Le journal intime de Caroline B.

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déjà paru :

Journal de ma vie, Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au 18 siècle, présenté par Daniel Roche

Calicot de Xavier-Édouard Lejeune, enquête de Michel et Philippe Lejeune

Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres

© Éditions Montalba, 1985

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archives privées

M o n t a l b a

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Caroline re t rouvée

Cette histoire commence comme un conte.

Georges Ribeill a découvert ce journal, non dans une vieille malle, mais aux puces, substituts de nos greniers perdus, chez un de ces bouquinistes où échouent les débris des biblio- thèques vendues aux enchères, après que les libraires et les amateurs en aient extrait les ouvrages les plus cotés.

Ce gros cahier brun, relié, de format in-8°, portait une étiquette avec la mention manuscrite : «Journal de Caroline Brame. 17 mars 1865 — 12 avril 1865. 24 novembre 1864- 16 mars 1865. 13 avril 1865. » Une fine écriture couvrait les

300 pages de cet agenda, soigneusement daté. Au rayon « Théologie et Religion » où il était classé, il voisinait avec divers ouvrages de piété, de morale et de civilité chrétienne — dont quatre de la romancière catholique du Nord, Mathilde Bourdon — provenant à l'évidence de la même bibliothèque. Tous étaient pareillement reliés de façon sobre et élégante, toile et bradel, la tranche portant gravés le titre, la date, parfois une fleur; un petite étiquette numérotée suggérait un classement. Un seul était dédicacé, celui de l'abbé Chaumont, Du gouvernement d'une maison chrétienne (Paris, 1875): «A Caroline Orville. Souvenir affectueux » (signature illisible). Cette bibliothèque de femme pieuse et distinguée avait visi- blement été liquidée, il y a peu. Il flottait, autour de ces épaves désuètes, comme une atmosphère de débâcle.

Ce document avait quelque chose d'insolite et d'exemplaire, à la fois. De tels journaux intimes ne sont pas rares; mais ils parviennent exceptionnellement au public. Leurs auteurs - femmes le plus souvent — les détruisent ordinairement au seuil de leur vieillesse, peu soucieux de s'exposer au regard

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indifférent ou ironique de leurs héritiers. Celui-ci doit sans doute sa survie à une mort prématurée, et son accès jusqu'à nous, à sa facture qui l'a fait confondre avec les autres livres de la bibliothèque. Son oubli même l'avait préservé de la destruction, ou de la censure. Perdu dans quelque coin obscur, ce journal, pure valeur d'usage, avait vraisemblablement été bradé à bas prix, peut-être dans la hâte d'un déménagement ou d'un départ. Il nous livrait, comme par effraction, la vie intime d'une jeune fille — d'une jeune femme — du faubourg Saint-Germain, à la fin du Second Empire.

Le caractère quasi ethnographique de ce texte nous a d'em- blée retenus. Dans sa répétition, sa banalité même, il témoi- gnait sur un mode de vie et de pensée aboli, y compris dans ses manifestations de piété, dont les rites nous sont devenus si étrangers. C'était, vue quotidiennement, de l'intérieur, une certaine « civilisation des moeurs » qui, longtemps, a hanté la société française comme un modèle de perfection.

Mais aussi, passées les premières pages qui sentent l'examen de conscience *, un certain ton personnel nous a attachés. Nous avons été touchés par l'expression d'une souffrance, d'un désir, l'esquisse vite refermée d'une aventure, et le consentement final à l'irrémédiable destin des femmes : un

mariage arrangé dont on essaie de faire une union choisie. Nous avons été sensibles à cette voix d'une inconnue, femme entre toutes les femmes. Nous avons eu envie de lui donner

la parole qu'elle n'avait peut-être jamais eue. Mais qui était cette Caroline Brame, devenue Orville, que

nous voyions ainsi vivre presque au jour le jour? Ce fut le début d'une quête et d'une enquête : quête de l'auteur, enquête sur la famille, les lieux et les milieux, qui nous furent facilitées par l'abondance des noms propres consignés dans le journal.

Le père de Caroline, Edouard Brame, était un brillant fonctionnaire du corps des Ponts et Chaussées, auteur de projets futuristes de « métro » aérien. Sa notice nécrologique nous a fourni les premières pistes et permis de retrouver aussi bien la famille maternelle que paternelle de notre héroïne.

Par sa mère, Paméla de Gardanne, dont la mort en 1862

* Afin d 'épargner au lecteur les fastidieuses méditations et examens de conscience de Caroline, nous avons choisi d'alléger le texte, dans son pre- mier tiers essentiellement. Mais une photocopie du manuscrit est déposée à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

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Une page du Journal

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plane sur ce texte, Caroline appartenait aux milieux de l'art officiel parisien : Ingres, Hyppolite Flandrin étaient les pro- tégés et les amis de son grand-oncle Édouard Gatteaux dont ils avaient d'ailleurs abondamment peint l'entourage : on doit à Flandrin un portrait de Pamela, aujourd'hui au musée de Lyon, et que nous reproduisons.

Les Brame appartenaient, au contraire, à la bourgeoisie industrielle lilloise. Leur fortune, considérable, avait été acquise par Louis Brame, entrepreneur de travaux publics. La seconde génération, celle d'Édouard, étendait ses ambi- tions : le textile, la politique, Polytechnique, et même l'Institut entraient dans son horizon par des stratégies variées où les mariages semblent avoir eu beaucoup de part.

Récente, cette dynastie devait s'avérer fragile et sans doute en saisissons-nous un point d'inflexion. La branche lilloise a prospéré. C'est de ce côté que s'est conservée la mémoire. Il y a une vingtaine d'années, un descendant actuel a confié à M.Jacques Foucart la tâche de faire une série de recherches généalogiques et notariales dont les précieux résultats sont déposés à la bibliothèque municipale de Lille. On y trouve, notamment, une « confession » où l'aîné des Brame, Jules, l'homme politique, s'explique sur le long conflit qui l'a opposé à son cadet, Édouard, le père de Caroline. Celle-ci fait des allusions indéchiffrables à ce drame qui a déchiré la famille et, parfois, déterminé le sort des femmes. Tant de violence derrière cette douceur triste...

La branche parisienne a eu moins de chance. Sans doute a-t-elle été victime de son choix d'un modèle aristocratique dépassé. Le frère cadet de Caroline, Paul, catholique convaincu, s'adonnait à la philanthropie; on perd la trace de ses nombreux enfants. Les deux filles de Caroline, Marie et Renée, se sont mariées noblement, comme l'avait sans doute rêvé leur mère, alors décédée. Mais ce monde de châteaux a mal résisté aux guerres et aux crises qui ont fini par avoir raison de l'Ancien Régime. Ainsi, l'hôtel de la rue Saint- Dominique, demeuré plus d'un siècle dans la famille, a été vendu en 1969. Le château de Mareuil-en-Brie, propriété des Orville et passé à Renée de Vibraye, la seconde fille de Caro- line, est aujourd'hui géré par une Société civile forestière. Signes d'avatars qu'il ne nous appartient pas de décrire.

Une excursion sur les lieux que Caroline évoque nous a

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donné l'image sensible d'un univers disparu. Le château de La Cave, dans la Nièvre, où elle rencontrait Albert Dumont qu'elle a sans doute aimé, est maintenant une colonie de vacances bien délabrée; les ronces recouvrent l'escalier qui descendait vers l'étang qu'elle voyait de sa chambre, et qu'en- cadre un paysage plus solitaire que jamais. L'église voisine de Beaumont est le siège d'un pèlerinage annuel et n'ouvre plus qu'à cette occasion. Au cimetière, nous avons retrouvé la tombe d'Albert, mort à vingt-quatre ans, en 1871, pendant la guerre.

Ce décès, Caroline l'a appris à Spa où, demi-réfugiée, demi- malade, elle faisait une cure pendant que son mari, Ernest Orville, restait dans Paris assiégé. M. Foucart, avec qui nous sommes entrés en rapport, et auquel nous sommes infiniment redevables ainsi qu'à son fils a bien voulu nous communiquer une cinquantaine de lettres adressées par Caroline à Ernest. Ces lettres ont un intérêt à la fois politique et individuel. Elles complètent le portrait d 'une jeune femme qui tente, parfois désespérément, de réaliser un idéal du couple plus égalitaire et plus tendre, en somme traversé par la modernité. Nous en donnons quelques-unes.

Ainsi, le cahier brun devenait le centre d'un écheveau de plus en plus serré, à la limite, infini. A travers archives publiques et privées, monuments et musées, maisons et cime- tières, et même quelques témoignages oraux plus frêles, appa- raissait toute une archéologie familiale qu'il suffisait de cher- cher pour la découvrir. Certes, les familles notables, grâce surtout à leurs femmes « de loisir », laissent-elles plus que d'autres des traces, où s'inscrivent jusqu'à leurs secrets. Le partage inégal se poursuit jusque dans la mémoire. Elles n'en ont pas toutefois le monopole, en ces temps où l'écriture et bientôt la photographie deviennent d'usage plus courant. Elles connaissent aussi le grand nocturne de l'oubli.

Pourtant, ces trésors des familles viennent enrichir notre compréhension d'une histoire où le public et le privé se mêlent de façon inextricable. Ici, à travers brises et vents, nous avons cru voir émerger un nouveau et étrange personnage : une femme qui veut être une personne.

M. P., G. R.

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Les principaux « acteurs » du Journal par ordre d'entrée en « scène »

CÉLINE TERNAUX née Brame, la tante de Caroline, habite Paris, sur la rive droite.

MARIE TERNAUX, fille unique de Céline et d'Henri-Mortimer, cousine et confidente de Caroline, un peu plus âgée qu'elle, épouse le baron Edmond de Layre.

M LOUPOT, vraisemblablement dame de compagnie de Caroline. M. DE L'ESCAILLE, curé de Sainte-Clotilde.

THÉRÈSE DE BRÉDA, amie de cœur de Caroline, habite à deux pas des Brame, rue Las Cases.

ÉDOUARD GATTEAUX, « m o n oncle » pour Caroline, en réalité son grand- oncle maternel, habite rue de Lille.

M. CHEVOJON ou Monsieur C., confesseur de Caroline, curé de Saint-Denis- du-Saint-Sacrement, dans le Marais, ancien vicaire de Sainte-Clotilde.

MARGUERITE DE FONTANGES, amie de Caroline.

ÉDOUARD BRAME, le père de Caroline que ses activités tiennent souvent éloigné de Paris.

PAUL BRAME, le frère cadet de Caroline, fait ses études dans un pensionnat parisien.

HENRI-MORTIMER TERNAUX, mari de Céline, député des Ardennes et membre de l 'Académie des Sciences morales et politiques.

ÉMILIE BRAME, « tante Émilie », veuve d'Émile Brame un frère d'Édouard, vit à Lille.

MARIE BRAME, sa fille, cousine de Caroline, plus âgée qu'elle, a épousé Achille Wallaert. Le couple habite Lille.

LOUIS BRAME, « bon papa », le grand-père paternel de Caroline, veuf il vit à Lille et possède le château de Fontaine.

PAMÉLA BRAME, la mère de Caroline, morte en 1862.

BERTHA, la femme de chambre.

STÉPHANIE DUMONT, une amie de Caroline, dont les parents sont proprié- taires du château de La Cave, dans la Nièvre.

ALBERT DUMONT, le frère de Stéphanie.

JULES BRAME, frère d 'Édouard qui fait une carrière politique.

ERNEST ORVILLE, « monsieur Ernest », le futur époux de Caroline.

La première fois que les personnages répertoriés ci-dessus sont cités dans le Journal leur nom est suivi d'un astérisque. L'arbre généalogique en fin de volume apporte des informations complémentaires.

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Journa l

Jeudi 24 novembre 1864 Que j'ai été heureuse ce matin en me retrouvant dans cette

chère Sainte-Clotilde que j 'aime tant. L'orgue, la messe de neuf heures, tout portait ce caractère de joie que j 'aime dans ma chère paroisse et pendant la messe j 'ai remercié Dieu qui m'avait ramenée d'un si beau voyage et qui me faisait trouver dans mes chères habitudes un plaisir toujours nouveau dont je ne me lasserai jamais!

J'ai déjeuné chez ma tante * et j 'ai été heureuse aussi de me retrouver avec elle et Marie *. Il me semblait si pénible de ne plus avoir près de moi ma bonne cousine!... et ce matin même en me réveillant je me croyais si loin de Paris que mon premier mot fut de demander à Marie si elle avait bien dormi, l'écho seul me répondit; hélas, la rue de la Pépinière est loin... Nous sommes revenues M Loupot *, Marie Ferrand et moi par la rue Duphot; Marie de Marbot n'y était pas et je suis rentrée pour me replonger dans des rangements ce qui n'est pas amusant du tout! On rit beau- coup de mes trente-six cahiers; en effet ils sont tous arrangés dans le petit salon et mon imagination me promet un ordre parfait pour cet hiver.

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Vendredi 25 novembre 1864 Encore et toujours des rangements, j'en ai par-dessus la

tête, voici ma vie de Paris qui recommence. Je n'ai pas eu dans toute la journée deux minutes à moi ! Pour me reposer un peu je suis allée chez M. de l'Escaille *; nous avons causé de Rome, de Thérèse *, du catéchisme; il a été bon et excel- lent comme toujours! Rentrée au plus vite pour repartir encore, je trouve ma tante qui avait eu la très grande amabilité de venir m'embrasser et puis me voilà partie seule avec Marie (c'était la première fois) pour aller chez mon oncle qui devait arriver à deux heures! Nous avons bien ri Marie et moi en pensant que personne n'était derrière nous, et il nous semblait que tout le monde nous regardait. M Loupot étant venue nous rechercher, nous sommes allées avec elle chez Berthe Debange qui se marie aussi ! Décidément toutes nos amies s'en vont et Thérèse a bien raison de dire que plus on vieillit, plus on se prive de choses douces et agréables; malgré nos dix- sept ans nous savons déjà tenir ce langage... Berthe épouse un ami de son père qui a le double de son âge (chacun son goût), elle est du reste très contente; mais elle part pour Amiens, cela ne me plairait pas du tout! Enfin!

La visite que j'ai faite à mon oncle * a été tendre, affec- tueuse; il a paru heureux de me revoir et moi aussi j'étais contente de l'embrasser. Il est venu dîner avec moi et nous avons passé une intime et charmante soirée causant et regar- dant toutes les photographies. Neuf heures ont sonné et lui qui ne reste jamais si longtemps ne pensait pas à partir, ce qui m'a fait plaisir...

Samedi 26 novembre 1864 Je n'ai encore vu personne et je n'ai pas fait grand-chose;

ce temps sombre et triste me met la mort dans l'âme... J'ai dit adieu à mon oncle qui part demain et nous nous sommes aventurées, M Loupot et moi, à travers les rues crottées et la pluie battante! Quel beau temps pour aller au Marais! Nous avons voulu nous arrêter d'abord chez Marie Holker que j'ai embrassée à la hâte. Après avoir longtemps attendu, nous finissons par découvrir un modeste fiacre et nous voilà parties à la grâce de Dieu; heureusement monsieur C. * était encore chez lui, il a paru content de me revoir, ne m'a pas trouvé très bonne mine, mais enfin m'a dit que le repos me ferait

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du bien ! Nous ne sommes pas restées plus de quelques minutes et je lui ai demandé s'il voulait venir à l'église. Il n'y avait pas beaucoup de monde. Oh! que j'étais heureuse de recevoir ses paternels conseils : « Aimez Jésus, m'a-t-il dit, aimez-le avant tout ; lui ne vous abandonnera jamais et votre cœur qui aime tant et qui a tant besoin d'affection trouvera dans ce divin Sauveur un aliment à cette nécessité d'être aimé »...

Il m'a permis de communier trois fois. Oh! mon Jésus, quelle grande grâce vous m'accordez! Vous le savez, je vous aime de tout mon cœur par-dessus tout et il n'y a pas pour moi de plus grand bonheur que celui de vous recevoir, de vous parler cœur à cœur, de vous confier mes peines, mes joies, ma vie tout entière! M. et M Loupot, Marie de Missol et son mari ont dîné avec moi ce soir, j'étais ravie de les recevoir moi-même. Nous avons passé d'agréables heures, regardant les vues de Rome, les gravures et travaillant pour les pauvres! Comment assez vous remercier, mon Dieu; j'ai retrouvé ma chère Marie telle qu'elle était pour moi il y a un an, nous sommes redevenues intimes, elle a été si bonne, si affectueuse, oui il y a dans l'amitié des moments de tristesse, mais il y a aussi de grandes joies, soyez-en mille fois béni. Oh! le Dieu des cœurs!

+ Dimanche, 27 novembre 1864 Ce matin, ô mon Dieu Sauveur, vous êtes venu plein de

grâce dans le cœur de votre enfant! Oh, elle est bien faible! Comme il lui manque encore des vertus pour être l'enfant bien-aimée de son Dieu ! (...) Une autre joie m'attendait, je retournais au catéchisme! Cher catéchisme, asile de mes pre- mières années, chapelle bien-aimée qui m'a vue si enfant, si heureuse, plus tard venant chercher des consolations et du courage, enfin des souvenirs et du repos! (...) M. de l'Escaille nous a dit que nous entrions dans un temps plein de sérieux (l'Avent) et qu'il nous fallait réfléchir et faire pénitence. Il serait bien pour nous, enfants chrétiennes, de veiller plus attentivement sur nous, d'ajouter une prière aux nôtres, soit l'Angélus, soit le Rorate Coeli, et puis de faire surtout un acte de vertu : quand ce ne serait que de se lever à une heure fixe sans trop caresser son oreiller, ou bien de retenir un mot piquant qui aurait fait sourire en excitant l'amour-propre. (...) M. de l'Escaille nous a dit qu'il fallait entendre après

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l'Évangile de ce jour ces deux mots : Ne flattez pas votre corps, ne jugez pas sévèrement, et soyez sévère pour vous- même! C'est là le fruit que nous emporterons de cette réunion !

Nous avons bien ri lorsqu'on nous a lu la prière d'une enfant qui demande à Dieu la force de répondre au catéchisme comme sainte Catherine devant ses juges! On ne récite plus le caté- chisme, mais en revanche on interroge sur la précédente instruction après la lecture d'un procès-verbal. Que les temps et les choses sont changés! Nous avons dîné chez ma tante ce soir, mon oncle paraît fatigué et triste; cela m'inquiète, j'aime tant mon oncle, il est si bon!

Lundi 28 novembre 1864 Nous avons passé de bonnes heures Marguerite de Fon-

tanges * et moi! Que de choses à nous dire depuis tant de mois! Mais comme elle est devenue raisonnable et sérieuse! J'en suis stupéfaite! Malgré tout elle est encore gaie et folle même; que de bêtises nous avons dites toutes deux! J'avais beau l'embrasser, elle n'était pas généralement disposée à me les rendre; aussi je lui ai fait une guerre à mort, mais entre amies les balles sont des fleurs... Nous avons bien ri et causé et je ne l'ai quittée qu'à cinq heures, désolée d'être obligée de partir. M de Fontanges a eu l'extrême gracieuseté de me demander de venir dîner demain, mais à mon grand regret il m'a fallu refuser car nous sommes attendus chez ma tante. Bien vite je suis allée chez Diane à qui j'avais promis hier de venir. J'ai eu aussi un vif plaisir à la revoir, elle est si gentille et si affectueuse; mais hélas que le monde a déjà de prise sur elle! Heureusement elle est intendante du catéchisme et le bon Dieu la protégera contre les écueils multipliés qui l'entourent!

Ce matin j'avais été voir M Flandrin que j'ai trouvée mieux... Mon père * vient d'arriver m'apportant de bonnes nouvelles de Lille et de mon cher Paul * qui est très philo- sophe heureusement... Quelle joie d'embrasser mon père! Il me semble qu'il y avait un siècle que je ne l'avais vu, cette grande maison était si triste sans lui! Il a été comme moi très touché de la visite que M Desmazières et Marguerite m'ont faite hier. Après nous être reposés nous sommes allés chez mon oncle Ternaux * finir une soirée commencée au coin du feu avec notre ouvrage.

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Mardi 29 novembre 1864 Je suis allée aujourd'hui chez M. de l'Escaille. Il a été extrê-

mement bon et aimable; nous avons causé de toutes sortes de choses, de Paul surtout que M. de l'Escaille aime beaucoup! Puis de Rome! Il m'a demandé alors si je ne voulais remplir aucune fonction au catéchisme; je l'ai beaucoup remercié en lui disant que je ne pouvais pas espérer venir assez réguliè- rement dans nos chères réunions... Je me suis beaucoup amu- sée pendant cette visite... Mon Dieu je vous remercie des grâces que vous m'accordez sans cesse, et de la joie que vous me faites trouver en me montrant que vous avez mis dans le cœur de ceux qui me connaissent un peu d'affection pour votre petite enfant! Cette joie d'un retour désiré et bienvenu, je l'ai encore éprouvée chez les bonnes sœurs où je suis allée ensuite! La sœur Thaïs m'a reçue les bras ouverts; notre œuvre, d'après ce qu'elle m'a dit, ne va pas sur des roulettes. Je m'en occuperai sérieusement à mon retour définitif. Ma petite Mélanie est plus sage à ce qu'il paraît... Je ne pouvais plus partir, elle me disait une chose une autre et le temps s'envolait (...).

Nous avons été dîner chez ma tante; Marie et moi étions heureuses de nous retrouver. Nous pensions à ces bons jours que nous avons passés ensemble et qui sont déjà si loin... Le souvenir est une des grandes douceurs de la vie! Le souvenir, oh! qu'il marque d'heureux jours dans la vie de chacun de nous! Quel est celui qui, même jeune encore, ne voudrait pas retrouver les jours envolés?

Mercredi 30 novembre 1864 Marguerite de Fontanges est venue passer toute la journée

avec moi; quelles charmantes heures, mais comme elles ont passé vite. Comme elle est gentille, Marguerite, simple, natu- relle, sérieuse et gaie en même temps! Lorsque nous sommes ensemble, souvent si on entr'ouvrait la porte, on nous verrait rire aux éclats; dire pourquoi serait bien impossible!... Hélas, le timbre a sonné, c'était M. de Fontanges. Quoi déjà partir? Non, non!... et au plus vite courant chez mon père, je lui dis deux mots bien bas... J'attendais pleine d'impatience le résul- tat de cette importante mission... et enfin je pus m'écrier ravie, embrassant tendrement Marguerite : « Vous nous restez à dîner! » Alors vinrent les sauts de joie, puis les baisers,

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compléments indispensables de toutes espèces de bonheurs! Les livres, la tapisserie, tout fut éparpillé sur une table. M. Deblock dînait avec nous et le soir Jules Lépine vint nous voir; je lui montrai alors mes photographies de Rome, de Florence et nous passâmes tous ensemble une intime et char- mante soirée!

Jeudi 1 décembre 1864 Quelle heure est-il?... Encore deux heures avant d'aller au

Marais! Mon Dieu que c'est long, il n'y sera plus!... Enfin mon père est prêt, nous montons en voiture et on dit au cocher : « 29 rue Saint-Louis! Ah! quel bonheur! Le concierge dit : « On y est. » Nous montons et sa sœur prononce ce terrible mot : « Sorti; mais il va bientôt rentrer! » Nous nous armons de patience (mon père qui déteste attendre n'en pouvait plus) et rien ne disait que nous n'allions pas attendre indéfiniment. Une demi-heure se passa ainsi, mon père se lève et déclare qu'il ne restera pas cinq minutes de plus! J'étais désolée, mais une planche de salut nous est offerte. M Chevojon était dans la salle à manger et dit que M. l'abbé sera trop triste, qu'il ne peut plus tarder maintenant, enfin nous décide (moi ce n'était pas difficile) à nous rasseoir encore! Au bout d'une autre demi-heure mon père ne pouvant plus y tenir dépose ses cartes et descend l'escalier, et me voilà obligée de le suivre bon gré, mal gré. Enfin malgré la pluie qui tombait à torrents je mets un pied sur le trottoir et que vois-je : le parapluie de monsieur C.! Quelle joie ! Il nous fit remonter, mon père était comme moi très content de revoir monsieur C., il est si bon! Après avoir parlé politique, Rome, Naples, etc. je sortis de ma poche le cachet et le lui remis. Il a été enchanté, nous a beaucoup remerciés d'avoir pensé à lui, m'a dit qu'il le trou- vait très joli!

Ces bons moments envolés, il fallut faire notre tournée de courses et de visites. Mais quel costume pour faire des visites : une robe de popeline noire, crottée et qui, si on l'avait regar- dée de près, souriait bien de temps en temps, un manteau dix fois trop long et un chapeau... comme on n'en voit pas souvent. Vraie mascarade enfin! Aussi je suppliais mon père d'arriver entre chat et loup, mais par un excès de malheur, nous nous oublions un instant; la lampe parut et, comme Cendrillon au coup de minuit, je perdis non ma pantoufle

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mais le prestige de ma toilette... Et cela chez qui? Chez M. Henri Ternaux, à côté de l'élégante M Fournier Sarlo- vèze! Il était tard, j'allai bien vite embrasser ma tante et Marie ; mais mon père ne me donna qu'une minute et à la hâte, il fallut revenir m'habiller, car nous dînions chez M Foyer ! Nous avons encore passé une bien agréable soirée, ils sont si aimables tous!

Vendredi 2 décembre 1864

Obligée de rester toute la journée dans ma chambre, quel amusement lorsqu'on vient pour quelques jours à Paris! Je voulais aller voir Marie de Marbot, impossible! Je voulais faire des courses, pas moyen!... c'est désolant. Aussi pour me conso- ler j 'ai écrit à Marie Holker et à Marguerite de Fontanges que j'étais souffrante et qu'elles seraient bien gentilles de venir me voir. Elles sont venues en effet et avec tant d'em-

pressement que je ne savais comment les en remercier! Diane est venue aussi un instant et enfin il a fallu m'occuper de mon dîner car le temps passe vite surtout avec des amies, et la toilette, cette chose si importante et si futile en même temps, n'était pas encore commencée!

M. de l'Escaille avait bien voulu accepter un dîner de famille, mon oncle Gatteaux, mon oncle Mortimer, ma tante et Marie, M. de Montgners, Jules Lépine, c'était une réunion qui m'of- frait toutes sortes d'éléments de plaisir et cependant je peux dire que jamais je n'avais eu une soirée plus terrible à passer! Enrhumée, fatiguée, il m'aurait fallu être à huit personnes en même temps, amuser tout le monde, donner une certaine animation à des convives qui avaient l'air de fort peu s'amuser. Enfin M Loupot, M. et M Ferrand de Missol ont un peu distrait tout le monde, mais j'étais tellement énervée que j'aurais donné je ne sais quoi pour qu'on me délivrât d'un si pénible fardeau. Ah! le rôle de la maîtresse de maison n'est pas toujours à envier!

Samedi 3 décembre 1864

Mon dernier jour à Paris. Oh! que je suis triste, quitter cette chère vie que j 'aime tant; entre mon chez moi et mes amies, je suis si heureuse et cependant la pensée de revoir mon cher Paul me rend la perspective d'un séjour là-bas moins amère! Et puis je reverrai ma bonne tante *, Achille, Marie *.

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Ils passeront vite après tout, ces dix jours que je me fais si terribles (...).

En arrivant à Lille, j'allai tout de suite, malgré l'aiguille qui marquait une heure et demie du matin, embrasser mon cher Paul qui me regarda avec de grands yeux effarés comme pour demander quel était l'indiscret personnage qui osait venir troubler son sommeil ; et je m'endormis pour la première fois à Lille... C'était aujourd'hui le mariage de Berthe Debange avec M. Fabre, j 'y ai été, elle paraissait très heureuse; on dit que son mari est excellent et l'aimera beaucoup; espérons! Voilà encore une amie disparue de la liste des jeunes filles. Comme elles s'en vont! Mon Dieu bénissez les toutes!

Dimanche 4 décembre 1864

Ma première journée dans cette ville noire et triste qui a le privilège d'être la capitale de la Flandre. Il faisait si froid que j'ai eu à peine le courage de me lever; mon petit Paul est venu m'embrasser, m'a raconté tout ce qu'il avait fait pendant mon absence. Puis j 'ai été voir bon papa *, il va bien mais paraît un peu triste, enfin ma bonne tante Émilie avec qui je suis allée à la messe de midi dans la jolie chapelle des Jésuites. Nous nous sommes un peu promenées de long en large dans la rue Royale et le salut ayant sonné à Saint-André, nous y avons été. Oh! mon Dieu vous savez où était mon cœur, ma pensée! Tout en vous priant, je me représentais mon cher catéchisme, ma chère paroisse et il y avait des regrets dans mon cœur. Tandis que tranquillement assises près d'un bon feu, ma tante et moi nous déplorions la fatale obligation de nous habiller, mon père est arrivé extrêmement triste d'une affaire fort ennuyeuse qu'il venait d'avoir : « Est- ce donc une loi fatale sur notre pauvre terre que toujours deux voisins feront entre eux la guerre?» Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour le consoler. M Crouan sont venues dîner, Léonie est bien gentille, nous nous sommes beaucoup amusées, quoique ma pensée soit toujours reportée vers mon père bien-aimé que je savais malheureux.

+ Lundi 5 décembre 1864

J'ai été puiser près de vous ce matin, ô mon Jésus, cette force dont j'avais besoin pour supporter cette nouvelle épreuve! (...). Toute la journée au coin du feu, j 'ai lu Madame Rosély par M Monniot : comme c'est joli et comme cela

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montre qu'il y a toujours des épines même lorsque la rose paraît la plus épanouie et brillante! Par un brouillard affreux, nous sommes allés rue de Fives chez Marie Wallaert que je n'avais pas encore vue. La maison est belle, le salon sera charmant mais de tous côtés, on ne voit que des fabriques, ce n'est pas des plus gais! C'est avec un vrai bonheur que j'ai embrassé ma chère cousine, je l'aime tant et je la vois si peu!

Mardi 6 décembre 1864

Mon Dieu qu'elle est triste cette grande maison! Aujour- d'hui j'étais toute seule dans cette chambre que maman * habitait, il y a si peu de temps encore!... Que de souvenirs partout! Que j'étais heureuse près d'elle! Lorsqu'elle m'em- brassait, me caressait, riait avec moi et me donnait de si bons conseils! Oh! ma bonne mère, pourquoi n'es-tu plus ici, pour- quoi as-tu quitté ta fille qui t'aimait tant et qui avait encore si besoin de ta tendresse? De grosses larmes coulent de mes yeux et mon cœur se brise en pensant à ma mère dont la place vide nous fait tant de mal à tous, et cependant ne suis- je pas chrétienne? Pardon mon Dieu, pardon, c'est au ciel que je veux la chercher, c'est au ciel qu'elle m'aimera tou- jours!... J'ai fait avec Berthe * une promenade très courte, je gelais et puis ce n'est pas amusant de se promener seule! Il a fallu mettre une robe rose et aller dîner chez M Scrive, rien n'est plus fatigant que ces repas de Balthazar qui n'en finissent pas!...

Mercredi 7 décembre 1864 Mon pauvre père est toujours bien triste, et j 'en suis arrivée

à désirer son départ! Ah l'égoïsme est un affreux défaut et cependant que de fois on est tenté de dire : et moi?... Mon Dieu, que je sache toujours penser aux autres, agir en vue de leur bonheur, et alors vous me bénirez n'est-ce pas? J'ai été prier Notre-Dame-des-Sept-Douleurs qui m'a consolée, remontée; je suis restée longtemps près de mon père causant avec lui pour le faire sourire! Puis j 'ai lu, j 'ai écrit, j'avais besoin de penser à mes amies pour me distraire de la tâche difficile que Dieu m'a imposée et que je veux remplir jusqu'au bout! Marie et Achille sont venus dîner, ce qui m'a fait un extrême plaisir et la soirée s'est écoulée avec un ouvrage et une douce causerie!

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+ Jeudi 8 décembre 1864 Quelle belle fête! Ô ma Mère quelle joie pour moi de fêter

votre Immaculée Conception! Le cœur de votre enfant chante vos louanges et remercie Dieu de cette glorieuse prérogative! Je me suis consacrée à vous d'une manière toute particulière aujourd'hui, je vous ai demandé de m'adopter pour votre fille avant de nous donner au ciel et sur la terre ce beau titre que nous désirons tant, celui d'enfant de Marie! (...).

Vendredi 9 décembre 1864

Mon Dieu, mon Dieu ayez pitié de moi! Mon père vient de partir et Paul se plaint d'une douleur au côté! Qu'est-ce? Pourvu que cela ne soit pas un souvenir de sa pleurésie? Depuis quelques jours, on ne le trouvait plus comme à son ordinaire; hier, il n'a pas voulu courir avec Raymond; il disait qu'il ne le pouvait pas, lui qui ne se plaint jamais ! Et personne ne me prévient. Mon Dieu, mon Dieu secourez-nous! Ô Marie, Notre-Dame-de-Bon-Secours priez pour nous! Le médecin arrive et m'assure que ce n'est rien de grave. Merci, Oh! merci mon Dieu! Faites que mon cher Paul ne soit jamais malade!... J'avais été quelques instants chez M Dewitte, mais il me tardait de rentrer! Ah! qu'il est pénible d'être seule pour supporter toutes ces grandes et terribles heures qui marquent si cruellement la vie!

Samedi 10 décembre 1864

C'est aujourd'hui que Marie a vingt et un ans! Qu'elle soit heureuse, c'est le vœu le plus sincère et le plus grand désir de mon cœur! Préparez-lui une vie douce et calme, ô mon Dieu ! Il a fallu aujourd'hui faire preuve de fermeté et montrer mon autorité, or rien ne me coûte plus que cela! Cependant j'avais donné un ordre, ils n'ont pas obéi et appelant Léopold je lui demandai la cause de cette conduite; après qu'il m'eut donné ses raisons, moi qui connaissais la principale, je le lui fis comprendre avec un calme et une sévérité dont je ne me croyais pas capable et je lui dis que lorsque je demandais quelque chose je tenais à être obéie! C'était mon premier acte d'autorité envers les domestiques et je l'avoue, il m'a coûté; j 'aime mieux dire toujours : « C'est bien! » Marie Wallaert a dîné avec nous et nous avons passé une charmante soirée!

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Dimanche 11 décembre 1864

Après la messe de midi, je suis rentrée, j 'ai lu M. Mennechet qui m'intéresse beaucoup, j'ai vu Ossian dans la poésie cel- tique, puis l'Edda, cette fable si amusante de la poésie scan- dinave qui donne raison d'être à tous les éléments avant la création!... M Lemoinnier est venue et nous sommes partis pour la conférence de Saint-Maurice! Le père jésuite a très bien parlé sur la nécessité d'imiter Notre-Seigneur Jésus- Christ... M. et M Bourdon, le colonel Schmitt, etc., dînaient chez bon papa, mais je n'ai pas beaucoup joui de cette soirée, j'étais trop fatiguée, je toussais, quelle ennuyeuse chose qu'un rhume!

+ Lundi 12 décembre 1864 Mon Dieu aidez-moi, faites-moi voir le vrai chemin! La

conférence était aujourd'hui sur le travail! Le travail est obli- gatoire et on manque à cette obligation 1) en ne faisant rien ou des riens, 2) en ne faisant pas ce que l'on doit faire, 3) en faisant mal ce que l'on fait! Grand sujet de réflexions et de prières!

Mercredi 14 décembre 1864

J'ai passé une délicieuse matinée avec Marie et Achille, ils sont si charmants, si affectueux pour moi! M Crouan est venue passer la soirée avec ses filles, nous avons travaillé et causé...

Jeudi 15 décembre 1864 Oh! que ma pensée est peu à Lille! Sans cesse, elle se reporte

dans un wagon du chemin de fer de Bordeaux à Paris ! Là, je vois ma bonne et chère amie, M. et M de Bréda, les voici bien près d'arriver. Ah! qu'ils sont heureux! Quand me sera- t-il donné de dire aussi : voici Paris. J'ai été voir Marie Scrive toujours bien souffrante; pauvre jeune fille, elle est pâle et triste, semblable à cette jolie fleur qui, hier fraîche et rose, est aujourd'hui flétrie et languissante! Qu'est-ce que la beauté, qu'est-ce que la vie? Une fumée, un vain nom qui se perd bientôt dans le lointain!... Une seule chose est durable : Dieu, la vertu!

Vendredi 16 décembre 1864 Mon père vient d'arriver, voici donc un bouton de rose, un

des seuls qui ait pu fleurir sur le sol humide et glacé du Nord!...

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Bon papa est plus gai, il va mieux! Nous avons fait quelques visites avec ma tante! Assommante chose que des visites lors- qu'on connaît à peine ceux que l'on va voir et souvent ennuyer! Enfin ne faut-il pas s'habituer à tout dans ce monde? Ne faut- il pas plier sa volonté?

Samedi 17 décembre 1864

J'ai encore été déjeuner chez Marie! Les départs commencent : ce matin j 'ai entendu piaffer! C'étaient les che- vaux qui faisaient leur adieu et moi, au fond du cœur, je me disais : « Ils sont bienheureux! » J'ai été dire adieu, moi aussi et puis il a fallu me préparer pour le concert du Cercle! J'ai mis une fleur dans mes cheveux, tristes souvenirs d'un passé que je regrette!... Ah! où est-il ce jour que je n'oublierai de ma vie, où pour la première fois je mettais le pied dans un salon rempli de fleurs et de lumières? C'était mon premier bal et maman jouissait de mes premiers essais et de mes sourires!... Lorsque fatiguée, je restais inactive, je rencontrais les yeux de ma mère qui me souriaient et qui semblaient me dire : « Ne crains rien, je suis là! »... Mon Dieu que ces sou- venirs sont amers, mon premier, mon dernier bal, heureuse et tranquille sous l'égide maternelle! Ah! je me rappelle avec quelle fierté enfantine, je comptais le nombre de mes dan- seurs! Ah! oui, dois-je le dire? J'aimais ces salons si gais, ces danses, cette joie!... Ma mère était là près de moi, son regard ne quittait pas le mien! Mais maintenant?... Ah! maintenant le monde ne fait que m'attrister, qui est-ce qui jouira avec moi et pour moi?... Qu'est-ce qui m'avertira du danger?... Mon cœur se brise à la vue des jeunes filles heureuses à qui leurs mères sourient! Oh! qu'alors j 'ai de peine à être gra- cieuse, aimable et à cacher ce que mon cœur éprouve!...

Le concert a été très joli, la musique a calmé un peu mon chagrin et j 'ai applaudi avec enthousiasme à l'air de Rigoletto chanté par Naudin et au magnifique morceau de Lucie chanté par M Battu!

Dimanche 18 décembre 1864

Mon dernier jour à Lille! Ainsi est fait le cœur de l'homme qu'au moment de quitter même la ville qu'il n'aime pas, il le regrette! Moi, je ne regrette pas Lille, mais quitter bon papa, ma bonne tante Émilie, Achille, Marie, cela me coûte!... J'ai été à la messe et j 'ai demandé à Dieu de me protéger et de

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garder ceux que je laisse ici ! Puis j 'ai été dire adieu à Marie Scrive, à Léontine et à Mathilde Dewitte; M Crouan est venue dîner et la soirée s'est passée tranquillement!...

Lundi 19 décembre 1864

Ah! je ne le cache pas, de grosses larmes me sont venues, aux yeux en embrassant encore une fois bon papa, ma tante, ma chère Marie! Cette salle à manger où bon papa restait tout seul, que c'était triste! Et puis la machine à vapeur nous a emmenés tous, loin du brouillard du Nord!... A mesure que j 'approchais de Paris, mon cœur s'ouvrait aux riantes pensées! Revoir mes chères amies, revoir ceux que j 'aime tant, mon Dieu, c'était encore un bonheur! Thérèse est venue le soir, quelles actions de grâce nous rendions à Dieu qui nous réu- nissait! Ah! la douce joie que celle du retour! Mon oncle Mortimer est venu. Marie est souffrante, qu'a-t-elle, ma chère cousine? Il y a donc toujours un point noir dans le bonheur! Jules est venu un instant, douce et chère réunion! Ah! nous voici enfin dans ce délicieux appartement, ma petite chambre, mon cher salon, que de souvenirs et que de projets formés pour l'avenir, que Dieu les entende et les bénisse! M Loupot est enfin arrivée! Elle dînait chez Marie qui va bien. Et puis je me suis endormie en disant : « Demain ! demain ! »

Mardi 20 décembre 1864

Je voulais aller à la messe; mais impossible, mon cher som- meil a parlé plus haut que toutes mes bonnes espérances et ce n'est qu'après le déjeuner que j'ai pu aller remercier le bon Dieu qui m'a rendue si heureuse en me ramenant à Paris au milieu de tous ceux qui me sont chers!... Bien vite je suis montée cinq minutes chez Thérèse, puis je suis allée chez ma tante; Marie va beaucoup mieux et à la hâte j 'ai pris le chemin de la maison, où Marguerite de Fontages m'attendait. Après avoir passé de trop courts instants près d'elle, Thérèse est venue me chercher et nous sommes allées ensemble au salut.

Oh! qu'il m'était doux de prier Jésus dans cette chère église que j 'aime tant!... Paul et moi dînions chez M de Bréda, où nous avons passé une délicieuse soirée!

Mercredi 21 décembre 1864 Journée assommante s'il en fut ; le temps était sombre, triste

et malgré cela il m'a fallu toute la journée faire des visites.

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Cet ouvrage a été composé et achevé d'imprimer par l'Imprimerie Floch à Mayenne

en mars 1985

pour le compte des Éditions Montalba 3, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie

75004 Paris

N° d'édition : 36. N° d'impression : 22807. Dépôt légal : avril 1985.

(Imprimé en France) ISBN 2-85870-039-7

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L'histoire commence un samedi matin chez un bou-

quiniste du marché aux puces de Saint-Ouen. Sous une reliure soignée, 300 pages d'une écriture régulière, le journal intime d'une jeune fille du faubourg Saint-Ger- main sous le Second Empire.

Lire Caroline, la suivre dans ses occupations quoti- diennes, partager ses amitiés, sa vie mondaine, sa pra-

tique religieuse zélée, c'est le premier intérêt du journal, rare témoignage vécu de l'intérieur .sur la sensibilité d'une époque et d'une classe sociale, et la manière dont elle « gérait » ses filles.

Mais au-delà de Caroline, de ses émois et de ses inquié- tudes face à un avenir qui ne lui appartient guère, le

journal nous ouvre à deux battants les portes des salons du Faubourg. Là se joue le théâtre mi-public, mi-privé de relations sociales, associant le rituel nostalgique d 'un

modèle aristocratique révolu à des stratégies de conquête du pouvoir dont les alliances matrimoniales sont un ressort essentiel.

Premiers lecteurs de Caroline, Michelle Perrot et

Georges Ribeill ont mené l 'enquête en amont et en aval du Journal pour renouer les fils d'une histoire familiale et sociale d o n t la c o h é r e n c e et l' exempla r i t é se révè len t

sur plusieurs généra t ions .

Michelle Perrot, historienne, professeur à Paris VII a conduit ses recherches de l'histoire du monde ouvrier à celle des femmes et de la vie privée.

Georges Ribeill est un centralien venu à l' histoire ; ses tra- vaux portent sur l'histoire de la vie industrielle et notamment celle des chemins de fer.