identité: l’intime et le public uy Lanoue, Université de Montréal, 2009

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Le lieu, l’espace, la place

Le lieu, l’espace, et l’identité:l’intime et le public

Guy Lanoue, Université de Montréal, 2009

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Dans le rapport complexe entre l’identité individuelle et le lieu, il y a toujours un discours sous-textuel à propos du pouvoir: qui contrôle le lieu? Qui l’a projeté et construit? À qui appartient-il? Dans les sociétés territoriales et incorporatives qui traditionnellement se définissent comme les garants de l’espace, les réponses à ces questions (les gouvernements, les entreprises multinationales, les cabales financières) plus ou moins garantissent que, dans les sociétés contemporaines de l’Occident, l’individu est subordonné aux pouvoirs attachés au lieu. Un lieu peut apparaitre neutre, mais il est toujours un site de pouvoir, ironiquement, surtout quand il est vide.

L‘individualité et le lieu

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Tokyo ou Toronto? La rationalité et l’espace

Une des façons dont les États établissent leur contrôle de leurs citoyens et en projetant le pouvoir sur l’espace public. Quand un gouvernement établit des normes censées être «rationnelles» pour l’utilisation de l’espace, il impose une vision de causalité: par exemple, une personne qui calcule le «meilleur» trajet pour arriver au travail tente de minimiser le temps du trajet, car le temps, dans un régime capitaliste, est la mesure qui établit le pont entre l’agir individuel et la communauté. Inconsciemment et involontairement, le contrôle de l’espace selon un modèle d’une utilisation rationnelle du temps justifie le pouvoir d’intervention étatique dans la culture. Quand les individus contrôlent leurs déplacements selon le modèle «rationnel» de l’État, ils adaptent également les rythmes intimes de leurs corps (dormir, manger, etc.) à cette rationalité. L’espace public de l’État (et sa métaphore, le «corps social» devient l’espace intime du corps. De plus, cette définition spatiotemporelle de la «rationalité» devient le standard qui définit la causalité.

Tokyo

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Le monumentalisme: étatique et autre

Quand les traits dominants des espaces publics relèvent du monumentalisme étatique, cela réduit la capacité de la personne à les individualiser. L’individualité est dominée par l’identité hyperprésente du lieu (qui s’est établie grâce au monumentalisme). La personne sémiotiquement paralysée et écrasée devient une proie facile pour l’identité véhiculée par lieu «monumentalisé». Le pouvoir du lieu se projette sur la personne par que le lieu a été aménagé par l’État ou sémiotisé par la communauté (p.e., parmi les bandes du Canada septentrional). Le simple fait d’amenager l’espace – sa forme, son accès – crée des symboles de l’État qui sont en fait des métonymies – faibles, indirectes, mais néanmoins présents. Par exemple, le contrôle du temps comme base de la rationalité n’est pas directement incarné par le monument et son lieu, mais la symétrie topographique de l’espace public souligne que c’est l’État qui établit la normativité: l’individualité avec toutes ses complexités et complications normales du point de vu de la personne devient donc une déviation, un miroir imparfait et déformé de la perfection de l’espace aménagé.

Paris, Musée de l’Homme

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L’espace comme métaphore de la communauté

Le succès de l’acteur Sasha Baron Cohen dans son rôle de Borat le journaliste kazakh dérouté par les mœurs américaines dépend en grande partie de la ritualisation de l’espace public. Aujourd’hui, les rituels de cet espace sont largement définis par la culture populaire télévisée. Les personnes que Borat interpelle dans son rôle d’étranger errant* sont quasi universellement gentilles et patientes avec lui, en dépit de ses provocations continuelles (Borat est un raciste et un obsédé sexuel). La complicité de ces personnes dans les pièges tendus par Borat n’est pas signe qu’ils sont «secrètement» racistes (p.e., quand Borat les persuade de chanter, Throw the Jew Down the Well, à gauche en bas) ou snobs (quand ils restent patients devant Borat qui ne sait pas utiliser un WC pour déféquer), contrairement à certaines analyses du film; au contraire, ceci démontre qu’elles sont hyperpolies et réservées devant la télécaméra. La présence de celle-ci définit l’espace «public» de la nouvelle communauté de référence (virtuelle, elle existe grâce à la télévision). Ces personnes ne veulent pas devenir vedettes, ni exploiter leur participation dans ce «documentaire»; comme dans n’importe espace public, elles adoptent des comportements «polis» et plus réservés parce que l’espace public est toujours un lieu où la ritualisation du comportement (qu’on appelle «la politesse») protège les individus contre le pouvoir occulté normalement attaché à ces espaces (le danger est pire aujourd'hui, car souvent on ne peut identifier les multiples intérêts qui entrecroisent les espaces publics: le Centre Molson, le Centre Bell). Même les Gitans roumains (à gauche en haut) qui ont interprété les concitoyens kazakhs de Borat (sans le savoir) étaient extraordinairement gentils et tolérants devant les télécaméras symboles des frontières de cet espace.

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* Le personnage de l’errant est un thème important en Occident: Parsifal, Agasferus (le Juif errant), Don Quichotte, et, dans un sens figuré, Cassandre. Voir Lanoue et J-M Desgent, Errances; E. Meletinsky, The Poetics of Myth.

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L’espace du privé et le public

Ce n’est pas uniquement par le contrôle de l’espace public que les gouvernements établissent leur pouvoir; ils décident les codes de construction et l’adresse du quartier (mélangé, résidentiel, industriel, etc.). Donc, ils contrôlent indirectement les espaces intimes.

Rio

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L’espace public, l’espace privéCorridor d’un bloc-appartement en Europe de l’Est dans un édifice huppé

La classe est une dimension importante de l’espace, mais la distinction public-privé est peut-être plus importante. Ici, l’aspect un peu délabré du corridor se contraste avec l’aspect soigné des appartements; cette distinction s’impose dans un système où l’État socialiste était hyperintrusif dans le privé pour mieux contrôler ses citoyens (p.e., décréter la quantité de calories de chacun); soigner l’intime et négliger le couloir (ou lui donner une apparence négligée, quand en fait il ne l’est pas) est un signe de rébellion et de résistance à l’hégémonie étatique.

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New York ou Moscou?La neutralité du décor transforme l’espace en non-lieu

Contrastez ce couloir avec celui de la diapo précédente: il est loin d’être soigné ou huppé, mais il est au moins neutre. On ne voit pas de traces de rébellion ou de résistance, ni de l’hégémonie étatique.

New York

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Quand les personnes portent des vêtements censés afficher identité de classe, elles tentent se distancer du lieu

La ritualisation du corps et de son symbolisme est une façon d’affirmer le Soi aux dépens du lieu: les «vêtements de travail» sont auto-identifiants, mais l’habillement formel est valide pour tous les lieux et donc isole la personne du pouvoir du lieu: le pouvoir du lieu est toujours local, l’habillement formel est, par contraste, polyvalent; il n’appartient à aucun lieu.

Europe de l’Est; le dimanche

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Épater ou se cacher en public?

L’anonymat des vêtements isole et protège la personne de la puissance du lieu; en Occident, les personnes cherchent à établir un compromis entre l’anonymat protecteur du pouvoir local du lieu en adoptant des vêtements plus formels pour le travail et pour les sorties, et, d’autre part, épater l’autre pour affirmer le Soi, car l’individu (le Moi ou le Soi) en Occident est depuis longtemps une partie primordiale du contrat social.

New York

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Munich ou Bangkok?Dans le monde contemporain et postmoderne caractérisé par la présence de frontières poreuses, le lien entre l’identité individuelle et les espaces publics devient plus complexe. D'une part émerge un individualisme plus aigu (l’individu apparait plus fort uniquement parce qu’il est plutôt à la dérive, car sa communauté de référence est moins distincte; autrement dit, plus est faible la communauté, plus fort apparait l’individu); d’autre part, les lieux sont plus cosmopolites et hétérogènes, obscurcissant le message sous-jacent du pouvoir: quand le monumentalisme étatique du lieu public est moins évident, les lignes de force sont moins évidentes. Le rapport de l’individu au pouvoir central est indistinct. Paradoxalement, des signes d’un Autre lointain peuvent créer l’impression que l’individu affaibli dans son cadre local est néanmoins maitre de son petit univers: la hiérarchie locale désormais silencieuse est substituée par le simulacre du contrôle du lieu distant.

Munich

L’espace cosmopoliteÀ qui appartient-il?

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Berlin ou New York?

New York

New York ou Moscou?

Moscou

En partie, la mondialisation garantit que les vêtements se ressemblent partout; l’homogénéisation a-t-elle été alimentée par la demande pour telles modes qui

établissent le compromis idéal pour renforcer le Moi et l’anonymat?

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La folklorisation crée l’identité nationale

• En Europe de l’est et les Balkans, en contraste, la distinction est plus centrée sur le public et le privé. On ne porte rarement ou jamais le costume national en privé, chez soi; c’est donc une affirmation de l’identité nationale partagée, oui, mais aussi une façon de mieux définir les frontières de l’espace public afin de garantir que le pouvoir du lieu public ne puisse contaminer le privé et l’individu. Le lieu public a son costume, le privé a ses vêtements.

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Voici une autre manifestation de la formalisation des vêtements. Le costume «folklorique» ou «national» exprime uniquement l’identité du lieu public et non de la dimension privée. Paradoxalement, il peut donc favoriser l’intimité dans un environnement autrement dominé par un social un peu trop présent, trop «bruyant», car, en soulignant la pénétration de l’intime et l’homogénéisation de la dimension humaine, le costume agit de barrière. Il est signal de complicité avec l’hégémonie étatique, mais cache l’individualité par la qualité opaque des vêtements uniformes.

Les vêtements standardisés et l’espace

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Le costume national affiche l’identité politique du lieu public, mais porte avec lui des messages secondaires qui peuvent bloquer l’épanouissement de certaines catégories sociales: la nation, dans l’imaginaire, est paysanne et patriarcale, et donc «son» costume (et «son» espace) est signe de la subordination de la femme.

Cependant, en tentant de «protéger» l’intime du public trop présent, la standardisation «folklorique» appuie les messages de force qui parsèment le lieu public, avec le résultat que les

lignes de force censées encadrer le domaine public finissent par contaminer l’intime.

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Paris ou Berlin?Cette scène charmante d’un café-bistro «traditionnel» est une trompe-œil

nouvellement créée pour attirer les touristes à la recherche du temps perdu

Ni l’un ni l’autre; nous sommes en Europe de l’Est

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Disneyland ou Moscou?Le cosmopolitisme renversé, quand la périphérie (du système mondial) prend des

éléments de lieux bien connus pour créer un imaginaire alternatif

Moscou

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Parodie du nationalisme territoriale: Le contrôle du lieu est à la base de l’hégémonie étatique

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On tente de personnaliser les lieux en projetant l’identité individuelle sur l’espace public autrement «protégé» par la gestion étatique (l’artiste-saboteur place son

handle ou tag), afin d’affaiblir le lien entre le lieu et le pouvoir

Mais ce n’est pas uniquement l’acte de sabotage visuel du lieu public qui est important; c’est le placement de signes anormaux et décontextualisés qui est le vrai message: les murs des lieux publics sont souvent ornés d’images d’organes sexuels, un des signes les plus intimes du corps et de l’individu. Ici, c’est une dent banale transformée en visage qui est signe de sabotage du public.

Europe de l’Est, 2007

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Un autre exemple qui tente d’humaniser l’espace(la référence est à Edvard Munch, image iconique de l’aliénation)

Stencil-art, Europe de l’Est, 2007 Edvard Munch, Le Cri

Il existe des logiciels pour transformer n’importe quelle image en pochoir, qui transforme quiconque en «artiste» de la rue

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Certains symboles qui personnalisent l’espace incorporent une dimension sémantique de résistance au pouvoir; mieux parler de la socialisation des lieux que de leur personnalisation. Cependant, sa vraie efficacité est due au fait que le symbole-saboteur n’est pas local; c’est une infiltration (voulue d’un individu qui n’accepte pas le lien lieu-pouvoir) du global dans le local. Ainsi, dans un sens, les personnes qui tentent de saisir le pouvoir hégémonique des gouvernements nationaux finissent par appuyer et renforcer la mondialisation, qui est toutefois à la base de leur insatisfaction avec le vécu.

La sémantique «distante» et le pouvoir local

Pochoir de l’Europe de l’Est (2007) basé sur une image vieille de Général Giap (chef militaire durant la guerre indochinoise contre les Français et, plus tard, contre les Américains.

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Un autre exemple d’un symbole sémiotiquement attaché à un «autre» espace (ici, Fidel et le drapeau cubain en Roumanie) et qui peut saboter le lien local entre le

lieu et le pouvoir

2007

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Les personnes jouent avec la dimension hégémonique de l’identité du lieu pour affirmer leur pouvoir

Une parodie de l’identité transylvanienne utilisée pour la publicité pour une représentation théâtrale; l’ironie aide aux personnes d’affirmer le pouvoir individuel aux dépens de l’identité hégémonique; si elles ne peuvent contrôler le contenu, elles peuvent au moins maitriser les nuances qui transforment la langue de bois officielle en code tacite qui établit les paramètres de la résistance individuelle.