Le Héros balzacien

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GROUPE INTERNATIONAL DE RECHERCHES BALZACIENNES Collection Balzac Le héros balzacien Balzac et la question de l’héroïsme Jacques-David EBGUY

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GROUPE INTERNATIONAL DE RECHERCHES BALZACIENNES

Collection Balzac

Le héros balzacien

Balzac et la question de l’hé-roïsme

Jacques-David EBGUY

Publié avec le concours du Centre Natio-nal du Livre

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et du Centre Jean Mourot (Université Nancy 2)

Christian Pirotéditeur

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Collection Balzacdirigée par Nicole Mozet

sous l’égide duGroupe international de recherches balzaciennes

La « Collection Balzac » du GIRB prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions SEDES, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de l’impossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac, Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; L’Érotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd., 2001) ; Balzac dans l’Histoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).

Déjà parus : Penser avec Balzac, José-Luis Diaz et Isabelle

Tournier éd., 2003 Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd., 2003. Aude Déruelle, Balzac et la digression : la nais-

sance d’une nouvelle prose romanesque, 2004. Balzac géographe : territoires, Philippe Dufour

et Nicole Mozet éd., 2004. Balzac et la crise des identités, Emmanuelle

Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen éd., 2005.

Nicole Mozet, Balzac et le Temps. Littérature, histoire et psychanalyse, 2005.

Balzac avant Balzac, Claire Barel-Moisan et Jo-sé-Luis Diaz éd., 2006.

Pierre Laforgue, Balzac dans le texte, 2006. José-Luis Diaz, Devenir Balzac. L’invention de

l’écrivain par lui-même, 2007.

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Balzac et le politique, Boris Lyon-Caen et Ma-rie- Ève Thérenty, 2007.

Balzac, L’aventure analytique, Claire Barel-Moisan et Christèle Couleau, 2009.

Pour La Comédie humaine, sauf indication contraire, l’édition de référence est celle de la « Bibliothèque de la Pléiade » en douze volumes (CH), ainsi que les deux vo-lumes parus des Œuvres diverses (OD).

Pour les Lettres à Madame Hanska, les références renvoient à l’édition de Roger Pierrot, LHB, en deux vo-lumes, Laffont, coll. « Bouquins ».

AB : L’Année balzacienne. Revue annuelle du Groupe d’Études Balzaciennes. Depuis 1963, Garnier ; nouvelle série ouverte en 1980, Presses Universitaires de France depuis 1983.

À Leïla.

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Mes remerciements vont à Nicole Mozet qui m’a donné ac-

cueil dans la « Collection Balzac » ;à José-Luis Diaz, qui dirige avec elle le séminaire « Bal-

zac » de l’Université Paris-Diderot,et à Nathalie Preiss, organisatrice d’une Journée d’études

sur le personnage balzacien ;à mes parents bien sûr, indéfectibles relecteurs.

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Introduction

INTRODUCTION

Ouverture 1 : Problématique

Rastignac ou Eugénie Grandet, Lucien de Rubempré ou Mme de Mortsauf … : des romans de Balzac1, c’est d’abord le souvenir de quelques figures qu’emporte le lecteur. Qu’on vante leur pouvoir de susciter des émo-tions et d’incarner les forces qui font l’homme, et les voi-là devenues, sans qu’on y pense, « héros » ou « hé-roïnes », au même titre que tel ou tel protagoniste d’une épopée antique, d’un drame shakespearien ou d’une tra-gédie classique. Le processus n’aurait d’ailleurs rien de nouveau. Rappelons que dès 1846, dans son texte juste-ment intitulé « De l’héroïsme de la vie moderne », Charles Baudelaire, en critique d’art contemporain de Balzac, achève sa démonstration de la beauté de son temps et de la richesse poétique de la vie parisienne en référant à des figures épiques les personnages balza-ciens qu’il invoque : « Car les héros de L’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau2 ».

Cette apostrophe fameuse, à la fois expression de l’admiration d’un artiste pour un autre et preuve de la grandeur d’une vie moderne si décriée, met à elle seule en lumière le présupposé central d’un certain usage du mot « héros ». Tout en désignant une évolution (la quali-té du présent s’attachant au romanesque balzacien en fait la supériorité), elle souligne en effet une perma-nence (il y a des héros chez Balzac comme chez Ho-mère). Mais l’établissement du parallèle va-t-il de soi ? Peut-on établir cette continuité presque magique entre deux époques, deux genres, deux contextes ? La formule baudelairienne, qui sonne si juste aux oreilles d’un lec-teur passionné de Balzac, ne gomme-t-elle pas une évo-

1. Toutes les références aux textes de La Comédie humaine renverront à l’édition de La Comédie humaine (1829-1848) publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex (Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1976-1981, 12 vol.). Les références des citations extraites de La Comédie humaine seront ins-crites dans le corps du texte, sous la forme : titre de l’œuvre, suivi du numéro du volume en chiffres romains et de la page de la citation.

2. Charles Baudelaire, « De l’héroïsme de la vie moderne », Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard (« Bibl. de la Pléiade »), p. 496.

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lution plus fondamentale (le changement de configura-tion historique, culturelle et esthétique permet-il de don-ner au terme de héros le même sens que dans l’épopée homérique ?) ? Nous voilà en tout cas, grâce à cette for-mule, au cœur de notre interrogation, dont nous pou-vons disposer d’emblée les termes : y a-t-il des « héros » dans les romans de Balzac ? En quel sens pourrait-on en-core parler d’héroïsme et / ou d’héroïsation à la lecture de ses romans ?

Il existe, bien sûr, des réponses immédiates et évi-dentes à ce double questionnement. Soucieux de vrai-semblance, premier grand romancier « réaliste » (la dif-ficile valeur d’usage de ce terme piégé nous oblige à re-courir aux guillemets), l’auteur de La Comédie humaine, prenant ses distances avec le modèle du récit épique, au-rait délibérément refusé toute idéalisation à et de ses personnages. En choisissant d’écrire le roman de mœurs de la nouvelle société qui s’installe, Balzac ancre ces derniers dans un réel socialement et matériellement dé-terminé, là où le héros est traditionnellement un être de l’ailleurs et de l’hors-temps, comme venu d’un autre monde. Si l’on admet, avec Nicole Mozet, que le « ro-mancier réaliste » est celui qui « parle du présent », rend beau « le médiocre et le familier » et a fait le « deuil de l’âge d’or3 », on ne pourra, pour commencer, que souligner l’apparente opposition entre un projet d’intellection du présent et du social dans leur réalité nue et matérielle4 et la possibilité de transfigurer des personnages, d’en manifester la particularité et, plus en-core, l’exceptionnalité. L’articulation de ces deux moda-lités de représentation5 est d’autant plus problématique au moment où écrit Balzac que le monde social et mou-vant auquel il se confronte témoigne du passage d’une structure verticale (une société figée et hiérarchisée) à une société horizontale (aux hiérarchies changeantes et sans véritable fondement). Sans revenir pour l’heure sur

3. Nicole Mozet, Balzac et le temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 51. Sur la périodisation du réalisme balzacien, voir, plus générale-ment, le chapitre 3 de cet ouvrage, « Une esthétique du contemporain » (p. 49-62).

4. Par où Balzac donne sa légitimité au genre romanesque comme roman de mœurs.

5. La représentation étant tout ensemble narration et figuration.

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Introduction

la question bien connue du développement de l’idée d’égalité (qui conduira à la société démocratique) au XIXe siècle6 et sur ses conséquences esthétiques7, souli-gnons que le romancier semble même opposer plus pré-cisément, dans ses œuvres et ses réflexions, l’avant et l’après Louis-Philippe. Avant : « l’ère des contrastes entre le grand et le petit, les bons et les méchants, les nobles et les manants, les hommes et les femmes, etc. ». Après : « une tendance irrépressible au mélange des classes, des races, des sexes et des genres8 ». Dès lors, le roman balzacien, contrairement à l’épopée antique ou médiévale, ne pourra partir d’un héroïsme donné, ancré dans un partage du sensible ordonné et cohérent. Si hé-roïsme il y a, il sera à construire.

Si l’on s’autorise tout de même à poser la question de l’héroïsme, c’est que, contrairement à ce qu’une lecture trop uniformisante de l’histoire du roman pourrait lais-ser penser, le XIXe, siècle « désenchanté », de la bour-geoisie montante, siècle des « illusions perdues », nous y reviendrons, est aussi le siècle d’un retour des mythes, d’un effort pour sacraliser encore ce qui peut l’être, et notamment l’Individu, sous sa forme la plus éclatante. Le roman populaire, celui d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue, florissant dans la première moitié du XIXe, célèbre ainsi des personnages extraordinaires, des êtres à part, qui s’élèvent au-dessus des lois communes et fascinent des lectrices et lecteurs avides de suivre leurs aventures. Homme supérieur ou « surhomme9 », un personnage comme le Comte de Monte-Cristo dans le roman épo-nyme de Dumas, apparaît comme un individu tout-puis-sant, qui ne doit cette puissance qu’à lui-même et

6. Balzac illustre en un sens l’idée, développée notamment par Louis Du-mont dans son ouvrage Homo hierarchicus, de l’opposition entre une concep-tion hiérarchique du monde et une vision égalitaire vers laquelle auraient pro-gressivement basculé les sociétés européennes (voir Louis Dumont, Homo hie-rarchicus, Paris, Gallimard, 1965). Sur cette question, on pourra également lire les considérations préliminaires de Michel Condé (La Genèse sociale de l’indivi-dualisme romantique : Esquisse historique de l’évolution du roman en France du dix-huitième au dix-neuvième siècle, Tübingen, Niemeyer, 1989, p. 3-5).

7. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article « Pour un nouveau romanesque : la problématique esthétique du Bal de Sceaux », AB 1999, p. 541-566.

8. Nicole Mozet, op. cit., p. 209.9. Nous reprenons ici l’expression d’Umberto Eco, De Superman au sur-

homme (1978), Paris, Grasset, 1993.

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semble même, l’idée est bien connue, prendre la place d’un Dieu qui s’éclipse. Lise Queffélec a dressé le por-trait de ce type de héros dans son étude du roman-feuilleton, lieu par excellence de son déploiement :

Séducteur irrésistible, il n’a souvent pu acquérir cette toute-puissance que par un crime qu’il expie (d’où cette ambivalence Bien-Mal interne à la toute-puissance chez nombre de héros) et par une initiation dont le roman retrace parfois les étapes. Dressé face à une société imparfaite où règne un ordre fallacieux, qui est celui de la force et non du droit, il y fait adve-nir – après une lutte contre son (ses) double(s) noir(s), le(s) héros du Mal – la justice suprême du Ju-gement dernier, avant de regagner les terres des pro-fondeurs d’où il a surgi un jour 10.

Il n’entre pas dans notre propos d’analyser le pas-sage du héros romantique, souvent dépeint sous les traits d’un envoyé de Dieu, au héros du roman populaire, véritable substitut de Dieu. Retenons l’effort d’un siècle pour inventer des figures héroïques, des mythes qui pourraient susciter l’adhésion du public et exprimer les problématiques contemporaines. Si la figure du héros subit au XIXe siècle une forme de remise en cause, en raison de la prise en compte croissante des contraintes et déterminismes sociaux et psychologiques, on ne sau-rait pour autant en conclure à sa disparition : parce qu’il incarne la liberté et la possibilité toujours maintenue d’échapper à ces déterminismes, le héros demeure le moyen le plus immédiat de créer une communication entre romanciers et public. Analysant le motif de l’hé-roïsme chez Nietzsche, la philosophe Antonia Birnbaum, dont nous reprenons le diagnostic inaugural, note pa-reillement : « Le versant mythique de l’héroïsme est bien une réaction à l’advenue historique de la modernité, mais il y répond sur le mode de la dénégation11. » Il conviendra donc de ne pas perdre de vue que nos ana-lyses, étroitement circonscrites à Balzac, supposent un

10. Lise Queffélec, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 1989, p. 27.

11. Antonia Birnbaum, Nietzsche. Les aventures de l’héroïsme, Éditions Payot et Rivages, 2000, p. 15.

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Introduction

questionnement plus vaste sur la « réactualisation de l’héroïsme12 » au XIXe siècle.

Chez Balzac même, dont on pourrait a priori situer la démarche entre la glorification de personnages supé-rieurs d’un certain roman populaire, et la volonté d’ex-clure les héros du roman exprimée par Zola à la fin du siècle13, on s’accorde à trouver des personnages « hé-roïques ». S’interrogeant sur la question du héros à tra-vers l’histoire de la littérature, Philippe Sellier voit ainsi dans le XIXe siècle, notamment romantique, une période de « renouveau de l’héroïsme14 » et note que « Balzac a manifesté son imagination épique dans l’extraordinaire "Napoléon du peuple", récit des campagnes impériales enchâssé dans Le Médecin de campagne. » Il affirme en-core que « bien des pages de La Comédie humaine cé-lèbrent celui qui apparaît au romancier comme le héros d’aujourd’hui : le brasseur d’affaires, l’homme qui s’élève seul par son génie […] » et voit en Vautrin « un surhomme, doué de pouvoirs étranges, d’une force phy-sique et d’une trempe exceptionnelles15 ». Thomas Pavel, auteur d’une grande synthèse sur l’histoire du roman, le-quel repose selon lui sur « le dialogue séculaire entre la représentation idéalisée de l’existence humaine et celle de la difficulté de se mesurer avec cet idéal16 », souligne que « La Comédie humaine regorge […] de personnages animés par une énergie tout aussi inexhaustible que celle dont disposaient les héros des romans anciens et baroques17. » Certes, Pavel, conscient de la diversité de la création balzacienne de personnages, se refuse à rat-tacher la totalité de son entreprise à une des voies em-pruntées par le roman au XIXe siècle : « La Comédie hu-

12. Id.13. Voir par exemple, dans un texte sur Flaubert : « Fatalement, le roman-

cier tue les héros, s’il n’accepte que le train ordinaire de l’existence commune. Par héros, j’entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosse » (Émile Zola, [Les Romanciers naturalistes, 1881], Le Roman natu-raliste. Anthologie, Édition établie, présentée et annotée par Henri Mitterand, Paris, Le Livre de poche classique, 1999, p. 54).

14. Philippe Sellier, Le Mythe du héros, Paris, Bordas, 1990, p. 104.15. Ibid., p. 106.16. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard (« Nrf essais »),

2003, p. 12.17. Ibid., p. 246.

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maine de Balzac est un répertoire tellement immense de types sociaux et de comportements en tous genres qu’il serait injuste de réduire la luxuriance de cette œuvre à une seule parmi les options du roman du XIXe siècle18. » Le critique n’en travaille pas moins à démontrer, dans les quelques pages qu’il lui consacre, que Balzac, cher-chant au sein de la société « non pas uniquement des gens ordinaires au grand cœur, mais également des per-sonnages véritablement exceptionnels19 », est un des « représentants les plus vigoureux » de ce qu’il appelle « l’idéalisme romanesque20 ». Notons d’ailleurs, que chez les contemporains de Balzac mêmes, la comparaison entre ce dernier, auteur de romans, et Homère, auteur d’épopées, était déjà monnaie courante21. On ne s’étonne-ra donc pas que Barbey d’Aurevilly, dans sa critique des Misérables écrite en 1862, oppose au Marius de Hugo, les « héros, si variés et si complets, de La Comédie hu-maine22 ».

De Baudelaire à Pavel, en passant par Georg Lukács, les lecteurs avisés de La Comédie humaine n’ont pas de difficulté à déceler la présence de personnages hé-roïques et héroïsés chez Balzac, personnages dont nous voudrions examiner la caractérisation et les traits.

L’ampleur du domaine abordé et de l’œuvre balza-cienne ne nous permettant pas, sauf à procéder à de coûteuses simplifications, d’être exhaustif, c’est sur les Scènes de la vie privée23 que nous nous attarderons plus particulièrement, précisément parce que l’héroïsme y est moins évident, moins appelé par des considérations gé-

18. Id.19. Ibid., p. 245.20. Ibid., p. 246.21. Sur ce point, voir la Préface de Stéphane Vachon à Honoré de Balzac,

Mémoire de la critique, Textes choisis et présentés par Stéphane Vachon, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 12. En 1866, Zola désigne La Comédie humaine par l’expression « épopée moderne » (id.) : « Seul un tel homme pouvait écrire l’épopée moderne. Il fallait qu’il eût passé par la faillite pour composer son César Birotteau, qui est aussi grand dans sa boutique de parfumeur que les héros d’Homère devant Troie » (voir Émile Zola, [Les Ro-manciers naturalistes, 1881], op. cit., p. 42).

22. Jules Barbey d’Aurevilly, Victor Hugo, Paris, Éd. G. Crès et Cie, 1922, p. 74.

23. On n’entrera pas ici dans l’examen des enjeux et de la « validité » de la classification balzacienne en scènes.

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Introduction

nériques ou stylistiques. Reposant, entre autres opposi-tions, sur celle entre Paris et la province, l’univers balza-cien fait apparaître presque fatalement « un surcroît de poésie du côté parisien24 ». Le caractère exotique et fan-tastique conféré à la capitale par la description, qu’on pense par exemple à La Fille aux yeux d’or25, suppose ou implique, dans les Scènes de la vie parisienne, la pein-ture de figures spéciales, étranges, hors du commun même. Les Scènes de la vie politique, plus clairement encore, se donnent pour objectif de « montrer les exis-tences d’exception qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous, qui sont en quelque sorte hors la loi com-mune » (« Avant-propos » de La Comédie humaine, I, 19). La volonté de démontrer, dans les Études philoso-phiques, les ravages de l’idée, de la pensée, en une dé-marche délibérément allégorique, nécessite tout autant l’invention de figures à part, tels Louis Lambert ou Bal-thazar Claës, emportés par la toute-puissance de leur pensée au-delà de la commune humanité. En nous inté-ressant aux Scènes de la vie privée, qui semblent expo-ser une société plus « moyenne », nous voudrions souli-gner que la question de l’héroïsme, cruciale dans l’œuvre balzacienne, appelle un traitement singulier lié à un changement de configuration historique, sociale, et donc esthétique, que des textes plus immédiatement « ancrés » dans la réalité nous permettent de mieux sai-sir.

C’est en effet que l’enjeu est d’importance. Créer des êtres « à part » (à en rester pour l’heure à une caractéri-sation très générale) n’est pas simplement pour Balzac un moyen de s’assurer l’intérêt de ses lecteurs, pressés de connaître les aventures vécues par les figures hors normes présentées. L’invention de « héros » possède à l’inverse une triple « nécessité », que nous voudrions ra-pidement exposer.

Plus que tout autre, Balzac a été sensible à la remise en question, à son époque, d’une certaine organisation

24. Nicole Mozet, op. cit., p. 59.25. Félix Davin écrit d’ailleurs de l’Histoire des treize, à laquelle appar-

tient La Fille aux yeux d’or, qu’elle est « à elle seule toute une épopée mo-derne » (« Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle » (1835), in Honoré de Balzac, La Comédie humaine, I, 1169).

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de la société, reposant sur des différences de nature et des distinctions transindividuelles. Michel Condé, com-mentant le romancier, a abondamment souligné un chan-gement d’organisation du social entre le XVIIIe et le XIXe

siècle :

Dans la représentation qu’elle se donnait d’elle-même, la société d’Ancien Régime se définissait par des principes extérieurs ou transcendants aux indivi-dus qui la composaient 26.

Balzac (ou son porte-parole Félix Davin), dans son diagnostic sur la société du XIXe siècle ou la société post-révolutionnaire, exprimé tout au long de son œuvre27, dé-plore le changement de mœurs et la transformation de la société qui se sont opérés au XIXe siècle. L’individu n’est plus simplement défini par sa naissance, il ne dispose plus d’une identité immédiatement saisissable, garantie par un ordre, une organisation quasiment transcen-dante28. La valeur représentative des personnes n’appa-raît plus d’emblée parce que l’individu n’est plus ce tout, cette magique alliance d’un nom, d’une apparence, d’une position et d’une manière de voir et de faire. En oppo-sant l’autrefois et le maintenant, le XVIIIe et le XIXe

siècle, Balzac oppose en fait deux régimes de signes. Au-trefois, le monde était lisible : « les caractères étaient tranchés [...] Jadis, la caste donnait à chacun une physio-nomie qui dominait l’individu » (Préface d’Une fille d’Ève, II, 263). En revanche, « Aujourd’hui au XIXe

siècle, l’égalité produit en France des nuances infinies. Désormais l’individu ne tient sa physionomie que de lui-même » lit-on dans cette même préface d’Une fille d’Ève (II, 263). Les classes se fondent, les hommes s’entreco-pient et les signes distinctifs s’échangent, « de l’apothi-

26. Michel Condé, op. cit., p. 5.27. Dans une série de textes aussi bien théoriques que romanesques. Voir

notamment l’Ébauche de La Maison du chat-qui-pelote (1829) ; Traité de la vie élégante (1830 ; XII, 224), « À trente ans » (1832) ; Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle » (1835) ; Postface de La Fille aux yeux d’or (1835) ; Préface d’Une fille d’Ève (1839) ; Préface de Splendeurs et mi-sères des courtisanes (1845).

28. Sur cette question, on pourra également se reporter à l’ouvrage de Jean Paris, Balzac (Paris, Balland, 1986, p. 182 notamment).

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caire à la princesse29 ». Dans cette société, « [r]ien ne différencie les positions30 ».

L’auteur de La Comédie humaine est plus particuliè-rement sensible à l’idée d’une uniformisation, d’une dis-parition des différences immédiatement visibles entre in-dividus et entre identités. « Nous avons prodigieusement perdu comme physionomie31 » écrit-il par exemple. D’où une forme de cauchemar esthétique, aux yeux de Bal-zac : tout se mélange, s’entremêle, sans raison, sans si-gnification ; en dehors de quelques îlots miraculeuse-ment préservés, règne le grand flou de l’indifférencia-tion, né de la réduction des distances. Les causes de cette transformation sont multiples : les mutations éco-nomiques, la perte d’influence de l’aristocratie, le déve-loppement de la bourgeoisie, le nouveau visage de la mo-narchie, la nature même de la France, État trop centrali-sé32… Mais le problème qu’elle pose, pour Balzac, est d’abord d’ordre esthétique. À en rester à la question du héros, on observera que le regret esthétique lié à cette évolution de la société33 tient à une interrogation sur la possibilité même de la présentation. La représentation romanesque est en effet comme menacée par cette obs-curité, cette confusion du monde moderne. Le diagnostic n’est d’ailleurs pas propre à l’auteur de La Comédie hu-maine. L’idée qu’un égalitarisme nivelant, conséquence de la Révolution, domine la société française de la pre-mière moitié du XIXe siècle est reprise dans la littérature comme dans la presse. « La société de la Restauration n’arrive pas à penser la modernité en termes de variété et de différence34 » résume bien André Vanoncini. Nous ne reviendrons pas ici sur l’œuvre romanesque de Sten-

29. Alex Lascar, « La première ébauche de La Maison du Chat-qui-pelote », AB 1988, p. 91.

30. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1153.

31. Id. De la même façon, dans la Lettre XI des « Lettres sur Paris », Balzac souligne : « Les mœurs deviennent d’une atonie désespérante » (OD, t. II, p. 939). Dès lors « Les arts ne pouvaient pas prendre de physionomie entre un trône qui s’écroulait et la jeune dynastie qui s’élève » (id.).

32. « Là seulement où la nation est divisée en cinquante petits États, là chacun peut avoir une physionomie » ; en France « l’aplatissement des mœurs sera la conséquence forcée de la centralisation », lit-on dans La Muse du dépar-tement (IV, 671).

333. Dont il arrive aussi parfois à Balzac de se féliciter (voir par exemple, Préface à Une fille d’Ève, II, 264, 271).

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dhal qui montre qu’une noblesse sans énergie et une bourgeoisie mesquine, apparemment en lutte, partagent en fait la même médiocrité : seul un jeune « héros », pré-cisément, peut contester, le temps d’un roman, le pesant règne du Même. Mais les journaux ne sont pas en reste : on lit par exemple dans le Journal des Débats du 14 juillet 1831 : « Ce qui est ennuyeux et fatigant, c’est l’uniformité de nos sociétés modernes. Des armées, un Roi, un Parlement, voilà toute la nation35 ». La Nation est vue comme une masse indistincte, « aplanie » par une bureaucratie aveugle, qu’aucune description, qu’aucune poésie ne peut dès lors relever : « Ce qui n’a pas d’exis-tence propre n’a pas d’histoire, et ne trouve pas d’histo-rien36. » Seule la postérité pourra peindre le monde insi-gnifiant et obscur qui s’étale sous les yeux des hommes des années 1820-183037. « Les contemporains en arrivent finalement à la conclusion extrême que la contempora-néité dans laquelle ils vivent est non seulement ininté-ressante mais également insondable38 ».

En un sens, c’est du même constat et du même ques-tionnement que témoignent la réflexion et la pratique de Balzac : comment présenter la société comme tout intel-ligible à travers la peinture de figures hautement signi-fiantes, si elle apparaît insondable et sans trait mar-quant ? Le romancier laisse en effet parfois entendre que seul ce qui a une physionomie est digne d’être représen-té. Ne lit-on pas dans Albert Savarus à propos de Besan-çon : « dont les mœurs et l’allure, dont la physionomie valent la peine d’être dépeintes » (I, 917)39 ? L’aplatisse-ment des mœurs est donc dénoncé pour des raisons au-tant « littéraires » qu’idéologiques. Stéphane Vachon l’exprime clairement :

34. André Vanoncini, Figures de la modernité. Essai d’épistémologie sur l’invention du discours balzacien, Paris, José Corti, 1984, p. 61.

35. « Histoire Constitutionnelle et administrative de France, par M. Cape-figue », Journal des Débats, 14 juillet 1831, cité in André Vanoncini, op. cit., p. 61.

36. « Recherches historiques sur la ville de Salins, par M. Béchet », Le Globe, 20 mai 1829, cité in André Vanoncini, op. cit., p. 61.

37. Voir sur ce point le texte « État des mœurs et des esprits à la fin du XVIIIe siècle », Revue de Paris, janvier 1830, p. 172-173.

38. André Vanoncini, op. cit., p. 63.39. C’est nous qui soulignons.

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Au-delà de l’évanouissement des singularités en-traîné par l’égalisation démocratique, que certains regrettent par conservatisme ou par nostalgie, que d’autres perçoivent comme un adoucissement dû à l’équilibre des conditions, c’est le pouvoir (ou le dé-sir) d’intellection de la fiction narrative qui est mis en cause ici40.

« En effet, comment rendre intelligible l’obscurité contemporaine de ce qui a été nivelé41 ? » poursuit-il. Le cauchemar de la modernité serait de proposer un monde plat, dépourvu de sens. L’image de l’habit noir dont se-raient vêtus les Français, qu’on retrouve dans les « Com-plaintes satiriques sur les mœurs du temps présent42 » ou dans La Femme de trente ans43, matérialise l’impossibili-té de distinguer, de voir et donc la fin de la représenta-tion. Il est certes plusieurs manières de répondre à ce brouillage du sens et des identités. Balzac emprunte dans certaines œuvres44 la voie de la complication pour-rait-on dire. Montrant les failles du système de significa-tion, relativisant et multipliant les éclairages signifiants sur le personnage, le romancier invente des figures por-teuses de la confusion et de l’illisibilité contemporaines. Le geste classique d’attribution d’identité, consistant d’une part à associer à un nom une série d’attributs qui permettent d’en dire la substance et d’autre part à ratta-cher un personnage à une espèce, est défait. La présen-tation compliquée rend problématique l’appréhension immédiate du personnage, en dévoilant des identités équivoques, lacunaires, énigmatiques, fragiles, imagi-naires, fluctuantes, contradictoires ou multiples45. Mais

40. Stéphane Vachon, « Balzac théoricien du roman », in Honoré de Balzac, Écrits sur le roman (Anthologie), Textes choisis, présentés et annotés par Sté-phane Vachon, Le Livre de poche (« Références »), 2000, p. 103.

41. Id.42. Honoré de Balzac, « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps

présent », OD, t. II, p. 741.43. Charles de Vandenesse regrette ainsi : « Les rangs, les esprits, les for-

tunes ont été nivelés, et nous avons tous pris l’habit noir comme pour nous mettre en deuil de la France noire » (La Femme de trente ans, II, 1123).

44. Notamment dans les premières Scènes de la vie privée.45. Sur cette représentation « compliquée », on pourra se reporter à la

deuxième partie, intitulée « L’identité décomposée », de notre thèse « Pour une esthétique du personnage : Balzac et le problème de la représentation dans les Scènes de la vie privée » (Université Paris IV, décembre 2001) en contrepoint de laquelle peut être lu le présent ouvrage.

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la création de « héros », par exacerbation de la diffé-rence, est une autre manière, qui nous occupera en ces pages, de préserver la possibilité d’une signifiance et d’une intellection du contemporain, en rétablissant des lignes de force et des points de concentration du sens.

Encore ne suffit-il pas de poser le problème en termes d’intelligibilité. Le sens est d’abord chez Balzac ce qui ressort, ce qui se détache du fond et se « voit ». Réciproquement, le saillant n’est pas seulement ce qui fait sens, qui exprime quelque chose, mais aussi ce qui attire le regard, ce qui peut affecter. En un sens, le li-sible et l’esthétique se confondent chez Balzac. Présenta-tion signifiante et esthétique de la société vont de pair46. Il n’est pas indifférent à cet égard de noter que les consi-dérations esthétiques présentes dans Le Chef d’œuvre inconnu associent étroitement beauté et possibilité de faire saillir. En termes picturaux, il convient, plutôt que d’opposer ligne et couleur, de « modeler » : en effet « c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on dé-tache les choses du milieu où elles sont » (Le Chef d’œuvre inconnu, X, 425). L’important demeure que « les formes deviennent saillantes » (Le Chef d’œuvre in-connu, X, 425).

Or cette conception balzacienne de la représentation comme mise en évidence du saillant suppose une opposi-tion entre personnages au premier plan et personnages secondaires ou à l’arrière-plan. Il n’est qu’à lire la phrase par laquelle, en 1842, Balzac évoque ce qu’il a accompli :

Ce n’était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque, car telle est, en définitive, la somme des types que présente chaque génération et que La Comédie Hu-maine comportera (« Avant-propos » de La Comédie humaine, I, 18)47 .

Dans le discours de Balzac ou celui de Davin, la dis-tinction personnage saillant / personnage moins impor-

46. Le terme « étude », très souvent utilisé par Balzac pour évoquer son travail, relève à la fois du vocabulaire de la peinture, de l’esthétique et de la science.

47. C’est nous qui soulignons.

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tant revient comme un leitmotiv. Il est ainsi question, toujours dans l’ « Avant-propos », de « bien des figures du second plan, qui pour être moins en relief que celles-ci [...] » (ibid., p. 17-18, c’est nous qui soulignons). Félix Davin évoquait pour sa part, à propos d’une série de scènes, d’ « héroïques figures48 ». Dans la Préface d’Illu-sions perdues (première édition 1837, V, 110), c’est l’ex-pression « personnages éminents d’une époque » qui est utilisée : Balzac, encore bien loin du compte, avait alors chiffré à mille le nombre de ses personnages ! Citons pour finir la définition que donne le romancier de l’objet global de sa représentation : « Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants49 ». Pour qu’un protagoniste accède au rang de personnage, il faut qu’il soit mis en relief, il lui faut être un « carac-tère saillant50 ». Sans doute faut-il distinguer les person-nages « saillants » qu’évoquent Balzac ou Davin, et ceux que nous appellerons « héros », en nombre beaucoup plus réduit. Retenons pour l’heure la volonté balzacienne d’établir des différenciations et des distinctions dans son exposition du social. Le romancier théorisant le genre du roman ne prône-t-il pas la nécessité d’ordonnancer les fi-gures créées et de « faire la pyramide51 » :

Quel que soit le nombre des accessoires et la mul-tiplicité des figures, un romancier moderne doit, comme Walter Scott, l’Homère du genre, les grouper d’après leur importance, les subordonner au soleil de son système, un intérêt ou un héros, et les conduire comme une constellation brillante dans un certain ordre52 ?

48. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1150.

49. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des rédac-teurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 314.

50. Honoré de Balzac, « Lettre du 16 mai 1836 », LHB I, 319.51. On aura reconnu la formule qu’utilise Flaubert pour désigner l’orienta-

tion (nécessaire selon lui) d’une œuvre vers un point, un sommet qui lui donne sa lisibilité (Gustave Flaubert, « Lettre à Edma Roger des Gennettes », 8 oc-tobre 1879, Correspondance, t. V, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2007, p. 720).

52. Honoré de Balzac, « Lettres sur la littérature, le théâtre et les arts » (1840), OD, t. II, p. 149.

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Si Philippe Hamon a bien montré que dans le cas de Zola les procédures d’accentuation, d’intensification, que suppose la création d’un héros, pouvaient entrer en certains cas « en contradiction53 » avec la visée réaliste du romancier, pareille contradiction ne se rencontre en fait pas dans la mise en œuvre du projet esthétique bal-zacien. Chez Balzac en effet, la création des person-nages, objet de la représentation romanesque du social, suppose qu’il y ait des personnages qui se détachent, se-lon des modalités très diverses. Le « héros », au sens le plus neutre du terme, est chez lui « nécessaire à la fable54 » et aux affects qu’elle peut et doit susciter.

Mais l’enjeu de l’invention de personnages de héros est aussi éthique. À travers les figures créées et présen-tées, c’est en effet toute une époque qui s’expose et s’af-fiche, c’est toute une génération qui est soumise à l’éva-luation et évaluée. Dans cette perspective, la création de héros peut apparaître aux yeux de Balzac comme une manière de dégager la grandeur potentielle de l’époque, en un siècle où l’héroïsme semble avoir disparu. La der-nière phrase d’Honorine possède, à cet égard, une va-leur emblématique :

Il se trouve encore des grandes âmes dans ce siècle ! dit Camille Maupin qui demeura pensive, ap-puyée au quai, pendant quelques instants (II, 597).

De la même façon, lorsque le narrateur dans La Fausse Maîtresse (II, 217) compare femmes à la mode et militaires : « Les hivers sont pour les femmes à la mode ce que fut jadis une campagne pour les militaires de l’empire. Quelle œuvre d’art et de génie qu’une toilette ou une coiffure destinées à faire sensation ! » (II, 217), l’enjeu semble être d’établir, en dépit de la différence de

53. Philippe Hamon, Texte et Idéologie : Valeurs, hiérarchies et évalua-tions dans l’œuvre littéraire, Paris, PUF (« Écriture »), 1984, p. 62.

54. On se souvient que le Formaliste russe Tomachevski écrivait : « le hé-ros n’est guère nécessaire à la fable. La fable comme système de motifs peut entièrement se passer du héros et de ses traits caractéristiques. Le héros ré-sulte de la transformation du matériau en sujet et représente d’une part un moyen d’enchaînement des motifs et d’autre part une motivation personnifiée du lien entre les motifs » (Boris Tomachevski, « Thématique », in Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tz-vetan Todorov, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1965, p. 296).

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formes, une équivalence entre l’héroïsme passé et l’hé-roïsme présent, afin de sauver l’époque, pourrait-on dire. Notre hypothèse sera que l’activité de figuration et de transfiguration en quoi consiste l’invention de héros est une manière de répondre à la question « que vaut notre temps ? », question portant sur l’ethos d’une époque, question éthique au sens premier du terme55.

On voudrait montrer qu’au moment où Balzac écrit La Comédie humaine, la création de personnages « ex-traordinaires » est un enjeu d’importance, au cœur de son projet esthétique : la puissance figurale de la fiction, sa capacité à dépasser l’illisibilité contemporaine est à ce prix. Manière de répondre, dès à présent, à l’inévi-table question, s’agissant d’écrivains de la modernité : pourquoi encore des héros romanesques ? Plus précisé-ment, la présentation de héros renvoie et voue le texte balzacien à une triple tâche : la dramatisation, l’inven-tion dynamique de situations et d’actions, la mise en ten-sion de leur exposition ; la problématisation des ques-tions sociales, politiques, morales qui travaillent l’époque ; la résistance signifiante au mouvement, aux soubresauts d’un temps et d’un monde. C’est en effet, la possibilité même du sens que dramatise le roman balza-cien. Au fond, Balzac invente une dramaturgie du sens (projection de signes, suspension des significations, création de contrastes et de différences…) pour rendre la représentation possible, nécessaire et mémorable ; pour lui donner une valeur sémantique, éthique, et esthé-tique.

L’adoption, légitime, d’une perspective diachronique aurait pu nous conduire à nuancer notre propos : à me-sure que vieillit le romancier, vieillissent avec lui les per-sonnages héroïsés, qui s’embourgeoisent (de l’aristocra-tie à la médiocratie), se « provincialisent » (de Paris à la province), se féminisent (on pourrait comparer le Lucien de Splendeurs et misères des courtisanes au Rastignac du Père Goriot) ou meurent56. Faisant face à toutes sortes de menaces, les héros, dans le roman balzacien des an-

55. Certains analystes ont également donné un sens moral à la création de héros chez Balzac. Selon Arlette Michel par exemple, l’invention de person-nages empreints de grandeur doit permettre de réagir à la bassesse environ-nante et au désespoir qui pourrait accompagner la prise de conscience de celle-ci (voir Arlette Michel, « La morale du roman : Balzac répond à Hippolyte Cas-tille », AB 2003, p. 229).

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nées 1840, sont « disparaissants » plus que « reparais-sants57 » ; les dernières œuvres du romancier, « envahi[es] par les figurants58 » ne sonnent-elles pas le glas de la possibilité même d’une représentation de hé-ros ? Sensible à la persistance du motif héroïque dans La Comédie humaine, nous avons voulu plutôt en ces pages, au rebours de toute lecture téléologique, aborder l’œuvre et les figures balzaciennes « par le milieu » (Le Chef d’œuvre inconnu, X, 425) et nous arrêter sur les moments où la question du héros prend toute sa portée, se pose avec le plus de vigueur et d’ampleur.

Aussi notre analyse des « héros » balzaciens ne se sé-parera-t-elle pas d’une investigation de la poétique du roman balzacien59, et des effets, sensibles, signifiants, produits par ses œuvres. Le personnage non pas comme objet du roman ou objet du discours narratorial, ainsi qu’une certaine narratologie nous a habitués à le consi-dérer, mais comme élément de la construction du sens, participant à l’élaboration d’un univers. Comment ne pas faire nôtres les remarques d’Isabelle Daunais sur le per-sonnage romanesque, à l’orée de son étude sur le roman réaliste : « le personnage est aussi, par-delà les indivi-dualités dont il est la métaphore, ce par quoi le roman-cier construit ses romans60 » ?

562. Nicole Mozet a noté combien se font rares, après 1840, les person-nages de conquérants et les grandes figures paternelles. Le thème de l’appren-tissage s’épuise, la pulsion se substitue à l’amour – d’où le « recul » des jeunes héros ambitieux et amoureux (Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, Paris, SEDES / CDU, 1982, p. 211).

571. Sur ce point, voir l’article de Roland Chollet, « Ci-gît Balzac », in Claude Duchet, Isabelle Tournier (éd.), Balzac, Œuvres complètes. Le « Mo-ment » de « La Comédie humaine », Saint-Denis, Presses Universitaires de Vin-cennes (« L’imaginaire du texte »), 1993, p. 283-298.

582. Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, op. cit., p. 212.

59. Témoignant d’une poétique en transformation à l’époque de Balzac, le romancier en était particulièrement conscient : « La littérature a subi, depuis vingt-cinq ans, une transformation qui a changé les lois de la poétique » (« Lettres sur la littérature, le théâtre et les arts » (1840), OD, t. II, p. 137). Sur ce point, voir le texte de José Luis Diaz, « Balzac face aux révolutions de la litté-rature », AB 2008, p. 25-42.

60. Isabelle Daunais, Frontière du roman : Le personnage réaliste et ses fictions, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Les Presses Univer-sitaires de Vincennes, « Espace littéraire », 2002, p. 10.

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Son histoire en tant qu’individu fictif doté de telles ou telles qualités nous est racontée par le ro -man, cependant que le personnage comme outil de perception, de réflexion, d’invention agit dans le ro-man et pour le roman61.

Il faudra donc distinguer (même si l’expérience de la lecture est précisément celle de l’entremêlement des deux plans) entre le Rastignac perçu comme image d’une personne, auquel on attribue des qualités « hu-maines », et le Rastignac construit comme figure, mo-teur de l’action, agent de la découverte d’un monde, ré-sultat de l’appréhension globale d’une œuvre qui pense et fait penser. Dans le roman et avec le personnage-hé-ros, s’exposent en effet un mode d’organisation des évé-nements, un mode de saisie du monde, un mode d’attri-bution de valeurs. Pas de prise en compte des person-nages sans prise en compte de l’œuvre en tant qu’elle raconte, figure, pense et juge. Chez Balzac particulière-ment, la construction des personnages-héros se situe à la croisée d’enjeux axiologiques, cognitifs, sémantiques, affectifs et narratifs. Aussi voudra-t-on inscrire notre in-terrogation sur les héros balzaciens à l’intérieur d’une interrogation plus vaste sur le travail de figuration et de composition du romancier. D’où le choix d’une focale singulière : c’est à « mi-distance » que nous nous place-rons, entre la précision de l’analyse micro-textuelle et l’évocation générale de la constitution de La Comédie humaine ; c’est d’abord au singulier que nous serons sensible. Singularité-unité de chacune des œuvres62, sin-gularité-unité des grandes figures, dont nous tâcherons de dessiner le visage à l’intérieur d’une œuvre, plutôt qu’à l’échelle de La Comédie humaine63.

61. Id.62. La Fausse Maîtresse, Le Colonel Chabert et Le Père Goriot seront par-

ticulièrement sollicités. Notre travail pourra également être lu comme une ga-lerie de portraits, ceux de quelques « grandes » figures balzaciennes : Goriot, Rastignac, Vautrin, Chabert…

63. Il pourra dès lors sembler que nos analyses sacrifient ce qui constitue sans doute une des nouveautés et une des singularités les plus cruciales de la pratique balzacienne du roman : l’effet Comédie humaine et le principe du re-tour des personnages. Mais notre parti pris témoignera, en un sens, d’une forme de fidélité à un autre « effet Comédie humaine » : cette impression qu’à chaque roman tout recommence et que ce ne sont jamais ni tout à fait le même personnage ni tout à fait le même monde qui sont présentés. La Comédie hu-maine est un tout mais un tout fragmenté, dispersé, qui ne se donne à chaque

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L’œuvre chez Balzac n’est donc pas simple organisa-tion formelle d’une matière langagière. Elle participe plus globalement d’un travail de partage et de reconfigu-ration du sensible, dont le philosophe Jacques Rancière a montré qu’il est au cœur de l’opération esthétique. Quel effet produisent les énoncés littéraires, et, plus spécifi-quement, les inventions de personnages héroïsés sur notre mode de représentation et d’intellection du réel ? De quelle façon interviennent-ils dans le « partage du sensible », c’est à-dire le « découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit64 » ? Le héros est certes constitution problématique d’une forme mais prendre la mesure de l’invention des figures suppose également une attention à la manière dont cette forme, dont leur « action », dans et hors du texte, remet en question les représentations établies, les organisations données du sensible65, les distributions « des rôles, des territoires et des langages66. » Moins les effets réellement produits sur les lecteurs que les rai-sons et les modalités de cette « effectivité », de ce « faire » de la littérature.

L’enjeu sera donc triple : critique, théorique et spé-culatif. De cette triple orientation – ne pas séparer l’exa-men de l’inventio et des figures balzaciennes de la singu-larité de son projet esthétique ; considérer la poétique romanesque de l’auteur ; s’interroger sur les enjeux cog-nitifs, éthiques et spéculatifs de la pratique balzacienne du roman – se déduisent aisément nos « dettes », la li-gnée dans laquelle notre recherche veut s’inscrire, les réflexions qui nous nourriront et que nous croiserons. Nommons-les rapidement : on s’appuiera sur les travaux de poétique balzacienne sensibles à l’ancrage socio-his-torique de sa problématique esthétique (P. Barbéris, J. Neefs, N. Mozet, P. Laforgue, A. Déruelle…) ; on confrontera l’œuvre balzacienne aux grandes théories du

fois que dans la singularité d’une œuvre. Cela posé, on trouvera quelques consi-dérations sur le retour des personnages (et notamment la mention des princi -paux travaux consacrés à la question) dans le chapitre V de notre thèse, « L’im-possible totalisation » (« Pour une esthétique du personnage romanesque », op. cit., p. 375-388).

64. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Pa-ris, La Fabrique, 2000, p. 13-14.

65. Sur ce point, voir Jacques Rancière, op. cit., p. 63-64.66. Ibid., p. 63.

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roman (G. Lukács, E. Auerbach, I. Daunais, T. Pavel…) et du héros (P. Hamon, V. Jouve, L. Queffélec) ; on interro-gera le statut et les effets des énoncés et des héros bal-zaciens, à partir d’un cadrage proprement conceptuel (G. Deleuze, J. Grange, A. Birnbaum, J. Rancière...).

En prenant ainsi en compte la composition roma-nesque et ses effets « sensibles », il deviendra possible, d’une part, d’analyser la manière dont nous parviennent les personnages « singularisés » et, d’autre part, de pré-ciser les caractéristiques de ces personnages « héroï-sés », afin de dessiner les traits de ce « nouvel hé-roïsme » que Balzac nous paraît présenter. À la fois « comment est constituée l’exceptionnalité de certaines figures ? » et « en quoi consiste leur exceptionnalité ? ». Notre étude ne consistera donc pas, sur le modèle de l’approche du roman stendhalien proposée par Gilbert Durand dans Le Décor mythique de La Chartreuse de Parme67, à repérer les traits du modèle héroïque (qu’il soit épique ou dramatique) qui demeurent chez Balzac. Il ne saurait en effet être question, nous y reviendrons, de concevoir les « héros » balzaciens sur le modèle des fi-gures antiques : la remise en cause de l’ordre symbo-lique et social, le changement d’épistémè et d’univers culturel68, rendent problématique, aux yeux de l’écrivain, l’invention de personnages à part. Nos analyses porte-ront bien plutôt sur l’apparaître et l’être des héros, leur mode de présence et d’intervention dans le roman – texte, récit et histoire. Un certain degré de présence sen-sible : voilà ce qu’est d’abord un personnage ; une cer-taine phénoménologie de l’apparaître : voilà ce que sera d’abord l’analyse de l’invention d’un personnage-héros.

Reste à signaler, à l’ouverture de notre réflexion, un dernier choix de méthode : l’adoption d’une perspective essentiellement synchronique. Sans nier la fécondité des approches génétiques et leur intérêt pour l’éclairage du

67. Gilbert Durand, Le Décor mythique de La Chartreuse de Parme. Struc-tures figuratives du roman stendhalien, Paris, José Corti, 1961.

68. Sur le lien de ce changement d’épistémè avec les évolutions de la re-présentation, voir l’ouvrage de Stéphane Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin (« U »), 2002, p. 10-12.

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texte balzacien, dont témoignent de nombreux travaux69, notre démarche, relevant d’une poétique du roman et notamment du personnage, abordera l’ensemble de textes qui nous occuperont (ceux regroupés dans l’édi-tion du Furne corrigé de la Pléiade70 sous le titre Scènes de la vie privée) essentiellement comme une réalité finie, « offerte » à la lecture et au travail critique. Rappelons-le avec Laurent Jenny :

la décision de lire et d’interpréter, cette décision, qui est la responsabilité du littéraire, suppose le geste arbitraire et souverain qui institue l’œuvre en totalité momentanée de signification. C’est la condi-tion pour que la littérature continue de faire sens et de nous parler71.

Sans doute importe-t-il, plus globalement, de situer Balzac et son œuvre dans l’Histoire, de ne pas les sépa-rer de leurs contextes de tous ordres. Mais si le geste de l’historien est fondamentalement le geste qui « ramène les "idées" à des lieux72 », si « comprendre, pour lui, c’est analyser en termes de productions localisables73 » les matériaux, alors devons-nous peut-être tenir à distance une perspective trop strictement historienne. Prendre la mesure de la pensée-pratique balzacienne du roman, de son événementialité persistante, suppose en effet de re-noncer au geste qui ramène à sa place, qui reconduit à un lieu, ce qui, en se constituant en œuvre, gagne préci-sément une forme d’indétermination et de spécificité. N’y a-t-il pas d’ailleurs une nécessaire divergence ou différence d’approche entre une démarche critique (qui a pour objet l’œuvre) et une démarche historienne ?

69. Citons par exemple l’indispensable Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, de Stéphane Vachon (Paris, coéd. Presses du C.N.R.S., Presses Universitaires de Vincennes, Presses de l’Université de Montréal, 1992), Balzac au pluriel de Nicole Mozet (Paris, PUF, 1990) ou, touchant plus spécifiquement à la question du personnage, l’ouvrage de Pierre Laforgue, Balzac dans le texte (Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2006).

701. Dans les tomes I, II et III de cette édition. 71. Laurent Jenny, « L’enfance de l’œuvre », Le Monde des Livres, vendre-

di 20 décembre 1996, p. V. 72. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (« Folio

histoire »), 1975, p. 77.73. Id.

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La critique n’est pas, ne peut pas être historique, parce qu’elle consiste toujours en un rapport direct d’interprétation, je dirais plus volontiers d’imposition du sens, entre le critique et l’œuvre, et que ce rap-port est essentiellement anachronique, au sens fort (et pour l’historien rédhibitoire) de ce terme 74.

Il est certes bien d’autres manières d’aborder les textes balzaciens et leurs personnages. Notre travail se présentera comme un exercice de lecture, de commen-taire, qui confrontera, synchroniquement, certaines in-terprétations et lectures avancées par la critique balza-cienne, notamment contemporaine. Nulle ambition tota-lisante dans notre approche :

Plutôt que de supposer qu’un texte est susceptible de plusieurs interprétations, on supposera que le texte (réel) est un agencement ou une combinaison de textes virtuels. L’interprétation est alors la sélec -tion et l’actualisation d’un de ces textes. Cette opéra-tion herméneutique suppose un choix […], une hiérar-chisation […], une reconfiguration75.

S’interroger sur les héros balzaciens impliquera de relire les œuvres du romancier, d’y entrer par des voies différentes, de les reconfigurer et, peut-être, d’en éclai-rer autrement les enjeux et la portée. Ne nions donc pas la dimension de subjectivité inhérente à ces investiga-tions : étudier les héros romanesques, n’est-ce pas d’ailleurs toucher à la part enfantine du rapport au ro-man, celle qui nous fait chercher, patiemment, des héros et nous fait croire, parfois, à leur possible existence ? Mais sans doute cet engagement subjectif, sur lequel nous ne reviendrons pas, trouvera-il mieux à s’exprimer s’il s’accompagne d’un effort d’abstraction et de modéli-sation : derrière chaque héros se cache peut-être un pa-radigme… Autrement dit, avec Barthes : si l’on veut s’installer dans Balzac, « il faut bien accepter de voir le plus humble des savoirs devenir tout d’un coup systéma-tique, et le plus prudent des critiques se révéler lui-

74. Gérard Genette, « Poétique et histoire », Figures III, Paris, Seuil (« Poétique »), 1972, p. 17-18.

75. Michel Charles, « Le sens du détail », Poétique, n° 116, novembre 1998, p. 394-395.

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même un être pleinement subjectif, pleinement histo-rique76. » L’interrogation sur le héros comme lieu pos-sible des noces de la critique et de la théorie ?

Interrogation – à laquelle nous voudrions conserver longuement le caractère d’interrogation – car, à l’époque de Balzac, la résolution de la question (« Qu’est-ce qu’un héros romanesque ? ») est loin d’aller de soi. Aussi notre travail, mesurant le caractère problématique de son su-jet, prendra-il la forme d’une enquête. À un rythme va-riable, selon le degré d’évidence des propositions et des analyses avancées, il s’efforcera de confronter le roman et les personnages balzaciens aux définitions qui font au-torité et de dégager au final les traits singuliers et la portée des héros inventés.

Plus précisément, on s’attachera, dans un premier temps, à montrer rapidement comment le roman balza-cien semble remettre en question l’idée même d’hé-roïsme et rendre caduque toute référence au modèle hé-roïque. Pourtant, s’y repèrent d’évidentes procédures d’héroïsation, témoignages d’une volonté d’exacerbation des différences, dont nous étudierons les formes et les effets. Le roman balzacien, soulignerons-nous pour finir, tout en refusant l’image traditionnelle du héros, ne re-nonce pas à la possibilité de créer des personnages à part. Non plus combattants mais à l’écart, non plus lumi-neux mais se tenant dans le clair-obscur, non plus entre les Dieux et les humains mais entre le passé et le pré-sent, entre le dire et le faire.

Mais peut-être convient-il au préalable de définir plus précisément la notion de héros.

Ouverture 2 : Définitions

76. Roland Barthes, « Histoire ou littérature ? », Sur Racine, Paris, Seuil (« Points »), 1963, p. 157.

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L’ambiguïté du terme de héros, qu’on ne saurait d’emblée dissiper, tient à ce qu’il désigne à la fois le per-sonnage principal d’un récit et un type particulier de personnages, le personnage du mythe, de l’épopée ou de la tragédie77. L’adoption d’une perspective diachronique met face à la même difficulté à cerner le terme. Selon un dictionnaire récent, Le Petit Robert, un héros serait :

-Un demi-dieu et, par analogie, un personnage lé -gendaire auquel on prête un courage et des exploits remarquables.

-Celui qui se distingue par ses exploits ou un cou-rage extraordinaire dans le domaine des armes.

-Tout homme digne de l’estime publique, de la gloire, par sa force de caractère, son génie, son dé -vouement total à une cause, une œuvre.

-Le personnage principal d’un œuvre littéraire, dramatique, cinématographique.

On le voit, la succession même des définitions rend compte de la manière dont le contenu du terme a évolué avec l’Histoire et laisse apparaître un évidement pro-gressif du sens de la notion78.

Le romancier balzacien même, de manière synchro-nique, témoigne de cette dispersion du sens et de cette désémantisation toujours possible. Il arrive certes que l’auteur de La Comédie humaine donne au terme son sens originel et « générique » de guerrier, de combat-tant79. Mais le héros sera aussi bien et surtout, dans l’univers mondain qu’il décrit, l’être le plus connu, le

77. Francis Berthelot, s’interrogeant sur la notion, distingue pour sa part quatre usages possibles du terme : le héros « historique », le héros « mytholo-gique », le héros « littéraire » et le héros « universel » (Francis Berthelot, « La cristallisation littéraire des héros », Cahiers de la torpille, n° 2, mars 1999, « Sommes-nous héroïques ? », p. 67-68).

78. Un certain nombre de typologies semblent d’ailleurs prendre acte de ces changements de sens – liés aussi à des changements génériques (la typolo-gie culturelle de Hegel, par exemple, qui distingue héros épique, le héros tra-gique et le héros dramatique) – ou même de cet affaiblissement du sens (ainsi celle de N. Frye, qui distingue les héros de récits mythiques, les héros de récits légendaires, les héros de l’épopée et de la tragédie, les héros qui nous res-semblent et les héros inférieurs à nous que sont les personnages de la comé-die ; voir Northrop Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, 1969, p. 47-50).

79. Voir, par exemple, Illusions perdues, V, 159 ou Les Secrets de la prin-cesse Cadignan, dans lequel se rencontre cette expression explicite : « héros de l’antiquité » (VI, 970).

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plus célébré dans un lieu80. L’expression « héros de » sui-vi du titre d’une œuvre de Balzac, conséquence du prin-cipe du retour des personnages dans un univers qui de-vient à lui-même sa propre référence, fait simplement du « héros » le personnage principal d’un texte81.

Reprenons donc à l’origine : dans la civilisation grecque, le héros est proprement un demi-dieu, intermé-diaire entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, qui est supérieur à la moyenne des hommes et constitue un modèle pour eux. Faisant la transition entre le monde humain et le monde divin, il devient, à ce titre, l’objet d’un culte. Dans la tragédie comme dans l’épopée, le hé-ros « portant les valeurs et les questionnements de la communauté, […] est chargé d’affronter pour elle ce qui dépasse l’humain et de faire la liaison avec ce monde du sacré qui double et hante celui de l’humain82. » Plus pré-cisément, le héros apparaît défini par un certain nombre de traits, lesquels en fixeront la figure à travers les âges : la supériorité que lui donne son origine et son nom, la possession d’un ou de pouvoirs particuliers, la singularité, l’éclat, le souci de la gloire, la capacité à agir et le pouvoir de séduction83 ; tous ces « attributs » n’étant perceptibles que parce que son action comme guerrier, son apparence, son être, sont valorisés par le discours du poète ou du conteur84. Manifestant un sys-tème de valeurs, le héros apparaît alors comme le repré-sentant d’une collectivité85, qui le célèbre et conserve le souvenir de ses hauts faits, par-delà la mort, grâce à des monuments et des chants. Appelons « héros classique » le héros ainsi défini.

80. Vautrin sera ainsi le « héros du bagne » (Splendeurs et misères des courtisanes, VI, 750). Si l’on nous autorise l’anachronisme, le « héros » est bien souvent chez Balzac l’équivalent d’une « vedette ».

81. Voir par exemple la référence à Mistigris, « un des héros de Un début dans la vie » dans Les Comédiens sans le savoir (VII, 1153).

82. Lise Queffélec, « Personnage et héros », in Pierre Glaudes, Yves Reuter (éd.), Personnage et histoire littéraire, Toulouse, Presses Universitaires du Mi-rail, 1991, p. 243.

83. Le héros, du côté de la lumière, « éblouit et provoque la sympathie à la fois » (ibid., p. 244).

84. Sur ce point, voir Maurice Blanchot, L’Entretien Infini, Paris, Galli-mard, 1969, p. 544.

85. Le mot grec hêrôs signifiant à la fois « chef de guerre » et protecteur, le héros peut être considéré comme le gardien de la Cité.

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De ce héros « mythique », sans doute convient-il de distinguer le « héros problématique » (selon la formule de Lukács) des grands romans du XIXe siècle. Héros indi-vidualisé, héros-sujet qui affronte le monde, et fait dès lors apparaître tout à la fois son propre clivage et celui de la société. Certes, dans le roman populaire du XIXe, le héros (pensons par exemple au Comte de Monte-Cristo) continue à faire « le lien entre l’infra et le supra-humain, entre l’ici et l’au-delà » et « porte les traces d’une ori-gine divine86 ». Mais même dans ce roman populaire (et le XXe n’apportera à cet égard pas de transformation ma-jeure), c’est désormais « l’individu d’exception qui porte la légitimité. Il est seul porteur d’un sacré, d’un élan qui n’est plus susceptible, depuis longtemps déjà, d’une re-présentation consensuelle87 ». Telle serait, en d’autres termes, la modification majeure qu’apporte la modernité : le héros n’incarne plus les valeurs consen-suelles d’un groupe, mais s’oppose, comme individu sin-gulier, au tout de la société88. Nous aurons bien sûr à re-venir sur ce point, dans notre investigation de l’ « hé-roïsme balzacien ».

Retenons que ce premier mode de définition du mo-dèle héroïque (que cet « héroïsme » soit mythologisé ou problématisé) suppose l’adoption d’une perspective « so-cio-culturelle », pour reprendre l’expression de Lise Queffélec, remettant en question les lectures trop textua-listes. Le recours à ce modèle implique d’envisager la lit-térature comme un « mode d’expression et de symbolisa-tion socio-culturel89 », puisqu’il s’agit d’examiner le rap-port du héros à la société environnante, à ses valeurs, et le rôle qu’il joue dans la présentation de ces valeurs. Le

86. Lise Queffélec, art. cit., p. 244.87. Ibid., p. 245. Voir également Michel Zéraffa, Roman et société, Paris,

PUF, 1976, p. 95. 88. Lise Queffélec note que, par la suite, le roman naturaliste, indéniable-

ment critique, fait apparaître le caractère illusoire et trompeur de la notion de héros. Cette tendance du roman trouve son aboutissement dans certaines œuvres-clés du XXe siècle qui semblent renoncer non seulement à l’idée d’une quête mythique, mais aussi à la notion même de personnage. « Reste toutefois une valeur suprême, et un seul domaine où s’investit le désir d’absolu et de sa-cré : c’est celui de l’écriture même, seul vestige du cosmos sacré, seul rempart devant le néant, et en tant que tel investi – chez Flaubert comme plus tard chez Beckett – de la fonction héroïque (sans figure ici) », Lise Queffélec, art. cit., p. 247.

89. Ibid., p. 236.

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fait que des personnages soient considérés comme des héros à telle ou telle époque renvoie en effet à des va-leurs ou à des jugements (qui ne coïncident d’ailleurs pas forcément avec le code traditionnel de la morale et de la vie sociale). Comme l’écrit Lise Queffélec :

le mot héros appartient essentiellement au voca-bulaire religieux, culturel, anthropologique, avant d’être inclus dans celui de la critique littéraire, tan-dis que le mot personnage, à l’inverse, appartient principalement au vocabulaire de la critique littéraire90.

En fait la notion de héros « transcende les limites entre le texte et le “hors-texte” [et] fait justement appa-raître la nature essentiellement culturelle et cultuelle de l’objet textuel91 », d’où l’intérêt que lui portent des disci-plines très diverses.

Il est cependant possible de donner en même temps, dans une logique plus « textuelle », une définition mini-male du héros, en accord avec l’évolution générale du terme. Si dans la mythologie classique, le héros attirait l’attention par ses exploits, dans le récit moderne, c’est surtout par la façon dont le texte le présente qu’il suscite l’intérêt. En d’autres termes, la singularité du person-nage quitte le plan du signifié pour celui du signifiant. Comme l’indique bien Vincent Jouve, le héros prédéfini (conforme aux normes culturelles) a ainsi progressive-ment cédé la place à un héros construit (par les seules techniques narratives, descriptives et discursives)92. Au sens le plus général, le héros n’est alors plus que celui qui focalise l’attention, qui est transformé en « objet re-marquable, c’est-à-dire en centre d’intérêt privilégié93 ». Il est bien sûr plusieurs manières de transformer un per-sonnage en objet remarquable et l’on pourrait rappeler les sept critères retenus par Philippe Hamon, dans une

90. Ibid., p. 242.91. Ibid., p. 248.92. Sur ce point, voir l’article très clair de Vincent Jouve, « Le héros et ses

masques », Cahiers de narratologie, n° 6, « Le Personnage romanesque », Uni-versité de Nice, p. 252.

93. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF (« Écri-ture »), 1992, p. 63.

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étude désormais classique, « Pour un statut sémiolo-gique du personnage », pour mesurer l’importance d’un personnage et sa constitution en héros : la « qualifica-tion différentielle94 » (un personnage est construit par des qualifications plus nombreuses et plus marquées), la « distribution différentielle95 » (un personnage apparaît fréquemment et aux moments forts du récit), l’ « autono-mie différentielle96 » (un personnage a accès à des mani-festations discursives, comme le monologue, auxquelles n’ont pas accès d’autres personnages), la « fonctionnali-té différentielle97 » (un personnage occupe des fonctions privilégiées au niveau du récit), la « prédésignation conventionnelle98 » (un personnage est désigné d’emblée comme personnage principal dans certains genres), en-fin le « commentaire explicite99 » (une série d’évaluations constitue le personnage en héros). Retenons que le hé-ros, personnage principal distingué des autres person-nages, est alors un « fait de structure100 ».

Peut-être l’approche la plus complète est-elle alors celle qui envisage les romans et leurs figures en termes de communication. Aussi reprendrons-nous les catégo-ries d’analyse élaborées par Philippe Hamon101 et reprises par Vincent Jouve. Combinant approche socio-culturelle et approche textuelle, les deux théoriciens partent de la question suivante : « comment est valorisé un person-nage ? » et distingue trois sphères de valorisation, trois niveaux d’appréhensions, qu’ils appellent « codes » : le code affectif, le code narratif et le code culturel.

Tout d’abord le code affectif : il s’agit de créer de la sympathie pour les personnages, en faisant d’eux des su-jets, inscrits dans la durée, singuliers, conscients d’eux-mêmes, et, pour cette raison, ne coïncidant pas complè-

94. Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit (ouvr. coll.), Paris, Seuil (« Points »), 1977, p. 154.

95. Ibid., p. 155.96. Id.97. Ibid., p. 156.98. Ibid., p. 158.99. Id.100. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 48.101. Ibid., p. 56-58.

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tement avec leur faire et leur être apparent102. Ensuite le code narratif qui situe le personnage dans un agence-ment de situations et d’actions, le lecteur s’identifiant alors à celui qui occupe la même place que lui103. Enfin, le code culturel qui évalue le personnage en fonction d’un système de valeurs interne ou externe à l’œuvre104.

Le héros peut dès lors être caractérisé selon ces trois axes105.

L’axe affectif (ou projectionnel) identifie le héros au personnage le plus sympathique. Le formaliste russe To-machevski avait déjà souligné que « Le personnage qui reçoit la teinte émotionnelle la plus vive et la plus mar-quée s’appelle le héros. Le héros est le personnage suivi par le conteur avec la plus grande attention. Le héros provoque la compassion, la sympathie, la joie et le cha-grin du lecteur106. » Mais le rapport du lecteur à ce « hé-ros » est fonction du travail esthétique du romancier :

L’auteur peut attirer la sympathie envers un per-sonnage dont le caractère dans la vie réelle pourrait provoquer chez le lecteur un sentiment de répu-gnance et de dégoût. Le rapport émotionnel envers le héros relève de la construction esthétique de l’œuvre et ce n’est que dans les formes primitives qu’il coïn-cide obligatoirement avec le code traditionnel de la morale et de la vie sociale 107.

L’axe narratif fait du héros celui qui, au niveau ac-tantiel, triomphe de toutes les oppositions : il lutte et se constitue autour de ce combat pour conquérir l’objet de son désir. On ne s’étonnera donc pas que Vincent Jouve, dans sa typologie des héros, fasse intervenir la participa-tion à l’action (le statut de « protagoniste » selon sa ter-minologie) comme critère discriminant108. En se plaçant au niveau de l’histoire, Leo Bersani caractérise plus par-

102. Voir, sur ce point, Vincent Jouve, op. cit., p. 138-142.103. Vincent Jouve parle d’une « identification lectorale primaire » (ibid., p.

124-125).104. Ibid., p. 123.105. On se reportera sur ce point à Philippe Hamon, Texte et idéologie, op.

cit., p. 56-58.106. Boris Tomachevski, art. cit., p. 295.107. Id.108. Voir Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », art. cit., p. 253-254.

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ticulièrement le « héros » du roman réaliste comme un être de désir, conduit presque fatalement se heurter à son milieu environnant109.

Selon l’axe des valeurs enfin, le héros est le person-nage porteur de l’idéologie dominante, celui « que le lec-teur soupçonne d’assumer et d’incarner les valeurs idéo-logiques "positives" d’une société – ou d’un narrateur – à un moment donné de son histoire110 ». Il joue, en d’autres termes, le rôle de « discriminateur idéologique111 ».

Les émotions qu’il suscite, sa situation actantielle, sa manière d’endosser, de figurer des valeurs, font donc du héros un support identificatoire. Une définition plus gé-nérale, comme celle que donne Sigmund Freud s’intéres-sant à la création littéraire, retrouve ces dimensions principielles de la notion :

Un trait nous frappe tout d’abord dans les œuvres de ces conteurs [les écrivains] : on y trouve toujours un héros sur lequel se concentre l’intérêt, pour qui le poète cherche par tous les moyens à gagner notre sympathie, et qu’une providence spéciale semble pro-téger112.

Dans la définition donnée par le Dictionnaire de sé-miotique de Greimas et Courtes, on rencontre également l’idée que le héros est à la fois celui en qui le lecteur semble se projeter et celui qui l’emporte au niveau ac-tantiel113. Sauf indication contraire, nous distinguerons pour notre part le sens premier de la notion (le héros « classique » ou « antique »), le sens « communication-nel » (le « héros »), les procédures de mise en relief, de valorisation d’un personnage (l’ « héroïsation ») et l’en-semble des motifs, pouvoirs, capacités d’action et ac-tions associé traditionnellement au héros, aussi bien fic-tionnel que réel (l’ « héroïsme »).

109. Leo Bersani, « Le réalisme et la peur du désir », in Littérature et réali-té, Paris, Seuil (« Points »), 1982, p. 65.

110. Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 47.111. Id.112. Sigmund Freud, « La création littéraire et le rêve éveillé », Essais de

psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard (coll. « Idées »), 1973, p. 76.113. Joseph Courtès, Algirdas Julien Greimas, Sémiotique, dictionnaire rai-

sonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 125.

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Définir l’ « anti-héros » enfin (le terme est apparu seulement au XXe siècle mais le mot de « raté114 » parfois utilisé auparavant n’a pas une signification très éloi-gnée), consistera simplement à inverser les caractérisa-tions retenues : non pas celui qui s’oppose au Héros, qui en est l’image inversée (l’anti-héros n’est pas le Traître ou le « Méchant ») mais celui que rien ne caractérise, qui ne se distingue en rien des autres.

Sur l’axe de la fonctionnalité narrative, l’anti-héros, passif, sera plutôt du côté des vaincus, des perdants. Il connaît l’échec, mais un échec qui le ramène à la com-mune humanité. On pourrait parler à son sujet de dé-faillance actantielle.

Sur l’axe affectif, si le héros est celui qui éveille la sympathie ou l’enthousiasme, l’anti-héros est celui dont le ridicule fait sourire, mais toujours de manière mesu-rée.

Enfin, sur l’axe de la normativité, l’anti-héros relève d’une sorte de neutralité axiologique, ne penchant ni du côté du Bien, ni du côté du Mal.

Plus globalement, l’anti-héros suppose un contraste : entre les rêves, les projets, les attentes et la réalité, entre le discours et l’action. Il naît dans la faille entre dire et faire, se tient dans cet écart, alors que le héros « classique » se tient au point de coïncidence du dire et du faire, du discours et de l’action.

Mais y a-t-il une place pour le héros « classique » dans l’univers balzacien ? Avant d’analyser les caracté-ristiques du geste d’héroïsation dans les Scènes de la vie privée, notre prologue rappellera brièvement que se ren-contrent chez Balzac les conditions négatives d’une re-formulation de la problématique héroïque.

114. La figure du « raté », apparue dans la deuxième moitié du XIXe siècle, est selon Paul Bourget, cette « créature avortée et flétrie, telle qu’une civilisa-tion vieillissante en produit à foison » (Paul Bourget, Essai de psychologie contemporaine, Paris, Gallimard, 1993, p. 361)

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PROLOGUE :

L’IMPOSSIBLE HÉROÏSME

9 janvier 1831 : dans la « Lettre XI sur Paris », Bal-zac, en critique littéraire, regroupe, en s’y joignant, cer-tains de ses contemporains (Musset, Nodier, Stendhal) sous l’appellation « L’École du désenchantement115 ». Désenchantement par rapport au monde, au fonctionne-ment social d’une part116, par rapport aux formes, aux cadres génériques chargés de dire ce monde d’autre part. Certes, il y a « dans ces quatre conceptions litté-raires le génie de l’époque » mais parce qu’on y perçoit « la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint117. » Comment magnifier une « société qui s’éteint » ? Com-ment ne pas écrire des œuvres critiques et moqueuses, mettant en évidence la fausseté et l’atonie contempo-raine ? C’est de ces questions dont part Balzac, diagnos-tiquant, autour de 1830, la fin de l’art de conteur. À ceux qui l’accusent de ne pas chanter l’époque, il doit ré-pondre :

Enfin, les auteurs ont souvent raison dans leurs impertinences contre le temps présent. Le monde nous demande de belles peintures ? où en seraient les types ? Vos habits mesquins, vos révolutions man-quées, vos bourgeois discoureurs, votre religion morte, vos pouvoirs éteints, vos rois en demi-solde, sont-ils donc si poétiques qu’il faille vous les transfi-gurer118 ?

115. Honoré de Balzac, « Lettres sur Paris », OD, t. II, p. 937.116. Ces œuvres seraient notamment l’expression d’une déception poli-

tique, ni Charles X, ni la monarchie de Juillet balbutiante n’ayant donné aux jeunes énergies la place qu’elles réclamaient. « "L’école du désenchantement" est une école de désillusion politique », écrit Arlette Michel (« À propos de poé-tique balzacienne : réalisme et illusions perdues », AB 1980, p. 81).

117. Honoré de Balzac, « Lettres sur Paris », OD, t. II, p. 937.118. Honoré de Balzac, « Préface de la première édition de La Peau de cha-

grin » (1831), X, 55.

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La conclusion semble aller de soi : « Nous ne pou-vons aujourd’hui que nous moquer. La raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes119... ». Expression exacerbée et frappante d’un constat plus général : dans le discours critique et journalistique de la fin des années 1820, circule l’idée que le monde contemporain présente peu d’intérêt et que « les passions se sont attiédies de-puis la Révolution120 ». André Vanoncini cite ainsi comme exemple de ce propos qui semble conclure de la vacuité de l’époque à l’inanité de sa représentation, l’analyse d’un critique des Débats, pour qui les raisons de l’évolu-tion de la littérature sont à chercher « dans les mœurs mêmes de l’époque où nous vivons. Époque non de haute sagesse, mais de profonde lassitude et de froideur calcu-lée ; où la sève des passions refroidies n’a laissé place qu’à une espèce de moralité mécanique, [une] incapacité d’avoir de grands vices et de grandes vertus121 […] ». Il importe peu, en ce point, de déterminer si ce constat té-moigne de la réalité d’un temps ou du jugement qu’une société et une époque portent sur elles-mêmes. Retenons que le romancier Balzac doit initialement se débattre avec cette perception et œuvrer à partir d’elle. La possi-bilité d’une représentation « glorieuse » est d’autant plus problématique qu’on attend désormais du roman-cier qu’il soit analyste et, à ce titre, briseur d’illusions et d’idoles122. Le commentateur autorisé de Balzac, Philarète Chasles, a précisément décrit la position complexe que doit occuper l’écrivain, en réponse à la demande so-ciale :

L’analyse ronge la société en l’expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une œuvre pé -nible. Rendez-moi compte de cet incident ? Apportez-moi le comment de cet acte et le pourquoi de ce ca-ractère ? Disséquez ce cadavre et sachez me plaire ! Soyez commentateur et amuseur123!

119. Id.120. André Vanoncini, op. cit., p. 55.121. M. H. Delatouche, « La Reine d’Espagne, comédie en cinq parties »,

Journal des Débats, 7 novembre 1831, cité in André Vanoncini, op. cit., p. 55.1222. Sur la volonté du prosateur Balzac d’être tout de même poète et sur

le lien entre ce roman réaliste et le roman historique florissant dans les années 1820, voir Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 52-59.

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Or si le sens du merveilleux et l’adhésion au récit font défaut, alors se perd l’art de narrer124.

Certes, l’auteur de La Comédie humaine n’en restera

pas à ce sentiment et s’efforcera, nous le verrons, d’in-venter une nouvelle forme de héros et un nouveau ré-gime de sens. Mais c’est tout de même sur le fond de ce qui est à la fois une perception de la société et de la si-tuation de l’écrivain que s’enlève sa pratique roma-nesque. Comment dans cette perspective reprendre les formes anciennes de célébration des grandes figures, telles que l’épopée ou le conte ? Il est un moment pro-prement anti-épique125 et anti-romanesque dans l’œuvre balzacienne dont nous voudrions rapidement signaler les fondements et les manifestations. L’époque rend l’hé-roïsme impossible et fait des héros « classiques » des fi-gures d’un autre temps, littéralement déplacées et donc sans nécessité. La « traduction » littéraire du diagnostic socio-culturel est d’ailleurs double : un roman « néga-tif », d’une part, moquant les aspirations anachroniques à un monde et des valeurs qui ne sont plus ; un roman « positif », de l’autre, exprimant, à travers l’invention de certaines figures, la médiocrité de la société qui s’ins-talle.

1. Le refus de l’épopée

Sans entrer dans l’examen des évolutions esthétiques consécutives à la Révolution et à la période de boulever-sements politiques et sociaux récurrents qu’elle ouvre, rappelons, pour commencer, que les catégories de l’es-thétique pré-révolutionnaire et les genres littéraires qui leur sont associés sont remis en cause sans ménagement dans la première moitié du XIXe siècle. L’historicisation de la Littérature s’accélère. Au nombre de ces genres renvoyés à leur anachronisme et résolument rattachés

123. Philarète Chasles, « Introduction aux Romans et Contes philoso-phiques », in Honoré de Balzac, La Comédie humaine, X, 1186.

124. Le diagnostic se répétera par la suite. Voir par exemple la Préface de la première édition de Les Employés (1838), VII, 894.

1255. Par où Balzac retrouverait en fait la tradition des épopées « traves-ties » celle du Virgile travesti de Scarron par exemple – qui débouchera au XXe

siècle sur l’Ulysse de Joyce.

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au passé, l’épopée126. « Au début de la Restauration le code épique relève d’une tradition entièrement fossili-sée127 ». Bien qu’on retrouve, paradoxalement, des traits de l’épopée dans certains récits historiques, l’histoire comme discipline et le rapport à l’Histoire semblent ôter toute pertinence à la saisie épique du monde et du pas-sé.

En y réfléchissant, on ne saurait nier que l’his-toire nous a désenchantés de l’épopée. Voici l’alterna-tive qui reste au poète : suivre les faits à la trace et rimer nos annales, ou bien y jeter le merveilleux, avec ses machines usées qui ne ressemblent pas mal aux vieilles décorations de théâtre. Or, de chroniques rimées, personne n’en veut ; de garde-meuble épique, on en est si las que le génie même n’en rajeunirait aucune pièce128.

Si l’on admet avec Georg Lukács que la différence entre l’épopée et le roman tient moins à un choix indivi-duel d’écriture qu’à une transformation des « données historico-philosophiques qui s’imposent à [l]a créa-tion129 », il importe de préciser la nature de cette trans-formation. Quelles sont les conditions de possibilités d’une réactualisation ou d’une résurgence de l’épique ? En quoi l’œuvre de Balzac témoigne-t-elle exemplaire-ment qu’elles ne sont plus réunies ?

a. Une situation126. Pour un examen plus précis de la présence de l’épopée au XIXe siècle,

voir notamment Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle, Paris, PUF, 1998, et Saulo Neiva (éd.), Déclin et confins de l’épopée au XIXe siècle, Tübingen, Gunter Narr, « Études littéraires françaises », 2008.

127. André Vanoncini, op. cit., p. 45 (voir, sur ce point, tout le chapitre 2, « Du passé trop connu au présent impensé », p. 45-67).

128. « La Philipide, poème par J.P.G. Viennet », Journal des débats, 1er juin 1829, cité in André Vanoncini, op. cit., p. 47.

129. Georg Lukács, La Théorie du roman, (trad. par Jean Clairevoye), Paris, Gallimard (« Tel »), 1989, p. 49. « Le roman est l’épopée d’un temps pour lequel l’immanence du sens de la vie est devenue un problème, sans néanmoins cesser de viser à la totalité » précise pour sa part le théoricien du roman (id.).

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« Le conflit qui peut s’offrir comme la situation la plus convenable pour l’épopée est l’état de guerre130 ». L’épopée s’appuie en effet sur l’objectivité d’un peuple, d’une base nationale. Elle réfléchit l’esprit d’une nation qui ne trouve guère mieux à s’exprimer que dans l’af-frontement avec une autre nation131. En 1830, où trouve-rait-on une collectivité unie en France ? Sur quel champ de bataille le peuple français pourrait-il être célébré ?

De textes en paratextes, Balzac ne cesse d’évoquer132

l’éclatement de la société de son temps, juxtaposition bi-garrée d’individus, d’époques, sans unité, et donc sans physionomie. Les « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent133 », qui datent de 1830, sont particulièrement claires sur ce point. Aucune situation, aucune action contemporaine ne semble permettre d’unifier le peuple134 et de le mettre en jeu tout entier. La solution pourrait être de se tourner vers un passé ré-cent : à l’époque de Balzac et de Stendhal, ce sont en ef-fet les combats de l’époque napoléonienne qui sont les plus susceptibles d’être héroïsés135. Or, à de rares excep-tions près, Balzac situe ses romans dans l’après-épopée napoléonienne et n’évoque que par bribes136 les combats menés par l’Empereur et ses troupes. On se contentera d’évoquer ici le premier chapitre, hautement symbo-lique, de La Femme de trente ans, dont l’action est si-tuée au cœur de l’année 1813. La foule rassemblée aux Tuileries contemple admirative la revue de l’Empereur.

130. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d’Esthétique, (traduction Charles Bénard), t. IV, Paris, André, Hachette, Joubert et Grimblot, Raybois, 1851, p. 296.

131. Sur ce point, voir la manière dont Gérard Genette commente la théo-rie de Hegel (Gérard Genette, Figures V, Paris, Seuil, « Poétique », 2002, p. 67).

1323. Parfois pour s’en plaindre, parfois pour s’en réjouir.133. Honoré de Balzac, « Complaintes satiriques sur le temps présent »,

OD, t. II, p. 739-748.1345. Cet obstacle à l’écriture d’une épopée est, en un sens, la condition du

roman pour Balzac, fasciné par ce qui est sur le point d’être détruit et de dispa-raître.

135. Sur l’importance du mythe napoléonien dans la littérature roma-nesque française, voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du ro-man, Paris, Gallimard (« Tel »), 1972, p. 237-247.

136. À la différence du Victor Hugo des Misérables, bien sûr.

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Mais cette revue est la dernière et correspond à la fin d’une ère.

Ce dimanche était le treizième de l’année 1813. Le surlendemain, Napoléon partait pour cette fatale campagne pendant laquelle il allait perdre successi-vement Bessières et Duroc, gagner les mémorables batailles de Lutzen et de Bautzen, se voir trahi par l’Autriche, la Saxe, la Bavière, par Bernadotte, et dis -puter la terrible bataille de Leipzig. La magnifique parade commandée par l’Empereur devait être la der-nière de celles qui excitèrent si longtemps l’admira-tion des Parisiens et des étrangers. La vieille garde allait exécuter pour la dernière fois les savantes ma-nœuvres dont la pompe et la précision étonnèrent quelquefois jusqu’à ce géant lui-même, qui s’apprê-tait alors à son duel avec l’Europe. Un sentiment triste amenait aux Tuileries une brillante et curieuse population. Chacun semblait deviner l’avenir, et pres -sentait peut-être que plus d’une fois l’imagination au-rait à retracer le tableau de cette scène, quand ces temps héroïques de la France contracteraient, comme aujourd’hui, des teintes presque fabuleuses. (II, 1041)

L’époque héroïque est ici explicitement rattachée à un passé légendaire dont il ne sera ensuite plus question dans le roman. L’Empire mythique est vu « comme la dernière époque de grandeur nationale, de cohésion so-ciale, avant l’entrée dans une société atomisée137 ». En faisant coïncider l’ouverture du roman, l’entrée dans la fiction de son personnage, Julie d’Aiglemont, et la sortie de Napoléon, Balzac indique explicitement que le temps des grandes batailles138 et des victoires est révolu. La pre-mière fois est une dernière fois, ou du moins le moment d’un basculement : l’épopée militaire laisse la place à une scène de vie privée.

Le Colonel Chabert, dont le récit premier est situé quelques années plus tard, laisse apparaître plus claire-ment encore que le « guerrier », en l’occurrence Cha-

137. Chantal Massol, « Préface », in Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, Paris, Le Livre de poche classique, 1994, p. 9.

138. Sur la (non-) représentation de la guerre et des batailles chez Balzac, voir Patrick Berthier, « Absence et présence du récit guerrier dans l’œuvre de Balzac », AB 1984, p. 225-246.

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bert, n’a plus de champ de bataille où s’illustrer et ne peut donc accomplir d’exploits. « L’épopée napoléo-nienne est terminée139 ». La ruse doit remplacer la force ; le roman substitue au combat militaire, dont le roma-nesque balzacien ne fait plus son objet, un combat juri-dique à l’intérieur de la vie parisienne.

b. Un protagoniste

L’action épique ne peut atteindre à la vitalité poé -tique qu’autant qu’elle se concentre dans un seul in-dividu. De même qu’un seul poète conçoit et exécute l’ensemble du poème, de même aussi un seul héros doit être à la tête des événements ; ceux-ci doivent se rattacher à sa personne, se dérouler et se dénouer par lui140.

Bien que contant l’histoire d’une collectivité, l’épo-pée laisse place à l’action de l’individu et repose même sur l’affirmation libre et volontaire d’un être isolé, le hé-ros exceptionnel ou grand homme. Le héros épique, en effet, « vit à une de ces époques où justement cet être, l’individualité immédiate peut s’affirmer141. »

Or dans les Scènes de la vie privée142 qui nous oc-cupent, s’effacent les grands hommes, explicitement rat-tachés à un passé qui n’est plus. La manière dont est évoquée Napoléon dans le premier chapitre de La Femme de trente ans, a, là encore, valeur de symbole. Julie d’Aiglemont et son père attendent avec impatience, comme la foule qui les entoure, l’apparition du grand homme, du combattant héroïque. La composition du cha-pitre semble différer l’entrée en scène du personnage et sa description. Les spectacles de tous ordres se dé-ploient mais le centre du tableau fait défaut. Et quand enfin se fait le silence, quand enfin s’entendent les bruits d’éperons et les cliquetis d’épées, l’effet est partielle-ment déceptif :

139. Michel Condé, op. cit., p. 130.140. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, op. cit., t. IV, p. 308.141. Ibid., p. 311.1426. La « vie privée » est peut-être ce qui, par définition, se soustrait à

l’amplification épique.

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Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’une culotte blanche, et chaussé de bottes à l’écuyère, parut tout à coup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussi prestigieux que l’homme lui-même ; le large ruban rouge de la Légion d’hon-neur flottait sur sa poitrine, une petite épée était à son côté. (II, 1046)

La présentation de l’Empereur est placée sous le signe de l’ambivalence143 : soudaineté d’une apparition non préparée qui donne au personnage un caractère sur-naturel, déclinaisons des signes distinctifs et légendaires de la figure, insistance sur l’effet produit sur la foule des spectateurs, d’un côté ; apparence physique décevante qui rapproche le grand homme, non des guerriers grecs à la stature imposante, à la beauté éclatante et lumi-neuse, mais d’un individu moyen, réduction métony-mique du personnage, par le surprenant recours à la fo-calisation externe, à ses habits et aux marques de son identité, de l’autre. N’y a-t-il pas d’ailleurs une miniaturi-sation récurrente de Napoléon, comme écrasé par les objets qui l’entourent : l’Empereur est « petit », son « large ruban » « flotte » sur sa poitrine et son épée, ac-cessoire traditionnel du guerrier antique, est caractéri-sée par sa modeste dimension ? À rebours de la prolixité habituelle de la description balzacienne, le « héros » n’est ici évoqué qu’en quelques phrases rapides. C’est presque un être sans qualités, sans caractère, que pré-sente une description qui substitue à l’évocation de l’être la peinture du costume et du décor. Statufié et ido-lâtré, le héros n’a plus d’être ; au sens strict du terme, il n’est plus. Il n’est pas indifférent à cet égard que la suite du paragraphe insiste sur l’impassibilité et l’indifférence d’un personnage que le roman prive d’intériorité et de volonté :

L’homme entouré de tant d’amour, d’enthou-siasme, de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuages du ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avant du petit escadron doré qui le sui-

1431. Pour une analyse de cette ambivalence, voir Catherine Nesci, « La Femme de trente ans, roman du regard », in José-Luis Diaz (éd), Balzac, « La Femme de trente ans ». « Une vivante énigme », Romantisme colloques, Paris, SEDES, 1993, p. 30.

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vait, ayant le grand maréchal à sa gauche, le maré-chal de service à sa droite. Au sein de tant d’émo-tions excitées par lui, aucun trait de son visage ne pa-rut s’émouvoir. (II, 1046)

Le personnage supposé « spectaculaire » pose, mais le temps d’une pause, sans que la fiction ne lui donne corps : le grand homme ne joue plus un rôle moteur dans l’histoire144 ; il ne pourra en tout cas bientôt plus appa-raître comme l’agent décisif d’une transformation. Le re-gard rétrospectif et distant du narrateur semble délivrer le sens de l’épisode. Il ne faut voir en ce Napoléon hu-main et absent, privé de la présence pleine du guerrier héroïque et éternel, qu’« une fugitive image de ce règne si fugitif » (II, 1046).

Aussi ne s’étonnera pas du regard que porte le colo-nel Chabert sur sa situation et sa trajectoire, dans le ro-man éponyme. Reste ou « débris » de l’ère napoléo-nienne, le personnage semble s’identifier imaginaire-ment à son Empereur145, père de la Nation et père de sub-stitution de Chabert.

« Si j’avais eu des parents, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui pour patri-moine avait son courage, pour famille tout le monde, pour patrie la France, pour tout protecteur le bon Dieu. Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur ! Ah ! s’il était debout, le cher homme ! et qu’il vit son Chabert, comme il me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous ! notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événements politiques pouvaient justi-fier le silence de ma femme ! » (III, 331)

144. Pour une réflexion plus précise et plus nuancée sur la question du « grand homme » chez Balzac, cf. Aude Déruelle, « Un tournant de la politique balzacienne : L’Introduction à Sur Catherine de Médicis », in Boris Lyon-Caen, Marie-Ève Thérenty (éd.), Balzac et le politique, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, p. 52-53 en particulier. Cf. également Marion Mas, « Le grand homme se-lon Le Médecin de campagne : Une figure "antimoderne" », in Boris Lyon-Caen, Marie-Ève Thérenty (éd.), Balzac et le politique, op. cit., p. 85-95.

145. On a d’ailleurs pu montrer les parallèles entre le destin de Chabert et celui de Napoléon (voir Aude Déruelle, Le Colonel Chabert d’Honoré de Balzac, Paris, Gallimard, Foliothèque, 2007, p 89-90 et Joëlle Gleize, « Re-construire l’histoire : Le Colonel Chabert », in Nicole Mozet, Paule Petitier (éd.), Balzac dans l’histoire, Paris, SEDES, 2001, p. 225).

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En un sens, le roman dans son ensemble vérifie ce qu’énonce le discours : privé de Père, privé du grand homme, l’ancien guerrier ne peut plus être ce qu’il était : « Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hé-lène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur » (III, 370), explique-t-il plus tard dans le roman.

Sans grand homme à admirer ou à imiter, comment un personnage pourrait-il faire l’objet d’un récit épique ?

c. Un public

Dans la Grèce antique du IXe siècle av. J.-C., on ne re-court pas à l’écriture146 ; L’Iliade, mémoire du groupe, est un « chant traditionnel147 » transmis oralement, de géné-ration en génération. L’épopée, dans une culture de l’oralité, suppose donc un vaste public, uni et constitué : elle en reflète et en exprime tout à la fois, les valeurs, les traditions, les images du monde148. Or, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, se produit une modification du sta-tut de l’instance réceptrice. Le XIXe siècle, au cours du-quel écrit Balzac, est en effet l’âge de l’agonie de la rhé-torique et de la poétique, telles qu’elles s’étaient affir-mées les siècles précédents, sur le modèle de l’Antiquité grecque et romaine. En d’autres termes, l’écrivain ne s’adresse plus à un public homogène, dont il connaît les exigences, les goûts et les valeurs. Susciter l’adhésion d’un groupe constitué ne peut plus aller de soi. Désor-mais, « les discours perdent leurs destinataires, les cercles d’auditeurs deviennent les foules immenses et atomisées de lecteurs ou lectrices149 [...] », si bien que l’une des tâches de l’écrivain devient de faire exister un nouveau public qui saura le comprendre. Comparer Bal-

146. Sur cette question, voir Jean-Pierre Vernant, La Traversée des fron-tières, Paris, Seuil (« La Librairie du XXIe siècle »), 2004, p. 73-75.

147. Ibid., p. 74.148. Voir Jean-Pierre Vernant : « il faut que ce groupe ait en commun un

certain nombre de choses connues, de valeurs, d’images du monde, de concep-tions de soi, de traditions intellectuelles et spirituelles : ce sont les aèdes, les chanteurs, qui en ont la charge » (id.).

149. Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Claude Duchet, Jacques Neefs (éd.), Balzac : L’invention du roman, Paris, Belfond, 1982, p. 191.

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zac à Homère, ou ses personnages à des héros grecs, c’est bien saisir que de l’un à l’autre le récit est passé de l’épopée au roman (ou à la nouvelle), et surtout que ses conditions de réception se sont profondément modi-fiées150. Parangon de la littérature orale, comme expres-sion de l’unité d’un peuple, l’épopée trouve immédiate-ment ses destinataires, ses chants rencontrent d’emblée des oreilles favorables et en adéquation avec le propos de l’œuvre. Mais au XIXe siècle, on sait que « plus per-sonne, le soir, sous un ciel sans péril ni mystères, ne ra-contera à d’autres hommes, destinataires clairs et non problématiques, de ces histoires faites pour l’instruction d’hommes qui ne sont pas seuls151 ».

De manière symptomatique, la figuration interne aux œuvres de Balzac du conteur et de son public singularise ce dernier152. Au lieu d’une collectivité ou d’une masse li-sante, un récepteur isolé dont la « sympathie » n’est pas acquise d’avance. Ainsi de Derville dans Le Colonel Cha-bert, pour en rester aux Scènes de la vie privée. Le ro-man ne peut plus reposer sur une croyance collective à travers laquelle la communauté se donne elle-même en spectacle. Il produit de l’Un, s’adresse à de l’Un. La croyance ou la confiance que cherchent à gagner les nar-rateurs balzaciens, ne s’appuie d’ailleurs pas sur un sys-tème de valeurs préexistant commun au narrateur et à l’auditeur. Du côté de l’interaction, c’est le décalage qui est d’abord exhibé ; du côté des personnages, frappent l’indétermination (comment Derville se situe-t-il par rap-port aux valeurs de son temps ?) ou l’anachronisme (Chabert) des revendications. L’identité du public et celle du conteur deviennent problématiques et sont pro-blématisées par la fiction.

150. Dans la nouvelle Facino Cane, le personnage éponyme, racontant son histoire, est certes explicitement comparé à Homère, mais à un « vieil Homère qui gardait en lui-même une Odyssée condamnée à l’oubli » (VI, 1023). Il est ici la figure d’un écrivain sans public, perdu au sein d’une époque qui ne peut ni ne veut l’entendre. Auparavant, L’Odyssée était connue de tous, désormais elle risque, semble dire Balzac en une vision d’une noirceur voulue, de ne plus être reconnue par personne.

151. Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », art. cit., p. 191.

152. Du moins lors des scènes de don de récit qui font de celui-ci l’exposi -tion des actions et des exploits d’un individu, plutôt que l’évocation plaisante, lors d’une conversation, d’un épisode mystérieux ou amusant.

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d. Une distance temporelle

« Le monde épique est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l’aède, de l’auteur et de ses auditeurs153 ». En d’autres termes, l’épopée et la forme d’héroïsation qu’elle développe supposent une coupure totale entre le récitant et la matière dont il traite. Or l’objet propre de l’histoire des mœurs que veut écrire Balzac est le XIXe siècle, le « présent qui marche » (Une fille d’Ève, Préface de la première édition, II, 265). Dans la Préface d’Une fille d’Ève datant de 1839, l’au-teur de La Comédie humaine pose d’ailleurs que le « seul roman possible dans le passé » (II, 263) a été « épuisé » par Walter Scott. Le romancier, tout entier at-taché à la société française contemporaine, du moins se-lon cette Préface, ne peut donc plus écrire une épopée154. Aussi le héros balzacien, contrairement au héros de ro-man historique, installé dans un passé qui peut donner lieu à une légende, n’est pas pourvu de toutes les carac-téristiques du héros épique. Décrire une figure contem-poraine implique en effet, selon divers procédés dont nous ne ferons pas ici l’inventaire155, de la rapprocher, au moins partiellement, de l’univers du lecteur, de la rame-ner aux dimensions du monde commun, et de renoncer à la distance, hiérarchique et temporelle, sans laquelle il n’est pas d’épopée. Au héros « lointain » de l’épopée se substitue le « héros voisin » du roman156. Même la pé-riode napoléonienne, dernière époque « héroïque » de l’Histoire française, est trop proche dans le temps pour donner lieu à une célébration épique.

153. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Galli-mard (« Tel »), 1978, p. 449.

154. Sur ce point, voir Aude Déruelle, Le Colonel Chabert d’Honoré de Bal-zac, op. cit., p. 115.

155. Bakhtine fait du rire (du comique) romanesque le moyen et la consé-quence la plus frappantes de l’abolition de la distance épique (voir Mikhaïl Ba-khtine, op. cit., p. 458). Notons – nous y reviendrons – que des personnages aus-si importants que Chabert ou Rastignac provoquent le rire tout autant que la pi-tié ou l’adhésion.

156. Selon Walter Benjamin, cette opposition renvoie à celle qui existe entre le merveilleux épique reconstruisant un passé imaginé, et le règne mo-derne des nouvelles, de l’information, qui porte sur un univers proche et pro-saïque (voir Walter Benjamin, « Le narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 210-211).

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Le Colonel Chabert pourrait être lu en ce sens : en dépit de la présence éparse d’éléments épiques dans le récit de Chabert de sa vie passée de soldat, l’essentiel demeure la manière dont le présent de la Société de la Restauration est affecté par ce passé. Là où l’épopée fait du passé une légende, le roman articule passé et pré-sent, compliquant de la sorte la présentation du person-nage principal, « héros » de l’Empire.

Un sujet (la bataille d’un peuple contre un autre), un « acteur » (le grand homme), un public (une collecti-vité unie et homogène), une « situation » (une position de recul et de séparation du conteur) : autant d’élé-ments, favorables à l’écriture d’une épopée moderne, dont ne dispose a priori pas Balzac. Confronter globale-ment le roman balzacien et l’épopée157 n’entre pas dans notre propos, circonscrit à la question du héros. Perte d’un symbolisme immédiat, dissolution de la forme dans un discours qui mêle rêverie et action, poésie et pro-saïsme, analyse psychologique individualisante qui se substitue à la fabulation, invention de héros soumis au passage du temps et à sa loi de dégradation, en lieu et place des héros éternellement jeunes de l’épopée158 : en dépit de nombreuses références à Homère et à ses œuvres dans La Comédie humaine159, retenons que le ro-man balzacien n’adopte pas l’esthétique épique et peut être lu, pour une part, comme une révocation du mode épique d’édification de l’héroïsme.

2. Le roman désenchanté

Cette révocation, liée, plus largement, au sentiment de désenchantement, peut prendre deux formes : l’une

157. Pour une comparaison plus générale entre épopée et roman, nous ren-voyons à deux ouvrages « classiques » : La Théorie du roman de Georg Lukács (chapitre 3 : « Épopée et roman », op. cit., p. 49-63) et Esthétique et théorie du roman de Mikhaïl Bakhtine (« cinquième étude : récit épique et roman », op. cit., p. 439-474).

158. Le héros grec, refusant l’outrage du temps, ne connaît pas « cette dé-crépitude de l’âge » (Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 19).

159. Signalons ainsi qu’il est fait six fois référence à L’Iliade, deux fois à L’Odyssée, dix-sept à Homère, neuf à Achille ou encore quatre à Hector, dans La Comédie humaine.

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consistant à faire le procès d’une époque, n’offrant plus d’espace à un héroïsme potentiel ; l’autre mettant en évi-dence le caractère illusoire des visions et des croyances de certains personnages, se référant encore à des repré-sentations passées.

Le premier schéma narratif est bien connu et se tra-duit en termes de composition par une absence de congruence entre description et narration. Là où le por-trait épique énumère des traits, des qualités, qui trouvent ensuite à se manifester lors des scènes d’ac-tion, les présentations inaugurales signalent dans ce cas des propriétés et des désirs qu’aucune performance ne viendra extérioriser. Le récit raconte autre chose que le déploiement d’une énergie potentielle ou d’une volonté affirmée. Il est ainsi loin du jeune de Granville bouillon-nant d’ambition à la fois professionnelle (comme avocat) et amoureuse (il se destine à épouser Angélique Bon-tems) que décrit le discours du narrateur (Une double fa-mille, II, 49) au Granville exprimant son accablement et son amertume dans un dialogue avec sa femme (II, 63). La composition fragmentaire d’Une double famille (les scènes, les moments se succèdent, entrecoupés de blancs) a précisément pour fonction de mettre l’accent sur les mutations résultant de la confrontation d’un jeune homme énergique et de la force d’inertie d’un mi-lieu provincial. Nul hasard à ce que le jeune « héros » de cet épisode (le deuxième) du roman s’enthousiasme à l’idée de travailler « devant la première Cour de l’Em-pire » et d’être bientôt « membre de ce parquet où Napo-léon choisissait les hauts fonctionnaires de son Empire » (II, 49). La possibilité de l’héroïsme, prenant alors le vi-sage actualisé d’une capacité de conquête et d’ascension sociales, demeure liée au moment de l’Empire. Mais que passe le temps, qu’un autre espace, qu’une autre époque s’installent et le modèle purement positif de l’héroïsme s’efface. Le « héros » se dédouble (« Une double fa-mille »), perd son nom, s’identifie à la nuit (au début et à la fin de l’œuvre) plutôt qu’à l’éclat du soleil. Dominé par un principe de dualité et d’éclatement, le roman ne peut plus dire que l’enchaînement des infortunes et des dé-routes, jusqu’au retrait final de Granville hors du monde.

La description vaudrait pour Le Colonel Chabert, qui manifeste la même inadéquation d’un personnage à son

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espace et son temps et ne cesse de faire jouer descrip-tions, dialogues et narrations les uns contre les autres. On y retrouve certes des éléments épiques160, notamment dans le récit que fait Chabert de sa vie passée et des ba-tailles napoléoniennes. L’ensemble du roman illustre toutefois l’idée d’un anachronisme fatal de l’ethos épique. D’abord, ponctuellement, parce qu’un certain nombre de motifs épiques sont repris sur un mode paro-dique161. Ensuite, parce que le roman semble montrer l’échec du personnage à demeurer héroïque, à faire exis-ter les valeurs d’un autre temps dont il est porteur. La trajectoire de la figure a donc valeur de symptôme. L’in-trigue repose bien sur l’effort du colonel pour se mon-trer héroïque, malgré tout ; il aspire en effet, sur le mo-dèle de certaines grandes figures, à sacrifier ses intérêts à ceux de sa femme, pour son bonheur et celui de ses en-fants. Mais le déroulement du récit montre qu’en défini-tive il n’y a personne à qui se sacrifier, il n’y a rien à sauver : chaque scène ouvre un peu plus les yeux de Chabert sur la vacuité, l’horreur d’une époque dont sa femme est l’image. La fin du roman présente logique-ment un personnage qui a choisi de n’être rien et qui, sans volonté et sans amour, court vers le néant. Jacques Cardinal a judicieusement résumé le cheminement ra-conté, en le comparant à celui d’Ulysse, héros grec de L’Odyssée :

Contrairement à la nourrice Euryclée qui recon-naît son maître Ulysse par la cicatrice qu’il porte à la cuisse (Odyssée, chant XIX), Chabert demeure cepen-dant non reconnu. De même, à l’opposé d’Ulysse qui 160. Pour une confrontation éclairante du roman à l’épopée antique et une

analyse de son intertexte homérique, voir Aude Déruelle, Le Colonel Chabert d’Honoré de Balzac, Chapitre III, « De l’épopée au roman », p. 88-116. A. Dé-ruelle, analysant le récit de Chabert, fait apparaître la dimension épique de la description des Russes et des coups portés sur le champ de bataille et décèle un renouvellement du sublime épique dans l’usage balzacien d’un discours po-pulaire, voire argotique (op. cit., p. 100). Pour une lecture différente du pas-sage, insistant sur le caractère prosaïque du récit, dépourvu de lyrisme et de pathos, voir Jacques Cardinal, « Perdre son nom », Poétique, n° 135, septembre 2003, p. 315-316.

161. Enfoui sous les morts, Chabert s’extrait de l’endroit où il est enterré grâce au bras d’un mort, « le bras d’un Hercule » (III, 325). L’antomonase, note justement Aude Déruelle évoquant un « démembrement de l’épopée », « tend à faire penser que l’épopée n’est plus qu’une référence, et non un référent » (Aude Déruelle, op. cit., p. 107). Sorti du trou, Chabert se dépeint lui-même en créature à trois bras, en une allusion grotesque aux monstres mythologiques.

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reconquiert femme et royaume, Chabert reste le dé-possédé, l’errant, le sans-nom. Là où l’épopée raconte la réinscription d’un sujet dans son droit (son nom), le récit du colonel Chabert raconte au contraire la dé -perdition d’un sujet somme toute victime du maître du monde moderne : l’argent (et ses vices : l’intérêt, la folle ambition, la volonté de puissance). Aussi pas-sons-nous de l’épopée au roman, de l’héroïsme su-blime à l’esprit calculateur et cynique du sujet mo-derne. Tel est notamment le procès qu’institue le ro-man162.

Ainsi, la folie dans laquelle Chabert finit par sombrer, privé de son nom et de ses droits, serait le signe qu’il n’y a plus de place dans la société bourgeoise en marche pour les Héros de l’Empire163. Il n’y a « [p]lus de légende possible164 », « plus que des carrières165 ». Le romancier prend donc acte de cette transformation : elle s’éprouve même dans les variations tonales de l’œuvre. D’un côté, au moment du récit du colonel Chabert (III, 320-333), une atmosphère sombre et envoûtante proche du conte fantastique pour évoquer le destin du personnage cen-tral, de l’autre, l’atmosphère feutrée et tendue d’une scène de la vie privée pour évoquer la lutte sourde que doivent mener l’un contre l’autre Derville et la comtesse Ferraud.

L’évolution du romancier, qu’ont remarquée de nom-breux commentateurs, contribue d’ailleurs à accentuer la dichotomie entre les valeurs de l’homme du passé et celles de la société contemporaine. Dans les années 1840, tout un pan de l’œuvre de Balzac, attaché à mettre en avant la médiocrité de la société nouvelle, met en scène des personnages qui « auraient pu » être grands. Ainsi du comte de Sérisy, comparé aux « grands sei-gneurs d’autrefois » (I, 749), et dont Pierre Barbéris dit qu’il « aurait pu, comme Granville dans Une double fa-mille, être en 1830, le héros d’une Scène de la vie pri-vée166 » : en 1840, il n’est plus possible, semble dire le

162. Jacques Cardinal, art. cit., p. 330.163. Pierre Barbéris, Introduction au Colonel Chabert, III, 305.164. Ibid., III, 298.165. Id.166. Pierre Barbéris, Introduction à Un début dans la vie, I, 732.

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texte, d’asseoir l’héroïsme d’un personnage sur le sub-strat de valeurs d’une société dont il serait l’étendard.

À cette forme de présentation de la société nouvelle, répond l’approche critique de certains personnages, défi-nis par leurs rêves et leur aveuglement. Le roman de-vient le lieu d’une déconstruction qui s’appuie sur la conscience aigue du caractère irrévocable et profond des changements politiques et sociaux. Ces changements en effet déterminent tout aussi irrévocablement, aux yeux de Balzac, une évolution dans les modes de représenta-tions et de figuration de la réalité. Un individu ne peut pas plus se rêver héroïque, qu’un romancier ne peut vouloir écrire comme aux siècles précédents167. C’est une des manières – la plus simple – de rendre compte de la problématisation de la question héroïque chez Balzac : s’il rend certes possible de formuler cette question, le roman balzacien appartiendrait au courant anti-idéaliste du XIXe siècle, qui, selon les analyses de Thomas Pavel, « partant du principe que l’idéalisme romanesque est un mirage qui déguise la misère morale des êtres humains […] s’acharne à dissiper ce mirage pour révéler aux lec-teurs l’atroce vérité de leur condition sociale168. » Succé-dant à l’épopée et au roman romanesque, le roman réa-liste, dans cette vision téléologique de l’histoire du genre169, se donnerait pour tâche de dévoiler comme mi-rage ce qui avait longtemps fait partie de l’imaginaire collectif et dénoncerait comme illusoire les représenta-tions à travers lesquelles certains appréhendent le monde et l’Histoire.

Même si dès le XVIIIe siècle quelques écrivains ont raillé les héros conventionnels, trop parfaits ou indes-tructibles – pensons par exemple à Diderot dans Éloge de Richardson170 –, on a souvent défini l’âge de la remise en cause de la monarchie comme celui de la fin de l’hé-roïsme, et le genre romanesque au XIXe comme critique

1671. Ce qui n’empêche pas l’auteur de La Comédie humaine de se vouloir au moins l’égal de Dante, comme si le véritable héros devenait le romancier.

168. Thomas Pavel, op. cit., p. 217.169. Sur ce point, voir Gérard Genette, Figures V, op. cit., p. 122.170. Voir Diderot, Éloge de Richardson, Œuvres complètes, t. XII, Paris,

Hermann, 1980.

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des envolées de l’épopée. Tout grand roman de ce siècle171 pourrait s’appeler Illusions perdues, la perte des illusions s’accompagnant de la perte de la croyance en la possibilité de l’héroïsme. La fameuse affirmation de Stendhal, « le génie poétique est mort, mais le génie du soupçon est venu au monde172 », peut sans doute s’en-tendre également comme un acte de décès des héros conformes à ceux du passé, « se distingu[ant] par ses ex-ploits ou un courage extraordinaire (dans le domaine des armes)173 » célébrés pour leurs exploits et « prédéfinis » par leur conformité à des « normes culturelles174 ». Le rapprochement de Balzac et Stendhal, contestant égale-ment l’héroïsme et l’héroïsation établis, est d’ailleurs de-venu un topos du discours critique175. On le sait, chez Stendhal, le parti pris de « réalisme subjectif », l’ironie indéniable dont le romancier témoigne à l’égard de ses personnages, empêchent la reconstruction du modèle héroïque traditionnel176. L’auteur de La Chartreuse de Parme montre aussi bien les défauts que les qualités de ses personnages afin qu’ils ne soient pas l’expression d’une perfection bien peu naturelle et trop « roma-nesque » :

171. Pour une analyse de la notion de héros dans le roman du XIXe siècle, on se reportera à Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 63-64 notam-ment.

172. Stendhal, Souvenirs d’Egotisme, Œuvres intimes, t. II, Paris, Galli-mard, 1982, p. 430.

173. Nous empruntons ces définitions à l’article « héros » du Nouveau Petit Robert (édition 1996).

174. Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », art. cit., p. 252. 1759. Même si, selon les analyses, à présent datées, d’Auerbach (Mimesis.

La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 477 notamment) et de Lukács (Balzac et le réalisme français, Paris, La Découverte / poche, 1999, p. 49 et p. 82-85), Balzac va, sur ce plan, plus loin que Stendhal. Les personnages stendhaliens, possédant des vertus, un courage, une volonté exceptionnels, conserveraient encore quelque chose des héros au sens traditionnel du terme. L’auteur de La Chartreuse de Parme de-meurerait fidèle au romantisme dont il se déclare l’ennemi, en continuant à op-poser la fierté et l’héroïsme de ses figures principales à la « bassesse mesquine de cette même époque » (Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 87). D’où la conclusion d’Auerbach : « Julien Sorel est bien plus un "héros" que les personnages de Balzac ou de Flaubert » (Erich Auerbach, op. cit., p. 462).

176. Leo Bersani a bien montré que le désir de personnages comme Julien Sorel et Fabrice del Dongo est présenté à la fois comme dangereux (pour l’ordre social) et comique (dans ses manifestations, à cause de la naïveté des personnages) : voir Leo Bersani, art. cit., p. 69.

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la vanité de Lucien fut consternée, il se sentit froid dans la poitrine, car notre héros, en cela fort différent des héros des romans de bon goût, n’est point absolument parfait, il n’est pas même parfait tout simplement177.

Sans entrer dans l’examen détaillé de l’approche stendhalienne de la question de l’héroïsme, comment ne pas évoquer la fameuse scène de La Chartreuse de Parme dans laquelle le narrateur se moque de Fabrice del Dongo, bien peu héroïque, et signifie de manière dé-finitive l’impossibilité d’avoir une claire vision des ba-tailles, des conquêtes militaires : « Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment178 » ? Tout se passe comme si la « peur » devenait l’ordinaire des personnages de fiction, en lieu et place de la bravoure espérée. Vérité d’une époque ? C’est en tout cas l’hypo-thèse de de Marsay tirant les leçons, à la clôture du Contrat de mariage, des aventures vécues par Paul de Manerville à qui il s’adresse.

La peur, mon cher, est un élément social, un moyen de succès pour ceux qui ne baissent les yeux sous le regard de personne. Moi qui me soucie de vivre comme de boire une tasse de lait d’ânesse et qui n’ai jamais senti l’émotion de la peur, j’ai remar-qué, mon cher, les étranges effets produits par ce sentiment dans nos mœurs modernes. Les uns tremblent de perdre les jouissances auxquelles ils se sont acoquinés, les autres tremblent de quitter une femme. Les mœurs aventureuses d’autrefois, où l’on jetait la vie comme un chausson, n’existent plus ! (III, 650-651)177. Stendhal, Lucien Leuwen (1834-1835), Romans et nouvelles, t. I, Galli-

mard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 1353. Philippe Hamon signale toutefois (Texte et idéologie, op. cit., p. 64), à pro-

pos de ce passage, que Stendhal ne fait là qu’emprunter à Boileau dont nous re-prenons l’extrait cité :

« Des héros de roman fuyez les petitesses ! Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.Achille déplairait moins bouillant et moins prompt :J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.À ces petits défauts marqués dans sa peinture,L’esprit avec plaisir reconnaît la Nature. »Art Poétique (v. 103 et suiv.) in Satires, Epîtres, Art poétique (1674), Paris,

Gallimard (Nrf / Poésie), 1985.178. Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839), Romans et nouvelles, t. II,

op. cit.,, p. 63.

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Chez Stendhal, l’utilisation du terme de « héros » correspond d’ailleurs le plus souvent à une « intrusion d’auteur » : elle est signe d’un regard affectueux mais aussi distant sur le personnage principal179.

En ce point se rejoignent d’ailleurs diagnostic sur l’époque (époque de l’héroïsme impossible, parce que l’Histoire n’est plus faite par les grands Hommes) et ca-ractéristiques d’un personnage (naïf, en décalage par rapport à la réalité). L’évocation de la bataille de Water-loo permet de mettre en évidence l’effacement des iden-tifications établies (« Un quart d’heure après, par quelques mots que dit un hussard à son voisin, Fabrice comprit qu’un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney ; toutefois il ne put deviner lequel des quatre géné-raux était le maréchal Ney180 ») et le changement de per-ception du conflit armé. Michel Butor a ainsi souligné que

Stendhal marque lui-même admirablement la dis-tance qui sépare la guerre actuelle : choc de foules passives menées par des individus cachés, de la guerre chevaleresque :

« Il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros de Tasse et de l’Arioste. »

Mais quelques instants plus tard :« Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait

un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée181… »

179. Sur l’utilisation du mot « héros » chez Stendhal, voir Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 90-91. On lira également avec profit son analyse de l’usage du terme chez Zola, dans « un contexte intertextuel fortement iro-nique » (ibid., p. 96). Notons, chez Balzac, ce passage de La Fausse Maîtresse au cours duquel Thaddée, racontant l’insurrection polonaise et ses exploits mili-taires, est pris « pour un héros » (II, 220) : le motif épique et l’héroïsation sont immédiatement après renvoyés à leur inadéquation par un commentaire dépré-ciatif du narrateur.

180. Stendhal, La Chartreuse de Parme, Romans et nouvelles, t. II, op. cit., p. 62.

181. Michel Butor, « Individu et groupe dans le roman », Répertoire II, Pa-ris, Éditions de Minuit, 1964, p. 82.

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On pourrait multiplier à l’envi les exemples de for-mules stendhaliennes signalant un décalage, entre l’at-tente du lecteur et la « réalité » évoquée (« Nous avoue-rons que… »), entre la passion d’un personnage et le lan-gage qui la nomme (le « C’est un personnage passionné qui parle… » accompagnant l’évocation d’un personnage exalté, enthousiaste, témoigne d’un discours à la fois dé-fensif et distant).

Chez Balzac, on le sait, la démarche démystificatrice n’œuvre pas uniquement contre le paradigme épique : roman romanesque et idéologie romantique sont aussi bien remis en cause. Le romancier s’en prend ainsi fré-quemment, dans les Scènes de la vie privée, à un autre thème « romanesque » : celui de l’amour-passion. Dans Modeste Mignon par exemple, la présentation de Canalis est fondée sur la mise en évidence de son absence de conformité avec l’image que s’en est construite Modeste. D’où certains effets ponctuels d’ironie dans l’évocation de ces deux personnages. Certes – nous aurons à y reve-nir – l’ironie est parfois absente de textes dans lesquels un personnage semble construire sa destinée en accord avec des valeurs chevaleresques ou héroïques. Il convient néanmoins de ne pas perdre de vue cette di-mension du texte balzacien, trop souvent négligée182. Sont épinglés de la sorte, selon un processus bien analy-sé par René Girard183, le désir romantique, l’illusion d’être unique et individualisé par ses désirs. Particulière-ment frappant et violent est l’exemple de La Femme de trente ans. L’homme de guerre, le combattant jeune et beau, apparaît ici comme un leurre, une idole creuse. Dans le premier chapitre du roman, Julie, victime d’une illusion, attribue, métonymiquement, les pouvoirs de Na-poléon à l’officier à cheval qu’elle aime184. Au premier la puissance réelle, au second l’apparence séduisante et

182. Pour une analyse des diverses formes de l’ironie chez Balzac, on ren-verra à l’ouvrage collectif Ironies Balzaciennes (sous la direction d’Éric Bordas, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003) et, pour une subtile caractérisation de l’ironie romanesque balzacienne, au texte de Christelle Couleau dans ce vo-lume, « L’ironie balzacienne ou le roman au second degré », p. 207-224.

183. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Ber-nard Grasset (« Pluriel »), 1961. Sur la critique de l’individualisme romantique chez Balzac on pourra se reporter à l’ouvrage déjà évoqué de Michel Condé (op. cit., p. 137).

184. Sur ce point, voir Catherine Nesci, art. cit., p. 30.

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l’aisance. Julie compose une figure à partir des caracté-ristiques de l’un et de l’autre. Or, d’Aiglemont n’est dans ce premier chapitre qu’un pur spectacle, au même titre que Napoléon ou ses soldats. La suite du roman fait com-prendre que l’image initiale n’est pas le reflet d’une es-sence, mais une surface sans substance185. L’aveuglement de Julie sur la nullité de d’Aiglemont, ensuite révélée, renvoie cependant moins à un trait psychologique (la naïveté d’une jeune femme amoureuse)186 qu’à un certain état du regard et du social. La comparaison du soldat, plus loin dans le premier chapitre, à ces rois « dont la véritable taille, le caractère et les mœurs ne peuvent ja-mais être ni bien connus ni justement appréciés, parce qu’ils sont vus de trop loin ou de trop près » (II, 1071), indique la vérité d’un fonctionnement : même l’emblème de la puissance participe de cette production d’une per-ception chancelante et faussée. L’organisation du pre-mier chapitre (la description de l’éclatant Victor d’Aigle-mont vient après celle d’un Napoléon sans vie) laisse d’ailleurs à penser que « l’écroulement de la puissance royale entraîne la faible fiabilité de la vue – point sur le-quel le père de Julie, quant à lui, ne se méprenait pas ! Le regard est un piège187. » Dans un univers privé de sou-verain et de transcendance, l’héroïsme épique n’est rien d’autre qu’un effet de regard, situé au point de rencontre d’un sujet privé de repère et d’une image sans significa-tion positive.

D’autres romans de Balzac vont jusqu’à faire de la « déshéroïsation » de la figure jusqu’alors magnifiée le point d’aboutissement de leur mouvement. La conclusion de ces œuvres célèbre en effet, à s’arrêter sur l’image fi-

1853. Derrière laquelle se dessine le visage d’un mari brutal et ignorant.186. La dimension psychologique n’est cependant pas absente du discours

du père de Julie, rapportant le comportement de sa fille à une loi générale : « Les jeunes filles se créent souvent de nobles, de ravissantes images, des fi-gures tout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elles attribuent innocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, et s’y confient ; elles aiment dans l’homme de leur choix cette créature imaginaire; mais plus tard, quand il n’est plus temps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’elles ont embellie, leur première idole enfin se change en un squelette odieux. » (La Femme de trente ans, II, 1050) C’est tout le mouvement du roman qui se trouve ainsi résumé : le héros n’est que vanité.

187. Catherine Nesci, art. cit., p. 30.

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nalement donnée, la perte des illusions d’un personnage sur un autre.

Ainsi d’Une fille d’Ève, autre histoire de personnage aveuglé. Blondet y tire la leçon, ironique, de la brève aventure entre Nathan et Marie (II, 381-382). Opposant la littérature et la vie, l’ancien « roman » et le nouveau, le journaliste souligne qu’il n’est plus possible de glori-fier certains êtres comme au temps de Dante et de Béa-trix. À Nathan qui se lamente : « Marie ne saurait m’em-pêcher de l’aimer [...] J’en ferai ma Béatrix » il rétorque, impitoyable : « Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a plus revue ; sans cela aurait-elle été Béatrix ? » (II, 382), avant de montrer que l’at-tention à la vie privée empêche toute héroïsation trop idéalisante :

Pour se faire d’une femme une divinité, nous ne devons pas la voir avec un mantelet aujourd’hui, de-main avec une robe décolletée, après-demain sur le boulevard, marchandant des joujoux pour son petit dernier (id.).

La fin de Béatrix, œuvre à la fois « romantique » et « romanesque »188, repose sur le même principe. Calyste doit entendre de la bouche de Maxime une série de juge-ments négatifs sur Béatrix :

[elle est] le modèle de ces natures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c’est Mme d’Es-pard sans sa politique profonde, la femme sans cœur et sans tête, étourdie dans le mal. [...] enfin, c’est in-complet pour le vice comme pour la vertu (II, 940).

Le caractère profondément déceptif et désenchanté de cette fin189, qui célèbre, sur un mode mineur, sans au-cune intervention du narrateur, le retour à l’ordre conju-gal, est bien résumé par une remarque du personnage masculin principal :

188. Au sens où René Girard emploie ces termes.1892. Le fait qu’elle ait été écrite autour de 1845 donne plus de poids en-

core au désenchantement exhibé. Ce dernier mot du romancier témoignerait du triomphe final d’une mélancolie, d’une noirceur, sur lequel a insisté Roland Chollet, parlant d’une « formidable injection de pessimisme et d’encre noire qui assombrit à cette époque un univers romanesque de plus en plus enfermé » (art. cit., p. 293).

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« Voilà donc comment finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes ! » dit Calyste abasourdi par tant de révélations et de désillusionnements (II, 940).

« Démoralisé », désenchanté, le roman balzacien ne croit plus à l’idéal, se détourne de l’épopée et semble ex-pulser les héros de la fiction190. Si le roman est expres-sion d’une société, la relation de cause à effet est évi-dente : à en croire Tocqueville191, le renoncement aux idéaux, l’installation d’une société démocratique, le règne nouveau d’une uniformité qui aplanit, expliquent les choix esthétiques des romanciers : « à l’âge du mé-diocre, plus de place pour une littérature du sublime192 ».

L’alternative n’est cependant pas entre raillerie (le regard sur le présent) et nostalgie (le regard sur le pas-sé). Pour être « critique », la perspective balzacienne n’en est pas moins productive. « Le désenchantement qui congédie la grande Histoire ouvre au romancier l’ex-ploration mélancolique de la comédie humaine, la lucidi-té du réalisme critique193 ». Puisque le Sens ne peut se soutenir d’un système axiologique et sémantique consti-tué (un genre par exemple), puisque la Société ne se prête pas à l’exposition d’un Sens triomphant, Balzac crée des figures adéquates à un certain état des signifi-cations. Au-delà du constat fondateur d’un héroïsme de-venu impossible (raillerie et nostalgie tout ensemble), au-delà du refus de représenter des héros « classiques »,

1903. Même le modèle du roman du XVIIIe siècle (voir Michel Butor, « Indi-vidu et groupe dans le roman », art. cit., p. 80) dans lequel un individu isolé gravit les échelons, abandonne son milieu d’origine sans pour autant remettre en cause la hiérarchie sociale, ne serait plus opérant.

1914. Sur l’impossibilité d’une littérature sublime à l’ère de la démocratie, voir Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. II, Garnier-Flammarion, 1981, p. 93.

1921. Philippe Dufour, « Le roman démocratique et la rencontre de l’hu-main », in Balzac, Flaubert. La genèse de l’œuvre et la question de l’interpréta-tion, Kazuhiro Matsuzawa (éd.), Graduate School of Letters, Nagoya University, 2009, p. 14. Dans certains de ses romans consacrés à la province, Balzac, préfi-gurant Flaubert, va jusqu’à peindre le néant de la médiocre vie de province, « cette vie qui s’en va, s’adoucissant toujours » (Eugénie Grandet, III, 1025). Sur ce point, nous renvoyons à Nicole Mozet, La Ville de province dans l’œuvre de Balzac, op. cit.

1932. Paule Petitier, « Balzac, "historien des mœurs" » in Nicole Mozet, Paule Petitier (éd.), Balzac dans l’histoire, op. cit., p. 95.

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l’auteur de La Comédie humaine représente une autre réalité et invente, dans un certain nombre de fictions, ce qu’on pourrait appeler des anti-héros contemporains. Il n’entre pas dans notre propos, centré sur la question du héros, d’étudier la nature et la fonction de ces anti-hé-ros. Rappelons simplement le soin apporté par le roman-cier, dans toute une partie de son œuvre, à explorer la « médiocrité de la médiocratie194 ». Visage d’un Balzac à présent bien connu195, sensible aux mutations en cours et prenant pour objet (notamment après 1840) le présent et la bourgeoisie triomphante. « 1830 a été pour Balzac ce que 1848 sera pour Flaubert : la porte ouverte à un em-bourgeoisement généralisé196 » pose par exemple B. Lyon-Caen.

La Comédie humaine fait état d’une montée en puissance de la classe bourgeoise. […] en termes ac-tantiels, la victoire des personnages superficiels et médiocres, la victoire des personnages « mis en éta-lage » (V, 550) est de plus en plus fréquente à mesure que Balzac progresse dans la rédaction de son œuvre197.

Or cette promotion d’un nouveau type social, le bour-geois (figure par excellence de l’anti-héros), va de pair avec une série d’orientations esthétiques fortes : atten-tion accordée à l’insignifiant et à la « superficialité198 », élaboration d’une « esthétique de la particularité199 », pensée de l’œuvre comme collection, comme accumula-tion d’éléments en séries, sans souci de leur sens et de leur nature propres. « L’euphorie du quantitatif200 » ainsi

1943. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 209. Rappelons que « médiocratie » est un néologisme forgé par Balzac, qui donne son nom au cha-pitre IX de la 1e partie des Paysans (IX, 180).

1954. Notamment grâce aux analyses de Nicole Mozet et de Boris Lyon-Caen (voir Balzac et la comédie des signes. Essai sur une expérience de pensée, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006, p. 131-203).

1965. Boris Lyon-Caen, op. cit., p. 147.1976. Ibid., p. 145. Peuvent être cités, hors des Scènes de la vie privée, La

Muse du département, La Cousine Bette, La Vieille fille ou La Cousine Bette.1981. Boris Lyon-Caen, « L’écriture de l’insignifiance. Notes pour un chan-

tier dix-neuviémiste », in Vincent Jouve, Alain Pagès (éd.), Les Lieux du réa-lisme. Pour Philippe Hamon, Éditions l’Improviste, Presses Sorbonne nouvelle, 2005, p. 368.

1992. Ibid., p. 371.2003. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 60.

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exprimée, qui s’accompagne d’un refus de toute hiérar-chisation et d’un abandon à l’immanence et au présent, dirait positivement le renoncement à l’idéalisme et à la vision épique.

À en rester, d’un point de vue très général, à la ques-tion du personnage, on observe que l’introduction de fi-gures d’anti-héros201 dans les romans du « présent qui marche » produit un triple effet : brouillage du système de valeurs (la Valeur se fait irréelle, purement sociale ou flottante) ; affaiblissement des distinctions ; création d’un pathétique négatif (le personnage suscite la moque-rie ou une ironie distante). La logique du désenchante-ment et du renoncement à l’épique est alors poussée à son comble puisque le héros épique, précisément, témoi-gnait d’une hiérarchie stable, introduisait de la distinc-tion et faisait exister, en l’incarnant, une Valeur. Cela peut se dire autrement : si le monde épique est celui d’un Sens qui finit par triompher, certains personnages d’anti-héros permettent au romancier de représenter, à l’inverse, le retrait contemporain du Sens.

On ne saurait cependant en rester à cette observa-tion : le roman balzacien (tout lecteur conséquent et at-tentif de La Comédie humaine le percevra) tente égale-ment de résister à la négativité contemporaine et drama-tise plus directement la question du sens. Il est certes possible de dresser un portrait de Balzac en peintre de l’insignifiance bourgeoise, en promoteur réjoui de la sur-face202. Notre voie sera autre ; notre lecture plus sensible au versant romanesque et dramatique de l’œuvre balza-cienne. Au constat d’un nivellement, au relevé d’écarts figés (c’est l’épreuve du désenchantement), répond une attention aux singularités, aux différenciations dyna-miques desquelles émergent des figures héroïsées. Sans doute faut-il ici se souvenir, avec Vincent Jouve, que le héros est dans le roman moderne « dépendant des seules techniques narratives203 » et qu’à côté de ce que le cri-tique appelle des personnages « convexes » (ceux dont la

2014. Citons par exemple Oscar Husson dans Un début dans la vie ou Ca-nalis dans Modeste Mignon.

2025. Surtout si l’on se focalise sur les années 1840.203. Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », art. cit., p. 252. 

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nature et la trajectoire sont édifiantes en elles-mêmes), existent des personnages « concaves204 » dont l’histoire seule fait sens. La volonté de démythification balza-cienne n’empêche pas un travail d’ « exaltation » des fi-gures, à partir d’un grossissement dramatique. En d’autres termes, la distinction opérée dans la préface d’Une fille d’Ève entre les dénouements « de la nature sociale, où tout paraît se nouer fortement et où tout finit par s’arranger assez bourgeoisement, souvent sans le moindre éclat » (II, 262) et ceux, plus dramatiques et plus émouvants, « en harmonie avec les lois de la poé-tique du roman » (id.) nous paraît valoir, mutatis mutan-dis, pour les personnages. Figures « plates » ou « creuses » et figures « saillantes » et « romanesques205 » existeraient en vis-à-vis dans l’œuvre balzacienne.

C’est à la manière dont Balzac fait « saillir » certains des protagonistes de ses romans et en fait des person-nages « à part », distincts du reste du personnel roma-nesque, que nous voudrions à présent nous intéresser.

204. Ibid., p. 252-253. Dans sa typologie des héros, Vincent Jouve prend également en compte la participation à l’action, ce qu’il appelle le statut de « protagoniste » (ibid., p. 253-254). Croisant les deux critères, il distingue ainsi le « héros convexe protagoniste » appelé le « champion », « le héros convexe non protagoniste » ou « modèle », le « héros concave protagoniste » ou « co-baye » et le « héros concave non protagoniste », « révélateur » dont la présence est la condition du sens de l’histoire.

205. C’est-à-dire produits par les lois de la poétique du roman nouveau. An-dré Vanoncini, évoquant en vis-à-vis La Peau de chagrin ou Le Père Goriot et Les Petits Bourgeois, Les Parents pauvres ou Le Faiseur, oppose « le drame de la quête de l’absolu » à « la quête du drame de l’insignifiance » (André Vanonci-ni, « Pierrette et la rénovation du code mélodramatique » in Claude Duchet, Isa-belle Tournier (éd.), Balzac, Œuvres complètes. Le « Moment » de « La Comé-die humaine », Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « L’imagi-naire du texte », 1993, p. 265).

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ILES PROCÉDURES D’HÉROÏSATION

Jusque dans les années 1840, nous le verrons, Balzac a affirmé la nécessité de se tourner vers la différence pourrait-on dire, pour donner à son roman les contrastes et la profondeur sans lesquels il n’est pas de véritable puissance d’intellection. En explorant les formes et les effets des évidentes procédures d’héroïsation à l’œuvre dans le texte balzacien, témoignages d’une volonté d’exacerbation des différences, nous voudrions étudier un deuxième aspect du traitement balzacien de la ques-tion « héroïque » : orientation esthétique, sémantique, éthique et peut-être même politique qui le pousse à re-courir à la dramatisation et à l’héroïsation, afin de ré-pondre à l’extension menaçante de la platitude ou de ré-dimer une époque trop confuse. Il s’agira, plus précisé-ment, de voir comment, dans les textes balzaciens, sont mis en relief des personnages « par des moyens différen-

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tiels206 », selon une définition restreinte de la notion de héros.

Examiner de manière synthétique ce qu’on appellera donc les procédures balzaciennes d’héroïsation suppose-ra d’accorder davantage d’attention au mode de construction des personnages qu’à leur rôle dans l’ac-tion, ou au système de valeurs dont ils sont porteurs. Sans adopter comme grille de lecture générale l’ap-proche « sémiologique » de Philippe Hamon207, qui pro-pose une série de paramètres permettant de distinguer et hiérarchiser les personnages, on pourra s’appuyer de manière ponctuelle sur un des critères dégagés (que nous avons rappelés dans notre introduction) : les quali-fications différentielles, les distributions différentielles, l’autonomie différentielle, la fonctionnalité différentielle, les prédésignations conventionnelles, le commentaire ex-plicite et les redondances.

Pour notre part, nous distinguerons, plus globale-ment, trois plans d’investigation du roman balzacien : sur le plan de l’énonciation, certains textes célèbrent le personnage, le glorifient, adaptant le langage à la gran-deur supposée de l’objet de leurs discours. Sur le plan de la composition, de la construction même des nou-velles ou des romans, sont distingués du reste des prota-gonistes certains personnages séparés et constitués en sujets. Du côté de la caractérisation, sont mis en valeur des traits extraordinaires, des capacités hors du com-mun, une « passion » au cœur de certaines figures.

Il conviendra donc d’envisager à la fois par quels pro-cédés un personnage est mis à part et ce qui en lui frappe le lecteur : les modalités, les « lieux », les objets originaux d’une héroïsation qui doit permettre d’échap-per au double « cauchemar » de la modernité, platitude et indistinction.

206. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 47.207. Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », art.

cit.

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CHAPITRE 1

UN PRINCIPE DE CÉLÉBRATION

1. Le personnage glorifié

On le sait, le narrateur balzacien « intervient », juge, tranche, fait entendre sa voix et dirige l’attention de son lecteur. Son discours a ainsi parfois pour but de glorifier une figure, d’en chanter la grandeur. Le ton alors adop-té, lyrique, solennel, presque pathétique par moments, fait du personnage une réalité autre, différente de ce qu’offre à la perception la réalité immédiate. En d’autres termes, le discours, sous diverses formes, rehausse un protagoniste, par ailleurs intégré au personnel roma-nesque. Le phénomène renverrait, selon Félix Davin, commentateur autorisé de Balzac, à une tendance plus générale du romancier : « rien n’est petit sous sa plume, il élève, il dramatise les trivialités les plus humbles d’un sujet208 ».

Manière la plus simple de procéder : signifier la va-leur d’un personnage par la répétition d’un adjectif qua-lifiant. Éric Bordas a d’ailleurs souligné que, chez Bal-zac, certains adjectifs subjectifs fonctionnent « comme des motifs qui s’attachent à un personnage particu-lier209 ». À propos d’un personnage comme Albert Sava-rus, c’est par exemple l’adjectif « extraordinaire » (I, 915, 928, 932) qui revient comme un leitmotiv. L’effet est d’autant plus frappant que la qualification glorifiante est employée aussi bien avant qu’après son entrée « ef-fective » dans la fiction. La technique du « discours pré-

208. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1166.

209. Éric Bordas, Balzac, discours et détours : Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, p. 172.

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paratoire » (en l’occurrence de l’abbé de Grancey sur Savarus) redouble son contenu même : l’absence de « présence » de la figure (d’abord pur être de mots) ac-centue son caractère extra-ordinaire. Lorsqu’un autre terme est utilisé, il appartient au même champ lexical : ainsi de la caractérisation de Savarus, en une interpella-tion définitoire (toujours émise par l’abbé de Grancey), comme « homme remarquable » (I, 985)210.

La glorification prend parfois une forme plus précise et détaillée. On sait que Le Colonel Chabert avait d’abord été intitulé La Transaction (en 1832). Or les transformations ultérieures de l’œuvre ont, semble-t-il, placé au centre du texte la figure qui, dès lors, lui donne son nom. Si la nouvelle est composée d’une suite de sé-quences qui présente divers aspects du Colonel Chabert, son mouvement global est tout de même celui d’une élé-vation progressive du personnage. Après que l’accent a été mis sur son caractère comique lors de sa première apparition, sur sa dimension mystérieuse et inquiétante lors de la deuxième scène, un des derniers portraits qui est fait de lui insiste, au-delà de sa mise et de son aspect considérés ici comme accessoires, sur sa noblesse d’âme (III, 369). La manière dont est décrit le mouvement de ses yeux est à ce titre révélateur : « le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’impréca-tion » (III, 370). Le roman a certes fait apparaître l’im-possibilité de l’héroïsme au temps de la Restauration, mais la réapparition de Chabert, sous le regard de Der-ville, après sa disparition volontaire, permet de manifes-ter une forme singulière de sublime : un sublime du re-noncement, comme s’il importait d’affirmer que jusque dans l’abandon de la lutte demeurait une grandeur li-sible et apparente. Certes, les scènes avec sa femme font mention à plusieurs reprises de sa bonté (III, 362-364), selon une logique de la notation psychologique très clas-sique, mais le texte, qui fait partie des premières Scènes de la vie privée, recourt peu à l’analyse psychologique211 :

210. Même adresse définitoire et louangeuse dans Honorine : Maurice, s’adressant à la comtesse, lui dit : « Vous et lui [le comte Octave], vous êtes deux grands caractères. » (II, 575)

211. On peut considérer que la psychologie prend davantage d’importance par la suite, à partir de 1834, notamment lorsque les personnages principaux sont féminins. Elle permettrait de donner à connaître les personnages, mais aussi d’en faire voir les faiblesses, au rebours des procédures traditionnelles

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Un principe de célébration

ce sont des passions primaires que le narrateur met en valeur.

Une des fonctions de l’épilogue, qui n’existait pas sous cette forme dans la première version de la nouvelle, est précisément de conférer une autre stature à Chabert. Derville (figure du romancier à qui est « délégué » le pouvoir d’appréciation), contemplant la trajectoire du co-lonel, rend hommage au personnage et l’héroïse en une prise de parole mise en valeur :

Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti de l’hos-pice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de La Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe (III, 373).

On pourrait parler ici de mythification, qui passe par un refus de la psychologisation, si l’on entend par là « le transfert d’un événement à l’intérieur des frontières de la légende212 ».

On mesure à ce niveau l’importance des apparitions du narrateur sur le devant de la scène fictionnelle, dans des passages discursifs ou dans ses évaluations du per-sonnage. Balzac n’hésite pas, en effet, nous l’avons vu, à la différence d’un Flaubert par exemple, à apprécier, à critiquer ou à faire l’éloge de ses personnages, par l’in-termédiaire de son narrateur. Dans le cas de person-nages ainsi élevés, tout se passe comme si le romancier se sentait une sorte de dette à leur égard. Suivant une expression de Lucette Finas, il s’agit d’intervenir en force pour rendre au personnage toute sa mesure213. Même lorsqu’une figure est présentée négativement et sur le mode analytique – qu’on pense à Mme d’Espard dans L’Interdiction, dont la description semble révéler le visage caché et effrayant –, il arrive que le discours qui constitue le personnage finisse par en glorifier un as-pect214. Le portrait de la marquise, d’abord centré sur la

d’héroïsation. 212. Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, (coll. « Poétique »),

1988, p. 100.213. Intervention orale de Lucette Finas lors du Colloque « Balzac et les

écrivains », 1999.214. Sur ce personnage et la manière dont il est également évoqué dans

Béatrix, voir Guy Sagnes, Introduction à L’Interdiction, III, 412.

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manière dont elle se compose une apparence, s’achève sur la mise en valeur de son énergie, de sa volonté, de son intelligence. Les phrases s’enchaînent en parataxe, additionnant les attributs possédés sous leur forme abso-lue :

Elle avait si bien étudié le fort et le faible de la vie parisienne qu’elle s’était toujours construite de façon à ne laisser à aucun homme [...] On aurait pu promettre une somme énorme d’un billet [...] où elle se serait compromise, sans jamais pouvoir en trouver un seul. Si la sécheresse de son âme lui permettait de jouer un rôle au naturel, son extérieur ne la servait pas moins bien (III, 455).

D’où, à la fin de ce portrait, l’insistance sur sa force et sa capacité à s’opposer aux « assauts » de Rastignac.

De la même façon, le paragraphe qui conclut le pré-ambule, lieu « différentiel » du texte par excellence, de La Fausse Maîtresse éclaire la manière dont doit être en-visagé le personnage principal de l’œuvre. Occupé à dé-finir la « sphère » de son récit, le narrateur indique d’emblée que le thème de son ouvrage sera une de ces « actions sublimes », cachées comme une perle « sous de rudes écailles, perdues enfin au fond de ce gouffre, de cette mer, de cette onde incessamment remuée, nommée le monde, le siècle » (II, 200). La logique ici déployée se-rait donc une logique de l’envers, de l’envers comme di-mension cachée et sublime de l’intime. Selon une construction fréquente chez Balzac (on peut également penser à Honorine), La Fausse Maîtresse oppose ensuite le regard aveugle du monde, qui ne peut comprendre un être comme Thaddée menant une existence « souter-raine […] au rebours de celle des gens du monde » (II, 212), à celui du scénographe de la vie privée, acharné à déterrer les histoires, à faire remonter à la surface les destins méconnus. La première phrase par laquelle Clé-mentine élève Thaddée au-dessus d’Adam indique bien l’opposition au regard social, propre au roman :

La différence de vos deux existences vient de vos goûts et non d’un choix obligé, de votre fantaisie et

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Un principe de célébration

non de vos positions [...] le subalterne peut devenir dans certains moments le supérieur. (II, 211)

dit la jeune femme à son mari. Le romancier de la vie privée s’intéresse à l’être que le monde dédaigne – en le désignant par le terme ici péjoratif d’ « original » (II, 207). Les renversements de perspectives, qui abondent dans ce roman, ont aussi pour conséquence de faire res-sortir la grandeur méconnue du personnage, brusque-ment exalté (II, 214) quand jusque là il n’avait été évo-qué que de l’extérieur. Le thème de l’homme incompris, qu’on retrouvera dans Albert Savarus, était d’ailleurs ex-plicitement revendiqué dans la première édition de La Fausse Maîtresse, puisque c’était le titre de l’un des cha-pitres du roman215. Tel serait dès lors l’enjeu du récit : faire voir la grandeur celée du personnage de Thaddée, l’envers du social, ce qui n’apparaît pas sur la scène pu-blique. Les discours des personnages à son sujet – mé-thode de la caractérisation directe – peuvent avoir pour fonction de porter l’accent sur sa valeur : Adam parle ainsi de l’ « excessive adresse avec laquelle il cache la grandeur de ses sentiments [qui] est une immense supé-riorité » (II, 211). Le roman repose pour un temps sur l’opposition entre les scènes dans lesquelles le compor-tement apparent de Thaddée va dans le sens du juge-ment négatif que Clémentine, représentante du monde, porte sur lui, et les passages d’analyse psychologique qui révèlent sa réelle stature. Dans les passages qui dé-taillent les sentiments de Thaddée et ses rapports aux autres protagonistes, le ton du narrateur se fait lyrique, magnifiant le comportement (voir notamment II, 230) d’une figure alors envisagée de manière presque abs-traite. Une lecture attentive du roman nous invite certes à aller au-delà du discours explicite du narrateur, qui n’est qu’un élément parmi d’autres de la construction du personnage216 et à appréhender plus finement la subtilité et l’ambiguïté d’une œuvre qui valorise aussi l’expressi-vité d’autres personnages, soucieux d’articuler leur être

215. Dans la version publiée dans Le Siècle, le 27 décembre 1841, le cha-pitre IV portait en effet le titre « Un homme incompris » (II, 1303).

216. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article « Ce que racontent les romans : "mise en scène" des situations et des langages dans La Fausse Maîtresse », La Licorne, n° 56, « Envers balzaciens », Poitiers, UFR de Langues et Littératures, 2001, p. 181-198.

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plutôt que de le cacher. Il n’en reste pas moins que la conjonction et la répétition des qualifications glorifiantes donnent au personnage de Paz une place singulière dans le roman.

Dans le cas de Thaddée, c’est le terme de « sublime » qui revient comme un leitmotiv pour qualifier son être propre et son comportement : certes, Paz n’est pas véri-tablement un être supérieur, mais « grand par le cœur » il « allait alors au sublime » (II, 219). Certes, il ment aux autres personnages mais ses mensonges sont « hé-roïques » (II, 221), ses tromperies « sublimes » (II, 215), sa « mystification sublime » (II, 240). Lorsque son ami, et rival, souffre, il est « sublime de douleur » (II, 236). Il est également question de son « avarice sublime » et des « sublimes extatiques » dans un passage consacré à Thaddée (II, 216)217. On aura bien évidemment noté que le terme est d’autant plus utilisé qu’il sert à qualifier un comportement que la morale sociale, en temps normal, condamne. Manière la plus immédiate et la plus évidente de signaler que le discours narratorial prend à re-brousse-poil les valeurs établies et chante les vertus invi-sibles et indicibles sur la scène sociale. Ailleurs, le nar-rateur désigne le personnage du terme de « pauvre ad-mirable amant » (II, 220). L’association presque oxymo-rique des deux adjectifs dénude le principe de cette glo-rification : celui qui souffre dans la sphère du sentiment est digne d’être admiré ; le vaincu « social » est vain-queur sur la scène de la fiction. Héroïser consiste alors à exalter la grandeur d’êtres « invisibles » auxquels il s’agit de donner une forme de visibilité. Un long dis-cours narratorial à portée plus générale semble consa-crer un peu plus tard cette « victoire » (II, 230) : au-delà d’un personnage, c’est un ethos, une manière de vivre l’amour (un amour sans espoir de retour, proche de l’ « amour divin », II, 216, explique le narrateur) qui sont évalués et célébrés. Nul hasard à ce que l’ultime intru-sion du narrateur dans le récit, à l’ouverture d’un para-graphe, soit pour regretter, sur le mode exclamatif et en écho au préambule du roman, l’aveuglement du monde

217. Signalons que l’attitude des deux personnages féminins, Clémentine (II, 221) et Malaga (II, 223), comme par contagion, est parfois qualifiée de « su-blime ».

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et la méconnaissance dans laquelle demeurent des amoureux de l’envergure de Thaddée :

Hélas ! la plupart des Parisiennes, ces créatures prétendues si perspicaces et spirituelles, passent et passeront toujours à côté d’un Paz sans l’apercevoir. Oui, plus d’un Paz est méconnu ; mais, chose ef-frayante à penser ! il en est de méconnus même lors-qu’ils sont aimés. (II, 243)

Le discours et la typisation établie font du person-nage distingué218 tout à la fois le support d’une grandeur inaperçue et la source d’un pathétique sans remède puisque l’enjeu du roman devient ontologique (la possibi-lité de la connaissance de l’être) plus que factuel ou dra-matique (un homme parviendra-t-il à se faire aimer ?).

On retrouve cette même association entre ce qui est sublime, ce qui est caché et ce qui est pathétique dans Le Père Goriot à propos du personnage éponyme : comme Paz, le personnage appelle l’adjectif « sublime » (III, 115 et 161 par exemple). De manière symptoma-tique, si la première occurrence du terme appartient en fait à une phrase en style direct de Rastignac, la deuxième, plus tardive, est à rapporter au narrateur, comme si le personnage-réflecteur avait passé le relais au narrateur, dont les mots ont plus de poids encore dans le système énonciatif balzacien.

Mais c’est souvent l’évocation de personnages fémi-nins, au centre des romans et nouvelles auxquels ils ap-partiennent, qui donne lieu à des passages sans autre fonction que d’arracher un personnage à la particularité de sa situation pour en exalter et en construire la beauté rayonnante. L’effet d’héroïsation de Mme de Beauséant tient par exemple à l’accumulation de notations valori-santes et de qualifications hyperboliquement positives. Éric Bordas a bien noté qu’est développée à son sujet une « isotopie de la grandeur219 » : à l’occasion de la des-cription de l’un de ses regards, elle est rattachée à la ca-tégorie des « grandes âmes » (Le Père Goriot, III, 111) puis, à la fin du roman, à celle des « personnes les plus

218. Soulignons tout de même que certains discours du narrateur ra-baissent Thaddée en le comparant à des êtres véritablement supérieurs. L’éva-luation ne va pas dans un seul sens.

219. Éric Bordas, op. cit., p. 172.

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élevées » (III, 267). Elle est appelée « la plus poétique fi-gure du faubourg Saint-Germain » (III, 122), et se trouve caractérisée sur ce mode : « [c]omme une grande dame qu’elle était » (III, 115), « [c]ette femme était vraiment aussi bonne que grande » (III, 150). Lors de la dernière évocation de Mme de Beauséant dans le roman, la des-cription est d’ailleurs conçue comme un morceau déta-ché qui consacre, par un vocabulaire quasi épique, la majesté d’une figure. Des phrases simples et dépouillées, à teneur essentiellement informative, se succèdent, exemple typique de ce qu’on appelle le discours réaliste. Mais le changement de vocabulaire, la référence à la my-thologie, en modifient la portée : « [v]ous eussiez dit d’une Niobé de marbre » (III, 264). La modification du registre de langue découle du changement de position de l’énonciateur par rapport au personnage. La phrase sui-vante accentue ce phénomène :

Son sourire à ses intimes amis fut parfois railleur ; mais elle parut à tous semblable à elle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheur la parait de ses rayons, que les plus insen-sibles l’admirèrent, comme les jeunes Romaines ap-plaudissaient le gladiateur qui savait sourire en expi -rant (III, 264).

L’opposition entre la brièveté du premier segment de phrase et la longueur du second, l’explication de l’effet produit, la comparaison avec une situation de l’Antiqui-té, manifestent de nouveau ce balancement – versant mondain du personnage / versant « grande âme » – pour célébrer l’être du personnage. La clausule du passage descriptif met un point final à son élévation : « [l]e monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines » (III, 264). La subtilité du passage tient cependant à la manière dont il fait entendre la dis-jonction entre l’apparence (souveraine et sublime) du personnage et son état psychologique. Le « moment » de l’héroïsation est moins celui de l’expressivité du person-nage (la description, faite en focalisation externe, semble avoir d’abord pour principe de souligner l’impossibilité de lire les sentiments de Mme de Beauséant), que celui d’un arrachement maîtrisé à une douleur et une aliéna-

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tion. Nul emportement dans l’évocation, puisque est cé-lébrée, au-delà d’une beauté visible, la force d’une volon-té. Plus encore, le double niveau de la description et la glorification à laquelle elle aboutit correspondent, au ni-veau narratif, à une attente sociale déjouée : Mme de Beauséant ne se comporte pas comme voudrait la voir se comporter la société. L’héroïsation saisit la figure sur la scène du monde, dans le moment de la séparation d’avec le monde.

La conquête de la gloire romanesque va d’ailleurs souvent de pair avec l’abandon de l’action et de la lutte. Que ce soit dans La Femme abandonnée, La Grenadière ou La Femme de trente ans, la trajectoire d’un certain nombre d’héroïnes balzaciennes aboutit au retrait hors du monde, comme pour signifier que les valeurs dont elles sont porteuses – l’intégrité, la fierté, la noblesse d’âme – « font déjà figure d’anachronismes220 ». Que soit au fond célébrée une « position » temporelle plus qu’une action explique parfois la construction des œuvres. Pour que la qualification valorisante du Marquis d’Espard dans L’Interdiction ait du sens, il faut qu’il apparaisse en dernier. Pour que la figure du marquis prenne toute sa portée, il faut d’abord que le perspicace Popinot ait per-cé à jour la marquise, créature de son temps, et ses ma-nigances. Le marquis est placé d’emblée sous le signe de ce qui est défait, abîmé, puisque son décor, d’abord évo-qué, est caractérisé par son ancienneté et son délabre-ment. Le texte le présente d’ailleurs clairement comme un « débris de ce grand corps nommé la féodalité » (III, 475) : il est le produit d’un autre temps. Son portrait est l’occasion d’un long discours sur la transformation du statut et du fonctionnement de la noblesse dans la socié-té contemporaine qui rehausse encore sa valeur. L’ad-jonction de ce discours auctorial à la description consti-tue donc le marquis d’Espard en centre d’intérêt privilé-gié. Sans doute serait-il abusif de faire du personnage une figure de héros, tant sont soulignés son impuissance et son éloignement du monde. Mais sa valorisation tient à son caractère intempestif. Symptomatiquement, au mo-ment de la « sortie » de la scène du roman du marquis, c’est bien en relation avec la déliquescence de la société

220. Jean Paris, op. cit., p. 184.

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de l’époque que sont marquées sa grandeur et sa probité : « Il est malheureux que l’état actuel de notre société rende la conduite de M. le marquis sublime » (III, 490), dit le sage Popinot.

Il y aurait en tout cas une « sphère » particulière de la célébration : celle du sentiment, de l’espace retiré de la vie privée. L’héroïsation consiste ici à « hausser » par la parole poétique, non les combats publics, militaires ou politiques, mais les luttes menées dans les coulisses, dans les espaces privés. Un célèbre passage de L’ « Avant-propos » de La Comédie humaine opposait les deux scènes :

j’accorde aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie individuelle, à leurs causes et à leurs principes autant d’importance que jusqu’alors les historiens ont attaché aux événements de la vie publique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre entre Mme de Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues (Le Lys dans la vallée). (I, 17)221

La volonté de célébration des « batailles » et « souf-frances » amoureuses est encore plus manifeste dans La Femme abandonnée, où l’on retrouve Mme de Beau-séant, cette fois comme protagoniste principale. La nou-velle, à la structure de « poème en prose222 », est organi-sée comme un « hymne à la femme [...] et à l’amour223 ». Les deux descriptions de Mme de Beauséant, l’une en ouverture, longue et précise, l’autre en clôture, courte et déchirante, sont les deux pivots de la magnification re-

221. Charles Baudelaire oppose pareillement, quelques années plus tard, ces deux scènes et ces deux formes d’héroïsme : « Pour rentrer dans la ques-tion principale et essentielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. Encore les font-ils en rechignant, et parce qu’ils sont commandés par le gouvernement qui les paye. Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques » (Charles Baudelaire, « De l’héroïsme de la vie moderne », Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 495).

222. Madeleine Ambrière-Fargeaud, Introduction à La Femme abandon-née, II, 461.

223. Ibid., II, 460.

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cherchée de ce personnage que la société rejette. Si la clausule du portrait inaugural de Mme de Beauséant ré-vèle qu’il faut rapporter ce qui a précédé à Gaston de Nueil, force est de constater que le mouvement de la description, qui va d’une évocation presque informative du physique du personnage à une ample méditation sur sa situation, en passant par une peinture élogieuse de son caractère, tend à gommer l’ancrage subjectif du re-gard ici traduit. Une phrase semble rassembler l’essen-tiel du personnage, de sa situation, en une image dont Gaston, à la lettre, s’éprend, image qui constitue le per-sonnage en spectacle d’une poésie séductrice :

N’était-ce pas un spectacle imposant, et encore agrandi par la pensée, de voir dans un immense salon silencieux cette femme séparée du monde entier, et qui, depuis trois ans, demeurait au fond d’une petite vallée, loin de la ville, seule avec les souvenirs d’une jeunesse brillante, heureuse, passionnée, jadis rem-plie par des fêtes, par de constants hommages, mais maintenant livrée aux horreurs du néant ? (II, 476).

Caractéristique de Balzac est cette longue période au ton légèrement emphatique, qui précède de quelques lignes un éloge en règle du personnage. À cette descrip-tion en ouverture répond celle du dénouement de la nou-velle qui isole à nouveau le personnage et en fait l’incar-nation d’un sentiment : « [c]’était la douleur dans son ex-pression la plus complète » (II, 501). Les dernières phrases du texte lui sont d’ailleurs consacrées, pour effa-cer en elle toute trace de faute et en faire, à tout jamais, une glorieuse amoureuse : « dans la pureté de son amour en réside toute la justification » (II, 503). Le tra-vail d’héroïsation qui passe par une recherche langa-gière trouve une forme d’achèvement : le texte peut alors se donner comme un monument dressé à la gloire d’un personnage défini à la fois par sa souffrance et sa grandeur morale. Le paradoxe de l’héroïsation tient ce-pendant à ce que soient ici exaltées la solitude et la souffrance d’un être livré au néant, quand c’est l’activité au service d’une collectivité qu’on chantait traditionnel-lement. La nomination « louangeuse » est en fait rare-ment liée, chez Balzac, au récit d’un Acte ou à l’exposi-tion pleine d’une nature. Dans Honorine, selon une dia-

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lectique de l’apparent et du caché qui arrime la descrip-tion qualifiante à la diégèse, Octave n’apparaît « su-blime » (II, 550) aux yeux de Maurice, le narrateur, qu’au moment où est pressenti l’existence d’un mystère. La figure est glorifiée, au terme de la réflexion-descrip-tion du narrateur, dans l’instant où tout à la fois elle in-dique (un sens ? une valeur ? une relation ?) et se tait, comme si la désignation d’une opacité multipliait le sen-timent de grandeur :

Je pressentis un drame étrange en comprenant qu’il ne pouvait y avoir rien de vulgaire entre une femme que le comte avait choisie et un caractère comme le sien. Enfin les événements qui avaient poussé la comtesse à quitter un homme si noble, si ai -mable, si parfait, si aimant, si digne d’être aimé, de-vaient être au moins singuliers. La phrase de M. de Grandville avait été comme une torche jetée dans les souterrains sur lesquels je marchais depuis si long-temps; et, quoique cette flamme les éclairât imparfai-tement, mes yeux pouvaient remarquer leur étendue. […] Ce masque jaune, ces tempes desséchées, ces gi -gantesques études, ces moments de rêverie, les moindres détails de la vie de ce célibataire marié prirent un relief lumineux pendant cette heure d’exa-men mental qui est comme le crépuscule du sommeil et auquel tout homme de cœur se serait livré, comme je le fis. Oh ! combien j’aimai mon pauvre patron ! il me parut sublime. (II, 549-550)

2. La figure esthétisée

Une des marques du changement progressif de statut du personnage, que son évocation soit « achronique » ou inscrite dans le temps, est sans doute la référence à des figures artistiques ou héroïques qui en élèvent la stature. Ainsi, dans un passage de La Fausse Maîtresse où le nar-rateur semble pris d’admiration et de pitié pour son per-sonnage, ce sont les références à la littérature qui sont chargées de dire l’étendue de sa souffrance :

l’amant de Clémentine était comme au fond d’un des abîmes décrits par Alighieri. Le malheureux [...] arriva le visage décomposé, sublime de douleur. Sa

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tête, comme celle de Méduse, communiquait le déses -poir (II, 236).

Leur choix ne renvoie pas à un code culturel démodé et bourgeois – commun à Balzac et aux lecteurs qu’il es-père atteindre – mais bien aux goûts du romancier et aux modèles qu’il se donne. Le dévoilement de préférences esthétiques personnelles est toutefois loin d’être l’unique fonction de ces allusions à d’autres textes. Dans le récit balzacien, la littérature, la peinture, l’art sont le lieu où la vie et les sentiments sont les plus intenses, et comme tels les plus chargés de substance. Dans ces conditions, comparer un être à un personnage roma-nesque, ou la réalité décrite au monde fictionnel, consiste à donner à ce personnage ou à cette réalité un poids extrême.

La référence à la peinture nous semble fonctionner sur le même mode. Rapporter un personnage à un ta-bleau peut avoir pour fonction de l’ennoblir, de le dési-gner, grâce à une mise entre parenthèses volontaire de la distinction univers réel / univers fictionnel, comme fi-gure qui appelle la transfiguration esthétique224. Manière de répondre, là encore, à un questionnement qui porte sur le choix du sujet à l’époque où écrit Balzac : les per-sonnages et les situations évoqués sont dignes de deve-nir poétiques ou objets d’une représentation picturale. Il est significatif de voir qu’à l’intérieur d’une même œuvre la référence à une possible représentation peut évoluer. Si Gobseck, au début de la nouvelle éponyme, est sim-plement comparé à un des personnages de Rembrandt (II, 964), il est appelé à la fin du texte « ce hollandais digne du pinceau de Rembrandt » (II, 1012), comme si le déroulement du récit avait permis d’arracher le person-nage à un réel trop commun, de l’intégrer à un autre univers par le biais de la référence artistique. Dans Le Père Goriot, de manière moins marquée, les remarques faites par un jeune peintre à propos de Vautrin vont dans le même sens : elles ont pour fonction de signaler les passages où le personnage « sort de ses gonds », est

224. Pour d’autres exemples, hors de notre corpus, de personnages assimi-lés à des œuvres d’art, on pourra se reporter à l’article de Geneviève Poncin-Bar, « La vision fantastique des personnages dans La Comédie Humaine », AB 1973, p. 279-299.

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grandi et devient une figure plus artistique que « réelle »225. Évoquant un autre exemple pris dans Le Père Goriot :

Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la paternité, il faudrait aller chercher des comparai-sons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au béné-fice des mondes par le Sauveur des hommes (III, 231),

Éric Bordas écrit, à propos de la référence à l’activité picturale pour caractériser le personnage, qu’elle est là « pour le mythifier en grandissant sa valeur esthétique de représentation226 ».

En fait, il semble parfois que, chez Balzac, le regard de celui qui raconte rend immédiatement romanesque l’objet de sa parole. Dans La Fausse Maîtresse, une nota-tion comme : « Thaddée [...] portait une divine image im-maculée dans son cœur » (II, 233-234) renvoie à un re-gistre mystique et héroïque caractéristique d’une cer-taine tradition médiévale. Le personnage, incarnation de l’absolu de l’amour227, n’est pas sans évoquer ces cheva-liers du Moyen Âge chantres de l’amour courtois. Les personnages sont donc saisis à travers le prisme d’autres œuvres littéraires. Le vocabulaire descriptif de Balzac possède, à ce titre, une valeur de symptôme, puisque le romancier emprunte fréquemment au lexique de l’esthétique littéraire. Le romancier ne conclut-il pas à propos de Clémentine : « [j]amais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie ? » (La Fausse Maîtresse, II, 243) De la même façon, dans la conclusion du Colonel Chabert, Derville présente le personnage éponyme à Go-deschal en disant « [c]e vieux-là, mon cher, est tout un poème, ou, comme disent les romantiques, un drame » (III, 371). Dans Honorine encore, le changement de sta-tut d’Octave est ainsi formulé : « [j]e lus un poème de mélancolie, j’aperçus une action perpétuelle dans ce cœur taxé pour moi d’inertie » (II, 549). Claude-Ed-

225. Même si Balzac nous donne une version comique (III, 200) puis une version sérieuse (III, 221) de ce désir de peindre Vautrin.

226. Éric Bordas, op. cit., p. 318-319.227. Par où La Fausse Maîtresse retrouverait une approche et une théma-

tique proches des Études philosophiques.

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monde Magny et Ramon Fernandez, à partir de l’exemple du Curé de Tours et de César Birotteau notam-ment, ont insisté sur la manière dont les personnages sont « référés perpétuellement aux figures légendaires précédemment magnifiées par le drame, l’histoire, l’épo-pée228 ». Phénomène d’héroïsation par référence au passé d’un genre que manifeste très clairement la façon dont, à la fin du Père Goriot, Mme de Beauséant acquiert, aux yeux de Rastignac, « les proportions des déesses de L’Iliade » (III, 265). Il ne s’agit pas, comme cela arrive dans Modeste Mignon où le personnage devient la repré-sentation d’une représentation, de le « désubstantiali-ser » en le référant à un code préétabli, mais plutôt d’en faire advenir, sous l’action d’une vision, le potentiel ar-tistique. Deuxième moitié de la tâche de l’artiste, si c’est « la moitié du talent que de choisir dans le vrai ce qui peut devenir poétique » (Le Message, II, 395). Poésie « héroïque » qui semble alors effacer, ponctuellement, la coupure historique entre l’époque de l’héroïsme antique et l’époque moderne.

D’autres fois, les images, témoignant d’un change-ment de registre de langue frappant, sont empruntées à la Bible229, à la fois pour conférer aux aventures vécues une portée que leur nature ne suffirait sans doute pas à leur donner et pour rendre la perception que les prota-gonistes ont les uns des autres (car ces références tra-duisent le plus souvent la manière dont un être est inves-ti par le regard d’un autre). Ainsi dans Une fille d’Ève, la vie de femme mariée heureuse en ménage est comparée à « Un Éden » ennuyeux, Marie de Vandenesse à « Ève » (II, 294) et la société au « dieu de la Genèse » (II, 295). Le romancier recourt, il l’affirme dans un bref métadis-cours, aux « figures bibliques » (II, 294). La métaphore est ensuite filée, au gré des aventures vécues par la jeune femme. Raoul Nathan, que son portrait avait pas-sablement rabaissé, est vu sous un autre angle lorsqu’il

228. Claude-Edmonde Magny, « Balzac romancier essentialiste » [1949], Littérature et critique, Paris, Payot, 1971, p. 256. Voir également Ramon Fer-nandez, Balzac ou l’envers de la création romanesque, Paris, Bernard Grasset, 1980, p. 215 et 219.

229. Sur les rapports de Balzac et de ses textes à la Bible, on pourra se re -porter à Anne-Marie Baron, Balzac et la Bible. Une herméneutique du roma-nesque, Paris, Honoré Champion, 2007.

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est en relation avec Marie. Il semble en effet être l’ins-trument du destin :

Il devait être et fut, pour l’Ève ennuyée de son pa-radis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, colo-ré, beau diseur, aux yeux magnétiques, qui perdit la première femme (II, 306).

Marie, lorsqu’elle est en position d’infériorité, est en-suite appelée « pauvre petite Ève » (II, 307) et « pauvre Ève » (II, 308). Quant à Raoul, il est question à son sujet des « paroles dorées du serpent » (II, 308), du « ser-pent » (II, 309) auquel Marie pense, tandis qu’est reprise l’image du reptile et de la pomme lors d’une conversa-tion entre les deux personnages (II, 313). Certes, l’exemple d’Une fille d’Ève demeure un peu particulier : si d’un côté cette référence aux figures bibliques inscrit l’histoire racontée dans une problématique plus vaste, confère une autre stature aux personnages, de l’autre, le ton adopté par le narrateur, la manière dont est construit le personnage de Raoul notamment, participent de la veine satirique et critique de la démarche balza-cienne, aux yeux de laquelle il n’est pas de héros qui tienne. Mais sans doute est-ce là une des particularités de l’œuvre de Balzac : glorification et ironie, élévation et dépréciation, sublime et comique peuvent cohabiter et donner au personnage, anti-héros héroïsé ou héros dé-précié, un visage composite. Ramon Fernandez le remar-quait à propos de César Birotteau :

la matière du drame, ses accessoires, empruntés à la comédie, et même à la caricature, sont brassés et comme forcés de façon à produire des effets tou-chants, voire sublimes sans se dépouiller de leurs formes risibles 230.

Précisément : la « bassesse » apparente du matériau de départ n’empêche jamais le recours au référent artis-tique, le passage toujours possible d’un univers aplani à un univers dramatisé et héroïsé.

230. Ramon Fernandez, op. cit., p. 222.

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3. Le personnage agrandi

L’écriture même de Balzac, par l’usage des méta-phores et des hyperboles, dote le personnage de dimen-sions gigantesques. Baudelaire l’a noté en une formule célèbre :

J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fut de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire et visionnaire passionné 231.

Balzac se contente en effet rarement de donner des êtres et des choses « un misérable relevé de lignes et de surfaces232 ». Construire un personnage ne consiste pas seulement à en nommer les qualités objectives, selon les lois d’une caractérologie attendue. À l’inverse, l’écriture romanesque, non-conforme à la nature de son objet, semble relever par moments de la fabulation, au sens où Deleuze et Guattari ont pu écrire, à la suite de Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, que « toute fabulation est fabrication de géants233 ».

Ainsi l’accumulation des superlatifs et des adverbes d’intensité, dans le portrait initial de Théodore de Som-mervieux, au début de La Maison du chat-qui-pelote, semble indiquer que le langage ordinaire ne peut en per-mettre la saisie. Après une évocation insistante de son apparence, envisagée comme somme d’indices (le narra-teur est en position de déchiffreur), une perspective plus générale et plus lyrique est adoptée (le narrateur est en position de voyant). Il est question de :

la grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, la colère, le dé-dain, éclataient d’une manière si communicative que l’homme le plus froid en devait être impressionné (I, 42).

231. Charles Baudelaire, « Théophile Gautier [I] », Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 120.

232. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, t. IV, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1988, p. 463.

233. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 162.

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La syntaxe multiplie les dimensions de l’individu. Le lecteur est invité à voir d’emblée au-delà de la mysté-rieuse situation du personnage. En fait, l’écriture pousse tous les détails à un niveau hyperbolique, afin de « contraindre le spectacle quotidien à se métamorphoser en vision234 ».

La transformation du statut du personnage peut aller parfois jusqu’au retournement. Ainsi, dans Le Contrat de mariage, l’adjonction de la longue lettre de de Marsay à Paul de Manerville, sans faire, bien évidemment, du per-sonnage un héros (il a connu l’échec, a été ridiculisé et n’est porteur, apparemment, d’aucune valeur collective), en modifie la perception. Le registre soutenu du langage de de Marsay, le point de vue globalisant qu’il adopte (Paul est ennobli d’être rattaché à une catégorie plus vaste, celle des « gens trompés », III, 644), rendent une certaine hauteur au personnage auquel il s’adresse. Ren-du « lointain » par le discours de de Marsay, le person-nage de Paul devient une figure, sa trajectoire devient romanesque, en raison même du ton adopté. La compa-raison de Paul avec Napoléon (III, 653) et l’expression « immense désastre » que l’on rencontre pour finir dans la lettre de de Marsay contribuent à rehausser le person-nage. Paul n’est certes pas un personnage « héroïque », mais, vu d’ailleurs, pris en charge par un autre langage, il tend tout de même à être « héroïsé », distingué, au moins par la négative. Son histoire prend une autre réso-nance, parce qu’elle participe d’un phénomène, d’un mouvement plus vaste, celui de la grande Histoire. Le mouvement d’éclairage du contemporain, dont il faut dé-gager les lignes de force, en passe ici par un processus d’héroïsation, apparemment peu accordé au statut actan-tiel ou social des personnages.

Images et comparaisons ont aussi leur part dans le possible accomplissement de cette métamorphose. Nous ne pouvons, dans les limites du présent travail, envisa-ger toutes les utilisations de l’image pour caractériser les personnages. Contentons-nous de quelques exemples parlants de cette projection par l’image dans une autre dimension. Même si Ginevra dans La Vendetta apparaît d’abord comme l’exemple par excellence de la jeune fille

234. Albert Béguin, Balzac lu et relu, Paris, Seuil, 1965, p. 92.

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dotée de toutes les vertus, l’histoire racontée tourne au tragique parce que la force de son orgueil se heurte à ce-lui de son père. Le récit d’amour édifiant et sans heurt se transforme alors en l’histoire d’un affrontement violent. La comparaison utilisée pour décrire le rapport père / fille est caractéristique de ce changement de re-gistre :

Le Corse se complut à développer ces sentiments sauvages dans le cœur de sa fille, absolument comme un lion apprend à ses lionceaux à fondre sur leur proie (I, 1068).

Ainsi :

l’image, avec sa soudaineté, sa concision, son pouvoir de diffusion dans l’imaginaire où elle prend en charge l’idée avec son maximum d’intensité [a-t-elle] le pouvoir de transformer l’émiettement mono-tone du réel en une présence immédiatement signi-fiante235.

Cette approche de l’image, se référant implicitement à l’effet produit sur le lecteur (qui doit raviver, à la lec-ture, la force de l’image), nous permet de nous retrouver au cœur de la question de l’héroïsation, c’est-à-dire du processus par lequel un personnage est construit et change de statut par la mention répétée de l’effet qu’il produit. Effet intra-fictionnel parfois, effet extra-fiction-nel plus sûrement, tenant à l’adoption d’un langage alté-ré, qui soustrait les protagonistes à l’humaine condition et en modifie l’appréhension, selon le principe même de la métaphore.

La métamorphose ainsi obtenue n’est pas recherchée uniquement dans les descriptions achroniques. C’est au cœur même de la dynamique d’une scène, d’une situa-tion mouvante que l’image peut élargir l’horizon selon lequel envisager le personnage236 et l’associer à une at-

235. Arlette Michel, « Balzac et la rhétorique : modernité et tradition », AB 1988, p. 258. Pour une analyse de l’image balzacienne, on pourra également se reporter à l’article de Pierre Larthomas, « Sur une image de Balzac », AB 1973, p. 301-326.

236. L’article de Geneviève Poncin-Bar (art. cit., p. 281, notamment) réper-torie et analyse la manière dont les images peuvent transformer et agrandir les personnages.

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mosphère qui l’arrache à une définition en termes d’identité sociale ou psychologique. À l’entrée de Cha-bert dans le bureau de Derville, la comparaison qui évoque une de ses réactions fait voir immédiatement, par le registre de sens auquel elle le rattache, que Cha-bert ne sera pas seulement, dans le roman, ce vieux Car-rick moqué par les clercs de l’avoué :

En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes quand un bruit inattendu vient les détour-ner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit (Le Colonel Chabert, III, 322).

Le même processus s’observe dans Le Père Goriot. Pour évoquer ses personnages, leurs sentiments ou leurs actions, le romancier « force l’expression237 » et nomme par exemple le vieux Goriot « ce Christ de la paternité » (III, 231)238. Le recours au déictique accentue ici le « rayonnement » de l’expression, la trouée qu’elle opère. « Le déictique est la coïncidence de ce que montre le texte avec son propre sens239 ».

La fameuse scène au cours de laquelle la véritable identité de Vautrin est révélée est aussi l’occasion d’un arrachement à la commune mesure d’une figure. Son ampleur et sa force permettent de préciser les particula-rités et le fonctionnement original du processus d’agran-dissement et de célébration.

La modification du statut du personnage tient en ef-fet ici à la multiplication d’images hétérogènes dans la description, créant un processus d’altération perpé-tuelle. Les images dessinent un devenir inédit plus qu’elles n’érigent la figure en Autre à admirer. Vautrin n’est plus un homme mais un « chat sauvage » (III, 218), un « lion » (id.), en une comparaison qui gagne en am-pleur « une chaudière pleine de cette vapeur fumeuse » (III, 218) ou encore un « volcan humain », (id.), sorte d’allégorie sublime de la colère et de la révolte, avant d’être transformé en « archange déchu qui toujours veut

237. Erich Auerbach, op. cit., p. 478.238. Ibid., p. 477.239. Jacques Neefs, « Les foyers de l’histoire », in Michiel van Brederode,

Françoise van Rossum-Guyon (éd.), Balzac et Les Parents pauvres (Le Cousin Pons, La Cousine Bette), Paris, SEDES/CDU, 1981, p. 184.

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la guerre » (III, 219). La métamorphose (agrandissement et transformation tout ensemble) que donne à lire le texte balzacien est ici d’autant plus frappante qu’elle est développée dans une scène en trois temps, véritable morceau de bravoure, à la fois narratif et descriptif, à l’intérieur du roman (III, 217-221). Comme l’a bien mon-tré Henri Mitterand, analysant d’un point de vue stylis-tique cette scène, le récit de l’arrestation est animé d’un mouvement doublement amplificateur : lié d’une part aux « rebondissements multiples de la métaphore du fauve sur elle-même240 », et d’autre part à « l’extension combinée des péripéties narratives et du propos descrip-tif241 ». Les conditions de l’exaltation sont donc doubles : elle tient d’abord à ce que la présentation des différents visages de Vautrin, de son accession à une forme de grandeur, est prise dans un récit et s’inscrit dans une scène d’action qui lui donne son dynamisme. Elle tient aussi à la dramaturgie discursive typique de l’exposition balzacienne des figures. La scène d’action est aussi une « scène contée, dans un développement combinée du re-gard et de la voix : cette voix est muette, et lue, mais le lecteur en entend intérieurement les cadences et pour tout dire la découpe oratoire242. » Ainsi de la description de la tête de Vautrin, « tout en gradations énumératrices croissantes, en groupes binaires démultipliés, en em-phases soulignées par la force expressive des mots et par les comparaisons clausulaires243 » dans laquelle chaque détail est moins déchiffré que doté d’une signifi-cation symbolique révélante. Mais la métamorphose, se-lon un principe de mimétisme et de convergence expres-sive cher à Balzac, affecte alors la composition du pas-sage aussi bien que le personnage.

À ce geste de lion, et s’appuyant de la clameur gé-nérale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collin com-prit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, et donna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine. Horrible et majestueux

240. Henri Mitterand, « Un "bel artiste" », in Anne Herschberg-Pierrot (éd.), Balzac et le style, Paris, SEDES, 1998, p. 142.

241. Id.242. Ibid., p. 143.243. Id.

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spectacle ! sa physionomie présenta un phénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, et que dissout en un clin d’œil une goutte d’eau froide. La goutte d’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair. Il se mit à sou-rire et regarda sa perruque. (III, 218)

Le paragraphe au cœur de la scène est l’occasion d’un basculement, d’une évolution aussi bien narrative, psychologique que stylistique.

Après une mesure intermédiaire (« À ce geste de lion… »), il apaise l’intensité et l’entassement pressé de ses accents, et s’achève par une réduction pro-gressive de la tension des rythmes, jusqu’à la ca-dence mineure terminale, inattendue 244.

Manière d’être fidèle à la stature même de ce person-nage-mutant, au mouvement même de son être. Manière également, souligne justement H. Mitterand, de retrou-ver dans la structuration des phrases et du paragraphe, « par une sorte de mise en abîme rythmique, la trinité des péripéties de l’épisode, le geste de violence et de dé-masquage du policier, le mouvement de fureur sauvage et révélatrice de Vautrin, et son "refroidissement" sou-dain, dans une victoire de la lucidité et du contrôle sur la "rage" instinctive245 ». De la sorte, sont données tour à tour à éprouver au lecteur, dans le déploiement d’une parole rythmée, la stupéfaction, la fureur et la maîtrise de Vautrin ; grâce à la charge signifiante des images, c’est à la vérité d’un être qu’il peut fugitivement accé-der. Plus globalement, à l’échelle de la séquence, c’est la manifestation protéiforme d’une interaction avec le monde qui se lit, en trois gestes, en trois temps – mise à nu, emportement emballé, retour tendu à l’ordre – dont on retrouve des échos dans le reste du roman, qui sont peut-être ceux-là même du roman.

Mais si ce moment de la célébration de Vautrin signi-fie au-delà du personnage même, sans doute le doit-on au mode de formulation du romancier, à la dramaturgie propre de son discours, conjoignant la vitalité chan-

244. Id.2454. Ibid., p. 144.

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geante d’un flux langagier – à l’image du mouvement de la figure – et l’énonciation éclairante et distante de ce qui se joue dans la scène. Adhésion et écart « monstra-tif » :

la formulation passe précisément par cette combi-naison d’un mimétisme toujours très fort […] et d’une formulation rectrice, interprétative qui nomme le sens des scènes […] et qui dédouble pendant un ins-tant l’adhésion proprement « dramatique », ou, si l’on veut, « romanesque »246.

L’incise nominale en modalité exclamative : « [h]or-rible et majestueux spectacle ! » (III, 218), relançant par sa brièveté, sa régularité et son élan (lié, entre autres, au jeu des accentuations, l’accent d’emphase portant ici sur la dernière syllabe, à la courbe de l’intonation et au « e muet ») le déferlement des actions et des images, a précisément pour fonction d’intégrer dans la dynamique du discours, une forme d’adresse au lecteur, invité à orienter son attention, à se dégager de l’enchaînement narratif et à saisir la figure-tableau présentée.

L’exemple de ce passage consacré à Vautrin le prouve : l’exaltation et la célébration (sans référence à un système de valeurs éthiques ou esthétiques extérieur au texte, notons-le) ne sont pas fonction du statut ou de la nature des personnages et des situations. Certains ont regretté cette absence de conformité objective entre le langage adopté et l’objet du discours. Ainsi d’Erich Auerbach :

Balzac [...] n’a plus le sens des normes et des li -mites du tragique tel qu’on le concevait autrefois et il ne possède pas encore, à l’endroit de la réalité mo-derne, le sérieux objectif qui se développera plus tard. Il prend pompeusement au tragique n’importe quelle contrariété, si commune et triviale qu’elle soit247.

D’autres, comme Jacques Rancière, y lisent, la thèse demanderait à être nuancée, le signe d’un changement

246. Jacques Neefs, « Figurez-vous… », in Balzac et le style, op. cit., p. 43.247. Erich Auerbach, op. cit., p. 478.

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de système expressif au début du XIXe siècle. Les exemples que nous avons évoqués illustreraient ainsi le passage du « système de représentation » au « régime esthétique » :

le système de représentation définissait, avec les genres, les situations et les formes d’expression qui convenaient à la bassesse ou à l’élévation du sujet. Le régime esthétique des arts défait cette corrélation entre sujet et mode de représentation 248.

On sait que certains théoriciens du roman ou des genres, s’inspirant de la perspective aristotélicienne, classent les héros de roman en fonction de leur nature. Northrop Frye249 distingue par exemple, nous l’avons vu, le mode mythique de présentation où les personnages sont supérieurs par nature aux humains et à leur milieu, le mode mimétique élevé où les personnages sont supé-rieurs en degré aux humains et à leur milieu, et le mode ironique où les personnages sont inférieurs à leur public. Le mode même de composition de Balzac qui fait « saillir » les personnages importants sans toujours les référer à des normes sociales ou morales semble rendre caduque toute classification et définition des person-nages importants de ce type250.

C’est que l’héroïsation du personnage, glorifié, esthé-tisé, agrandi, consiste pour une part à outrer la repré-sentation. Encore faut-il préciser : cette outrance pos-sède sa « vérité » intrinsèque. Cette parole dans tous ses états, cette célébration protéiforme, mais étroitement circonscrite à certains lieux du texte, expriment l’unicité d’un apparaître plus que la signification d’une appa-rence. La célébration n’empêche pas les jeux de déca-lage : entre l’énonciation et l’énoncé, entre ce qui est cé-lébré et le discours qui célèbre, entre le point de vue sur les images proposées et ces images, entre univocité des

248. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, op. cit., p. 47-48.249. Northrop Frye, op. cit., p. 47-50.250. Pour Michel Butor, si le roman picaresque déjà avait souvent fait du

criminel son héros, c’est avec Balzac que s’effectue complètement le décolle-ment entre la hiérarchie sociale et la hiérarchie romanesque. Le romancier et théoricien va jusqu’à évoquer, à propos d’un personnage comme Vautrin, pré-senté comme le Napoléon du bagne, un « renversement de la hiérarchie sociale qui est un des moments fondamentaux de l’activité romanesque » (Michel Bu-tor, art. cit., p. 79).

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Un principe de célébration

formulations et diversité des situations, des images et des approches.

91

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CHAPITRE 2

LA SINGULARISATION DU PERSONNAGE

Si les modes de désignation, de qualification et de ca-ractérisation des personnages contribuent à les « héroï-ser », la mise en relief de figures s’effectue également au niveau de la composition. Le héros, rappelle Vincent Jouve, est celui qui « focalise l’attention251 ». Le roman balzacien est particulièrement riche en « effets de focali-sation », pourrait-on dire : à chaque page, des distinc-tions sont produites, des personnages sont « détachés ». La disposition du texte même, son déroulement concourent à cette promotion : ses articulations coïn-cident en effet avec l’émergence de formes, de points de différenciation que font surgir, aussi, les figures. Que le personnage signifie en lui-même (dimension thétique du sens) ou en rapport à des éléments contigus (dimension différentielle du sens), son apparition, son « apparaître » et son « être » introduisent des significations, inédites et constituantes.

1. Le personnage en relief

a. Le personnage en saillieSi l’énonciation balzacienne et la composition de ses

œuvres tendent parfois, de manière récurrente ou au cours d’une scène essentielle, à isoler certaines figures à l’importance desquelles le lecteur sera sensibilisé, le lieu privilégié de cette mise en relief est sans doute l’ouver-ture des romans.

À considérer la manière dont les personnages entrent en fiction, on pourrait distinguer ceux dont l’arrivée ne

251. Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », art. cit., p. 251.

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fait l’objet d’aucune dramatisation, qui « toujours déjà là, ne nous sont jamais apparus252 », ceux dont la venue au premier plan sur la scène fictionnelle est préparée lon-guement à l’avance et enfin ceux dont la première appa-rition « déchire » la trame du texte, introduit de la diffé-rence.

[C’est le] surgissement du héros, qui produit tou-jours, par sa brusquerie, un choc, et constitue l’un des principaux événements du roman 253.

Le schéma est récurrent dans les ouvertures des nou-velles ou romans balzaciens. Dans un premier mouve-ment, est évoqué un décor : le texte passe d’un élément à l’autre, les descriptions esquissées semblent ne pas avoir de fonction narrative définie. Dans un deuxième temps, le « champ » se réduit : de paragraphe en para-graphe, la « perspective en approche254 » balzacienne, comme par un effet de zoom, passe, en un mouvement à la fois physique et mental, du lointain au proche, de l’ac-cessoire à l’essentiel. Le narrateur rencontre alors comme point de butée de son regard un personnage. Le début d’Une double famille correspond d’autant plus à ce schéma que le surgissement d’une figure saillante y est double. C’est d’abord Caroline et sa mère qui, à la lu-mière, apparaissent aux yeux des passants. La scène est un peu plus tard redoublée et son effet accentué lorsque la perspective adoptée devient celle de l’inconnu qui est en fait Granville. Cette fois, Caroline se détache sur le décor :

Néanmoins, un matin, vers la fin du mois de sep-tembre, la tête lutine de Caroline Crochard se déta-cha si brillamment sur le fond obscur de sa chambre,

252. Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard (« Tel »), 1971, p. 72. 

253. Ibid., p. 70. Les personnages « héroïsés » diffèrent des personnages historiques qui pour leur part, Roland Barthes l’a bien noté, « sont introduits dans la fiction latéralement, obliquement, en passant, peints sur le décor, non détachés sur la scène » (Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil (« Points »), 1976, p. 108).

254. Raymonde Debray-Genette, Métamorphoses du récit, Paris, Seuil, « Poétique », 1988, p. 290.

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La singularisation du personnage 95

et se montra si fraîche […] ; enfin la scène journalière présenta des oppositions d’ombre et lumière, de blanc et de rose si bien mariées à la mousseline [...] que l’inconnu contempla fort attentivement les effets de ce vivant tableau (II, 24).

Au départ, c’est la nuit qui domine, mais « sur ce fond opaque et indifférencié une forme se détache255 ». Cette scène est d’ailleurs également celle du premier échange de regard, qui a quasiment valeur de coup de foudre. Réciproquement, du point de vue des deux per-sonnages féminins, un observateur, « le monsieur à l’ha-bit marron » (II, 22) ou le « monsieur noir » (II, 24), se détache du tableau d’ensemble : lui seul mérite d’être re-gardé. Ainsi « à la généralisation banalisante du monde social s’oppose la singularité du personnage roma-nesque256 ». Le début du roman ne coïncide donc pas avec le début de la narration : le surgissement du personnage est l’événement qui amène le développement d’une in-trigue, la mise en marche effective du récit. « C’est tou-jours, au fond, la personne et son aventure [...] qui sus-citent dans l’esprit de Balzac le déclenchement du ly-risme et de la vision257 ». Mais notons que l’être vêtu de noir ici se détache : « saillance » et opacité se conjoignent.

À vrai dire, après qu’avaient été passés en revue, en un récit itératif, une série de passants, une phrase de la mère de Caroline ouvrant une scène singulative avait si-gnalé l’existence de ce personnage : « Caroline, nous avons un habitué de plus, et aucun de nos anciens ne le vaut » (II, 22). Le phénomène d’alternance de récit et de discours à l’imparfait avait cessé. Or, le passage d’un ré-cit itératif à un récit singulatif, et corrélativement de l’imparfait (ou plus-que-parfait) au passé simple, n’est pas indifférent258. La figure singulière surgit et impose un

255. Alain Henry, Hilde Olrik, « Aliénation et Invention dans Une double fa-mille », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 122.

256. Ibid., p. 123-124.257. Albert Béguin, op. cit., p. 92.258. On retrouve fréquemment ce passage dans les grands romans du XIXe

siècle : pensons par exemple au début de L’Éducation sentimentale et à son fa-meux « Ce fut comme une apparition » (Gustave Flaubert, L’Éducation senti-mentale (1869), Paris, Robert Laffont, 1981, p. 247).

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96 Chapitre 2

changement de régime discursif. L’opposition entre im-parfait et passé simple, en effet, n’a pas ici qu’une valeur temporelle, selon la théorie des temps d’Harald Wein-rich :

L’Imparfait est dans le récit le temps de l’arrière-plan, le Passé le temps du premier plan. [...] appar-tient au premier plan ce que l’auteur veut constituer comme tel. [Figure à l’arrière-plan du récit] ce qui à lui seul n’éveillerait pas l’intérêt, mais qui aide l’audi-teur à s’orienter à travers le monde raconté et lui en rend l’écoute plus aisée 259.

Mutatis mutandis, ces analyses pourraient s’appli-quer aux personnages : les personnages secondaires, re-poussés à l’arrière-plan car porteurs d’un sens évident, sont décrits à l’imparfait avant que ne surgisse le per-sonnage « nouveau » évoqué au passé simple, le temps de « l’événement inouï260 ». Il y a apparition d’une diffé-rence, changement de plan, basculement du texte tout entier.

Ce passage de l’imparfait au passé simple se ren-contre par exemple dans Honorine, au moment de la pre-mière apparition du personnage éponyme :

L’air pur, le temps bleu, la verdeur des premières feuilles, la senteur du printemps faisaient un cadre à cette création de la douleur. En voyant Honorine, je conçus la passion d’Octave (II, 563, c’est nous qui soulignons).

La brusquerie du surgissement du personnage et la mise en valeur de l’effet produit – le narrateur comprend immédiatement qu’on puisse s’éprendre d’Honorine – si-gnalent un personnage important dont l’entrée effective dans la fiction ne peut être sans conséquence. Cette mention dans un texte en focalisation interne d’un re-gard qui « élit » une figure se détachant, par rapport au décor ou aux autres personnages, est fréquemment faite chez Balzac et peut être adoptée comme critère dans la

259. Harald Weinrich, Le Temps (1964), Paris, Seuil (« Poétique »), 1973, p. 115. Certains adverbes ou expressions adverbiales comme « or », « or un soir », « une fois », « un jour », signalent le passage « du « temps de l’arrière-plan » à celui du « premier-plan ».

260. Id.

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La singularisation du personnage 97

constitution d’une hiérarchie des personnages. Elle cor-respond donc à une procédure ponctuelle d’héroïsation, à ce qu’on pourrait appeler un « point d’héroïsation ». Dans La Bourse, le visage d’Adélaïde, sur lequel revient sans cesse le regard du peintre, est d’emblée placé au centre de la nouvelle : « Pour lui, le visage d’Adélaïde se détachait sur une atmosphère lumineuse » (I, 429). Toute la nouvelle tournera ensuite autour du sens à don-ner à ce visage261.

Mais peut-être le changement de plan et la constitu-tion du personnage en différence sont-ils plus nets lorsque la partie introductive prend davantage d’am-pleur. Ainsi de La Femme abandonnée où le personnage-focalisateur, Gaston de Nueil, semble se retrouver dans la situation d’un romancier qui ne saisirait plus rien qui puisse accrocher son regard ou sa pensée. Le texte s’ouvre sur la peinture en focalisation interne d’une po-pulation – figurants immobiles désignés par le terme col-lectif « personnel immuable » (II, 463) – et d’un décor (II, 463-465). Aux yeux de Gaston de Nueil, ces person-nages présentent d’abord, parce qu’ils sont liés au passé et à la province, un certain intérêt et conservent une ori-ginalité qui vaut la peine d’être décrite :

[il] commença par s’amuser de ces personnages ; il en dessina, pour ainsi dire, les figures de son album [...] dans la plaisante originalité de leurs coutumes et de leurs tics (II, 467).

Rapidement toutefois, l’accent est porté sur l’atmo-sphère étouffante du lieu, dans lequel s’enferme peu à peu Gaston (II, 468), et sur l’absence de contrastes dont ont besoin aussi bien un être qu’une œuvre : « il sentit l’absence d’oppositions » (II, 467). Or le passage du récit itératif ou duratif à la scène dialoguée est l’occasion

2611. Dans Une fille d’Ève, au milieu du portrait très long et globalement dépréciatif de ce personnage complexe qu’est Raoul, est notée sa singularité : « Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d’extraordinaire qui veut un cadre » (II, 300). Le person-nage est isolé par la comparaison avec un « point lumineux où vont tous les re-gards » (II, 300). Se trouve de la sorte annoncé et justifié le coup de foudre res-senti quelques pages plus loin par Marie de Vandenesse, lors de leur première rencontre. La procédure d’héroïsation n’ira toutefois pas à son terme, car c’est le regard social plus que « romanesque » qui isole ici le personnage.

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98 Chapitre 2

d’un coup de théâtre, « événement inouï » que le passé simple doit dire. Il est fait mention d’un personnage étranger à son monde, d’un personnage autre, Mme de Beauséant : « une phrase [...] frappa son oreille et lui ap-porta soudain une émotion [...] » (II, 468). Un peu plus loin dans le texte, est mis en valeur le contraste entre le personnage ainsi introduit, personnage libre dont la pré-sentation s’étend longuement, et les « automates » rapi-dement épinglés « parmi lesquels il vivait » (II, 475).

Dans les œuvres dominées par le recours à la focali-sation interne, la figure saillante est aussi celle qui prend d’emblée une place importante dans l’esprit du personnage-focalisateur. Lorsque dans La Bourse, Hip-polyte se remémore sa première rencontre avec Adé-laïde, certains gestes, enfouis dans sa mémoire, re-viennent à la surface et s’impriment en lui :

il revoyait le visage fleuri de la mère ou sentait encore les mains d’Adélaïde, il retrouvait un geste qui l’avait peu frappé d’abord mais dont les grâces ex-quises furent mises en relief par le souvenir (I, 419)262.

De la même façon, dans Honorine, la manière dont l’image d’Octave s’imprime dans l’esprit du narrateur-protagoniste Maurice lui donne d’emblée un statut privi-légié :

Ce masque jaune, ces tempes desséchées, ces gi-gantesques études, ces moments de rêverie, les moindres détails de la vie de ce célibataire marié prirent un relief lumineux pendant cette heure d’exa-men mental (II, 549).

L’héroïsation ponctuelle tient donc à la manière dont l’apparition se transforme, par le biais des formules ap-posées, en souvenir marquant dans l’esprit de la conscience-focalisatrice.

Mais sans doute l’opposition personnage « saillant » / figurants et personnages secondaires ne se manifeste-t-elle jamais mieux que dans les ouvertures conçues sur le mode du passage en revue de différents protagonistes.

262. C’est nous qui soulignons.

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La singularisation du personnage 99

Ce peut être alors une qualification différentielle qui af-firme l’isolement (à la fois affectif et spatial) d’un per-sonnage, comme dans l’une des premières scènes de La Vendetta, où il est écrit de Ginevra : « elle était la plus jolie, la plus modeste et la moins riche » (II, 1042).

Signe du personnage « héroïsé », rehaussé : il est bien souvent, dans les œuvres aux ouvertures statiques et descriptives, évoqué en dernier. Pensons au père Go-riot ou à Modeste Mignon dont le portrait (I, 481), dans le roman éponyme, n’advient qu’après que tous les autres protagonistes présents sur le lieu de l’action ont été décrits. Le portrait du personnage est de surcroît in-troduit, dans un cas comme dans l’autre, par une inter-vention métadiscursive du narrateur. Dans Modeste Mi-gnon, la référence picturale n’a de sens qu’à indiquer que tout ce qui a été décrit avec minutie jusqu’alors ne l’était que pour mettre en valeur une figure :

Ce salon, cette soirée, cette habitation, quel cadre pour le portrait de cette jeune fille, étudiée alors par ces personnes avec la profonde attention d’un peintre en présence de la Margherita Doni, l’une des gloires du palais Pitti. Modeste, fleur enfermée comme celle de Catulle, valait-elle encore toutes ces précautions ? ...Vous connaissez la cage, voici l’oi-seau (I, 481).

C’est parfois un peu plus avant dans le roman, en construisant une scène autour d’un nouveau visage du personnage qui en modifie la « stature », que l’effet de focalisation et de mise en relief est obtenu. La composi-tion par contraste est particulièrement frappante dans Le Colonel Chabert, puisque après une première scène au cours de laquelle des paroles, échantillons d’un socio-lecte, fusent de toutes parts et rabaissent le personnage qui fait intrusion (III, 312-320), une deuxième scène pré-sente de manière beaucoup plus solennelle, selon un ri-tuel qui est souvent celui du don du récit chez Balzac, la prise de parole de ce personnage. Cette action semble d’ailleurs nécessiter un déplacement à la fois dans le temps et dans l’espace. Il s’agit, dans cette deuxième sé-quence, de gagner un endroit où rien ne trouble le don de la parole. L’exposition de soi du personnage « extra-

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100 Chapitre 2

ordinaire » suppose une forme de retrait hors de l’es-pace social et du déroulement accéléré du temps : il fait nuit lorsque Chabert s’adresse à Derville. En effet « la lumière du soir permet souvent un éclairage oblique, qui valorise le sujet263 ». En fait, tout se passe comme si les descriptions préalables, exhaustives et précises, n’étaient là que pour fournir le fond ordinaire, quotidien et déchiffrable, sur lequel se détachera le personnage singulier. L’un suppose l’autre pour que se produise cette trouée dans l’enchaînement mécanique des cir-constances sans laquelle le récit balzacien ne peut se mettre en place.

Les voies confuses de la ville ne sont, semble-t-il, convoquées que pour ménager au plus épais de leur fracas (au bal, dans l’orgie, dans l’entrelacs des rues de Paris) un lieu de silence où se manifeste l’énigme sidérante, l’objet indéchiffrable 264.

« L’objet indéchiffrable », au moins au départ, est évidemment ici le personnage « grand », le colonel Cha-bert dont le visage, d’abord « abîmé », émerge, le temps d’une scène, du vacarme environnant265. Observons que Derville, l’interlocuteur de Chabert, ne prête d’abord qu’une oreille distraite aux paroles de son vis-à-vis (III, 323), avant que, peu à peu intéressé par son récit, il ne lui consacre toute son attention (III, 324). Le roman se tourne vers la part obscure du réel, en un basculement que les réactions de Derville, narrataire interne, char-gées de programmer celles du narrataire externe, per-mettent de situer précisément. Le nouveau statut ainsi acquis par Chabert, celui d’une figure remarquable, presque légendaire, le met à part et fait dépendre le sens de l’œuvre des soubresauts même de sa destinée.

263. Renée de Smirnoff, « Balzac peintre de l’instant », AB 1991, p. 228.264. Jean-Claude Fizaine, « Ironie et fiction dans l’œuvre de Balzac », in

Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 169.265. De la même façon, au début d’Albert Savarus, le personnage éponyme

se détache du fond environnant, aux yeux de Rosalie de Watteville, à la fois comme être exceptionnel et comme être énigmatique : il est ainsi question d’un « homme extraordinaire, le seul dont la physionomie tranchait vigoureusement sur la masse des figures bisontines aperçues jusqu’alors » (I, 932).

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La singularisation du personnage 101

En fait, que ce soit par l’intrusion du récit à l’inté-rieur du descriptif ou du discursif à l’intérieur d’un pas-sage descriptif, l’apparition ou la réapparition d’un per-sonnage important produisent un effet de décrochage à l’intérieur du texte romanesque : les niveaux de sens et d’intérêt s’étagent, la lecture de l’œuvre tout entière est réorientée et la menace de l’uniformité, par la survenue d’éléments à la fois saillants et opaques, est provisoire-ment écartée.

b. La déliaison personnage-milieuOn conçoit traditionnellement le rapport du person-

nage balzacien à son décor suivant le principe d’une dé-termination constituante. La mention préalable du cadre dans lequel se trouve le personnage doit faire de lui le résultat de l’influence de ce milieu et marquer son ap-partenance à un univers sensible et signifiant. Or, construire une figure sans la rapporter (qu’on se situe au niveau de l’histoire ou au niveau de la composition de l’œuvre) à une détermination matérielle et extérieure est une des manières de la mettre en relief. Aussi arrive-t-il à l’inverse qu’un protagoniste apparaisse d’emblée diffé-rent de son environnement.

Contrairement à ce qu’une certaine doxa critique laisse à penser, Balzac ne représente en effet pas tou-jours l’osmose ou l’accord d’un personnage ou d’un lieu. Dans La Maison du chat-qui-pelote par exemple, tout commence par l’étonnement de l’œil. Après la longue évocation du décor, à la fois lieu de vie et lieu de travail, le personnage féminin qu’attendait le jeune observateur est présenté comme n’entretenant, à tous les niveaux, aucun rapport réel avec son décor ou son entourage. Au-gustine, jeune fille vierge, figure de la pureté, est d’abord opposée au décor qui l’entoure : « Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure [...] et par la vieillesse de cette fenêtre mas-sive aux contours grossiers » (I, 43). Son visage, sympto-matiquement, ne ressemble pas plus à celui de sa mère qu’à celui de son père. Ses traits caractéristiques, que son portrait psychologique détaille, et ses mœurs sont

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102 Chapitre 2

ensuite présentés : ils ne sont aucunement le produit de son éducation. Ce type d’explication ne se révèle pas opérant. C’est que le personnage important est peut-être celui que la fiction peut abstraire des conditions socio-culturelles de son existence ; c’est du moins sur ce mode qu’est conçue Augustine, par opposition à sa sœur Virgi-nie (I, 48-49) : « [c]ependant Augustine avait reçu du ha-sard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence » (I, 49). Nulle référence à un système de cau-salité d’ordre psychologique ou sociologique dans cette présentation du personnage : c’est du « hasard » (id.) qu’Augustine a reçu cette « âme » qui la rend inadaptée à son milieu. L’opposition entre la jeune femme et son décor est d’autant plus importante que sont opposés l’« esprit » d’une maison – l’expression est employée dans le texte (I, 59) – et celui d’un personnage. Il est ain-si question d’une maison où

une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés (id.).

En un sens, la discordance personnage-milieu est ici la condition même du récit et du romanesque.

Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire, en conser-vant comme outil analogique le paradigme pictural, que l’héroïsation d’un personnage suppose ce geste de déta-chement du cadre. C’est du moins en ces termes que dans leur article sur la représentation266, Roland Le Hue-nen et Paul Perron conçoivent la construction du person-nage. En effet, en peignant Augustine, en en faisant une créature de l’art et de l’amour, Théodore achève de la séparer de son cadre familial et fait surgir à l’intérieur du texte un autre champ de significations et de représen-tations. En fait,

[p]oint de fuite, le portrait retranché et ravi marque le déchirement et la brisure de l’espace de l’ordre et de la mesure par lesquels s’est instauré et s’est enclenché le récit 267. 266. Roland Le Huenen, Paul Perron, « Balzac et la représentation », Poé-

tique, n° 61, 1985, p. 79-80.267. Ibid., p. 80.

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La singularisation du personnage 103

« Déchirement » et « brisure » produits donc par l’ar-rachement du personnage à son milieu comme lieu or-donné du sens. De la même façon, Le Colonel Chabert raconte en un sens l’errance d’un personnage, Chabert, qui ne s’inscrit jamais dans un milieu ou un décor appro-priés à son être. Chacune des scènes dans lesquelles il figure repose d’abord sur un contraste entre sa grandeur dissimulée et des lieux qui incarnent le « délabrement » de l’époque268 : le bureau d’études (III, 314), le logis du colonel ou encore, à la fin du livre, l’antichambre du greffe (III, 369). Ce violent contraste entre l’homme et le lieu est pointé par Derville, personnage-focalisateur, lors de sa visite à Chabert. Horrifié par l’état de la demeure qui l’abrite, il s’exclame, en référence aux exploits pas-sés du colonel : « L’homme qui a décidé le gain de la ba-taille d’Eylau serait là ! » (III, 338). La longue descrip-tion de la pension Vauquer au début du Père Goriot fait apparaître pareillement l’inadéquation du héros épo-nyme au lieu. Goriot, arrivant à la table de la pension, comme Chabert, entrant dans le cabinet d’avoués, font tache, détonnent.

Quand Goriot arrive à la salle à manger, il fait contraste avec tout un monde qui a ses petits soucis, ses intrigues, ses joies, ses cours à la faculté, ses aventures, ses spéculations, tout un monde qui com-munie dans ses plaisanteries, ses rites coutumiers 269.

Lorsque la découverte du personnage est échelon-née, n’apparaît que peu à peu son inadéquation au dé-cor. À la faveur de cet éclairage progressif un person-nage est distingué et grandi, comme la comtesse de Montpersan, dans Le Message, où chaque étape du récit a aussi pour objectif d’opposer milieu et personnage, pour mieux faire ressortir sa noblesse. La distinction que l’on peut opérer entre les personnages qui sont en totale harmonie avec leur décor et leur milieu, auxquels ils

268. Cette « lecture » n’est évidemment pas la seule possible, et l’on pour-rait considérer que le délabrement des lieux est une figuration du délabrement intérieur de Chabert.

269. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, (Post-face 2000), Paris, Éditions Kimé, 1999, p. 349.

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sont organiquement liés – pensons à Mme Vauquer (III, 54-55) ou à certains personnages de La Femme abandon-née (II, 466-467) – et ceux qui sont conçus et évoluent indépendamment du poids synecdochique de leur milieu, correspond d’abord à une distinction entre personnages « importants » et personnages secondaires.

Dans certains cas, le personnage central peut même sembler détaché de tout lieu et donc de toute détermina-tion sémantique qui le rapporterait à une identité collec-tive constituée. La figure de Paz dans La Fausse Maî-tresse en constitue sans doute un bon exemple. Si d’un côté le personnage est étroitement relié à l’ensemble des personnages du roman, nous le verrons, de l’autre un certain nombre de déterminations l’isole. Personnage principal, il est d’abord celui qui n’est d’aucun monde. Il n’est pas indifférent à cet égard que Balzac en fasse un orphelin et un exilé. Un double exilé même, puisque les véritables origines de ce polonais seraient italiennes – « nous sommes des Florentins transplantés dans le Nord » (II, 213). Paz est du lieu, Paris, sans être du lieu. D’ailleurs, au rebours des habituelles techniques des-criptives du romancier, son décor n’est absolument pas décrit ; l’omission est plutôt paradoxale dans un roman où on lit que « l’architecture est l’expression des mœurs » (II, 200). Pareil à l’Octave d’Armance270, Thad-dée vit solitaire dans son souterrain, dans son apparte-ment, de l’autre côté duquel ne se trouve personne, si-gnale Adam (II, 214). L’image a valeur de symbole : si le système des personnages du roman semble organisé au-tour de couple de doubles, d’un certain point de vue, la figure de Paz est sans vis-à-vis. C’est d’ailleurs précisé-ment dans les moments où le personnage est évoqué dans ce lieu qui n’est pas un lieu que ressort sa particu-larité.

Échapper à son cadre, c’est donc d’une part échap-per à toute programmation diégétique, et de l’autre véri-fier l’importance esthétique et signifiante du principe des contrastes.

2. Le personnage distingué270. Voir le texte de Philippe Berthier sur Armance : « Non-lieu d’Octave »,

Espaces stendhaliens, Paris, PUF (« Écrivains »), 1997, p. 189-204.

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a. Le personnage mis à distance On sait qu’une des manières d’« aplatir » les person-

nages, d’éviter leur possible « héroïsation », consiste à les ramener aux dimensions du monde, en en faisant des compagnons possibles du lecteur. Certaines Scènes de la vie privée explorent la possibilité inverse, celle qui consiste à creuser la distance entre le lecteur et le per-sonnage. Le narrateur, à l’aide de certains termes et dé-signatifs, semble montrer du doigt à son narrataire les particularités ainsi soulignées d’une figure.

La brusque volte-face par laquelle le personnage-fo-calisateur, un jeune homme inconnu, devient personnage focalisé au début de La Maison du chat-qui-pelote, met soudainement en évidence l’étrangeté de l’être qui se tient devant la maison : il a « aussi ses singularités » (I, 41), le terme est d’importance. Le recours fréquent aux anaphores démonstratives, plus clairement encore, in-dique le regard, mélange de fascination et de crainte, porté sur une figure et signale également sa mise en re-lief. Vautrin, personnage « à part » entre tous, est ainsi appelé « ce singulier personnage » (III, 221) ou « ce dé-mon » (III, 184). De la même façon, les clercs dans Le Colonel Chabert témoignent au colonel une « curieuse considération due à ce singulier personnage » (III, 355, c’est nous qui soulignons)271. Le fait est signalé par Éric Bordas, qui consacre un chapitre de son ouvrage au dis-cours du narrateur : « L’adjectif pose la qualité remar-quable, le déterminant suggère la distance entre "ce su-jet" et l’ordre commun272 ». Mais le fonctionnement est le même dans le cas d’un discours qu’on peut rapporter à un personnage. L’utilisation du déictique a pour effet de renforcer la mise en évidence de la distance entre le per-sonnage focalisateur qui se pose des questions et le per-sonnage focalisé. Elle est aussi la source d’un discret ef-fet d’emphase. Le moment où Derville s’interroge sur Gobseck en est un exemple frappant : « "À quoi cet être-là pense-t-il ?" me dis-je. "Sait-il s’il existe un Dieu, un sentiment, des femmes, un bonheur ?" » (Gobseck, II,

2711. Ce dernier, à travers les yeux de Derville, est ensuite désigné à deux reprises par l’expression « son singulier client » (III, 323, 335).

272. Éric Bordas, op. cit., p. 176.

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106 Chapitre 2

968)273. Il y a du Ecce homo dans toute création de per-sonnage héroïsé.

b. Le personnage médiateurLe basculement dont le personnage « extraordi-

naire » serait l’opérateur explique également la forme singulière que peuvent prendre les différentes étapes de sa présentation. Il semble bien souvent que sa particula-rité empêche d’avoir un accès direct à son être : un per-sonnage ou le narrateur doivent alors jouer le rôle d’un relais entre les lecteurs et lui.

Plus exactement, le narrateur ou le personnage sont en position d’intermédiaire entre une réalité autre, diffé-renciée – un personnage qui se détache du tableau d’en-semble – et ses narrataires, et donc les lecteurs. C’est souvent un protagoniste jeune et peu caractérisé – sup-port identificatoire idéal – qui sert à introduire l’appari-tion d’un personnage extraordinaire274. Les personnages d’intermédiaires peuvent être aussi bien, au niveau nar-ratif, de simples acteurs de l’intrigue que des narrateurs racontant une histoire qui n’est donc pas essentiellement la leur : des narrateurs « extradiégétique[s]-homodiégé-tique[s] » et non « auto-diégétique[s] », pour user de la terminologie de Gérard Genette275. Nous appellerons ces personnages, lorsqu’ils sont situés entre la figure hé-roïque et les narrataires, des personnages « réflec-teurs276 » ou « focalisateurs277 » selon l’expression de Vincent Jouve.

[Ils jouent le rôle de] témoin fidèle et souvent pas -sif d’un autre [...], ils n’existent que pour la mise en perspective qu’ils rendent possible, que pour nous renvoyer l’image d’un autre personnage plus indépen-dant et plus important qu’eux 278.273. C’est nous qui soulignons.274. Au nombre des images utilisées par Balzac pour se représenter

comme écrivain, figure d’ailleurs celle du « relais », de la chambre d’écho : ain-si se définit-il dans la Préface de L’Histoire des Treize (V, 788), comme le confi-dent d’un être mystérieux et hors du commun.

275. Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 255.276. Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 49.277. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 126.278. Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 49. En d’autres termes, ils sont ces person-

nages qui « attirent notre attention sur un objet, un événement ou un autre per-sonnage à travers leur propre regard » (Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans

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Le caractère d’oralité conservé par certaines fictions balzaciennes pourrait être interprété en ce sens. Loin de simplement créer une proximité avec le lecteur, invité à « écouter » une histoire, la prise en charge du récit par un narrateur extérieur à l’action permettrait de mainte-nir la distinction entre deux espaces. Isabelle Daunais a été justement attentive à cet aspect du roman balza-cien279. La théoricienne met en évidence l’existence d’une double relation : à la fois contiguïté et séparation. « L’oralité démarque les deux espaces, "réalité" (l’espace des conteurs, des témoins rapporteurs) et fiction (l’es-pace où se démène le héros), les empêche de se confondre en un même récit280 ». D’un côté le « réa-lisme » balzacien, sa volonté de présenter la réalité so-ciale, abolirait la distance entre son univers et le monde extérieur, mais de l’autre, la dramatisation de l’acte de parole, son inscription dans une scénographie réglée, ré-introduirait ou « sauverait » cette distance, sans laquelle l’héroïsation n’est pas possible281. Héroïsation singulière, soulignons-le : car si la distinction conteurs témoins, fi-gures agissantes, préserve la stature de ces figures, le passage par le discours, la médiation d’une parole et d’un regard permettent d’intégrer ces personnages à la fiction. Est ainsi évité le heurt entre un héros trop « doué », trop grand et un monde trop « réel » qui s’éprouve parfois, à en croire I. Daunais, à la lecture de certains passages épiques de Hugo, représentant « di-rectement », sans médiation, le combat personnage - monde.

Difficile de discerner chez Balzac ce qui relève de la nature propre des figures de ce qui appartient au « style » des conteurs, à leur plaisir d’exagérer, de dire d’un trait le caractère extraordinaire de celui dont ils narrent l’histoire. La permanence, encore « classique », chez Balzac, de la différenciation entre ceux qui agissent le roman, op. cit., p. 127-128).

279. Dans le chapitre « La fiction intérieure » de son ouvrage Frontière du roman (Isabelle Daunais, op. cit.).

280. Ibid., p. 118.281. Selon Isabelle Daunais, la préservation de cette distance serait attes-

tée par l’inscription de certaines figures balzaciennes dans la mémoire collec-tive (voir Isabelle Daunais, op. cit., p. 119).

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et font spectacle et ceux qui racontent et réfléchissent, ne met pas simplement en opposition, comme l’écrit Isa-belle Daunais, un univers romanesque et un regard plus distant, voire ironique : elle permet l’invention de figures dédoublées, en tension entre l’ordinaire et un monde ex-traordinaire qui ne rend de compte qu’à lui-même, loin de toute conformation mécanique à la réalité d’un uni-vers extérieur.

c. La Figure et le témoinBien que de nombreux personnages de La Comédie

humaine puissent être qualifiés de personnages-réflec-teurs282, sans doute les figures qui correspondent le plus immédiatement à cette définition sont-elles Bianchon et Derville. Pierre Citron, commentant Gobseck, remarque fort justement que ces deux personnages sont parmi les rares qui ne sont jamais décrits physiquement dans La Comédie humaine283. Tout se passe comme si le person-nage-réflecteur, dans une position de médiateur, ne de-vait pas s’interposer, de quelque manière que ce soit, entre le lecteur ou l’auditeur et la Figure.

Si le début du Colonel Chabert nous fait d’abord dé-couvrir Derville par les yeux de Chabert et crée une forme de mystère autour de lui, le rapport structurel entre les deux personnages, à partir du moment où le supposé colonel se met à raconter l’histoire de sa vie, s’inverse très rapidement. Derville, de personnage-foca-lisé, devient focalisateur. Dans la troisième séquence du roman, c’est en sa compagnie que nous découvrons le lieu dans lequel Chabert séjourne (III, 336). C’est à tra-vers ses yeux que nous voyons l’action se dérouler par la suite, davantage que par ceux du colonel Chabert, tou-jours laissé dans l’ombre. C’est lui qui observe, regarde, juge et dont nous connaissons les pensées (III, 346). Plus encore, Derville s’impose à la fin du roman, nous y re-viendrons, comme une figure de récitant284 : au fond, Le Colonel Chabert est constitué par un récit de Derville

282. Quelle est par exemple la fonction de l’abbé de Grancey dans Albert Savarus, sinon que de servir d’écrin au personnage qui donne son nom à l’œuvre ? C’est un discours de l’abbé sur Savarus qui introduit ce dernier dans la fiction. À plusieurs reprises, lorsqu’est évoqué l’avocat, l’instance focale se trouve être l’abbé. Celui-ci, d’ailleurs, est à l’origine de la caractérisation de Savarus qui l’accompagne tout au long de l’œuvre.

283. Pierre Citron, Introduction à Gobseck, II, 947.

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(III, 372). Les dernières lignes du livre, dans lesquelles sont évoqués en série d’autres épisodes d’œuvres de Bal-zac (Le Père Goriot, Gobseck, Ursule Mirouet,...) (III, 373), semblent transformer Derville en mémoire de La Comédie humaine285.

Dans un article consacré à Herman Melville, Gilles Deleuze, classant les personnages du romancier améri-cain, distingue ceux qui appartiennent à la Nature pre-mière – les personnages centraux des œuvres de Melville –, ceux qui ne peuvent les comprendre – les personnages du commun – et les personnages prophètes.

[Les personnages prophètes] sont aptes à saisir et à comprendre, autant qu’on peut le faire, les êtres de la Nature première, les grands démons monomaniaques ou les saints innocents, et parfois les deux286.

La distinction entre Chabert et Derville pourrait être pensée à l’aide de ces catégories. Les personnages-pro-phètes, écrit encore Deleuze, n’en demeurent pas moins « du côté de la loi, gardien[s] des lois divines et hu-maines de la nature seconde […] Ce sont des Témoins, des récitants, des interprétants287 » qui finalement ne sauvent pas l’innocent ou le démon avec lequel ils sym-pathisent : la description de cette structure narrative et énonciative pourrait valoir pour Le Colonel Chabert. À observer la construction de Gobseck, on constate de même que Derville, comme personnage, est évoqué très rapidement (II, 963). Il est en revanche caractérisé d’em-blée comme celui qui entend ce qu’il n’est pas supposé entendre, qui voit ce qu’il n’est pas supposé voir (II, 962-963) ou à qui les autres personnages se confessent (II, 963-964). C’est pour cette raison qu’il peut devenir nar-rateur, prendre la parole et immédiatement introduire

284. On peut rappeler que ce n’est qu’en 1835 que le narrateur de Gobseck est devenu Derville.

285. De la même façon, Bianchon se définit, dans Autre étude de femme, comme celui qui connaît beaucoup d’histoires : « j’ai des histoires terribles dans mon répertoire » (III, 710).

286. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 103.

287. Id.

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ses auditeurs, la famille Grandlieu, à la figure de Gob-seck, dont il dresse un long portrait : « Je dois commen-cer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître » (II, 964). Derville est le scribe, celui qui recueille et transmet les mots d’un être « supérieur », devant lequel il s’efface. Un passage du texte marque bien cette opposition entre le personnage-réflecteur et le personnage-différence : « Ne parlons donc plus de moi, rien n’est insupportable comme un homme heureux. Re-venons à nos personnages » (II, 982-83).

La position d’ « infériorité » admise du personnage-réflecteur par rapport au personnage extraordinaire est clairement affirmée dans Honorine, dont la construction n’est pas sans évoquer celle de Gobseck. Le lecteur n’est confronté à Octave que par l’intermédiaire du narrateur second, Maurice, qui se sent face à lui comme « un in-secte face à un aigle » (I, 537). Plus tard, il affirme, par-lant d’Octave à la comtesse : « Vous et lui, vous êtes deux grands caractères » (II, 575), manière presque trop explicite, pour Balzac, de faire ressortir ces deux person-nages.

Parfois même, le rapport entre les deux types de per-sonnages influe sur l’élaboration progressive de l’œuvre et sur sa nature finale. Ainsi de Gobseck, dont on sait qu’il avait d’abord été conçu comme un court récit au service de l’énonciation d’une leçon morale. Or, à me-sure que Balzac apporte des corrections au texte origi-nel, le personnage de Gobseck accède au premier plan. Il se voit attribuer un prénom, un passé, dont le narrateur détaille les ombres et les lumières. La nouvelle qui s’inti-tulait Les Dangers de l’inconduite devient Le Papa Gob-seck en 1835 avant de trouver son titre final en 1842. Entretemps, la leçon morale a donc perdu de l’impor-tance : le texte, « marqué par l’évocation d’un grand ca-ractère288 », se présente désormais comme le portrait d’un personnage hors norme. Si l’on considère son état final, on ne saurait d’ailleurs réellement parler de pro-gression narrative dans la nouvelle. Importent d’abord et avant tout la découverte et la peinture du personnage. Symptomatiquement, la nouvelle finit là où elle avait

288. Pierre Citron, Introduction à Gobseck, II, 946. Nous reprenons ici cer-taines de ses analyses (op. cit., II, 946-960).

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commencé : « dans la chambre de l’avare289 ». Tout avait débuté par son portrait, tout s’achève sur sa mort. Certes, Gobseck n’est pas le seul protagoniste important de la nouvelle, mais lorsqu’une silhouette pourrait venir au premier plan s’intercaler entre le personnage-réflec-teur et le personnage-différence, le récit accélère brus-quement. Est-il question de Fanny Malvaut ? Un raccord brutal nous dit qu’elle deviendra la femme de Derville (II, 978) ; est-il question de M. de Restaud ? Nous appre-nons par avance que Gobseck héritera de lui. Le narra-teur élide les temps forts du récit, pour s’en tenir à la présentation de Gobseck290.

Notons que la structure de l’œuvre laisse parfois pla-ner le doute sur la « hiérarchie » véritable des person-nages. Si dans Albert Savarus, on peut d’abord opposer Rosalie, personnage-réflecteur, à Albert Savarus, person-nage saillant, peu à peu, Rosalie change de statut, ac-quiert une « existence » indépendante, au point que le roman s’achève sur elle, à son tour enjeu d’un question-nement, brillant dans la lumière de sa distance aux lec-teurs.

Ainsi, les frontières entre les différents types de per-sonnage, suivant la fonction qu’ils occupent dans l’éco-nomie générale de l’œuvre, ne sont pas étanches, et un personnage-réflecteur peut devenir un personnage-ac-tant dont les initiatives transforment ou dévoilent les si-

289. Ibid., II, 958.2903. On pourrait signaler que la structure des romans balzaciens est suffi-

samment souple pour que plusieurs personnages occupent tour à tour la posi-tion de réflecteur, face à un personnage isolé. Comme l’a bien montré Aude Dé-ruelle (Balzac et la digression, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2004, p. 73), un roman comme L’Interdiction est tout entier construit sur ce principe de confrontation d’un personnage mobile et réflecteur – « personnage moteur » se-lon son vocabulaire (ibid., p. 74) – à un personnage à part. Après un début in medias res, nous sommes mis en présence des deux premiers personnages-fo-calisateurs, Rastignac et Bianchon (III, 421). Dans la séquence 2, Bianchon joue le rôle de personnage-réflecteur face à Popinot. Il nous semble que l’entrée dans la fiction de la marquise d’Espard ne se fait, de la même façon, qu’avec l’arrivée chez elle de Bianchon et Popinot devenu « personnage-moteur » – ses pensées et réactions pendant le dialogue sont exprimées (III, 458) et le narra-teur fait entendre son commentaire après la scène (III, 468). La séquence 7 du roman est, quant à elle, l’occasion de l’entrée en scène du marquis d’Espard, mais là encore le personnage est trop différent de ce qu’on le dit être pour qu’il soit présenté directement : Popinot joue encore le rôle de personnage-réflec-teur (III, 486).

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tuations, comme Derville décidé à affronter la comtesse dans Le Colonel Chabert (III, 352). Inversement, si l’on fait traditionnellement de Rastignac dans Le Père Goriot un jeune homme ambitieux et désireux de faire sa place dans la société mondaine, il est en même temps le té-moin privilégié des singularités des personnages de Vau-trin et Goriot. Le jeune homme passe de milieu en mi-lieu, et, ce faisant, joue son rôle dans la structure à trois côtés : le personnage-réflecteur dont les sentiments sont analysés de l’intérieur et de l’extérieur / le personnage à part, vu de l’extérieur / le narrataire qui passe par le pre-mier pour accéder au second. Dès le début du roman, le lien entre le désir de savoir de Rastignac et la possibilité d’être confronté aux autres personnages est presque ex-plicitement énoncé :

Sans ces observations curieuses et l’adresse avec laquelle il [Rastignac] sut se produire dans les salons de Paris, ce récit n’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à son esprit sagace et à son désir de pénétrer les mystères d’une situation épou-vantable aussi soigneusement cachée par ceux qui l’avaient créée que par celui qui la subissait (III, 56).

Un peu plus loin dans le roman, il est question de l’amitié entre Rastignac et Goriot et donc de leur mise en présence fréquente « sans laquelle il eût sans doute été impossible de connaître le dénouement de cette his-toire » (III, 162). Peut-être la scène fondamentale est-elle à cet égard celle qui confronte pour la première fois (III, 78) Rastignac et Goriot occupé à transformer des objets sculptés en lingots. On observe plus globalement le re-tour de scènes au cours desquelles Vautrin ou Goriot agissent en secret, sont confrontés à d’autres person-nages ou exposent leurs pensées et leurs sentiments en présence de Rastignac, témoin fasciné de leur singulari-té. C’est donc la catégorie de l’effet qu’il faut à présent mobiliser.

d. Le personnage « pétrifié »Plus que fasciné, sans doute faudrait-il écrire « pétri-

fié ». Un des traits du personnage « monstrueux » (forme singulière du personnage héroïsé) est en effet

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qu’il provoque la stupeur, l’immobilisation de celui qu’on pourrait également appeler personnage-relais. Scène ré-currente dans Le Père Goriot : la confrontation d’un Ras-tignac à l’arrêt, privé de vie et de pensée, et d’un person-nage « extravagant ». Les exemples se multiplient à me-sure que se déploie le récit : apprenant les ruses de Vau-trin et ses agissements à la fois illégaux et « généreux », « Rastignac écoutait d’un air stupide et ne pouvait rien répondre » (III, 196). Deux pages plus loin, la réaction est la même aux révélations du père Goriot, entraînant son existence dans une direction en tout point opposée à celle dessinée par Vautrin : « Eugène tout abasourdi re-gardait son voisin d’un air hébété » (III, 198). Un simple regard de Vautrin suffit à faire trembler le jeune homme « de tous ses membres » (III, 211). On sait que la fin du Père Goriot est caractérisée par une étonnante accéléra-tion des événements : Rastignac va d’émotions en émo-tions, chaque scène contrastant avec la précédente. Or, le comportement du père Goriot, qui « s’enfonce » dans sa singularité, est une des causes de la stupéfaction croissante du jeune homme, de plus en plus passif. La stupeur presque stupide de Rastignac fait alors signe : il y a confrontation à quelque chose qui le dépasse. Ainsi de cette scène où le père Goriot, désigné en cet endroit par la formule restée fameuse, « Ce Christ de la Paterni-té », témoigne de « son inépuisable dévouement » (III, 231) pour ses filles : il est écrit de Rastignac, après la prise de parole exaltée de Goriot, qu’il était « pétrifié » (id.). Mutatis mutandis, la distinction que fait Gilles De-leuze entre différents types d’images dans le cinéma nous semble pouvoir se retrouver dans le roman. Nous avons bien dans Le Père Goriot un personnage, Rasti-gnac, dont les « capacités sensori-motrices291 » sont excé-dées. Ce qu’il voit, confronté à des personnages « gran-dis », n’est plus un « cliché », c’est-à-dire une perception partielle de la chose, « ce que nous avons intérêt à per-cevoir, en raison de nos intérêts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences psycholo-giques292 ». En fait,

291. Gilles Deleuze, Cinéma II : L’Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 29.

292. Ibid., p. 32.

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si nos schèmes sensori-moteurs s’enrayent ou se cassent, alors peut apparaître un autre type d’image [...] qui fait surgir la chose en elle-même, littérale -ment, dans son excès d’horreur ou de beauté, dans son caractère radical ou injustifiable 293.

Le personnage héroïsé fait « image » parce qu’il in-troduit un excès de beauté et de pathétique dans l’uni-vers mondain dont Rastignac est, un temps, le représen-tant. Comme frappé de catatonie, le jeune homme reste « stupéfait » (III, 253) à la fin d’un dialogue qui a opposé violemment les deux filles du père Goriot et finit sur la joie aveugle de leur père, qui, tout à son amour, croit avoir tout arrangé. Et le « il est fou » (III, 260) qu’il pro-nonce à la suite d’une des ultimes prises de paroles du père Goriot, souligne, une fois encore, la différence de statut et de position des deux personnages.

Certes, de temps à autre, le narrateur supplée les personnages réflecteurs et met en évidence les limites de leur importance dans la construction des situations : citons par exemple un passage du Colonel Chabert (III, 350) où le narrateur mentionne un élément que ne connaît pas Derville, ou l’usage dans Le Père Goriot d’une appellation, à propos de Vautrin, qui ne peut abso-lument pas être rapportée à Rastignac : « le forçat éva-dé » (III, 216). L’absence de rigueur absolue à ce niveau n’empêche pas ces personnages, à la fois dynamiques et en arrêt, de marquer nettement les points de bascule-ment du texte, ces moments où l’intrusion d’un autre type de personnage suppose un nouveau régime d’écri-ture et de sens.

3. Le personnage sélectionné

a. L’ « élection » du héros293. Id.

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La singularisation du personnage 115

La constitution du personnage en différence ne s’ar-rête pas à la manière dont il est introduit dans l’univers fictionnel et à l’effet qu’il provoque. La « supériorité » d’une figure par rapport aux autres constitue parfois l’enjeu même d’un récit : les procédures d’héroïsation ont alors pour fonction de désigner le héros du roman. La progression de certains romans ou nouvelles de Bal-zac peut être envisagée en fonction de cette question de la sélection du ou des personnages saillants. Les touffus débuts balzaciens ouvrent très souvent une multitude de pistes, avant que ne se dessine progressivement, autour d’une figure, un plan d’investigation. Un roman comme Un début dans la vie offre, par la négative (car le person-nage « élu » s’avère être un « anti-héros »), une image presque emblématique de ce fonctionnement. La réunion d’un grand nombre de protagonistes dans une diligence semble d’abord les mettre sur le même plan, en les ca-ractérisant, au même titre les uns que les autres, comme des êtres parlants. Cependant, le texte se focalise peu à peu sur Oscar dont les traits de caractère, proches de ceux de bien d’autres personnages, sont exagérés et de-viennent l’objet principal du récit294.

La longue et minutieuse ouverture du Père Goriot fournit un exemple plus parlant encore de ce processus de sélection. Jean Paris295 a bien décrit la manière dont les premières pages du roman posent le problème du personnage principal. Mme Vauquer est d’abord évoquée :

comme si elle devait être l’héroïne du drame ; puis un instant, la « lumière du tableau » semble s’ar-rêter sur le visage de Victorine Taillefer [..] puis tous les personnages successivement présentés paraissent receler assez de mystère pour devenir les héros d’une histoire qui les dévoilerait 296.

294. Le même mouvement se retrouve, à plus petite échelle, dans La Mai-son du chat-qui-pelote dont la scène inaugurale abonde en informations et en changements de perspectives sur des personnages nombreux, avant que le récit se ne se concentre sur les rapports entre Augustine et Théodore.

295. Voir Jean Paris, op. cit., p. 196-198.296. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, III, 17-18.

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En effet, après une longue description de la pension Vauquer et de sa propriétaire, des pensionnaires et do-mestiques, le narrateur introduit les personnages voués à s’imposer dans le roman, Mlle Victorine Taillefer et Eugène de Rastignac : « Deux figures y formaient un contraste frappant avec la masse des pensionnaires et des habitués » (III, 59). À partir d’un riche personnel ro-manesque de départ (plus d’une dizaine de protagonistes sont individualisés), l’attention se concentre assez rapi-dement sur quelques figures. L’opposition chère à Bal-zac entre masse et individus, fond et avant-scène, est re-conduite297. Le processus de sélection graduelle n’est ce-pendant pas encore tout à fait achevé. Le personnage qui donne son nom à l’œuvre n’est évoqué qu’après tous les autres. Au sein de ce microcosme qu’est la pension Vau-quer (tous les éléments d’une société s’y trouvent repré-sentés), est mis en valeur un protagoniste, que, d’un point de vue actantiel, sa position de bouc émissaire sin-gularise. Le père Goriot est d’abord isolé par le regard de Rastignac :

au commencement de la seconde année, cette fi-gure devint pour Eugène de Rastignac la plus saillante de toutes celles au milieu desquelles il était condamné à vivre encore pendant deux ans (III, 63),

puis, de manière plus générale et en rapport avec la composition de l’œuvre, par le narrateur : « le père Go-riot, sur la tête duquel un peintre aurait, comme l’histo-rien, fait tomber toute la lumière du tableau » (id.). Une autre intervention métadiscursive du narrateur très pré-sent du Père Goriot avait également, quelques pages au-paravant, distingué le personnage du reste du personnel romanesque en résumant de la sorte l’histoire qu’il allait raconter : « les secrètes infortunes du père Goriot » (III, 50). Notons toutefois que le texte revient ensuite à Rasti-gnac, ses ambitions, ses rapports à la société, en un complément au rapide portrait physique qui avait été fait

297. On pourrait citer encore le début d’Honorine dans lequel il est ques-tion, à propos de Camille Maupin, d’un « tableau dominé par un personnage, par une femme célèbre sur laquelle les regards se concentrent par moments, et l’héroïne de cette fête improvisée » (II, 527) ou d’Onorina : « déjà tout excep-tion sous le rapport de la fortune, Onorina est encore une exception comme beauté patricienne » (II, 530).

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de lui. Indication que le roman reposera sur un principe d’oscillation entre deux pôles d’intérêt, Rastignac et le père Goriot298 ? Manière de manifester en tout cas que la narration, chez Balzac, mesure des écarts, dramatise des différences, élit des personnages.

La « compétition » ne se limite d’ailleurs pas aux in-cipits des romans et occupe parfois tout l’espace de l’œuvre. Le déroulement de l’intrigue d’un côté, les com-mentaires narratoriaux, de l’autre, ont alors pour fonc-tion de désigner in fine, le personnage héroïsé. L’in-trigue d’un roman comme Modeste Mignon, qui semble faire de chacun des protagonistes un joueur, exhibe, en dépit de son ironie, ce principe de construction. L’his-toire avançant selon un mécanisme de levée des masques, tous les personnages, d’abord idéalisés, qui pouvaient prétendre à la victoire et à la main de Modeste Mignon, sont successivement rejetés et laissés sur le cô-té, jusqu’à ce que s’impose La Brière. Certes, il serait difficile de faire de ce dernier, sans autre forme de pro-cès, un héros ; mais la multiplication des évaluations et l’évolution de l’intrigue tendent à faire émerger sa singu-larité, qui lui assure le triomphe. Non pas une grandeur, une bravoure ou un courage épiques, mais plus simple-ment l’honnêteté d’un rêve et l’endurance d’un désir. Confrontant des orientations vitales et des possibilités de mouvements dans un monde en cours de formation, le narrateur retient et fait revenir celui dont il a fait voir l’autre visage.

C’est une des tendances de l’art balzacien de la com-position : narration et métadiscours concentrent l’atten-tion sur telle ou telle figure, dramatisent même, sur un plan actantiel (qui va vivre, l’emporter et agir dans Le Père Goriot ? Qui va épouser Modeste Mignon dans le roman éponyme ?) et discursif (de qui va-t-il être ques-tion ? Qui va être le sujet des phrases et le thème du dis-cours ?), la lutte entre différentes figures.

b. Le personnage-sujetPour en revenir au Père Goriot, sans doute faudrait-il

faire de Rastignac, à s’en tenir à des critères structurels 298. Le roman accordera également une place importante à Vautrin, troi-

sième « pôle » du récit.

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118 Chapitre 2

et quantitatifs, le « vainqueur » de cette compétition que semble instaurer l’ouverture du roman. L’introduction s’achève en effet sur le personnage ; « c’est par lui que le récit proprement dit commence299 », et trois « unités », trois longs développements, lui sont essentiellement consacrés. Comme l’a bien montré Pierre Barbéris, le mouvement même du Père Goriot est un mouvement de « dépeuplement » progressif : au départ « l’espace litté-raire est plein300 », un décor, une société sont plantés, sa-turés de personnages ; mais « peu à peu Rastignac tend à emplir la scène du monde à lui seul301 », la pension se vide, « la scène romanesque […] s’emplit de l’individu triomphant, forme et sens à lui seul de toute une nou-velle Histoire qui va se faire et s’inscrire302. »

« Individu triomphant » car c’est effectivement en partie sur le modèle de l’individu, porteur d’un projet, doté d’une conscience et placé face à des choix, qu’est constituée la figure de Rastignac dans Le Père Goriot. Le commencement du récit proprement dit coïncide en fait avec la mise en mouvement du personnage, devenu de ce fait foyer de regard. Or ce mouvement et ce regard, attribués par le narrateur et perçus par le lecteur, appa-raissent comme les marques de la « volition » du person-nage, qui le distingue du reste du personnel roma-nesque. Le « héros » est alors celui qui, dès le début du roman, est « mis en position d’actant-sujet, doté d’un projet (un vouloir, un savoir, un pouvoir-faire) qui le met par exemple en conjonction ou en disjonction avec un objet ou une valeur cherchés en permanence303. » Il est le « support d’un projet permanent304 ». La nature de ce pro-jet, qui dessine une temporalité linéaire et orientée, n’a certes pas, dans le cas de Rastignac, le caractère d’uni-vocité de celui des personnages de romans-feuilletons. La volonté du protagoniste, son désir de conquête, sont posés presque immédiatement, dans les notations psy-chologiques et descriptives du narrateur, et surtout dans

299. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 157.

300. Ibid., p. 293.301. Id.302. Id.303. Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 85.304. Id.

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La singularisation du personnage 119

l’action même, effectuant et donnant à voir, dans le même geste, cette dimension de l’être de la figure. Mais cette volonté semble se donner pour objectifs aussi bien la conquête d’une femme, sur le modèle du conte médié-val305 – l’ironie de l’histoire tient cependant à ce que la femme désirée change rapidement d’identité : après Mme de Restaud (« pour Rastignac, Mme de Restaud fut la femme désirable », III, 75), c’est Delphine de Nucin-gen que poursuit le jeune homme, de lieu mondain en lieu mondain –, que, plus généralement, la conquête de la haute société parisienne. L’adresse finale à Paris, sui-vie immédiatement d’une mention de Delphine de Nucin-gen, réunit les deux objets de la quête : le monde et la femme. Repérant et analysant les métaphores associées au personnage, à ses espérances et à ses déplacements (celles de la pénétration, de la conquête, de l’écrase-ment), S. Lojkine a souligné que le jeune homme est éga-lement défini par sa volonté de « pénétrer dans le monde pour y exercer sa domination : Rastignac incarne le prin-cipe d’écrasement que Goriot subit306 ».

Mais en accord avec le romanesque balzacien, le per-sonnage semble poursuivre, au-delà de la réussite so-ciale (libido dominandi) et de l’amour (libido sentiendi), la connaissance (libido sciendi). Rastignac acquiert une forme de centralité dans le roman dans la mesure même où se manifeste sa volonté de savoir307. À adopter l’ap-proche « actantielle », il pourrait être considéré comme le sujet-héros de la quête, si l’on admet que son objet est au fond la vérité et le destinataire ultime, le lecteur du Père Goriot308. Mieux encore, l’organisation de l’œuvre et le rôle attribué au jeune homme découvrant l’espace pa-risien témoigneraient de ce que le roman devient pour Balzac, à partir des années 1830, autant la présentation d’une enquête que d’une quête.

305. Sur ce point voir Stéphane Lojkine, op. cit., p. 94.306. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 176. 307. Sur cette volonté de connaître, voir Stéphane Lojkine, op. cit., p. 88,

96-97 et l’article de Nicole Mozet, « La description de la Maison-Vauquer », AB 1972, p. 107-119.

308. Voir Nicole Mozet, art. cit., p. 112.

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120 Chapitre 2

La seule modification structurelle du scénario de la quête ne lui suffit pas […]. Il double celle-ci d’une série de procédés qui lui donnent l’allure d’une en-quête309.

Ainsi Rastignac se montre-t-il (à partir de la page 94) – dans ses rapports à Goriot et Vautrin notamment – sou-cieux de dissiper les mystères, de résoudre les énigmes que posent précisément l’apparence de ces personnages. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas ici de déceler derrière les apparentes motivations d’une figure (le désir de réussir et de séduire), conçue sur le modèle d’une personne, son véritable objectif (la connaissance). Le roman est construit de telle sorte que la connaissance (des règles du grand monde par exemple) apparaît comme la condition de la possession. L’action du Père Goriot, dans un premier temps tout au moins, progresse d’ailleurs en fonction du savoir acquis par Rastignac, des informations obtenues, des pans de la réalité découverts et éclairés. Le roman dans sa globalité pourrait être lu en ce sens, résumé par le renversement symbolique entre l’image initiale (l’enfoncée dans les catacombes parisiennes) et l’image finale (l’ascension de Rastignac au père Lachaise)310. L’héroïsation consiste ici à souligner l’élévation et l’isolement d’une figure : s’efforçant de plier le réel à sa volonté, le personnage devient, le temps d’une image, représentation paradigmatique de l’indivi-du connaissant et prêt à conquérir.

La singularisation par individualisation, la « sélec-tion », en passent aussi par une forme de « psychologisa-tion ». Dans un roman comme Le Contrat de mariage l’affrontement du « jeune premier » Paul de Manerville, désireux d’épouser Natalie Evangelista, et de sa belle-mère, donne à Mme Evangelista, dotée d’une conscience, de désirs et de la parole, une importance telle qu’on pourrait quasiment la considérer comme le personnage principal du roman. À mesure que le texte se déroule, les sentiments de Mme Evangélista sont de plus en plus dépeints, dans les passages de psycho-récit qui

309. André Vanoncini, « Quête et enquête dans le roman balzacien », in Stéphane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, Montréal ; Saint-Denis, P.U.V. / XYZ éditeur, 1996, p. 177-178.

310. Voir Nicole Mozet, citant Pierre-Georges Castex, « La description de la Maison-Vauquer », art. cit., p. 109.

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La singularisation du personnage 121

le scandent. En fait, le personnage important311 bénéficie au niveau compositionnel d’une « distribution différen-tielle312 » : les évocations des délibérations intérieures du personnage correspondent en effet aux moments clés du roman313. De la même façon, dans Le Père Goriot, Rasti-gnac est « élu » parce que doté d’une vie intérieure, quand les autres protagonistes sont le plus souvent sai-sis par leurs gestes, leurs mots et leurs comportements, certes bien souvent déchiffrés. Plus encore, et l’on voit ici comment mode de caractérisation et caractérisation s’ajustent l’un à l’autre, la centralité de Rastignac tient aussi au degré de conscience du personnage, jouant dès lors le rôle du chœur grec, commentant l’action, faisant le point sur le réel. Personnage conscient, au sens psy-chologique comme au sens moral, Rastignac s’inscrit en cela dans la lignée des héros romantiques, là où les hé-ros épiques, en action dans l’espace public, étaient de purs dehors sans vie intérieure314. Psycho-récit ou mono-logue intérieur, le mode de représentation de la vie psy-chique varie, mais son exposition ponctue les étapes du récit et coïncide souvent avec les déambulations de Ras-tignac d’un lieu à un autre. Certes, la psychologisation est une psychologisation restreinte315 : les monologues in-térieurs de Rastignac ne s’étendent jamais longuement et la narration est sans cesse relancée par le surgisse-ment d’un lieu, d’un personnage, d’une situation. Il n’en demeure pas moins que la possibilité d’une relation de soi à soi reste l’apanage du personnage au centre, qu’on pourrait considérer, en ce sens, comme le héros du ro-man. Relation de soi à soi mais aussi relation de soi au monde et aux autres : l’héroïsation suppose également

3112. Même si, dans Le Contrat de mariage, le point de vue du narrateur, le contenu narratif du roman et son système axiologique empêchent de considé-rer Mme Evangelista comme une héroïne.

312. Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », art. cit., p. 155.

3134. Voir III, 597-598 notamment, lorsque le mariage semble remis en cause.

314. Sur ce point, voir notamment Maurice Blanchot, op. cit., p. 555.315. Philippe Hamon a noté que, symptomatiquement, c’est surtout à Sten-

dhal que Zola, examinant les œuvres de ses grands prédécesseurs, reproche d’accorder une « trop grande importance à l’analyse statique interne, à l’expo-sé des sentiments et motivations psychologiques d’un personnage privilégié par rapport aux autres » (Texte et idéologie, op. cit., p. 70).

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122 Chapitre 2

de doter le personnage d’une conscience plus vaste, plus large de la réalité. C’est ainsi à Rastignac, héros de la conscience, « conscience qui s’éveille et qui cherche316 » selon Pierre Barbéris, qu’il revient de formuler, dans une lettre à sa mère, le bilan suivant : « cette vie de Paris est un combat perpétuel » (III, 121). C’est au jeune homme, en position d’observateur, qu’incombe le soin de tirer la leçon du spectacle de la destinée de Mme de Beauséant :

Les belles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allie-raient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, su-perficielle ? (III, 270)

La « supériorité de conscience317 », dans un univers où les affrontements physiques se font rares, où les hié-rarchies sociales sont mouvantes et souvent sans fonde-ment, explique aussi la promotion du jeune homme. À l’accélération du rythme du récit associée aux volontés et désirs du personnage, répond donc le ralentissement lié aux retours sur soi et aux pauses réflexives de ce même personnage.

Narration d’un côté, analyse de l’autre : mais que la réflexivité se rattache à un choix à faire et s’achève le processus de constitution du personnage en sujet. Deve-nu le lieu et l’occasion d’une problématisation, le per-sonnage-sujet donne alors au roman ses lignes de force. Être de la volonté et être de la conscience, Rastignac ap-paraît aussi comme cette figure devant laquelle s’ouvrent des voies. Le processus d’héroïsation tient alors à la fixation, en une image forte, du moment et du sens du choix. L’originalité du Père Goriot est de faire de la tirade d’un autre protagoniste, en l’occurrence Vau-trin, le lieu de cette fixation, comme si l’interaction, la confrontation et la parole « vivante » de l’autre permet-taient de nommer la singularité topologique du jeune homme. L’absence de solution de continuité entre la marche de l’intrigue et la formulation de l’alternative of-ferte au personnage, sa prise en charge par un discours en mouvement et « adressé à » renforcent l’impact de cette dramatisation d’une destinée, tout en lui ôtant le

316. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 266.317. Ibid., p. 148.

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La singularisation du personnage 123

caractère figé et intangible propre à une intervention narratoriale. Dans son premier long discours à Rasti-gnac, Vautrin se livre ainsi à une analyse psychologique de son interlocuteur et prétend l’éclairer sur sa situa-tion : il n’a « que deux partis à prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte » (III, 136)318 ; il doit absolument faire un choix, exercer sa liberté (autre trait du sujet, cette fois, moral) : « Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez » (III, 139)319. Tout se passe comme si Rastignac, en raison de sa position, au seuil de la vie et du monde, était le seul personnage à se poser les ques-tions qu’appellent l’état de la société et la nature même de la vie. Bianchon répond ainsi à une de ses interroga-tions : « tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la vie pour tout le monde » (III, 165). Image de l’entrée de la vie qui, comme celle du carrefour, façonne la tra-jectoire de Rastignac, ouvre et oriente la temporalité. Contrairement à l’anti-héros Oscar Husson dans Un dé-but dans la vie, le jeune homme est symboliquement pla-cé face à des seuils et des choix qui donnent à ses mou-vements et ses actions valeur de commencements. Il n’est pas indifférent à cet égard que les monologues in-térieurs de Rastignac aboutissent fréquemment à la for-mulation d’une voie à emprunter, souvent dans les termes de Vautrin : « il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de canon » (III, 151) se dit-il par exemple. La pra-tique balzacienne du roman consiste ici à modéliser le devenir de la figure par la polarisation de son univers et par l’inscription, dans tout épisode et action concrète qui la concerne, d’un enjeu moral, mental et cognitif plus gé-néral. Ce faisant, le roman achève de donner au person-nage une spécificité qui en fait, indéniablement, le « vainqueur » de la compétition et, sinon un héros, du moins le « héros » du roman.

318. Un peu plus avant dans son tirade, Vautrin propose au jeune homme une autre alternative et donc un autre choix : « Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste » (III, 140).

3192. Rappelons d’ailleurs qu’une lettre de Balzac à Mme Hanska (janvier 1833, LHB I, 24) évoquait sa fascination pour une statue, dans le parc de Ver-sailles, intitulée Achille entre le vice et la vertu et son intérêt pour « ce moment critique de la vie humaine » (Id.), celui du choix à faire.

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124 Chapitre 2

La singularisation peut donc se faire sur le mode d’une individualisation ; sur le modèle, presque abstrait, de l’homme libre, le personnage paraît alors doté de cer-tains des traits de l’individu moderne : volonté affirmée, conscience de soi et du monde, liberté à exercer. À cette conception correspond une des formes du romanesque et de la temporalité balzaciennes. Le roman propose en effet une représentation active de la figure individuali-sée, à travers scènes, dialogues et variations focales qui font voir et concrétisent la singularité. Une mise en ten-sion de l’univers romanesque par l’individuation pro-duite s’accomplit.

Illustration et même mise en texte partielle de l’indi-vidualisme contemporain, un roman comme Le Père Go-riot peut ainsi être lu320 comme le roman d’une forme d’individu, qui affirme au final son pouvoir d’interven-tion, sa volonté, en prenant sur lui la loi du monde. Nous reviendrons sur le contenu de l’ « héroïsme » de Rasti-gnac ; retenons pour l’heure le mouvement d’héroïsation à l’œuvre :

il y a bien mort d’un personnage, mais il y a nais -sance quand même, et pourvu qu’on fasse détour par le sujet, d’un héros 321.

320. Sans, bien sûr, que cette lecture soit exclusive d’autres approches.321. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 294.

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CHAPITRE 3

LES PERSONNAGES EXTRAORDINAIRES

La « quête » d’éléments saillants peut également trouver à s’exprimer dans la présentation de person-nages proprement « extraordinaires », sans commune mesure avec le reste du personnel romanesque. Ce sont alors les caractérisants choisis et la « localisation » des personnages qui permettent de les distinguer. La figure « héroïsée » est posée comme Autre de l’autre, vérifiant de la sorte un des « principes » de l’esthétique balza-cienne : celui du contraste, de l’élaboration du sens par comparaison et confrontation. Une faculté exception-nelle, une passion au cœur de l’être, un trait accentué, une marginalité sociale, un visage idéel… : le roman ex-hibe ou dégage une « qualité », en dramatise le déploie-ment, pour mieux dire la possible signifiance d’une époque.

1. L’exacerbation de la différence

Le métadiscours balzacien affirme à plusieurs re-prises la nécessité d’avoir, au mépris des règles de la vraisemblance et des lois de la psychologie, des héros hors du commun ou monstrueux, au sens étymologique du terme. Le romancier évoque par exemple, dans la Préface de l’Histoire des Treize, ces hommes « hors du commun », ces « hommes plus grands que les hommes » (V, 791) dont il veut faire les protagonistes principaux de ses récits. Même s’il leur réserve dans son « Avant-pro-pos » (I, 19) une place dans les Scènes de la vie poli-tique, c’est dans toute son œuvre qu’il présente des « existences d’exception », des personnages situés

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« hors la loi commune » (id.). Le terme « original » re-vient régulièrement pour les désigner. Un passage consacré à Louis Lambert, personnage au langage éton-nant, permet de saisir le sens du qualificatif :

[c]haque homme de talent a ses idiotismes parti-culiers. Plus large est le génie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent les divers degrés d’ori-ginalité. En province, un original passe pour un homme à moitié fou (Louis Lambert, XI, 677).

Est original tout homme que sa singularité isole du reste des hommes, « qui ne se conduit pas suivant les préjugés, ou ne fait pas ce qu’on attend de lui » (Ébauche de La Vieille fille, intitulée Les Jeunes gens, IV, 1448).

De nombreux lecteurs ont été sensibles à cet aspect de l’art balzacien, qui le conduit à doter un certain nombre de ses personnages de qualités poussées à l’ex-trême. Baudelaire notait ainsi, en une remarque demeu-rée célèbre :

Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vi-tale dont il était animé lui-même. [...] tous les acteurs de sa Comédie, sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous le montre. Bref chacun, chez Balzac, même les por-tières, a du génie. Toutes les âmes ont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule 322.

Encore le poète généralise-t-il ici (« tous les ac-teurs » « chacun », « toutes ») un phénomène qui nous paraît tout de même, en ses manifestations les plus claires, circonscrit à quelques personnages phares.

Marque fréquente et classique de cette présentation d’êtres « à part », le recours au topos des limites du lan-gage : lors de l’évocation des personnages, se ren-

322. Charles Baudelaire, « Théophile Gautier [I]», Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 120. Sur ce point, voir également Claude-Edmonde Magny, op. cit., p. 256.

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Les personnages extraordinaires

contrent des énoncés qui soulignent une difficulté du narrateur à dire. La dichotomie entre le discours, d’un côté, la figure de l’autre est ainsi reconduite. Pensons à ce passage de Madame Firmiani : « [c]ette esquisse d’une figure admirable de naturel n’en donnera jamais qu’une faible idée » (II, 152) ou plus encore à l’évocation de Mme d’Aiglemont dans le dernier chapitre de La Femme de trente ans :

Les peintres ont des couleurs pour ces portraits, mais les idées et les paroles sont impuissantes pour les traduire fidèlement (II, 1207).

Manière de suggérer, malgré tout, quelque chose du personnage, en faisant entendre, par le biais de ce méta-discours, l’impossibilité de nommer directement telle ou telle de ses qualités323. La description ne peut plus dès lors être conçue comme le passage en revue des attri-buts d’un personnage. Si le « sujet surpasse le disant », selon la formule bien connu de Stendhal, c’est que le premier relève d’un autre régime d’expression et de sens. Peut-être est-ce d’ailleurs en ce sens qu’il faut in-terpréter le recours si fréquent chez Balzac à la notion de sublime. La « promotion » dont font l’objet les per-sonnages sublimes prend en effet deux formes : la sus-pension, provisoire, du discours habituel (qui établit un lien entre le sensible et l’intelligible), le déploiement, plus affirmé, de formes de discours différentes, qui ne visent pas une précision illusoire et refusent les détermi-nations univoques. Le personnage sublime, exceptionnel à ce titre, serait dans cette perspective, à la fois celui qui renvoie le discours courant et ordinaire à ses propres manques et celui qui appelle la pensée et donc le dis-cours324.

Mais si le discours échoue à dire la grandeur et l’ex-ception, peut-être est-il alors possible de la raconter. Construire un personnage peut donc aussi consister à construire les situations qui en font apparaître toute la

323. Pour d’autres exemples et une analyse de ces protestations d’impuis-sance, on pourra se reporter au livre d’Éric Bordas, op. cit., p. 322-323.

324. Rappelons que Kant définit le sublime comme ce qui est « absolument grand » (Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1984, p. 86) et qui suscite avant tout le « respect » – mélange d’amour et de crainte (ibid., p. 87).

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128 Chapitre 3

singulière grandeur. La Fausse Maîtresse met ainsi en évidence la spécificité de la situation décrite : un person-nage d’amoureux transi jouissant de veiller sur son ami et la femme qu’il aime et de vivre dans la sphère de l’être aimé. Le passage d’analyse psychologique des pages 230-231 insiste également sur le paradoxe et le caractère proprement intenable de sa situation. Ce per-sonnage, se déconsidérant volontairement aux yeux de celle qu’il aime (II, 231) pour aider son ami, est défini en un sens par la situation qui l’absorbe et met en valeur son exceptionnalité. Une des premières analyses des sentiments de Thaddée recourait d’ailleurs au vocabu-laire religieux pour qualifier son amour : « [r]ien ne res-semble plus à l’amour divin que l’amour sans espoir » (II, 216). Un des enjeux du roman serait donc de consti-tuer cet être du renoncement, qui se refuse à trahir son ami, gardien invisible de la vertu de sa belle, en figure héroïque. La scène, capitale à cet égard, au cours de la-quelle le capitaine invente son amour pour Malaga (II, 221-224), ne serait rien moins que celle de la naissance du héros, désormais décidé à cacher son amour. À plu-sieurs reprises, Balzac a évoqué le caractère probléma-tique de la peinture d’un personnage vertueux : il parle parfois à ce sujet de « difficultés littéraires325 ». Peut-être tente-t-il dans La Fausse Maîtresse de résoudre ce pro-blème326.

À l’époque de la publication de ses romans ou nou-velles, on a parfois reproché au romancier la trop grande perfection de ses personnages. Il lui arrive alors de se réclamer des droits d’un réalisme plus vaste qui renonce à la reproduction fidèle du réel, pour être fidèle à la mis-sion de l’artiste. Par la plume de Félix Davin, il proclame ainsi :

Cet excès de perfection ne serait un défaut que relativement à la vérité des mœurs. La mission de

325. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des ré-dacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 315.

326. La perspective que nous adoptons, dans cette partie, nous conduit à n’aborder qu’un aspect de ce texte : il va de soi que nous laissons de côté, comme dans notre chapitre 2, de nombreuses dimensions du personnage de Paz.

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Les personnages extraordinaires

l’artiste est aussi de créer des grands types, et d’éle-ver le beau jusqu’à l’idéal327.

2. Des pouvoirs extraordinaires

Le personnage exceptionnel se voit d’ailleurs souvent gratifié d’attributs hors du commun. Le choix des traits caractérisants en indique d’emblée la supériorité. Nous ne nous proposons pas de faire ici l’inventaire exhaustif de ces traits, bien connus des lecteurs de Balzac : contentons-nous de citer quelques exemples, afin de dé-gager les lignes de force de l’approche balzacienne. Au risque d’être schématique, on pourrait poser que la ca-ractérisation « héroïsante » consiste, pour le romancier, à conférer à certains personnages des qualités qui ne peuvent être expliquées par les propriétés du corps so-cial, si abondamment exposées dans le texte. Comme « abstraites » de la société par leur absence de mesure, les figures sont d’autant plus mises en valeur qu’elles sont présentées, artificiellement, « hors de leur contexte328 ». Symptôme parmi d’autres, à suivre W. Ben-jamin, du remplacement des formes anciennes de narra-tion comme le conte (transmettant des expériences) par le roman (ne dispensant plus, par l’intermédiaire de fi-gures offertes à l’identification, de leçons de sagesse) ? Le romancier serait-il dans cette perspective celui qui « met en relief ce qui est sans commune mesure329 » ? Re-tenons, quoi qu’il en soit, que par cette apparence d’abs-traction, la figure se donne comme une singularité sépa-rée. Loin de l’exploit épique qui avait valeur d’exemple et d’appel plus que de spectacle, son « action » n’a pas valeur de modèle.

327. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1164.

328. Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », in Théorie de la littéra-ture, op. cit., p. 89.

329. Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard (« Nrf essais »), 2003, p. 281.

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Un détour par la classification des personnages bal-zaciens proposée par Michel Condé en fonction de leur degré de volonté, pourrait s’avérer éclairant en ce point. Le critique distingue d’abord les personnages qui n’ont pas de volonté propre : « parfaitement objectivés », tels des huîtres sur un rocher, suivant une célèbre comparai-son balzacienne, ils se confondent « avec le lieu qui défi-nit, à leur place, leur être et leur essence330 ». Le para-digme pourrait en être Madame Vauquer ou plus encore Poiret, dont la bêtise se manifeste par une apparence mécanisée voire chosifiée331. Ce personnage privé de libre-arbitre appartient à une catégorie dans laquelle le place le narrateur, selon une logique classificatoire de la connaissance. Les personnages de la seconde catégorie ont une volonté, une passion, mais qui ne les « pos-sèdent » pas complètement, d’où l’échec auquel ils abou-tissent fréquemment. Ils sont donc présentés comme des individus, à la psychologie explicable, par application du principe de causalité : « L’explication balzacienne se fo-calisera de manière privilégiée sur de tels individus, car leur échec est déterminé par le passé332 ». Le paradigme pourrait en être Paul de Manerville. Condé évoque enfin les hommes forts, à part : plutôt que de parler de person-nages libres, de « subjectivité[s] autonome[s]333 » comme il le fait, au risque de reconduire la confusion être réel/être fictionnel, soulignons le fait que ces personnages sont composés sans référence directe à un milieu ou au passé. Gobseck, par exemple, n’est pas défini en fonction de déterminations causales ou du jeu social. Sa longue prise de parole, un des traits différentiels du personnage « héroïsé », tourne tout entière autour de cette affirma-tion de son indépendance à l’égard de toutes les contin-gences (voir II, 968-970). Une des interrogations formu-lées à son sujet et qui sert à le définir – « Sait-il s’il existe un Dieu, un sentiment, des femmes, un bon-heur ? » (II, 968) – le situe même, en une radicalisation recherchée, hors du champ de l’humain, conçu comme

330. Michel Condé, op. cit., p. 123. Sur les nuances à apporter à cette idée, voir Michel Condé, op. cit., p. 124, et chez Balzac, un passage de La Vieille Fille (IV, 819).

331. Voir Le Père Goriot, III, 58.332. Michel Condé, op. cit., p. 123.333. Ibid., p. 126.

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lieu de la spiritualité, de l’amour ou de la quête du bon-heur.

Y a-t-il des traits, des « pouvoirs » récurrents qui per-mettent de repérer ce type de protagonistes ? Sans en-trer ici dans les détails du système sémiotique et des-criptif balzacien334, on pourra rappeler qu’une des marques les plus frappantes de la « singularité » hyper-bolique d’un protagoniste est la lumière, voire le feu, qui émane de ses yeux. Manifestation la plus directe de l’énergie sans laquelle il n’est, aux yeux de Balzac, de vie ni de grandeur. Sur le modèle de certaines figures du ro-man gothique ou fantastique, le baron de Piombo est ain-si caractérisé, dans La Vendetta, par son regard brûlant : « La fougue des passions régnait encore dans le feu sur-naturel de ses yeux dont les sourcils n’avaient pas entiè-rement blanchi, et qui conservaient leur terrible mobilité » (I, 1065). Mais la description a aussi une valeur pro-grammatique et permet d’annoncer le déploiement, sur le plan de l’action, de l’énergie décelée. Le baron ren-verse ainsi un peu plus tard les deux conciliateurs char-gés d’arranger la situation « en leur montrant une figure en feu et des yeux flamboyants qui paraissaient plus ter-ribles que ne l’étaient la clarté du poignard » (I, 1084). Le temps d’une scène, la lumière est ainsi dirigée sur les facultés hors norme d’un être qui sont aussi le moteur de l’action que raconte le récit. Mais si le « héros » ici agit, c’est parce qu’il extériorise, qu’il exprime le feu de son être, ce qu’on pourrait appeler sa capacité mère. Son expressivité extrême est au cœur de son héroïsa-tion.

Le même lien entre expressivité et héroïsation se re-trouve, sur un autre plan, dans la mention fréquente du pouvoir de voyance de certains protagonistes. Ainsi de Popinot par exemple, doué, comme Desplein ou Cuvier, d’un don de seconde vue, qui l’autorise à voir au-delà des apparences (voir L’Interdiction, III, 433)335. On peut penser également à certains personnages féminins ca-

334. Nous renvoyons sur ce point à Bernard Vannier, L’Inscription du corps : Pour une sémiotique du portrait balzacien, Paris, Klincksieck, 1972, à Pierre Abraham, Créatures chez Balzac, Paris, Gallimard, 1931, ou à Tahsin Yücel, Fi-gures et messages dans La Comédie humaine, Paris, Mame, 1972.

335. Sur cette question, voir Michel Condé, op. cit., p. 131-132.

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pables de prophétiser l’avenir336. Le mode de production du sens traditionnellement exposé dans le texte balza-cien (dans l’espace social pensé comme espace de signes, le regard de l’observateur s’empare des indices pour en manifester progressivement l’éventuelle signifi-cation) se trouve ici court-circuité, puisque le person-nage « exceptionnel » pénètre d’emblée au cœur des choses, selon un mouvement romantique d’empathie avec le monde et d’effacement des frontières. Si, dans Le Père Goriot, de nombreux traits différencient et parfois même opposent Rastignac et Vautrin, les personnages sont en même temps rapprochés par leur capacité à voir et à rendre visible ce qui est caché (les idées, les phéno-mènes moraux, les sentiments…).

Sa vue morale avait la portée lucide de ses yeux de lynx. Chacun de ses doubles sens avait cette lon-gueur mystérieuse, cette flexibilité d’aller et de re-tour qui nous émerveille chez les gens supérieurs, bretteurs habiles à saisir le défaut de toutes les cui -rasses (III, 132).

Les métaphores guerrières et les hyperboles confèrent ici mouvement et pouvoir aux facultés psycho-logiques et à la vie intérieure de Rastignac. Mais dans d’autres passages, le personnage exprime cette percep-tion hors du commun, la communique et en nourrit le ré-cit : derrière l’apparente idiotie de Goriot, le jeune homme pressent, confie-t-il à Bianchon, sa véritable di-mension :

« Mon cher, dit Eugène à voix basse, nous nous sommes trompés sur le père Goriot. Ce n’est ni un im-bécile ni un homme sans nerfs. Applique-lui ton sys -tème de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’eût été de la cire, et dans ce moment l’air de son vi -sage trahit des sentiments extraordinaires. Sa vie me paraît être trop mystérieuse pour ne pas valoir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tu as beau rire, je ne plaisante pas. (III, 94)

336. Sur son lit de mort, Goriot voit à la fois le passé et l’avenir et semble accéder à une connaissance complète de sa propre existence (sur cette forme de regard sur soi, voir Georges Poulet, « Balzac », Études sur le temps humain. La distance intérieure, t. II (1952), Paris, Presses Pocket, 1989, p. 158-159).

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Contemplant bien plus tard la beauté des deux filles du père Goriot, Rastignac est le seul à voir « sous les diamants des deux sœurs, le grabat sur lequel gisait le père Goriot » (III, 266). Vision « extraordinaire » dans ce cadre (le bal de Mme de Beauséant), sans avoir plus rien d’outrée ou de fantaisiste. Vision qui, comme la « quali-té » conférée à Rastignac, permet une émergence locale de signification et participe du mouvement de saisie du devenir. La qualité doit alors son caractère extraordi-naire non à son incongruité mais, pourrait-on dire, à sa fonction d’accélérateur d’expressivité337.

Balzac ne répugne certes pas à inventer, sur le mo-dèle de certains romans populaires, des figures qui re-tiennent d’abord l’attention par leurs capacités hors du commun et leur force physique. Par certains côtés, Gob-seck apparaît ainsi conçu sur le mode du surhomme, dis-posant de pouvoirs dont l’exceptionnalité l’isole. Lors de sa longue prise de parole, il domine de la toute-puis-sance de sa pensée les vaines activités humaines338, allant jusqu’à affirmer appartenir à une caste privilégiée, qui, dans l’ombre, voit et dirige les vies des autres : « [n]ous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées » (II, 976). Comme les Treize, évoqués dans les trois volets d’His-toire des Treize, le personnage, situé en marge de la so-ciété, semble disposer d’un pouvoir occulte, presque ma-gique. Balzac romancier et portraitiste mentionne d’ailleurs fréquemment le poids de la pensée de ses per-sonnages, qui les fait échapper aux contingences. D’un point de vue narratif, construire une situation consiste alors à mettre en valeur l’écart entre l’ordre des choses, envisagé du point de vue de la « matérialité », et les comportements ou modalités d’être d’un protagoniste, envisagés du point de vue de « l’esprit » – pensée et vo-lonté indissociablement. Gobseck, être d’élite, possède

337. Pour une analyse plus générale de ce mode de constitution conjoint du sens et du narratif chez Balzac, voir Jacques Neefs, « Les foyers de l’histoire », in Balzac et Les Parents pauvres (Le Cousin Pons, La Cousine Bette), op. cit., p. 177 notamment.

338. La souveraineté que donne la claire vision de ce qu’est l’existence se retrouve chez d’autres personnages balzaciens, comme le vieil antiquaire de La Peau de chagrin ou le vieillard de Sarrasine.

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ainsi des qualités qui ne devraient pas, dans une logique du vraisemblable, être les siennes : il parle français sans aucun accent, alors qu’il est hollandais, il manie l’épée et tire au pistolet mieux que quiconque (II, 994) – véri-table figure du guerrier – alors qu’il est âgé de 76 ans339. C’est tout le système interprétatif de Balzac (la corres-pondance réglée entre un être, des signes et des attri-buts) sur lequel reposent par ailleurs ses romans qui se trouve alors déréglé par l’exposition d’un de « ces êtres bizarres qui ne sont d’aucun monde » (Splendeurs et mi-sères des courtisanes, IV, 285). Encore se contente-t-on là de répertorier des propriétés du personnage, indépen-damment de leur articulation à la composition de l’œuvre. Hors-société, ce type de personnage semble parfois relever de l’extra-humain. De la même façon, le Vautrin du Père Goriot retient d’abord l’attention par sa présence physique, précisément évoquée, son sang-froid et sa manière de se situer au-dessus des lois. Pour Phi-lippe Sellier, retraçant les évolutions de la figure du hé-ros, il est « un surhomme, doué de pouvoirs étranges, d’une force physique et d’une trempe exceptionnelles » qui « voit dans la grande ville la jungle moderne où l’aventurier risque sa vie à chaque pas340 ».

Surhomme ou aventurier, Gobseck et Vautrin sont aussi et d’abord êtres de paroles, définis par leur posi-tion par rapport à un autre personnage dont ils viennent ou prétendent ouvrir les yeux. À observer la « distribu-tion » de la parole, notons d’ailleurs que Vautrin a très souvent, dans Le Père Goriot, le dernier mot : aucune ré-plique ne vient alors répondre à ses interventions (voir III, 89, 146, 187, 196, 221). De nombreuses analyses consacrées au personnage portent sur le contenu des discours qu’il tient à Rastignac, sur sa vision de la socié-té et de l’univers. Mais avant que de chercher à délivrer un message, la scénographie balzacienne (un person-nage expérimenté et déterminé comme sujet retient l’at-

339. Sur ce point voir la note 3 de la page 994 rédigée par Pierre Citron (II, 1575).

340. Philippe Sellier, op. cit., p. 106. Il ne faut toutefois pas oublier, avec Thomas Pavel, que « la force surhumaine d’un Montriveau, d’un Benassis, d’un Vautrin, demeure exceptionnelle dans l’œuvre de Balzac, dont le premier souci est la diversité du spectacle humain » (Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 253). Les romans populaires, en revanche, reposent sur des personnages de ce type (voir Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 253-257).

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tention d’un sujet en devenir par un discours thétique) a d’abord pour objet de constituer Vautrin en figure supé-rieure et clairvoyante. Comparant la manière dont le « jeune homme stendhalien » (en l’occurrence Julien So-rel dans Le Rouge et le Noir) et le « jeune homme balza-cien » (en l’occurrence Rastignac dans Le Père Goriot et Lucien de Rubempré dans Illusions perdues) acquièrent un savoir sur les règles sociales, Francesco Fiorentino distingue justement les mentors balzaciens des mentors stendhaliens341. Si les seconds enseignent des règles strictes et objectivement définissables à un jeune homme conservant une forme de liberté intérieure342, un person-nage comme Vautrin, dans ses tirades (voir notamment III, 87-88 et, plus encore, 135-142) exige de son auditeur une adhésion subjective et personnelle. Le discours même (celui par exemple des pages 135-142) porte les marques (interpellations, apostrophes, invitation à s’ins-crire dans un récit, recours au pathos, auto-définition lé-gitimante…) de cette visée. Françoise Van-Rossum-Guyon écrit ainsi du discours de Vautrin à Rastignac :

le primat de [la] fonction conative sur la fonction référentielle a pour conséquence d’en vicier radicale -ment le contenu. Malgré les apparences, il ne s’agit pas ici d’un discours didactique, c’est-à-dire destiné à transmettre un enseignement, mais d’un pur discours rhétorique destiné à provoquer des émotions et à sus -citer des actes immédiats. Plus précisément, Vautrin met à profit sa connaissance des faits […] pour convaincre son interlocuteur et non pas pour l’infor-mer, pour le séduire et non pour l’éduquer 343.

Comme Rastignac, le lecteur du Père Goriot est donc, en un sens, plus sensible à la force de conviction d’une figure qu’au contenu d’un discours qui prétendrait commenter la réalité. De manière significative, le dis-cours narratorial saisit un peu plus tard, après une autre tirade « pathétique » de Vautrin et la sortie de celui-ci,

341. Francesco Fiorentino, « Enseignement et révélation. Stendhal et Bal-zac », in José-Luis Diaz, André Guyaux (éd.), Illusions perdues, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 137-148.

342. « Le sujet de l’Europe post-révolutionnaire, dans tous les romans de Stendhal, est représenté comme scindé » (ibid., p. 142).

343. Françoise van Rossum-Guyon, « Vautrin ou l’anti-Mentor », Équinoxe, Kyoto, Rinsen-Books, n° 11, printemps 1994, p. 80.

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non la position (apprentissage ou rejet) de Rastignac par rapport au fonctionnement social exposé mais l’adhésion à un homme, « cet homme dont il avait horreur, mais qui grandissait à ses yeux par le cynisme même de ses idées et par l’audace avec laquelle il étreignait la société. » (III, 187) Le « maître » fait exemple de sa propre vie, de son propre cheminement, aux yeux d’un être à séduire. Le contenu même du discours de l’ancien forçat, souli-gnant l’absence de principes et de lois, et invitant à l’in-verse à se confondre avec les événements (« l’homme supérieur épouse les événements et les circonstances pour les conduire », III, 144), appelle non à la soumis-sion à la règle mais à l’adhésion à l’homme supérieur, qui aspire « à un rôle, en dehors et au-dessus des règles344 ». Le personnage délivre donc moins un savoir positif (il n’énonce rien d’autre que la vanité de tout sa-voir figé et la supériorité de l’instinct et de l’intuition sur la connaissance), qu’il ne se montre « éclairant », « dé-voilant », pourrait-on dire, le cœur de toute existence. Telle est sa fonction, qui contribue grandement au final à sa position de personnage « extraordinaire » : non pas « celle d’enseigner des codes de comportement, mais plutôt celle de révéler la vérité345. » À la différence de ce qu’expose le roman stendhalien, le caractère de Vérité attaché à la parole du mentor ne se soutient que de la personne même du mentor. Vautrin dit vrai parce qu’il est Vautrin, Gobseck dit vrai, aux yeux de Derville, parce qu’il est Gobseck. On ne s’étonnera pas dès lors du re-cours à un vocabulaire religieux lors de l’évocation de l’apparaître et de l’apparence de l’usurier. Ce dernier ré-vèle d’ailleurs à Derville « l’essence des actions hu-maines. Et son auditeur réagit comme à une apparition du Sacré346 » (voir II, 977). Rendant perceptible le pou-voir de l’or, caractérisé par la force de sa volonté et par une puissance occulte, Gobseck est constitué de la sorte en personnage extraordinaire.

Il importe peu, en ce point, que la pensée et l’idéolo-gie des personnages « supérieurs » soient celles du ro-mancier, qu’elles aient ou non, aux yeux du lecteur, va-

344. Francesco Fiorentino, art. cit., p. 145.345. Id.346. Ibid., p. 147.

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leurs de vérité. La scénographie romanesque fait exister la possibilité d’une marginalité et d’un pouvoir de vision. Le cœur des scènes comprenant les tirades « révé-lantes » est en ce sens moins « ce qui est dévoilé que l’acte même de dévoilement347 » et, au-delà, la figure qui le prend en charge. Ce mode d’héroïsation de person-nages marginaux aurait alors, comme la fabulation, un double sens : à la fois mythification (la figure ne relève pas de la mesure) et révélation (la figure, instance de ré-vélation, dévoilant par contraste la « mascarade348 » du monde comme il va). Cette manière de conférer à cer-tains, sur un mode certes hypothétique, un rôle d’éclai-rage sur le monde, n’est évidemment pas le dernier mot de l’invention balzacienne ; elle n’en est pas moins un des possibles.

3. La méthode balzacienne : le trait accentué

Sans doute convient-il de souligner en ce point que forme de la présentation et nature du représenté ou du présenté se déterminent ici réciproquement. Le senti-ment de l’extraordinaire est d’autant plus suscité chez le lecteur que le romancier caractérise certaines de ses fi-gures selon une modalité singulière et frappante. Éric Bordas remarquait que, chez Balzac, « chaque grande fi-gure a sa qualité essentielle et fondamentale349 », qualité qui isole le personnage du reste du personnel roma-nesque : la procédure d’héroïsation chez l’auteur de La Comédie humaine consiste bien souvent à isoler un des traits des personnages et à en accentuer la valeur défini-toire. En d’autres termes, la globalité du personnage est ramenée à un trait, par un effet de condensation et d’ac-centuation350. Le père Goriot est par exemple d’abord un

347. Emmanuelle Cullmann, « Le parcours de l’envers à l’endroit », La Li-corne, n° 56, Envers balzaciens, op. cit., p. 62.

348. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 106.349. Éric Bordas, op. cit., p. 172.350. Sur cette technique de description et de portrait, voir Francis Berthe-

lot, Le Corps du héros. Pour une sémiologie de l’incarnation romanesque, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre, 1997, p. 88-92.

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père, comme l’indique son surnom (lors du premier véri-table portrait du personnage, il est rapporté à la catégo-rie plus large des natures à qui « vous trouveriez un sen-timent sublime au cœur », III, 124), Mme de Beauséant essentiellement une femme abandonnée.

Ce principe trouverait d’ailleurs une application dans la manière de mener la narration. Dans les récits balza-ciens, tout irait, selon certains commentateurs, dans le même sens – d’où d’inévitables invraisemblances ; les conduites des protagonistes seraient déterminées de fa-çon à faire suivre à l’action, coûte que coûte, telle ou telle direction.

Quand un personnage de Balzac est sur le chemin de la réussite, tous ses actes paient ; quand il est sur la pente de l’échec, tous ses actes – les mêmes, aussi bien – conspirent à sa perte 351.

Le récit ne peut s’achever que si les personnages vont au bout de leur trajectoire, si un événement les ra-mène un peu plus encore à ce qu’ils sont et à ce qui leur arrive. Pour que La Femme abandonnée s’achève, par exemple, il faut que Gaston « épuise » son amour et meure, et que la vicomtesse se retrouve absolument, dé-finitivement, femme abandonnée. Sans son dénouement, affirme le narrateur, ce récit serait trop commun, n’au-rait rien d’original : il parle ainsi d’une « histoire d’une vérité vulgaire » (II, 500). Il faut ce dénouement drama-tique et saisissant, qui dit la vérité des êtres, pour que le récit soit « à l’abri des critiques » (id.) et que l’histoire racontée prenne du poids. Dans la conduite du récit comme dans la construction des personnages, il importe de tout faire aller dans le même sens.

Si Thaddée dans La Fausse Maîtresse est d’abord ca-ractérisé, entre autres traits, par son dévouement amical pour Adam, au fur et à mesure du roman, ce dévouement l’amène à agir de manière de plus en plus étonnante, à se sacrifier et à sacrifier son amour. En ce sens, le terme de « monstre » (II, 227), utilisé par Chapuzot, l’ami de Malaga, pour le désigner, en ce qu’il fait apparaître ce qu’a de fabuleux cette manière de se définir par rapport

351. Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Paris, Seuil (« Points »), 1969, p. 81-82.

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à un autre, n’est sans doute pas hors de propos. La mise en œuvre d’une procédure d’héroïsation se fait ici « par exaspération d’un trait porté au paroxysme352 ». Peut-être peut-on comprendre la fin d’Honorine en ce sens. Dres-sant une sorte de bilan de l’histoire racontée – le récit second – Camille Maupin oppose Honorine, être à part, « exception [...] monstrueuse » (II, 596) parce que défi-nie par l’obéissance constante à un sentiment, et la vie – « Tout ceci n’est pas la vie » (id.) – qui « se compose d’accidents variés » (id.).

Si la caractérisation en régime réaliste s’effectue, se-lon Roman Jakobson, par sélection de traits pluriels et « inessentiels353 », l’héroïsation suppose au contraire chez Balzac le choix de mettre l’accent sur un trait constitutif. Certains personnages ne semblent alors plus relever de la vie ordinaire, de la contingence et la varia-bilité de la condition humaine et sociale, mais se donnent, au moins lorsqu’ils sont caractérisés, comme des « bloc[s] d’essence-existence354 ».

4. L’empire de la passion

Ces figures sont en fait très souvent constituées au-tour de ce que Balzac appelle une passion. Le romancier conçoit en effet ses personnages « héroïsés » avant tout comme des personnages à passion. On sait l’importance de cette notion dans sa vision du monde et, par suite, dans son esthétique. « La passion est toute l’humanité » lit-on par exemple dans l’ « Avant-propos » de La Comé-die humaine (juillet 1842) (I, 16). Le choix esthétique de Balzac est clair : tout comme Baudelaire, il « transfigure[nt] les passions et la volonté, [là où] le ro-mantisme transfigure le renoncement et l’abandon355 ».

Ce n’est d’ailleurs pas tant la passion amoureuse, dont on sait que Balzac a fait un de ses sujets de prédi-

352. Annette Rosa, Isabelle Tournier, Balzac, Paris, Armand Colin, 1992, p. 111.

353. Roman Jakobson, « Du réalisme artistique » in Théorie de la littéra-ture, op. cit., p. 102.

354. Claude-Edmonde Magny, op. cit., p. 255. 355. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Petite bibliothèque Payot,

1979, p. 108.

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lection356, qui importe en l’occurrence, que la mise à jour chez certains personnages d’un sentiment tout-puissant qui suffit à déterminer, selon une logique rien moins que vraisemblable, leur conduite. La nature de ce sentiment est d’ailleurs explicitée par Vautrin dans Le Père Goriot qui prononce un discours sur les « hommes à passions » (III, 88). Ceux-ci sont caractérisés par leur fanatisme357, leur incapacité à s’intéresser à autre chose qu’à l’objet de leur passion. En ce sens, Vautrin énonce le vrai sans le savoir en faisant du père Goriot un bonhomme « pas-sionné » (III, 89) par Mme de Restaud. C’est un des ré-sultats possibles de l’héroïsation chez Balzac : l’inven-tion d’« un individu monomaniaque, et donc superlative-ment un, focalement simplifié, entièrement concentré et résumé autour d’une passion rayonnante358 ». La mise en évidence de la passion au cœur de certains protagonistes va en effet souvent de pair avec leur valorisation intra-diégétique, selon un modèle de programmation du juge-ment que nous avons évoqué dans notre chapitre précé-dent : le jeune Derville confesse à Gobseck, à propos de la comtesse de Restaud : « je ne puis me défendre pour cette femme d’un sentiment admiratif » (Gobseck, II, 1000) lors même qu’il a longuement insisté auparavant sur les aspects les plus révoltants du personnage ; le jeune Rastignac éprouve le « sublime » (Le Père Goriot, III, 161) de Goriot qui exprime, en une tirade enflammée, l’essence du sentiment paternel359. Disons-le à l’aide d’un raccourci : il suffit à un personnage d’être porteur d’une passion pour relever, au moins en partie, d’une axiologie positive. Goriot est ainsi « sublime à force d’être mono-mane360 ». Le lieu de constitution du personnage en fi-gure centrale est en effet les tirades (voir notamment III,

356. Dans Illusions perdues (V, 134), D’Arthez conseille à Lucien de s’atta-cher à représenter les passions : « La femme porte le désordre dans la société par la passion. La passion a des accidents infinis ». Dans l’éloge, certes em-preint d’ironie, que fait Blondet du roman du XIXe siècle, est porté au crédit du genre qu’il « met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire » (Illusions per-dues, V, 460).

357. Il est question dans La Vendetta, du « fanatisme de leur passion réci-proque » (I, 1068).

358. Jean-Pierre Richard, « Corps et décors balzaciens », Études sur le ro-mantisme, Paris, Seuil (« Pierres vives »), 1970, p. 94.

359. Sur la nature de ce sentiment, « passion vitale autant que fatale », voir Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 95.

360. Ibid., p. 93.

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149, 161, 240, 258-259…) qu’il consacre, systématique-ment (et à intervalles réguliers dans le roman), à ses filles. Selon un modèle non-psychologique de constitu-tion du personnage, l’intérêt pour Goriot grandit à me-sure que se dit et s’éprouve la force du sentiment pater-nel : sentiment « extraordinaire », mystérieux, transfor-mant le sujet, à ses propres yeux, en un double de Dieu (III, 161). Faisant de la « passion » une force de vie (elle explique son « apparaître », ses discours et ses actions), Goriot peut alors être vu, tout autant que Vautrin, comme « un héros de la démesure361 ».

Rien ne vient d’ailleurs réellement expliquer la mo-nomanie des personnages, l’excessif amour de Goriot pour ses filles, l’absolu dévouement de Thaddée pour son ami dans La Fausse Maîtresse, la puissance du senti-ment de révolte de Vautrin ou le goût pour l’or de Gob-seck. « Héroïser » un personnage n’implique pas d’expri-mer sa vie intérieure, d’où une absence quasi totale, dans ce type de construction, de psycho-récit. Le person-nage sera bien davantage « composé » par des descrip-tions, qui placent au centre de son être la passion fonda-trice, et par des discours rapportés en style direct dans lesquels il proclame sa passion, sans d’ailleurs non plus la justifier. « Je ne puis guère vous expliquer ces choses-là » (III, 160) dit par exemple Goriot à Rastignac.

La scène apparaît bien souvent, dans cette optique, comme le lieu d’exposition de la passion du personnage. Si elle correspond fréquemment à un moment de tension dramatique, c’est que le moteur de la tension est la pas-sion qui dévore telle ou telle figure. Un roman comme La Vendetta, que nous avons déjà évoqué, s’organise par exemple autour de scènes de confrontation entre les fi-gures-clés tout entières à leur passion : entre Ginevra et son père qui s’opposent, chacun enfermé dans sa lo-gique, « tout devait être extrême » (I, 1078), la femme de Bartholoméo, également présente, prenant en charge le regard « moyen », et donc effrayé (il est fait mention, im-médiatement, de l’ « expression de terreur » – I, 1078 – sur son visage), du lecteur. Un autre épisode oppose un peu plus tard des personnages inscrits dans la société et

361. Ibid., p. 95.

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les personnages passionnés au centre de la nouvelle : « Bartholoméo regarda fixement ces hommes, dont les fi-gures froidement compassées avaient quelque chose de blessant pour des âmes aussi passionnées que l’étaient celles des trois principaux acteurs de cette scène » (I, 1081). L’acmé de ce mouvement volontairement théâtral d’ « extrêmisation » des sentiments est atteinte à la fin du livre lorsque passion et mort sont associées en raison de la situation précaire des deux amants, Ginevra et Lui-gi : « Quel est le sentiment dont la force puisse se com-parer à celle d’une passion qui doit cesser le lendemain, tuée par la mort ou la nécessité ? » (I, 1094-1095)

En fait, à l’échelle de l’œuvre, la méthode est double : Balzac procède d’une part par répétition, de l’autre par amplification. La construction du Père Goriot est sur ce point exemplaire puisque, dans son dernier mouvement notamment, chaque apparition du père Go-riot, chacun de ses gestes, ne signifient rien d’autre que son amour excessif pour ses filles. À l’intérieur même de chaque scène (voir notamment la scène – III, 239-253 – au cours de laquelle ses deux filles lui demandent tour à tour une aide financière) la dramatisation croissante exa-cerbe sa passion et l’expression qu’il lui donne. Ainsi de la page 225 (lorsque, immédiatement après l’arrestation de Vautrin, Goriot surgit en fiacre pour amener Rasti-gnac dîner avec Delphine) jusqu’à la page 286, moment de la mort du personnage, le comportement de celui-ci échappe à toute justification rationnelle. Si Goriot est un personnage saillant, celui qui donne son nom à l’œuvre, c’est aussi parce que l’histoire de ses relations avec ses filles dépasse son individualité et appelle des modes d’expression différents. D’où ces situations de plus en plus surprenantes, à la limite du vraisemblable, et ces trois points d’acmé que sont ses prises de parole poly-phoniques et de moins en moins cohérentes : il fait les projets les plus extravagants pour sauver ses filles (III, 258-260), évoque avec émotion ses souvenirs de père (III, 271-272) et surtout crie son amour et sa rage contre la société qui sépare les filles et les pères (III, 273-277), dans le morceau de bravoure des pages 271 à 277 du Père Goriot. La réduction du personnage à sa passion en accroît paradoxalement la portée et en conditionne la mise en relief.

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Le mouvement d’une nouvelle comme Gobseck, de la même façon, est celui d’une diminution progressive des réseaux sémantiques mobilisés au sujet du personnage éponyme. Gobseck, sur qui s’ouvre le récit second et qui suscite les questions, est, à mesure que le texte se dé-roule, de moins en moins compréhensible, et dans les dernières pages de la nouvelle, de plus en plus défini par une passion qui le renvoie à de l’infra ou de l’extra-hu-main. Le personnage n’était d’ailleurs réellement devenu intéressant qu’au moment où sa longue prise de parole (II, 968-977) avait révélé sa passion pour l’or :

il n’est qu’une seule chose matérielle dont la va -leur soit assez certaine pour qu’un homme s’en oc-cupe. Cette chose ... c’est l’OR (II, 969).

On était certes passé d’un portrait physique du per-sonnage (II, 964-965) à une évocation de son mode de vie (II, 965), puis à la description de son décor (II, 965-966), avant que ne soit exposé rapidement un certain nombre d’informations sur sa vie et son passé (II, 966-967). Mais ce n’est qu’avec l’énoncé en style direct de sa profession de foi que sa passion passe définitivement au premier plan. Par la suite, il sera question de ces vieillards chez qui « une passion forte survit à l’intelli-gence » (II, 1012) ou de sa « passion que l’âge avait convertie en une sorte de folie » (II, 1009). Tandis que les hommes d’argent ne peuvent être décrits car ils sont à l’image du social, ne s’en distinguent pas, les hommes à passion appellent la représentation et la singularisa-tion, puisqu’ils élisent un objet, arraché à l’indifférencia-tion, et finissent par ne faire qu’un avec lui.

Mais ce refus de l’indifférenciation dont sont le sup-port les personnages à passion explique qu’ils appa-raissent en marge de la société. La construction même du Père Goriot, laissant longuement planer le doute sur la nature du sentiment que porte Goriot à Mme de Res-taud et à Mme de Nucingen, le mystère qui entoure le personnage362, le recours au récit rétrospectif pour com-prendre son cheminement et son être, font entendre le caractère intempestif des personnages passionnés. Nul

362. Rappelons qu’il ne doit pas son surnom à ses filles mais à Mme Vau-quer (III, 69).

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hasard à ce que l’exclamation de Rastignac, « Le père Goriot est sublime ! » (III, 115), vienne quelques lignes après le constat de Mme de Beauséant : « Le monde est infâme » (III, 115). Certes, aucune des deux affirmations, pas plus « endossées » l’une que l’autre par le narrateur, n’a valeur de vérité dans le roman balzacien, dont le sys-tème axiologique se révèle bien plus complexe : leur mise en opposition indique tout de même la non-congruence du personnage passionné et du monde. Nul hasard non plus à ce que la société se trompe sur le per-sonnage passionné (en le tenant, en l’occurrence, pour un libertin dépravé) : l’amour du père Goriot pour ses filles est si fort que le personnage devient incompréhen-sible aux yeux des membres de la société. L’être de pas-sion apparaît donc doublement décalé : sur un plan so-cio-historique, parce qu’il n’a plus sa place dans la « nouvelle » société, qui ne veut voir que l’ « homme so-cial363 » ; sur un plan esthétique, parce qu’il met en évi-dence les limites d’une approche rationnelle et psycholo-gique.

5. Le personnage excessif

Si, dans le cas des personnages à passion, une carac-téristique est accentuée sans être rapportée à une déter-mination psychologique ou causale, c’est que la passion est moins un trait de caractère attribué à un personnage qu’une puissance en excès, qui arrache le personnage à la médiocrité d’une trajectoire trop calquée sur des his-toires réelles. En 1845, un critique littéraire, Hippolyte Castille, par ailleurs admirateur de l’œuvre de Balzac, avait « accusé » le romancier de forcer le trait, de créer avec Vautrin une figure exagérément grandie, sur le mo-dèle des protagonistes des épopées antiques. La manière dont Balzac, en réponse à ces critiques, présente son personnage364, est particulièrement éclairante. Dans un premier temps, le romancier rappelle en effet tous les

363. « Préface de la première édition d’Une fille d’Ève », II, 264. L’expres-sion se rencontre à plusieurs reprises (voir notamment Les Chouans, VIII, 914) dans l’œuvre balzacienne.

364. Voir Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 307-323.

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Les personnages extraordinaires

aspects par lesquels le personnage ressemble à des êtres réels, en y incluant sa valeur représentative, avant de faire de la passion qui lui est « prêtée » le critère de dif-férenciation entre la figure réelle et la figure fiction-nelle :

Cet homme [le modèle dont s’est inspiré Balzac] était tout ce qu’est Vautrin, moins la passion que je lui ai prêtée365.

Pensons à la célèbre scène de l’arrestation de Vau-trin (Le Père Goriot, III, 217-221) où tout ce qui concerne le personnage est placé sous le signe de la dé-mesure : son regard est « trop » magnétique, son appa-rence est horrible, son énergie, sa violence extrêmes, sa capacité à passer d’un sentiment à l’autre impression-nante et sa prise de parole finale en style direct est un morceau de bravoure destiné à rester en mémoire. Le discours du narrateur semble ici au service du person-nage, dont il chante l’hybris. Vautrin n’est pas simple-ment méchant ou mauvais : sa tête et sa « face […] furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclairés » (III, 218). Notons, nous re-viendrons sur ce point, que la passion ici ne se concré-tise pas en action (l’être « passionné » n’est pas l’être désirant) : l’exposition de l’excès prend la forme d’une stase du récit ; le roman ne raconte pas l’exercice atten-du d’une puissance, mais dit le surprenant excès d’une volonté, donnant au lecteur l’impression, ou l’illusion, d’une liberté absolue.

Le principe de la montée à l’extrême se vérifie égale-ment dans le cas de personnages moins immédiatement à part, moins directement « passionnés ». On pourrait écrire de nombreux protagonistes des romans balzaciens ce que Davin concédait à propos de de Marsay, person-nage essentiel de La Comédie humaine, mais guère pré-sent dans les Scènes de la vie privée : « Quoique vrai au fond, le caractère d’Henry de Marsay est exalté au delà

365. Ibid., p. 313. La même idée se retrouve en un sens chez Stendhal pour qui « excepté pour la passion du héros, un roman doit être un miroir » (Sten-dhal, Lucien Leuwen, Première Préface (2 août 1836), in Romans et nouvelles, t. I, op. cit., p. 761).

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du réel366 ». Ainsi, dans La Vendetta, il ne suffit pas de dire de Bartholoméo qu’il aime sa fille et que Ginevra aime son père. Chacun de leurs actes montre que « le cœur tout entier de Ginevra appartenait à son père, comme à elle celui de Piombo » (I, 1068). Il semble qu’en chaque « lieu », la figure « héroïsée » pousse à l’extrême ce que les autres personnages ne vivent ou ne sont qu’à moitié. Dans Madame Firmiani chacune des qualités du personnage éponyme est dotée, par les hy-perboles ou le recours au quantificateur absolu, d’une extension maximale et existe sans demi-mesure. Le texte ne signale pas seulement qu’elle est belle mais que « chez elle tout flatte la vue » (II, 150) et qu’elle est « la femme la plus aristocratiquement belle de tout Paris » (II, 151) ; elle n’est pas simplement une femme mon-daine, qui se meut dans la société comme dans son élé-ment, « elle a le tact de tout prévoir » (II, 151) et plus encore « elle avait acquis tout ce que le monde vend, tout ce qu’il prête, tout ce qu’il donne » (id.) ; elle n’est pas seulement un être dont on tombe facilement amou-reux, « elle flattait toutes les vanités qui alimentent ou qui excitent l’amour » (II, 152)367.

Il est cependant possible de distinguer deux ma-nières d’assurer le basculement dans l’excès : soit en ac-centuant l’intensité d’une qualité d’un personnage, nous l’avons vu, selon un modèle paradigmatique de la construction des personnages ; soit en faisant du person-nage le lieu de la rencontre de différents traits, et donc en un sens une certaine image de l’humanité, selon un modèle extensif et synchronique de la construction des figures. Madame Firmiani retient aussi l’attention, parce que, quel que soit le regard posé sur elle, celui du narra-teur, de l’oncle, de telle ou telle espèce de la société, tout ce qui fait la femme se retrouve en elle, porté à son degré suprême d’intensité. La fin de son portrait fait d’ailleurs de cette figure une femme totale – « Il y avait tout dans cette femme : les poètes pouvaient y voir à la fois Jeanne d’Arc ou Agnès Sorel; mais il s’y trouvait aus-si la femme inconnue, l’âme cachée sous cette enveloppe décevante, l’âme d’Ève, les richesses du mal et les tré-

366. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1169.

367. C’est nous qui soulignons.

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Les personnages extraordinaires

sors du bien, la faute et la résignation, le crime et le dé-vouement, Dona Julia et Haïdée du Don Juan de lord By-ron » (II, 152) – en qui cohabitent toutes les aspirations humaines368. De la même façon, Vautrin, au moment de son arrestation, n’éprouve pas un sentiment, de colère, de peur ou de haine (selon un modèle psychologique de la construction du personnage) ; il est « un poème infer-nal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir » (III, 219).

Le personnage héroïsé peut donc être rendu excep-tionnel par la manière dont un trait l’arrache à la com-mune humanité ou bien par son pouvoir de rassemble-ment. Il est défini comme un homme à part ou comme un homme par excellence, parce que son apparaître concerne tout le monde, parce qu’il est le seul à contenir tout, à être tout369. Peut-être est-ce en ce sens que l’on doit entendre la prescription balzacienne énoncée en 1840 : « Les héros doivent être des généralités370. » Tout se passe comme si certaines figures affichaient un « ap-paraître » aux multiples facettes, un apparaître pluriel et composite. Le personnage héroïsé est au fond celui par lequel s’éprouvent l’intensité infinie d’une qualité, ou l’extension infinie des déterminations dont il fait la syn-thèse.

Aussi la notion de « complétude », à laquelle recourt parfois Balzac, paraît-elle la plus indiquée pour nommer cet « effet-monde » qui s’attache à certaines figures. La comparaison faite par Maxime de Trailles, à la fin de Béatrix, entre la marquise d’Espard et Béatrix de Roche-fide, tout entière à l’avantage de la première (« Béatrix, c’est le modèle de ces natures vaniteuses, sans énergie, coquettes par gloriole, c’est Mme d’Espard sans sa poli-tique profonde, la femme sans cœur et sans tête, étour-die dans le mal […] enfin c’est incomplet pour le vice comme pour la vertu », II, 940) indique bien l’enjeu de la caractérisation. « Vice ou vertu, peu importe : la gran-deur, c’est d’être complet et de posséder cette âme har-

368. L’intrigue de la nouvelle permettant dès lors de manifester une fa-cette de son exceptionnalité.

369. Pour des exemples de formulations caractérisantes de ce type, hors des Scènes de la vie privée, voir par exemple Ferragus, V, 850-851 (la grisette Ida) ou La Cousine Bette, VII, 156 (Crevel).

370. Honoré de Balzac, « Lettres sur la littérature, le théâtre et les arts », Écrits sur le roman, op. cit., p. 152-153.

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die dont rêve le prologue des Fleurs du mal », écrit jus-tement Guy Sagnes371. Sans doute l’attribut « complet » représente-t-il une autre manière de nommer un être tout entier attaché à ce qu’il est, et faisant donc de son apparaître un spectacle.

Émile Zola attaquera et rejettera précisément l’excès de certains personnages balzaciens, leur dimension co-lossale, résultat de la volonté de leur créateur de créer des différences de stature. C’est dans un texte consacré à Madame Bovary, dont il fait l’éloge, qu’il développe en termes imagés ses critiques et expose sa propre concep-tion :

fatalement le romancier tue les héros, s’il n’ac -cepte que le train ordinaire de l’existence commune. Par héros, j’entends les personnages grandis outre mesure, les pantins changés en colosses [...] Ce qui tiraille presque toujours les romans de Balzac, c’est le grossissement de ses héros ; il ne croit jamais les faire assez gigantesques ; ses poings puissants de créateur ne savent forger que des géants. Dans la formule naturaliste, cette exubérance de l’artiste, ce caprice de composition promenant un personnage d’une grandeur hors nature au milieu de personnages nains, se trouve forcément condamné. Un égal niveau abaisse toutes les têtes, car les occasions sont rares, où l’on ait vraiment à mettre en scène un homme su-périeur372.

Zola reproche d’ailleurs pareillement à Stendhal, comparé pour l’occasion à Dumas, de sortir du vrai, en-tendu comme représentation du quotidien373. À ses yeux,

371. Guy Sagnes, Introduction à L’Interdiction, III, 413.372. Émile Zola, « Les Romanciers naturalistes », op. cit., p. 54-55. Pour

une exposition des conceptions de Zola voir Philippe Hamon, Texte et Idéolo-gie, op. cit., p. 68 et 69 : « le type de héros que prône Zola sera à l’intersection de rapports flottants, et non être "à part", séparé et autonome, marginalisé dans une essence stable, dans une intensité, ou dans une permanence » (ibid., p. 69).

373. « Ceci sort absolument du vrai quotidien, du vrai que nous coudoyons, et nous sommes dans l’extraordinaire aussi bien avec Stendhal psychologue qu’avec Alexandre Dumas conteur. Pour moi, au point de vue de la vérité stricte, Julien me cause les mêmes surprises que d’Artagnan » (Émile Zola, Deux définitions du roman, Œuvres complètes, t. X, Paris, Cercle du livre pré-cieux, 1970, p. 84).

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Les personnages extraordinaires

« [le] premier homme qui passe est un héros suffi-sant374 ». On ne se demandera pas si l’œuvre de Zola cor-respond tout à fait à ces principes théoriques et si Lukács, par exemple, oppose à bon droit les personnages balzaciens, grandis, « à part », qui unissent dialectique-ment le « typique et l’individuel375 » et les personnages zoliens, « caractères moyens376 », dont le romancier ex-hibe l’ « unité biologico-psychologique » et « sociolo-gique377 ». Retenons cette tendance de l’art balzacien et tentons à présent d’en justifier la manifestation.

6. Les raisons de l’ « héroïsation »

Quelles justifications donne Balzac de l’excès de ces personnages, qu’il est tout prêt à admettre ? Le premier principe posé est d’ordre esthétique. Il touche plus pré-cisément à la possibilité, centrale à ses yeux, de créer des figures qui survivent à leur modèle. Le romancier affirme en ce sens : « Les grandes œuvres, monsieur, subsistent par leurs côtés passionnés. Or, la passion, c’est l’excès, c’est le mal378 ».

C’est comme créature excessive que la figure peut survivre : en poussant à l’extrême tel ou tel trait de ses personnages, le romancier en change le statut. Notons au passage que, ce faisant, l’auteur admet, en assimilant excès et mal, quitter le terrain moral pour se situer sur le terrain esthétique. Thomas Pavel soulignait justement que Balzac renverse parfois « la perfection du bien pour en tirer de manière symétrique le mal excessif379 ». La disjonction avec la vision dominante de la valorisation d’une Figure héroïsée (conçue comme incarnation des valeurs d’un groupe ou d’une société) est ici clairement posée.

Plus généralement, Balzac, dans sa réponse à Hippo-lyte Castille, semble répliquer par avance aux critiques

374. Ibid., p. 281.375. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 99.376. Id.377. Ibid., p. 103.378. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des ré-

dacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 318.379. Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 252.

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de Zola : deux conceptions de l’œuvre et, plus globale-ment, de l’esthétique s’affrontent, Zola étant du côté d’une esthétique « classique » valorisant l’harmonie, le sens des proportions et l’objectivité380, là où Balzac se si-tuerait du côté d’une esthétique de l’excès, du mouve-ment et du contraste381. L’auteur de La Comédie humaine commence en effet par affirmer la nécessité pour l’œuvre d’art de se référer à des exigences plus hautes que celles de la simple copie du réel. Non content de ne pas tenir pour une faiblesse le fait de composer des sil-houettes gigantesques à partir de petits riens éparpillés dans la nature, Balzac semble y voir l’essence même de l’art. Se débarrassant du cadre trop étroit d’un réalisme « mimétique », le romancier oppose la petitesse, la bas-sesse et, par suite, la non-visibilité des êtres réels, à la lumière, la haute stature des personnages littéraires :

Tout est petit et mesquin dans le réel, tout s’agrandit dans les hautes sphères de l’idéal 382.

De surcroît, l’exagération et la dramatisation sont considérées par Balzac, se situant cette fois sur le plan de la réception, comme nécessaires pour éviter l’ennui dans lequel serait plongé le lecteur d’une œuvre dont les dimensions seraient celles de la réalité. Dès 1833, dans « De l’état naturel de la littérature », le romancier re-marquait qu’il y a en l’homme « une tendance naturelle vers les personnifications naturelles » et évoquait le « goût » des « peuples » pour les « images » et « les fi-gures exagérées383 ». La problématique est en fait celle de la lisibilité : le grand personnage sur lequel se concentre l’attention est un facteur d’intérêt ; il fait mieux voir et

380. Voir Émile Zola, Le Roman naturaliste (Anthologie), op. cit., p. 55. Pré-cisons tout de même, pour nuancer l’opposition, qu’il arrive à Balzac de se réfé-rer au vraisemblable et à la nécessité de la mesure. Un seul exemple, cette cita-tion de la Préface au Cabinet des antiques écrite en 1839 : « la vie réelle est trop dramatique ou pas assez souvent littéraire. Le vrai souvent ne serait pas vraisemblable, de même que le vrai littéraire ne saurait être le vrai de la na-ture » (IV, 961).

381. Pour une exposition claire de cette problématique esthétique, à tra-vers un commentaire de la « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille », voir Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 107 et p. 120-122.

382. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des ré-dacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 313.

383. Honoré de Balzac, [De l’état actuel de la littérature], OD, t. II, p. 1230.

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emporte l’adhésion du lecteur, en le détournant de la plate et confuse réalité.

Croyez-vous qu’un pareil ouvrage serait lisible, s’il fallait scrupuleusement y faire occuper la place réelle qu’occupent, dans l’état social, les honnêtes gens dont la vie est sans drame 384 ?

C’était aussi la question posée dans l’ « Avant-pro-pos » de La Comédie humaine : « comment rendre inté-ressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ? » (I, 10). En adoptant la forme du récit et en créant « des titans ensevelis », des « géants », des « exceptions385 » répond Balzac, c’est-à-dire, en termes esthétiques, des personnages à la fois « dyna-miques » (l’énergie qui les caractérise empêche d’en avoir une représentation figée) et « concentrés » (la pas-sion qui les meut unifie leur être et son expression). Nous l’avons expliqué dans notre introduction, l’inven-tion romanesque est pensée par Balzac comme une ré-ponse à l’indifférenciation croissante de la société et même comme une réplique aux représentations figées et rassurantes de l’effrayant et exaltant mouvement social. Pierre Barbéris a clairement décrit cette recherche de lignes de forces et de formes au sein de la « fadeur quo-tidienne386 » et justifié l’attention à l’horrible et à l’excès.

Il faut donc choisir et appuyer. Or le détail signifi -

catif est le détail laid, celui qui fait brèche dans la vi-sion lénifiante et accoutumée du monde. D’où la pre-mière place donnée aux forbans, aux voyous, aux martyrs, aux maniaques387.

L’intérêt même de Balzac pour les personnages mar-ginaux ou criminels, de plus en plus manifeste, à la fin

384. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des ré-dacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 314. Philippe Hamon expose pour sa part l’opposition qui existe chez Flaubert, sur des bases finale-ment assez proches de Balzac, entre une idée de la réalité et une idée de l’art (voir Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 66).

385. Honoré de Balzac, « Lettre à M. Hyppolite [sic] Castille, l’un des ré-dacteurs de La Semaine », Écrits sur le roman, op. cit., p. 314.

386. Nous empruntons cette expression à Aude Déruelle (Le Colonel Cha-bert d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 129).

387. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 107.

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des années 1830 et au début des années 1840388, renvoie à cette problématique esthétique et à cette volonté de rendre possible une représentation frappante et signi-fiante. L’auteur de « L’Histoire des treize » participe certes ainsi « au mouvement romantique de définition d’un héroïsme nouveau, fondé sur l’énergie, les passions et une certaine forme de vertu, puisque ces criminels d’élite […] sont les garants de valeurs perdues par la so-ciété : la parole reçue, l’honneur, la fidélité, l’amitié au sens le plus noble du terme389. » Mais l’écriture de « ro-mans d’aventures sociales »390, l’exploration d’exotiques bas-fonds ont surtout pour fonction de faire surgir des différenciations. On se souvient de la célèbre Préface de la première édition de Splendeurs et misères des courti-sanes écrite en référence directe à celle d’Une fille d’Ève391, dont elle radicalise les conclusions :

L’aplatissement, l’effacement de nos mœurs va croissant. Il y a dix ans, l’auteur de ce livre écrivait qu’il n’y avait plus que des nuances ; mais aujour-d’hui les nuances disparaissent. Aussi [...] n’y a-t-il de mœurs tranchées et de comique possible que chez les voleurs, chez les filles, et chez les forçats, il n’y a plus d’énergie que dans les êtres séparés de la socié-té. La littérature actuelle manque de contrastes, et il n’y a pas de contrastes possibles sans distances. Les distances se suppriment de jour en jour (VI, 425).

La crainte de l’effacement des distances est crainte de la perte des contrastes, et donc crainte de la suppres-

388. Intérêt dont témoigne déjà la préface de L’Histoire des Treize qui as-simile ces criminels d’élite à de grands hommes : Balzac y présente des person-nages « assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, […] criminels dans doute, mais certainement remar-quables par quelques-unes des qualités qui font les grands hommes, et ne se re-crutant que parmi les hommes d’élite. » (V, 787)

389. Christine Marcandier, « Criminels balzaciens, de bandit à flibustier », in Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz, Boris Lyon-Caen (éd.), Balzac et la crise des identités, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 147.

390. Voir Lise Queffélec, « La Construction de l’espace exotique dans le ro-man d’aventures au XIXe siècle », Cahiers CRLH, CIRAOI, numéro 5, 1988, L’Exotisme, Didier Érudition, p. 362.

391. Balzac associe, dans la préface d’Une fille d’Ève, l’absence de pitto-resque des sociétés et la disparition du comique : « Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque : il n’y a plus ni costumes, ni bannières ; il n’y a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. Il n’y a plus d’originalité que dans les pro-fessions, de comique que dans les habitudes » (Préface d’Une fille d’Ève, II, 263).

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Les personnages extraordinaires

sion des émotions, tragiques ou comiques, qui supposent des heurts entre réalités différenciées. L’enchaînement « distances-contrastes-émotions » apparaît ici avec une netteté particulièrement éclairante et désigne en creux un des voies explorées par Balzac afin de lutter contre l’aplatissement social et esthétique : la peinture d’êtres « séparés », distants de la masse sociale. Détail impor-tant, cette préface écrite en 1845 est quasi contempo-raine de certaines tentatives de Balzac de représenter la médiocrité en faisant de son texte une collection d’idio-lectes et de sociolectes : tout se passe comme si dans le même temps, selon une mystérieuse loi qu’aucune histo-ricisation de son œuvre ne nous semble pouvoir ordon-ner, le romancier avait cherché à exhiber l’absence de différences par une mise en pli et à plat généralisée des représentations392, et à creuser de manière outrancière les distinctions en construisant certaines œuvres autour de figures à part393.

On pourrait faire l’hypothèse que la fin de l’héroïsme s’accompagne de l’exacerbation de l’héroïsation, d’où la nécessité de représenter les « espèces sociales margi-nales394 » que leur exceptionnalité fait précisément émer-ger de l’indifférenciation de l’univers social395. Si, dans Le Père Goriot, Vautrin et Goriot s’opposent sur le plan ac-tantiel et au niveau des déterminations qui les défi-nissent, les deux protagonistes se rejoignent en même temps par leur indifférence ou leur hostilité à l’égard des lois sociales. Balzac en est conscient qui, dans sa Pré-face de la seconde édition du Père Goriot, dit du père Goriot qu’il est « en révolte contre les lois sociales, par ignorance et par sentiment, comme Vautrin l’est par sa puissance méconnue et par l’instinct de son caractère »

392. Sur cette mise à plat de la représentation, on pourra se reporter au chapitre « Superficialité, platitudes et empâtement dans La Comédie hu-maine », p. 129-204, de l’ouvrage de Boris Lyon-Caen, Balzac et la comédie des signes. Essai sur une expérience de pensée, op. cit., ou à son article « L’envers en pli, l’envers à plat : forme et signification dans le texte balzacien des années 1840 », La Licorne, n° 56, Envers balzaciens, op. cit., p. 78-83.

393. Trop de platitude empêche la représentation : « Elisabeth Baudoyer (...) est de ces figures qui se dérobent au pinceau par leur vulgarité même, et qui néanmoins doivent être esquissées » (Les Employés, VII, 933).

394. Juliette Grange, Balzac. L’argent, la prose, les anges, Paris, La Diffé-rence, 1990, p. 93.

395. Nous reprenons les analyses de Juliette Grange, op. cit., p. 93-95 no-tamment.

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(III, 46). À plusieurs reprises Vautrin affirme ne pas se soucier des lois ou dénonce en tout cas leur inanité ; au moment où le père Goriot ne voit plus comment sauver ses filles de la ruine et du déshonneur, il proclame, prêt à tuer pour les sauver : « je ferai comme Vautrin » (III, 251). Sur ce point encore, capital, car il noue un pro-blème de caractérisation (quels types de personnages re-présenter ?), de réception (comment créer encore des émotions chez le lecteur ?) et d’esthétique (comment créer des figures énergiques et mémorables ?), les ana-lyses de Pierre Barbéris sont précieuses.

Ceux qui font l’Histoire, ceux qui sont L’Histoire, on l’a vu, ne sont plus les mêmes qu’autrefois. Il faut donc aller les chercher. D’où le détail. Mais une fois trouvés ceux qui représentent l’époque, il faut que la lumière se concentre sur eux et les promeuve. On aboutit ainsi à une nouvelle mythologie 396.

Il ne s’agit certes pas de remettre en question l’im-portance de l’esthétique du détail chez Balzac. Souli-gnons tout de même, avec Pierre Barbéris, que dans la création de certaines figures « peindre le détail et en de-meurer au détail, c’est se condamner à ne jamais voir le mouvement. Il faut donc choisir et appuyer, valoriser et faire saillir397. » L’esthétique du détail est alors dépassée, au profit d’une vision dynamique qui rassemble et concentre (d’où l’importance des passions consti-tuantes), qui expose l’œuvre qu’est au fond la figure.

On pourrait également rapporter ce « grossissement des figures » à des raisons « sociologiques », liées à la volonté balzacienne de représentation et d’intellection du social. C’est d’abord que l’époque, selon le roman-cier, accorde plus d’importance à l’individu. Plus préci-sément, l’agrandissement des personnages semble tout à la fois une conséquence et une réponse à l’essor de l’in-dividualisme, souligne Balzac dans la préface d’Illusions perdues, écrite en 1839 :

396. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 120.397. Ibid., p. 121.

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Les personnages extraordinaires

le sujet a l’étendue de l’époque elle-même. Le Turcaret de Lesage, Le Philinte et le Tartuffe de Mo-lière, le Figaro de Beaumarchais et le Scapin du vieux théâtre, tous ces types s’y trouveraient agrandis de la grandeur de notre siècle où le souverain est partout, excepté sur le trône, où chacun traite en son nom, veut se faire centre sur un point de la circonférence, ou roi dans un coin obscur.

(Illusions perdues, Deuxième partie, Préface de la première édition, V, 116).

Le siècle accorde une place plus importante à chaque individu, le romancier ayant toutefois le privilège de ré-tablir des distinctions et de faire rois quelques rares fi-gures.

C’est aussi que certains critiques ont défendu l’idée selon laquelle l’invention de personnages marginaux et hors-normes, bien loin de renvoyer à une tendance cou-pable à l’exagération, serait un moyen, pour les roman-ciers réalistes, de faire voir, parce qu’ils en sont la pro-jection agrandie, les contradictions, les conflits sociaux au cœur de l’époque. Tel est notamment le point de vue adopté par Lukács, qui répond longuement à Zola au su-jet du personnage de Vautrin398 et, plus généralement, dé-fend aussi bien Stendhal que Balzac399. Pierre Laforgue, dont nous reprenons ici les analyses, formule plus préci-sément cette problématique, à propos d’une série de ro-mans écrits autour de 1830 :

Toute la fiction […] travaill[e] à imposer un dépla-cement, un dépassement de l’approche strictement sociologique selon une visée esthétique que le roma-

398. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 95-97.399. Ainsi Zola ne remarque pas, écrit Lukács, « que seule l’invention de

personnages tout à fait hors du commun, et même exceptionnels, permettait à Stendhal de représenter de façon parfaitement typique le grand conflit qu’il avait choisi comme donnée dramatique, à savoir : la critique de la bassesse, du mensonge et de l’hypocrisie de la Restauration, de son idéologie romantique et féodale accompagnée d’une mentalité capitaliste misérablement cupide et mes-quine » (Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 95). Sur Vau-trin, voir p. 96. Vincent Jouve, en faisant, beaucoup plus allusivement, du père Goriot un « personnage révélateur », se rattache à cette conception (Vincent Jouve, « Le héros et ses masques », art. cit., p. 254).

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nesque de l’exception, ou l’exception romanesque, aura rendu seule possible 400.

Le personnage « exceptionnel », le personnage qui fait exception permet en effet de faire voir ce qu’est la société, ou plutôt ce qu’elle n’est plus : « un tout à la co-hésion organique401 ». Deux choix s’offrent en effet aux romanciers qui, comme Balzac, travaillent à présenter le social, et à développer une « pensée du social402 » : « ou bien installer leur fiction au cœur même de la société, ou bien la situer en dehors d’elle en se plaçant sur sa fron-tière, à sa périphérie403 ». L’invention balzacienne de per-sonnages de marginaux, de criminels, de « déviants », renvoie, à n’en pas douter, à cette deuxième voie. Com-ment produire en effet un regard depuis l’intérieur du social, à partir du mouvement même du corps social, souvent comparé chez Balzac à une marée, ou à une ma-chine en marche ? Le personnage à la fois marginal et exceptionnel deviendrait dans cette optique un foyer per-ceptif privilégié, le point depuis lequel interroger et re-mettre en cause la société. Le social ne peut être repré-senté réellement, n’est rendu intéressant que grâce aux personnages hors-la-loi. Réciproquement, le hors social constitue en ce sens un espace de liberté ; il serait la possibilité de personnages mouvants, faisant apparaître par contraste la rigidité des déterminations sociales. Nul hasard à ce que ces figures focalisatrices soient égale-ment des personnages de paroles404. Gobseck comme Vautrin, pour en rester à ces exemples, mais aussi Go-riot, prononcent ainsi des longs discours sur la société, jugée négativement.

400. Pierre Laforgue, L’Eros romantique : Représentations de l’amour en 1830, Paris, PUF, 1998, p. 188. Sur cette question du personnage comme ex-ception qui défait les partages établis par le regard sociologique, envisagé à travers l’exemple de La Fille aux yeux d’or, on se reportera avec profit au cha-pitre VII de la deuxième partie de cet ouvrage, « La Fille aux yeux d’or, ou éro-tique, histoire et politique » (ibid., p. 183-204).

401. Ibid., p. 15.402. Ibid., p. 16.403. Id.404. C’est lorsqu’il s’exprime longuement que Gobseck (II, 976-977), diffé-

rent de l’image qu’il donnait et différent de la société qui l’entoure, manifeste sa grandeur. C’est à la fin d’une prise de parole de Goriot, placé sous le signe d’un sentiment, que tombe le commentaire glorifiant : « le père Goriot était su-blime » (III, 161).

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Mais ces prises de paroles dramatisées sont étroite-ment associées à la distance même des personnages à la Société. C’est la situation romanesque qui les constitue (un écart par rapport à la socialité, à ses valeurs et à son fonctionnement) qui devient le lieu de la critique, notam-ment de la société de la Restauration. Retenons pour fi-nir l’importance d’une caractérisation qui valorise et met en exception : par elle, le personnage apparaît autre, fait exister d’autres valeurs, d’autres possibilités d’exis-tence ; il y a constitution d’un petit monde à l’écart et au-dessus du Monde, soit une définition possible de l’hé-roïsation moderne.

Conclusion : homo duplex

Célébré et extraordinaire, singularisé et élu, le per-sonnage héroïsé est donc produit par la fiction. Com-ment qualifier au final le geste balzacien d’héroïsation ?

a. Le personnage-fantasmagorieOn a parfois caractérisé la démarche du romancier

par son attention à l’ordinaire, qui, en tant que tel, parce qu’il est révélateur de quelque chose d’autre, peut deve-nir objet esthétique. Jacques Rancière y voit même la dé-finition de la tradition romanesque : « l’ordinaire devient beau comme trace du vrai405 ». Mais, précise-t-il aussitôt, il devient « trace du vrai si on l’arrache à son évidence pour en faire un hiéroglyphe, une figure mythologique ou fantasmagorique406 ». Dégager la part fantasmago-rique de la figure et, plus largement de la réalité, pour la faire voir en vérité : telle est peut-être une des manières de résumer les procédures balzaciennes. Fantasmago-

405. Jacques Rancière, op. cit., p. 52.406. Id.

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riques407 sont l’exagération et la dramatisation balza-ciennes, au sens où elles supposent une production d’images tout à la fois transfigurées et mystérieuses.

Sans doute est-ce dans certaines Études philoso-phiques ou dans les Scènes de la vie parisienne que cette dimension fantasmagorique trouve particulière-ment à s’exprimer. Quelques exemples des Scènes de la vie privée permettent toutefois de saisir le principe de la distorsion : il s’agit de substituer une image à une autre, de faire surgir de l’évidence d’un bloc apparence-carac-tère, l’ombre d’un mystère, l’éclat d’un trait saillant et inexpliqué pour faire voir une figure autre. La descrip-tion déjà évoquée de Vautrin fonctionne sur ce mode : il s’agit de faire du plaisant convive de la pension Vauquer, devenu volcan humain, duquel jaillissent « la lave et le feu » (III, 218), une projection hallucinatoire et inces-sante de signes et d’images. Ce n’est pas un hasard si Zola, critiquant la trop grande imagination de son prédé-cesseur et sa « fantasmagorie408 », choisit l’exemple du bagnard. La deuxième évocation du colonel Chabert, pa-reillement, baigne dans une atmosphère de mystère, aux frontières du fantastique : le personnage semble dépour-vu de vie, pareil à une « figure de cire » (III, 321) et la suite de la description le rapproche d’un tableau de Rembrandt qui serait sorti de son cadre (id.). Comme dans les fantasmagories, le portrait fait apparaître un fantôme. Le réseau sémantique est celui de la mort, car l’éclairage de la scène, qui précisément déforme les perspectives, fait ressortir la pâleur et l’immobilité du colonel. En d’autres termes, la vision fantasmagorique, déformée, du personnage est celle qui le fait surgir sous un visage plus inquiétant mais plus vrai que celui qu’il avait auparavant – car l’ « être » de Chabert, nous y re-viendrons, est celui d’un survivant, d’un revenant.

L’espace parisien se prête particulièrement à ce tra-vail d’accentuation et d’entremêlement de l’ombre et de la lumière qui ôte au personnage sa naturalité. Paris est d’ailleurs, dans l’œuvre de Balzac, l’espace d’élection du

407. Le terme de « fantasmagorie » est, on le sait, souvent utilisé par Bal-zac (cf. par exemple la Préface de la première édition de La Peau de chagrin, X, 53). Pour une définition plus restrictive de cette notion, voir Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 259.

408. Émile Zola, Le Roman naturaliste (Anthologie), op. cit., p. 69.

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fantastique (L’Histoire des treize le prouve amplement). Aussi n’est-ce pas un hasard que Le Colonel Chabert ait longtemps figuré dans les Scènes de la vie parisienne avant de repasser, en 1844, dans les Scènes de la vie pri-vée. La ville apparaît en effet chez Balzac à la fois comme le lieu où la menace de l’indétermination, de l’effacement des distinctions, est à son comble, et celui où la possibilité d’une différenciation est ménagée avec le plus d’intensité. L’espace parisien « intensifie le jeu entre l’indistinction et la passion des différences409 ».

Que, dans Le Colonel Chabert, la description soit faite du point de vue de Derville n’est pas non plus for-tuit : le personnage se révélera, par la suite, être pas-sionné par la destinée de Chabert. L’ « Introduction aux romans et contes philosophiques », écrite à peu près à la même époque, le disait : le conteur fait appel à la croyance du lecteur et exerce une puissance car, pas-sionné par son sujet, il fait émerger ce que le fonctionne-ment de la réalité, folle combustion de passions et de dé-sirs, produit d’extraordinaire. En un sens, c’est la pas-sion du voyant Derville pour Chabert qui le fait surgir sous cette forme, ombre fantastique qui déborde le per-sonnage hésitant, ridicule et malheureux du début. Le personnage est dépassé par son ombre ; transformé ponctuellement en spectacle, il fait image410. Le trouble qui saisit le lecteur tient précisément à la dualité au cœur du devenir-fantasmagorique de certaines figures balzaciennes : dualité des aspects présentés, dualité de l’effet produit – éblouissement et aveuglement.

b. Une singulière allégorisationAinsi « vus », le vermicellier Goriot peut s’égaler au

roi Lear de Shakespeare, Vautrin aux sauvages de Feni-more Cooper : la métamorphose du second en « type [...] d’un peuple sauvage et logique » (Le Père Goriot, III, 219) semble d’ailleurs renvoyer à sa comparaison de Pa-ris avec « une forêt du Nouveau Monde, où s’agitent vingt espèces de peuplades sauvages » (ibid., 143). Cer-tains commentateurs ont critiqué cette transformation, cette manière « exaltée » de nommer la réalité. Certes,

409. Jacques Neefs, « Les foyers de l’histoire », in Balzac et Les Parents pauvres (Le Cousin Pons, La Cousine Bette), op. cit., p. 185.

410. Nous verrons sous quel mode dans notre seconde partie.

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le romanesque balzacien, dont les figures héroïsées sont le produit, consiste en partie à faire apparaître derrière la banalité apparente, les visions, les drames plus in-tenses qui frappent et mettent en relief tel ou tel person-nage, tel ou tel aspect du personnage. Doit-on pour au-tant rapporter cet aspect de l’écriture balzacienne à un « reste » de romantisme, dont son « réalisme » ne serait pas encore exempt ? Peut-on soutenir que le romancier, pressentant partout des forces démoniques cachées, force « l’expression jusqu’au mélodrame411 » ?

Soulignons tout d’abord que l’héroïsation du person-nage ne détruit pas ses visages antérieurs, construits se-lon les lois d’une perception plus commune412. L’inven-tion des figures relève en partie d’un principe de diffrac-tion (elles apparaissent sous des visages et des formes variés). Des personnages comme Vautrin ou Goriot, pour être agrandis, rendus gigantesques, par le déploiement de la parole et du récit romanesques, n’en sont pas moins solidement ancrés dans la contingence par le dis-cours narratorial, décrits avec précision et au contact d’un environnement social longuement caractérisé. Même lorsque les personnages sont intégralement posi-tifs, demeure la distinction dont part le romancier entre l’irréalisme idéalisant de la perspective d’ensemble et le réalisme des détails :

L’histoire n’a pas pour loi, comme le roman, de tendre vers le beau idéal. L’histoire est ou devrait être ce qu’elle fut ; tandis que le roman doit être le monde meilleur, a dit Mme Necker [...] Mais le roman ne serait rien si, dans cet auguste mensonge, il n’était pas vrai dans les détails (« Avant-propos » de La Comédie humaine, I, 15).

La recherche de l’excès n’est en effet pas exagération et oubli des détails. On sait comment Balzac et son porte-parole, Félix Davin, ont défini à plusieurs reprises l’art du romancier par différence avec l’esthétique hugo-lienne de l’exagération, « rare accumulation d’invraisem-

411. Erich Auerbach, op. cit., p. 478.412. Ramon Fernandez s’est montré particulièrement attentif à ces ques-

tions (Ramon Fernandez, op. cit., p. 223-230 notamment).

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blances413 ». Dans l’évocation dépréciative qui suit, c’est ainsi l’esthétique romantique414 que désigne Davin à mots couverts :

L’imagination les emportait sur ses ailes et les li -vrait à des illusions d’optique, à des verres grossis -sants, à des rayonnements prismatiques. Ils empâ-taient un trait d’abord pur, anéantissaient les demi-teintes, jetaient ça et là les crudités, puis l’énergie, la passion, la poésie à pleines mains et produisaient une dramatique et grandiose caricature 415.

Or si l’excès n’est pas pour Balzac exagération, c’est que ce qui fait saillie, ce qui se détache, relève toujours de l’idée. Posons-le pour finir : ne fait véritablement image chez Balzac que ce qui est nourri par une idée. La démultiplication des images est orientée. L’agrandisse-ment est « habité ». Nous l’avons noté, certains narra-teurs balzaciens voient une histoire derrière une autre histoire, un drame dans un enchaînement banal de faits, un personnage fantastique dans un personnage commun. Derville, à la fin du Colonel Chabert, dont l’épique litanie des « j’ai vu [...] » ajoutée en 1835 a transformé le statut, est celui qui a vu dans l’histoire assez sordide de ce mari qu’on ne veut pas reconnaître la tragédie d’un héros re-venu d’entre les morts. Comme le récitant, comme les prophètes, il possède la « puissance de Voir416 ». Mais cette transformation du statut de Chabert est moins le résultat d’un coup de force que le fruit de la rencontre de situations (qui constituent l’intrigue du roman), d’un langage et d’idées (la question de l’identité, la question de la Justice, le caractère intempestif et accusateur de la demande de reconnaissance d’un être en quête de lui-même).

413. L’expression est employée à propos du drame de Hugo, Hernani (« Hernani », OD, t. II, p. 687).

414. Sur les rapports complexes de Balzac au romantisme, on pourra se re-porter notamment à l’article de José-Luis Diaz, « Portrait de Balzac en écrivain romantique. Le Balzac de Davin (1834-1835) », AB 2000, p. 7-23.

415. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1170-1171. Balzac a également critiqué l’esthétique d’Alfred de Vigny, cou-pable d’idéalisation, dans son compte-rendu d’Hernani (OD, t. II, p. 684-685) et dans celui de Richelieu de Georges James (OD, t. II, p. 702).

416. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 105.

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Le « dédoublement » de Chabert (pauvre hère vic-time de la société d’un côté, incarnation sombre et frap-pante d’un autre temps et d’un autre monde de l’autre) résulte donc d’un travail d’extraction, dont l’invention de personnages typiques témoigne tout autant. Sans nous attarder sur ce point417, rappelons que le type, conçu comme addition de plusieurs figures réelles, est parfois présenté par Balzac comme un être « gigantesque ». « Le type seul est "colossal" aux yeux du romancier, non par l’exagération de traits infimes mais par effet de gé-néralisation418. » Tout se passe comme si la stature du personnage s’agrandissait de tous les personnages ana-logues projetés en lui. La possibilité de généralisation ne tient alors pas à la médiocrité du personnage, à son ca-ractère moyen mais au contraire à l’exceptionnalité que lui donne sa manière d’exprimer pleinement un trait, d’en proposer une vision complète, d’en épuiser toutes les dimensions, réelles ou virtuelles. Ainsi de Monsieur et Madame d’Espard dans L’Interdiction : si le roman, envisagé globalement, semble faire de la seconde l’anti-thèse humaine et morale de son mari, les deux person-nages sont rapprochés et magnifiés comme incarnations parfaites, complètes, d’un type. À ce titre ils s’élèvent au-dessus de la médiocrité ambiante :

M. d’Espard était gentilhomme, comme sa femme était une grande dame : deux types magnifiques, déjà si rares en France que l’observateur peut y compter les personnes qui en offrent une complète réalisation (III, 475).

Le type, par excellence, fait image, et relève à ce

titre de l’héroïsation. Mais c’est parce qu’il met en texte un visage du social (perspective « sociologique ») ou de l’Être (perspective « métaphysique ») qu’il fait image. Par un lent travail de filtrage, le temps même du déroulement d’un fil narratif, apparaît le cœur du per-sonnage, la quintessence d’une qualité vitale, positive ou négative, la paternité de Goriot, la passion pour l’or de

417. Nous nous permettons de renvoyer au début du chapitre VII, « Le per-sonnage "idéel" », de notre thèse, « Pour une esthétique du personnage : Balzac et le problème de la représentation dans les Scènes de la vie privée ».

418. Arlette Michel, « La morale du roman : Balzac répond à Hippolyte Castille », art. cit., p. 240.

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Gobseck… Quel est, dans cette optique, l’aboutissement du processus d’héroïsation ? Faire apparaître derrière le masque de la personne, un fond, une force, qui s’incarne dans une singularité. Si la longue tirade de Gobseck à Derville au sujet de la société est le point culminant de la mise en évidence de sa singularité, sans doute est-ce parce que le personnage « performatif » y prouve ce qu’il avance par son être même. L’hypothèse qu’il for-mule : « La vie n’est-elle pas une machine à laquelle l’ar-gent imprime le mouvement ? » (II, 976) n’est-elle pas une manière de décrire son propre apparaître ? Parce que la figure balzacienne n’apparaît et ne se manifeste que dans son intrication avec une situation et une action, on pourrait dire, en empruntant au vocabulaire philoso-phique de Gilles Deleuze, que le personnage « impor-tant » met en texte un événement. En ce sens, le roman a pour fonction d’incorporer, de « donne[r] un corps, une vie, un univers419 » à un événement virtuel, en rete-nant de la sorte l’attention du lecteur sous le choc.

Dans Gobseck, l’insertion dans le roman de la longue réplique du personnage éponyme, son contenu à la fois analytique et pathétique, l’évocation de la réaction de Derville – « Ce petit vieillard sec avait grandi. Il s’était changé à mes yeux en une image fantastique où se per-sonnifiait le pouvoir de l’or » (II, 977) – font du person-nage une « matérialisation » en mouvement de la nature du social, donnant doublement à voir (dans son discours, par sa présentation de soi) l’engendrement de la vie et du mouvement. L’héroïsation signale certes une excep-tionnalité, un écart par rapport au reste du personnel ro-manesque, mais en même temps elle fait entendre un événement, une force plus large à l’œuvre. Le person-nage est à la fois différent des autres membres de la so-ciété et à l’image du social, du principe social. Ainsi Gob-seck ou Vautrin, Goriot, Chabert ou Mme d’Espard nomment une des forces sociales, affectives et idéelles qui composent le monde, ou encore un des éléments du monde. Telle est parfois la figure : effectuation singu-lière d’une force ou d’une Idée, ou composition unique d’ « entités hétérogènes420 ».

419. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 168.

420. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 150.

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164 Chapitre 3

On pourrait nommer allégorisation421 cette manière indirecte de faire signifier la figure au-delà d’elle-même et de faire se rencontrer idée et image. Encore faut-il s’entendre : toujours indexée à du narratif, ne sacrifiant pas la dimension d’individualisation, la présentation allé-gorique balzacienne ne fait pas simplement de la figure la claire personnification d’une qualité422. Le personnage « héroïsé » est d’ailleurs toujours saisi dans un mouve-ment, une « tension vers » (Goriot et ses filles, Goriot et la mort, Gobseck et l’or…) : un sujet et un objet sont arti-culés et parfois confondus, la présentation conjoint por-trait et narration. Même lorsque la présentation de la fi-gure invite à une appréhension allégorique, demeure d’ailleurs un mystère, une opacité. Certes, Gobseck ma-nifeste l’importance de l’argent, divinité des temps nou-veaux, dans la société de son époque ; la mise au jour de cette dimension du personnage et de l’époque s’accom-pagne toutefois, en parallèle, d’une disparition progres-sive de tout discours explicatif ou causaliste. « Tout en-trait chez lui, rien n’en sortait » (Gobseck, II, 1010) : pourquoi ne pas entendre, dans cette mention d’une pa-thologie, l’exacte description de l’originalité du person-nage et de son fonctionnement signifiant ? C’est parce qu’il interrompt le mouvement que le personnage retient l’attention, c’est parce qu’il n’est pas uniquement « homme social » qu’il intrigue. La figure donne et sous-trait. Ainsi nous parvient Gobseck, comme d’autres fi-gures balzaciennes : dans l’écart entre un don et un re-trait. C’est au fond cette singulière mise en relief du sens qui leur vaut d’être glorifiées.

c. Quel héros ?En décrivant les procédures d’héroïsation à l’œuvre

dans le texte balzacien, en dépit de sa « critique » de l’héroïsme, nous n’avons bien sûr exploré qu’une des tendances de la création balzacienne, qui ne trouve guère à s’exprimer par exemple dans les premières Scènes de la vie privée, centrées sur des enjeux cognitifs

421. Sur l’ambivalence de la vision balzacienne de l’allégorie, voir Régine Borderie, « Allégorie et portrait dans La Comédie humaine », AB 2004, p. 59-60.

422. Sur l’originalité de l’ « allégorisation » balzacienne, voir Régine Bor-derie, art. cit., p. 61-62 et p. 69.

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Les personnages extraordinaires

et narratifs plus que sur la peinture d’êtres hors du com-mun423. Une notation fugitive de La Bourse pourrait avoir sur ce point valeur de symptôme : un nouveau person-nage, qualifié, lors de son portrait, de « figure vraiment fantastique », est ensuite immédiatement « congédié » par la remarque suivante : « mais pour la bien peindre il faudrait en faire l’objet principal du tableau où elle n’est qu’un accessoire. » (I, 428) Il n’y a héroïsation que si l’œuvre, son langage, sa composition, son intrigue font d’une créature « fantastique » « l’objet principal du ta-bleau ». Encore faut-il distinguer les phénomènes ponc-tuels d’héroïsation, attirant l’attention du lecteur, et la constitution, plus rare, des personnages en héros, qui tient à la répétition, la disposition singulière et la convergence des effets d’héroïsation.

À l’heure d’esquisser une définition possible de ce héros balzacien, faut-il appliquer à l’auteur de La Comé-die humaine, sans adopter la radicalité des formulations utilisées par le philosophe, la définition que donne Gilles Deleuze, à la suite de la théorie énoncée par Herman Melville dans Le Grand Escroc424, des personnages « ori-ginaux », distincts des personnages « particuliers » ?

Les particuliers, qui peuvent être très nombreux dans un roman, ont des caractères qui déterminent leur forme, des propriétés qui composent une image ; ils reçoivent l’influence de leur milieu, et les uns des autres, si bien que leurs actions et réactions obéissent à des lois générales, tout en gardant chaque fois une valeur particulière.

[En revanche] chaque original est une puissante Figure solitaire qui déborde toute forme explicable : il lance des traits d’expression flamboyants [...] Fi-gures de vie et de savoir, ils savent quelque chose d’inexprimable, ils vivent quelque chose d’insondable.

423. Maurice Bardèche estime que c’est autour de 1834, et donc au mo-ment de la rédaction du Père Goriot, qu’a commencé à se manifester pleine-ment l’originalité balzacienne, cette manière de fondre le réel et le fantastique, le matériel et le mental, le désenchantement et l’héroïsation, cette mise en œuvre de « cette espèce de seconde vue dramatique qui lui permet d’identifier chez les bourgeois paisibles les héros qu’il aime et de dépister dans d’honnêtes demeures les "tragédies bourgeoises" qui seront sa manière préférée » (Mau-rice Bardèche, Balzac romancier, Paris, Plon, 1943, p. 331-332).

424. Melville distingue le personnage « original » et le personnage simple-ment « curieux » (voir Herman Melville, Le Grand Escroc, Paris, Éditions de Mi-nuit, 1984, p. 374).

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166 Chapitre 3

Ils n’ont rien de général, et ne sont pas particuliers  : ils échappent à la connaissance, ils défient la psycho-logie [...] ne subissent pas l’influence du milieu 425.

C’est une des lectures possibles des textes balza-ciens : le romancier inventerait, en quelques occasions, des êtres « a-sociaux », « échappant aux déterminations, « séparés et autonomes », ou en tout cas rendus tels par leur mode de présentation, constitués par le texte roma-nesque par effet de singularisation, d’intensification et d’accentuation plutôt que par exhibition d’une « essence stable » ou d’« une permanence426 ».

Que le personnage « héroïsé » – figure que l’intrigue et la composition du texte mettent à part – soit le person-nage à la grandeur cachée, l’incarnation la plus singu-lière de l’individualisme moderne, ou le personnage qui sort de l’ordinaire, notamment sur le plan axiologique, nous avons voulu plutôt souligner que l’héroïsation, c’est-à-dire la différenciation valorisante, qui aboutit par-fois à la constitution en Différence, possède chez Balzac un contenu, au-delà de l’originalité des figures. Elle naît au point de rencontre d’un effet d’insistance et de la mise en évidence d’une idée, d’une des puissances qui meuvent le réel et la société. La différenciation fait en définitive émerger des figures à la fois fantasmagoriques et allégoriques, produisant des images-signes, trous noirs mystérieux ou éclats de lumière. Par ce biais, sur-git du sens, par concrétion (la figure mise à part fait saillir un sens) ou par polarisation (la figure « différen-ciée » crée du contraste). Manière de conjurer la double menace, formulée dès les « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent » (1830), qui hante le texte balzacien : celle de la platitude, de l’absence morbide de sens d’un côté (l’ « habit noir427 » ou fantomatique d’une société qui s’éteint), celle de l’indistinction, de la confu-sion (l’ « habit d’Arlequin »428 d’une société sans unité et sans physionomie).

425. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 106.426. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 69.427. « Nous sommes tous vêtus de noir comme des gens qui portent le

deuil de quelque chose … » écrit Balzac (« Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent », OD, t. II, p. 741). En un sens, les habitants de la France porteraient le deuil du signifié correspondant, en principe, au signifiant.

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Les personnages extraordinaires

Encore importe-t-il, pour déterminer la nature de la « conjuration » et de la réponse balzaciennes, d’analyser l’ « apparaître », le mode de présence, et l’être de ceux qu’on peut considérer comme des « héros » : nous vou-drions y consacrer notre seconde partie. Comment les si-tuer par rapport à l’action, par rapport à la société et à ses valeurs, par rapport aux lecteurs ? Les réponses à ces questions engagent une spécification de l’approche du ou des héros balzaciens, dont nous n’avons jus-qu’alors que recueilli les signes épars à la surface du texte. Il importe, au-delà des hypothèses encore bien gé-nérales que nous avons esquissées, de s’intéresser à la manière dont le héros balzacien se donne et, partant, à ce qu’il donne à penser.

428. Ibid., p. 740. L’illisibilité serait alors le résultat d’un trop plein de si-gnifiants et de signifiés et prendrait la forme d’un brouillage.

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II

LES HÉROS DES TEMPS NOUVEAUX

Impossibilité de l’épique d’un côté, recherche d’une héroïsation de l’autre : la manière la plus simple, pour l’analyste, de dépasser l’apparente contradiction serait de conclure à l’invention par Balzac d’un épique mo-derne, lié à Paris, à la grande ville et à ses habitants. So-lution d’inspiration baudelairienne qui s’appuierait, à juste titre, sur l’attention balzacienne à l’époque et donc aux formes nouvelles possibles de l’héroïsme. L’auteur de La Comédie humaine serait de ces romanciers pour qui, comme Baudelaire le souligne : « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le mer-veilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmo-

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sphère ; mais nous ne le voyons pas429 ». Commenter Bal-zac, en saisir la singularité, reviendrait à en faire un por-trait en romancier moderne, au sens où :

[la modernité] se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps, [la modernité] c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’ "hé-roïque" dans le moment présent. La modernité n’est pas un fait de sensibilité au présent fugitif  ; c’est une volonté "d’héroïser" le présent 430.

On conçoit que cela soit une manière possible de dé-finir les « grands » personnages balzaciens : des « images » de leur temps ; ni des archétypes flottant hors de toute détermination historique, ni des expres-sions fugitives de l’esprit d’une époque, mais les concré-tions de ce qui de l’époque doit demeurer, de ce qu’elle contient de proprement héroïque431. À cette tradition de lecture se rattachent Walter Benjamin, ou, plus près de nous, Jacques Rancière soulignant la dualité de la créa-tion balzacienne et du monde qu’elle représente :

Le monde moderne qu’ils [les magasins] embléma-tisent est un vaste tissus de signes, de ruines et de fossiles (…] Mais il est aussi un monde repeuplé de créatures fantastiques, campées derrière toutes les devantures ou tapies derrières toutes portes co-chères, de divinités nouvelles de la terre et des en-fers. La littérature est indissolublement une science de la société et la création d’une mythologie nouvelle432.

429. Charles Baudelaire, « De l’héroïsme de la vie moderne », Salon de 1846. Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 496.

430. Michel Foucault, « Qu’est-ce que les lumières ? », Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1994, p. 568.

4312. Rappelons que cette « nécessité » de dégager ce que peut avoir de grand l’époque est parfois l’enjeu même de certaines fictions balzaciennes. À la fin d’Honorine, une phrase du personnage de Camille Maupin, que nous avons déjà citée, vient ainsi énoncer explicitement la valeur morale et esthétique des trois personnages dont l’histoire, par le biais d’une analepse, nous a été racon-tée : « Il se trouve encore des grandes âmes dans ce siècle ! dit Camille Maupin […] » (II, 597).

432. Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 29.

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Les héros des temps nouveaux

Analysant brièvement Illusions perdues, le philo-sophe fait de la Galerie de Bois du Palais Royal, telle que la décrit Balzac, l’équivalent inversé de « La cité an-tique433 ». Au-delà des personnages, le monde moderne « inventé » par le romancier serait cet univers « où le décor de la marchandise s’égale à une grotte fantas-tique, où toute enseigne devient un poème434. » Le roman balzacien, mélangeant les genres, constituerait, et le vo-cabulaire se fait hégélien pour poser l’équivalence entre l’épopée antique et le roman moderne, la « forme mo-derne de cette poésie immanente à un monde vécu dont on disait le secret perdu435 ». À cette « poéticité » nou-velle, pourraient correspondre des héros nouveaux, habi-tants agrandis de Paris, ville fantastique et enchante-resse.

Mais outre qu’elle fait l’impasse sur le changement de configuration entre les deux temps, l’hypothèse « mo-derniste » reste floue sur la nature et les caractéris-tiques du nouvel héroïsme. Elle souffre aussi, à notre sens, d’évacuer la question, pourtant centrale, du rap-port individu-société, de la dialectique qui s’instaure entre les deux instances, les deux « espaces ». Ce pour-rait être une autre approche du héros balzacien : partir d’une autre structure, cette fois conflictuelle ; celle qui, au cœur du roman moderne, confronte le moi et le monde ou, plus précisément, le sujet à la société. Le hé-ros serait-il alors, dans cette perspective, celui qui, por-teur de valeurs « inactuelles », combat un certain état du Social et de l’époque ? Le problème du rapport (antago-nique ?) du personnage à la Société pourra servir de fil d’Ariane à notre étude (d’abord descriptive puis attentive à saisir leur « différence spécifique ») des nouveaux hé-ros inventés par Balzac : les résultats de notre investiga-tion, nous le verrons, ne seront pas forcément conformes à nos hypothèses.

433. Ibid., p. 28.434. Id.435. Id.

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CHAPITRE 4

LA FIN DE L’AGON

1. Des héros en lutte ?

Envisagé comme récit, le roman balzacien semble parfois retrouver le schème organisateur du roman-feuilleton : la confrontation d’un héros désirant et agis-sant pour atteindre l’objet de son désir à un monde qui lui fait obstacle.

Le personnage central [est] mis en position d’ac-tant-sujet, doté d’un projet (un vouloir, un savoir, un pouvoir-faire) qui le met par exemple en conjonction ou en disjonction avec un objet ou une valeur cher-chés en permanence436.

Un personnage de l’autre sexe dont s’est épris le pro-tagoniste principal représente souvent cet « objet » ou plutôt cette « valeur » perpétuellement recherchée437. Or, on n’aurait aucune peine à trouver des exemples de couples ainsi reliés dans les Scènes de la vie privée. Un jeune homme, ou une jeune femme, est arraché à son état par la rencontre avec un autre être : son désir nais-sant le conduit à quitter son état de passivité pour conquérir celle (ou celui) qu’il aime ; le roman se fait drame. Des œuvres aussi différentes que La Femme abandonnée, Béatrix, La Maison du chat-qui-pelote (au moins dans sa première partie), ou Une fille d’Ève cor-respondent à un tel schéma. Même si les personnages sont définis chez Balzac par bien autre chose que leurs objectifs et leurs actes, ce qui fonde par exemple, aux

436. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 85.4372. Tel est en tout cas un des traits du personnage important, du « hé-

ros » selon Zola, chez qui, note Philippe Hamon, « le personnage principal est en relation permanente amoureuse avec un autre personnage » (Ibid., p. 88).

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yeux du lecteur, l’importance d’un personnage comme Albert Savarus, est d’abord sa volonté d’agir et de réus-sir socialement afin de mériter, selon un schéma qui complique un peu la représentation que pourrait en don-ner la théorie actantielle, l’amour de la femme qu’il aime. La proximité de cette œuvre avec les romans de chevalerie438, d’où toute ironie est absente, est à ce titre frappante.

Dans certains cas, la composition même de l’œuvre tend à concentrer l’attention du lecteur sur un couple de personnages, seul moteur de l’action. Dans La Femme abandonnée par exemple, l’intrigue se resserre progres-sivement sur Gaston de Nueil et Mme de Beauséant. Or ces derniers sont des personnages importants parce que leur désir les pousse à se déplacer – Mme de Beauséant prend la fuite, Gaston la suit –, à prononcer les mots – Mme de Beauséant interdit à Gaston de venir la voir – ou accomplir les gestes – le suicide final de Gaston en est l’exemple par excellence – qui modifient les situations et donnent à l’œuvre son sens. Les autres personnages, toujours peints rapidement, occupent en permanence une position de témoin. À un premier niveau, le person-nage important, le héros apparaît comme celui qui se bat pour transformer un point du réel auquel il se heurte. La narrativité balzacienne implique de prendre en compte cet « activisme » du héros.

Autre critère retenu par Zola et exprimé en termes plus abstraits par Philippe Hamon : la présence d’un ri-val en face du personnage de héros. Citons encore un peu longuement le théoricien et sa judicieuse descrip-tion :

Sur le plan de l’action proprement romanesque, on peut enfin prévoir que le personnage principal, « central », est celui qui est opposé à un « traître » [...] C’est « l’opposant » de toutes les typologies, né-cessaire à la fois aux épreuves et à la glorification du héros, faire-valoir indispensable, et doté d’un pouvoir,

4383. L’amour de Savarus est d’abord amour du nom de l’aimé et volonté d’en être digne : il s’agit pour lui « d’élever [s]a fortune à la hauteur de [s]on nom [celui de Francesca dont il est amoureux] », (I, 980) après avoir proclamé fièrement la noblesse de son propre nom (I, 979).

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La fin de l’agon 175

d’un vouloir et d’un savoir-faire antagoniste. Cela suppose la mise sur pied, dans l’œuvre, de deux pro-grammes narratifs contradictoires, comme la pour-suite d’un même objet (pouvoir, argent, femme, etc..) et un quasi-partage du statut de personnage princi-pal439.

Cette conception des personnages et de leurs rap-ports intradiégétiques trouve particulièrement à se véri-fier dans une œuvre comme Germinal. Mais à bien y prê-ter attention, quelques œuvres balzaciennes utilisent ce type de construction, caractéristique de formes roma-nesques plus populaires. La Vendetta par exemple peut être lue comme l’affrontement de deux volontés, égale-ment sûres de leur bon droit. C’est d’ailleurs cette oppo-sition entre deux figures fortement caractérisées qui donne à la nouvelle sa valeur esthétique, puisqu’elle rend effectif le crucial principe du contraste. Balzac en était conscient, qui, par l’intermédiaire de Félix Davin, parle de la « richesse dans ce contraste de deux volontés également puissantes, acharnées à rendre leur malheur complet440 ! »

Faut-il aller jusqu’à dégager, comme le fait Fredric Jameson, tentant de conceptualiser l’évolution de Balzac, un moment du mélodrame, de la lutte441, dans l’œuvre du romancier ? Selon le critique, à partir des années 1833-1834, dans le deuxième temps de la création balza-cienne, certains personnages commencent à exister comme sujet, cessent d’être simplement des person-nages-signes – c’est-à-dire des personnages conçus comme la somme de détails métonymiques et matériels déchiffrés par un narrateur clairvoyant – et se heurtent à l’extérieur. Ils font l’expérience de ce qui est « hors de la clôture de notre expérience sociale conventionnelle442 ». Il deviendrait alors nécessaire pour Balzac, vu par Jame-

439. Ibid., p. 89.440. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I,

1161.441. Fredric Jameson, « Balzac et le problème du sujet », in Roland Le Hue-

nen, Paul Perron (éd.), Le Roman de Balzac : Recherches critiques, méthodes, lectures, Montréal, Didier, 1980, p. 65. Bien que rigoureux et suggestif, cet ar-ticle nous paraît proposer une division de l’œuvre de Balzac quelque peu méca-nique et indifférente à la diversité même de chacun de ses moments.

442. Ibid., p. 75.

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176 Chapitre 4

son, de mettre en place un « nouveau dispositif molaire qui sera celui du mélodrame ou de l’agon443 ». Formula-tion contestable, nous aurons à y revenir, mais qui sug-gère un mode possible de constitution du héros mo-derne : celui qui lutte et qui se constitue autour de cet affrontement. Un autre théoricien américain, également marqué par les idées marxistes et psychanalytiques, Leo Bersani, fait ainsi du héros du roman réaliste un être de désir, dès lors fatalement conduit à se heurter à la socié-té ou à son milieu environnant :

dans le roman réaliste, le conflit le plus fréquent est un conflit qui oppose une société et un héros refu-sant les limites que cette société voudrait imposer à ses devoirs et ses satisfactions 444.

D’où l’importance du thème du désir amoureux qui permet de mettre en évidence le refus que le « héros » oppose aux contraintes que fait peser l’univers social445.

Il est vrai que chez Balzac l’opposition entre le désir du personnage et un groupe extérieur, familial ou social, est souvent au centre du récit446. Pierre Barbéris, à la suite de Maurice Bardèche, a ainsi rappelé que les nou-velles et les contes de 1830 à 1834, antérieurs au Père Goriot donc, opposaient un individu à un autre, ou un in-dividu à un groupe. Et de citer aussi bien Raphaël de Va-lentin dans La Peau de Chagrin que la duchesse de Lan-geais ou Eugénie Grandet447. Selon des modalités di-verses qui intéressent l’étude du récit448, le personnage important est donc celui dont le désir entre en désaccord

443. Id.444. Leo Bersani, art. cit., p. 65.445. Ne nous y trompons pas : en envisageant de la sorte les traits d’un

certain nombre de personnages et leur position par rapport à la société, nous n’abandonnons pas l’examen de la forme pour ne plus envisager que le contenu de l’œuvre. Nous nous situons au niveau de la « forme du contenu », terme em-prunté au linguiste Louis Hjelmslev (Voir le volume XII des Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, Essais Linguistiques, Paris, Éditions de Minuit, 1971, p. 93).

4465. Citons par exemple Une double famille, Mémoires de deux jeunes mariées, La Femme de trente ans, Béatrix, La Femme abandonnée, La Vendetta ou encore La Maison du chat-qui-pelote.

447. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 171.448. Jean-Pierre Richard donne une description convaincante du fonction-

nement actantiel des intrigues balzaciennes (Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 89-111).

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La fin de l’agon 177

avec son milieu (que composent les personnages secon-daires appartenant à un groupe)449.

L’opposition originelle est explicitement présente dans la scène d’ouverture de La Maison du chat-qui-pe-lote (I, 38-46) qui met en vis-à-vis – « physiquement » et abstraitement – le jeune Théodore de Sommervieux, hé-ros désirant et solitaire qui cherche du regard celle qu’il aime, et les différents habitants du Chat-qui-pelote, groupe que ce regard inquiète et déstabilise. Le para-texte de Félix Davin abonde d’ailleurs en formules qui mettent l’accent sur cette manière de caractériser les personnages. Rappelant que les trois premières parties des Études de mœurs, à savoir les Scènes de la vie pri-vée, les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie parisienne, sont des « peintures de la vie indivi-duelle450 », Davin souligne que l’auteur y montre « les sentiments et la pensée en opposition constante avec la société451 ». Les Scènes de la vie privée, envisagées sépa-rément, reposent plus encore sur un conflit né de l’ins-cription de l’individu dans une société :

les infortunes [y] naissent de l’antagonisme mé-connu que produisent les lois sociales entre les plus naturels désirs et les plus impérieux souhaits de nos instincts dans toute leur vigueur 452.

L’amour « hors-la-loi » n’est donc pas la seule origine du conflit exposé. Un roman comme Une double famille, en dépit des différences de tons, de localisation spatiale et temporelle de ses trois « parties », expose, sous des formes variées, le même heurt entre un individu et des conventions sociales qu’il refuse. Dans la première par-tie, le rejet de Granville des lois sociales le conduit à se construire une sorte d’îlot hors du monde : sa relation amoureuse cachée avec Caroline. Le problème du nom du personnage principal a alors valeur de symptôme puisque Granville est alors simplement Roger, à l’identi-

449. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 80.450. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I,

1147.451. Ibid., I, 1148.452. Ibid., I, 1146.

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178 Chapitre 4

té problématique, comme pour dire qu’il y a deux façons de considérer les situations. À l’opposé, l’abbé s’efforce, à la fin de cette première partie, de réintégrer leur his-toire dans les lois de l’univers social : « le langage social prostitue brutalement l’idylle453 ». Dans la deuxième par-tie du roman, Roger essaie d’échapper à la froideur de sa femme et du discours religieux qui inspire sa conduite, pour retrouver l’enthousiasme bouillonnant et l’énergie qui étaient les siens avant son mariage. Dans la troisième enfin, il semble s’enfoncer dans l’isolement, à l’écart de tout, de la sphère sociale et de la sphère amou-reuse, silhouette noire dans la nuit noire dont l’humeur glacée et le laconisme rehaussent la différence. Son « héroïsme » potentiel, qui s’est heurté aux désirs d’une mère, celle de Caroline, et aux aspirations d’un père – le sien – qui, dans une lettre (II, 49), le voue au mariage n’existe plus que sur un mode crépusculaire. Mais c’est le refus d’appartenir à un groupe et d’en adopter les va-leurs, qui, au niveau de l’histoire et de la perception qu’on peut avoir du personnage, en fonde l’importance. Alain Henry et Hilde Olrik ont bien montré que, dans ce récit qui raconte la lutte entre la différence et l’indiffé-rencié, le romanesque réapparaît dans la troisième par-tie, mais définitivement « à l’extérieur des normes so-ciales454 » puisque la seule histoire qui intéresse Granville concerne deux personnages en marge.

Une analyse en ces termes de l’action de Rastignac, d’abord caractérisé, dans Le Père Goriot, par ses efforts pour pénétrer dans la haute société, aurait, semble-t-il, les accents de l’évidence. Le métadiscours balzacien imagine d’ailleurs un possible récit, qui pourrait corres-pondre à l’œuvre dans laquelle il figure :

S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiant fournirait un des sujets les plus dra -matiques de notre civilisation moderne (III, 152) 455.

« L’individu apparaît comme un opposant à l’en-semble qui devrait normalement le justifier456 ». Cela a

453. Alain Henry, Hilde Olrik, art. cit., p. 131.454. Ibid., p. 136.455. C’est nous qui soulignons. 456. Juliette Grange, op. cit., p. 91.

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La fin de l’agon 179

souvent été remarqué : les métaphores guerrières (tan-tôt « terrestres », tantôt « maritimes ») sont d’ailleurs lé-gion dans Le Père Goriot. Dès le début du roman, abondent les termes relevant de l’expression et de la perception d’un rapport de force (voir par exemple III, 96-98), aussi bien dans les discours du narrateur que dans ceux des personnages. Il est ainsi question du « champ de bataille de la civilisation parisienne » (III, 113), tandis que Rastignac écrit à sa mère : « cette vie de Paris est un combat perpétuel » (III, 120) et veut « tenter l’abordage de la maison de Nucingen » (III, 123)457. Paris est comparée par Vautrin à une forêt améri-caine peuplée de « peuplades sauvages », que Rastignac doit combattre avec clairvoyance, sur le terrain mondain (III, 143). Dans un discours du narrateur consacré à la position du jeune homme, c’est encore une métaphore militaire qui permet d’expliquer sa situation : « Rasti-gnac, semblable à la plupart des jeunes gens qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présenter tout armé dans la lice du monde » (III, 236). Dans cette arène qu’est le monde, le héros serait celui qui combat.

Même un personnage aussi singulier que Vautrin peut être envisagé selon cette perspective. À examiner la composition et le contenu du Père Goriot, on constate que Vautrin comme Rastignac458 semblent en lutte contre la société, dont ils réclament les suffrages – Rastignac est un personnage d’ambitieux tandis que Vautrin cherche à s’enrichir et à assurer l’ascension de « son » protégé – tout en en contestant les valeurs – Vautrin ex-primant ainsi dans ses discours-professions de foi, une vision de la société comme lieu du mensonge et de la violence larvée. Dans son premier grand discours (III, 135-146), ne parle-t-il pas, en une formule qui pourrait décrire sa position dans le roman, de la « belle partie à jouer que d’être seul contre tous les hommes et d’avoir la chance » (III, 136) ?

457. Voir également III, 153.458. Jean-Pierre Richard a souligné cette proximité du jeune ambitieux et

du révolté, tous deux « isolés, séparés de la société » (Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 93) et lancés à l’assaut d’une collectivité.

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Que l’accent soit mis sur l’écart entre les aspirations du sujet et la réalité sociale, entre l’individu et le monde, et apparaît la figure que Georg Lukács, dans sa Théorie du roman, nomme « individu problématique459 ». Notion bien connue qui renvoie plus largement à l’opposition déjà évoquée entre le monde de l’épopée et celui du ro-man. Si les héros de l’épopée n’ont pas de vie intérieure et sont tout entier définis par une mission à accomplir et ne s’interrogent pas sur leur existence, c’est qu’ils adhèrent au monde et à la collectivité dans laquelle ils prennent place460. Le roman en revanche raconterait les démêlés d’un personnage avec une « socialité » avec la-quelle il ne communie plus. Hegel l’écrivait déjà, en pen-sant au roman allemand de la fin du XVIIIe siècle :

Les jeunes gens particulièrement sont ces nou-veaux chevaliers qui doivent se faire jour en combat-tant à travers ce monde matériel et positif. Ils re -gardent comme un malheur qu’en général il y ait une famille, une société civile, des lois, des devoirs de profession, parce que ces rapports, qui constituent la base des mœurs réelles, opposent leurs barrières vio-lentes à l’idéal et aux droits infinis du cœur 461.

L’individu est désormais « appréhendé comme une entité qui entretient des relations conflictuelles avec le groupe dans la mesure où il se sent mal intégré en son sein, voire en opposition avec lui462 ».

Peut-on faire pour autant des « héros » balza-ciens des personnages en lutte, sur le plan actantiel ; ap-pelant l’identification ou, du moins l’empathie, sur le plan émotionnel, et porteurs solitaires (c’est leur moder-nité par rapport aux héros antiques) de valeurs opposées à celles de la société environnante, sur le plan axiolo-gique ?

Sans nier cette dimension bien connue du roma-nesque balzacien, on voudrait cependant proposer une

459. Georg Lukács, La Théorie du roman, op. cit., p. 73.460. Sur ce point, voir le chapitre 3 de Georg Lukács, La Théorie du roman,

op. cit., p. 49-63.461. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, op. cit., p. 126.462. Pierre Glaudes, Yves Reuter, Le Personnage, Paris, PUF (« Que sais-je

? »), 1998, p. 38.

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lecture de ces personnages quelque peu différente, en prenant en compte la vision foncièrement dialectique que présente Balzac de la société et le mode d’existence (au triple plan actantiel, émotionnel, axiologique) de ceux que le lecteur perçoit comme les héros de La Co-médie humaine.

2. Un défaut de présence

Lutte, agon, affrontement : les termes prêtent à équi-voque. Ils dessinent une bipartition claire et tranchée : d’un côté le héros, de l’autre la société. Sur le modèle du duel antique, morceau de bravoure de l’épopée, ils exaltent la présence pleine d’un personnage combattant et combattif, dont le discours du narrateur célèbre la gloire. Or, à considérer le roman balzacien et la manière dont apparaissent et se situent par rapport à la société ses personnages importants463, force est de constater que le modèle se complexifie.

Certes, nous avons vu que dans un roman comme Le Père Goriot, plusieurs métaphores utilisées par le narra-teur et plusieurs discours des personnages sur leur propre position renvoient presque explicitement à un modèle agonistique du rapport au monde. La fameuse in-terpellation finale de Rastignac à Paris, « À nous deux maintenant » (III, 290), s’accorde parfaitement à ce schéma. Embrassant du regard la ville parce qu’il l’a comprise, le jeune homme s’élève au-dessus du monde, désormais prêt à l’affronter. Mais précisément : l’apos-trophe guerrière à l’espace social parisien ne survient qu’à la fin du roman. La phrase qui signe la constitution du personnage de Rastignac en actant-sujet qui s’attaque à la société – « Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez Mme de Nucin-gen. » (III, 290, c’est nous qui soulignons) – est la der-nière du roman : la lutte, si lutte il y a, n’est pas donnée

463. Nous voudrions nous attarder plus particulièrement sur trois figures marquantes : Rastignac, Vautrin et Chabert.

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à lire ou à voir. Le roman s’arrête au seuil de l’affronte-ment, qui ne sera jamais, à proprement parler, raconté ; Rastignac ne manifeste pas la pleine gloire de celui qui combat et triomphe. Si l’on se souvient, avec Jean-Pierre Vernant, de deux traits fondamentaux de la société épique antique : la polarisation extrême des engage-ments (« On vit continuellement sur le mode du tout ou rien464 ») et la définition de l’être, non par sa vie inté-rieure, mais par sa relation à l’ennemi, qu’il faut com-battre et éblouir (« Dans une société de face à face, ce qui compte, ce n’est ni l’intériorité de chacun, ni ses états d’âme, mais ce qu’on voit de lui, le mode d’appa-raître que sa présence révèle au regard d’autrui465 »), on percevra les conséquences du changement de configura-tion culturelle et axiologique sur l’apparaître du héros. Loin d’être un espace « de face à face », l’espace pari-sien présenté dans Le Père Goriot est en effet celui d’une complication perpétuelle des rapports, qui prive Rastignac de la jouissance de ses éventuels exploits.

On l’a souvent écrit, et les titres mêmes des parties de La Comédie humaine le montrent, le roman balzacien est un roman de la scène, « lieu » du héros balzacien, unité dramatique, spatiale et temporelle qui révèle le vé-ritable visage des personnages. Encore faut-il s’entendre sur les caractéristiques de la scène balzacienne. Si l’on considère par exemple les deux scènes qui évoquent les premiers pas de Rastignac dans le monde – sa visite à Mme de Restaud (III, 94-102), sa visite à Mme de Beau-séant (III, 103-117) –, on s’aperçoit qu’elles reposent sur des jeux de décalage et d’intrusion qui empêchent que se déroulent des confrontations franches entre person-nages. Un seul espace, la demeure de Mme de Restaud, se divise en sous-espaces, au gré des déplacements des corps et des regards. Le rythme s’accélère et se ralentit en fonction de l’entrée et la sortie de scène des protago-nistes (Goriot s’en va sous le regard de Rastignac, celui-ci arrive sous le regard des domestiques puis de Maxime, M. de Restaud entre sous les yeux de Rasti-gnac), le centre dramatique de la scène (au départ l’en-treprise de séduction de Mme de Restaud que mène Ras-

464. Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 19.465. Ibid., p. 18.

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tignac) évolue en fonction de l’arrivée de telle ou telle fi-gure. La scène parisienne exhibe moins la commune vo-lonté de se mesurer à l’autre que l’éparpillement des dé-sirs et des pensées, l’émiettement des egos, caractéris-tiques de l’espace social moderne. Une phrase pourrait résumer ce fonctionnement. Signalant un jeu de gestes et de regards à trois bandes, elle dit cet éclatement au sein d’un même espace : « Quand Maxime prit cette main [celle de Mme de Restaud] pour la baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et la comtesse aperçut Eugène. » (III, 97) Le jeu des sujets et des compléments empêche ici le face à face et le libre déploiement de l’être des per-sonnages. Quand Rastignac songe à séduire Mme de Restaud, celle-ci est préoccupée par Maxime ; quand plus tard il veut entretenir Mme de Beauséant de ses er-reurs, celle-ci ne pense qu’à M. d’Ajuda (III, 107). Com-ment un héroïsme plein et solaire pourrait-il, dans ces conditions, se manifester ?

Dans l’introduction de son ouvrage consacré à la scène de roman, Stéphane Lojkine a judicieusement op-posé l’univers romanesque à l’univers de l’épopée et du mythe, la scène de roman à l’agon épique466. Si la culture épique repose sur la confrontation de signifiés, la scène « échappe à la culture du signifié » et s’appuie sur un « conflit des signes dans le réel ». « La scène exhibe le dysfonctionnement des signes. Le dispositif de la scène est l’organisation spatiale, iconique, de ce conflit qui la précipite de la représentation vers le réel467. » Sans en-trer dans les détails d’une démonstration souvent éclai-rante bien que trop générale, citons la description qui est faite du fonctionnement de l’épopée :

L’épopée ne fournissait pas au lecteur des scènes, mais un agon, c’est-à-dire en grec un combat : face à face des deux héros sur un champ de bataille, dia-logue de deux figures mythiques dans l’espace mesu-

466. Même si la scène romanesque aurait aussi pour fonction de redonner au roman la grandeur perdue de l’épopée : « La scène vient au secours de l’agon, c’est-à-dire du discours devenu inefficace. L’effet spectaculaire de la scène vient compenser la perte du rituel épique. Le roman fabrique des scènes pour faire oublier l’épopée perdue, pour retrouver, avec des moyens nouveaux, les prestiges de l’épopée » (Stéphane Lojkine, op. cit., p. 12).

467. Ibid., p. 10.

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ré du théâtre tragique, la confrontation n’est pas de deux systèmes de valeurs, mais dans un seul système, elle dialectise l’avènement d’un seul sens 468.

« Le rituel agonistique est donc tantôt corps à corps, tantôt échange de paroles, affrontement militaire ou ver-bal469 » écrit encore Lojkine ; parfois les deux, pourrait-on ajouter en pensant à la scène paradigmatique du duel entre Achille et Hector dans L’Iliade, en laquelle se concentrent tous les enjeux de l’épopée et les valeurs parfois contradictoires de la Cité. Dans Le Père Goriot, en dépit de la perspective et du discours de son person-nage principal, Rastignac, tout se passe comme si la per-formance du « héros », performance à la fois guerrière et orale, était empêchée, entravée ou réorientée. Comme l’a bien souligné Stéphane Lojkine, non seulement l’es-pace de la performance est modifié, mais c’est la possibi-lité même d’une performance qui devient sujette à cau-tion.

La rencontre recherchée, le face à face espéré, celui, amoureux, avec Mme de Restaud, celui, guerrier, avec Maxime de Trailles, n’est jamais obtenu. La scène, chez Balzac, repose précisément sur le dérèglement des ri-tuels sociaux et sur un principe d’interruption. Qu’un dialogue s’instaure et aussitôt survient un autre person-nage, tiers perturbateur qu’incarnent tour à tour ou en même temps, Rastignac, M. de Restaud, Maxime, puis, chez Mme de Beauséant, de nouveau Rastignac et Mme de Langeais. Entre les deux membres d’un couple s’in-terpose un personnage-écran qui introduit dans la situa-tion un réel perturbateur (l’éblouissante élégance de Maxime est pour Rastignac le rappel de sa propre médio-crité, l’entêtement de Rastignac et ses discours intem-pestifs sont un obstacle entre Mme de Restaud et Maxime, puis font revenir le spectre du père Goriot dans l’intérieur apparemment protecteur de la maison Res-taud…). Franco Moretti a insisté sur l’idée que les his-toires balzaciennes ne reposent plus sur des oppositions

468. Ibid., p. 11. À la fin du l’ouvrage, une définition plus « pédagogique » de l’agon est donnée : « L’agon ou affrontement agonistique est, dans l’épopée et la tragédie grecques, l’affrontement de deux héros par le combat et/ou par la parole. Cet affrontement a pour fonction de dire les valeurs, de célébrer le sys-tème symbolique de la Cité » (Ibid., p. 243).

469. Id.

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binaires mais se jouent à trois470. C’est dans la grande Ville et dans le roman réaliste du XIXe siècle qui la repré-sente que, selon le critique italien, la « nature indirecte – triangulaire – des rapports sociaux devient inévitable et évidente471 ». Que le Tiers soit un obstacle ou l’instru-ment d’une transition, d’une médiation472, qu’il manifeste une différence ou témoigne de la disparition de contrastes irréductibles, il est l’introduction du social dans la scène, le signe de l’impossibilité du duel sanctifi-cateur.

Rastignac peut bien, à deux reprises, appeler de ses vœux une lutte avec celui qu’il tient d’emblée pour son ennemi, Maxime de Trailles : « Tout à coup, en se souve-nant d’avoir vu ce jeune homme au bal de Mme de Beau-séant, il devina ce qu’était Maxime pour Mme de Res-taud ; et avec cette audace juvénile qui fait commettre de grandes sottises ou obtenir de grands succès, il se dit : "Voilà mon rival, je veux triompher de lui." » (III, 98) ; « J’irai ! se disait-il, et si Mme de Beauséant a rai-son, si je suis consigné… je… Mme de Restaud me trou-vera dans les salons où elle va. J’apprendrai à faire des armes, à tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime ! » (III, 117) après son éclairante entrevue avec Mme de Beau-séant. Le duel n’aura pas lieu, l’action victorieuse ne viendra pas, comme si le roman moderne témoignait d’une inefficience de la parole séparée. Même le jeu de la séduction, qui pouvait être envisagé dans le roman courtois comme un substitut au combat héroïque, ne prend pas, à proprement parler, dans Le Père Goriot la forme d’une conquête : Rastignac oublie d’ailleurs bien vite Mme de Restaud, se tourne vers Mme de Nucingen, qu’il conquiert en paraissant dans le monde, grâce à des médiations473. Lors de la dispute entre Vautrin et Rasti-

470. Franco Moretti, Atlas du roman européen. 1800-1900, Paris, Seuil, 2000, p. 120.

471. Ibid., p. 123. On retrouverait en effet cette même présence du Tiers dans les romans de Charles Dickens par exemple.

472. Sur ce point voir Franco Moretti (op. cit., p. 122) pour qui le Tiers est, en dernière analyse, une figure de la « surdétermination sociale » (id.).

473. On mesure ici la différence avec la représentation du comportement de Julien Sorel, concevant la séduction de Mme de Rênal comme un duel (« Se-rai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien », Stendhal, Le Rouge et le Noir, Romans et nouvelles, t. I, op. cit., p. 266) et comme l’occasion de faire la preuve à ses propres yeux de son courage.

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gnac, le duel est évité. Si dans un premier temps, les ob-servateurs croient à l’affrontement, une remarque pro-saïque de Sylvie (III, 134) sape la portée dramatique de l’entrevue dans le jardin. « Le duel, sujet noble […], se trouve, en son formalisme ritualisé, ramené à quelque chose d’un peu dérisoire474. » Le duel entre le colonel et le fils Taillefer, évoqué un peu plus avant dans le roman, ne concerne pas directement Rastignac, s’imposant pourtant progressivement comme figure centrale du ro-man. Pierre Barbéris, notant cet abandon de rituels et d’une rhétorique d’un autre âge, a bien noté que « ja-mais dans la Comédie humaine Rastignac ne se battra en duel », indice d’un « déplacement du lieu des pro-blèmes475. » Il n’y a pas (ou peu) chez Balzac d’organisa-tion rythmique, sémantique et narrative de la toute-puis-sance du héros : parce que toute scène repose sur une dissymétrie et sur le perpétuel « diffèrement » de l’af-frontement, le héros demeure en un sens, nous y revien-drons, décentré, décadré476.

Les scènes « dramatiques », au sens traditionnel du terme, ne manquent certes pas dans l’œuvre de Balzac. « La Comédie humaine est pleine de morts brutales, de suicides et d’accidents spectaculaires […] mais ils ne font jamais l’objet du récit477 ». La composition roma-nesque, dans les Scènes de la vie privée, repose d’ailleurs fréquemment sur l’élision des temps forts ou sur l’écart entre les attentes du lecteur et les actions présentées. Si le colonel Chabert a eu un comportement héroïque sur les champs de bataille, son récit rétrospec-tif ne s’attarde pas sur la bataille d’Eylau et ne met pas réellement en scène ses exploits passés. Que dans La Fausse Maîtresse soit rapidement signalé l’intérêt de Clémentine pour le meilleur ami de son mari, le mysté-rieux Paz, et aussitôt le lecteur imagine l’adultère et l’histoire de passion amoureuse qui vont suivre. Mais le

474. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 185.475. Id. Ce fait, effectivement notable, n’implique évidemment pas que

toute scène de duel soit absente de La Comédie humaine (pensons par exemple à La Peau de chagrin ou à La Rabouilleuse).

476. Le héros traditionnel, à l’inverse, rayonne, est éclat, « se montre » (Maurice Blanchot, op. cit., p. 543). « L’héroïsme est révélation, cette brillante merveilleuse de l’acte qui unit l’essence et l’apparence. L’héroïsme est la sou-veraineté lumineuse de l’acte » (Ibid., p. 544).

477. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 210.

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romancier choisit au contraire, dans la première partie du roman, de jouer avec l’attente de ce lecteur. D’où la dimension déceptive ou dilatoire du récit : l’histoire a du mal à démarrer, les enchaînements laissent à désirer. Lors de sa première rencontre avec le si remarquable Paz, Clémentine ne manifeste pas la moindre émotion (II, 206) : c’est qu’elle « démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire » (II, 206) explique le narrateur. Cette rencontre ne semble pas la marquer puisque dès le lendemain elle l’a oublié (II, 216, 217). En fait, à chaque fois que quelque chose va advenir, un sentiment naître, une relation s’élaborer, la situation rigoureusement in-verse survient. Ainsi, lors de la première grande entre-vue entre la comtesse et le capitaine (II, 221), lorsque la tension est extrême, au moment où l’on croit que les per-sonnages vont s’avouer leur attirance réciproque, Thad-dée invente une histoire qui inverse complètement la si-tuation et sa position par rapport à la comtesse. Le tradi-tionnel récit de désir mimétique – Paz serait tombé amoureux de la femme aimée par son ami – ne va pas à son terme. Là où le caractère exceptionnel du person-nage « héroïsé » tient fréquemment à ce qu’il « est le support, en tant qu’agent ou que patient, de situations ou d’actions paroxystiques à enjeu important et à sanc-tions importantes (la crise, le meurtre ; le conflit ; la vie ou la mort ; l’échec ou la réussite sociale ou amoureuse, etc.), actions souvent soulignées, de surcroît, émotive-ment478 », certains protagonistes balzaciens comme Thad-dée ou Rastignac ne sont pas directement rattachés à une situation ou une action paroxystiques.

Or l’absence d’une structure agonistique simple et de séquences déployant de manière univoque et émotion-nellement marquée la puissance d’être d’un personnage entraîne une modification de l’apparaître du héros, que des procédures d’écriture ont pourtant singularisé et mis en valeur : au-delà du personnage du jeune homme à la conquête de Paris, qu’incarne notamment Rastignac, la figure balzacienne ne fait pas durablement tableau, n’est pas uniquement offerte à l’admiration, parce que l’éclat

478. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 69.

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des protagonistes est miné par un autre trait qui en atté-nue ou en modifie la portée.

Certes l’amour dévorant de père Goriot pour ses filles et son inaltérable dévouement élèvent le person-nage au sublime, mais la manière dont cette paternité est sans cesse niée dans la réalité (par ses filles et par le monde), le désordre et la confusion que trahissent de plus en plus ses longues tirades, ternissent la netteté de cette représentation et font écran entre le lecteur et le personnage.

Niée, voire violée, au niveau langagier et énoncia-tif comme au niveau performatif et « réel », la pater-nité de Goriot constitue un carrefour de violence, en se présentant à la fois comme plénitude et vide, comme présence et absence 479.

C’est plus largement la passion au cœur des person-nages balzaciens importants qui contribue à les priver d’une plénitude immédiate, qu’elle soit due à une capaci-té à agir, à une position sociale supérieure ou à une consistance psychologique. Même le personnage de Vau-trin est comme creusé de l’intérieur par sa passion, qui se dit sans se dire, pour les jeunes hommes. En ce sens, retenir des personnages balzaciens leur indéniable di-mension spectaculaire, voire « monstrueuse », que nous avons soulignée plus haut, se révèle insuffisant.

En fait, le monstre ne peut vivre qu’au théâtre, parce qu’il y reste inexpliqué, chez Shakespeare ou Racine. Mais l’interrogation du romancier conduit toujours, et même en Vautrin, à une rêverie fragile ou touchante, qui fait paraître la cruauté comme théâ-trale480.

Juliette Grange, qui a analysé cette question de la re-présentation de la passion et de ses conséquences sur la composition du personnage, a bien montré que certaines figures (la restriction est nôtre, la généralisation qu’elle opère étant contestable) tendent à perdre progressive-

479. Owen Heathcote, « Balzac romancier de la violence, violence du ro-man ? », in Stéphane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 246.

480. Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 207.

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ment leur individualité, leurs particularités, comme ré-duites à un seul trait qui les soustrait à leur ancrage so-cial et psychologique :

lorsque le héros est un individu au sens usuel, cet individu est comme effacé par la passion ou le pou-voir. Un homme blanc et presque absent (Gobseck, Claës, Lambert) ou bien une forme réduite à une seule dimension, arabesque vive de la caricature, sil -houette tracée par une unique passion (Goriot, Pons, Birotteau) 481. 

D’un côté, la passion modèle le personnage, l’objec-tive, et par là le rend lisible et saillant482 mais de l’autre elle détruit ce qui relève d’une logique référentielle, cau-sale ou psychologique. « La passion, chez Balzac, ne laisse aucune indépendance à sa victime, ni même, à vrai dire, aucune personnalité483 ». D’où un paradoxe484 auquel tout lecteur de Balzac ne peut qu’être sensible : cer-taines figures, à mesure qu’elles « grandissent » (le Père Goriot devenant le « Christ de la paternité », le colonel Chabert, la figure du revenant victime de l’injustice) cessent d’être représentables, s’éloignent des cadres psychologiques et sociaux par lesquels un individu est traditionnellement saisi. Le mouvement est double et contradictoire : la passion, témoignant d’une radicalité, d’une quête de l’absolu, contribue à l’individuation glo-rieuse de certains personnages mais elle a également pour résultat la destruction du moi. La longue tirade de Goriot, sur le point de mourir, est à la fois l’affirmation ultime du personnage, ce par quoi il acquiert une stature hors du commun, et le processus en acte de sa dissolu-tion. Stéphane Lojkine l’a bien montré : Balzac semble d’abord donner l’impression de construire des person-nages classiques, caractérisés par un ethos ; or « ce qui est donné à voir, ce n’est pas le personnage faisant ta-bleau dans la scène, mais la réduction, le broyage du

481. Juliette Grange, op. cit., p. 208.482. Voir Juliette Grange, op. cit., p. 94.483. Ramon Fernandez, op. cit., p. 230.484. Paradoxe qui tient d’abord à la double nature de la passion et de la

pensée selon Balzac, à la fois « élément social » et « élément destructeur » (« Avant-propos » de La Comédie humaine, I, 12).

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personnage sous nos yeux. […] dévoilant son secret, il ne s’ouvre pas, il ne s’explique pas, mais au contraire se dé-truit sous nos yeux485. » Précisons : se détruit comme ca-ractère, pour mieux, dans certains cas, renaître ou gran-dir comme Figure, comme Héros si l’on veut, en raison de l’exceptionnalité de cet éclatement-assomption. Même le personnage de Rastignac peut, dans une cer-taine mesure, être envisagé selon cette perspective, puisque à la fin du Père Goriot, la larme qui coule sur sa joue est moins le signe éclatant de son être ou l’annonce de son action, que l’ultime reste d’un Rastignac qui dis-paraît, pour renaître sous une autre forme. Le pouvoir destructeur de la passion, ou celui de la dynamique de la scène balzacienne, selon que l’on considère l’énoncé ou l’énonciation, est d’ailleurs parfois signalé par l’aspect physique des personnages, dont les traits paraissent se dissoudre et s’agrandir tout à la fois, en exacte propor-tion à l’intensité conjointe de leur trait caractérisant (la passion) et de leur caractérisation : qu’on songe par exemple à l’évocation de Gobseck, semblant se confondre avec l’or, lors de sa première apparition dans le roman éponyme (II, 967-968) et gagnant de la sorte la « puissance de l’indéfini486 ».

Le héros est donc rendu présent par ses prises de pa-roles spectacularisées, ses traits physiques déformés et ses attitudes théâtrales, mais aussi privé de ses attri-buts, de son individualité, sous la menace de la perte, de forme et de sens. Inflexion proprement balzacienne du mode de caractérisation et de présentation des figures, que manque le portrait du héros en opposant magnifié à l’univers social487.

Car la tendance est générale : élire comme person-nage essentiel une figure qui abandonne tout vouloir et, avec lui, toute identité, est un choix de composition fré-quent chez Balzac. Certes, ce n’est pas là la marque in-dubitable et unique du héros balzacien. La congruence

485. Stéphane Lojkine, op. cit., p. 161-162.486. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 13.487. En un sens, la même analyse pourrait valoir pour le personnage, cette

fois théâtral, de Lorenzaccio dans la pièce éponyme de Musset : toujours au bord de l’évanouissement, se tenant aux limites de la folie et du vide, le person-nage conquiert sa singularité dans l’épreuve même de cette dessaisie, dans le processus même de son devenir fantomatique.

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n’est est pas moins avérée. Pensons à l’évolution de Cha-bert, progressivement « séparé » de l’identité sociale qu’il s’acharnait à retrouver et qui finit par proclamer : « je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil » (III, 367). Le personnage ne se dit, sa grandeur ne se manifeste, que dans son renoncement à toute identité.

Sans doute ce phénomène peut-il se dire en termes philosophiques et renvoie-t-il à une problématique plus largement abordée au XIXe siècle. Préfigurant la pensée de Schopenhauer, le roman balzacien, lorsqu’il peint l’annulation de soi de Chabert, présente un « néant de volonté plutôt qu’une volonté de néant488 ». Au risque de forcer l’interprétation, on pourrait même voir dans le dernier Chabert une figure de saint, évidemment peu adapté à son temps, si l’on admet, avec Schopenhauer, que la sainteté est « l’acte par lequel la Volonté se nie dans la suppression de toute particularité489. » C’est aussi parce qu’il se dirige, non pas vers l’absolu, mais vers le néant que le personnage reste dans les mémoires. Il pourrait à ce titre être inscrit au registre des figures qui disent ou incarnent la maladie de la volonté, sujet propre, selon Jacques Rancière, des romans modernes ou, du moins, « des romans de la vérité littéraire490 ». Sans entrer dans les détails d’une analyse qui nous éloi-gnerait de notre sujet, rappelons qu’aux yeux du philo-sophe, la littérature au XIXe siècle diagnostique que la « vie est menacée par un ennemi insidieux […] la volon-té491 ». Dès lors le roman, opposant signification et volon-té, « ne peut plus être que le roman de la volonté dé-faite ». Or, le genre, précise encore J. Rancière, « prend deux grandes formes successives. C’est d’abord la catas-trophe de la volonté vaincue par son excès, vaincue par cette disproportion avec toute fin définie et avec toute interprétation réglée des signes qui l’oblige à ne se choi-sir comme objets que les mirages qui s’offrent à foison à

488. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 102.489. Ibid., p. 103. Souvenons-nous d’ailleurs que le colonel est fréquem-

ment comparé à un enfant (III, 329, 331, 358, 372).490. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit., p. 179.491. Ibid., p. 178. Et l’auteur de La Parole muette de citer l’exemple, effec-

tivement concluant, de La Peau de chagrin.

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travers toute fenêtre. C’est ensuite l’abîme de la volonté convaincue de l’équivalence de tous les mirages de la re-présentation492. » À la première forme correspondraient Raphaël de Valentin ou Madame Bovary, autres figures de héros paradoxaux, à la deuxième pourrait être rappor-té le colonel Chabert.

Il serait sans doute trop schématique d’opposer sim-plement chez Balzac les « héros » de la volonté défaite, sombrant peu à peu, par excès ou par défaut d’être, dans le néant, emportés dans un mouvement, sans cause et sans visée, de fuite en avant ou pétrifiés dans la contem-plation sidérée d’une vie qui ne fait pas sens, aux per-sonnages plus « classiques », « îlot[s] du sens à l’an-cienne où se maintiennent la consistance des enchaîne-ments causaux et la possibilité de déduire les actions des fins poursuivies et des caractères en action493. » On ne saurait cependant être trop sensible à cet « état » des personnages, lequel concerne aussi des figures fémi-nines, héroïsées par d’autres moyens. Brigitte Diaz a ain-si bien noté que le mouvement de singularisation de Julie d’Aiglemont dans La Femme de trente ans, constituée en type féminin, en figure de l’époque, va de pair, au niveau de l’histoire, avec un retrait progressif du personnage qui, notamment dans le deuxième chapitre du roman, s’absente à lui-même, comme envahi par le vide.

Julie rejoint ici ces recluses volontaires, figées dans leur sanctuaire silencieux, sacrifiées sur l’autel d’on ne sait quel absent […] Absorbée dans un travail d’effacement de soi, de régression vers une existence létale, Julie est un autre lys endormi sur sa tige, dont la « sève est tarie dans sa source » (125), comme ses sœurs en mélancolie : Mme de Mortsauf à Cloche-gourde, Mme Willemsens à la Grenadière. Leur re-traite dans ces espaces clos est l’expression d’une même dépression494.

La perspective se fait ici plus psychologique que phi-losophique. Mais il importe peu, en ce point de notre

492. Ibid., p. 180.493. Id.494. Brigitte Diaz, « Figures du vide dans La Femme de trente ans », in Jo-

sé-Luis Diaz (éd.), Balzac, « La Femme de trente ans ». « Une vivante énigme », op. cit., p. 70-71.

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analyse, que la claustration et l’effacement soient non la manifestation d’une passion ou la mise en fiction d’une métaphysique, mais le résultat de la condition féminine et de la position de la femme mariée au XIXe siècle. Rete-nons cette conjonction d’un mouvement de retrait de la figure et d’une promotion de ce retrait, source de pathé-tique, de beauté – la distance du personnage au lecteur crée un effet d’aura – et de vérité – le personnage en re-trait, qui ne se « réalise » pas, semble désigner en creux un des visages de l’époque.

Peut-être la fin de La Fausse Maîtresse, exaltant en mode mineur la grandeur cachée de Paz, est-elle l’em-blème de ce mode d’apparaître du personnage. « Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie ? » (II, 243) est-il écrit de Clémentine, protégée par un Paz à la fois présent et absent. Le personnage avait d’abord été, au début du roman, un nom passant de lèvres et lèvres et hantant la maison d’Adam et Clémentine. Une interroga-tion sur Thaddée, présence multiple dans le discours mais multiplicité questionnée, lançait d’ailleurs le récit : « Qu’est-ce que c’est que Paz ? » (II, 204). À cette ab-sence indirectement agissante répond le singulier pou-voir de Paz à la conclusion du livre. La glorification du personnage, rendu romanesque, ne se fait en effet qu’au moment où il s’absente de la scène, laissant l’œuvre à une forme d’inachèvement. Lucette Finas a évoqué à juste titre « l’anomalie de [sa] présence obscure et constante495 » dans les dernières pages du livre. L’accélé-ration des événements à la fin du roman, si caractéris-tique des conclusions balzaciennes, met en valeur cette présence-absence de Thaddée, sans qu’une incursion dans la vie intérieure du personnage ne vienne la justi-fier. Le héros veillant sur celle qu’il aime est là sans être là et se dérobe à l’appréhension du lecteur. L’héroïsme ne constitue pas, ne prend pas forme, mais demeure un horizon possible du texte.

Ainsi, qu’il y ait évitement de l’agon, effacement ou intermittence de la présence, le héros balzacien déjoue les attentes du lecteur, en perdant certains des attributs

495. Lucette Finas, « Une fausseté indomptable », La Toise et le ver-tige, Paris, Des Femmes, 1986, p. 115.

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(gloire, lumière, volonté toute-puissante, séduction…) des héros des temps passés. La glorification se fait dans l’instant de son évanouissement (mort de Goriot, évanes-cence de Thaddée, enfermement dans la douleur de Cha-bert et Julie, métamorphose de Rastignac…) comme si la confrontation au corps social ne suffisait pas à l’unifier et à en fixer la consistance.

3. Un rapport dialectique à la société

Mais la « déficience », le défaut de présence du Moi ne sont pas seuls à priver le roman de la clarté d’un combat entre le héros et le monde. C’est aussi que la So-ciété n’est pas toujours, dans l’œuvre de Balzac, cet Être substantiel que vient nommer négativement l’action du personnage. On sait que chez Stendhal en particulier, sont opposées l’âme du personnage, vue du dedans, et la réalité extérieure, envisagée dans son épaisseur et sa pe-santeur. L’héroïsme dont on peut créditer ses person-nages est alors, selon Lukács dont nous reprenons ici les analyses, le « dernier reste d’absence de compromis avec la bassesse du temps dont l’expression est l’objectif littéraire essentiel de Stendhal496 ». Un passage de l’ou-vrage de Lukács fournit un point de vue synthétique497

sur cette question du rapport du personnage héroïque à l’univers des valeurs :

Stendhal met en scène un certain type d’homme dont les différents exemplaires, malgré une remar-quable individualisation, [...] présentent quant au fond de leur être et à leur attitude face à l’époque tout entière des traits profondément analogues. […] Le destin de ces hommes doit juste démontrer la bas -sesse, les désagréments mesquins de toute l’époque, d’une époque dans laquelle il n’y a plus de place pour les grands descendants de la période héroïque de la

496. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 79. Auerbach et Lukács (voir Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 87-88 et Erich Auerbach, op. cit., p. 464) s’accordent à voir un reste de romantisme dans cette glorification.

497. Synthétique mais contestable. Les stendhaliens auront rectifié d’eux-mêmes ; contentons-nous pour notre part de renvoyer sur ce point aux perspec-tives plus nuancées de René Girard, dont nous avons déjà évoqué l’œuvre maî-tresse.

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période bourgeoise, de la période de la Révolution et de Napoléon498.

Or, l’opposition entre le « héros » et le monde social n’est pas toujours aussi nette chez Balzac. Une compa-raison rapide – elle a été fréquemment faite – entre les personnages de jeunes ambitieux balzaciens et stendha-liens pourrait le confirmer. La participation au jeu social mise en scène dans Le Rouge et le Noir par exemple, ne semble pas corrompre en profondeur Julien Sorel, qui fi-nit d’ailleurs par quitter la société et trouver fugitive-ment le bonheur dans un « non-lieu » 499. Pierre Barbéris remarquait d’ailleurs que

Pour Julien Sorel, l’ambition n’est qu’un moyen de l’affirmation et de la réalisation du moi. Stendhal considérait l’ambition comme un sentiment contre-na-ture, fruit de la civilisation du « paroistre » […] [alors que] pour Balzac au contraire l’ambition est profon-dément légitime ; elle est liée au dynamisme même du monde moderne : elle fait souffrir ou dévier, elle brise même […] mais enfin, Rastignac sera ferme-ment dans son droit en souhaitant s’accomplir et s’élever, tandis que Julien Sorel aura été jeté dans une voie sans issue, loin du bonheur 500.

Si, à la fin du Rouge et le Noir, Julien Sorel trouve la sérénité en renonçant à toute ambition et en renouant avec la passion amoureuse, seul mode d’accès à la connaissance de soi, Rastignac s’élance pour sa part à la conquête de la société en allant dîner chez Mme de Nu-cingen. À l’individualisme et à l’individuation du pre-mier, qui échappe à la contradiction en renonçant au monde, s’oppose le tropisme du second, attiré par la Chaussée d’Antin, entretenant une relation dialectique avec la société. On peut évidemment donner des raisons idéologiques et politiques à cette différence : si Stendhal ne se reconnaît pas dans la société de la Restauration,

498. Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, op. cit., p. 77-78. Voir également p. 87-88.

499. Pour une comparaison entre Le Rouge et le Noir et Le Père Goriot mettant en évidence les différences entre Julien Sorel et Rastignac, voir Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 38-39.

500. Id.

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Balzac porte un regard moins univoquement négatif sur la période qui a suivi 1815 et exprime dans son œuvre le dynamisme et la positivité de sa société501.

Des personnages comme Lucien de Rubempré ou, pour nous en tenir à notre corpus, Rastignac, participent donc de la paradoxale exaltation de l’apparence, de la violence symbolique et de l’opportunisme de l’univers social. Nulle dichotomie radicale et réductrice dans le monde balzacien : dans un long développement discursif consacré à Rastignac, le narrateur du Père Goriot n’évoque-t-il pas le remplacement des héros fictionnels anciens, « hommes rectangulaires [...] belles volontés qui ne se plient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droite semble être un crime » (III, 158) par un nouveau personnage, l’ « homme du monde », l’ambi-tieux qui « fait rouler sa conscience, en essayant de cô-toyer le mal, afin d’arriver à son but, en gardant les ap-parences » (id.) ? L’évolution du jeune homme, la courbe de ses actions, ne semblent-elles pas dessiner, dans la première partie du Père Goriot, une acceptation grandis-sante des règles du jeu social, selon une pente fatale au centre du propos du roman ?

par une sorte de fatalité, les moindres événe-ments de sa vie conspiraient à la pousser dans la car-rière où [...] il devait, comme sur un champ de ba -taille, tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé (III, 151).

Nous ne reviendrons pas sur les multiples images, tantôt naturelles (la mer, l’océan…)502, tantôt artificielles (la machine…)503, par lesquelles est désigné l’espace so-

501. D’où l’absence de réels héros romantiques chez Balzac, qu’ils soient sentimentaux comme chez Lamartine ou combatifs et contestataires comme dans le Hernani de Hugo (sur ce point voir Pierre Barbéris, Le Monde de Bal-zac, op. cit., p. 526).

502. Voir par exemple Une ténébreuse affaire (VIII, 672). Dans Gobseck, c’est le monde parisien qui requiert la métaphore maritime. Gobseck, ancien matelot, s’exclame en effet : « Qu’il [Etienne de Restaud] navigue sur la mer pa-risienne ! Quand il sera devenu bon pilote, nous lui donnerons un bâtiment » (II, 1008). Dans Le Père Goriot, le narrateur note de Rastignac qu’en se libérant de ses études, il avait gagné « quinze mois de loisirs pour naviguer sur l’océan de Paris » (III, 122).

503. Davin utilise ainsi l’image, à propos de l’univers présenté dans les Scènes de la vie politique, des « rouages de ce monde mécanique » (X, 1205) ou résume le but des Scènes de la vie politique en ces termes : « Cette fois, ce ne

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cial dans le roman balzacien504. Elles laissent entrevoir la difficulté qu’il y aurait à échapper à son mouvement, le caractère proprement utopique d’une position complète-ment extérieure à ce corps tourbillonnant et étagé qu’est la société. Accumulation de cercles sans début ni fin (l’image se rencontre dans la fameuse ouverture de La Fille aux yeux d’or), « somme sociale », les images disent bien que la société, la matière romanesque même de Balzac, fonctionne par elle-même, se nourrit d’elle-même, sans guide, sans chef ni projet505. Pour bon nombre de personnages, il s’agit dès lors d’apprendre à connaître le corps social, pour en percevoir les désirs, en maîtriser les rouages, en épouser ou en anticiper les fluctuations, comme les politiques victorieux de La Co-médie humaine, de Marsay, Rastignac ou Talleyrand, que Nathan prend pour modèle dans Une fille d’Ève (I, 311).

L’héroïsation consiste certes, sur un plan horizontal ou syntagmatique, pourrait-on dire, à manifester la diffé-rence, à isoler un personnage du reste de la société. Mais sur un plan vertical ou paradigmatique, le person-nage « héroïsé » est bien souvent à l’image du social, est l’image d’un des visages du social. Le personnage séparé est aussi un « personnage-société ». Les rapports entre Thaddée, Adam et Clémence dans La Fausse Maîtresse, fondés sur l’échange et la dette, sont par exemple à l’image de l’universelle échangeabilité de l’argent sur la-quelle repose la société :

sera plus le jeu d’un intérêt privé que l’auteur nous peindra ; mais l’effroyable mouvement de la machine sociale » (« Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1147-1148).

504. On peut consulter sur cette question, entre autres textes, l’article sug-gestif de Françoise Gaillard, « La cinétique aberrante du corps social au temps de Balzac », Littérature, n° 58, mai 1985, p. 3-18. Il montre notamment, à partir de l’exemple de La Fille aux yeux d’or, comment cohabitent chez Balzac et à propos de la société, l’image du corps – mais d’un corps non organique – et du tourbillon.

505. Ce vide au sommet de la « pyramide » sociale pourrait expliquer éga-lement, selon Françoise Gaillard, que les personnages balzaciens, en cela dé-pourvus d’héroïsme, soient dans une relation de rivalité (monde moderne) et non de lutte explicite (monde épique ancien) : « Le mythe de l’accessibilité de la sphère supérieure, qui est le credo de l’idéologie libérale, explique que dans le monde de La Comédie humaine les rapports entre le bas et le haut, entre les pieds et la tête, soient de rivalité et non de lutte ouverte » (ibid., p. 15).

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la ronde monétaire matérialise les rapports d’échange qui se multiplient entre les personnages, principaux ou secondaires et les conduit à se doubler les uns les autres, à se répondre soit dans la simili -tude, soit dans l’opposition 506.

L’énergie dont est porteur Gobseck exprime ou concrétise, au moins dans la première partie de l’œuvre éponyme, l’énergie sociale liée à la circulation des dési-rs, des biens et des richesses. Un passage du Père Goriot oppose d’ailleurs explicitement les êtres qui font excep-tion, vivant à l’écart de la société et de la grande ville, aux jeunes gens « modernes » dont Rastignac s’avère être, à cet instant du roman, un avatar exemplaire :

S’il est des exceptions à ces lois draconiennes du code parisien, elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmes qui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales, qui vivent près de quelque source aux eaux claires, fugitives mais incessantes; qui, fidèles à leurs ombrages verts, heureuses d’écou-ter le langage de l’infini, écrit pour elles en toute chose et qu’elles retrouvent en elles-mêmes, at -tendent patiemment leurs ailes en plaignant ceux de la terre. Mais Rastignac, semblable à la plupart des jeunes gens qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présenter tout armé dans la lice du monde; il en avait épousé la fièvre et se sentait peut-être la force de le dominer (III, 236)

L’image utilisée – « il en avait épousé la fièvre » – in-dique bien qu’on ne saurait en rester à l’idée d’une oppo-sition tranchée et statique entre l’individu et le monde. Peut-être le personnage « héroïsé », différent, parfois « exceptionnel », est-il un point de concentration de l’énergie qui parcourt la société, une matérialisation exemplaire et amplifiée des lois de cette société. Il y a bien « dans l’"héroïsation" de tels personnages […] la vo-lonté de donner du relief à la composition aplatie, indif-férenciée, de la Société507 » (c’était notre première par-tie).

506. Lucette Finas, op. cit., p. 122.507. Jacques Neefs, « Mobilité, pouvoir et représentation », in Boris Lyon-

Caen, Marie-Ève Thérenty (éd.), Balzac et le politique, op. cit., p. 185-186.

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Mais on peut ajouter que ces personnages « incar-nant » littéralement les formes désormais possibles de l’héroïsme ne sont eux-mêmes que des «  moteurs » partiels du mouvement de la Société, et que leur pou-voir n’est grand que par la conjonction des forces qui passent à travers eux, par la puissance de «  rachat » ou de « conversion » qui les porte ou les traverse, et par la valeur de Signe qui les constitue 508.

Qu’on insiste sur leur expressivité, sur leur mode de constitution et de présentation, et c’est leur unicité re-marquable qui est mise en évidence ; qu’on les envisage en fonction de l’appréhension globale de la société pro-posée dans les romans, et c’est leur caractère de « foyers parcellaires509 » d’énergie, à l’intérieur d’un foyer plus vaste (la Société au niveau intra-diégétique, La Comédie humaine au niveau extra-diégétique) qu’il faut souligner.

Même un personnage comme celui de Vautrin, à en-visager la globalité de sa trajectoire, ne peut être simple-ment défini par la lutte qu’il mène contre la Société. D’abord, parce que son « apparaître » même (Vautrin est un personnage-mutant, passant d’identité en identité) et le contenu de ses discours (le forçat critique l’homme qui « se charge d’aller toujours en ligne droite », III, 144, et célèbre « l’homme supérieur » qui « épouse les événements et les circonstances pour le conduire », id.) semblent rendre impossible toute assignation définitive. Ensuite, parce que le personnage, au terme de son itiné-raire, finit par comprendre qu’il n’y a pas d’issue et de sens au combat mené contre la société : situé à un carre-four, comme l’avait été Rastignac, Vautrin « est pris dans une alternative de vie ou de mort ; mais d’un type particulier : le tout est de sortir de la position de "volant entre deux raquettes, dont l’un s’appelle le bagne, et l’autre la police" (VI, 923) et pour cela il faut s’intégrer la puissance dont on a reconnu la supériorité, ou fuir / mourir, comme le héros tragique meurt quand il quitte la scène510 ». L’ancien bagnard avoue d’ailleurs, à la fin de

508. Ibid., p. 186.509. Id.510. Emmanuelle Cullmann, art. cit., p. 60.

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Splendeurs et misères des courtisanes, renoncer « à la lutte insensée qu’[il] soutien[t] contre la société tout en-tière » (VI, 922). Notons d’ailleurs, avec Emmanuelle Cullmann, que Vautrin avait proposé à Lucien de Rubem-pré, non de lutter contre la société mais de « s’égaler à toute la société » (Illusions perdues, V, 701, c’est nous qui soulignons). Il faut certes déployer sa puissance, ma-nifester son pouvoir511, mais depuis l’intérieur de la socié-té, dans une position de dedans-dehors propre aux fi-gures centrales de Balzac.

Ainsi la représentation du héros en opposant glorieux et lumineux au monde contre lequel il se dresse ne peut rendre compte de l’apparaître de certaines grandes fi-gures balzaciennes. Aussi voudrions-nous, afin de prendre la mesure de cette originalité et d’en décrire les conséquences, examiner ces figures selon le triple éclai-rage proposé par P. Hamon : actantiel, axiologique et émotionnel.

511. Si Vautrin est bien caractérisé par ses pouvoirs extraordinaires et son « exceptionnalité » (voir notre première partie), la métaphore du jeu qu’il se plaît à utiliser manifeste le caractère imprévisible et hasardeux que conservent, à ses yeux, l’existence et, par suite, aux yeux du lecteur, le récit qui la prend en charge (voir Le Père Goriot, III, 42 ou Splendeurs et misères des courtisanes, VI, 922).

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CHAPITRE 5

LE HÉROS EN SUSPENS

1. Une action incomplète

On le sait, le héros classique « combat et conquiert512 ». La folie et la perte d’identité pour Chabert, la prison pour Vautrin, la mort pour Goriot ou Gobseck, l’éloignement pour Paz, l’apprentissage de la dureté du monde pour Rastignac : le moins que l’on puisse dire est que les entreprises des grandes figures balzaciennes sont rarement couronnées de succès, que leurs actions ne sont pas forcément « les plus déterminantes pour les transformations du récit513 ». Bien des figures balza-ciennes sont pareilles à ce joueur évoqué par Vautrin dans Splendeurs et misères des courtisanes, qui, victime d’un hasard malencontreux, finit défait : « Dans ce mé-tier de lutteur, quand on a beau jeu, quinte et quatorze en main avec la primauté, la bougie tombe, les cartes brûlent, ou le joueur est frappé d’apoplexie ! » (VI, 922). En pensant pouvoir vaincre la société sans en respecter les règles, Vautrin illustre d’ailleurs le processus même qu’il évoque : resté à l’écart, incapable de devenir la so-ciété, le personnage s’est brûlé lui-même et a perdu Lu-cien514 ; seul un improbable retournement (son accepta-tion finale des règles sociales) le laisse en vie. Thomas

512. Maurice Blanchot, op. cit., p. 541.513. Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 46.514. Sur ce point voir Emmanuelle Cullmann, art. cit., p. 61-62 et Lucienne

Frappier-Mazur, L’Expression métaphorique dans « La Comédie humaine », Pa-ris, Klincksieck, 1976, p. 42.

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Pavel, analyste des héros balzaciens, note justement qu’une de leurs deux particularités515 est de pouvoir connaître la « déchéance516 ». Le récit du Colonel Chabert en son entier (Chabert a été riche, a été l’ami de Napo-léon et un héros de l’Empire : il finit, seul et oublié de la société, dans un hospice de vieillard), l’analepse au dé-but du Père Goriot évoquant la vie du personnage épo-nyme (fournisseur, chef de section, respectable rentier avant d’être réduit à la misère) dessinent ainsi une courbe négative. On peut certes donner une fonction d’éclairage sur la nature de l’ordre social (la vie de Cha-bert, rehaussé par un démonstratif emphatique, est évo-quée par cette gradation en trois temps : « cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création sociale entière », III, 329) à ces trajec-toires descendantes517. Soulignons surtout le refus de faire coïncider l’importance fictionnelle et le triomphe mondain, comme pour marquer, par un nouvel écart, la spécificité des héros des temps nouveaux. Le héros bal-zacien ne peut être le héros de l’Acte, son héroïsme éventuel n’apparaît pas comme la promesse d’une réso-lution des conflits et des contradictions d’une époque qui n’en manque pas.

Un roman comme Le Colonel Chabert raconte ainsi un processus de destruction ou de dissolution de l’indivi-du. Le schéma de départ de l’intrigue semble pourtant correspondre à celui du mélodrame traditionnel : un être vertueux, victime de la traîtrise d’un proche, se bat pour restaurer l’unité familiale et l’ordre social en châtiant le traître518. Mais le roman ne s’achève ni sur le « dénoue-

515. L’autre étant que ces personnages ont une « spécialisation profession-nelle » (Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 246) : leurs multiples vo-cations concrètes ne les réduisent pas à l’état de guerrier.

516. Ibid., p. 247.517. Leo Bersani voit ainsi (en une généralisation sans doute trop schéma-

tique : le roman réaliste comme conjuration au déploiement du désir) dans la défaite finale des héros des romans réalistes la clé du fonctionnement idéolo-gique de ces œuvres. Véritable bouc émissaire, « le héros du roman réaliste soutient une structure qui prévoit qu’il soit lui-même expulsé des structures viables de l’œuvre et de l’existence. Le romancier rend sympathique un être qui met en évidence la nature factice de l’ordre social et esthétique au nom duquel cet être sera sacrifié » (Leo Bersani, art. cit., p. 72).

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Le héros en suspens 203

ment réintégrateur » ni sur la « vengeance salvatrice519 » caractéristiques du genre. Le personnage se constitue (comme être de fiction) en se défaisant (au niveau fic-tionnel). Le roman repose plus précisément sur un para-doxe : le héros est ici moins « le personnage le plus agis-sant dans et sur le récit520 » que celui dont l’impuissance est l’objet de la fiction. Non pas que le héros n’agisse pas, soit voué à la passivité. Non pas même que le récit ait pour fonction de mesurer l’écart entre un objectif et sa réalisation. Il apparaît plus profondément que ce qui meut le personnage, ce qui le singularise, est incommen-surable au monde, à la société et à ses catégories521. Au-cune action sur le monde tel qu’il est ne peut refléter l’être de la figure (le désir d’identité pour Chabert, le libre exercice de sa paternité pour Goriot, la volonté d’avoir tout et d’être tout pour Vautrin et, en un certain sens, Rastignac…). Le narrateur met d’ailleurs parfois l’accent sur l’échec final de ses personnages en souli-gnant, de manière ironique, l’écart entre la perception de soi, la manière dont le futur est envisagé, et la réalité qui survient, l’événement qui renverse le personnage. C’est au moment où, empli de contentement, Vautrin proclame : « Je suis tout » (III, 212), qu’il est en train de devenir rien : le café qu’il s’apprête à boire et qu’il re-mue contient le narcotique qui causera sa perte. L’adé-quation entre un discours, une pensée et un Acte n’est plus ce qui définit la figure exceptionnelle. Proche en ce-la d’un anti-héros, le père Goriot s’imagine lançant « À

518. Pour une définition du mélodrame, voir Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame (Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1984, p. 7) et les analyses d’Anne Ubersfeld, pour qui le héros de mélodrame « agit par un pur mouvement de vertu sans espoir de récompense sinon la satisfaction d’avoir puni le Traître, réuni les familles, sauvé la société » (Anne Ubersfeld, « Le moi et l’histoire », in Jacqueline de Jomaron (éd.), Le Théâtre en France, Paris, Le Livre de poche, « La pochothèque », 1992, p. 540).

519. Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 86. Les temps forts de l’intrigue mélodramatique (sur ce point, voir Philippe Hamon, Texte et idéolo-gie, op. cit., p. 73) font défaut.

520. Ibid., p. 46.521. Sur tous ces points encore, on pourrait pointer la proximité avec le

personnage de Lorenzaccio et sa trajectoire. Chez Stendhal, si le cheminement du personnage, pensons par exemple à Julien Sorel, le conduit fréquemment à la mort, cette marche vers la mort, physique, va souvent de pair avec une éléva-tion de l’âme. La distinction entre les deux niveaux (défaite dans le monde vi -sible, victoire dans le monde invisible) est plus difficile à établir chez Balzac.

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204 Chapitre 5

nous deux » (III, 247) à celui qui a fait du mal à sa fille, Mme de Restaud (247). La conversation reste imagi-naire, l’action purement verbale et empêchée.

Certes, les Treize, tels que les définit la « Préface à l’Histoire des Treize » (écrite en 1831) semblent détenir un pouvoir hors du commun qui leur permet d’agir dura-blement sur la société. En fait, dans les trois aventures qui les mettent en scène, ces justiciers, bizarrement im-puissants, ne déploient leur puissance « que pour ré-pondre à des transgressions dérisoires ou inexis-tantes522 ». Certes, des personnages comme Rastignac ou plus encore de Marsay, les stratèges de La Comédie hu-maine, connaissent des succès mondains ou politiques, et suivent une trajectoire ascendante523. Mais, comme l’a bien noté Pierre Laforgue, « si la présence ponctuelle de de Marsay est grande dans le texte balzacien, il ne joue pas un rôle de premier plan524. » La carrière politique du personnage, à laquelle il se consacre après l’aventure ra-contée dans La Fille aux yeux d’or, est au fond peu re-présentée. De Marsay ne devient pas une grande figure, n’acquiert pas, en raison des modalités de ses appari-tions dans le texte (toujours obliques et ponctuelles), la stature d’un héros525. Il n’entre pas dans notre propos d’examiner les raisons du refus ou de l’incapacité de Bal-zac à écrire un grand roman politique, un roman à la gloire d’une figure agissante, s’imposant à et dans la so-ciété. Retenons que l’objet premier de la présentation balzacienne semble être la figure séparée de sa propre puissance d’être, plutôt que celle qui s’approprie et di-rige les forces sociales : peut-être s’agit-il de montrer, selon différentes perspectives (morales, psychologiques, politiques, sociales, économiques même) que la société post-révolutionnaire et plus spécifiquement la monarchie

522. Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 248.523. « Dans La Comédie humaine, ceux qui gagnent sont ceux qui savent

endosser un nouveau costume, comme De Marsay, Rastignac ou la princesse de Cadignan » écrit Nicole Mozet (Balzac et le temps, op. cit., p. 60). Les vain-queurs sont ceux qui ne font plus qu’un avec les rouages de la machine.

524. Pierre Laforgue, « De Marsay, genèse et génétique d’un personnage », Balzac dans le texte, op. cit., p. 79.

525. Pierre Laforgue évoque le « statut paradoxal de de Marsay dans La Comédie humaine, à la fois figure solaire et glaciale, unique, et personnage perdu dans la foule des autres personnages, n’ayant juste sur eux que la supé-riorité de briller en compagnie et de tenir le rôle de narrateur » (ibid., p. 83).

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de Juillet empêche les êtres énergiques, les êtres à part, d’être pleinement eux-mêmes et d’actualiser leur poten-tiel. Quelle qu’en soit la cause, la conséquence esthé-tique est nette : ne pas représenter la figure saillante dans la posture du vainqueur, ne pas prendre pour objet les exploits d’un guerrier valeureux, ne pas définir les fi-gures par leur action ou leur pouvoir, les saisir dans l’après ou l’avant du combat, quand la singularité de leur problématique existentielle526 se manifeste.

Deux séquences particulièrement frappantes des Scènes de la vie privée illustrent ce mode de présenta-tion et de caractérisation. À l’instant où Vautrin, conscient d’avoir été trahi, confronté à ses ennemis, semble sur le point d’engager le combat et d’exprimer sa révolte, le personnage, dans le troisième moment de la séquence de son arrestation, nous l’avons vu, fait taire sa colère et se métamorphose : la scène, d’un côté, dé-joue les attentes (programmées par la vision de la Socié-té, qui attend de chacun qu’il se conforme à son identité sociale) des lecteurs et des spectateurs, de l’autre, ne correspond à aucun tournant narratif, reste en régime descriptif sans qu’il y ait matérialisation d’une crise527. L’expressivité hyperbolique suspend la logique de l’ac-tion. Le morceau de bravoure littéraire, la magnification de la figure (III, 219), n’ont pas pour prétexte un Acte, un coup d’éclat, une extériorisation. La singularisation se fait ici par la négative, pourrait-on dire, le « héros » étant dans cette perspective, selon un paradoxe que nous avons souligné, celui qui oppose aux représentants de la Société, non le déploiement d’une force ou l’exer-cice d’une activité, mais la surprenante suspension d’un geste, l’intriguant effacement de soi. Ainsi de Chabert, renonçant à lutter avec sa femme, passant de la colère agissante à la dépression, lorsqu’il comprend qu’il a été joué : « Cette colère dissipée, le colonel ne se sentit plus

526. Sur cette question de la « problématique existentielle » (nous emprun-tons la formule à Georges Blin – Stendhal et les problèmes du roman [1954], Paris, José Corti, 1983, p. 188 – et à Milan Kundera – L’Art du roman, Paris, Gal-limard, 1986, p. 53), nous nous permettons de renvoyer au dernier chapitre de notre thèse, « Le personnage "idéel" ».

527. La crise, condition de la dramatisation et d’une hiérarchisation narra-tive, a en principe pour fonction de « révèle[r] et [d’] illustre[r] le héros » (Phi-lippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 72).

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la force de sauter le fossé » (III, 366) ; le personnage « disparaît » et « s’abîme » (ces verbes sont dans le texte) suppose le narrateur, comme mis à distance, alors même que le lecteur attendait une explosion de colère salvatrice et une action réparatrice. Si le héros, dans un roman, « doit être le support d’une action à la fois per-manente et déterminante pour les transformations narra-tives des personnages eux-mêmes528 », comment qualifier de telles figures ?

Peut-on même écrire que, chez Balzac, « le person-nage mis en relief par des moyens différentiels529 » soit celui qui agit ? La question vaut d’être posée si l’on s’en tient à l’examen du parcours et du mode de caractérisa-tion de Rastignac. Le personnage, nous l’avons vu, est souvent dépeint dans un état de surprise, d’abattement et de mutisme530 comme si, pareil à un voyant, il voyait quelque chose qui le dépasse et que sa fonction, narra-tive et humaine, était d’être le témoin de la grandeur ou de l’injustice environnantes. Certes, nous l’avons égale-ment souligné dans notre partie précédente, après l’ou-verture informative en plusieurs étapes du Père Goriot, l’action semble ensuite progresser essentiellement en fonction des initiatives de Rastignac et de son apprentis-sage. Mais le personnage-sujet n’est pas pour autant ce-lui qui plie la réalité à sa volonté. Le deuxième moment du roman est en effet celui d’une progressive perte de maîtrise du jeune homme, soumis à Vautrin, à Mme de Restaud, à Goriot, et, plus largement, au mouvement du monde. Les différentes étapes de l’intrigue du Père Go-riot cessent d’être fonction des volontés et actions de Rastignac. Un discours à portée générale du narrateur indique ainsi que le personnage est entraîné vers son destin « par une sorte de fatalité » (III, 151), comme pour signifier que le roman n’est pas la célébration de la liberté et de l’action d’un individu d’exception mais la peinture d’une « dessaisie ». Définir Rastignac en fonc-tion de ses désirs et leur intensité, comme invite à le faire un discours diffus sur Balzac, serait manquer la

528. Ibid., p. 85. 529. Rappelons qu’il s’agit de la définition restreinte mais précise donnée

par P. Hamon de la notion de héros (ibid., p. 47).530. Voir, entre autres exemples, III, 237, 239, 252.

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spécificité d’un roman et d’un romanesque du réel, du heurt avec le réel. On observe ainsi que les psycho-récits qui clôturent les séquences narratives et « enveloppent » le discours intérieur de Rastignac signalent de plus en plus souvent les échecs, ou plutôt l’absence de progrès du jeune homme : jaloux de M. d’Ajuda, « il se sentit au cœur une rage d’enfant » (III, 154), la mobilisation d’un appareil métaphorique (« il souhaitait le pouvoir des dé-mons afin de l’emporter dans son cœur, comme un aigle enlève de la plaine dans son aire une jeune chèvre blanche qui tette encore », id.) indiquant le basculement compensateur dans l’ordre du fantasme ; il est à la fois « heureux » et « mécontent de voir ses projets de fortune renversés » (III, 176) ; il ne parvient à accéder au statut qui lui permettrait de vivre comme il le souhaite (III, 180) et craint, sur le plan amoureux, la défaite – « Eu-gène ne voulait pas que son premier combat se terminât par une défaite, et persistait dans sa poursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix à sa première fête à Saint-Hubert » (III, 182). Avant l’affole-ment et l’accélération des événements de la dernière partie du roman (à partir de l’arrestation de Vautrin), dans laquelle les articulations du récit ne seront plus systématiquement liées aux déplacements de Rastignac (voir III, 225), notons d’ailleurs que la temporalité du ro-man semble patiner et que font retour les mêmes inter-rogations et les mêmes indéterminations, quant à la for-tune mondaine et amoureuse de Rastignac. Peut-on dès lors encore parler de « Sujet-héros » ? se demande Ni-cole Mozet531. Autre principe de construction des sé-quences à valeur d’indice : le surgissement d’un élément perturbateur lorsque Rastignac parle, pense ou rêve. Le réel (« un soupir semblable à un han de saint Joseph », III, 78 ; « un bruit assez difficile à exprimer », III, 79 ; « Une porte s’ouvrit », III, 98 ; « la voix de la grosse Syl-vie », III, 147) toujours fait retour, interrompt les

531. Nicole Mozet, art. cit., p. 102. Recourant aux catégories greimas-siennes de l’analyse du récit, N. Mozet a bien fait apparaître toutes les infrac-tions au déroulement traditionnel des récits dans Le Père Goriot : il n’y a pas « comblement du manque » puisque Rastignac n’a pas vraiment conquis le fau-bourg Saint-Germain, pas de « retour au règne de la loi » (ibid., p. 100-101), et pas de véritables Destinateur et Destinataire à l’action du Sujet Rastignac, obli-gé d’assumer tous les rôles (ibid., p. 102).

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« constructions » du jeune homme et relance l’intrigue dans une autre direction.

De façon symptomatique, le « héros », encore jeune et inexpérimenté, est, comme d’autres personnages théâtraux ou romanesques des années 1830, dévirilisé. Cela a souvent été noté : Rastignac est très fréquemment féminisé, soit par le discours des autres personnages (il est comparé à une « jeune fille » par Vautrin, III, 137 et III, 185532 et par Mme Couture, III, 204 ; Goriot le com-pare à une jeune marié : « Nous vous avons eu des meubles comme pour une épousée », III, 196) soit par celui du narrateur qui le compare également à une « vierge » (III, 150, 174), à une « jeune fille » (III, 167, 178533) et utilise à son sujet, pour évoquer la période où, suivant les conseils de Vautrin, il profite de tous les plai-sirs parisiens, cette étonnante comparaison : « (…) aspi-rant tous les enseignements, toutes les séductions du luxe avec l’ardeur dont est saisi l’impatient calice d’un dattier femelle pour les fécondantes poussières de son hyménée. » (III, 179)534 Manière de souligner la passivité du personnage, dans une position de réceptivité plus que d’activité. Manière de dire aussi l’inachèvement de son caractère, son statut encore incertain, dans le temps du roman. Tout se passe comme si Le Père Goriot racontait non les exploits d’un héros, mais le temps qu’il faut à un personnage pour s’élever au niveau de son milieu et de sa situation, le temps qu’il lui faut pour devenir un hé-ros.

Car le héros n’est pas immédiatement mûr pour l’action ; tel Hamlet, l’action à faire est trop grande pour lui. Non pas qu’il soit faible : il est au contraire

532. Vautrin lui dit, plus précisément : « Vous êtes un beau jeune homme, délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille ». Rose Fortassier commente en notes ce passage en remarquant cependant que « De La Chanson de Roland aux Misérables, l’épopée et le roman ont privilégié les héros de type "aigle aux yeux de colombe", Oivier ou Enjolras » (III, 1287). L’originalité de Balzac et du personnage viendrait alors du prolongement de cet état incertain qui fait que le personnage ne devient proprement actif que dans un hors-texte évoqué par allusions.

533. Comparaison d’autant plus surprenante que le narrateur y recourt ici pour qualifier la première « victoire » (III, 178) mondaine du jeune homme. Le retournement des codes épiques est à son comble.

534. Le personnage est encore féminisé un peu plus avant dans le roman, lorsque Goriot passe le prendre en fiacre et l’enlève, « comme si c’eût été sa maîtresse » (III, 225).

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égal à l’englobant, mais il ne l’est que potentielle -ment. Il faut que sa grandeur et sa puissance s’actua -lisent535.

Ce n’est qu’à la dernière page du roman que s’achève la caractérisation, que le personnage, dominant Paris physiquement et symboliquement, apparaît mûr pour l’action et pour l’Acte. Le roman s’arrête donc au seuil : « les actions du héros se dérouleront hors champ, nous seront racontées dans d’autres romans, par les récits d’autrui, dans la distance de la parole conteuse536. »

Certaines des œuvres balzaciennes ne présentent donc pas des personnages victorieux mais défaits ou en attente. Ils ne s’expriment pas, selon le modèle antique de l’héroïsme, par leurs actions décisives, mais appa-raissent « en puissance d’action », saisis dans l’avant (Rastignac) ou l’après (Chabert), entre deux phases, se tenant dans l’écart qui sépare un moi et un monde, un désir et une réalité, une compréhension et une pénétra-tion.

2. Le brouillage axiologique

À s’en tenir aux analyses bien connues de Lukács, on pourrait opposer le héros de l’épopée antique, porteur des valeurs du groupe537, au héros romanesque, individu séparé de la société dont il fait voir le vrai visage, se po-sant en face d’elle comme seul être non corrompu. Il est vrai que les désirs des grands personnages balzaciens, quel que soit leur objet, tendent à s’opposer aux fonde-ments même de l’univers social, à mettre en cause la va-lidité de ses valeurs. Sur ce point encore, les textes de Félix Davin sont éclairants : il s’agit dans les Études de mœurs de « peindre les sentiments, les passions, les in-

535. Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’Image-mouvement, Éditions de Minuit, 1983, p. 212-213.

536. Isabelle Daunais, op. cit., p. 120.537. Stéphane Lojkine rappelle à juste titre que « l’épopée comme le mythe

ne représentent pas le réel, mais les valeurs. C’est une culture du signifié : l’œuvre d’art figure un autre monde, un monde mythique et magique, des va-leurs et des idéaux » (Stéphane Lojkine, op. cit., p. 10).

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térêts, et calculs en guerre constante avec les institu-tions, les lois et mœurs538 ». Certes les romans balzaciens s’achèvent fréquemment sur le triomphe des valeurs so-ciales. La portée édifiante et voulue comme telle des Scènes de la vie privée tient souvent à la manière dont le personnage-désirant se trouve critiqué et obligé de re-noncer à l’objet de son désir. La faute suprême des jeunes femmes serait, dans cette perspective, de ne pas tenir compte des paroles forcément éclairantes de leur père, comme en témoignerait par exemple la destinée d’Emilie de Fontaine dans Le Bal de Sceaux ou de Gine-vra dans La Vendetta539. Le constat final et désespéré d’Hélène, qui s’était enfuie avec un pirate révolté et hé-roïque, dans la cinquième partie de La Femme de trente ans aurait alors une portée plus générale. « Le bonheur ne se trouve jamais en dehors des lois » (II, 1201) dit-elle au moment de mourir, ce qu’explicite ainsi sa mère : « le bonheur ne se trouve jamais, pour une fille, dans une vie romanesque, en dehors des idées reçues et, sur-tout, loin de sa mère » (id.). Aussi, la manière la plus simple de repenser le rapport entre les aspirations du personnage mis en relief et les valeurs de la société se-rait de dire que le désir, et donc le personnage-héros qui en est porteur, est précisément ce que ne peut accueillir le texte balzacien. On aura reconnu là la thèse de Leo Bersani dont l’article a déjà été évoqué. À ses yeux, la singularité même du héros et le caractère destructeur de son désir – effectivement envisagé sur ce mode chez Bal-zac, il n’est qu’à penser à La Peau de chagrin – représen-teraient une menace pour l’ordre social et le texte qui en est le garant. D’où l’expulsion du héros-désirant, « corps » en trop qui ne peut « rentrer dans une struc-ture générale psychologique ou formelle540 » et donc dans l’univers idéologique et fictionnel du roman réaliste.

Il n’en demeure pas moins que le simple fait que les agissements ou les paroles d’un personnage au centre de l’action soient dirigés contre la société ou une de ses composantes suffit à en interroger les valeurs. La

538. Félix Davin, « Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle », I, 1172.

539. On pourrait également penser au cas d’Augustine dans La Maison du chat-qui-pelote.

540. Leo Bersani, art. cit., p. 67.

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Femme de trente ans en est un bon exemple (mais cela vaudrait pour tous les récits d’adultères, virtuels ou ef-fectifs) : toute mise en évidence des contradictions entre les lois sociales et les désirs individuels implique une cri-tique de ces lois, notamment parce qu’elles privent la femme de sa liberté. Il n’est pas indifférent à cet égard qu’à la fin du livre, c’est l’ « héroïsme » (II, 1207) et même la « sainteté » (II, 1211) d’une mère souffrante que le narrateur exalte, allant jusqu’à effacer ses fautes. Comme le note, à juste titre, Brigitte Diaz, « Julie in-carne une version féminine de Goriot, autre "Christ de la paternité"541 ». Dans Le Père Goriot, les déplacements de Rastignac sont aussi l’occasion de l’exhibition des bas-sesses du monde et ont pour effet, dans une certaine me-sure, de rehausser le personnage agissant. Ne lui est-il d’ailleurs pas dévolu le rôle de tirer les leçons de ce qu’il a vu et d’énoncer, en des termes qui évoquent l’univers stendhalien, l’opposition entre les belles âmes et la mé-diocrité de la société (III, 270) ? Que la trajectoire des héros désirants soit le plus souvent sanctionnée par la réintégration dans l’univers social – Une double famille – voire la mort – La Femme de trente ans – est peut-être moins le signe de l’incapacité du roman « réaliste » à les représenter jusqu’au bout que celui de l’irréductible écart entre les deux univers. Que le héros et son rapport à l’extérieur ait valeur d’ « incitation » ou d’ « avertisse-ment » (nous reprenons ici la distinction de Vincent Jouve542), sa position au sein du système des personnages en fait le porteur de valeurs qui semblent le distinguer des groupes sociaux dont est constituée la « société ».

Une analyse plus attentive de certains textes et fi-gures balzaciens montre cependant que l’assimilation du héros à la Valeur, une et immuable, ne va pas toujours de soi. Une œuvre comme Le Colonel Chabert paraît certes reposer sur l’opposition entre le personnage, ses valeurs, et celles de la société bourgeoise environnante dont est fait le procès. Dans le récit premier, la violence est morale, psychologique, mais en un sens tout aussi

541. Brigitte Diaz, art. cit., p. 74.5423. Vincent Jouve, art. cit.

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destructrice que celle des champs de bataille. Suivant cette logique narrative, le sujet-débris, isolé, fait appa-raître comment le souci de la fortune et de la réussite so-ciale a pris le pas sur les valeurs morales ou affectives. D’un côté le monde et ses bas agissements, de l’autre le personnage-héros le condamnant dans ses discours (III, 370). Elisheva Rosen a justement souligné que Le Colo-nel Chabert repose en apparence sur un schème mélo-dramatique, puisque Balzac y « esquisse de manière fla-grante une axiologie opposant le Bien au Mal, l’Erreur à la Vérité, le Matériel au Spirituel543 ». Mais le héros sup-posé incarner le bien est en même temps marginalisé et dévalué par le roman. La critique israélienne parle même d’une « description délibérément grotesque » de la figure héroïque, en contradiction avec « le statut ac-tantiel qui [lui] est conféré dans le roman (le "bon" vic-time d’une sombre machination ourdie par les mé-chants)544 ». Entre cette description grotesque et parfois explicitement critique (Chabert, dans son rapport aux femmes, conserve quelque chose du soudard : l’appro-priation sexuelle doit aller avec l’appropriation sociale545) « l’écart est plus que flagrant, il est irréductible546 ». De surcroît, le déroulement du roman tend à isoler de plus en plus le personnage, là où l’intrigue mélodramatique associe Bien et structure familiale, déjà existante ou se reformant. « Alors que le mélo oppose […] des céliba-taires malfaisants à une famille irrémédiablement vouée au bien, Balzac se complaît à mettre en scène des héros de mélodrame célibataires547 ». L’évocation très explicite des violents désirs sexuels de Chabert contribue égale-ment à en marquer l’isolement et le mutisme. En fait, les débris balzaciens ne peuvent réintégrer un foyer et de-meurent voués à l’errance, voire à la persécution ou à la

543. Elisheva Rosen, « Le grotesque et l’esthétique du roman balzacien », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 145.

544. Ibid., p. 146.545. Dans l’édition en volume du Colonel Chabert, Balzac a même suppri-

mé, sans doute sous la pression des convenances, un passage qui évoquait une des exigences de Chabert dans la transaction menée par Derville : le droit de « jouir » pendant deux jours de ses « droits d’époux » ! Sur ce point, voir la pre-mière version du texte (III, 1360).

546. Elisheva Rosen, « Le grotesque et l’esthétique du roman balzacien », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 146.

547. Ibid., p. 149.

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Le héros en suspens 213

mort. Chabert est d’ailleurs doublement exclu du « champ familial » : à la fois « comme enfant trouvé et comme ressuscité548 ». Le roman met l’accent sur « l’ex-centrique, non seulement dans le sens d’original, de bi-zarre ou d’étrange […] mais bien dans l’acception infini-ment plus radicale de ce qui échappe à tout jamais au centre (ce qui ne peut en aucun cas constituer un centre affectif, un foyer d’intégration du sens à l’instar de la fa-mille dans l’ordre mélodramatique)549 ». Dans l’axiologie balzacienne, le héros n’est plus l’incarnation d’une loi, d’une vérité collective qui le dépasse ; le mal, que le per-sonnage « saillant » n’a plus le pouvoir de nommer et de combattre, n’est plus rapporté aux perversités d’un per-sonnage isolé mais « est dans les valeurs et les institu-tions550 ». Cette modification du schéma mélodramatique a pour conséquence d’obscurcir la visibilité morale du récit.

Un roman aussi important que Le Père Goriot se ca-ractérise ainsi par son ambiguïté. En apparence, le sché-ma narratif et éthique est simple : comme dans tout ro-man d’apprentissage, un héros jeune et innocent, Rasti-gnac, est placé face à un choix entre des orientations morales et existentielles qu’incarnent des personnages. Faut-il se dévouer aux êtres aimés, se consacrer avant tout à sa famille, comme le père qu’est Goriot, ou gravir les échelons de la hiérarchie sociale, réussir en s’oppo-sant à la Société et en foulant aux pieds ses lois, comme le préconise Vautrin ? Faut-il adopter « L’Obéissance » ou la « Révolte » (III, 262) pour reprendre les termes qu’utilise le narrateur pour nommer deux des options qui s’offrent à lui ? Le déroulement du roman, le mode de caractérisation des personnages, les liens tissés entre eux compliquent en fait quelque peu ce schéma. C’est d’abord que l’amour paternel tel que le pousse à son pa-roxysme Goriot n’est pas montré sous son jour le plus glorieux. Schème récurrent dans l’univers représenté par Balzac, il est la marque d’un décalage entre un senti-ment intérieur et légitime, l’amour d’un père pour ses enfants, et une extériorisation ici empêchée et qui fait

548. Ibid., p. 150.549. Ibid., p. 151.550. Pierre Barbéris, Introduction à Le Colonel Chabert (III, 297).

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basculer le sentiment dans le pathologique. Le père Go-riot n’est-il pas comparé à un « amant encore assez jeune » (III, 147) ? Ne témoigne-t-il pas d’une forme de jalousie à l’égard de Rastignac (III, 168, 176, 199) ? Comme toute passion, l’amour paternel tel que le vit Go-riot témoigne d’une aliénation, d’une forme particulière de dépendance à l’extérieur, caractéristiques d’une so-ciété moderne qui ne fait place qu’à l’intérêt privé. Go-riot, a justement pointé Barbéris, n’est d’ailleurs ni « le père de la tradition moraliste et idéaliste, rassurante et confortante pour la conscience bourgeoise (Diderot, Greuze), ni même le père de la tradition héroïque (le roi Lear). Goriot sera, avec une sorte d’horrible sénilité, un vieux brigand au passé plus que discutable, capable, pour des filles qui seules peuvent accéder aux splen-deurs sociales que lui interdisent et son âge et son statut propre, de toutes les vilenies, voire (Rastignac le sur-prend d’abord, en même temps que Vautrin, dans une lu-mière criminelle et se livrant la nuit à de louches machi-nations) de tous les crimes551. » Que voudrait ce person-nage, que les circonstances maintiennent au final dans une forme d’inaction ? Donner sa fille à Rastignac, afin de rester à ses côtés ; tuer, en se référant explicitement au refus de Vautrin de l’ordre social (III, 251) : « je ferai comme Vautrin ». C’est à trois reprises (III, 162, 243, 247) que s’affirme cette pulsion de mort et de destruc-tion, l’image de la décapitation faisant retour de manière obsessionnelle.

Le roman repose, plus globalement, sur une série de parallélismes qui oblige à reconsidérer les frontières d’abord établies. Si la remarque de Rastignac sur « les belles âmes » concerne aussi bien Goriot que Mme de Beauséant, le contenu, cynique, des conseils que celle-ci donne à Rastignac (III, 116-117) n’est pas sans évoquer ceux de Vautrin au jeune homme552. La « symphonie des ressemblances553 » dont est tissé le roman concerne plus encore Goriot et Vautrin : l’un comme l’autre sont ou ont

551. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 42.552. Sur ce point, voir Anthony R. Pugh : « Le Père Goriot et l’unité de La

Comédie humaine » in Stéphane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 125. Signalons que Mme de Beauséant affirme sa toute-puissance en proclamant, comme Vautrin (III, 137) et Goriot (III, 147) : « Je sais tout » (III, 116).

553. Ramon Fernandez, op. cit., p. 46.

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été hors-la loi et sont dépeints lors d’activités nocturnes et physiques ; les deux personnages sont obsédés par la paternité et traitent Rastignac en fils adoptif ; si le pre-mier est transformé en figure christique par une appella-tion devenue fameuse, « Christ de la paternité » (III, 231), le second a, plus discrètement, pour initiales JC et pour surnom « Trompe-la-Mort » (III, 190). Cette « res-semblance » se manifeste donc, ou se traduit, à un ni-veau à la fois topique (la position des personnages par rapport au monde) et actantiel (leur volonté de jouer à la Providence, d’exercer, pour ceux qu’ils aiment, le pou-voir d’un Dieu tout-puissant)554.

Nous l’avons signalé, le romancier lui-même pointe dans sa préface la proximité des deux personnages, liée à leur extériorité par rapport aux lois sociales : le père Goriot est au final « en révolte contre les lois sociales, par ignorance et par sentiment, comme Vautrin l’est par sa puissance méconnue et par l’instinct de son carac-tère » (III, 46). Tout se passe comme si le déroulement du roman, les démêlés des désirs individuels avec les lois du monde, donnaient un forme de parenté situation-nelle et axiologique à des personnages que tout oppose au départ (et qui, au niveau de l’histoire, se méprisent ou s’ignorent). Nilli Diengott, s’efforçant de reconstituer le système de valeurs balzacien dans Le Père Goriot555, a souligné qu’à la polarisation apparente – Goriot vs Vau-trin sous le regard de Rastignac – est substituée une autre : Goriot et Vautrin contre la société. Et le critique de noter d’autres détails qui tendent à rapprocher les deux figures : Goriot est un ancien marchand, ce que prétend être Vautrin ; Goriot est soupçonné, au début du roman, d’être un voleur, un criminel556, ce qu’est juste-ment Vautrin557. À la désignation « père Goriot » répond un « papa Vautrin » (III, 80, 142, 145) utilisé de manière bouffonne. Plus encore, Nilli Diengott souligne que dans les deux cas est ajoutée à une caractéristique manifeste

554. Vautrin se compare lui aussi à Goriot (III, 186).555. Nilli Diengott, « Goriot vs. Vautrin : A problem in the reconstruction of

Le Père Goriot’s System of Values », Nineteenth century French studies, volume 15, Fall-winter 1986-87.

556. Sa fortune n’a d’ailleurs pas été accumulée de manière très honnête.557. Nilli Diengott, art. cit., p. 72.

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une caractéristique implicite, associée au personnage apparemment antithétique558 : ainsi Goriot est un père, mais aussi, aux yeux des autres du moins, un criminel caché, tandis que Vautrin est un criminel mais égale-ment, en un sens, un père caché. Certes Goriot suscite la sympathie, mais en même temps l’excès de sa passion559

et sa « stupidité » empêchent d’en faire le porte-parole de l’auteur. Comparé fréquemment à un amant, il appa-raît tout autant « souillé560 » ou du moins équivoque que Vautrin. D’où la double conclusion de Diengott : le ro-man serait celui de l’échec de la paternité, l’une étant impossible et l’autre perverse. Plus globalement, Le Père Goriot serait un roman de l’ambiguïté, aucun person-nage ne pouvant occuper à lui tout seul la position de « porte-parole561 », aucune figure ne possédant un « sys-tème de valeurs juste et dépourvu d’ambivalence562 ».

Rastignac semble au final faire son choix entre l’Obéissance, la Lutte et la Révolte (III, 262) : mais ce choix, justement, n’est énoncé qu’à la fin du roman, au moment où s’interrompt la fiction. Nul hasard à ce que les qualifications duelles et contradictoires563 abondent à son sujet, qu’elles touchent à son état (Rastignac est « heureux et mécontent », III, 176), à sa psychologie (il veut être à la fois « un savant docteur et un homme à la mode », III, 116 ; il est, selon Vautrin, « fier comme un lion et doux comme une fille », III, 186) ou à sa morali-té564 (il est « infâme ou sublime », III, 263, en adorant une femme qu’il ne parvient à estimer). De plus, le décalage entre la voix du narrateur, prenant fréquemment ses dis-

558. « In each case a manifest quality is supplemented by an implicite qual-ity, which is associated with the apparently antithetical character » (Ibid., p 73, c’est nous qui traduisons).

559. En raison de la monstruosité, de l’excès de son amour paternel et de la douleur qu’il lui cause, le narrateur va jusqu’à le comparer à un animal (III, 283).

560. « Both are "tainted" » (ibid., p. 73, c’est nous qui traduisons).561. N. Diengott évoque l’absence de « spokeman » (ibid., p. 71).562. « The right value-system unambivalently » est l’expression utilisée par

Diengott (ibid., p. 74).563. Pour un relevé précis des marqueurs de la dualité du personnage, voir

Rose Fortassier, « Balzac et le démon du double dans Le Père Goriot », AB 1986, p. 155-158.

564. De la même façon, le narrateur de Béatrix souligne l’ambivalence de Camille Maupin, à la fois « horrible et sublime » (II, 779), lorsqu’elle livre Ca-lyste à Béatrix.

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tances avec lui, et le personnage empêchent de faire de Rastignac un modèle ou un exemple. Dès la page 75, lors de la troisième évocation du jeune homme, le narrateur pointe ses faiblesses (il est « hésitant » notamment). Par la suite, à partir du moment où l’axe Vautrin-Rastignac devient central dans la composition du roman, proli-fèrent les énoncés d’ordre moral. Le principe est récur-rent : les auto-évaluations de Rastignac (notamment à l’occasion de ses marches, voir III 215, 262) sont « dou-blées » par le commentaire du narrateur, démasquant la mauvaise foi du personnage, jetant la lumière sur ses vé-ritables motivations, selon une image chère à Balzac. Le mouvement du roman semble d’ailleurs être un temps celui d’une accentuation graduelle de la « culpabilité » de Rastignac, souillé par les propos de Vautrin et par le monde : les interventions du narrateur semblent alors avoir pour fonction de faire le point, par le biais de récits itératifs, et de marquer les étapes de sa chute. Le dis-cours analytique narratorial rapproche ainsi les idées du jeune homme revenant du Théâtre-Italien à la pension Vauquer, après un entretien avec Delphine de Nucingen, de celles de Vautrin : « ces idées […] quoi qu’elles n’eussent pas l’âpreté de celles de Vautrin, si elles avaient été soumises au creuset de la conscience […] n’auraient rien donné de bien pur. » (III, 158) Se rappro-chant de Mlle de Taillefer sous le regard de Vautrin, le jeune homme est sur le point de basculer du côté du for-çat (III, 179-180), parce que sa relation avec Mme de Nucingen s’enlise. Une brève ellipse (le récit se focalise, entre les pages 190 et 194, sur Vautrin) permet de dra-matiser le cheminement intérieur du jeune homme :

Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir par Mme de Nucingen. Dans son for inté-rieur, il s’était abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenir d’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, en échangeant avec Mlle Taillefer les plus douces promesses. (III, 194)

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L’image de « l’enfer », utilisée aussi bien à propos du jeune homme que de Vautrin, réunit ensuite, de manière passagère, les deux personnages. Point n’est besoin de relever l’ensemble des notations morales qualifiant le comportement et les hésitations de Rastignac : person-nage au final dominant, il demeure dans un rapport am-bivalent aux valeurs et ne peut être considéré comme le porteur d’une Valeur supérieure dont il assurerait l’éta-blissement et la diffusion.

Les processus d’héroïsation peuvent avoir pour hori-zon ou suggérer l’idée d’un personnage différent, grand, cessant de se référer aux systèmes de valeurs existants. Le roman balzacien, dans son effectivité, présente ce-pendant des personnages qui ne cessent de se rapporter à ces systèmes. Dans un article déjà ancien, Sylvère Lo-tringer a judicieusement nommé « démesure », par op-position à la « différence », ce mode d’être et d’appa-raître des figures balzaciennes. La démesure de certains personnages n’a en effet de sens que par rapport à la mesure « sociale ». Analysant la relation amoureuse Ras-tignac-Delphine de Nucingen, fonctionnant dans le dis-cours intérieur du jeune homme comme l’îlot de pureté opposé à la perversité de Vautrin l’entraînant vers Victo-rine Taillefer (III, 215), le critique note combien elle se dit en des termes financiers565 : les personnages doivent emprunter à l’argent son langage « donc participer d’un dispositif qui les tourne en leur contraire566. » « Par un glissement métonymique caractérisé, offre financière et demande amoureuse ont échangé leurs désignations567 ». Aussi l’Amour n’est-il pas constitué dans Le Père Goriot en contre-Valeur dépassant les horreurs du monde568. Conquête amoureuse et conquête du monde sont congruentes, loin d’une imagerie romantique à laquelle Balzac veut renoncer.

565. « Mêler l’argent aux sentiments n’est-ce pas horrible ? » fait d’ailleurs observer Mme de Nucingen à Rastignac (III, 174).

566. Sylvère Lotringer, « Mesure de la démesure », Poétique, n° 12, 1972, p. 488.

567. Id.568. Sur ce point, voir Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p.

285-289.

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D’ailleurs, le choix final de Rastignac en faveur de la lutte, l’apostrophe, certes grandiose, qu’il lance du haut du Père Lachaise, restent tout entiers dans la mesure. Si l’on admet avec Sylvère Lotringer que trois issues s’offrent aux personnages à part : la « mesure sans la différence » (on réintègre le social), le retrait résigné hors de la grandeur (la solution adoptée par Eugénie Grandet qui, intègre, « malgré elle, l’intérêt dans le sen-timent (la mesure dans la différence) ») et le renonce-ment à toute mesure (la solution de Julien Sorel qui em-prunte « le raccourci de la grandeur569 »), force est de constater que Rastignac fait le choix de la première voie. Si « les belles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde » (III, 270), le personnage décide de rester « en ce monde », dans une « société mesquine, petite, superficielle » : « L’ambitieux, par son ultime apos-trophe, se raye donc des belles âmes570 ». La conclusion du roman présenterait au lecteur un personnage qui, en un sens, se plie à l’ordre dominant, dont le récit a préci-sément fait voir les aspects les plus négatifs : l’action fi-nale du jeune homme, précise Lotringer, est « grandiose sans être grande, démesurée sans sortir de la mesure puisqu’il s’agit précisément d’y entrer. La démesure, à l’encontre de la différence, ne transgresse pas (ne feint pas de transgresser) la norme571 ». Il est certes des per-sonnages sublimes, hors-limites chez Balzac, mais sans doute la notion de démesure permet-elle de cerner plus précisément leur position et, par suite, leur axiologie. Posons-le donc clairement : « la démesure est une diffé-rence reportée, décalée, repoussée à l’intérieur de la me-sure, bref une différence différée572. » Par leur passion, Goriot ou Gobseck sont « différents » et « mis en re-lief » : l’amour paternel du premier donne, mais en ré-clamant au final d’être payé en retour ; l’avarice du se-cond n’est pas seulement une « contre-usure » : inter-rompant la circulation des biens, Gobseck prend mais ne donne pas et apparaît comme un « sur-usurier ». Tout se passe donc à l’intérieur du circuit de l’échange : à ce

569. Sylvère Lotringer, art. cit., p. 489.570. Id.571. Id.572. Id.

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titre aucune Valeur ne peut émerger, pure et intangible, de la circulation des valeurs. La démesure ne produit en réalité qu’un « effet de différence573 ».

Plus généralement, c’est tout le système balzacien des personnages qui repose sur le brouillage des polari-sations axiologiques. Un roman comme Albert Savarus peut certes être lu comme l’histoire d’un amour entre un être passionné et une femme pleine de noblesse, empê-ché par une jeune fille, victime de son éducation, selon le long discours justificatif du narrateur (I, 931). Albert Savarus, figure indéniablement positive, serait du côté des forces divines, et Rosalie des forces diaboliques. Ain-si, la jeune femme amoureuse le compare à « Dieu » (I, 931), qui veille pendant que les autres dorment. Rosalie, à l’inverse, fait preuve d’un machiavélisme proprement diabolique pour séparer ceux qui s’aiment. Il est d’ailleurs régulièrement fait mention de la fièvre qui la brûle, de ses joues en feu, ou de son « infernale curiosi-té » (I, 967). Il est également question de l’ « esprit in-fernal » (I, 1012), du « génie du mal » (I, 1012) d’un per-sonnage nommé Satan par l’abbé de Gracey (I, 1013). Cette caractérisation négative, cette assimilation au diable, avaient été programmées, en début de roman et sur un mode plus léger, par une phrase de sa mère : « elle a plus d’un Belzébuth dans sa peau ! » (I, 924) Les commentaires des personnages semblent ici délivrer le sens axiologique des combats menés, selon un schéma manichéen caractéristique des mélodrames. Pourtant, comment ne pas noter l’insistance sur « la livrée du diable » (I, 928) de Savarus et sur son ameublement « rouge » (I, 931) ? Albert Savarus ne s’interroge-t-il pas : « [p]eut-être y a-t-il des accommodements avec le diable » (I, 991) ? Inversement, deux modes de polarisa-tion cohabitent à propos de la figure de Rosalie de Wat-teville. Sa conduite, sa manière de briser sciemment le bonheur de deux êtres, l’accent mis par le narrateur sur la noirceur de ses desseins, la placent évidemment du

573. Ibid., p. 491 (c’est nous qui soulignons). Sylvère Lotringer, en accord avec la fameuse phrase de Baudelaire, finit son article en soulignant que l’abou-tissement du roman balzacien est que n’importe quel personnage peut être hé-roïsé ou doté d’un sentiment sublime et passionné (ibid., p. 491-492). Nous ne le suivons pas sur ce point.

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côté du Mal. Le discours par lequel l’abbé condamne ré-solument sa conduite à la fin du roman pourrait presque avoir valeur de leçon générale et semble l’assigner à sa fonction de contre-modèle (I, 1013). Pourtant, le parti pris compositionnel qui a fait de Rosalie le personnage focal, l’amplification des passages qui sont consacrés à la force de ses sentiments, la caractérisation, surtout, du personnage par la passion qui l’anime (en l’occurrence celle que lui inspire Albert) renvoient, dans le système balzacien, à une autre axiologie possible. L’amoureuse sublime qu’est aussi Rosalie appelle alors une qualifica-tion positive ; il revient au même abbé, si prompt à la condamner, d’en prendre acte : lorsqu’elle proclame son amour, Rosalie prononce « un mot que l’abbé trouva su-blime » (II, 1006). Tout se passe comme si un système « esthétique » d’évaluation – au sens où le personnage est l’incarnation pleine d’un sentiment – venait se super-poser, voire se substituer à une perspective simplement moralisatrice. D’un côté l’univers romanesque demeure polarisé, de l’autre s’installe une forme d’indistinction morale.

Michel Condé l’a bien montré574, même dans le cas des œuvres où existe un indéniable souci d’édification, le jugement moral qui viendrait épingler le personnage peut faire défaut575. Telle est la voie nouvelle explorée par l’auteur de La Comédie humaine : refus du manichéisme, expérience de la fin du personnage-exemple, du person-nage héraut représentant d’un groupe, et invention d’un « héros nouveau », par exemple Rastignac, « lieu à lui seul de toutes les contradictions qui poussent en avant le monde, alors même qu’elles le retiennent et le forcent à prendre mesure et conscience de soi576. »

574. Voir Michel Condé, op. cit., p. 110.575. Ainsi, dans Mémoires de deux jeunes mariées, la force des sentiments,

l’intensité de sa passion, font que le personnage de Louise de Chaulieu ne peut être considéré comme mauvais ou coupable. Dans la logique de l’œuvre, la mort ne sanctionne pas ses errements mais l’intensification de son existence qui en a fait un personnage à part. Dès lors, est maintenue l’ambiguïté. Quel est le personnage porteur des valeurs à défendre : Louise qui a préféré l’intensité ou René, la vie tranquille ? Le roman ne tranche pas clairement.

576. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 294-295.

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222 Chapitre 5

Cette ambiguïté axiologique des figures balzaciennes, sans doute peut-on la faire relever de l’ambivalence du genre romanesque. Selon Julia Kristeva, à une « culture du symbole » à laquelle appartiendrait l’épopée, culture qui ne connaît que des antithèses, des « disjonctions ex-clusives », s’opposerait une « culture du signe », celle du roman, qui reposerait sur une structure de non-disjonc-tion.

Dans La Chanson de Roland et tous les cycles de la Table ronde, le héros et le traître, le bon et le mé-chant, le devoir guerrier et l’amour du cœur, se pour -suivent dans une hostilité inconciliable du début à la fin, sans qu’aucun compromis ne soit possible entre eux577.

Le bien et le mal, la vérité et le mensonge y sont an-tagoniques, sans transition ni médiation. Dans le roman en revanche, les contraires ne s’excluent pas mutuelle-ment : des ennemis peuvent évoluer et être rapprochés, l’orientation axiologique et aléthique d’un personnage peut être modifiée. Ni Chabert, ni Rastignac ne com-battent des adversaires singuliers, des agents du Mal. Art du temps578 et des « combinaisons sémiques ambi-guës579 », le roman aurait donc la possibilité de créer des héros ambivalents, oscillant entre des pôles, niant la dis-jonction que par ailleurs l’œuvre pose. Et si, selon René Girard, « Cervantès nous présente un héros à l’envers dans un monde à l’endroit », et « Stendhal, « un héros à l’endroit dans un monde à l’envers580 » ; si Flaubert nous présente, selon Isabelle Daunais, un « héros à l’envers dans un monde à l’envers581 », peut-être Balzac nous pré-sente-t-il un monde, et avec lui un héros, qui ne cesse de passer de l’endroit à l’envers et de l’envers à l’endroit.

577. Julia Kristeva, Le Texte du roman, Mouton, La Haye, 1970, p. 58.578. « Non-disjonctif, le dualisme romanesque crée le temps (non plus la

durée épique) et impose à la pensée la problématique de la temporalité. Disons qu’il y a temps dans la mesure où il y a ambiguïté » écrit encore Kristeva (op. cit., p. 65).

579. Julia Kristeva, Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil (« Points »), 1969, p. 61.

580. René Girard, op. cit., p. 165.581. Isabelle Daunais, op. cit., p. 38.

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Le héros en suspens 223

L’ambiguïté est d’ailleurs maintenue jusqu’au terme des fictions :

Les dénouements balzaciens ne sont plus en me-sure de punir les méchants et de récompenser les bons, d’autant qu’il s’agit précisément de montrer que le monde est à l’envers et que la société tout en -tière se trouve livrée à un dérèglement généralisé de toutes les normes et de toutes les valeurs. Rastignac est vertueux ou arriviste ? Le jeune homme refuse le pacte que lui propose le diable Vautrin, d’ailleurs un peu trop compromettant, mais n’est-ce pas pour mieux conclure plus tard, un autre pacte, autrement plus avantageux, avec le diable Nucingen, qui fera sa fortune, dont il aimera la femme et dont il épousera la fille582 ?

Là est sans doute l’essentiel : la possibilité même d’une hiérarchisation morale fixe est remise en cause. Si le lieu même où est censé se rencontrer la Valeur – le monde – est appelé, nous sommes toujours dans Le Père Goriot, « enfer » (III, 268)583, comment concevoir une po-larité positive ? Comment s’étonner que le diabolique Vautrin soit jugé « plus grand » (III, 262) que la société, et que ne soit édifié aucun système de valeur stable et clair ? Supposant et dessinant une temporalité, le roman repose précisément sur les changements de positions et de situations de ses figures centrales. D’une séquence du Père Goriot à l’autre, un personnage comme Rasti-gnac se transforme, s’altère. D’où l’image symbolique du jeune homme prenant conscience de son évolution et ne se reconnaissant plus : il se voyait « si loin du Rastignac venu l’année dernière à Paris, qu’en le lorgnant par un effet d’optique morale, il se demandait s’il se ressemblait en ce moment à lui-même. » (III, 232) Comment situer définitivement une telle figure par rapport à des polari-tés constituées ? Comment trancher la question des va-leurs quand manquent aussi bien un système de valeurs intangibles, pré-constitué, que l’énonciation au terme de la fable, condition d’un « Jugement dernier », d’une axio-

582. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 93.583. « Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! » continue Rasti-

gnac (III, 268).

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logie qui viendrait par après dire le sens de l’histoire et la « valeur » des personnages ? C’est à chaque instant et de manière parfois contradictoire, que doit être situé par rapport à des valeurs le héros des temps nouveaux, ce-lui, exemplairement, des romans de Balzac. Au lecteur de trouver ensuite sa place et de faire ses choix.

3. Un pathétique composite

C’est aussi parce que le héros réclame l’adhésion et l’admiration d’un public qu’appartient au lecteur le der-nier mot. Tel est le schéma dessiné par la définition de Philippe Hamon : le héros est au final ce personnage qui suscite l’empathie et même l’identification, en raison à la fois de son rôle dans l’action, de l’effet-personne, et des valeurs qu’il incarne (défendant le même système de va-leurs que le lecteur, le héros est celui qu’on juge positi-vement). Or, le roman balzacien, une fois de plus, com-plique singulièrement la perspective. En examinant non pas les effets « réellement » produits sur les lecteurs (re-levant d’une étude empirique et documentée de la récep-tion) mais la manière dont le texte les détermine et les programme, on distinguera sur ce point trois types de personnages et trois manières de modifier l’impact émo-tionnel des figures héroïsées : par imposition d’émotions oxymoriques, par création et maintien de distances et par dissolution des polarisations affectives.

Certes, à se placer sur « l’axe projectionnel », il semble bien que le personnage héroïsé et « saillant » soit celui qui suscite l’émotion. Dans Le Colonel Cha-bert, le recours aux images frappantes, aux scènes orga-nisées autour d’une crise, contribue à cette « pathétisa-tion » du processus de constitution de la figure : le dé-ploiement du personnage, dans le cas de Chabert, s’en-toure de pathétique. Victor Hugo expliquait que la puis-sance de condensation, à laquelle le personnage devait son existence, ne devait pas empêcher que le lecteur de-meurât sensible à son humanité584. Le déroulement narra-

584. Victor Hugo, William Shakespeare, Œuvres complètes, t. II, Critique, Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), 1985, p. 355-356. La mort de Goriot par exemple (Le Père Goriot, III, 284 notamment), est à la fois le moment où se

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Le héros en suspens 225

tif du Colonel Chabert semble d’ailleurs aller de pair avec un rapprochement du narrateur et de son person-nage. Les notations objectives – le « vieux plaideur » (III, 315), le « vieux » (III, 316) – sont remplacées par des lo-cutions qui témoignent d’une prise en compte de sa si-tuation et de sa perception de la réalité – le « pauvre homme » (III, 317), ou, en un tour un peu familier, « ce pauvre colonel » (III, 330) ou encore « le pauvre Cha-bert » (III, 361). La manière dont est parfois pensé le rapport du personnage-focalisateur au personnage foca-lisé a, sur ce point, valeur de symptôme. Ainsi de Der-ville, dans Le Colonel Chabert, caractérisé par ses capa-cités analytiques, sa manière d’abord sceptique d’ac-cueillir la réalité, mais aussi par ses capacités imagina-tives et par son attention au drame vécu par Chabert. La figure mise en relief éveille des sentiments, en l’occur-rence la compassion pour les malheureux. En ce sens, la vision qui est donnée du personnage pour en faire adve-nir l’essence n’est rien moins que détachée, sans pour-tant être subjective. Elle est passionnée, et volontaire-ment partielle. Le problème qui constitue la figure est aussi construit comme un élément qui affecte le lecteur.

Ce même personnage, Chabert, que le discours du narrateur héroïse et rend tragique, est cependant parfois source de comique. À plusieurs reprises, la présentation se fait farcesque ou grotesque. La scène d’ouverture du roman, dans laquelle est adopté le point de vue de clercs de notaire facétieux, réduit ainsi le personnage (appelé « vieux carrick », III, 311) à son chapeau. En une sorte de version miniaturisée et donc anti-héroïque des scènes de combat épiques, le colonel, à l’identité encore opaque, reçoit sans mot dire un morceau de pain, « une boulette » transformée en projectile. Dans les ultimes scènes du roman, son portrait en vieillard errant retom-bé en enfance le rend tout à la fois pathétique et co-mique. En fait, ce « comique […] loin de faire rire, est ressenti comme atroce. » Il est le « signe d’un ébranle-ment radical […] ; sentiment tragique et dérision se manifeste par excellence la fatalité interne au personnage et celui où le lecteur est frappé par la représentation qui en est donnée, tant l’aveuglement du per-sonnage, le retard de ses filles à venir l’assister, la peinture du sentiment survi-vant à la pensée, la décomposition lente de cette mort, composent une image proprement effrayante.

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joignent dans un au-delà de toute sympathie ou antipa-thie affective. Dans la compassion […] l’âpreté tragique et l’âpreté comique se confondent »585. Comment ne pas noter que le lecteur est, tout au long du récit, poussé à prendre parti pour la victime qu’est Chabert, et conduit à prendre ses distances avec une figure qui ne peut ga-gner l’adhésion parce que son combat relève d’un autre temps ? Les imprécations de Derville contre Chabert, peu avant la fin du roman, disent bien le regard foncière-ment duel porté sur ce personnage.

On touche sans doute ici à une des spécificités de la composition balzacienne des personnages : les différents regards qui les construisent et les jugent ne sont pas iso-morphes. Non pas la conjonction de différents niveaux de constitution mais une loi de disjonction généralisée. Or ce principe de construction affecte également les per-sonnages héroïsés qui, dès lors, comme des héros, sus-citent l’admiration, et comme des anti-héros, font naître le rire et la moquerie. Le Colonel Chabert débouche ain-si au final sur un « trouble de l’empathie586 ». « Il se veut de prime abord déroutant au niveau du sens comme à celui de la mobilisation des affects587 ». Constituer le per-sonnage, c’est aussi montrer en quoi il ne relève pas de codes narratifs, culturels et émotionnels constitués.

Analysant l’évolution, tout au long de l’œuvre de Bal-zac, de la figure du « prince588 », Pierre Barbéris note d’ailleurs une transformation du rapport du lecteur à cette figure : en mettant au centre de l’attention, dans ses dernières œuvres (fin des années 1830, début des années 1840) des personnages âgés, qui échouent, Bal-zac empêcherait le jeu identificatoire :

Et c’est le dernier acte, celui de la collection se-

crète de Pons, celui de l’impuissance du vieux casse-

585. Arlette Michel, « Balzac et la rhétorique : modernité et tradition », art. cit., p. 260.

586. Elisheva Rosen, « Le grotesque et l’esthétique du roman balzacien », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 147.

587. Id.588. Relèvent de cette « catégorie » les personnages balzaciens de jeunes

intellectuels souvent déclassés, en quête de sens, dans une société matérialiste et figée. Barbéris les oppose aux marchands, soucieux de vendre plus que d’échanger (Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Bal-zac : L’invention du roman, op. cit., p. 181-211).

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noisettes, intellectuel et prince lui aussi, bien sûr, mais sans nul avenir, interdit de toute identification avec le lecteur. Et c’est là sans doute le plus grave  : parmi les dons natifs du prince, en effet, il y avait la possibilité pour lui d’être reconnu par les foules, de se révéler le symbole d’une génération ; un jour, en conséquence, il pourrait sauter sur la scène et être acclamé. Mais qui se reconnaîtrait de manière mobili -satrice dans les princes vieillis et dégradés de la se -conde entreprise balzacienne ? On plaint Chabert et Pons ; on ne se reconnaît pas en eux : c’est que les princes désormais sont seuls dans un monde où tant de jeunes gens ont la figure d’Oscar Husson et s’ap -prêtent comme lui, à devenir des bourgeois modernes589.

Deux autres modes de présentation peuvent contri-buer à ce brouillage axiologique et émotionnel. L’accen-tuation des distances d’abord : distance du narrateur à la figure d’un côté, de la figure au narrataire ou au lecteur de l’autre.

La construction de certaines figures héroïsées, mises à part et singularisées par des traits dépourvus de causes, semble en effet défaire les systèmes de jugement et rendre impossible de se prononcer. Des personnages comme Vautrin ou Gobseck, entiers et pourtant mysté-rieux, s’expriment mais ne s’expliquent pas (leurs ti-rades sont tournées vers l’extérieur, sous toutes ces formes, plus que vers l’intérieur), et ne sont pas dotés, dans l’espace du roman, de vie intérieure. La systéma-tique mise en relief de Gobseck par exemple empêche tout jugement immédiat. Pierre Citron a clairement insis-té sur ce point dans sa présentation du personnage : le personnage est « au-delà du bien et du mal590 ». La figure « distinguée » est ailleurs, comme Vautrin en un sens, à qui Rastignac ne pouvait que demander : « quel homme êtes-vous donc ? » (III, 185) sans qu’aucune réponse ne puisse à la lettre être formulée. Le « [t]u te mêles de me juger ? » (II, 1008) que lance Gobseck à un Derville ré-

589. Ibid., p. 207-208. 590. Pierre Citron, Introduction à Gobseck, II, 955. P. Citron évoque « [un

lecteur] fasciné par cette figure cynique et grandiose, démoniaque et protec-trice, avide et généreuse, puissante jusque dans l’immobilité, et dont la mort même ne dévoilera pas entièrement les secrets » (ibid., II, 960).

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228 Chapitre 5

probateur résume le fonctionnement du texte qui accu-mule les détails, les récits d’action, les inscriptions du discours du personnage sans jamais en donner la clé, l’intention ou la portée réelles. La technique du « dis-cours-portrait » en particulier, qui sera reprise par Proust591, est exploitée en ce sens : l’extravagance de la forme, l’excroissance expressive font certes entrevoir le visage du personnage, mais font également surgir des in-terrogations et appellent une traduction qui ne vient pas. Dès lors, la singularité des personnages (évoquée dans notre première partie), l’opacité de leurs conduites et de leurs motivations, entravent le mouvement empathique, l’exaltation identificatoire, par lesquels, traditionnelle-ment, un héros devient héros. Un personnage comme Vautrin échappe ainsi à la fois à la logique – on ne le comprend pas – et à la morale – on ne l’approuve pas. Certes, ses aspects diaboliques ou démoniaques sont soulignés à plusieurs reprises, mais son évocation s’achève, non sans ironie, sur la mention des propos d’un personnage subalterne, Sylvie : « c’était un bon homme tout de même » (III, 221). Le jugement semble suspendu, et son aspect dérisoire mis en valeur. Dans le regard que le lecteur est amené à porter sur le person-nage, entrent peut-être en conflit les « connotations axiologiques » – la conduite et les idées professées par Vautrin sont présentées comme moralement répréhen-sibles – et les « connotations affectives592 » – l’énergie du personnage, sa gaieté, ses bons mots, son affection sin-cère pour Rastignac éveillent la sympathie. À la fin du Père Goriot, les derniers mots prononcés sur le person-nage éponyme qui vient de mourir reviennent également à des personnages secondaires et aveugles. Là où on at-tendrait une ultime glorification de la grandeur cachée de cet être (pensons par exemple à l’évocation des der-niers instants de Porthos dans Le Vicomte de Bragelonne d’Alexandre Dumas), ne tombe qu’une épitaphe creuse (voir III, 287 notamment : « Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrément, sa vie durant »), qui, du coup, a presque valeur d’antiphrase. Le narrateur se tait, comme c’est fréquemment le cas à la fin des récits

591. Sur ce point voir Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 145.592. Catherine Fromilhague, Anne Sancier-Chateau, Introduction à l’ana-

lyse stylistique, Paris, Dunod, 1996, p. 81-82.

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balzaciens, reconnaissables à leur « sècheresse » et leur absence de tension. La prise de distance par rapport au personnage – il n’est plus décrit que de l’extérieur, ellip-tiquement – contribue à l’isoler, à l’abandonner à son ab-sence de déterminations positives et à rendre l’apprécia-tion finale, difficile.

Dans la dernière partie d’Albert Savarus, s’accroît pareillement l’ « espace » entre le lecteur et le person-nage. Savarus « s’absente » même un long moment du roman, entre son départ de Besançon et la mort du ba-ron de Watteville (I, 1005-1011). On ignore ce qu’a fait Albert, où il se trouve ; il n’est plus le personnage-focali-sé593. L’obscurité dans laquelle sont laissés ses pensées ou ses sentiments contribuent à le placer dans un « loin-tain » équivoque. L’évocation du baron de Watteville re-tarde un éclairage éventuel et la concurrence entre les deux intrigues ou entre les deux personnages éloigne le narrataire du personnage aussitôt après l’en avoir appro-ché. Le narrataire n’apprend ce qui est arrivé à Albert que par une lettre, sans évocation de la manière dont il a vécu la situation (I, 1016) : de nouveau la distance entre le narrateur – et donc le narrataire – et le personnage, est creusée. À vrai dire, le narrateur, lorsqu’il ne « cède pas la parole » à son personnage, semble toujours se te-nir à mi-distance, évoquant l’attitude, les plans de Sava-rus en focalisation externe, de manière elliptique et sans révéler ses buts plus profonds (I, 984). Aussi, si l’on peut parler d’une structure cyclique du roman, au sens où un personnage surgi du mystère y retourne finalement – « Celui qui est venu avec mystère s’en va, dit Mlle Ga-lard, avec mystère » (I, 1007) –, cette structure cyclique tient également à ce que incipit et excipit du texte se re-joignent dans leur commune apparence de retrait et de silence, qui détache le personnage des situations évo-quées. Cet effet conjoint de mise en relief et de mise à distance a pour conséquence ultime de susciter la fasci-nation du lecteur tout en le privant du système, du lan-gage, qui lui permettraient d’appréhender immédiate-ment la figure.

593. Paradoxalement, son importance dans l’économie générale de l’œuvre s’en trouve peut-être renforcée.

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À l’absence de commentaire évaluatif conclusif (la dernière « apparition » d’un personnage étant un lieu stratégique), peut répondre une hypertrophie du com-mentaire qui rend tout aussi malaisée de percevoir le re-gard porté sur tel ou tel personnage et laisse le lecteur à ses interrogations. Le phénomène est particulièrement net lorsque sont présentés des jeunes gens à la conquête de la société, caractérisitiques du « roman d’apprentis-sage » du XIXe siècle. Certes, le lecteur est rendu sen-sible à leur singularité, en raison de la composition même des romans qui se focalisent sur ces personnages agissants, construisent les situations en fonction de leur regard et nous donnent accès à leur vie intérieure. L’in-tervention du narrateur, l’inscription de sa voix dans le texte, toutefois, donnent une dimension « théâtrale » au roman : en affichant les véritables causes des comporte-ments, en faisant voir les coulisses et les dessous, le ro-mancier réintroduit une distance entre les « acteurs » de la vie sociale et les « spectateurs » de leurs agissements et de leurs réflexions. Si les deux premiers portraits de Rastignac, rapides et positifs, insistaient sur son ambi-tion, sa volonté de se construire une destinée d’un côté, sa beauté physique de l’autre (Le Père Goriot, III, 56 et 60), le troisième (III, 74-76), plus long, fait mention de la tentation de la réussite par les femmes et de l’abandon de la voie du travail. Plus globalement, l’usage du psy-cho-récit ou du discours indirect libre du narrateur bal-zacien, à propos d’un personnage comme Rastignac, n’a souvent de sens qu’à faire apparaître l’écart entre les perceptions et les consciences. Certes, les monologues intérieurs, plaçant les lecteurs au contact de la vie inté-rieure du personnage, ne sont pas absents du Père Go-riot, mais rares sont ceux qui ne sont pas suivis d’un dis-cours narratif englobant qui invite au décentrement (voir III, 147, 150-151). Peignant le personnage en situation, le narrateur dépasse le psycho-récit et épingle ses fai-blesses (voir par exemple III, 94), pointe son ignorance594, fait sourire de sa naïveté, de ses erreurs et de sa mal-

594. Selon la logique bien connue du roman d’apprentissage : « L’impru-dent ! il ignorait que… » (III, 98), il « ne savait pas » (III, 103) il « ignorait » (III, 105), signale successivement le narrateur. Le recours à la modalité exclamative – « Il était encore bien enfant ! » (III, 118) –, typique de la dramatisation balza-cienne de la parole qui présente, renforce l’effet dépréciatif.

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adresse, notamment lorsqu’on le compare à d’autres jeunes hommes ambitieux595 (l’exemple le plus frappant étant constitué bien sûr par la scène si souvent commen-tée de la visite à Mme de Restaud, au cours de laquelle Rastignac se retrouve confronté à Maxime de Trailles, III, 94-102596). Le dispositif énonciatif même, la manière dont la figure devient l’objet d’une vision au « deuxième degré » pourrait-on dire (le narrataire « voit » ce que le narrateur lui montre), renforcent ce « décollement » des perceptions. Un peu plus tard, dans un nouveau passage de psycho-récit,

À peine le narrateur a-t-il fait mention d’un événe -ment touchant à la vie intérieure du personnage («  se livrant pendant la route à ces espérances… ») qu’il lui applique un jugement de valeur (« …étourdiment folles »), immédiatement suivi d’un changement de temps, du passé historique au présent gnomique, et d’un changement de sujet, de Rastignac en tant qu’in-dividu à la catégorie « les jeunes gens »597.

La conjonction du jugement disqualifiant et d’une gé-néralisation qui tend à dissoudre la singularité du per-sonnage598, éloigne Rastignac du lecteur et « casse » tout effet d’identification trop immédiat. Privé du prestige et de la grandeur morale traditionnellement dévolus au hé-ros, Rastignac n’en devient pas pour autant un anti-hé-

595. Que l’ironie soit plus explicitement affichée, que la voix narratoriale envisage de loin et de haut les personnages, et l’on bascule alors dans ce qu’il faut proprement appeler une comédie. Citons les dernières phrases de Modeste Mignon :

« Plus tard, peut-être reverra-t-on dans le cours de cette longue histoire de nos mœurs M. et Mme de La Brière-La Bastie ; les connaisseurs remarque-ront alors combien le mariage est doux et facile à porter avec une femme ins-truite et spirituelle; car Modeste, qui sut éviter selon sa promesse les ridicules du pédantisme, est encore l’orgueil et le bonheur de son mari comme de sa fa-mille et de tous ceux qui composent sa société » (I, 714).

La distanciation du narrateur serait ici « distanciation du Créateur vis-à-vis de ses créatures, dans ce "point de vue de Sirius" qu’il est seul à connaître et qui lui permet d’apercevoir, en même temps que leur fréquente atrocité, la relative insignifiance des drames qu’il rapporte, le peu de traces qu’ils laisse-ront dans la conscience ou dans l’Histoire » (Jean Paris, op. cit., p. 203).

596. Voir la concrétude disqualifiante de l’image employée pour résumer l’épisode : « Après s’être embourbé chez Mme de Restaud » (III, 106).

597. Dorrit Cohn, La Transparence intérieure. Mode de représentation de la vie psychique dans le roman [1978], Seuil (« Poétique »), Paris, 1981, p. 40.

598. Voir également III, 131.

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232 Chapitre 5

ros, nous aurons à y revenir : il n’empêche que l’effet conjugué des discours évaluatifs mitigés, des situations peu glorieuses qu’il traverse, notamment au début du ro-man – l’ignorance et sa « pauvreté » sont moquées par des domestiques, il se perd et se heurte à des objets, III, 95, son entreprise de séduction semble assez vite piéti-ner… – et de la « contagion » tonale et morale du milieu dans lequel il est dépeint – la pension Vauquer –, crée un « écran » entre le personnage et le lecteur.

Cette complication du rapport du lecteur à Rastignac et, au-delà, à tous les protagonistes du Père Goriot, sans doute tient-elle également aux variations de niveaux de langue et de tons du roman. L’ancrage dans la pension Vauquer, lieu de conversations, de plaisanteries en tous genres, et de libération de la parole (notamment popu-laire), le brassage social qu’elle autorise, expliquent le mélange des registres de langue et les ruptures de ton caractéristiques du roman. Manière de maintenir, à côté des procédures d’héroïsation et des modèles génériques « nobles » (épopée, tragédie, drame…), une inscription dans le quotidien et le réel sans lequel ne peut exister une représentation complète et inédite de l’époque.

D’un bout à l’autre du roman on repère des chan-gements brusques de registre et de niveau d’expres-sion qui manifestent les rapports mais aussi la dis -continuité, tous deux significatifs, entre deux univers : l’un héroïque, l’autre « comique » comme on aurait dit au XVIIe siècle, mais toujours dans une perspective de relance, non de régression sceptique. Sans cesse, alors que le récit prend naturellement des allures de haut style, le style lui-même bifurque pour rappeler que tout se passe dans le réel le plus quotidien, le plus moderne, et que précisément ce haut style, ce néo épique ou ce néo dramatique ne valent que dans et par ce réel moderne et quotidien599.

Que l’on considère le passage qui suit immédiate-ment la première entrevue de Rastignac avec sa cousine, Mme de Beauséant : le jeune homme a été le témoin du malheur et de la grandeur d’une dame qui, en un lan-

599. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 183.

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gage choisi, lui a donné une première leçon sur le monde. S’inspirant de ce qu’il entend, Rastignac, noble et grand, offre, à la fin de la scène, son bras à Mme de Beauséant. À peine la scène s’est-elle achevée, que le style du passage se modifie (juxtaposition de proposi-tions courtes et dépouillées) et que les préoccupations du jeune homme deviennent on ne peut plus prosaïques : « Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit. Il était cinq heures. Eugène avait faim, il craignit de ne pas arriver à temps pour l’heure du dîner. » (III, 117) Le contraste est frappant entre les deux visages du personnage, à la fois jeune et noble chevalier au service de sa dame, et timide pensionnaire, soumis à son corps et aux horaires de sa pension. L’impression initiale est non pas effacée d’un seul coup, mais atténuée, contex-tualisée, par l’évocation des préoccupations matérielles du personnage : tout l’art de ce que Pierre Barbéris ap-pelle la dialectique balzacienne.

La transformation du langage va jusqu’à la rupture de ton : un monologue sérieux de Rastignac, frappé par la longue tirade de Vautrin lui exposant le véritable fonc-tionnement de la société, et cherchant les moyens de rester tout de même pur et noble, est interrompu par l’intervention de Sylvie, la cuisinière bien en chair : « Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de la grosse Sylvie » (III, 147) qui lui annonce l’arrivée de son tailleur. Le décrochage traduit le double plan sur lequel est situé le personnage : celui de la vie intérieure (une interrogation morale et existentielle sur la ligne d’action à adopter), celui de la vie extérieure, aux contraintes précises et inévitables (une rencontre dans sa pension avec un tailleur qu’il faut payer).

On pourrait multiplier les exemples : au cœur du ro-man, Goriot et Rastignac, affirmant tout à la fois la force de son amour et son refus de l’injustice, sont coupés par le chant désinvolte et moqueur de Vautrin :

- Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, dit l’étudiant, je ne le sais que depuis un mo-ment.

- Ah, quel bonheur ! fit le père Goriot.

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234 Chapitre 5

- Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain, et j’ai entendu dire qu’il serait tué.

- Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot. - Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se

rendre... » s’écria Eugène. En ce moment, il fut interrompu par la voix de

Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :

Ô Richard, ô mon roi ! L’univers t’abandonne...

Broum ! broum ! broum ! broum ! broum ! J’ai longtemps parcouru le monde, Et l’on m’a vu...

Tra la, la, la, la... (III, 199-200).

Pratique du contrepoint, art de la rupture qui dé-placent l’intérêt et soustraient le texte et le lecteur à ce que peut avoir d’outré l’univers héroïque et idéaliste, comme si le romancier était conscient que « l’héroïsme tend toujours à perdre le contact, à engendrer sa propre pose et sa propre rhétorique600. » Dans l’univers bour-geois de la pension Vauquer, le héros Rastignac ne peut rêver bien longtemps ; dans l’univers romanesque balza-cien, le héros Rastignac ne peut faire rêver601. La plurali-té de ses visages, signalée précédemment, renforce cette difficulté à ramener les sentiments suscités à un affect dominant. À l’impossibilité d’une hiérarchisation morale stable correspond en un sens la variété des apprécia-tions et des regards portés sur le personnage.

Ainsi, que les personnages mis en relief échappent à l’appréciation parce qu’ils échappent à l’appréhension, ou qu’ils soient laissés à leur ambivalence, en ne susci-tant ainsi que des sentiments mêlés, force est de consta-ter qu’une empathie pleine et entière n’est jamais créée. Le rapport à adopter aux « héros » balzaciens relève fré-quemment de l’indécidable.

600. Ibid., p. 188-189. 601. Le héros vient certes « occuper l’espace » (nous l’avons montré dans

notre première partie) mais, souligne justement Pierre Barbéris, « d’une ma-nière assez particulière : sans jamais pouvoir faire rêver » (ibid., p. 295).

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Errements et parfois échec au niveau de l’action, ab-sence d’identification à une Valeur suprême et confusion axiologique, création d’un pathétique composite qui ne cesse de défaire ce qui vient d’être posé : la manière dont se donnent les héros balzaciens, parfois proches des anti-héros602, indique clairement l’inadéquation du modèle héroïque traditionnel à la pratique de Balzac, ro-mancier moderne. Elle indique plus encore ce que l’époque fait à l’héroïsme ou plutôt à la représentation de l’héroïsme : manifestation d’un écart entre l’intention et l’action (l’individu voyant sa marge de manœuvre ré-duite dans un univers social opaque, complexe et en mouvement), brouillage des valeurs (aucun principe transcendant, qu’il soit d’ordre religieux, politique ou culturel, ne pouvant prétendre unifier le corps social et déterminer positivement les combats et les choix des in-dividus) et flottement émotionnel (la fin des genres tradi-tionnels, l’élargissement et l’approfondissement du champ d’une représentation romanesque qui prend en charge un réel « total » et mixte empêchant de se référer à un système d’émotions pré-établies).

Est-ce à dire que l’effort balzacien pour penser dia-lectiquement le lien de l’individu au social, la complica-tion de la représentation qui va de pair avec cet effort, aboutissent, en dépit des procédures d’héroïsation que nous avons décrites, à une mort du héros ? Tel n’est pas, à notre sens, l’effet des modes de construction de l’ac-tion, de l’axiologie et des émotions du roman balzacien. À en rester à l’exemple, absolument central, du Père Go-riot et à des impressions de lecture que confirme l’ana-lyse, comment ne pas faire sien le constat de Pierre Bar-béris :

L’effet pourrait être de dérision, comme dans Don Quichotte et Madame Bovary, de réduction et de des-truction de l’héroïque et du rêve. Ici, il en va tout au-trement : il s’agit à la fois d’ancrage de l’héroïque dans le moderne et d’héroïsation quand même du mo-

602. Caractérisés, rappelons-le, par leur ambiguïté axiologique, les échecs qu’ils rencontrent et l’écart qu’ils manifestent entre la représentation et la réa-lité, le discours et le réel.

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236 Chapitre 5

derne. L’effet n’est pas satirique, mais rigoureuse-ment dialectique : invention d’un nouveau dire 603 ?

On tiendra donc que cette complication de la repré-sentation du héros, au regard de et en réponse à une configuration sociale et historique, permet la promotion d’un ou de « héros nouveaux604 », dont nous voudrions à présent dessiner, positivement, le(s) visage(s).

603. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 183.604. Ibid., p. 295.

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CHAPITRE 6

QU’EST-CE QUE LE HÉROS NOUVEAU ?

1. Le marginal, le mobile et le revenant

Nous avons jusqu’ici envisagé l’ensemble des person-nages « différenciés » et valorisés, des « héros » balza-ciens, comme un tout, sans établir de catégorisation ou de distinction. Sans doute convient-il, avant d’entamer l’étude positive de leur mode d’être et d’apparaître, d’ex-poser la rapide typologie que nous tiendrons pour opé-rante.

Pas de héros sans différence, nous l’avons dit. Mais

dans l’univers balzacien, celui de la France des années 1815 à 1840, cette différence peut prendre des formes diverses. Viennent d’abord à l’esprit les personnages po-sés comme « réellement » et complètement « hors-du-commun », soit que leurs caractéristiques (morales, in-tellectuelles, idéologiques), soit que leurs actions les mettent hors de la société. L’auteur de La Comédie hu-maine invente certes, à différents moments de son œuvre, des héros qui se définissent contre le système so-cial et économique de leur temps, comme par exemple Benassis, les membres du Cénacle, ou Louis Lambert. On pourrait les appeler, avec Pierre Barbéris, « les héros vrais605 ». Parallèlement, le romancier fait de certains hors-la-loi l’incarnation utopique d’un ailleurs et d’une vie hors-social. Cependant, outre que ces figures ne sont guère légion dans les Scènes de la vie privée (à la no-table exception du capitaine parisien dans La Femme de trente ans), leur place est en fait rarement centrale dans les fictions balzaciennes, apparaissant à l’horizon des textes plutôt qu’en leur cœur : dans La Femme de trente

605. Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 181.

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ans par exemple, le capitaine parisien et Hélène finissent ainsi par connaître l’échec et par être « rattrapés » par le monde, comme si l’utopie ne pouvait chez Balzac per-durer durablement606.

On pourrait esquisser une classification des autres personnages « héroïsés », que nous appelons les héros balzaciens, en partant de l’idée, difficilement contes-table, que le roman de Balzac représente une configura-tion spatio-temporelle caractérisée par un certain nombre de codes et de règles de fonctionnement. Or, à côté des personnages qui sont les rouages de la ma-chine607, existent des figures excentriques, à l’écart. Le personnage peut connaître les codes et s’y opposer : l’on parlera alors de figures marginales (Vautrin en serait l’exemple par excellence). Le personnage peut mécon-naître les codes à cause de sa jeunesse et de son mouve-ment : l’on parlera alors de figures mobiles (Rastignac, exemplairement). Le personnage peut continuer de se référer aux codes anciens : l’on parlera alors de figures de revenants (Chabert, notamment). Le mobile, le margi-nal et le revenant : telles seront les trois figures de héros que nous privilégierons. Trois modes de non-concor-dance qui, du coup, font apparaître par contraste l’ab-sence de naturalité et de nécessité du mouvement social, sans commencement ni fin.

Par le terme de « marginal », nous l’avons montré dans notre première partie, on désignera les person-nages en marge de la société, auxquels leur position d’extériorité confère une clairvoyance et un pouvoir d’énonciation dont sont privés de nombreux protago-nistes. Par « mobiles » on entendra les personnages sai-

606. Sur ce point, voir Florence Terrasse-Riou, Balzac, le roman de la com-munication, Paris, SEDES, 2000, p. 45-46. Elle signale bien que le lieu uto-pique, la cabine du bateau dans laquelle vit et s’exprime en toute transparence Hélène, demeure un « lieu romanesquement fantaisiste qui relève de l’impro-bable. » D’ailleurs, « cet espace précaire, pur champ libre de spéculation, va ex-ploser, se disloquer, et le rêve tourner à la catastrophe : l’utopie se révèle mor-tifère » (Ibid., p. 46).

607. Cette image, nous l’avons écrit, est utilisée à plusieurs reprises pour exprimer la nature de l’espace social, par exemple dans un roman comme Le Père Goriot : pour réusssir, indique le narrateur, Rastignac « devait s’accrocher à un rouage pour se trouver en haut de la machine » (III, 158), Vautrin recou-rant pour sa part à l’image du « jeu de la machine » (III, 186).

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Qu’est-ce que le héros nouveau ? 239

sis dans l’instant de leur constitution, de leur devenir, dans un entre-deux qui renvoie à leur participation à des univers sociaux, culturels et spatiaux distincts et en prin-cipe étanches. Sans doute les jeunes héros des romans d’apprentissage sont-ils l’exemple le plus clair de ces fi-gures à qui leur position intermédiaire donne une mobili-té et un dynamisme singuliers. « En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il [Rastignac] avait conquis le droit de se montrer partout608 » (Le Père Goriot, III, 76, c’est nous qui soulignons) : la formule vaudrait pour bien des personnages-mobiles. Le terme de « revenants609 », enfin, renverra à cette présence, déjà notée dans notre première partie, de personnages appar-tenant à un monde ancien.

On ne confondra toutefois pas les personnages qui appartiennent au passé, les simples « débris610 », comme M. Guillaume et sa famille dans La Maison du chat-qui-pelote ou celle de Calyste dans Béatrix611, et ceux qui re-viennent du passé pour interroger le présent ou en contester les valeurs. Selon Nicole Mozet, « Écrites après 1830, les fictions qui se passent sous la Restaura-tion sont pour une bonne part des histoires de reve-nants, définitivement incapables de s’adapter à la nou-velle société612. » Appartiennent par exemple à cette caté-gorie, le comte de Sérisy, Bartholoméo Piombo et sur-tout le colonel Chabert. Le second est, en effet, d’emblée caractérisé par son attachement aux anciennes cou-tumes et aux traditions. Dans le préambule de La Ven-detta (I, 1037-1039), face à Bonaparte, personnage qui,

608. Grâce à elle, il aura « le pied partout » lui avait dit Mme de Beau-séant (III, 117).

609. « De tous les Revenants, le pire est le Revenant littéraire » (III, 40) dit la critique, selon le Balzac de la préface du Père Goriot.

610. Le terme est également utilisé à propos du Père Goriot (III, 286). Sur les personnages de « débris » du temps passé, on lira avec profit le chapitre II, « Huîtres errantes et perles rares », du livre de Florence Terrasse-Riou, Balzac, le roman de la communication (op. cit., p. 29-56).

611. Relèvent de la première catégorie les amis de Mme de Rouville, le maître Mathias du Contrat de mariage, le comte de Kergarouët et le chevalier du Halga (I, 427-429), personnages d’un autre siècle mais qui ne sont pas « l’objet principal du tableau », mais des « accessoire[s] » (I, 428).

612. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 59. Pour preuve, les exemples du Colonel Chabert, de Adieu ou de L’Envers de l’histoire contempo-raine. C’est à partir de 1840, en revanche, que Balzac cesserait de s’intéresser aux « revenants ».

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entre tous, se prête à l’héroïsation, c’est lui qui défend les valeurs les plus hautes, en rappelant au jeune « chef » ses racines. Or cette ouverture ajoutée après-coup a, en même temps, pour fonction d’annoncer ce qui sera à l’origine du drame. Si, dans la suite du roman, Gi-nevra est un personnage marquant parce qu’elle se donne naissance en se détournant de la parole pater-nelle, son père est une figure forte parce que ses vertus sont celles d’une époque qu’on ne veut plus voir613 :

jamais homme n’offrit une plus belle image de ces vieux républicains, amis incorruptibles de l’Empire, qui restaient comme les vivants débris des deux gou-vernements les plus énergiques que le monde ait connus (I, 1065).

Mais sans doute est-ce dans Le Colonel Chabert que la nature du « revenant » apparaît le plus clairement. Dans ses « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent », Balzac mentionne explicitement le mili-taire de l’époque impériale parmi les épaves du passé vouées à la disparition614. Si Chabert est aussi un person-nage situé, tout au long du récit, hors de son cadre, « personnage décentré du point de vue social et fami-lial615 », c’est d’abord parce qu’il est hors de son temps. Le personnage ne s’y trompe pas, qui définit sa proximi-té avec un maréchal de logis en une image frappante :

Nous étions deux débris curieux après avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tem-pêtes (III, 331).

De la même façon, au moment où Chabert retrouve un peu de sa dignité et de sa grandeur passées, il est vu par les passants comme « l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale » (III, 355). Mais le roman repose plus encore sur le thème, emprun-

613. Les deux personnages, de la sorte distingués, ne peuvent qu’aller jus-qu’au bout, d’où l’issue tragique de la nouvelle.

614. Honoré de Balzac, « Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent », OD, p. 739.

615. Roland Le Huenen, Paul Perron, art. cit., p. 90.

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té à Walter Scott, « du retour de celui que l’on croyait mort ou définitivement mis hors-jeu616 ». Avec Chabert, c’est tout un passé qui fait retour. Le revenant est cette figure qui, venue d’une autre époque, ou du royaume des morts617, exhibe une identité, ou une demande d’identité, qui ne peut plus exister en tant que tel.

Saisir le mode d’être et d’apparaître du héros balza-cien, dans son rapport à l’espace, au temps, aux valeurs, supposera à la fois de dégager des traits communs à des figures très diverses et de rester sensible à la pluralité de ces héros sans héroïsme que sont les marginaux, les mobiles et les revenants.

2. Le personnage décalé

Au commencement était la séparation. Notre analyse des procédures d’héroïsation l’a montré, le héros balza-cien est à part, distingué par un trait, une qualité, une position. En d’autres termes, il fait écart. Écart ambigu, dont les connotations ne sont pas toujours aussi posi-tives, d’un point de vue axiologique et affectif, que ne le laissent penser des analyses ponctuelles, mais écart qui isole le personnage, le sépare de son temps, de son es-pace, de son milieu. Il s’agira pour nous, dans le prolon-gement des analyses en termes de « localisation » de notre première partie, d’examiner à présent le « résul-tat » des procédures d’isolement (le personnage tel qu’il se donne au lecteur) et de mesurer la portée de l’écart. Ce décalage peut être source de ridicule et expliquer ou programmer l’échec du personnage ; il peut ne se rap-porter en rien à la solitude grandiose du héros roman-tique618 : il n’en reste pas moins le premier signe d’une possible problématisation de la topologie sociale.

616. Pierre Barbéris, Introduction au Colonel Chabert, III, 297. 6171. Juliette Grange parle ainsi de l’œuvre de Balzac comme d’ « une

forme de réapparition des morts, fantômes, spectres, chimères » (Juliette Grange, op. cit., p. 179). Les images du « spectre » et de la « spectralité » se re-trouvent d’ailleurs fréquemment chez Balzac, notamment à propos du daguer-réotype (voir par exemple Le Cousin Pons, VII, 570-571).

618. Cette formule elle-même serait à nuancer, à considérer la représenta-tion complexe de la solitude d’un personnage comme Lorenzaccio.

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Rien de plus significatif à ce titre que la première (non) apparition de Calyste dans Béatrix.

Quand le livre s’ouvre, une contrariété flotte sur les joueurs de mouche. Il y a un absent, le roi de la maison, le beau Calyste, chéri de tous, et qu’on a éle-vé pour faire un parfait chevalier 619.

En ce début du mois d’août 1836, Calyste n’est pas dans la maison des siens, les du Guénic, là où il devrait être : la figure manque à sa place. Même valeur emblé-matique, sur ce point, du début du Père Goriot : après la présentation circonstanciée du cadre de l’action et des principaux protagonistes de l’histoire, le récit propre-ment dit s’ouvre sur la mise en valeur de l’ostracisme dont est victime une « pauvre créature rebutée » (III, 62) que tout le monde désigne par le sobriquet le « père Go-riot ». Le roman pointe d’emblée un isolement, ici stig-matisant, avant d’en décliner les expressions. Les scènes de groupe à la table de la pension Vauquer notamment sont l’occasion de faire apparaître non seulement com-ment le personnage est isolé par le regard des autres, qui, à tous les sens du terme, ne le reconnaissent pas, et comment il contribue à son propre isolement, indifférent aux préoccupations des autres, aux questions qui agitent la pension Vauquer (la nature et le sort de Vautrin par exemple). Ne négligeons évidemment pas les bénéfices narratifs et dramatiques de cette invention de person-nages « exilés » (leur comportement et leurs réactions, ne pouvant être complètement appréhendés et program-més, créent des mystères) ; on soulignera également ici que leur situation ouvre des espaces d’expression dans les plis ou les ombres d’une société construisant à ses propres yeux l’image de sa normalité et de son humani-té. Tout se passe donc comme si le « malheur » intra-fic-tionnel de ces protagonistes était leur chance comme fi-gures.

Des personnages comme Chabert ou Goriot, donc, « se détachent sur un décor social qui signifie en appa-rence le normal, le juste, l’humain, un humain dont tout

619. Mona Ozouf, Les Aveux du roman. Le dix-neuvième siècle entre ancien régime et révolution, Paris, Fayard (« L’Esprit de la cité »), 2001, p. 87.

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les exclut620. » Signe romanesque de cette exclusion, la difficulté à engager un dialogue avec les autres person-nages, comme si le fond du social, de la Société de la Restauration était la disjonction, loin de l’univers épique dans lequel la communication se fait sans heurt, à tous les niveaux621. Chabert n’est pas écouté lors de la pre-mière scène du roman, Goriot est raillé ou attaqué à chaque fois qu’il s’exprime, Rastignac lui-même est in-terrompu… Comme l’écrit Pierre Barbéris, donnant pour titre à l’un des chapitres de son ouvrage sur « le monde de Balzac », « Les héros de la solitude » (chapitre 13) : « Ce qui frappe le plus, peut-être, chez les héros de La Comédie humaine, c’est leur profonde solitude. […] les personnages eux-mêmes sont terriblement séparés622 ». Et le critique de citer les exemples de Mme de Beau-séant ou d’Albert Savarus à sa table de travail. Situa-tions typiques que l’analyse gagne à envisager hors des problèmes d’évaluations et de jugements qui permettent habituellement de poser la question de l’héroïsme623. On appellera héros ceux qui font exister cette possibilité d’être « délocalisé », d’être séparé d’une humanité et d’une réalité normées624. De ce point de vue, les protago-nistes passionnés et les débris du temps passé occupent la même position d’écart. Cela a souvent été noté, la pas-sion isole chez Balzac ceux qui en sont le support. Goriot et son amour démesuré pour ses filles, Vautrin et son dé-sir de guider la trajectoire de jeunes gens sont aussi des figures « inactuelles625 », des fossiles vivants, dans une

620. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 349.621. Sur cette différence entre l’épopée, univers de la communication, et le

roman, univers dans lequel « l’individu, spirituellement noble, mais perdu dans la foule, se heurte à une coupure catastrophique », voir Michel Butor, art. cit., p. 82.

622. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 343.623. Que cette solitude soit recherchée ou subie, valorisée ou dévaluée, im-

porte assez peu en ce point.624. Remarquons donc que chez Balzac, contrairement à ce qu’une idée

schématique de sa pratique romanesque pourrait laisser penser, le héros est rarement un personnage représentatif d’un groupe social. Un trait toujours vient compliquer la représentation et « déplacer » le personnage. Michel Zé-raffa l’avait bien remarqué, opposant sur ce point les personnages secondaires et les « protagonistes », ou personnages centraux (voir Michel Zéraffa, Per-sonne et personnage. Le romanesque des années 1920 aux années 1950, Paris, Klincksieck, 1969, p. 41).

625. Juliette Grange, op. cit., p. 95.

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époque où la quête de l’argent rendant équivalents tout être et toute chose626, semble être le principe de toute conduite.

Reprenons l’exemple de la scène de la « visite » de Rastignac à Mme de Restaud : si le jeune homme « fait tableau » c’est par le « décalage qu’il y [dans la scène parisienne] introduit par rapport au code des bien-séances627. » Le jeune homme ne cesse de se distinguer par son absence d’accord, au sens presque musical du terme, avec les usages. Non seulement Rastignac ex-prime ce qui ne doit pas être exprimé (son désagrément d’être interrompu), évoque ce qui doit être tu (sa pauvre-té, une proximité galante qui n’est pas encore) mais il nomme de plus, dans l’hôtel des Restaud, celui dont il ne faut prononcer le nom : le père Goriot. Nous l’avons vu, le modèle agonistique échoue à rendre compte de ce qui se joue ici : déterminer le héros comme exception relève-rait d’un modèle trop « romantique » d’appréhension du sujet. Les paroles de Rastignac ne vont pas contre « les lois du monde qu’il pénètre ; elles l’ignorent628 ». L’impor-tant relève d’ailleurs moins des caractéristiques psycho-logiques du personnage (n’obéissant ici à aucun désir, volonté ou pensée propre) que du déplacement symbo-lique qu’il opère. Déplacement redoublé par sa trajec-toire dans la scène, puisqu’on peut remarquer qu’elle ne cesse de dévier par rapport au parcours défini par le ri-tuel social de la visite. « Le trajet narratif désigne l’écart symbolique constitutif de la scène : Rastignac est à la fois matériellement et symboliquement déplacé629. » La mention récurrente du regard fixe du jeune homme, comme à l’arrêt, renvoie également à cette position pa-radoxale du personnage, au centre de la scène (comme personnage focalisateur) et pourtant à la fois décalé par rapport à ce qui s’y joue et exclu (en termes de savoir, de savoir-vivre, puis physiquement).

626. Sur cette question de l’argent comme symbole de l’enfer social qui suscite une passion abstraite, nous renvoyons par exemple à l’ouvrage de Ju-liette Grange (op. cit., p. 226 notamment).

627. Stéphane Lojkine, op. cit., p. 109.628. Ibid., p. 163.629. Ibid., p. 180.

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Pendant tout le début du roman, le personnage appa-raît d’ailleurs en plus, supplément qui ne trouve pas sa place dans le jeu du monde. Lors de sa visite à Mme de Beauséant, Rastignac est perçu comme tel par sa cou-sine, puisqu’il est encore à l’intérieur, chez elle, alors que celle-ci le croit parti : manière de pointer le décalage initial d’un personnage présent sans être visible après avoir été visible sans être présent. À cette présentation du personnage au début du roman, répond, en un sens, le bilan du père Goriot défait en fin de roman : « J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre » (III, 274). Or, dès la première évocation du personnage, un abondant discours narrato-rial avait rattaché les persécutions dont il était victime (III, 62) à un questionnement sur les comportements so-ciaux. Le discours manifeste l’écart et en élargit la signi-fication et le champ de compréhension. Mais ces écarts ont d’abord, pour le lecteur, valeur d’indications. Indica-tion que la question de ce qui fait sens et loi devient pro-blématique. Quelle qu’en soit la forme, les situations d’isolement représentent – telle sera notre hypothèse de lecture –, le premier signe d’une volonté d’inquiéter les systèmes établis de construction du sens, des normes, des valeurs630. « De trop » : le héros est cet « un-en-plus » qui signale de la sorte au lecteur un certain trouble du sens, un certain affolement des significations.

Mais si héroïsation et mise à l’écart vont souvent de pair dans les Scènes de la vie privée balzaciennes, peut-être est-ce dû à la difficulté préalable à situer précisé-ment certains personnages, dans l’espace, dans la socié-té ou dans le temps. Nul hasard à ce que Le Père Goriot entretienne assez longuement un mystère sur l’identité et la nature du personnage éponyme ou de Vautrin. Flou identitaire lié au regard du narrateur, au mode de repré-sentation de la figure (pour ces deux protagonistes), ou définissant objectivement le personnage même (dans le cas de Rastignac) : les figures héroïsées sont souvent saisies dans un entre-deux qui permet de compliquer la représentation du social. Comment ne pas voir que Ras-

630. Selon une autre lecture, l’isolement de certaines figures pourrait ren-voyer à l’état d’une société dans laquelle les êtres ne sont plus rattachés les uns aux autres et à l’ensemble social par un lien organique.

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tignac, qui n’est pas encore intégré à la hiérarchie mon-daine, est, le temps du Père Goriot, entre adolescence et âge adulte, entre petite bourgeoisie (il est pensionnaire de la pension Vauquer) et aristocratie (il a ses entrées dans le beau monde), entre retrait et participation au jeu social ? La fiction semble reposer sur l’invention d’un personnage « mixte » en qui « les propriétés de chaque sphère se mêlent631 ». La situation de Rastignac lors de sa première visite à Mme de Restaud, qu’a bien évoquée Roger Kempf, est à ce titre emblématique : le jeune homme est en effet toléré sans être bienvenu et voué à regarder par la fenêtre. Le personnage est du lieu sans être du lieu, intrus qui n’est pas tout à fait un intrus.

[Il n’est] ni tout à fait au dehors ni tout à fait au-dedans. Et cette cour dans laquelle il regarde, n’est-elle pas un espace pris entre le dehors (la rue) et le dedans (la maison) 632 ?

Non content d’être entre deux lieux et entre deux classes, le personnage, sur un plan symbolique, oscille, tout au long du roman, entre vie et mort (sans cesse mentionnée dans le roman, de manière réelle, métapho-rique ou symbolique633), entre paradis et Enfer634. La scène terminale du roman peut d’ailleurs être lue en ce sens. Isolé, à l’écart, Rastignac l’est ici plus que jamais ; mais la scène est en même temps située à la tombée de la nuit, à l’« heure entre lumière et obscurité635 » ; symboli-quement, propose Jeannine Guichardet, le personnage se retrouve de nouveau à un carrefour, « exactement au point d’intersection de la Terre, du Ciel et de l’Enfer636. »

631. Max Andréoli, « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pe-lote », AB 1972, p. 70.

632. Roger Kempf, « Coutumes et hiéroglyphes balzaciens », Sur le corps romanesque, Paris, Seuil, 1968, p. 74.

633. On peut noter à de nombreuses reprises la présence réelle, métapho-rique ou symbolique de la mort (III, 216, 234, 240, 246…), notamment en rap-port avec les personnages féminins (Mme de Beauséant, Mme Vauquer, les filles du Père Goriot…).

634. « Moi, je suis en enfer, il faut que j’y reste », dit Rastignac vers la fin du roman (III, 268).

635. Jeannine Guichardet, « Un jeu de l’oie maléfique : l’espace parisien du Père Goriot », AB 1986, p. 186.

636. Ibid., p. 187.

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Encore cette hésitation n’affecte-t-elle pas en profondeur la manière dont le personnage se donne au lecteur.

Dans les cas des figures de revenants, c’est le statut même du personnage qui est interrogé et qui, en retour, interroge les séparations sur lesquelles repose le monde. Un personnage comme le colonel Chabert semble ainsi flotter entre les vivants et les morts, présence fantoma-tique que le système de significations de l’époque ne peut absorber. L’image utilisée pour décrire la manière dont il a échappé à la mort l’assimile d’ailleurs à une re-naissance : « j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère » (III, 326). Il demeure, jusqu’à la fin de l’œuvre, un spectre. S’explique de la sorte que ses apparitions et la manière dont il est décrit (voir III, 357 en particulier) conservent un aspect fantastique. Parce que personne, dans la première scène, n’a cru à son identité, le fait que, dans la deuxième, Derville, d’abord incrédule, finisse par le croire, semble lui redon-ner vie :

Il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une se-conde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot (III, 330).

Derville fait toutefois comprendre la difficulté de sa réintégration dans l’univers social à Chabert, qui s’ex-clame : « Suis-je mort ou suis-je vivant ? » (III, 333). Dans la quatrième séquence, confronté à sa femme, il se demande : « Les morts ont donc bien tort de revenir ? » (III, 360) et se trouve de nouveau renvoyé à sa situation originelle – « le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans la fosse d’Eylau » (III, 361). Les deux dernières scènes au cours desquelles il apparaît montrent un personnage qui a basculé du côté de la mort et a perdu son identité. Le personnage est donc constitué autour d’une problé-matique existentielle que dit la situation, à la fois terri-blement concrète et hautement symbolique, d’enterré vi-vant637. Ainsi, s’il y a en apparence opposition entre le ré-

6375. Ce n’est pas un hasard si Chabert, pour reconnaître l’inanité de ses désirs de reconnaissance, emploie de nouveau cette métaphore : « Oui [...] je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit » (III, 365).

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cit presque fantastique que Chabert fait de son passé de militaire et l’affaire Chabert, combat sordide qui doit aboutir à une « Transaction », une phrase du colonel met en évidence la proximité des deux histoires : « J’ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société toute entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! » (III, 328) Tel est bien le spectre : « non pas mort mais non vivant638 ». Or ce flottement identitaire, particulière-ment affirmé dans le cas des personnages d’un autre temps, situés entre passé et présent, remet en cause ce que le philosophe Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » d’une époque (c’est-à-dire la « répartition des parts et des places [qui] se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité639 ») ou du moins en questionne les principes. Quelle place accorder à un personnage à l’identité indéterminée, situé entre la vie et la mort ? Quel statut accorder à ses propos ? Quel rôle lui donner ?

Même le degré plus élevé de conscience de certains personnages, constitutif de leur être (Vautrin, Rasti-gnac640) ou se manifestant par éclairs (Chabert dans cer-tains de ses discours, Goriot sur son lit de mort), contri-bue à leur écart, qui peut être analysé en termes topolo-giques : le héros est à côté, pourrait-on dire. Cet à côté n’est certes pas un no man’s land, mystérieusement et miraculeusement soustrait aux contingences sociales et historiques. Le héros balzacien est plongé dans une époque, situé dans et par rapport à un milieu, déterminé par un rapport dialectique au social. Mais produit d’une Histoire et d’un ordonnancement social en ébullition, il apparaît et intervient à la fois du dedans et du dehors.

638. Jacques Derrida, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996, p. 139.

639. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, op. cit., p. 12.640. Pierre Barbéris avance l’hypothèse que la mention de l’aristocratie de

Rastignac a précisément pour fonction de signaler son extra-territorialité et donc son exceptionnalité. Accédant peu à peu à la conscience, faisant écart par rapport au tout social, le personnage « doit » son aristocratie, pourrait-on dire, à la place que veut lui donner le romancier : « il faut que le héros soit aristo-crate : aristocrate pour faire pièce à la bourgeoisie régnante [..] ; aristocrate pour dire la pensée qui échappe et domine, la pensée qui transcende le néces-saire et se fasse liberté, qui figure même pour d’encore impensables et imprati-cables maîtrises » (Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 219).

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L’effet premier, à la fois symbolique et esthétique, de cette apparition déplacée est bien un effet de contraste. Elle produit, plus profondément, une forme de vacille-ment, introduit du « jeu » dans les rouages de l’appareil social. Ce faisant, est désigné au lecteur un espace de perturbation du Sens et de questionnement du partage du sensible.

3. Un être du passage

La conséquence « dynamique » et narrative du déca-lage de certains personnages « héroïsés », de leur ab-sence d’assignation à un territoire social ou symbolique strictement délimité, est d’abord une indéniable mobilité topologique641. On s’intéressera ici, selon l’expression de Philippe Hamon, au « territoire [des] personnage[s]642 », car cette possibilité de passer de lieu en lieu contribue à les distinguer des autres protagonistes et explique leur importance dans l’élaboration du sens des œuvres aux-quelles ils appartiennent.

Au début de Béatrix, Calyste effectue des allers-re-tours, dans une sorte d’oscillation, entre Guérande et le domaine des Touches (voir II, 725, 732) : le personnage toujours en mouvement, souvent évoqué dans ces mo-ments où il quitte un lieu pour aller dans un autre643, ne semble exister que dans l’élan qui le fait hésiter à être

641. Si l’on adopte le « paradigme des rôles thématiques » proposé par P. Hamon, on pourrait avancer que Rastignac passe de la position d’« intrus » (ce-lui qui pénètre le monde des autochtones) à celle d’« inclus », que l’ « intrus » Goriot est ensuite « exclu » (rejeté dans un ailleurs indifférencié ou « incon-nu ») ou que Chabert, dans la posture d’un intrus à l’ouverture du roman, finit en position de « reclus » (voir Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le sys-tème des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1998, p. 232).

642. Ibid., p. 205.

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tout à fait d’un monde. La première partie du Père Go-riot évoque de la même façon les déambulations de Ras-tignac, de sa pension misérable aux luxueux hôtels du Faubourg Saint-Germain (III, 76, 103, lorsqu’il se rend à l’hôtel de Beauséant) ou à la Chaussée d’Antin (III, 78, 94, lorsqu’il va à l’hôtel de Restaud). Le jeune homme passe du Palais-Royal au Théâtre-Italien, du quartier la-tin au Père-Lachaise. Contrairement au Père Goriot, lui aussi mobile, qui se heurte à des frontières ou des bar-rières lorsqu’il veut pénétrer dans certains lieux (III, 113), le jeune homme efface les distances et dissipe les obstacles, grâce à l’appui de Mme de Beauséant (III, 108)644. Cette dernière est d’ailleurs, à cette occasion, comparée à une fée, mettant en évidence le caractère in-solite, presque merveilleux, de cette circulation rendue possible d’un territoire à un autre, du monde de l’aristo-cratie à celui de la banque, de l’univers des affaires à ce-lui des hors-la-loi645. C’est jusqu’aux dessous, ou aux cou-lisses, de la société qu’un Vautrin provocateur invitait Rastignac à visiter au début du roman : « Mon petit, quand on ne veut pas être dupe des marionnettes, il faut entrer tout à fait dans la baraque, et ne pas se contenter de regarder par les trous de la tapisserie. » (III, 119) Le jeune homme passe, ne fait que passer. De la même fa-çon, dans La Fausse Maîtresse, « Paz passe », il passe partout – le jeu de mots est dans le roman (II, 204) et constituait même le titre d’un de ses chapitres (voir II, 1307). Le système des personnages du Père Goriot re-pose d’ailleurs en partie sur l’opposition entre les vieilles personnes, vivant dans la pension comme « des huîtres sur un rocher » (III, 73), et Rastignac, capable de se mouvoir et souvent dépeint en train de marcher (III, 158, 176, 215) ou de se déplacer en voiture (III, 226 : lorsqu’il quitte la pension). L’image du jeune homme cheminant

643. C’est le cas dans les deux premières parties du roman à Guérande, puis dans la troisième à Paris, où s’opposent autour de lui « d’un côté la brune Portugaise et les manèges de la vertu, de l’autre la blonde fille d’Ève et la co-médie de l’amour » (voir Madeleine Ambrière-Fargeaud, Introduction à Béatrix, II, 603).

644. Notons qu’il est dit de lui qu’il est « souple comme une anguille » (III, 157).

645. D’où la métamorphose du monde social : d’empilement de territoires cloisonnés, il devient, selon une image que nous avons déjà évoquée, une mer ou un océan, sur lequel lui seul peut naviguer à sa guise (III, 75, 86-87, 122, 123).

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dans les rues d’une grande ville, d’un point à un autre, sera d’ailleurs promise à un bel avenir : du Frédéric Mo-reau de L’Éducation sentimentale au Raskolnikov de Crime et châtiment, abondent les exemples de ces per-sonnages, dans la lignée de Rastignac, dont la mobilité devient moteur narratif et vecteur de sens. Notons qu’aux trajets orientés de Rastignac, protagoniste cen-tral d’un roman de formation, correspondent les déplace-ments plus erratiques de Chabert, protagoniste central d’un roman du retour. Après ses pérégrinations en Eu-rope et à Paris, « Chabert poursuit son errance […] dans les méandres de son esprit, errance mentale figurée par ces "raies", que le vieillard s’amuse à tracer dans le sable, où l’"arabesque imaginaire" qu’il esquisse de sa canne646. »

Il est bien sûr plusieurs manières d’interpréter la mo-bilité de Rastignac. Elle est, dans le cadre du type de ro-man d’apprentissage qu’invente Balzac, la condition d’une initiation ; passant de lieu en lieu, le jeune homme suit une formation accélérée et saisit le fonctionnement social : « Entre le boudoir bleu de Mme de Restaud et le salon rose de Mme de Beauséant, il avait fait trois an-nées de ce droit parisien […] qui, […] bien prati-qué mène à tout » (III, 109). À un niveau axiologique et symbolique, sans doute ce passage de lieu en lieu maté-rialise-t-il l’ « errance », l’hésitation du personnage, évo-quée précédemment, entre plusieurs polarités. On pour-rait également rattacher cette manière de déterminer la figure (caractérisée par sa manière de traverser les es-paces sans y appartenir complètement) à la fonction d’éclairage du texte romanesque balzacien, si souvent soulignée par les commentateurs647. Dans le cas de la

646. Aude Déruelle, Le Colonel Chabert d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 105.

6472. Georg Lukács par exemple, a étroitement associé le choix du person-nage placé au centre de l’action avec cette fonction du texte romanesque (Bal-zac et le réalisme français, op. cit., p. 57). Dans une analyse du réalisme qui lui doit beaucoup, Françoise Gaillard parle plus généralement d’un mystère propre au réalisme qui doit passer par la particularité du personnage romanesque pour dire le fonctionnement du social : « c’est à la plus étroite forme de subjec-tivité : la motivation personnelle, qu’est confié le soin de révéler le plus objec-tif : la causalité socio-historique » (Françoise Gaillard, « La stratégie de l’arai-gnée (notes sur le réalisme balzacien) », in Michiel van Brederode, Françoise van Rossum-Guyon (éd.), Balzac et Les Parents pauvres, op. cit., p. 180). De la même façon, nous n’y revenons pas, P. Barbéris voit en Rastignac un « instru-

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peinture de la découverte d’un espace par un person-nage en mouvement, le procédé est récurrent et bien connu : c’est en décrivant l’arrivée d’un personnage jeune et parisien, Gaston de Nueil, dans un nouvel envi-ronnement, que Balzac évoque la vie provinciale de Bayeux (II, 463, 467) ; ce sont les intrusions de Rasti-gnac qui mettent à jour la réalité du monde, l’opposition entre le faubourg Saint-Germain et la chaussée d’Antin. Le principe de composition adopté est d’ailleurs clair. Les espaces sociaux sont abordés « dans le sillage » du personnage mobile, alors focalisateur648. Le lecteur est alors éclairé en même temps que le personnage, déam-bulant en « terrain conquis » ou en « territoire étran-ger » : « Une soudaine lumière lui fit voir clair dans l’at-mosphère de la haute société, encore ténébreuse pour lui » (III, 99). La visite de Rastignac à Mme de Restaud lui fait par exemple découvrir un adultère caché ; celle à Mme de Beauséant lui révèle la fausseté des amitiés dans l’aristocratie du faubourg Saint-Germain. Plus en-core, le personnage mobile, surgissant dans un territoire qui n’est pas le sien, accède à ce qui n’est pas immédia-tement apparent, comme lors de la deuxième visite de Rastignac à Mme de Beauséant, dont il constate mortifié la froideur :

Pour un observateur, et Rastignac l’était devenu promptement, cette phrase, le geste, le regard, l’in-flexion de voix, étaient l’histoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut la main de fer sous le gant de velours; la personnalité, l’égoïsme, sous les manières; le bois, sous le vernis. (III, 150)

Plus tard, le jeune homme accèdera à la chambre de la marquise dont il découvrira seul la douleur demeurée cachée (III, 266). Rastignac mobile révèle des sous-terri-toires à l’intérieur d’un territoire englobant. C’est ainsi l’existence d’espaces secrets qu’il appartient aux person-

ment du regard et du dévoilement » (Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 152) et un « héros de la découverte historique d’un monde historiquement définis-sable » (ibid., p. 118). Stéphane Lojkine enfin insiste sur la portée « révélante » de la scène qu’il commente (Stéphane Lojkine, op. cit., p. 181).

648. On pourrait évoquer en ce point l’exemple de la fin de La Maison du chat-qui-pelote au cours de laquelle Augustine entre dans l’hôtel de la duchesse de Carigliano. Le mode de fonctionnement du territoire apparaît d’autant mieux qu’est adopté le regard d’un personnage déplacé et décalé.

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nages mobiles de découvrir. Ces personnages per-mettent d’apprécier non seulement ce qui se passe dans un lieu mais aussi la visibilité649 donnée à ce qui s’y passe.

Dans Le Père Goriot, le processus est double : le ter-ritoire est décrit à partir d’un point de vue inédit et il est comparé à d’autres territoires. Le roman décline ainsi les contrastes ou convergences entre les espaces traver-sés par Rastignac. Le montage textuel balzacien efface les distances et exhibe en même temps les différences apparentes. Ce sera d’un côté l’étourdissant contraste entre « l’opulence et la misère » (III, 174 et 227) ou l’op-position entre le Faubourg Saint-Germain et la Chaussée d’Antin (III, 104), entre l’hôtel des Restaud et « le gran-diose hôtel de Beauséant » (III, 118), entre l’apparte-ment du Père Goriot et celui de sa fille (III, 159). De l’autre, les pérégrinations du personnage mobile, véri-table fil directeur de l’intrigue, révèlent des homologies de fonctionnement et de structure. Même cruauté feu-trée, même intolérance à ce qui n’est pas du territoire, « même corruption, […] même épuisante tension650 », mêmes jeux de pouvoir à tous les étages. Le personnage « atopique » fait voir que les territoires reviennent au même.

Le « héros » balzacien serait-il alors le personnage qui exhibe le fonctionnement social ? Peut-on simple-ment faire du héros des temps nouveaux le témoin mo-bile des agissements du monde ? N’est-ce pas négliger indûment la fondamentale positivité du romanesque bal-zacien651, reposant sur une dramatisation et une tension en perpétuel retour ?

649. Le « fait d’être ou non visible dans un espace commun » compte, selon J. Rancière, au nombre des éléments définissant un certain partage du domaine du sensible (Le Partage du sensible, op. cit., p. 13).

650. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, III, 13.651. Peut-être est-ce d’ailleurs une des différences que l’on peut établir

avec la perspective du Baudelaire des Petits Poëmes en prose, parfois si proche de celle de Balzac. Si le poète cherche des figures « de mélancolie héroïque » (Françoise Proust, L’Histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Le Livre de poche, 1999, p. 78), si les héros modernes baude-lairiens « ne sont pas les âmes fortes, les hommes de volonté, les grands carac-tères, mais tous les déshérités, les exclus, les abandonnés, les "faibles" » (id.), le romancier continue, pour sa part, à privilégier le mouvement et le « faire » paradoxal de ses figures.

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Il nous semble en effet que la mobilité du personnage à part contribue à en faire le moteur de la fiction, l’agent qui non seulement manifeste mais aussi conteste les dé-coupages établis entre les différents espaces traversés652. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas seulement de passer de milieu en milieu, mais de les pénétrer653 et de se situer par rapport à eux pour obtenir quelque chose. La méta-phore de l’abordage s’impose ici (« Dans le désir de par-faitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen […] », III, 123) : le héros en mouvement se heurte à des résistances, af-fronte des obstacles, selon un modèle traditionnel de la fiction héroïque. Que le personnage central balzacien ne soit pas toujours ou pas fondamentalement l’actant victo-rieux, que ses performances soient entravées ou déro-bées au regard, n’empêchent pas qu’il n’est de héros sans action, au moins sur le lieu. On oppose souvent, dans les classifications des personnages romanesques, ceux qui occupent une position de spectateurs et ceux qui agissent et modifient la situation. Peut-être les per-sonnages qui nous occupent se trouvent-ils au point de rencontre de ces deux positions654. S’interrogeant sur la fonction du personnage de la cousine Bette, Françoise Gaillard fait observer qu’elle est à la fois « dans le drame » et « hors du drame655 » ou encore qu’elle n’est ni une simple comparse ni un personnage-témoin mais est « facteur de drame656 ». La formule vaudrait pour les per-

652. C’est parce qu’elles demeurent vouées à l’inaction, sublimées dans l’instant de leur immobilisation, que certaines figures féminines, évoquées dans notre première partie, ne peuvent être, à nos yeux, proprement considérées comme des héroïnes. Obligées de se retirer de la scène, Mme de Beauséant ou Mme Willemsens sont héroïsées, sans « agir » en héroïnes.

653. Voir III, 290.654. Sur les catégories d’action chez Balzac, dans leur rapport à des per-

sonnages de voyeurs-spectateurs, on pourra se reporter à un article éclairant de Max Milner, « Les dispositifs voyeuristes dans le récit balzacien », in Sté-phane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 157-171.

655. Françoise Gaillard, « La stratégie de l’araignée (notes sur le réalisme balzacien) », art. cit., p. 179.

656. Id.

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sonnages « héroïsés657 ». En quoi consiste d’ailleurs l’ac-tion de ces derniers ?

D’abord en un franchissement : l’entrée dans un es-pace suppose la transgression ou l’effacement d’une frontière, ainsi que le montre là encore, avec une clarté particulière, l’exemple de Rastignac. Comme chez Zola, la narrativité peut être pensée ici en liaison avec la terri-torialité.

Toute action d’un personnage est, soit instaura-tion d’une clôture, soit effraction ou effacement d’une clôture. Toute victoire, tout sentiment d’un person-nage y est occupation d’un lieu désiré précis, et toute défaite est souvent expulsion vers un ailleurs, ou mise en réclusion dans un lieu imposé 658

écrit à ce sujet Philippe Hamon. Mais sans doute faut-il aller plus loin, dans un univers aux codes si nom-breux. L’effraction et l’occupation sont porteuses de transgression, en ce qu’elles effacent des frontières sym-boliques. Frontière entre l’apparent et le caché, entre le public (le couple Restaud dans son salon) et le privé (l’adultère de Mme de Restaud dans le boudoir, l’identité de son père) … En ce sens, et à se situer sur un plan plus général, le roman balzacien vérifierait la théorie de Iouri Lotman de l’événement romanesque. Posant que tout roman a pour base un système fixe et binaire de champs sémantiques et axiologiques (riche vs pauvre ; noble vs vil…) le théoricien russe considère que « [l]’évé-nement dans le texte est le déplacement du personnage à travers la frontière du champ sémantique659 » et fait de l’actant héroïque celui qui, loin de confirmer ou de ga-

657. On ne les confondra donc pas avec les personnages-focalisateurs, simples témoins de l’action, figurations du regard du lecteur à l’intérieur de la fiction.

658. Philippe Hamon, Le Personnel du roman, op. cit., p. 229.659. Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973,

p. 326. Sur cette théorie, voir Paul Ricœur qui commente : « Il faut donc une image fixe du monde pour que quelqu’un puisse en transgresser les barrières et les interdits internes : l’événement est ce franchissement, cette transgression » (Paul Ricœur, Temps et récit. 2. La configuration dans le récit de fiction, 1984, Seuil, « Points Essais », p. 56-57). On pourra également se reporter à l’article de Aimé Guedj, « Topos et événement dans les romans de Marivaux », Événe-ment et prose narrative I, Annales de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1991, p. 10.

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rantir la séparation de l’espace romanesque, en abolit l’immuabilité, en conteste la nécessité. Toute la pre-mière partie de Béatrix repose ainsi sur un événement : l’entrée de Calyste chez Mlle des Touches qui crée pro-prement un scandale à Guérande660. L’ordre du monde, l’ordre d’un monde, est bafoué.

L’action du personnage héroïsé ne se contente toute-fois pas de remettre en question les frontières établies. Le cheminement du personnage d’un être à un autre, d’un milieu à un autre, a un impact sur l’espace nouvel-lement pénétré. Il dérange l’harmonie dans le geste même où il la fait voir. Que raconte par exemple La Fausse Maîtresse ? D’abord la manière dont le mystère ou le secret dont est porteur un personnage, Thaddée Paz, vient déranger le bonheur d’un couple, troubler l’harmonie et lancer le récit (II, 203)661. C’est l’intrusion ou l’existence du tiers qui lance l’histoire. Autre manière de le dire, en changeant de point de vue : le roman ra-conte la sortie, sous l’action de Clémentine, de Thaddée hors de son souterrain, hors de sa « spécialité » (II, 213), et sa mise en mouvement. Ce n’est sans doute pas un ha-sard si le motif du messager entre deux êtres revient fré-quemment chez Balzac662. Le personnage n’est alors pas simplement déterminé comme intermédiaire : il perturbe ce dont il est le témoin. Dans la première version d’Ho-norine, le personnage de Maurice jouait simplement le rôle de messager. Mais une fois l’œuvre modifiée, le per-sonnage prend un autre sens, à la fois du côté d’Octave et d’Honorine, à la fois adjuvant et opposant à la quête du premier, parce que se situant exactement au carre-four des désirs. Ainsi repensé, le personnage intervient dans l’action et modifie à son insu les rapports entre Ho-norine et Octave. Le personnage intermédiaire gêne. Ro-ger Kempf a bien décrit la « séquence de l’intrusion663 » de Rastignac chez les Restaud, que nous avons déjà évo-quée à plusieurs reprises. Personnage importun, arrivé

6604. De la même façon, Gaston amoureux de Mme de Beauséant, dans La Femme abandonnée, franchit des frontières, puisqu’il s’introduit dans sa mai-son, une fois en mentant, une fois quasiment par effraction.

661. Pendant un temps, le premier chapitre avait d’ailleurs eu pour titre le révélateur : « Un mystère dans le bonheur » (voir II, 1284).

662. Qu’on pense notamment au Message ou à Honorine.663. Roger Kempf, op. cit., p. 73.

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au mauvais moment, le jeune homme, en s’introduisant dans le lieu, « débouche dans une intimité664 » qu’il remet en cause. L’action du héros est donc à la fois transgres-sive et perturbatrice.

Sans doute l’effet de l’action atteint-il à la fois les personnages, le milieu et le lecteur. Le geste du héros665, avec ce qu’il comporte chez Balzac d’imprévisibilité666, suppose une mobilisation d’énergie chez celui qui l’émet (souvent décrit avec force détails par le narrateur) et produit un mouvement dans le corps ou l’espace récep-teur. Les romans balzaciens centrés sur une figure effi-ciente s’organisent ainsi souvent autour des consé-quences sur les autres personnages du passage de cette figure. Dans le sillage du passage de Paz, Adam, Malaga et Clémentine se mettent en mouvement et considèrent différemment les autres milieux sociaux. Que Chabert surgisse, la nuit venue, dans le bureau de l’avoué Der-ville et voilà que l’esprit et le corps de celui-ci s’agitent. Que Rastignac parcoure Paris en tous sens et naissent les désirs, les haines, bientôt transformés en gestes et actions. À l’échelle de l’œuvre, des affects qu’elle sus-cite, comment ne pas voir que le déplacement-geste du héros a une fonction d’éveil : le monde, à la fois « concrètement » et, surtout, symboliquement, s’anime aux yeux du lecteur. Peut-être le héros est-il provocation au mouvement.

Encore cette dimension provocatrice ne doit-elle pas être envisagée uniquement sur un mode négatif. Si le personnage venu d’ailleurs dérange la polarisation de l’espace et de l’univers romanesques, son action en-traîne également l’établissement de nouvelles connexions entre les êtres et les lieux. Philippe Hamon remarquait qu’au XIXe siècle

la psychologie du héros devient [...] tributaire de son mode d’inscription dans l’espace, donc de ses dé-664. Ibid., p. 74.665. Pour une analyse philosophique de la notion de « geste », qui pourrait

éclairer l’énergétique balzacienne, on consultera l’Introduction des Enjeux du mobile, (Paris, Seuil, 1993) de Gilles Châtelet.

666. Voir par exemple le geste transgressif par excellence accompli par Calyste précipitant Béatrix du haut d’une falaise.

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placements [...] [mais donc également d’une] biparti-tion de l’espace (dedans / dehors), d’une bipartition juridique (privé / public), d’une bipartition fonction-nelle (autochtone-intrus / s’intégrer-être expulsé) 667.

Or, le « héros » nous semble rendre inopérantes ces oppositions. La position même de certains personnages dans l’espace figure cette suspension de la bipartition. L’appartement de Paz est ainsi « élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère » et une de ses fenêtres « donnait sur la rue » (II, 214)668. Le lieu est ouvert sur le dehors, l’intérieur directement branché sur l’extérieur. Le personnage est donc à la fois en liaison avec l’inté-rieur et avec l’extérieur, il occupe une position nodale et duelle sans laquelle le roman n’aurait pas pris cette di-rection. Sur le plan de la dynamique et de la dramaturgie balzaciennes, notons que son passage dans le roman fait naître des histoires. Sa prétendue aventure avec Malaga éveille le désir mimétique des autres hommes – « Votre aventure a rendu Malaga célèbre » (II, 232) lui dit Clé-mentine – ; il conduit donc Adam à Malaga et établit des rapports transversaux entre ce qui n’avait pas vocation à se rencontrer. À tous les niveaux donc, intra et extra-dié-gétique, le personnage fait lien.

Plus généralement, la figure en mouvement rend pos-sible la mise en relation des sphères, jouant de la sorte le rôle d’une « transition ». On sait que le terme de sphère, désignant un monde où se meuvent des person-nages aux valeurs et aux modes d’existence similaires, convient sans doute mieux, dans l’univers balzacien, que celui, trop circonscrit, de classe. Si l’univers social est représenté ici comme la somme de sphères diverses, in-dépendantes les unes des autres, le héros est celui qui, appartenant à plusieurs sphères à la fois, les met en pré-sence et lance ainsi l’action. Sans aller jusqu’à dire, comme Anthony Pugh analysant la genèse du Père Go-riot, que Balzac n’a créé Rastignac que pour « passer de la pension Vauquer, milieu du père, à ce milieu brillant qu’habitent ses filles669 », on pourrait souligner que les

667. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, op. cit., p. 82.668. C’est nous qui soulignons.669. Anthony R. Pugh, « Le Père Goriot et l’unité de La Comédie hu-

maine », in Stéphane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, op. cit.,

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déplacements et les aventures du jeune homme montrent que la société de l’époque, apparemment très hiérarchisée, comporte « des passerelles qui font com-muniquer les différents niveaux670 ». Nul hasard à ce que le personnage soit représenté à plusieurs reprises sur les ponts qui relient la rive gauche, fief des étudiants sans le sou, à la rive droite, lieu des théâtres, des salons riches et modernes et des hôtels magnifiques. Les dépla-cements de Calyste dans Béatrix en font de la même fa-çon l’agent de la pénétration d’un monde par l’autre671. C’est l’action paradoxale du héros balzacien : manifes-tant des paliers par ses stations successives, il annule les différenciations par son mouvement et sa manière de mettre en contact. « Calyste, un pied entre deux mondes, est donc le passeur du roman qui, suivi du regard par tout Guérande, circule entre les espaces, les temps, les générations, les êtres » note justement Mona Ozouf672. Le personnage-mobile notamment, n’appartenant pas à un territoire, trace des lignes, établit des liens entre les di-verses parties de l’univers social, entre les « différents mondes du monde » (Illusions perdues, V, 165).

Même un personnage de marginal comme Vautrin re-lève, à sa manière, de ce mode de construction du sens : sur l’axe paradigmatique, révéler des différences ou des différenciations, et sur l’axe syntagmatique, créer du sens par le déplacement (l’ « acteur-lecteur ») et l’éta-blissement de rapports. Importent moins la « personnali-té » de Vautrin, ses discours, que la manière dont le ro-man le construit comme figure romanesque. Lors de la présentation de la situation et des personnages du Père Goriot, une phrase, d’emblée, attire l’attention du lec-teur : « Entre ces deux personnages et les autres, Vau-trin, l’homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. » (III, 60) En dépit de son rejet affirmé de la société, de sa singularité mystérieuse, de sa force sur-humaine, l’ancien bagnard est un personnage-transition. N’est-il pas défini à l’échelle de La Comédie humaine comme l’ « espèce de colonne vertébrale qui, par son

p. 131.670. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, III, 13.671. Voir II, 601. 672. Mona Ozouf, op. cit., p. 88.

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horrible influence, relie pour ainsi dire Le Père Goriot à Illusions perdues et Illusions perdues à cette Étude » (Splendeurs et misères des courtisanes, VI, 851) ? Sans doute faudrait-il, pour prendre la mesure de cette créa-tion, examiner avec attention son surgissement dans Illu-sions perdues et sa présence dans Splendeurs et misère des courtisanes. Mais c’est dès sa « première » appari-tion dans La Comédie humaine que le personnage divise (il appelle au combat, au duel) et unifie (en mettant en rapport les différentes parties du monde autour de lui) tout à la fois. Ses modes d’intervention dans l’espace diégétique sont divers et expliquent son influence : dis-cours-tirades (qui exposent des problèmes et des choix existentiels), chansons (qui créent un certain climat, an-noncent son arrivée ou son départ, « recouvrent » la scène de sa présence673), remarques informatives et dis-cours-histoires, qui inventent une fiction dans laquelle les autres sont invités à prendre place. Vautrin s’im-misce partout, mentionné dans le récit consacré à Goriot (III, 67-69), dans le discours intérieur de Rastignac, au-quel il donne à penser (III, 118-146, 149, 151, 158, 174, 183, 191, 214, 225, 228, 262), dans le discours de Go-riot (III, 251). Le héros-transition n’a même pas besoin d’être « présent » pour être efficient.

Soyons plus précis. À l’occasion des scènes de repas à la pension Vauquer, de ces scènes de conversations de groupe qui ont précisément pour fonction de servir de transition entre des épisodes plus dramatiques, Vautrin commente l’action, pose des questions (III, 93) mais sur-tout diffuse des informations (sur d’autres personnages), suscite la curiosité, du désir ou de l’hostilité. Ainsi, dès le début du roman, c’est en révélant l’identité d’une des femmes qui vient à la pension Vauquer (III, 82-86) que Vautrin crée un lien entre la pension et le monde et qu’il donne envie à Rastignac de lui rendre visite pour éclair-cir le mystère mis au jour : « Vous me donnez une fu-rieuse envie de savoir la vérité. J’irai demain chez Mme de Restaud, s’écria Eugène. » (III, 88) S’emparant d’une lettre envoyée par le père Goriot, il éclaire et accélère les échanges (III, 83). Si l’on a remarqué, dans la deuxième partie, que le forçat a souvent le dernier mot,

673. Voir par exemple III, 195, 199, 204.

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notons qu’il est aussi souvent celui qui ouvre les conver-sations. Le personnage se tient à l’orée de la scène, fait la jonction et lance le mouvement par des phrases courtes, allusives, agressives ou interrogatives (voir III, 118, 131, 178, 216).

Daniel Oster, dans sa stimulante analyse du person-nage674, a mis en liaison la volonté d’élucidation du per-sonnage et son action : il s’agit à chaque fois de per-mettre à tel ou tel d’établir un rapport avec une autre partie du monde et de créer au final un nouvel univers 675. Sans Vautrin, pas d’abordage pour Rastignac, pas de sor-tie de la pension pour Victorine Taillefer. Le forçat « pro-duit la fiction comme il voudrait produire l’histoire676. » C’est d’ailleurs lui qui crée le rapport entre Victorine et Rastignac (III, 134), suggère la mise en œuvre d’une in-trigue (III, 143), en interrompt le déroulement et, sans le vouloir, relance le récit (III, 195). D. Oster a clairement explicité le mode de présence et de fonctionnement du personnage :

Il est le lieu de l’énergie saisie au moment de sa transformation […]. Vautrin machine, en reliant tous les flux sociaux et individuels, sert à la transforma-tion intarissable des énergies entre elles, produit leur équivalence677.

La scène de repas au cours de laquelle Vautrin drogue Goriot et Rastignac (III, 200-204) met particuliè-rement en valeur cette dimension du personnage. Ce dernier anime le souper, plaisante, sollicite les paroles, sert à boire : il alimente le flux, fait circuler le vin, les mots et le désir.

Pareille à une machine, la figure ne cesse d’établir des connexions et d’opérer des métamorphoses : il trans-forme le provincial et naïf Rastignac en un mondain vic-torieux et conduit la discrète et réservée Victorine sur le terrain du désir et de l’or : « Voilà ! dit Vautrin en regar-dant Eugène, hier elle était sans un sou, ce matin elle est

674. Voir Daniel Oster, « Présentation », in Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, Paris, Presses de la Renaissance, 1976.

675. Voir Daniel Oster, op. cit., p. XVII.676. Ibid., p. XXII.677. Id.

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riche de plusieurs millions » (III, 212). Un personnage comme Vautrin est donc associé au changement : chan-gement du tout et de sa perception (la pension Vauquer, le monde), changement du rapport entre les parties, changement des parties elles-mêmes. Il y a du magicien dans le héros balzacien, qui fait être ce qui n’était pas et rend possible ce qui paraissait inconcevable678. D’où une définition possible du héros, lorsqu’il détient un savoir : « Son savoir est pouvoir d’ouverture, le pouvoir même de la fiction qui introduit le désordre des possibles dans l’ordre des interdits679 » ; il est l’« instrument dynamique le plus efficace pour la propagation de l’énergie dans la fiction, la transmission accélérée des messages, la loco-motion du sens680. »

Il est certes loin du rusé Vautrin au jeune Rastignac ou au « sublime » Paz : leur mode d’intervention dans la fiction ne s’en recoupe parfois pas moins. Loin de l’inac-tivité ou de l’agitation vaine d’un anti-héros, ces « hé-ros » balzaciens ouvrent les mondes clos sur le dehors, l’espace privé sur le public, orientent l’autochtone vers l’extériorité. Plutôt qu’opposants à l’ensemble, comme nous l’avons laissé entendre dans notre première partie, ils peuvent être compris comme des points de fuite, pre-nant place à la frontière. Ni incarnations d’une utopie, ni exceptions, ces personnages sont déterminés à la fois par l’Histoire (qui rend certains comportements dépas-sés, qui transforme l’organisation et les rapports so-ciaux) et par le mouvement de la Société (Rastignac et Vautrin notamment semblent se nourrir de l’énergie de la société post-révolutionnaire qui se met peu à peu en place). Leur efficience, transversale plutôt que frontale, n’en consiste pas moins à accélérer le mouvement, à af-firmer et à déranger les nouvelles polarités sociales, spa-tiales et temporelles, à créer de nouvelles liaisons dans un univers de déliaison.

678. Comble de ce pouvoir peut-être : la transformation du bagnard en son exact opposé, au terme de sa trajectoire, à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes. La figure passe de l’autre côté d’elle-même.

679. Daniel Oster, op. cit., p. XXII.680. Ibid., p. XXIII.

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4. Un héros éthique ?

Comment, dès lors, situer axiologiquement les per-sonnages héroïsés ? Dans la société éclatée et instable qui s’installe, aucune figure ne peut prétendre représen-ter un groupe et une Valeur, nous l’avons vu. L’idée même de Morale, si l’on entend par là « un ensemble de règles contraignantes […] qui consiste à juger des ac-tions et des intentions en les rapportant à des valeurs transcendantes (c’est bien, c’est mal…)681 » perd de sa consistance. Quelles valeurs transcendantes pourraient unifier un tout en perpétuel recomposition ? Balzac, comme d’autres auteurs, a écrit les romans de cette époque de contestation des Valeurs (c’est l’héritage ré-volutionnaire de la France), ou d’indifférence morale (c’est ainsi qu’est dépeinte la monarchie de Juillet)682. D’où l’ambiguïté axiologique des personnages « héroï-sés ».

Certaines œuvres vont tout de même opposer ou dis-tinguer un état de la société, une forme-de-vie, des mœurs, et la conduite de tel ou tel personnage. Problé-matique qu’on dira éthique, en un double sens. L’impor-tance d’un personnage comme Chabert par exemple tient d’une part à ce qu’il fait ressortir l’ethos d’une époque, et d’autre part, à ce qu’il affirme, face à cet ethos, une constance énigmatique, une fidélité à son combat et à son être. Si le héros-revenant revient, si cet être entre vie et mort possède tout de même une capaci-té d’intervention sur le réel, alors le récit doit, en amont, exposer les raisons de sa survenue. Tel est le modèle narratif proposé : le fantôme, le revenant, n’a pas achevé

681. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 137.6822. Sans pour autant que le souci « moral » soit absent des préoccupa-

tions du romancier, souvent attaqué pour sa manière de représenter le « vice » et la « vertu » (voir par exemple la préface du Père Goriot, ou, plus encore, celle de Pierrette : « Si, lisant cette histoire vivante des mœurs modernes, vous n’aimez pas mieux, toi boutiquier, mourir comme César Birotteau ou vivre comme Pillerault que d’être du Tillet ou Roguin ! toi jeune fille, être Pierrette plutôt que Mme de Restaud, toi femme, mourir comme Mme de Mortsauf, que de vivre comme Mme de Nucingen, toi homme, civiliser comme le fait Benassis que de végéter comme Rogron, être le curé Bonnet au lieu d’être Lucien de Ru-bempré, répandre le bonheur comme le vieux soldat Génestas au lieu de vivre comme Vautrin, certes le but de l’auteur serait manqué » (IV, 25-26).

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son existence et fait retour pour réclamer justice. Son apparition n’est d’abord pas séparable de l’exercice d’un droit de regard. « Nous nous sentons observés, parfois surveillés par lui avant même toute apparition. Surtout, et voilà l’événement, il nous apparaît lors d’une visite. Il nous rend visite683 ». En fait, écrit Derrida,

Le spectre, ce n’est pas simplement quelqu’un que nous voyons revenir, c’est quelqu’un par qui nous nous sentons regardés, observés, surveillés, comme par la loi : nous somme devant la loi, sans symétrie possible, sans réciprocité, là où l’autre ne regarde que nous, nous qui l’observons (comme on observe et respecte la loi), sans même pouvoir croiser son re-gard684.

La perspective balzacienne n’est pas si tranchée et univoque, mais on rencontre peut-être, dans Le Colonel Chabert, une version pessimiste ou négative de ce motif. De façon presque systématique en effet, Chabert, le visi-teur par excellence, surgit brusquement : au moment où il affirme son identité et son désir de vengeance à Der-ville, il se « dress[e] tout à coup » (III, 333) ; alors que Derville et la comtesse discutent de l’affaire comme d’une banale affaire commerciale, il « apparaît tout à coup » (III, 357) ; à la fin du roman, comprenant qu’il a été joué par sa femme, le personnage se retrouve « en un clin d’œil devant l’intendant » (III, 366). Certes, à chaque fois son surgissement est inutile : le caractère in-tempestif de Chabert et des valeurs qu’il incarne, ex-plique qu’il ne sache ensuite plus comment réagir ou agir sur l’état des choses qu’il dévoile. Mais si le retour du revenant n’est dans la fiction qu’un vain reproche qui peut être effacé, il n’en demeure pas moins que l’inven-tion du personnage, ses apparitions fantastiques (il vient hanter l’époque) et ses prises de parole, ne sont pas sé-

683. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 165. De la même façon, Minoret, dans Ursule Mirouet, « visite » sa nièce pour lui révéler la vérité, tourmenter les coupables et obtenir que justice soit rendue : « Croyez-vous aux apparitions » (III, 838), « croyez-vous aux revenants ? » (III, 976) se demandent successivement les personnages de ce roman.

684. Jacques Derrida, Échographies de la télévision, op. cit., p. 135. « Le spectre (...) c’est quelqu’un qui me regarde sans réciprocité possible, et qui donc fait la loi là où je suis aveugle par situation. Le spectre dispose du droit de regard absolu, il est le droit de regard même » écrit encore le philosophe (id.).

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parables de l’expression d’un doute sur la confiance à accorder aux institutions et aux lois sociales. Le motif du surgissement va ainsi de pair avec une exposition des in-suffisances, des dysfonctionnements de la justice hu-maine. Il ne s’agit certes pas d’édifier, d’indiquer au lec-teur où se situe le Bien, la Valeur et, plus concrètement la bonne attitude, mais de souligner la permanence d’une discordance, donnant à la vie du débris ou du mar-ginal, sa force de contestation d’une époque se construi-sant sur une liquidation assumée du passé.

Tel est donc aussi le personnage « héroïsé » ou le hé-ros, aux yeux de Balzac : ce qui impose la pérennité d’une question posée à l’époque et à l’ethos d’un groupe social. Balzac peut bien, comme individu, être carliste et se présenter officiellement comme monarchiste, il peut bien appeler les hommes de l’Empire à transiger ; la mise en récit de la confrontation entre passé et présent n’en sonne pas moins comme une interrogation inquiète. À la nécessité de la « transaction » si souvent évoquée par Derville (III, 333, 342, 354, 357 et 368), Chabert n’a à opposer ni une Valeur, ni un discours, ni même un autre ethos, mais un simple refus, témoignage de la fidé-lité à son être. L’espace de quelques scènes, celle par exemple au cours de laquelle il cloue au pilori sa femme par la noblesse de ses propos avant de prendre congé (III, 367), quittant ainsi la scène de la transaction et de la manipulation, le héros devient pure affirmation d’un principe.

Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croi-sés, la figure pâle, le front sévère (III, 367).

La scansion descriptive en quatre temps, retraçant le mouvement d’un regard en contre-plongée, le jeu des al-litérations en « v » et « f », la régularité rythmique des derniers temps de la phrase (4/4/4) composent une image frappante, qui met en valeur la raideur et la droi-ture du personnage, reproche vivant et immobile. Il faut que le récit soit répétitif, il faut que reviennent les situa-tions pour que soit perçue la constance d’un personnage

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qui tranche par rapport aux volte-face et aux sinuosités des autres personnages, emblématiques des gouvernants de l’époque. Chabert n’est certes pas, nous l’avons mon-tré, l’incarnation de la Moralité, mais il apparaît par éclairs porteur d’une éthique qui donne au roman son unité et sa problématique : faut-il transiger ? Faut-il re-noncer à son être pour exister ?

Disons-le autrement : si le personnage suscite tout de même, en dépit de l’indéniable travail de brouillage af-fectif et axiologique sur lequel repose Le Colonel Cha-bert, l’intérêt et la compréhension du lecteur, sans doute cela tient-il à la manière dont les scènes opposent deux logiques. Une logique de l’intérêt qui consiste à cher-cher dans la situation ce qui peut favoriser sa propre in-dividualité, et une logique presque abstraite de la fidélité qui implique de ne pas être uniquement défini et déter-miné par la situation. Gardons-nous d’envisager en termes simplement psychologiques ce que Balzac donne ici à lire. Les scènes construites reposent sur le contraste presque abstrait, qui va bien au-delà de l’oppo-sition de deux personnalités, entre deux attitudes, entre deux principes, l’un d’appartenance (au temps, à ses règles, à la situation), l’autre de rupture (par rapport aux transactions et aux situations proposées). Au risque de forcer l’interprétation, peut-être la scène de l’arrestation de Vautrin / Collin dans Le Père Goriot (III, 217-221) pourrait-elle être envisagée sur le même mode. Déjouant les attentes sociales685, le forçat ne répond pas à la vio-lence, affirme sa joie de vivre, son éloquence et son désir de savoir. C’est ce double arrachement à la situation et à sa pulsion que célèbre le texte balzacien. Et si la société réclame son arrestation, le roman la fait suivre de l’ex-pulsion de Mlle Michonneau, qui l’a trahi, par les autres pensionnaires de la pension Vauquer. Réaction d’un mi-crocosme qui programme, à n’en pas douter, la réaction du macrocosme : l’éthique lisible et immuable du per-sonnage héroïsé (celle, ici, d’une célébration en acte du plaisir et du désir) lui vaut la reconnaissance que ne peut obtenir la soumission à un fonctionnement social, à un ethos peu glorieux.

685. « Nous comptons sur quelques voies de fait pour tuer Collin demain matin » (III, 209) avait confié le directeur de la police à Mlle Michonneau et Poiret.

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5. Un héros politique

Séparation du corps social, franchissement des fron-tières de tous ordres, résonance éthique : peut-être est-il possible de dire en termes politiques cette triple caracté-risation. En empruntant au philosophe Jacques Rancière, théoricien du politique, ses définitions, on voudrait mon-trer que la problématique politique est peut-être un des points de nouage des différents aspects de l’apparaître des héros balzaciens. Mais pour présenter le sens poli-tique que peuvent prendre les propositions narrativo-fi-guratives de Balzac et en particulier la représentation de ses personnages centraux, peut-être convient-il de com-mencer par quelques rappels.

L’intérêt de la réflexion de Jacques Rancière est en fait de partir de l’opposition classique entre le politique (les « principes de la loi, du pouvoir et de la communau-té ») et la politique (au « sens ordinaire de lutte des par-tis pour le pouvoir et exercice de ce pouvoir » ou de « cuisine gouvernementale686 ») pour mieux y renoncer. Jugeant cette distinction entre l’adjectif philosophique et le « nom vulgaire » équivoque687, le philosophe propose une toute autre approche du et de la politique, en se gar-dant d’abord de ramener la question politique à la ques-tion du pouvoir, des pratiques du commandement ou à celle de l’essence de l’être en commun688. À l’opposition traditionnelle est substituée une distinction entre deux notions. D’un côté, la politique au sens traditionnel du terme, qu’il appelle pour sa part la « police », consiste à « organiser le rassemblement des êtres humains en com-munauté » et à « ordonner la société en termes de fonc-tions, de places et de titres à occuper689 ». De l’autre,

686. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard (« Folio es-sais »), 2004, p. 13.

687. Voir aussi sur ce point Aux bords du politique, op. cit., p. 112-114.688. Ibid., p. 16.689. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », entre-

tien réalisé par Jean-Paul Monferran, L’Humanité, http://w, ww.humanite.-presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580.

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l’égalité, que Rancière appelle « la politique », « consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et par le souci de le véri-fier690. » À partir de là, ce qu’on appelle le politique est en fait le « lieu d’affrontement des deux principes de la po-lice et de la politique691 », « la rencontre de deux proces-sus hétérogènes692 ».

Notre hypothèse sera que le drame et la possibilité du romanesque et du pathétique (en des temps d’unifor-misation croissante) naissent très souvent, chez Balzac, du heurt entre la logique de la police et l’action d’un ou de personnages qui remettent en cause cette logique. Il importe en effet d’interroger le sens de l’activité des per-sonnages balzaciens – héros, tout de même, de la confrontation et du mouvement et non de la fuite hors du réel693 –, de ne pas en rester à une description thématique ou structurelle de leurs actions. L’héroïsme balzacien n’est certes pas simple héroïsme de la conscience. Mais il ne tient pas davantage en l’exhibition d’une perfor-mance spectaculaire et séduisante ou en une dépense enfiévrée et solitaire, tout entière enfermée en elle-même.

Si la « police » est une certaine forme d’être en-semble, un « ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire […], un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit694 », le roman balzacien, structurel-lement, constitutivement, perturbe cet ordre et fait sur-gir de la politique695. Selon Rancière en effet, « Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet ou le lieu où elle s’exerce mais uniquement sa forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institu-

690. Id. 691. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 16. 692. Ibid., p. 112.693. Sur ce point voir Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 532 :

« La Comédie humaine, c’est la fin du romantisme d’élégie et d’évasion. »694. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Gali-

lée, 1995, p. 52.695. On distinguera bien sûr les positions politiques de Balzac du sens poli-

tique de son œuvre, et on se souviendra que Balzac dissocie radicalement le diagnostic et la thérapeutique.

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tion d’un litige696 ». Plus précisément, si la politique est affaire de compte des parties de la communauté et pas seulement de liens entre individus et communautés, on posera qu’elle « commence avec l’existence de sujets qui ne sont "rien", qui sont en excès sur tout compte des parties de la population697 ». Cet excès même divise la communauté politique apparemment unie, manifeste un tort qui porte sur le compte des parties698. Les conditions du politique sont donc claires : il y a politique « lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’ins-titution d’une part des sans-part […]699. » Sujet en excès, part des sans-part, tort, interruption : il nous semble que de nombreuses scènes balzaciennes ou d’intrigues de ses romans exposent précisément cette tension vers la politique.

Si le tort700 est la forme de la rencontre entre le pro-cessus policier et le processus politique tels que les a dé-finis Rancière, on constate que Balzac, dans des romans tels que Le Père Goriot ou le Colonel Chabert, construit justement la scène d’un litige, présente clairement le tort subi par tel ou tel être à qui ne sont pas données l’occupation, la place ou la fonction à laquelle il estime avoir droit. Le héros politique est donc d’abord celui qui manifeste un tort. Or, dans la logique romanesque de Balzac, qui est, nous l’avons vu, une logique de l’excé-dent, le personnage qui témoigne d’un tort, parce qu’il fait souvent exception au fonctionnement politique et so-cial établi, constitue une figure séparée. Il y a du paria dans tout héros balzacien, mais au sens fort du terme701. Les motivations du romancier sont d’évidence autant poétiques qu’idéologiques. Donner la parole à ceux (pauvres, déclassés, marginaux, femmes) qui ne l’ont pas

696. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 55. C’est nous qui souli-gnons.

697. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », art. cit.698. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 28 et p. 59.699. Ibid., p. 31.700. Voir Aux bords du politique, op. cit., p. 113.701. On pourrait penser à l’exemple de l’ouverture de La Fille aux yeux

d’or (1834) qui après avoir évoqué les différentes catégories de la population parisienne, se tourne vers deux « exceptions exotiques » (V, 1053) dont la dis-tance à la logique policière est aussi signalée par le lieu confiné et secret dans lequel elles se retrouvent.

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parce qu’ils n’appartiennent pas à une catégorie recon-nue, poser qu’il y a une part des sans-part : autant de conditions de la dramatisation et du pathétique qu’il re-cherche. Cela consiste à chaque fois à faire apparaître qu’une organisation sociale ne fait pas place à certains êtres, plus passionnés, plus énergiques, les laisse dans un entre-deux destructeur702. On peut donc donner un sens politique à la solitude de certaines figures balza-ciennes : certains êtres ne sont pas visibles dans la Na-tion éclatée et qui n’a plus rien d’une « cité703 » que re-présente Balzac. Il ne s’agit pas d’opposer l’innocent à la société coupable mais de présenter des êtres dont la simple existence et la revendication d’être qui l’accom-pagne défont le consensus, l’ordonnancement apparem-ment impeccable du corps social. La singularité de la fi-gure, au-delà de ses caractéristiques physiques ou mo-rales, vient donc de son rapport particulier à l’espace commun et à la répartition des visibilités sur laquelle il repose. Si le statut particulier dont jouissent les figures de revenant tient souvent à leur attachement aux confi-gurations politiques passées, il faut noter que le retour du passé qu’elles permettent a aussi pour effet de « dé-chirer » le bel ordonnancement du présent, établi par la logique policière. D’où une manifestation et une poli-tique du héros balzacien qu’on pourrait dire tout à la fois réactionnaires et libératrices.

Car les romans balzaciens ne se contentent pas d’ex-poser l’existence d’un tort et de personnages marginali-sés parce qu’ils ne s’insèrent pas parfaitement dans les rouages politiques : il faut qu’il y ait heurt, entre les deux logiques, effraction, pour que la situation devienne politique704 et la figure « héroïque », au sens moderne du terme.

Un roman comme Le Colonel Chabert est ainsi construit sur le retour de scènes au cours duquel Cha-bert surgit, fait effraction et interrompt les manœuvres

702. Les personnages des Scènes de la vie privée ne sont pas les seuls à vérifier cette discordance : citons ici Z Marcas qui, victime d’une fusion, pauvre et sans ami ne peut plus trouver de place : « il n’avait pu trouver de place nulle part » (Z Marcas, VIII, 844) ou Victurnien d’Esgrignon qui doit reconnaître « qu’il n’ y a […] pour lui de place convenable ni à la Cour, ni dans l’État, ni à l’armée, enfin nulle part » (Le Cabinet des antiques, IV, 109).

703. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 341.704. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 33.

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de sa femme pour maintenir la situation en l’état. La der-nière intervention réelle du personnage est à ce titre ré-vélatrice.

Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et ré-fléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu (III, 366, c’est nous qui soulignons).

Pénétrant dans un lieu qui semblait l’exclure, Cha-bert entend, sans la voir, sa femme s’entretenir avec Del-becq de son stratagème. En s’engouffrant dans une brèche, littéralement, le personnage accède à la vérité. Le roman, de manière elliptique, se contente d’évoquer l’intrusion et le geste qui suivent : la figure s’introduit donc dans la faille, et crée un vide dans l’ordonnance-ment trop réglé du jeu social. Refusant plus générale-ment toute transaction, refusant d’intégrer le corps so-cial organisé et contrôlé, le personnage introduit une rupture705 qui donne une portée politique à ses gestes, à la forme de « résistance » éthique à la situation que nous avons décrites. L’effraction peut donc trouver dans les situations romanesques une traduction concrète, le plus souvent sous la forme d’une prise de parole fortement dramatisée. J. Rancière souligne fréquemment l’impor-tance de cette dimension théâtrale : « je pense que la po-litique a toujours plus au moins la forme d’une constitu-tion d’un théâtre […], d’une sphère théâtrale et artifi-cielle706. » Nul besoin d’insister sur la prégnance du mo-dèle théâtral chez Balzac. Nul besoin non plus de multi-plier les exemples de ces scènes d’explosions où se li-bère une parole, par lesquels un personnage conquiert une visibilité sur « la scène politique » (XI, 1001). Ce qui fait événement est d’abord le discours qui doit se battre pour être entendu comme discours et déplace ou remet en cause les évidences.

Peut-être retrouve-t-on dans le deuxième chapitre de La Femme de trente ans, « Souffrances inconnues »,

705. « La communauté politique est une communauté d’interruptions, de fractures, ponctuelles et locales » (ibid., p. 186).

706. « Entretien avec Jacques Rancière », Dissonance, http://www.messmedia.net/dissonance/index.htm

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cette appropriation transgressive de la parole commune afin de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cela a été bien montré par Ruth Amossy707 : en dépit du stéréotypage partiel de la figure de Julie d’Aiglemont, les longs discours à la première personne du personnage ont pour enjeu la volonté d’être comptée, en tant que femme, dans le monde de la parole commune. Là où la parole du prêtre a pour fonction de « maintenir la femme à sa place », celle de Julie montre qu’elle ne peut ni oc-cuper une place dans l’espace public, ni trouver sa place dans la vie privée et donc que le partage du sensible ins-titué repose sur une séparation injuste. Le personnage ne va toutefois pas ici plus loin que la révolte : il y a dé-but de politisation plutôt que politique, héroïsation plu-tôt qu’héroïsme708. Un diagnostic semblable pourrait être formulé à propos de la prise de parole de Vautrin lors de son arrestation. Notons tout de même la mise en relief dont elle est l’occasion : la caractérisation, la description ici centrale exhibent la puissance d’orateur d’un paria apparemment dévalué. De plus, le cadre du récit, les cir-constances de l’intrigue (le personnage recourt à une pa-role efficiente plutôt qu’à une action vaine), l’auditoire assemblé (par-delà les policiers, les pensionnaires de la pension Vauquer, et notamment Rastignac, images de la France contemporaine), bref la scène d’interlocution construite, renforcent l’impact de ce discours qui s’op-pose ici frontalement aux agissements d’un représentant du système politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire de Rancière, de la logique policière. Il n’est pas anodin à cet égard que le roman ne se contente pas de magnifier la prise de parole et d’en « reproduire » le contenu : pour que le discours soit démonstration en acte, il im-porte d’en enregistrer les effets. D’où l’évocation précise de l’impact de la scène sur les divers témoins réunis. Le spectacle donne à penser, conduit à reconsidérer la si-tuation.

707. Voir Ruth Amossy, « La figuration du féminin » in Balzac, « La Femme de trente ans ». « Une vivante énigme », op. cit., p. 41-54.

708. C’est le roman qui, envisagé plus globalement, fait émerger les apo-ries de la structuration de la communauté nationale et prend à ce titre un sens politique (cf. Ruth Amossy : « C’est donc l’impasse de la condition faite à la femme dans la France post-révolutionnaire que dénonce le texte », art. cit., p. 49).

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Toute prise de parole n’est donc pas politique. Préci-sons encore : à suivre Rancière, l’affirmation du sujet doit aller de pair avec un geste de « désidentification » et témoigner en même temps d’une tension vers l’univer-sel. Double condition que vérifient les figures centrales qui nous intéressent.

Désidentification d’abord parce que les discours, plus généralement les actions, des sujets politiques ne re-lèvent pas d’une revendication catégorielle. Ce serait en effet demeurer dans le cadre strict de la logique poli-cière qui distribue les corps et les places. « Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple » (Le Père Goriot, III, 141) dit par exemple Vautrin, refusant la lutte des classes. Le sujet politique est, selon Rancière, « toujours surnuméraire par rapport à un compte de groupe so-ciaux709 ». Pas de politique sans pas de côté par rapport à une identité. La subjectivation en elle-même contribue dès lors à la « refiguration du champ de l’expérience710 ». Même lorsque la catégorie à laquelle se réfère le sujet intervenant est une catégorie qui possède déjà un nom, par exemple, dans le cas de Julie d’Aiglemont, « les femmes », l’action du sujet va consister à arracher l’identité collective à son évidence, à faire voir « l’écart entre une part reconnue – celle de la complémentarité sexuelle – et une absence de part711. » En d’autres termes, Julie s’exprime comme femme tout en s’arra-chant à sa naturalité de femme. En un sens, le groupe auquel elle se réfère n’existe que par et dans sa déclara-tion même712. Il y a à la fois refus d’une identification pro-posée ou imposée par la logique policière et affirmation d’une identité visée mais encore impossible. On retrouve cette alliance d’une référence à une catégorie non for-mée et de l’exhibition d’une différence à soi dans la spectaculaire prise de parole de Vautrin que nous avons déjà évoquée. Le commentaire du narrateur le dit bien :

709. « Entretien avec Jacques Rancière. Les hommes comme animaux litté-raires », Mouvements, n° 3, mars-avril 1999, p. 139. Voir également La Mésen-tente, op. cit., p. 188.

710. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 59.711. Ibid., p. 60.712. Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 62.

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Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sau-vage et logique, brutal et souple. En un moment Col-lin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir (III, 219).

On peut rapporter au registre politique l’agrandisse-ment manifeste de l’apparaître du personnage, perçu à la fois comme un point singulier et comme le point de cristallisation d’un groupe en marge. Indice de cette double « situation » : la manière dont l’énonciation est à la fois individuelle (je) et collective (nous), mêle même première et troisième personne. Ainsi de ce passage du discours de Vautrin :

Il fit une pause en contemplant les pensionnaires. « êtes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici pré-sent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suis seul contre le gouverne -ment avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule. (III, 220)

Comme dans La Femme de trente ans, le person-nage, dans une posture déictique qui est celle-là même du roman, désigne les normes sociales, les lois de l’orga-nisation politique, tout en donnant à son destin une va-leur exemplaire. Le problème particulier est arrimé à un problème plus universel : en ce sens, la glorification des personnages prend un sens politique. Encore faut-il s’en-tendre sur la spécificité du litige : dans un cas comme celui du Colonel Chabert, les parties ne sont pas recon-nues, n’existent pas avant la déclaration du tort. Les mé-diations chères à l’organisation sociale sont court-circui-tées par les interventions intempestives du colonel, si bien qu’émerge une question universelle sur la gestion de la cité. D’où le caractère à la fois individualisé et ty-pique de certaines figures balzaciennes, d’où ce qu’on

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pourrait appeler un geste de « typisation subjectivante » dont les personnages « héroïsés » sont le résultat par ex-cellence. Les figures sont fortement singularisées, font spectacle et sont source, de la sorte, de tragique et de comique ; mais le tort qu’elles subissent acquiert, par le récit qui les prend en charge, une portée universelle : leur dimension « politique » s’impose. Nul hasard à ce que des personnages comme Chabert ou Vautrin soient finalement « typisés » par les discours du narrateur : au-delà des prises de parole des personnages, c’est à l’échelle des romans tout entiers que sont rendues sen-sibles des absences de concordance, qui témoignent tout à la fois des aspirations justifiées d’un individu ou d’un groupe, et d’une inexistence de fait dans l’organisation politique.

Comment caractériser au final l’effet politique des apparitions et des actions de certaines figures ? Que fait par exemple Rastignac s’introduisant chez les Restaud au début du Père Goriot ? À en rester pour l’heure au contenu de son discours, rappelons tout d’abord le ca-ractère éminemment transgressif de ses interventions713. Cela peut se dire, avec Stéphane Lojkine, en termes psy-chanalytiques : le jeune homme ramène l’origine innom-mable sur le devant de la scène (origine de la fortune, origine de la situation des Restaud). Ses remarques in-tempestives « introduisent, dans le jeu réglé du rituel aristocratique, la dimension innommable du réel714 ». Mais ce faisant, selon une perspective politique, le per-sonnage modifie l’équilibre du lieu et rend manifeste le caractère presque révolutionnaire du franchissement de la frontière : la hiérarchisation de l’espace romanesque est modifiée, l’agencement global du monde bouleversé. Un peu plus tard dans le roman, Rastignac introduit

7131. Nommant le « père Goriot », il manifeste l’existence de quelque chose ou de quelqu’un qui n’a pas de place dans la société qui s’installe. Évo-quant la fortune qui lui manque, il fait mention, en un lieu qui veut l’occulter, d’une réalité matérielle fondamentale et pourtant cachée.

714. Stéphane Lojkine, op. cit., p. 163. Lojkine conçoit plus globalement la scène comme la mise en présence d’un « espace restreint » codifié et d’un es-pace extérieur « vague » porteur d’un réel menaçant. Entre les deux, un écran, dont la nature et le fonctionnement se sont transformés au cours de l’histoire du roman.

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d’ailleurs des personnages dans des territoires qui leur étaient jusqu’alors refusés (par exemple Delphine de Nu-cingen admise dans le Faubourg Saint-Germain), faisant voir la contingence de l’ordre représenté. C’est de tout « héros » balzacien que pourrait se dire, à un moment ou à un autre, ce qu’énonce Vautrin de Goriot : « Il ne fait rien, […] il défait » (III, 83).

En ce sens, l’activité d’un certain nombre de person-nages participe d’une reconfiguration du sensible. La rupture qu’ils introduisent possède donc une significa-tion politique, si « l’activité politique est celle qui dé-place un corps du lieu qui lui était assigné ou change la définition d’un lieu » ; si « elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit715. » Un soldat de l’Em-pire revient demander une place, au lieu de demeurer mort, le monde social prend un nouveau visage sous le regard d’un jeune homme mobile, un forçat, une femme se font entendre… On observera que les moments de rupture de l’ordre, de remise en cause de la distribution établie des êtres dans la nation durent peu chez Balzac, sortes de parenthèses qui semblent se refermer rapide-ment. Mais ils dessinent une sphère virtuelle, en surim-pression par rapport à l’ordre policier. Il y a, par le tra-vail de composition des œuvres à laquelle participe de plein droit l’invention des personnages716, « reconfigura-tion polémique de l’ordre des possibles717 ». Par le biais de figures à l’écart et mises en relief a été présentée la possibilité, c’est selon, d’interrompre l’ordre « policier » des choses, de perturber le règne de la bourgeoisie, de contester la médiocratie, de remédier à l’individualisme moderne, dominant sous Louis-Philippe, en germe sous Louis XVIII.

715. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 53. On pourra certes sou-ligner que c’est un mode d’exposition qui permet de rapprocher les textes de Balzac du paradigme de Rancière, d’où le risque de métaphoriser ou de gom-mer les différences et les convictions politiques de l’auteur. Il nous semble tout de même qu’en inventant de situations romanesques, Balzac interroge sans cesse le partage du sensible et qu’à ce titre sa pratique romanesque peut prendre un sens politique.

716. Rappelons avec I. Daunais que « le personnage est aussi, par-delà les individualités dont il est la métaphore, ce par quoi le romancier construit ses romans » (Isabelle Daunais, op. cit., p. 10).

717. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », art. cit.

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Tel est le sens de la mise en texte des actions et des déplacements des héros : proposer une autre orientation dans le sensible (ce qui apparaît, ce qui se dit, se voit, dans un temps et un espace donnés). D’où la nécessité de penser la situation du personnage par rapport au temps et à la temporalité, selon une appréhension à la fois interne (en nous plaçant à l’intérieur de l’univers re-présenté) et externe (en envisageant l’œuvre comme un tout) aux œuvres.

6. Un héros à contretemps, à contresens

De nombreuses réflexions ont été consacrées au pro-blème du temps chez Balzac, depuis les analyses phéno-ménologiques de Georges Poulet jusqu’au récent livre de Nicole Mozet, Balzac et le temps, ou à L’Année balza-cienne de 2007, s’interrogeant sur « Temps et mémoire chez Balzac718 ». Il ne s’agit évidemment pas ici de faire la synthèse de ces travaux riches et variés : on voudrait plus modestement examiner la manière dont l’invention des héros et les traits de ces héros témoignent d’une temporalité et d’un mode de rapport au temps719 singu-liers, caractéristiques de cet écart et de cette « contra-riété » dont nous avons voulu faire les étymons formels de la représentation balzacienne.

Ceci a souvent été montré : le XIXe siècle est le siècle d’une modification radicale de l’appréhension du temps et de l’histoire, ce qui n’est évidemment pas sans consé-quence sur la manière d’aborder la question de l’hé-roïsme. Retenons d’abord qu’apparaît l’idée d’un temps qui se suffit à lui-même, qui est pur commencement. Vic-tor Hugo écrit ainsi :

Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même ; il ne reçoit l’impulsion d’aucun aïeul ; il est le 718. On pourra également se reporter au volume Balzac dans l’histoire, Ni-

cole Mozet, Paule Petitier (éd.), op. cit.7192. Ce qu’on pourrait appeler, en empruntant l’expression à F. Hartog,

un « régime d’historicité » (voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présen-tisme et expériences du temps, Paris, Seuil/La librairie du XXIe siècle, 2003).

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fils d’une idée. […] Le dix-neuvième siècle a pour fa -mille lui-même et lui seul. Il est de sa nature révolu -tionnaire de se passer d’ancêtres 720.

Le sentiment d’une continuité avec le passé d’un côté (d’un point de vue diachronique), avec une vie du monde de l’autre (d’un point de vue synchronique), serait remis en cause. Judith Schlanger a bien décrit cette idée d’une perte de repères, d’une rupture de la trame du temps : « il n’y a plus d’analogie entre l’expérience historique des âges passés et l’expérience historique actuelle, qui est perçue comme incommensurable721. » Plus encore, la perception d’une accélération formidable du temps722

semble rendre impossible toute projection glorieuse dans l’avenir, tout pari sur la postérité, schème mental sans lequel il n’est pas d’héroïsation et de héros pos-sible. On « ne considère pas la lignée et le parcours, mais la présence comme une effectuation radicale723. » La conséquence sur la représentation de l’être humain ap-paraît inévitable : s’il n’y a plus seulement écart entre le désir, l’intention, la projection de soi et la réalisation, mais bien abîme, gouffre, alors c’est la fin de l’ « hé-roïsme volontaire auquel le temps terrestre servait de cadre et de moyen724 ». Les héros, à tous les sens du terme, n’auraient plus d’avenir, ne pourraient plus adve-nir, ce qu’illustrerait à l’envi, selon Isabelle Daunais, la littérature réaliste post-balzacienne (et la théoricienne de citer notamment l’exemple de Madame Bovary).

Les réponses apportées de son côté par Balzac, comme historien des mœurs, prenant pour modèle le « présent qui marche », le dix-neuvième siècle – « mo-dèle extrêmement remuant et difficile à faire tenir en place » (Une fille d’Ève, préface, II, 265) –, ne sont, comme souvent, pas univoques. Retenons-en trois, qui

720. Victor Hugo, William Shakespeare, op. cit., p. 433.721. Judith Schlanger, « Le moment présent dans les philosophies de l’his-

toire », in Alain Corbin et al. (éd.), L’Invention du XIXe siècle, Paris, Klincksieck et les Presses Sorbonne nouvelle, 1999, p. 130-131.

722. Balzac revient à plusieurs reprises sur cette accélération du temps. Il est par exemple question dans Béatrix d’un siècle où les « mœurs changent tous les dix ans » (II, 650). Dans De l’état naturel de la littérature, le romancier souligne : « Nous sommes dans un âge où toute forme est transitoire » (OD, t. II, p. 1232-1233).

723. Judith Schlanger, op. cit., p. 138.724. Isabelle Daunais, op. cit., p. 190.

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touchent à la question de l’héroïsme. Première réponse : prendre acte de la coupure historique, raconter com-ment présent et passé ne communiquent pas, comment, dès lors, l’héroïsme devient impossible. Romans du hé-ros devenu anti-héros, de l’individu d’exception se fon-dant dans le tourbillon homogénéisant du Paris moderne dont Béatrix et sa construction en trois parties offrent le modèle presque archétypal. Mona Ozouf l’a bien mon-tré :

Dans Béatrix, […] il n y a aucune transaction pos-sible entre l’ancien et le nouveau monde. Tous ceux qui pourraient réconcilier tradition et modernité sont condamnés, et celle qui l’a très consciemment voulu, Camille, doit renoncer au monde dans la nuit du couvent725.

Le changement spatial et temporel, que recoupe un changement de tonalité (de lyrique et tragique, la chro-nique se fait satirique et parfois grotesque), entre les deux premières parties (« Les personnages » et « le drame ») et la troisième (« Un adultère rétrospectif »), a aussi pour conséquence une transformation du mode d’apparaître de son personnage principal, Calyste. La conclusion du roman, apparemment conforme aux exi-gences de la bienséance, signe en un sens sa défaite.

Ne triomphent que ceux qui se sont cyniquement installés dans le monde démocratique. Maxime de Trailles, qui vient de confier sa mésalliance bour-geoise, en tire la leçon explicite : « Je ne fais que suivre l’exemple de mon gouvernement. »726

C’est une deuxième réponse, dont Balzac a donné des illustrations éclatantes : penser le roman comme genre adapté au mouvement accéléré du temps ; représenter des personnages en adéquation avec cette fluidité proche de l’évanescence. Adéquat « au temps "occasion-nel" de la modernité »,

725. Mona Ozouf, op. cit., p. 101.726. Id.

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le genre du roman puise nombre de ses héros dans ce temps sans origine et sans fin, immédiat, en quelque sorte de pur hasard. Rapide, instantané, fluide (Vautrin est ici sa parfaite prescience), le champion de la vie moderne sera volontiers espion ou malfrat, voyageur ou fugitif […] homme traqué dans tous les cas mobile et polymorphe, ubique 727.

Tel serait le héros moderne, mystérieux, énigma-tique, multiple728, comme l’époque.

Resterait une troisième voie : l’exploration des disso-nances, des écarts voire des oppositions à une époque et à une temporalité. Non pas peindre, en archéologue nos-talgique, la grandeur du passé729, mais le présent en tant qu’il fabrique du passé730 ou confronte des régimes de temporalité différents. Représenter, en d’autres termes, des héros des temps nouveaux, témoins et accélérateurs des dissonances, luttant contre le temps. Des héros, à tous les sens du terme, à contretemps. Balzac invente, telle sera notre hypothèse, différentes figures et diffé-rentes expériences temporelles comme autant de ma-nières de contrevenir à un certain mode de configuration de la temporalité.

Contre un temps qui passe, des personnages qui de-meurent ou qui reviennent, contre un temps unificateur propre au roman731, des personnages de l’entre-deux, contre un temps orienté et linéaire, des personnages le faisant sortir de ses gonds, contre un temps présent, des personnages de l’après-coup, contre un temps fluide, des personnages brisant la continuité, contre un temps ten-du vers une fin, des personnages « inachevés »… les mo-

727. Isabelle Daunais, op. cit., p. 196.728. Pour une analyse de ce type de personnage et surtout de la représen-

tation « compliquée » qu’il suppose, voir la deuxième partie de notre thèse, « Pour une esthétique du personnage ».

729. Sur la différence de posture entre l’archéologue ou le mémorialiste et l’historien, et sur l’adoption par Balzac de l’attitude historienne, on se reporte-ra au précieux article d’Aude Déruelle, « Le roman balzacien entre histoire et mémoire » (AB 2007, p. 43 notamment).

730. Le moderne ne devient un sujet que « lorsqu’il commence à périr, lors-qu’il est menacé » écrit P. Barbéris. « Il y a chez Balzac un réalisme du présent en train de devenir le passé, en train d’enregistrer sur soi-même ou en soi-même son propre vieillissement » (Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, op. cit., p. 100).

731. Du moins selon certains théoriciens (Voir par exemple Julia Kristeva, Sèméiotikè, op. cit., p. 66).

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dalités sont multiples et il ne saurait être question d’en rendre ici compte de manière exhaustive. Suggérons simplement que les personnages balzaciens les plus ori-ginaux sont peut-être « ceux qui se battent contre le temps732 ».

Il importe de rappeler tout d’abord, en se situant à l’échelle des œuvres, que le principe du retour des per-sonnages n’est évidemment pas sans conséquence sur la perception du temps liée aux figures. Parce que la fin du roman laisse clairement entendre que le personnage re-viendra, qu’il n’en est qu’à ses premiers pas dans le monde, Rastignac, personnage du Père Goriot, est ainsi un « héros » aussi inachevé que La Comédie humaine. Le roman indique une direction mais ne pose pas de point conclusif. La temporalité reste ouverte, le héros est suspendu, présence non épuisée par le déroulement d’une intrigue, finalité sans fin, rendu disponible pour d’autres cheminements.

La même ouverture peut se retrouver à l’échelle d’un roman isolé. La dernière page de La Fausse Maîtresse laisse ainsi sans réponse la question de la comtesse La-ginska : « Savez-vous ce qu’est devenu le pauvre comte Paz ? » (II, 243). Le mode d’existence du personnage, quasi-fantastique – il est comparé à une « Chimère » (II, 243) – induit une temporalité particulière. Paz est là sans être là, seul tout en étant au contact de Clémentine ; il est resté tout en partant ou parti tout en restant : cette « existence quasi-muette, effacée mais salutaire » (II, 204) explique que l’histoire que raconte La Fausse Maî-tresse soit inachevable. D’ailleurs à la fin du roman, le capitaine, en puisant dans l’argent de son ami – ils ne sont pas tout à fait quittes au fond, comme l’indique la concessive « quoique j’aie repris soixante mille francs chez Rotschild » (II, 242) –, empêche le circuit de l’échange de se clore, réintroduit du décalage et ouvre le récit sur un avenir. La dernière phrase du roman dit tout : « À toute heure, Clémentine espère revoir Paz ». Le passage du passé au présent indique qu’aucune réso-lution finale n’est proposée. L’élément tiers, le média-

732. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 12.

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teur, qui avait lancé le récit, participe de deux modes d’apparaître – l’absence et la présence – des deux es-paces, et laisse ainsi ouverte la fin de La Fausse Maî-tresse.

La « complication » introduite par des protagonistes peut également consister en la mise en évidence d’une discordance entre le temps du sujet et le temps du monde. C’est alors à l’échelle d’une scène, d’un détail récurrent (un écart entre la réaction du personnage et son action), que s’aperçoit une manière singulière d’ins-crire un personnage dans le temps. Ainsi de Rastignac qui, parfois stupéfait par la singularité de Goriot, nous l’avons vu, est à plusieurs reprises dépeint immobile, frappé par la violence du monde environnant et inca-pable de réagir immédiatement à la situation733. Alors que Goriot s’exalte et évoque un avenir bienheureux, le jeune homme repense aux paroles porteuses de mort de Vau-trin, disant la réalité du monde :

Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ce duel annoncé par Vautrin pour le len-demain, contrastait si violemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’il éprouvait toutes les sensations du cauchemar. (III, 198)

Désireux de venir en aide à Goriot et à ses filles, Ras-tignac n’interrompt pas la dispute et ne fait qu’accroître malgré lui, les tensions existantes. Nul discours, nulle action ne peuvent dénouer les contradictions exhibées : « La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi par la violence de cette scène » (III, 252). D’où le paradoxe d’une écriture de la scène où ce qui devrait être le point culminant, l’action-réaction du héros, se dé-robe. Ce n’est que dans l’après-coup de la réflexion et du retour du soi (occasions de pauses dans l’action) que la figure trouve les ressources pour réagir. Ainsi Rastignac, personnage de l’après coup et du trop tard, n’empêche ni le duel fatal au jeune Taillefer, ni la mort de Goriot. Certes, jouant l’argent de Delphine de Nucingen, le jeune homme remporte victoire sur victoire, mais l’accé-

733. Mode de réaction qu’il partage avec le père Goriot, fréquemment dé-peint à l’arrêt, dans une attitude proche de la stupidité qui contraste avec l’acti-vité environnante. Voir par exemple : « Le pauvre vieillard, stupéfait de cette brusque attaque, resta pendant un moment immobile » (III, 93).

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lération du temps dans la maison de jeu (emblématique de la vie parisienne) le laisse « en arrière ». Une formule étonnante du narrateur dit le « décalage » mental du personnage : il descend avec « les sept mille francs, ne comprenant encore rien au jeu, mais stupéfié de son bonheur » (III, 171). Quand le corps « fonctionne », c’est l’esprit qui fait défaut, d’où le rythme extrêmement ra-pide d’une scène, racontée au présent de narration, dans laquelle tout s’enchaîne presque magiquement. Parallè-lement, le personnage, en position de gêneur, perturbe les processus en cours, dérange le déroulement du temps social ou familial. Dès sa première visite dans le monde, sa manière de « compliquer » la temporalité avait été pointée : « Ces contretemps étaient dus à Eu-gène » (III, 100). Certes, la formule de défi lancée au fi-nal par Rastignac à Paris est ainsi formulée : « À nous deux maintenant ! » (III, 290). Mais précisément : le temps du « maintenant » ne devient celui de Rastignac qu’aux dernières lignes du roman.

Aussi différent que soit un personnage comme le co-lonel Chabert, on retrouve dans le roman éponyme ce double mode d’inscription dans le temps. « Le plaideur regarda le Maître clerc d’un air stupide, et demeura pen-dant un moment immobile » (III, 316) : c’est par ces mots qu’est évoqué Chabert au début du roman, inca-pable de savoir quel comportement adopter face aux clercs de notaire moqueurs. Un peu plus loin, c’est l’es-prit de décision et la soudaine action de Derville qui le plongent dans l’étonnement : « Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait : son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. » (III, 329) À chaque fois, la scène repose sur le contraste entre le rythme de deux personnages, recoupé par le contraste entre les modes de caractérisation (l’un par le dialogue, l’autre par la description). Une scène ulté-rieure, confrontant également Chabert à Derville, asso-cie plus clairement encore le statisme physique au refus du temps, ou du moins à l’incapacité d’envisager un fu-tur : « Le colonel resta pendant un moment interdit, im-mobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes » (III, 343). Même un personnage comme Vautrin, aussi adapté soit-il au rythme du monde

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contemporain, doit sans doute son arrestation à son choix de prendre son temps, de ne pas hâter les événe-ments. La formule qui résume sa philosophie du temps : « col tempo » (III, 212) – « avec le temps » – s’avère in-adaptée à la situation : son pari sur l’avenir est perdu.

Si l’on considère à présent le problème du rapport au temps d’un point de vue plus global, sans doute pourra-t-on s’attarder sur les personnages de débris et de reve-nants. En effet, comme l’a bien noté Nicole Mozet, les personnages les plus manifestement en lutte contre le temps, et contre leur temps pourrait-on ajouter, sont ces personnages qui ne reparaissent pas que sont souvent les revenants (leur destinée est tout entière prise en charge par un seul roman).

La Comédie humaine est hantée par une foule de fantômes momentanément rescapés d’une histoire qui est allée trop vite ou trop brutalement pour eux 734.

C’est en ce sens également que Chabert, un des « dé-racinés du présent735 » dépeints par Balzac, « existe » contre le temps et contre le mouvement de l’Histoire. La figure de Mme de Beauséant dans Le Père Goriot in-carne plutôt le mouvement d’un présent devenant passé, caractéristique de la société contemporaine : la scène qui la confronte pour la première fois à Rastignac met en présence deux classes sociales mais aussi deux tempora-lités différentes. Mme de Beauséant appartient déjà au passé : « elle sentait déjà le malheur qui grondait dans son atmosphère » (III, 108). La première fois est presque une dernière. Qu’est-ce qu’un revenant en revanche, si-non un être qui veut annuler le passage du temps ? Aude Déruelle note d’ailleurs que ce rapport conflictuel au temps se retrouve dans les quelques figures de grands hommes que l’on rencontre dans les romans balzaciens du passé :

le grand homme balzacien est celui qui tente de lutter contre son principe dissolvant […] Autrement dit, le grand homme est celui qui tente en vain de lut-

734. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 13.735. Selon la formule utilisée à propos de Raphaël de Valentin dans La

Peau de Chagrin (X, 75).

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ter contre l’instauration d’un avenir qui est le présent des années 1840736.

Encore convient-il de comprendre la démarche de Balzac et les conséquences du choix de représenter des personnages de revenants sur l’écriture et la composi-tion même de ses romans. Il s’agit à la fois de rendre compte de l’existence du revenant, aspirant à retrouver sa place dans la société dans un mouvement de négation ou de suspens de l’Histoire, et du regard posé sur lui par une société qui n’en veut plus. En d’autres termes, il faut montrer deux traces : à la fois la trace du passé dans le présent737 et la trace du personnage comme spectre, « cette trace qui marque d’avance le présent de son absence738 ». D’où un double principe d’écriture qui contribue à singulariser la figure du revenant. D’un côté, il s’agit de faire voir le passé, en traitant le revenant non comme un monument, non comme une momie figée, mais comme une figure imposante et digne d’admiration. Les procédures d’héroïsation analysées dans notre pre-mière partie participent de cet effort pour rendre au pas-sé une forme de présence, le personnage étant comme agrandi par sa valeur symbolique : en lui s’incarne tout un âge (celui de l’Empire), se manifeste une « contre-époque ». « Chabert revenant : a-t-on bien vu toute la si-gnification de ce mot ? Avec lui, reviennent et le passé de la comtesse (une ancienne fille), et les premiers âges d’une société739. » Avec le personnage fait retour toute une séquence temporelle que la Restauration veut effa-cer ou enfouir. L’invention du personnage renvoie à un geste d’écriture plus large :

736. Aude Déruelle, « Un tournant de la politique balzacienne : L’Introduc-tion à Sur Catherine de Médicis », in Boris Lyon-Caen, Marie-Ève Thérenty (éd.), Balzac et le politique, op. cit., p. 52-53. Le « grand homme » est, chez l’au-teur de La Comédie humaine, le « héros qui lutte contre une fatalité histo-rique » écrit encore A. Déruelle (ibid., p. 53).

737. Voir Aude Déruelle, « Le roman balzacien entre histoire et mémoire », art. cit., p. 43. Sur ce plan, la « perspective mémorielle » plutôt qu’historique de Balzac annonce celle de Proust, dont certains personnages sont également « porteurs du passé au sein du présent » (Jean-Yves Tadié, op. cit., p. 305).

738. Jacques Derrida, Échographies de la télévision, op. cit., p. 131.739. Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physio-

logie du monde moderne, t. II, Paris, Gallimard, 1970, p. 1693.

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cette plongée dans les strates inférieures du temps constitue le mouvement même de l’écriture balzacienne : sous la monarchie de Juillet, Balzac écrit l’histoire de la Restauration, qui refuse de se souvenir de l’existence de l’Empire, attestée pourtant par un colonel qui persiste à ne pas mourir. Chabert est la porte permettant d’accéder à une strate infé -rieure du passé740.

Aude Déruelle l’a fait apparaître, il s’agit moins d’ex-pliquer le passé ou de lui rendre hommage, que de l’ins-crire dans le présent, de lui faire place. En décrivant Chabert par les yeux d’un observateur passionné, Der-ville, à l’heure où la société dort, en associant au colonel le motif de l’interruption disruptive, Balzac réinscrit le passé dans le présent, en marque la force contestatrice : une figure se tient (qui peut prendre une dimension éthique et politique) là où, à suivre la loi du temps, plus rien ne devrait se tenir. Il importe donc de dramatiser, de mettre en scène la parole du personnage, d’y associer le registre de l’émotion, appelant la croyance plutôt que s’appuyant sur un savoir. La figure centrale, héroïsée, prend, au présent, un caractère hallucinatoire.

En même temps, Chabert est le reste d’un monde qui, aux yeux du présent qui marche, n’a plus lieu d’être. Balzac écrit donc le roman de cet héroïsme nouveau qui est aussi, aux yeux de la société, un héroïsme obsolète. Si les valeurs dont est porteur Chabert sont d’un autre temps et n’ont plus de sens dans la société de la Restau-ration, alors le personnage doit aussi être montré, non comme un héros, mais comme un être ridicule et inadap-té (d’où les traits « antihéroïques » du personnage, expo-sés précédemment). Chabert est ainsi réduit dans la scène d’ouverture du roman à son « vieux carrick » par les jeunes clercs de notaire si caractéristiques du temps présent. Réciproquement, il n’a structurellement d’autre choix – c’est la fin du roman – que de s’abandonner au néant en un temps où, à la lettre, il n’est rien. Si sa simple existence est proprement inconcevable aux yeux de l’époque, alors son apparition doit s’envelopper de fantastique et ne peut être reconnue que par un être dé-

740. Aude Déruelle, « Le roman balzacien entre histoire et mémoire », art. cit., p. 37.

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calé, à la fois distant et potentiellement « intéressé ». La scène capitale au cours de laquelle Chabert raconte l’histoire de sa vie à Derville, dans son cabinet, permet de confronter la parole prononcée ici et maintenant, ses effets et le passé : elle oscille entre la constitution d’une figure pathétique et héroïque et la mise en évidence d’une absence d’existence, dont le doute identitaire n’est que le signe le plus patent. Que raconte au fond le ro-man ? À la fois la possibilité d’une reconnaissance, d’une résurgence sensible d’une force venue du passé, et l’ef-facement progressif de cette force, l’absorption consen-tie et parfaitement logique du passé par le présent. Il y a « mise en scène de la disparition de la trace, c’est-à-dire, en quelque sorte, […] réintroduction de l’historique dans le dispositif mémoriel même741. » D’où la portée éminem-ment symbolique du bref épisode qui clôt la sombre des-cription de Chabert vu par les yeux de Derville, dans son bureau (III, 320-322).

Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épou-vantable à voir. (III 322).

Cette malencontreuse exhibition coïncide symptoma-tiquement avec une rupture du récit. La cicatrice drama-tiquement dévoilée, au point de jonction du portrait et du don du récit, introduit en effet une discontinuité et fi-gure littéralement la coupure entre les temps. Aude Dé-ruelle a suggéré que si Louis XVIII travaille à dissimuler le passé révolutionnaire, et à fermer, la formule est dans le roman, « l’abîme des révolutions » (III, 347), « la cica-trice de Chabert, qui lui traverse le crâne, pointe cet

741. Ibid., p. 47.

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"abîme" du doigt742 ». Loin d’être, comme dans L’Odys-sée, un signe de reconnaissance et de « marquer la su-ture entre passé et présent, elle figure la brèche, l’ab-sence de souvenir, elle le [le Colonel] rend donc mécon-naissable743. » Telle est la force de l’invention balza-cienne : confrontant des régimes de temporalité diffé-rents, le romancier confronte également deux régimes de sens, l’un renvoyant au conte fantastique et gothique, l’autre relevant d’une veine grotesque et critique. La va-riation tonale a donc valeur de signe : elle est la marque la plus évidente de la stratification temporelle et psy-chique que rend le roman balzacien ; elle exprime la place exacte prise par le « héros » Chabert : la trace pal-pitante d’un passé effacé, le reste inadapté dans un pré-sent en marche.

Il convient en cet endroit de distinguer le point de vue du personnage, la manière dont il se conçoit, et le point de vue de l’œuvre, la manière dont elle nous le donne à comprendre. Ne se résignant pas à ce que sa mort soit considérée comme un « fait historique » (III, 323), Chabert semble vouloir nier l’histoire et les trans-formations de la société, dont il n’accepte pas de tenir compte. Mais le roman nous communique en même temps les éléments qui permettent de l’inscrire dans l’Histoire puisqu’il est fait mention de son origine (c’est un enfant trouvé) et que son ascension sociale s’explique précisément par l’époque de sa naissance et les opportu-nités alors offertes (une carrière militaire). Son visage altéré par l’Histoire même porte la trace des mutations historiques, comme si le personnage était, d’un certain point de vue, une image mouvante du mouvement de l’Histoire744. Quel que soit le point de vue adopté, le per-sonnage « héroïsé » n’est pas un personnage anhisto-

742. Aude Déruelle, Le Colonel Chabert d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 92. 743. Ibid., p. 105. Terence Cave, rappelant que la cicatrice est le signe

d’une blessure, c’est-à-dire d’une « rupture ou d’une déhiscence » (Janet Beizer, « Encore Adieu : de la répétition à la mort », AB 2006, p. 61), l’interprète comme la « marque d’un récit occulté prêt à remonter à la surface afin de faire scandale ; c’est un signe que le récit, tout comme la blessure, menace à tout instant de se rouvrir » (Terence Cave, Recognitions : A study of poetics, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 23, cité in Janet Beizer, art. cit., p. 61-62).

744. Sur ce point, voir Aude Déruelle (Le Colonel Chabert d’Honoré de Bal-zac, op. cit., p. 73-74) qui signale que, dans une version plus ancienne du texte, Chabert était également associé à la guillotine révolutionnaire : « vous eussiez dit un supplicié debout sans sa tête ».

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rique, mais un personnage « compliquant » le cours de l’Histoire, modifiant les représentations établies du temps.

Car, dans une perspective intra-fictionnelle, Chabert revenant ne fait pas simplement revenir le passé : il mo-difie la façon même dont passé et présent sont perçus. Personnage de survivant, comme d’autres figures balza-ciennes745, il vient ranimer une histoire passée et appa-remment achevée. C’est l’enjeu même de l’histoire ra-contée : pourra-t-il rendre la vie à ce qui est mort ? L’au-torité dont il finit par disposer dans la scène de don du récit n’est pas celle, classiquement, du vieil homme sage sur le point de mourir, mais celle du mort qui revit, du fantôme qui fait retour. Pourquoi est-il si important de trouver une oreille, un auditeur confiant ? Parce qu’alors le passé sera « achevé », au présent, parce qu’alors les retrouvailles avec soi seront possibles. De la sorte, le personnage et le récit inventent un temps autre : ni le temps mort du passé, tel qu’en lui-même, ni le temps du présent, de ce qui se passe, mais le temps de ce qui re-vient, à la fois du passé et de l’avenir, d’ici et d’ailleurs. C’est pour cette raison que la nostalgie ou l’exaltation élégiaque de la grandeur morale et de la beauté du passé ne sauraient en aucun cas être le dernier mot du roman. L’acte de dire, pour Chabert, doit permettre de réactuali-ser ce qui a été vécu. Narrateur comme lecteur per-çoivent certes la différence entre les situations passée et actuelle du militaire, mais par la grâce du récit, cet écart est mis entre parenthèses. Il serait ainsi trop simple de faire de Chabert un homme sur le point de mourir qui confie, fatigué, une sorte de testament à un auditeur at-tentif. Après avoir raconté l’histoire de sa vie et obtenu l’assurance d’être cru, Chabert semble retrouver sa jeu-nesse. Lisons le portrait qui en est fait lors de sa troi-sième apparition dans le roman, juste avant les retrou-vailles avec sa femme :

En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait

745. L’exemple le plus concluant serait la figure de Facino Cane dans la nouvelle éponyme.

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droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se pei-gnaient le bonheur et toutes ses espérances, parais -sait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux car-rick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de qua-rante francs nouvellement frappée. À le voir, les pas -sants eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres. Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légère-ment comme aurait pu faire un jeune homme. (III, 354-355)746

Le personnage redevient ce qu’il était, tout en se mé-tamorphosant. Le revenant fait surgir du nouveau et semble produire un court-circuit temporel. Tel est le hé-ros chez Balzac, non soumis à l’écoulement linéaire du temps. La scène n’exhibe pas une coupure radicale entre passé et présent mais présente une temporalité orientée vers le futur. Une direction est indiquée qui constituera un des fils narratifs du roman. À l’ouverture de cette sé-quence, la fiction, par l’intermédiaire de son personnage principal, nous fait croire à la possibilité tout à la fois de reprendre possession de son passé et de se donner un avenir. « Au fond, le spectre c’est l’avenir, il est toujours à venir, il se présente comme ce qui pourrait venir ou re-venir747 ». L’idée s’impose d’autant plus à l’esprit qu’à travers un personnage comme Chabert, ce principe même est thématisé. Pour lui, en effet, être cru permet de redevenir ce qu’il était, et substituer le passé au pré-sent pour se donner un avenir. En ce sens, le « hé-ros » donne le temps : on peut toujours croire que le re-venant reviendra une fois encore.

746. Proposant une autre lecture, à nos yeux réductrice, du passage, Jacques Cardinal avance que : « La scène suggère, en somme, que l’habit fait le moine, ou que l’être est également indissociable du paraître » (Jacques Cardi-nal, art. cit., p. 331).

747. Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 71. « Un revenant étant toujours appelé à venir et à revenir, la pensée du spectre, contrairement à ce qu’on croit de bon sens, fait signe vers l’avenir » note encore le philosophe (ibid., p. 276).

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De manière moins marquée, le personnage du père Goriot relève du même rapport à la temporalité. Sa rêve-rie articule le retour des images du passé (l’écart entre le passé et le présent est effacé) et l’ouverture sur un avenir radieux (l’écart entre le présent et le futur est ef-facé) :

Dites donc, si je vais en paradis, je pourrai reve-nir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ? Je crois les voir en ce moment telles qu’elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. " Bonjour, pa-pa ", disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille agaceries, des niches. Elles me ca-ressaient gentiment. (III, 271-272).

Le personnage est tellement associé à la possibilité de suspendre le cours du temps que sa fille, à la fin du roman, va jusqu’à rêver d’un retour, d’une « revenance » qui passerait par-dessus la frontière vie-mort. Mme de Restaud arrive en effet trop tard et s’adresse ainsi à son père déjà mort748 : « revenez un moment à la vie pour bé-nir votre fille repentante » (III, 285). Certes le retour n’a pas lieu : le temps vainc ici la passion et l’être du per-sonnage, transformé au final en victime plus qu’en hé-ros. Mais tout de même : jouant avec les attentes et les croyances du narrataire, le narrateur indique que le père Goriot mort « ouvrit les yeux » (III, 286).

Si l’on examine plus concrètement l’univers diégé-tique des histoires racontées, on s’aperçoit que certains personnages non seulement font retour, mais repassent par les mêmes lieux749. Il s’agit de rejouer la scène, mais en la rejouant, d’affecter les éléments qui la composent d’une autre signification, de les infléchir dans une autre direction. Ainsi de Chabert revenant dans l’étude de Der-ville là même où il avait été raillé au début du roman. Le colonel prend désormais sa revanche et châtie celui-là même, Simonnin, qui l’avait antérieurement joué (III, 315). Son absence de réaction avait été l’indice de son

748. Le vieil homme ne se définissait-il pas, plus tôt dans le roman, comme « un méchant cadavre dont l’âme est partout où sont [s]es filles » (III, 149) ?

749. Comme si les lieux mêmes étaient reparaissants.

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imposture (III, 319), sa réaction devient le signe de sa valeur :

« - Tu n’es donc pas sourd, petit drôle ? » dit Cha-bert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant à la satisfaction des clercs, qui se mirent à rire et regardèrent le colonel avec la curieuse consi-dération due à ce singulier personnage. » (III, 355)

De la même façon, le personnage-mobile Rastignac, désireux d’aider le père Goriot et de réparer le passé, re-passe chez les Restaud à la fin de roman (III, 280), en une séquence symétrique de celle du début du Père Go-riot. Si le lieu dans lequel le personnage fait retour est le même, tout oppose par ailleurs les deux scènes. Les ac-tions s’enchaînent beaucoup plus rapidement, Rastignac avance droit et résolument, sans se laisser détourner de sa voie : « Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où se tenait habituellement la comtesse » (III, 280). Balzac use du style coupé, supprime les termes d’articulation et multiplie les propositions courtes, loin de la diversité stylistique et énonciative de la première séquence. La construction par séquence symétrique doit faire saisir la transformation des objectifs du personnage et son effort pour entraver un processus en cours (la dé-gradation des relations père-filles et la marche vers la mort du père Goriot).

On pourrait rappeler également également que dans un premier geste pour secourir et même sauver Goriot et ses filles, Rastignac s’était servi de la lettre de change de Vautrin (III, 251). Établissant un lien entre deux lignes narratives qui s’étaient jusqu’alors déroulées sans se croiser, l’épisode exposait surtout la puissance de re-tournement du temps. Par la grâce de l’action du héros, ce qui était marque de la faute devenait instrument de la salvation. Dans Le Colonel Chabert comme dans Le Père Goriot, le mode d’apparaître et d’action des personnages met en texte la possibilité de réorienter le temps : à côté du temps tragique de l’accomplissement d’un destin (les êtres meurent ou sont voués à la mort), le temps en spi-rale d’une reprise inversée, d’un rachat généralisé (les êtres survivent ou renaissent). Possibilité qui n’est pas sans consonner, chez Balzac, avec la « hantise de la res-

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titution d’une dette dont on n’est pas débiteur » témoi-gnant d’une même volonté que la vengeance « de remon-ter le temps et de refaire l’histoire750 ».

Prendre le temps à contre-courant, à rebrousse-poil, pour réparer ce qui peut l’être : c’est le sujet d’une nou-velle telle que Madame Firmiani, essentiellement connue pour son prologue. En l’espace de quelques pages, cette œuvre offre la version poétique, « rose » pourrait-on dire, des intrigues balzaciennes de retour et de restitu-tion. Considérant que l’origine de la fortune de celui qu’elle aime, Octave de Camps, repose sur une faute (la fortune que lui a transmise son père est le résultat d’une spoliation), Madame Firmiani attend de lui qu’il retrouve la famille lésée et lui restitue ce qui, en droit, lui appar-tient. Ce que fait Octave, dans un geste de contestation de l’époque et de réécriture de l’Histoire qu’on pourrait qualifier d’héroïque. Le récit exalte d’ailleurs la gran-deur morale et la vertu du personnage féminin, « héroï-sée » par la prise de parole finale de l’oncle d’Octave : « Vous êtes tout ce qu’il y a de bon et de beau dans l’hu-manité » (II, 161). Mais là encore, l’important nous semble le mode de mise en fiction de ce mouvement à contresens. L’attitude de Madame Firmiani étant propre-ment inconcevable dans la France de la Restauration (l’action de la nouvelle, écrite en 1831, est située en 1824), sa présentation ne peut être prise en charge di-rectement par un récit linéaire et immédiat. Balzac adopte la structure de l’enquête, seule forme qui se prête à la représentation du geste énigmatique et singu-lier accompli par la mondaine Madame Firmiani. L’en-quête est de surcroît menée par un personnage compo-site, M. de Bourbonne, oncle de Octave, étranger à la lo-gique des personnages centraux (il met du temps à dé-couvrir la vérité) et en même temps situé à distance de l’époque et de ses valeurs (il ne croit pas au discours du monde). Informations et événements étant sélectionnés en fonction de l’ancrage du personnage focalisateur dans un temps lui aussi révolu (le XVIIIe siècle), le caractère à la fois anachronique et inédit des agissements des deux héros est rendu sensible. Car si l’oncle bienveillant, pa-

750. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 14.

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riant sur l’éternel du genre humain, demande à son ne-veu : « rabâche-moi de veilles histoires » (II, 155), la ré-vélation, par un récit, de la véritable histoire s’accom-pagne d’un recours au langage religieux (II, 160) et à un registre émotif presque hyperbolique : « la parole est au-dessous d’une telle scène. Mon extrême justice leur sem-blait injuste. Enfin, s’il y a un paradis, mon père doit y être heureux maintenant. » (II, 160) Un discours en pre-mière personne vient finalement dire le retournement opéré, qui est un rachat du présent et du passé : « Si je suis entré le complice d’un crime, je suis sorti honnête homme, et j’ai lavé la mémoire de mon père. » (II, 160) Ce n’est qu’au terme de l’enquête, à contretemps, que le récit peut transformer la figure en spectacle et « re-joindre » l’action réparatrice, îlot de sens dans une mer d’insignifiance.

Car c’est bien la question du Sens que posent, en chacune de ces occasions, les apparitions et les actions des personnages. Agir ou être à contretemps, contre le temps, consiste au final à rédimer un présent informe, à faire surgir du sens, là où règnent le désordre et la confusion. De ce point de vue, le geste de certains per-sonnages balzaciens est isomorphe au geste de leur créateur : il s’agit de conserver une possibilité de sens, même si, le destin des principales figures et la conclu-sion des récits le prouvent, l’aventure s’achève par un échec. Il est deux manières de se rapporter à l’événe-ment, à en croire Charles Péguy dans Clio : l’une – c’est le point de vue historique – qui « consiste à passer au long de l’événement » ; l’autre – c’est le point de vue de la mémoire – qui consiste « essentiellement, étant dans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester, et à remonter en dedans751 ». Dans un cas, l’historien consi-dère l’effectuation de l’événement dans l’Histoire, a pos-teriori ; dans l’autre, le « mémorialiste », échappant à l’Histoire, s’installe dans l’événement et le saisit « dans son devenir, dans sa consistance propre752 ». Peut-être

751. Charles Péguy, Clio [1917], Paris, Gallimard, 1932, p. 230.752. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit.,

p. 106 (pour un commentaire de Clio, mis en rapport avec les pensées de Nietzsche et de Foucault, voir Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 106-107).

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l’alternative est-elle, mutatis mutandis, la même pour le lecteur du roman balzacien : envisager les personnages en fonction de leur situation finale, se placer du point de vue de la fin ; on pourra alors faire du Père Goriot un simple roman d’apprentissage, souligner le tragique du destin de Goriot ou de Chabert ; on pourra, à bon droit, juger que « Les personnages balzaciens sont des reve-nants rendus inoffensifs, qu’ils soient grotesques, mal-veillants ou généreux753 ». Ou bien, à l’inverse, s’installer au cœur des œuvres et éprouver la force de l’orientation ouverte par le biais de figures intempestives.

Ainsi de Rastignac dans Le Père Goriot, sur lequel nous aimerions nous attarder, parce qu’il témoigne, à nos yeux, d’un effort pour garder le cap du sens, qu’évoquent assez peu les commentateurs. Nous avons montré précédemment que le roman, dans un premier temps (« moment 1 »), racontait la naissance d’un sujet, Rastignac, et que le deuxième temps du récit (« moment 2 ») en représentait la remise en cause, la « dessaisie », sous l’effet des propos séduisants de Vautrin et, plus lar-gement, de l’emballement du monde. Dans ce qu’on pourrait appeler le troisième moment du roman, le per-sonnage nous semble toutefois « réagir », opposer à l’af-folement de l’intrigue sa fidélité au père Goriot. Une autre ligne narrative et émotive (la marche vers la mort de Goriot déterminée par l’ingratitude de ses filles 754) al-terne avec la ligne dominante (Rastignac l’ambitieux pé-nétrant progressivement dans le monde). Or cette explo-ration d’une relation (le jeune homme et le vieillard mou-rant) que la société ignore ou réprouve nous paraît aller de pair avec un changement significatif de la probléma-tique générale du roman. Dans un premier temps, l’en-jeu du Père Goriot, qui représente, à travers le chemine-ment de quelques personnages, les différentes facettes d’une société, semble être en effet d’ordre moral. Les di-lemmes auxquels est confronté Rastignac sont formulés en ces termes : Vautrin apparaît ainsi comme une figure de tentateur, proposant un pacte diabolique au jeune

753. Nicole Mozet, « Balzac ou le perpétuel recommencement : de "Sténie" à "La Marâtre" », AB 2007, p. 181.

754. Rastignac est choqué par le comportement de Delphine, qualifié en un discours indirect libre ambigu, d’ « élégant parricide » (III, 261).

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homme pour le détourner de la voie juste. Le jeune homme doit éviter de chuter, d’où la récurrence de l’image de l’abîme (III, 103, 147, 194, 228). Le regard posé sur le monde, surtout, est tributaire de cette ap-proche morale : l’image du bourbier (III, 89, 115) fait ainsi retour, et des jugements globaux négatifs sont por-tés par différents personnages : « tout cela est bien hor-rible » (III, 113), « Le monde est infâme » (III, 115), « le monde est un bourbier » (III, 115). Mais si l’interroga-tion est d’abord relative à la valeur du monde, elle se transforme ensuite en un questionnement sur son sens. L’accélération du rythme du récit, annoncée par le dis-cours du narrateur – « Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plus extraordinaires de l’his-toire de la maison Vauquer » (p. 210) –, s’accompagne en effet d’une prolifération de jugements sur le monde qui en pointent l’absence de sens, au double sens du terme. D’un côté, le monde est à l’envers, sens dessous dessus. Rastignac se demande : « le monde est donc renversé ? » (III, 226) ; Goriot, atteint dans sa chair, s’exclame : « Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! » (III, 248) et craint que la terre soit « un non-sens » (III, 279). De l’autre, le monde court à sa perte, en une vision pro-prement apocalyptique : « la fin du monde arrive » (III, 225), commentent les pensionnaires de la pension Vau-quer, pareils au chœur antique ; Mme Vauquer évoque, catastrophée, « la fin du monde » (III, 234), et Goriot an-nonce, un peu plus tard : « C’est la fin du monde. Oh ! le monde va crouler, c’est sûr » (III, 248). Balzac donne ici une version dramatisée et inouïe de ce sentiment d’une vacance du sens, d’un effondrement du symbolique, ca-ractéristique de l’époque et plus particulièrement des années qui ont suivi 1830755. Le constat est généralisé et constitue également une autre explication de l’obsoles-cence de l’héroïsme épique dans la littérature contempo-raine :

Ce qui a disparu en Italie et en France depuis Wa-terloo, c’est l’héroïsme, l’épopée, le printemps du 755. Sur cette idée de « retrait du sens », voir le chapitre « Sens et retrait

du sens », p. 21-81, in Pierre Laforgue, Romanticoco. Fantaisie, chimère et mé-lancolie (1830-1860), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2001 et plus particulièrement les pages 26 à 38 consacrées à la « défection du sens » et à l’effondrement symbolique.

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monde, etc. ; c’est-à-dire le sens comme principe, ai-mantant, orientant les actions des hommes en les ins -crivant dans une visée d’ensemble que l’on appelle l’Histoire, le Progrès ou la Révolution, ces mots étant, pour une conscience romantique, interchan-geables entre eux ou synonymes. Dans sa double ac-ception vectorielle et sémantique, le sens désormais fait défaut756.

Notre hypothèse sera que la dramatisation de l’effon-drement du sens chez Balzac appelle une réponse ; la possibilité d’en faire une narration ouvre un espace de réaction dont Le Père Goriot fait fiction. Tout se passe comme si, plus précisément, les déplacements de Rasti-gnac, personnage mobile, dans la dernière partie du ro-man, ses va-et-vient entre Delphine de Nucingen et son père, avaient précisément pour fonction, ou plutôt pour effet, de redonner du sens, dans son acception vecto-rielle et sémantique, au récit et au monde. Qu’est-ce qui est en effet raconté dans les dernières pages du roman ? Essentiellement la manière dont Rastignac, par fidélité à Goriot, se dérobe aux attentes du monde et plus particu-lièrement aux désirs de Delphine de Nucingen, et agit pour Goriot. Après avoir entendu, caché dans sa chambre, les confidences des filles de celui-ci, Rastignac sort de sa chambre et intervient pour les aider (III, 251). Les articulations du récit sont ensuite liées aux actes de Rastignac et aux verbes au passé simple qui signalent les réorientations de l’intrigue en découlant. Le jeune homme accompagne Delphine chez elle, « mais, inquiet de l’état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dî-ner avec elle, et revint à la maison Vauquer » (III, 254, c’est nous qui soulignons). Un peu plus tard, à quatre heures de l’après-midi, Rastignac « quitta Delphine pour courir à la maison Vauquer » (III, 257, c’est nous qui soulignons). « Convoqué » par une lettre de Delphine (III, 260), le jeune homme répond : « J’attends un méde-cin pour savoir si votre père doit vivre encore » (III, 261, c’est nous qui soulignons). Sur le lit de mort de Goriot, il montre sa détermination à agir et se remet en mouve-ment : « je vais aller chercher vos filles, mon bon père

756. Ibid., p. 27.

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Goriot, je vous les ramènerai » (III, 277, c’est nous qui soulignons). Le héros mobile est mobilisé, son déplace-ment orienté. Afin de se diriger dans le « labyrinthe so-cial », Rastignac avait été doté par sa cousine d’« un fil d’Ariane » (III, 117), là où le père Goriot était guidé par son amour pour ses filles : « Voyez le père Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la création » (III, 186) avait dit Vautrin. Dans le dernier mouvement du roman, le jeune homme semble maintenant guidé par son attache-ment à Goriot, point fixe auquel s’ancre sa conduite, échappée hors de la folie du monde. Les choix et les ac-tions de Rastignac déterminent d’ailleurs une autre forme d’urgence, une autre temporalité, distincte de celle de chacune des filles du père Goriot et de celle du monde. La mise en gage de la montre que lui a offerte Delphine a, sur ce point, valeur de symbole ; c’est de la sorte la temporalité sociale et amoureuse qui est congé-diée :

Rastignac tira sa montre. « Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas

m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une mi-nute, et j’attends Christophe. Je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour. » (III, 279)

Et Rastignac de finir, nous l’avons vu, par retourner chez les Restaud pour les entretenir de l’état de Goriot. Certes, le geste est inutile, mais il fait trace : il est le signe d’une signifiance, à contre-courant du monde. « Le sens c’est toujours de la contrebande, du malgré quelque chose. C’est ce qui transgresse le dessein idéologique constitué757 ». Le sens au fond est toujours à contresens. Il suppose, dans la fiction balzacienne, l’installation dans un temps autre, dans une forme de continuité et de per-sévérance que le récit ne peut dire que de façon discon-tinue puisqu’elles font rupture dans le continuum mon-dain. Quelle utilité à l’affairement final de Rastignac, se battant pour que soit enterré le père Goriot et, détail ca-pital, qu’il porte sur lui son médaillon en or ? Rien de moins, selon nous, que la possibilité même d’une signi-

757. Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 187.

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fiance dans une société sens dessous dessus. Car le pro-blème posé va bien au-delà du seul Goriot : dans une de ses tirades, le personnage formule explicitement le lien entre l’affaire privée, domestique et le drame social et national : « La société, le monde roulent sur la paterni-té » (III, 275). Que le lien de filiation, que le principe de paternité soient remis en cause n’est que le signe le plus flagrant que la société marche à l’envers, court à sa perte et que ce qui arrive est proprement inconcevable. En un mouvement à la fois grotesque et révélateur d’am-plification758, Mme Vauquer avait, plus tôt dans le roman, comparé l’agitation insensée dans la pension Vauquer au renversement du Roi et à la chute de l’Empereur : si « tout cela c’était dans l’ordre des choses possibles » (III, 233), nul ne pouvait prévoir un tel désordre dans une pension bourgeoise… Le roman oppose à l’impos-sible d’un monde à l’envers, la résistance persistante d’un sujet isolé et encore droit. Il est certes possible, et même peut-être plus immédiatement approprié, de pro-poser une autre compréhension de Rastignac, pensé comme héros du faire et de l’adaptation au mouvement de la société759. Nous avons voulu plutôt souligner l’écart manifesté par le héros, s’efforçant de remettre le monde à l’endroit, de maintenir un semblant de droiture, de proposer une orientation locale dans la désorientation générale760. Non que le sujet soit ici un et tout entier à sa « mission » : clivé entre deux orientations, entre deux vi-sages du monde, le héros moderne n’a plus rien du hé-ros hégélien, héros de la Raison dont le but particulier coïncide avec un but plus universel. Opérant à contre-courant, il ne peut être simplement assimilé à « la mani-festation du devenir761 ». Et si le héros « classique « n’est jamais en proie à la scission entre l’être et le devoir-être,

758. Mouvement caractéristique du romanesque balzacien : ce qui vaut pour la micro-société vaut également pour la société tout entière.

759. Selon Pierre Barbéris notamment, Rastignac, dans Le Père Goriot, ro-man « non de l’existence et de la conscience mais du faire et de la praxis » (Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, op. cit., p. 223), serait muni non de l’épée ou de la lance du guerrier antique mais « des armes vraies du monde mo-derne : l’ambition, l’analyse du réel, l’énergie » (ibid., p. 185).

7603. Nous empruntons ici au vocabulaire d’Alain Badiou.761. Christian Jambet, « Une lecture hégélienne », Cahiers de la torpille n°

2, « Sommes-nous héroïques ? », Mars 1999, Éditions Kimé, p. 117.

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entre l’empirique et le transcendantal762 », alors il faut dire de Rastignac ou de Chabert qu’ils sont des héros « nouveaux », au sens où, à l’inverse, ils exhibent la scis-sion. S’il s’agit, « à chaque fois où la beauté classique triomphe […] d’une victoire sur l’affect, sur le pathos, sur la passion au sens d’une passivité et d’une effraction hétéronomique qui trouble l’autonomie du sujet763 », alors la beauté de la fiction et des héros balzaciens, dérangés par une hétéronomie étrangère au cours du monde, est une beauté moderne.

Une image intrigante proposée à l’ouverture d’un chapitre de La Femme de trente ans, pourrait servir d’emblème au lieu du romanesque balzacien, duquel émergent, à la fois acteurs et témoins, les héros qui nous occupent. Décrivant d’un point de vue panoramique le paysage parisien, chatoyant et accidenté764, le narrateur finit par arrêter son regard sur un détail dysphorique :

Cependant il existe une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu’un souvenir d’enfance ; im-mense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié et le faîte du cimetière de l’Est, entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l’Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire : « Je suis là. » (II, 1143)

De cette ville apparemment sombre et damnée émanent une forme d’énergie et surtout une voix. Le ro-mancier met « au service d’une affirmation d’existence : "Je suis là"765 », l’image fréquemment utilisée par les ro-mantiques766 de l’océan qui gronde. Le spectateur est donc comme interpellé par cet espace apparemment vide et pourtant empli de forces. On peut interpréter de mul-

762. Id.763. Livio Boni, « Pour introduire le classicisme chez Freud. Trois stratifi-

cations », Failles, n° 2, « Situations de la philosophie », 2006, p. 184.764. Philippe Dufour a analysé en détails cette scène dans son ouvrage Le

Réalisme, Paris, PUF, 1998, p. 220-231.765. Ibid., p. 229.766. Sur la comparaison entre l’océan et Paris, voir Pierre Citron, La Poé-

sie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, I, Paris, Édi-tions de Minuit, 1961, p. 416.

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tiples façons cette affirmation d’un océan, en la mettant par exemple en rapport avec l’océan du capitaine révolté dans « Les deux rencontres » (espace utopique de liberté et de contestation des normes sociales), ou avec les flots de l’Océan auxquels étaient comparés les bataillons de Napoléon (II, 1047), au début du roman767. Retenons la lecture proposée par P. Dufour, qui oppose non seule-ment deux espaces mais aussi deux moments, deux temps :

Au moment de grandeur et d’unité nationales évo-qué par la parade des Tuileries, à l’époque de solida-rité rappelée par les Greniers d’abondance qui construisit Napoléon, a succédé le temps présent d’un Paris cassé en deux. Le précipice, c’est la fosse commune de l’Histoire, avec ses morts vifs comme le colonel Chabert, qui n’ont plus place dans le monde moderne768.

Rendre sensible ce qui n’a plus place dans le monde moderne : c’est bien un des enjeux du roma-nesque balzacien. Ce qui n’a plus de place mais, ajoute-rons-nous, qui cherche à se faire entendre, qui, par la seule émission d’une parole, dérange l’époque et son (non)-ordre. « Le texte ne cherche plus à faire voir, il laisse entendre769. » Le héros est, chez Balzac, tantôt ce revenant à l’écoute duquel il faut se mettre, tantôt celui qui entend et fait entendre la voix de ce passé qui ne veut pas passer770. Au lecteur d’être attentif, pour qu’ad-vienne le héros.

767. Le grand homme, ou le héros classique, était alors celui qui, comme Napoléon, « savait utiliser l’énergie de l’Océan » à son profit (Philippe Dufour, op. cit., p. 230).

768. Ibid., p. 230-231.769. Ibid., p. 229.770. À la question de Delphine, intriguée par son silence, Rastignac ré-

pond : « J’entends le râle de votre père » (III, 263).

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7. Le héros, entre dire et faire

À l’écart, établissant par ses mouvements des liens, agent éthique et politique instaurant une temporalité et une signifiance autres, le héros n’est cependant rien sans la parole. C’est du moins ainsi, à adopter pour finir une perspective plus globale, qu’il est traditionnellement compris : figure dont l’action glorieuse est chantée par un récit qui restera dans les mémoires. Maurice Blan-chot, dans son analyse de la figure du héros, a judicieu-sement insisté sur ce point : « Le héros, l’homme actif par excellence, ne doit son être qu’au langage771 ». D’abord parce qu’il est lui-même partagé « entre le dire et le faire772 » et qu’il accompagne ses exploits guerriers d’un discours qui en accentue le poids, en fait mesurer la portée, en multiplie les effets : pensons aux invectives et imprécations lancées par Achille furieux à Hector vaincu, dans la scène de L’Iliade qui les oppose. Ensuite parce que le héros est tributaire du conteur ou de l’aède qui vient dire, par après, la gloire de ses actes. Le héros antique et épique n’est donc pas séparable du discours qui le prend en charge. « S’il n’y a d’ « héroïsme que dans l’action, il n’y a de héros que dans et par la parole. Le chant est son séjour privilégié773. » Pas de lumière et de diffusion de la lumière éclatante du héros sans parole. Dans l’épopée, « le chant désigne la mémoire en tant qu’elle coïncide avec l’immortalisation : la fonction de cette mémoire est précisément d’annuler l’écart de l’ou-bli et le rapport à l’absence qui produit la mémoire histo-rique : elle est éternisation objective du présent774. » C’est une manière de définir le héros antique : en lui, dire et faire775, passé et présent coïncident. Or, de la même façon que Balzac problématise la question du rap-port du passé au présent sans abandonner la possibilité

771. Maurice Blanchot, op. cit., p. 544.772. Ibid., p. 540.773. Ibid., p. 544.774. Antonia Birnbaum, op. cit., p. 122.775. Sur l’idée que chez les héros grecs, dire et faire ne font qu’un, voir

Grégory Nagy, Le Meilleur des Achéens, La Fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Paris, Seuil, 1994 et la préface de Nicole Loraux, « Achille, le poète et les mots » qui note par exemple que le mot kleos signifie au singu-lier gloire et au pluriel « exploits » (ibid., p. 12).

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de leur articulation conflictuelle (condition d’un hé-roïsme moderne), l’auteur de La Comédie humaine pense et problématise le rapport dire-faire (autre condi-tion d’un héroïsme moderne) en se tenant à égale dis-tance de la solution néo-épique (le conteur glorifiant « directement » la grandeur et l’Acte du héros) et de la solution critique (le narrateur désabusé constatant que la parole n’a plus de poids, que l’heure n’est plus aux lé-gendes mais aux simples chroniques776).

Ce problème de la prise de parole et de l’accès au langage du héros ou de son témoin est d’ailleurs théma-tisé à plusieurs reprises dans le roman balzacien. Nous l’avons déjà souligné, Vautrin et Goriot, dans Le Père Goriot, accompagnent leur existence de nombreux dis-cours, sous la forme d’interventions ponctuelles et agis-santes ou de tirades séductrices et idéologiques. La pa-role est donc intervention sur le présent mais aussi et surtout évocation du passé (soutien de l’existence) et ou-verture vers un futur non encore existant (donnant un élan, une visée aux personnages). La parole apparaît sous cette triple dimension comme l’instrument immaté-riel permettant de desserrer l’étau des situations pré-sentes. Le roman n’en oppose pas pour autant paroles et actes, anti-héroïsme langagier et héroïsme agissant. Les discours de Vautrin et Goriot, qui viennent pallier les in-suffisances de leurs actes ou doubler leurs projets d’ac-tion, exercent une action indirecte, grâce notamment à la présence de Rastignac, auditeur et spectateur privilé-gié de ces performances verbales. Plus encore, la positi-vité et l’efficience de cet usage du langage tiennent à ce que celui-ci ne se contente pas de dévoiler (des senti-ments, des pensées ou des projets) mais produit des êtres (le tentateur à la fois bonhomme et tout-puissant, le père infiniment dévoué) donnés ensuite à admirer. Les personnages « héroïsés » chez Balzac sont des êtres par-lants, qui, aussi faibles, isolés ou abandonnés qu’ils soient, se font entendre. Vautrin peut bien lancer : « Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas :

776. Peut-être est-ce la perspective adoptée par Musset dans Lorenzaccio, le dernier acte de la pièce montrant l’inanité d’un acte qui ne suscite qu’incré-dulité et qu’aucune parole ne peut transfigurer et établir.

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elles consistent en actions » (III, 141) ; ses actions ne s’accompagnent pas moins, dans Le Père Goriot, de dis-cours qui en dégagent la signification et la portée, qui en célèbrent et en prolongent l’impact diffracté.

Certes, au premier abord, le troisième personnage important du roman, Rastignac, semble moins caractéri-sé par sa maîtrise du langage et son recours spontané à la parole. Mais précisément : la possibilité pour le jeune homme d’accéder au langage constitue un des enjeux du Père Goriot. De nombreuses scènes du roman pointent en effet la forme que prend la surprise du personnage face aux « agressions » d’un réel inconnu : d’un côté la stupéfaction, l’arrêt du mouvement, de l’autre l’incapaci-té à articuler immédiatement une réponse. Le person-nage interdit est interdit de parole. Pénétrant dans la chambre délabrée et repoussante de Goriot, Rastignac ne dit rien du sentiment d’incompréhension et d’injus-tice qui l’étreint (III, 159). Le jeune homme accueille par un silence semblable (« Eugène était muet », III, 197) les révélations de Vautrin et les annonces de Goriot (III, 197-198) : « Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété » (III, 198). Même mutisme après le dis-cours que lui tient Vautrin à l’oreille (III, 202-203). Go-riot conduit Rastignac à sa fille dans le bel appartement qu’ils ont préparé pour lui : la scène fait contraster la prolixité du vieil homme dialoguant avec sa fille et le si-lence de Rastignac, troisième terme isolé du triangle res-sentant trop vivement les contrastes de la vie pari-sienne :

Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le père Goriot à sa fille pendant qu’Eugène abattu gisait sur la causeuse sans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de la manière dont ce der -nier coup de baguette avait été frappé. (III, 247)

De nombreuses figures balzaciennes ont quelque chose de l’enfant. Mais le mot est ici à entendre, au-delà de la jeunesse et de l’inexpérience de Rastignac, au sens premier et fort du terme. Enfant : infans, celui qui ne parle pas. Enfance : pas seulement « un âge privé de rai-son », explique le philosophe Jean-François Lyotard, mais « cette condition d’être affecté alors que nous

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n’avons pas les moyens – le langage et la représentation – de nommer, d’identifier, de reproduire et reconnaître ce qui nous affecte777 ».

Rastignac n’en reste toutefois pas à ce stade, à cette condition. Le Père Goriot, fondé sur des retournements, est aussi l’histoire de l’accès au langage du personnage, qui, dans la dernière partie du roman, use d’une parole qui tranche et qui fait. Témoin de la grandeur de Goriot, Rastignac se hausse à son niveau d’une simple phrase :

Eugène était pétrifié par l’inépuisable dévoue-ment de cet homme, et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeune âge, est de la foi.

« Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.- Ô mon Eugène, c’est beau ce que vous venez de

dire là. » Et Mme de Nucingen baisa l’étudiant au front. » (III, 231)

Apparemment défait et privé de mouvement par la brutalité du règlement de compte familial auquel il as-siste, Rastignac prend place par une parole agissante :

La comtesse regarda Eugène, qui restait immo-bile, abasourdi par la violence de cette scène :

« Monsieur », lui dit-elle en l’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faire attention à son père dont le gilet fut rapidement défait par Del-phine.

« Madame, je payerai et je me tairai, répondit-il sans attendre la question. » (III, 252)

Et, bien qu’il continue d’occuper, par intermittences, une position d’auditeur (III, 246-247, 277-279), le héros, à la dernière page du roman, s’avance seul sur la scène et prononce, enfin capable de langage, des paroles capi-tales : « À nous deux maintenant ! » (III 290). L’interlo-cution se joue à deux niveaux : d’un côté, l’adresse au monde parisien778, tranchante, conjoint le présent de l’af-firmation et le futur de la promesse d’action ; de l’autre, elle signifie au lecteur, par-delà l’immédiateté de la scène, l’accès final du personnage à une forme d’hé-

777. Jean-François Lyotard, Un trait d’union, Sainte-Foy (Québec), Le Grif-fon d’argile, 1993, p. 5.

778. Monde, Société mécanique qui, au sens fort du terme, ne parle pas.

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roïsme, faisant de cette parole-mouvement (le person-nage peut même se passer de verbe) célébrée par le nar-rateur balzacien (« et dit ces mots grandioses », III, 290), la voie d’accès à l’action. Mais la parole de cet en-fant devenu adulte, de ce personnage engagé entière-ment dans le faire, a aussi valeur de récapitulation et de rachat :

a-t-on remarqué que les trois premiers de « ces mots grandioses » – auxquels Rastignac et les cir-constances donnent tout leur sens – apparaissent ici in fine pour la troisième fois – dernier écho, plus puis -sant que le son initial auquel il répond –, ayant déjà été prononcés page 137 par Vautrin le révolté, et, page 247, par le résigné Goriot 779 ?

Vautrin apostrophait Rastignac, défi qui n’en était pas un, par un sonore « À nous deux » (III, 137), Goriot s’imaginait disant « À nous deux » à M. de Restaud (III, 247) : l’action empêchée demeurait purement verbale et imaginaire. Rastignac reprend la formule, en une sorte d’hommage à ses « prédécesseurs », mais parvient seul à lui donner une valeur d’actualisation et à établir une liai-son temporelle et spatiale entre le dire et le faire à venir.

Être parlant, le héros est aussi un être racontant et raconté. La question de la prise de parole et de la centra-lité de la figure du conteur est également mise en abyme dans un certain nombre de textes balzaciens. L’impor-tance des scènes de dons du récit, déjà évoquée, tient précisément à ce qu’elles permettent à certains person-nages d’exister et de donner à leur existence une forme de signification qu’empiriquement elles n’avaient pu ob-tenir. Ce n’est pas un hasard si dans les scènes qui narrent cette transmission d’une histoire, est installée une atmosphère de recueillement et de solennité. Les personnages se mettent à l’écart pour se faire entendre, se réfugient dans un espace protégé et silencieux. Dans Le Colonel Chabert contraste ainsi, sur ce mode, la pre-mière scène, située dans la journée, et la deuxième, de nuit. Mais si « l’espace de l’échange narratif est un es-

779. Rose Fortassier, « Balzac et le démon du double dans Le Père Go-riot », art. cit., p. 167.

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pace nettement circonscrit780 », si « l’échange du récit (...) est une cérémonie rituelle soumise à un certain dé-corum, et scrupuleusement mise en scène781 », c’est qu’il importe de signifier le basculement et l’abîme entre la vie non-dite et la vie racontée.

Qu’est-ce qui permet au lecteur de donner un sens et une valeur de résistance éthique ou politique à la conduite et à la position d’un personnage comme Cha-bert ? Le fait, avant tout, qu’il fasse part à Derville de l’histoire de sa vie. Son récit est, en effet, le lieu où se dit la signification de sa destinée. Selon la terminologie de Pierre Barbéris, Chabert est alors du côté du Prince plutôt que du Marchand. « Le Prince produit quelque chose que ne produit plus le marchand qui a absorbé l’ancien industriel : le sens. Et le sens ce n’est jamais quelque chose qui se puisse vendre782 ». La récurrence balzacienne du thème du retour qu’évoque également Barbéris prend ici une résonance particulière : deman-dant à Derville de l’écouter, Chabert le revenant mani-feste son désir de rentrer en possession du sens de son histoire. Son désespoir vient toujours de ce qu’on le considère comme fou, de ce qu’on le prive de son identi-té, comme s’il n’avait vécu en définitive qu’une vie ab-surde. Dès lors, l’objectif premier de Chabert est, par son récit, de communiquer, et non de vendre. « Indice même du Prince : il ne vend jamais, il communique, il établit, ou rétablit la communication783 ».

Dans Le Colonel Chabert, la situation et la scénogra-phie énonciative désignent de manière hyperbolique l’importance de cette articulation d’un faire à un dire. Pour le personnage éponyme en effet, être entendu et être cru sont les conditions de la réintégration dans la société, de la sortie du néant identitaire. Aussi la construction de la scène souligne-t-elle l’importance de la réception dans le processus d’émission de la parole. L’évocation de l’effet du récit sur le récepteur se ren-

780. Léo Mazet, « Récit(s) dans le récit : l’échange du récit chez Balzac », AB 1976, p. 131.

781. Ibid., p. 135.782. Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Balzac :

L’invention du roman, op. cit., p. 186-187.783. Ibid., p. 186.

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contre à une place symétrique à celle de sa demande : « Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement » (III, 329). Convaincu et touché, Derville pourra transmettre à son tour l’histoire, confirmer l’existence de Chabert et en as-surer la survie. Il faut que le relais soit passé pour que Chabert n’ait pas vécu et raconté pour rien, pour que le sens de son existence ne s’efface pas avec lui784.

On voit ici comment Balzac complique le schéma épique : le conteur est aussi celui qui a vécu et se pro-pose moins de chanter la grandeur de l’Actant glorieux que d’en fixer l’existence et la signifiance. La croyance, d’un individu singulier et non d’une communauté atten-tive, n’est plus acquise, elle est à conquérir. Mais ce fai-sant, la valeur de l’être reste attachée à la parole émise, comme si l’accès au langage et l’engagement du proces-sus communicationnel étaient les conditions de l’exis-tence et la réparation de l’incomplétude des actions et de leurs effets.

Le Colonel Chabert pourrait être lu tout entier en fonction de cette question de l’accès au langage et, plus précisément, à la possibilité de narrer : c’est ce qu’a d’ailleurs proposé Jacques Cardinal, en empruntant à la psychanalyse un certain nombre de ses notions. Rappe-lons les principales étapes de son analyse. Si la scène du don du récit a une telle centralité, c’est parce qu’elle est le lieu d’une réparation (un sujet lacunaire se dote d’une origine) et donc d’une constitution de soi :

Hanté plus ou moins consciemment (selon les cas) par cette incertitude originaire, le sujet s’invente donc une scène de vérité, d’authenticité, d’autorisa-tion, de légitimité, d’écriture, de lisibilité, de loi, à partir de laquelle il assume et transmet son nom comme étant le sien, surmontant, par la magie de la nomination, le vertige inhérent à cette origine incer-taine785.

784. De la même façon, dans Facino Cane, le narrateur s’excuse au début de la nouvelle de n’avoir pas encore transmis le récit reçu : « Je ne sais com-ment j’ai si longtemps gardé sans la dire l’histoire que je vais vous raconter » (VI, 1020).

785. Jacques Cardinal, art. cit., p. 308.

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Le sujet Chabert, de retour dans le monde, avait d’abord été rejeté, traité comme un résidu parasitaire sans nom et sans dignité. Il se confondait avec « la béance originaire du sans-nom, […] ce tout-autre que, d’ordinaire, le sujet dûment reconnu refoule, en vertu de l’institution du nom ou de la loi786. » Absence de nom plus largement symptomatique du vacillement de l’ordre sym-bolique dans la modernité, dont Jacques Cardinal évoque rapidement les traits caractéristiques et bien connus :

Dans le contexte de la modernité, le fondement même de l’ordre symbolique a été l’objet d’un pro-fond réaménagement à la suite de la Révolution, de la destitution de la monarchie, sinon même en raison de la mort de Dieu (comme on se plaira à le dire un peu plus tard dans le siècle)787.

Là où l’ordre symbolique suppose que chaque sujet reçoive son nom, Chabert se retrouve dans l’obligation de se donner à lui-même son propre nom. Dans la pers-pective de Jacques Cardinal, se plaçant du point de vue du sujet Chabert, la scène de l’exhibition de la blessure a une valeur structurante, « puisqu’elle suppose autant la coupure (la blessure, la violence) que le travail de suture (la reconnaissance, la nomination) à l’œuvre dans l’éla-boration du récit.788 » Au niveau de l’histoire toutefois, ni le retour dans le monde, ni les affirmations du sujet, ni l’exhibition de la cicatrice ne suffisent à obtenir la recon-naissance sans laquelle le héros ne peut, au sens strict du terme, être. Seule la possibilité de faire récit, de ra-conter et d’être écouté semble pouvoir donner au sujet l’identité qui lui manque. Comme Ulysse, Chabert pour-rait alors reprendre place dans le concert des hommes et devenir un héros racontant et raconté. L’intérêt de la perspective de J. Cardinal est de faire apparaître, en ana-lysant les spécificités du récit de Chabert, que le proces-sus ne peut aller jusqu’au bout. Sa parole reste floue,

786. Ibid., p. 311.787. Ibid., p. 309. Voir, sur ce point, Jacques Cardinal, « De l’un à l’autre.

Le désir de savoir et l’écriture de la différence dans La Recherche de l’absolu de Balzac », Texte (Université de Toronto), n° 17, 1995, p. 1-32.

788. Jacques Cardinal, « Perdre son nom », art. cit., p. 314.

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son récit, troué d’incertitudes, ne peut exposer un sa-voir. En termes génériques, la narration, suite d’images frappantes et inquiétantes, relève quasiment du fantas-tique. Sans doute le critique interprète-t-il en termes d’échec, d’incapacité à accéder à l’ordre symbolique ces traits du récit de Chabert, là où l’on pourrait considérer positivement cette recherche d’une empathie passionné et cette obscurité non dissipée du sujet à lui-même. L’im-portant est peut-être de marquer la singularité de la fi-gure, de ce rapport dialectique au langage, à la fois lieu d’une présentation, d’une constitution de soi et élément opaque, espace en clair-obscur du clivage du sujet789. Aux prises avec un langage non transparent, le sujet raconte le laborieux travail d’enfantement de soi bien plutôt qu’il n’expose en pleine lumière une identité déjà constituée.

Dans la perspective de J. Cardinal cependant, Le Co-lonel Chabert raconte l’histoire d’un échec. La scène fi-nale du roman, hautement symbolique, témoignerait à ce titre de la double orientation de Chabert. Incapable d’échapper à l’ordre de l’imaginaire, d’aller jusqu’au terme de sa quête qui supposerait le passage par le juri-dique, par la scène symbolique « faite de protocoles, de gestes rituels et de signatures autorisées, qui assigne le sujet à l’ordre identitaire790 », le personnage, situé au fi-nal entre la vie et la mort, s’installe dans son « ratage symbolique791 ». Le héros des temps nouveaux serait alors, malgré le passage par le langage, le héros de l’im-possible héroïsme, de l’impossible existence, de l’impos-sible consistance. L’obstination presque inconsciente de Chabert à tracer des lignes, à écrire (« le vieillard […] te-nait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable », III, 372), note tout de même Cardinal, se-rait l’ultime vestige de sa lutte et de sa quête, le signe dérisoire et infime d’un effort héroïque pour conserver une trace de son existence.

Tel apparaît le colonel à la fin de sa vie, fasciné pourrait-on dire par le geste de l’inscription, du nom,

789. Fidèle à sa perspective psychanalytique, J. Cardinal pose que le récit de Chabert dévoile un « clivage entre le conscient et l’inconscient » (Jacques Cardinal, « Perdre son nom », art. cit., p. 320).

790. Ibid., p. 323.791. Ibid., p. 329.

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de la loi. Comme si, en traçant ces lignes, il luttait encore contre le cruel effacement de son nom 792.

Héros écrivant mais pas écrit, héros tourné vers le langage mais n’articulant rien, héros menacé à tout ins-tant par l’effacement. Y a-t-il d’ailleurs encore un sens à appeler héros ce personnage qui échoue à accéder à l’ordre du langage ? Si nous nous sommes arrêté sur cette lecture, c’est en raison de sa cohérence mais aussi de son caractère apparent d’évidence. Chabert échoue, la fin du roman semble en témoigner. Cela peut se dire en termes psychanalytiques, à la manière de Jacques Cardinal, d’évidence inspiré par Lacan et P. Légendre793, ou, dans un article plus ancien, de Marcelle Marini qui voit dans Le Colonel Chabert un roman de la coupure, de la scission, du clivage du sujet et de l’impossibilité de la suture794. « Ce roman figurerait alors un drame intrasub-jectif : la tentative de la réunification du sujet par l’éta-blissement du contact entre l’inconscient et le conscient795 ». Mais le sujet doit se résigner à ce que sa mort soit un « fait historique ».

S’il ne peut être Tout, alors il choisit d’être Rien, seule façon d’assurer encore sa toute-puissance nar-cissique […] La fin du texte n’inscrit pas la date de sa mort : il n’est ni un vivant ni un mort, il est un mort-né en dehors du Temps et de l’Histoire. Enfermé dans le cercle de l’imaginaire, il abandonne le langage et la communication humaine 796.

La Figure est jetée hors du Temps et privée de lan-gage.

792. Ibid., p. 330.793. On pourrait d’ailleurs objecter à cette lecture son « réductionnisme »

langagier, typique d’une certaine psychanalyse structurale : le héros fait voir le vide, le manque, est manque lui-même, mais ce manque n’existe pas unique-ment dans le langage : sont désignés les « manques dans les structures, dans les institutions, dans la politique, dans le jeu des forces économiques, dans les formes de subsistance » (Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du mar-chand », in Balzac : L’invention du roman, op. cit., p. 193).

794. Voir Marcelle Marini, « Chabert mort ou vif », Littérature, n° 13, fé-vrier 1974, p. 107.

795. Ibid., p. 110.796. Id.

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Aussi séduisante et cohérente que soit cette lecture, sa limite tient au point de vue adopté, strictement in-terne à l’œuvre et confondu avec la perspective du per-sonnage même, qui ne saurait être celle du lecteur. No-tons d’abord que ces lectures font l’impasse sur l’épi-logue ajouté tardivement, au cours duquel Derville prend la parole, fait le récit de la vie de Chabert et magnifie sa triste destinée. Le personnage-relais, conteur, maître du langage, semble assurer la survie de Chabert. « Chabert mourra mais aura vécu d’avoir fait le pacte avec Der-ville797 » : la transmission est posée à la fois comme ori-gine et visée du texte, comme dans Le Père Goriot, où le discours narratorial attribue à deux reprises à Rastignac (à son effort pour réussir dans le monde, d’abord, à son amitié pour Goriot, ensuite) le « mérite » de l’existence même du roman :

sans ces observations curieuses et l’adresse avec laquelle il sut se produire dans les salons de Paris, ce récit n’eût pas été coloré des tons vrais qu’il devra sans doute à son esprit sagace (...) (III, 56).

le bonhomme se prit donc pour son voisin d’une amitié qui alla croissant, et sans laquelle il eût été sans doute impossible de connaître le dénouement de cette histoire. » (III, 162).

À l’approche de la fin du roman, Rastignac se fait d’ailleurs narrateur, à l’intérieur de la diégèse (III, 263).

N’en restons toutefois pas à une lecture interne, quand il importe pour finir de se placer à l’échelle de l’œuvre, sur un plan extra-narratif. En s’intéressant aux effets du dispositif énonciatif, en prenant en compte la totalité du texte, en partant de sa mémoire de lecteur, on s’aperçoit aisément que l’apparaître et l’être d’un per-sonnage comme Chabert ne sont pas la simple résultante de la somme de ses prises de paroles, actions et volon-tés, selon une lecture strictement référentielle du roman éponyme. Aux yeux du lecteur, Chabert ne se réduit pas à une image terminale, celle d’un vieillard mutique et sans nom : il est aussi le Chabert dont l’histoire a été ra-

797. Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Balzac : l’invention du roman, op. cit., p. 186.

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contée, produit d’une disposition, d’un rythme, d’une to-nalité et d’une dramatisation.

Au-delà du personnage intra-fictionnel, être parlant et parlé, doit être envisagé le « rapport » de l’auteur au personnage, sans lequel le héros ne peut être écrit. Ce rapport est évidemment programmé et allégorisé par la représentation, à l’intérieur de la fiction, du processus de création de l’œuvre, indissociablement narration et fi-guration, récit et prise en charge de figures. Si l’on se souvient que dans Le Colonel Chabert, l’épique litanie fi-nale des « j’ai vu [...] » (III, 373), au cours de laquelle sont évoquées rapidement d’autres épisodes d’œuvres de Balzac (Le Père Goriot, Gobseck, Ursule Mirouet,...) semble faire de Derville, la mémoire de La Comédie hu-maine, une première lecture paraît s’imposer, que nous ne ferons cependant pas complètement nôtre. La somme balzacienne apparaît en effet alors comme une collection d’existences singulières, de destins pathétiques, de fi-gures dont le lecteur garde le souvenir. La conscience narrative compose un monument à la mémoire798 des lais-sés-pour-compte, des sans voix, comme si la création balzacienne des personnages elle-même prenait un sens éthique. Cette lecture du geste balzacien, celle par exemple de Joëlle Gleize, induit une compréhension pos-sible du héros, pensé comme être porteur de valeurs ap-partenant au passé, à qui il faut rendre hommage.

Le schéma est alors clair : d’un côté des êtres « pri-vé[s] de parole historique799 » (et Françoise Terrasse-Riou de citer l’exemple de l’émigré) ; la question de la tempo-ralité et celle du rapport au langage s’entremêlent ici, puisque c’est parce que ces personnages n’ont pas de place dans leur temps, c’est parce que ces personnages sont les sacrifiés de l’Histoire800, qu’ils sont dans l’incapa-cité de communiquer. De l’autre un narrateur et, au-de-là, un auteur qui compose une œuvre, pour rétablir la communication et leur donner la parole. Joëlle Gleize écrit ainsi à propos du personnage du colonel Chabert :

798. Sur l’idée de La Comédie humaine comme mise en mémoire, non seulement du passé mais aussi du contemporain, voir Aude Déruelle, « Le ro-man balzacien entre histoire et mémoire », art. cit., p. 44.

799. Florence Terrasse-Riou, op. cit., p. 40.800. Ibid., p. 41.

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Le silence même qui est imposé à la voix de Cha-bert redevenue anonyme, ce silence qu’elle s’impose, en choisissant de mépriser la société plutôt que de transiger, est un silence éloquent. C’est la fiction qui lui donne le pouvoir de se faire entendre, précisé-ment en ce que cette voix est muette 801.

Au déni social de pans entiers de l’Histoire, la Révo-lution, l’Empire, répondrait la fiction, travail de rachat, « forme symbolique de restitution802 », explique Joëlle Gleize :

ce que la société n’a pas voulu restituer à l’un de ses meilleurs serviteurs, son identité, son honneur, lui est rendu par le récit d’un destin tragique et su-blime. Le roman rend sensible le corps souffrant du soldat de l’Empire, il magnifie ce « débris », ce « per-sonnage archéologique », cette trace des guerres ré-volutionnaires, en lui offrant un destin dont il dessine la courbe, d’un hospice à l’autre. Raconter l’injustice et la grandeur de la victime est une forme de répara-tion. C’est, à l’épilogue, le rôle dévolu à Derville, double de l’auteur.

Lecture forte et cohérente qui dirait le sens possible du héros moderne ; être du passé, voué à la disparition et au silence, mais rendu à sa gloire, doté d’un destin, par la parole sublime, admirative et nostalgique du ro-mancier contemporain. Lecture problématique tout de même, en ce qu’elle met de côté une partie du texte et gomme toute tension, toute dialectique entre la sphère du présent de l’énonciation (celle du conteur) et la sphère du passé de l’énoncé (celle du héros raconté). C’est par rapport à cette lecture que nous voudrions donc poser nos propres hypothèses.

On notera tout d’abord que le destin dessiné, à l’inté-rieur de la fiction, par le discours de Derville et, « à l’ex-térieur », par l’auteur, n’est pas seulement « tragique et sublime ». Il appartient certes à Derville de voir dans la vie de Chabert une destinée, c’est-à-dire une trajectoire,

801. Joëlle Gleize, art. cit., p. 228.802. Ibid., p. 229.

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un itinéraire qui fait sens et affecte. C’est sans doute une des fonctions de l’épilogue. Nous l’avons souligné dans notre première partie, Derville rend hommage au per-sonnage et l’héroïse, en une prise de parole solennisée :

Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti de l’hos-pice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de La Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe (III, 373).

Mais la tonalité de l’exclamation est peut-être moins admirative qu’étonnée. Si le discours et le regard de Derville sur Chabert célèbrent au final le romanesque d’une destinée, ce romanesque n’est pas le produit de l’exhibition de significations pleines. La ressaisie est aussi prise de conscience de la béance du sens, du triomphe du vide. Certes, le roman raconte la destinée de Chabert entre 1799 et 1840, mais ce cheminement est entrecoupé de blancs, ne prend pas la forme d’une conti-nuité orientée. D’un côté est préservée l’existence du nom, sont répétées des situations, de l’autre, s’opposent des images, disparaissent des liaisons. Le personnage important a une destinée mais cette destinée est inter-rompue, son sens est suspendu. Comme l’ultime geste de Chabert – « Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire » (III, 372) –, la trajectoire du per-sonnage prend la forme d’une arabesque en suspens. « Arabesques » précise la philosophe Françoise Proust commentant Walter Benjamin, grand lecteur de Balzac :

courbes de lignes, […] vrilles, […] spirales ou vo-lutes qui reviennent, retournent sur elles-mêmes et rendent indistinctes, comme en un labyrinthe, le dé -but et la fin, l’entrée et la sortie du temps 803.

Sans aller jusqu’à créer un sentiment d’indistinction, le texte balzacien entrelace à loisir passé et présent et entraîne son lecteur, en raison des variations de focalisa-tions, des changements de tonalité et des ellipses tempo-relles, dans d’intrigantes circonvolutions. On ne saurait donc faire de la vie du héros une trajectoire rectiligne et orientée vers un but préalablement définie. Il s’agit,

803. Françoise Proust, op. cit., p. 38.

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même dans les fictions « héroïques », de représenter « la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course vaga-bonde et son allure serpentine804 ».

Dans Le Père Goriot est pareillement évoquée, bien qu’ici la perspective soit également morale, la possibilité d’une œuvre qui serait

la peinture des sinuosités dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin d’arri-ver à son but en gardant les apparences (III, 158).

Qu’on fasse, avec Jeannine Guichardet, de ce passage une mise en abyme de l’œuvre, « puisque cette peinture sinueuse, c’est le roman que nous lisons en suivant de case en case la progression de Rastignac dans les méandres du pays parisien805 », ou qu’on le distingue net-tement, avec Nicole Mozet806, du roman écrit par Balzac, reste que la destinée de Rastignac, sans cesse écartelé entre plusieurs voies, allant de lieu en lieu sans se limi-ter à un seul objectif, ne fait pas l’objet d’un récit li-néaire et monologique. Le héros est écrit, certes, mais cette écriture présente des caractéristiques qui la dis-tinguent radicalement du discours épique. Elle n’est pas la promesse de la restauration d’un Sens plein, selon une commode division des rôles : à la créature fiction-nelle, l’expérience de l’échec et de l’inhospitalité du monde contemporain, au discours littéraire le pouvoir de transfigurer cet échec et d’en faire la sublime destinée d’un être grand. C’est la condition (au double sens du terme) de l’écriture moderne du héros : faire place au vide, au contraste et à la confusion. Vide, trous dans le récit premier comme dans le récit second du Colonel Chabert : l’itinéraire spatial et temporel du personnage ne peut être reconstruit qu’en pointillés et, le rythme ha-ché et irrégulier du roman le prouve, ne témoigne pas d’une progression. Contraste entre les différents mo-ments de la vie du personnage : après la première scène au cours de laquelle des paroles fusent de toutes parts et

804. Philarète Chasles, « Introduction aux Romans et contes philoso-phiques », X, 1189.

805. Jeannine Guichardet, art. cit., p. 173.806. Nicole Mozet, « La description de la Maison-Vauquer », art. cit., p.

112.

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tournent en dérision le personnage qui vient d’appa-raître (III, 312-320), une deuxième scène présente de manière beaucoup plus grave et dramatique le dialogue du personnage avec Derville. Son récit, parole singulière qui dit le sens de la vie d’un homme, tranche sur les jeux de paroles ludiques, sans queue ni tête des clercs du ca-binet. La démonstration pourrait valoir pour tout le ro-man, suite de tableaux animés qui saisissent le person-nage dans une configuration et une situation à chaque fois différentes. On retrouve dans Le Père Goriot cette composition par contrastes et cet éclatement tonal et spatial qui donne au parcours du héros l’aspect d’une ligne brisée. Confusion enfin, parce Le Colonel Chabert ne s’achève pas tout à fait sur l’évocation désolée et em-phatique de la destinée de Chabert : Derville conclut brutalement sur sa propre situation et les derniers mots du texte reviennent étrangement au secondaire Godes-chal, comme si coexistaient deux modes d’approche de la situation. « Les paroles des personnages permettent ain-si d’éviter le sublime en tant qu’arrêt définitif du sens807. » Que la conclusion, supposant un saut signifiant, assume son artificialité (Le Père Goriot), ou qu’elle pro-duise, par le biais d’une chute, un effet de rupture (Le Colonel Chabert), elle « impose » au lecteur et à la signi-fication de demeurer, tout de même, en suspension. La confusion tient, plus généralement, à la position même du héros dans le temps, l’espace et par rapport à la so-ciété. Il fait saillie, mais ne peut déployer la signification de son être sans entraves ; il se tient mais en tant qu’il est sur le point de disparaître, si bien que le lecteur ne peut parvenir à lui sans détours. Faisant revenir ce qui aurait dû mourir ou allant à contresens et à contre-temps, il complique la représentation, selon des procé-dures d’écriture que nous avons décrites tout au long de notre seconde partie.

Aussi voudrions-nous nous tenir à distance aussi bien d’une lecture interne qui en resterait à l’idée d’un impos-sible accès à la parole de ces personnages, que d’une

807. Martine Léonard, « Le dernier mot », in Stéphane Vachon (éd.), Bal-zac. Une poétique du roman, op. cit., p. 63.

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lecture dualiste qui séparerait radicalement le person-nage représenté du récit qui le prend en charge.

On accordera à Florence Terrasse-Riou, par exemple, qu’il est des personnages chez Balzac, débris, revenants, sacrifiés par l’Histoire, n’avançant pas au rythme de la Société, abandonnés sur les bas-côtés de la route. Mais peut-on affirmer que « même leur histoire ne peut être dite » que « leur expérience n’est pas narrée, [et] ne sert pas en tant que telle808 » ? F. Terrasse-Riou voit bien dans certains personnages d’émigrés ou dans le colonel Cha-bert des héros : « Ils sont des héros parce qu’ils repré-sentent encore des valeurs809 ». On peut avec elle carac-tériser la « modernité » de ces héros en termes négatifs : héros sans identité, sans cohérences que la Société n’identifie et ne reconnaît pas810. En rester à cette pers-pective revient toutefois à ne pas considérer que l’agen-cement dramatique du roman balzacien et son existence même rendent à ces figures le poids dont l’époque semble les priver. Quel sens y a-t-il d’ailleurs à évoquer Chabert en dehors du roman balzacien, lequel permet précisément d’identifier et d’emporter un souvenir de la figure ?

Tous ces personnages, dont personne n’entend plus la parole, ne sont pas tant pour Balzac des fous, que des témoins d’une époque révolue, dont on ne sait plus interpréter des signes trop vite oubliés 811 :

il revient précisément au roman de faire entendre la parole de ces personnages, de présenter le patient tra-vail d’approche et d’interprétation qui les fera exister comme héros.

Réciproquement, tenir avec J. Cardinal que le seul contrepoint à un récit de l’affolement identitaire iso-morphe au destin du colonel Chabert (texte de « la caco-phonie […], en cela à la limite de la lisibilité et de la fo-lie812) » serait un récit lisible et cohérent dans lequel la voix narrative servirait de garde-fou autoritaire et éclai-

808. Florence Terrasse-Riou, op. cit., p. 41.809. Ibid., p. 43.810. Voir Florence Terrasse-Riou, op. cit., p. 42.811. Ibid., p. 43.812. Jacques Cardinal, « Perdre son nom », art. cit., p. 325.

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rant813, relève, à nos yeux, d’une forme de méconnais-sance du travail romanesque balzacien. Certes le texte balzacien n’est pas vide ou chaotique ; il montre le vide, l’absence ou l’absentement, mais la « monstration » porte la marque de ce qui est représenté. Le jeu d’alter-nance de retrait et d’affirmation de la voix narrative, les variations des focalisations et des termes désignant la fi-gure principale, l’hétérogénéité tonale, les ellipses nar-ratives et les silences du récit témoignent de ce que la parole romanesque est affectée par le héros qu’elle prend en charge et produit.

Cette double détermination du dire et du héros balza-ciens pourrait se dire en termes psychanalytiques, à l’aide de la notion de « revenance814 » : manifestation à la fois d’une lacune dans la symbolisation, d’une absence de symbolisation815 (caractère fantastique du revenant) et de la symbolisation d’une absence ; le dire romanesque venant signifier, c’est sa « victoire », le vide et le colma-ter. Ainsi s’expliquerait l’« apparaître » duel du héros balzacien : vide désigné, absence indexée ou sujet dé-doublé que le discours vient tout de même faire exister.

Comment qualifier plus précisément la méthode bal-zacienne correspondant à cette détermination du person-nage ? Une fois de plus, nous privilégierons l’exemple du Colonel Chabert pour considérer la manière dont le dire romanesque, d’un côté, saisit le personnage héroïsé, et, de l’autre, le constitue, en précise l’être. Il s’agit, en d’autres termes, d’examiner le mode de rapport du dis-cours romanesque au personnage, telle que l’œuvre le donne à lire.

La position excentrée, anachronique de Chabert ne veut pas dire que le raconter est impossible, elle suppose seulement, nous l’avons vu, une modification de la sai-

813. Id.814. Sur cette notion, voir « L’Irreprésentable » in Revue française de psy-

chanalyse n° 1, tome LVI, février 1992.815. En se souvenant que Balzac assimile souvent la Société à une mer ou

un océan, on pourrait écrire en ce sens, avec Cynthia Fleury, que la formule mallarméenne (dans Igitur) « la goutte de néant qui manque à la mer », est « peut-être l’expression la plus juste qui soit de l’héroïsme » (Cynthia Fleury, « On n’est pas céleste impunément… », Cahiers de la torpille n° 2, « Sommes-nous héroïques ? », Mars 1999, p. 100).

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sie. Celle-ci consiste moins à restituer l’être passé du personnage (œuvre comme témoignage), ou à en pointer l’inactualité (œuvre comme hommage), qu’à arracher la figure au passé, à produire des images qui font se ren-contrer le présent et le passé, sans les confondre. Or le roman est précisément composé d’une série d’images, images qu’on pourrait dire « dialectiques », en emprun-tant à Walter Benjamin cette notion forgée à propos du travail de l’historien matérialiste. Une image est positi-vement produite, image d’un « présent réminiscent816 » en quelque sorte, ou d’un présent de l’anamnèse, qui donne à la figure son pouvoir d’interpellation et sa charge de mélancolie. Chacune des apparitions de Cha-bert, par exemple, produit un effet de connaissance (un nouveau visage du personnage altéré est connu) et d’éveil (le personnage, en interaction avec une situation, altère notre perception de l’univers présenté), tout en faisant éprouver les différences de strate temporelle. La description vaudrait à notre sens pour des personnages comme Vautrin ou Goriot. Aussi abandonnera-t-on le pa-radigme de l’hommage ou du monument817 pour qualifier le travail balzacien : il supposerait une figure fixée, figée, tout entière attachée à un lieu ou à un temps finis. La saisie fulgurante du personnage, dans des scènes sta-tiques ou dramatisées, a bien plutôt pour objet de mani-fester sa vie et a pour effet d’interrompre « le déroule-ment extensif du temps818 », selon une formule d’Antonia Birnbaum commentant Benjamin. Le travail romanesque « réveille » en quelque sorte le héros et avec lui le lec-teur. Dès lors, au-delà du personnage, c’est bien le ro-man lui-même qui nous semble œuvrer contre le temps, perturbant son déroulement par l’introduction de « contretemps » qui en altèrent la constitution. Les images sont par excellence ces lieux du texte dont la fonction est d’interrompre le flux temporel, pour faire

816. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Pa-ris, Éditions de Minuit, 1992, p. 132.

817. Sauf à donner au terme une autre acception, comme le font par exemple Deleuze et Guattari : « Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensa-tions persistantes qui incarnent l’événement : la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise » (Gilles De-leuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 167).

818. Antonia Birnbaum, op. cit., p. 286.

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surgir un morceau de passé ou d’avenir. L’image « rend sensible une discontinuité qui fait césure dans la perpé-tuelle reconduction du même état des choses819 ». Sans doute Balzac est-il conscient de la possible vanité de l’image, de la part d’illusion et de néant dont elle est tou-jours tissée820. Mais insistons plutôt ici sur la manière dont la conjonction d’une peinture à la fois en situation et tendue vers l’abstraction donne au personnage une présence singulière à laquelle est sensible le lecteur. Il ne s’agit donc pas « de dresser des monuments en l’hon-neur des vaincus ou de justifier un présent en récitant la glorieuse mémoire de ceux qui se sont sacrifiés sur le champ de bataille de l’histoire821. » C’est depuis le pré-sent – celui, réel, de l’écriture, celui, fictif, de la situa-tion narrative – qu’intervient le discours, pour à la fois faire ressurgir le passé et le mettre en mouvement. C’est parce qu’il fait fulgurer le passé et le héros que le pas-sage central du don du récit dans Le Colonel Chabert re-pose sur un jeu de va-et-vient entre le passé et le pré-sent : le passé est prélevé, concentré dans des images et acquiert de la sorte une lisibilité et une portée critique 822. C’est parce que le geste balzacien n’est pas celui d’une identification avec un passé déjà donné, que les figures « héroïsées » ne sont pas livrées à l’empathie du lecteur. C’est parce qu’il importe moins de retrouver le passé que de le sauver, d’en faire voir la charge explosive, que la figure héroïque est présentée dans sa diversité contra-dictoire et parfois négative, et engagée dans des drames agités. Aussi avons-nous voulu voir une dualité dans le geste balzacien d’invention romanesque : à la fois prendre acte de l’évanouissement du passé et tenter en même temps, dans l’espace de l’œuvre, de le « réanimer, [de] lui donner une vie nouvelle823 ». Découvrir les affini-tés entre le passé et le présent, les traces du passé dans

819. Id.820. Sur cette idée d’une image-illusion ou néant, voir Arlette Michel,

« Balzac et la rhétorique : modernité et tradition », art. cit., p. 245-269. 821. Françoise Proust, op. cit., p. 46.822. Sur ce point, la posture et le geste balzaciens ne sont pas très éloi -

gnés de ceux de Benjamin (sur cet auteur voir Françoise Proust, op. cit., p. 46).823. Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scho-

lem, Paris, Seuil (« La Couleur des idées »), 1992, p. 152.

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le présent et en faire entendre, en même temps, l’indé-passable altérité.

L’opposition de ces deux manières de caractériser le travail de l’écriture824 – l’écriture-hommage ou l’écriture comme interruption et salvation – renvoie plus globale-ment à l’opposition de deux paradigmes : celui de l’œuvre-monument et celui de l’œuvre-dialectique et ac-tualisante. Si l’écriture traite le passé et la figure comme morte, alors l’œuvre est à la fois monument et tombeau. C’est la perspective de Joëlle Gleize citant Michel de Certeau : « l’écriture ne parle du passé que pour l’enter-rer. Elle est un tombeau en ce double sens que, par le même texte, elle honore et elle élimine825 ». En disant le héros, le roman le rejetterait complètement et pour tou-jours dans le passé. L’œuvre serait l’éternisation d’une fracture et d’une mort826. Si au contraire – c’est la pers-pective de W. Benjamin827 – la fulguration des images per-met de sauver le passé et de lui donner un autre sens, alors on peut aller jusqu’à accorder une fonction uto-pique à l’écriture, expérience de remémoration, d’ana-mnèse infinie pour donner un sens à l’avenir. C’est une manière possible de qualifier le travail de Balzac. Le ro-mancier ne proclamait-il pas, en 1834, après avoir écrit des écrivains qu’ils exprimaient les mœurs de la société : « Nous sommes les nouveaux pontifes d’un avenir incon-nu, dont nous préparons l’œuvre828 » ? N’avons-nous pas écrit d’un personnage comme Chabert, échappant à l’ap-préhension, fragilisé et, en même temps, incarnant un problème, posant une question, suscitant des affects, qu’il renvoie à la fois à un passé auquel il faut rendre

824. Qu’elle soit historique ou romanesque.825. Michel de Certeau, op. cit., p. 119.826. Nous simplifions ici l’analyse de Joëlle Gleize qui remarque finement

que les derniers propos des personnages s’emploient « à lier ce qui se passe à ce qui s’est passé » (Joëlle Gleize, art. cit., p. 229) et brouillent en ce sens la coupure manifestée. Liaison qui pourrait même être perçue, en accord avec notre perspective, comme une manière de s’adresser au lecteur et d’interroger son comportement.

827. Ou celle de Deleuze et Guattari, citant Nietzsche pour définir en ces termes la tâche du philosophe, produisant ni de l’historique ni de l’éternel mais de l’Intempestif : « agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur (je l’es-père) d’un temps à venir » (Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p.  107).

828. Honoré de Balzac, « Lettre adressée aux écrivains français du XIXe

siècle », OD, t. II, p. 1251.

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justice et à un avenir dont le roman dessine les contours829 ? Ce serait cependant là trancher trop catégo-riquement, interrompre l’oscillation constituante du texte balzacien et donner un sens rédempteur à l’écri-ture qui ferait l’impasse sur la forme et l’orientation de la dramatisation balzacienne. Actualisation mélanco-lique, le dire balzacien vise peut-être moins un futur dé-terminé qu’un « maintenant » infini, un maintenant qui ne passe pas, temps même de l’écriture.

Le héros, pour sa part, tient son existence du dépas-sement de l’image par sa dramatisation et de son inscrip-tion dans une narration. La « compénétration dynamique des images830 », le déroulement du discours du récit, à la fois intégrateur et vectorisé, tracent la ligne d’existence des figures, à laquelle est rendu sensible le lecteur. Comme les vieux soldats, les personnages balzaciens « sont tout ensemble des tableaux et des livres » (Le Co-lonel Chabert, III, 355).

Mais là encore l’action et le sens du discours roma-nesque sont doubles. Il conjoint en effet l’infini d’un sens toujours en excès, et le fini d’un point de butée à l’effet rétroactif, que figure le regard de Rastignac sur Paris ou celui de Derville sur Chabert et Paris.

Infini d’un sens car la destinée du personnage n’est pas tout à fait donnée comme achevée. Le dire roma-nesque est précisément cette puissance de relance, qui « ouvre » la figure et signale la potentialité infinie de son faire. Que lit-on par exemple dans Le Colonel Chabert à la suite du récit que fait Derville à Godeschal de la vie de Chabert ? Une autre anecdote, un autre récit, un autre point de vue sur le personnage. Un vieux bicêtrien « rec-tifie » en effet l’affirmation de Derville :

« Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah ! il y a des jours où il ne faut pas lui

829. Dans une perspective marxiste, Pierre Barbéris évoque plus générale-ment le « surgissement du prince, toujours venant d’un hier détruit, mais tou-jours parlant pour un avenir à faire autrement » (Pierre Barbéris, « Dialectique du prince et du marchand », in Balzac : l’invention du roman, op. cit., p. 197).

830. Selon la formule de Karl-Heinz Stierle citée par André Vanoncini, Fi-gures de la modernité, op. cit., p. 127.

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324 Chapitre 6

marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. » (III, 372)

Et d’illustrer son point de vue par la narration d’un haut fait de Chabert remettant fermement à sa place, en 1820, un officier prussien mis ainsi en fuite (III, 372-373). L’arabesque en suspens, perpétuellement remode-lée, est précisément susceptible d’être réorientée, comme le montrent les ajouts perpétuels de texte et de discours sur le personnage, ou le principe même du re-tour des personnages. Rastignac reviendra, Vautrin re-viendra : le dire romanesque est ce discours qui ne se suffit pas à lui-même et qui possède, en puissance, une pouvoir sans fin de présentation.

En même temps, abondent les signes de clôture à l’intérieur de tel ou tel roman et les indices d’un dédou-blement temporel à l’intérieur de l’œuvre. Il y a le racon-tant et le raconté, le sujet agissant et celui qui en dit l’action. Le jeu dialectique entre le personnage « héroï-sé » et le discours du personnage-témoin, indique sur-tout que le sujet est rencontré au terme du chemine-ment, grâce à une parole. Seul celui qui vient après, qui écrit ou dit par après, atteste qu’il y aura eu un avoir-lieu. L’analogie avec la structure de l’analyse psychana-lytique telle que la décrit Jacques Lacan, n’est pas ici sans frapper : le sujet recherchant l’assomption de son histoire la doit à l’analyste qui, réécrivant le passé de-puis le futur de l’analyse, fait devenir le sujet ce qu’il est. Lacan appelle « point de capiton » ce moment ultime qui donne son sens, par un mouvement de rétroaction, à tout ce qui a précédé. « Dans le discours du sujet, le "point de capiton" est ce moment historique qui lui fait "intégrer" son histoire, en produisant un sens nou-veau831. » Bien sûr, le personnage intra-fictionnel n’as-sume pas forcément son histoire, mais le lecteur, extra-fictionnellement, le fait pour lui, et, depuis le hors-texte, achève et matérialise ce qu’a été et ce qu’est la figure. Le temps du héros n’est donc pas le présent de l’activité rayonnante (le héros épique), le futur de l’utopie ex-trême ou le passé de la célébration nostalgique, mais le

831. Thierry Simonelli, « De Heidegger à Lacan », http://www.psychanalyse.lu/articles/SimonelliHeideggerLacan.htm, p. 13.

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Qu’est-ce que le héros nouveau ? 325

futur antérieur832. C’est au fond le geste de Derville, celui de Rastignac à la fin du Père Goriot, celui de Vautrin lors de son arrestation : par le biais d’une parole à la fois au présent et au passé, faire advenir ce qui a été, faire naître celui qui, en un sens, n’est plus. Le discours ro-manesque met certes en jeu, en les entrelaçant, l’infini d’un faire et l’infini d’un sens ; il fait aussi du futur de l’énonciation, de la narration le lieu depuis lequel proje-ter du sens, éclairer et réinscrire dans le temps cet être de l’entre-deux qu’est le héros. Alors du héros balzacien, on pourra dire, ou écrire, qu’il aura été.

832. Jacques Lacan évoque « « l’effet de rétroversion par quoi le sujet à chaque étape devient ce qu’il était comme d’avant et ne s’annonce : il aura été, – qu’au futur antérieur » (Jacques Lacan, Écrits II, Seuil, « Points », 1966, p. 288) et précise : « Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir » (Écrits, Seuil, « Points », 1966, p. 300).

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CONCLUSION

L’invention de héros ouvre un monde, sensible, tem-porel et spéculatif au romancier et au lecteur. Le mon-trer, approcher le texte balzacien par le biais de la ques-tion du héros et de l’héroïsme, n’allait cependant pas de soi : il nous a fallu partir du caractère problématique de ces notions, de la difficulté, voire de l’impossibilité, de rencontrer des héros dans un XIXe siècle désenchanté, anti-idéaliste et renvoyant la tentation épique à son ana-chronisme. Pour autant, le roman balzacien ne nous est pas apparu dépourvu de ces procédés d’écriture, de ca-ractérisation, de composition par lesquels une figure est mise à part, signalée à l’attention du lecteur, instrument, par son exceptionnalité même, d’une critique ou d’un éclairage du monde. Encore fallait-il prendre la mesure, par un effort de saisie globale et non plus localisée, de la manière singulière dont Balzac présente ces figures et leur mode de rapport à l’objet premier de son travail de représentation : la Société. En ce point, ont dû être, si-non abandonnés, du moins relativisés les paradigmes constitués d’appréhension des figures héroïques : ni en lutte contre le social ni simple émanation ou représen-tant de ce corps social, le héros balzacien qui nous a re-tenu se donne dans une dimension paradoxale de retrait et d’effacement. Privé de son aura, comment pourrait-il prétendre à incarner, comme le héros antique, la Pré-sence réconciliatrice ? Actant victorieux, représentant des valeurs, suscitant l’adhésion du lecteur ? Pas tout à fait : Balzac, en réponse à un certain état du social, com-plique la représentation et dote ses personnages, Cha-

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bert, Vautrin, ou Rastignac, de traits d’ « anti-hé-roïsme ».

Pourquoi dès lors conserver une catégorie renvoyant si explicitement à une perception et une expression du monde que le roman balzacien ne reprend pas à son compte ? C’est à cette question que le dernier mouve-ment de notre réflexion a voulu apporter une réponse. Aussi divers que soient les personnages balzaciens hé-roïsés, les notions d’écart et de mouvement nous ont pa-ru permettre de rendre compte de leur mode d’être et d’apparaître833. Qu’il soit « marginal », « mobile » ou « re-venant », le héros fait écart et met en mouvement. Cela peut se lire et se dire de multiples façons : le héros inter-rompt, perturbe les fonctionnements codifiés et établis, défait la naturalité du fonctionnement social (axe narra-tif), introduit une tension éthique et politique dans le système de valeurs et de partage du sensible de la Socié-té (axe axiologique), éveille et interroge le lecteur (axe affectif). Il inquiète puisqu’il fait percevoir l’absence de nécessité et de fondement du mouvement social, et re-configure, puisqu’il brouille les frontières, déplace les lignes de partage et rétablit la communication. Aussi a-t-il été possible de le situer par rapport aux catégories fondamentales d’appréhension du héros : le Temps, l’Acte et le Dire. S’extrayant du présent aliénant, il n’est pas pour autant transporté dans l’éternité tranquille de la légende et de la mémoire des hommes : son efficience est ailleurs, dans sa manière de mettre en texte des formes de perturbation de la temporalité. Comme l’œuvre selon Roland Barthes, le héros est à la fois « signe d’une histoire », produit d’une histoire et « résis-tance à cette histoire834. » Certes, ce héros agit mais à contresens, non pour qu’un monde soit conservé mais pour qu’un sens autre soit préservé. Certes il est « dit » ou « écrit » : mais ce dire même est problématisé, accu-sant et comblant tout à la fois l’écart entre le passé du héros apparaissant et le présent du témoin racontant. Ni

8331. Une précision toutefois s’impose : le roman balzacien de l’héroïsme se présente comme la saisie dynamique d’écarts, non comme l’exposition sta-tique, le portrait d’un écart (roman de l’anti-héros).

834. Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 139.

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Conclusion 329

hommage, ni témoignage, le roman balzacien nous est apparu, pour finir, travailler à laisser au sens posé son ouverture, tout en fixant un point de butée provisoire au cheminement de la figure : le héros se tient, consistant et constitué, mais peut toujours être appelé à revenir à la vie. Sa trajectoire ne fait pas sens en elle-même : symptôme de son appartenance à un espace intellectuel et sensible en transformation, raison du lien si particu-lier qui l’attache au lecteur. On mesure par là l’inflexion introduite par la pratique balzacienne du roman : nous vivons encore, quand le « cynisme » contemporain n’a pas définitivement imposé sa loi d’airain, sur l’idée « ro-mantique » d’un héros subversif en lui-même, ouvrant au lecteur un espace de rêve et de liberté. Aux grands af-frontements, aux libérations expansives, l’œuvre de Bal-zac nous invite à préférer les déplacements apparem-ment infimes mais radicaux.

À un niveau plus général, celui de la théorie du per-sonnage, la lecture de Balzac conduit à rendre à la no-tion de héros toute sa portée et son extension.

Le « héros » pourrait être considéré […] comme une sorte de lieu d’embrayage complexe, à la fois lieu-point de convergences des lignes d’organisation du texte, lieu de projection et de polarisation de l’œil (unique) d’un lecteur-spectateur occupant […] du même coup la place de l’auteur, et lieu-opérateur et discriminateur global des espaces, intervalles et « va-leurs » des objets ou personnages représentés dans l’œuvre835.

Le héros joue le rôle de la croix sur une photogra-phie ou du copeau sur une eau courante. Il simplifie le mécanisme de concentration de l’attention 836.

C’est à ce type de définitions, mesurant strictement la participation du héros à la lisibilité du texte, à sa com-munication immédiate, que nous n’avons pu en rester. Si l’on conçoit le personnage, et plus précisément le héros,

835. Philippe Hamon, Texte et idéologie, op. cit., p. 56-57.836. Viktor Chklovski, Sur la théorie de la prose, Paris, L’Âge d’homme,

1973, p. 394.

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non comme l’image d’une personne, non comme une fonction, mais comme la production, à l’échelle de l’œuvre, d’un effet à la fois sensible et spéculatif, on me-sure le poids de son invention. Le roman dramatique bal-zacien vit précisément de l’écart (temporel, spatial, sé-mantique) qu’introduit le héros. Celui-ci est une de ces formes, de ces créations qui « transforme[nt] et inquiète[nt] durablement les champs discursifs environ-nants837 ». Dans le XIXe siècle qu’on qualifie rapidement de « réaliste » il est peut-être ce qui fait que la société n’est pas tout à fait la société. Car le héros, ou plutôt l’ « opération-héros » ne se contente pas de dévoiler la société et le monde ; elle permet, fugitivement, de s’en dégager, et même, d’en contester le strict ordonnance-ment. « Le héros est celui qui défait le monde. Non pas simplement l’ordre du monde, mais le monde comme ordre838. » Une des marques de la grandeur de Balzac à nos yeux est d’avoir permis à son lecteur d’expérimenter ce pouvoir du héros, sans créer pour autant, concession rétrograde au manichéisme, des figures idéales, promet-tant un dépassement du monde et de la Société.

Il est certes d’autres manières de définir le héros bal-zacien et son travail au cœur du texte839, d’autres ma-nières de classer les protagonistes balzaciens. On pour-rait par exemple distinguer les héros de la volonté des héros de la stratégie ou opposer, comme le fait Stéphane Lojkine, à propos du Père Goriot,

les personnages de l’ancien monde, qui se dis-tinguent encore par un trait de caractère, comme le père Goriot (encore ce trait est-il brouillé par la confusion incestueuse entre l’amour paternel et la passion libidineuse du vieux parvenu) et les person-nages du nouveau monde, qui sont créés selon un principe de similitude : Rastignac est le même jeune

837. Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 134.838. Christian Jambet, art. cit., p. 122.839. Parmi ces définitions, rappelons celle de Sylvère Lotringer, autour de

la notion de contradiction : « Le statut du héros est fonction du récit. Il est cet actant qui, s’initiant graduellement au système social, ou plutôt déchiffrant la société comme système (c’est là son apprentissage), produit une contradiction jusqu’alors dissimulée : entre la cour et l’amour, le libertinage et la passion, l’argent et le sentiment, le snobisme et l’art, bref entre la mesure et la diffé-rence » (Sylvère Lotringer, art. cit., p. 492).

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Conclusion 331

dandy croqueur d’argent féminin que Maxime de Trailles et que M. de Restaud 840.

Il nous est apparu que le basculement d’un monde à l’autre n’était pas encore total et que Balzac a peint un temps intermédiaire, un temps de l’entre-deux, une « époque […] de transition841 », qui autorise à ne pas pen-ser la temporalité selon une loi de succession et un prin-cipe d’opposition entre l’ancien et le nouveau.

Rien n’empêche, plus généralement, d’envisager his-toriquement l’œuvre de Balzac elle-même, pour dégager des évolutions, quant à la question de l’héroïsme notam-ment. À dire vrai, tout y invite. En la matière, les avis des spécialistes convergent. Envisagé en diachronie, le roman balzacien semble distiller au final un persistant sentiment de désespérance et de négativité : dans les an-nées 1840 triomphe l’ordre bourgeois, règnent la plati-tude et une immanence radicale, s’effacent les héros. « Le temps des héros passe, il est passé842 », les seuls personnages « valorisés » étant alors des figures de vic-times. « Les morts ne ressuscitent pas, y compris ceux qui parviennent à sortir de leur tombe843 ». La fin des hé-ros en serait la manifestation intra-diégétique : entrée de Rastignac dans le monde social, folie et errance de Cha-bert, chute de Calyste dans les rets de la conjugalité et d’un médiocre ordre social, intégration paradoxale ou tristement logique du « hors-la-loi de la fiction844 » Vau-trin dans la machinerie sociale… La fin de Splendeurs et misères des courtisanes présenterait ainsi un « roman débarrassé de son romanesque845 », un roman débarrassé de ses héros : « Ce que Balzac décrit, c’est l’impossibilité d’exister comme personnage à partir du moment où la personne est mise en question par la société même846. »

840. Stéphane Lojkine, op. cit., p. 178.841. Honoré de Balzac, De l’état naturel de la littérature, OD, t. II, p. 1233. 842. Arlette Michel, « La morale du roman : Balzac répond à Hippolyte

Castille », art. cit., p. 244.843. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 25.844. Daniel Oster, « Présentation », in Honoré de Balzac, Splendeurs et mi-

sères des courtisanes, op. cit., p. XI.845. Id.846. Ibid., p. XXV.

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332 Le héros balzacien

D’où le constat plus général de Roland Chollet, dont on peut difficilement contester la pertinence :

À partir des années quarante, il se produit dans l’œuvre un grand afflux de tristesse. Les personnages demandent à vieillir, à finir. Les arrivistes sont arri-vés, et ils sont sur le point de disparaître 847.

On aura été sensible pour notre part aux moments de vacillement du monde et de consistance de l’hypothèse héroïque. En nous installant à l’intérieur des œuvres bal-zaciennes, de leur travail de reconfiguration, nous avons voulu rendre compte du dynamisme, du mouvement de signifiance qui anime son univers et dont témoignent les héros que nous avons évoqués. D’abord par fidélité à une expérience de lecture : en posant la question, œuvre après œuvre, du comment (comment nous avons accès aux personnages « héroïsés » ? Comment sont-ils pré-sentés ?), on aura éprouvé la positivité du romanesque balzacien qui n’interdit pas une interrogation sur ses conditions mêmes de possibilité. Ensuite par fidélité à la tentative même du romancier et de certains de ses per-sonnages de compliquer la temporalité et sa saisie. « Etre fidèle à un événement, c’est se mouvoir dans la si-tuation que cet événement a fait advenir, en pensant (mais toute pensée est une pratique, une mise à l’épreuve) la situation "selon" l’événement848 » écrit Alain Badiou. Si le héros, c’est du moins ce que nous avons voulu montrer, bien qu’apparaissant dans l’histoire, ne lui appartient pas, si l’œuvre fait entendre la possibilité d’une transhistoricité, alors se justifie de ne pas en res-ter à une vision historiciste de l’œuvre balzacienne qu’elle met précisément en question.

Mais dégager ce qu’on pourrait appeler la vis heroica

balzacienne n’implique pas de lire dans ses œuvres un réenchantement du monde et un retour à des formes tra-ditionnelles et assurées de la représentation. L’héroïsme y existe aussi sur le mode de l’indécidable. L’« énergie »,

847. Roland Chollet, art. cit., p. 291. Ce climat de tristesse pourrait être lié, sur un plan politique, à l’échec de la Restauration et au constat de l’extension irréversible du nouveau pouvoir bourgeois.

848. Alain Badiou, L’Éthique. Essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier (« Optiques philosophie »), 1993, p. 38.

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Conclusion 333

la force de présentation balzacienne, puissance d’affir-mation et d’inquiétude tout à la fois, n’est pas innocence, ignorance ou illusion. Elle inclut sa propre contestation, elle va toujours dans deux sens à la fois. Dans un même mouvement, sont perturbés les systèmes axiologiques, sémantiques et affectifs établis, et montrés les espaces de constitution de significations et de valeurs inédites. Esthétique du brouillage et de la saillie tout à la fois, dont les communes et commodes périodisations de l’his-toire littéraire ne peuvent rendre compte. Aussi l’interro-gation et la réflexion sur les modalités de l’héroïsme bal-zacien doivent-elles permettre de rompre avec une forme de lecture téléologique de l’histoire du roman, à laquelle des critiques aussi avisés que Pierre Glaudes et Yves Reuter semblent souscrire. Si, dans le détail, les ana-lyses varient, le schéma global d’appréhension du genre reste le même. Le XIXe siècle serait le siècle de l’aban-don progressif de l’hypothèse héroïque au profit du ly-risme de la poésie, ou du matérialisme du réalisme ou du naturalisme. C’est par exemple le tableau dressé par Gil-bert Durand en conclusion de l’ouvrage qu’il a consacré à La Chartreuse de Parme. Le moment « romanesque » « convertit la prose exaltée de l’épopée en l’intériorité ly-rique849 » ; il est ce « moment crépusculaire où la littéra-ture quitte l’éclat et l’exploit des armes pour s’enfoncer dans la nuit plus ou moins noire, selon les époques, de l’intimité du cœur850 ». Où situer Balzac dans cette suc-cession : épique-romanesque-lyrique ?

Plus séduisante en apparence serait l’histoire dessi-née par la théorie d’Isabelle Daunais, qui fait des héros balzaciens des figures intermédiaires : entre les person-nages à l’identité fixe, définis par leur naissance et leur nom, et les personnages « modernes », qui apparaissent plus qu’ils ne naissent, personnages légers, au bord de la disparition, réduits, bientôt, au statut d’images. Balzac sait

que ses personnages doivent lutter contre des in-dividualités de plus en plus nombreuses et que «  bien naître » ne suffira bientôt plus à leur assurer une sin-

849. Gilbert Durand, op. cit., p. 234.850. Ibid., p. 235.

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gularité. En cela, il se situe au carrefour de deux mondes romanesques : l’un où le héros est (encore) singulier, seul doué parmi les nombreux, l’autre où « même les portières [ont] du génie », ainsi que le re-levait Baudelaire, où la singularité est partout, le fait de tout un chacun851.

L’auteur de La Comédie humaine, c’est sa grandeur, ferait tenir ensemble ces deux mondes. Mais bientôt le personnage sera seul, se détachera irrémédiablement de tout arrière-plan. À l’invention de la différence sans la-quelle il n’est pas d’héroïsme, succèdera, chez Flaubert ou Huysmans, le règne de l’isolement, de la séparation852.

Le personnage n’est plus une métaphore de l’hu-main désenchanté, séparé des dieux et désormais seul pour avancer dans le temps, mais une métaphore de l’individu séparé des autres individus, seul pour donner sens à son propre temps 853.

Notre perspective, plus restrictive (nous avons envi-sagé le « héros » et non le « personnage » balzacien), a voulu se garder de telles généralisations, séduisantes mais d’usage problématique. Rendre justice à Balzac a consisté pour nous, non à unifier ce qui ne l’est pas, mais à convoquer une pensée du roman qui serait une pensée de ses possibles. Chaque auteur, certes informé par l’expérience de ses prédécesseurs, emprunte ou plu-tôt invente une voie. Appelons voie de l’héroïsme rare celle de Balzac. L’effet-héros tient chez lui à la conjonc-tion de diverses procédures : procédures de différencia-tion, de singularisation (comme dans la littérature ro-mantique), procédures d’abstraction, d’effacement (comme dans la littérature flaubertienne et post-flauber-tienne), procédures de complication et de contradiction (comme dans un certain roman du XXe siècle). Sa pra-tique du roman ne fait pas le deuil d’une confiance en les pouvoirs de la fiction mais prend acte de l’impossibilité de s’appuyer sur un Sens transcendant et fondateur. Rapprocher Balzac de l’idéalisme moderne, qui, dans un effort syncrétique de synthèse, cherche à « concilier la

851. Isabelle Daunais, op. cit., p. 35.852. Sur ces questions, voir Isabelle Daunais, op. cit., p. 34-36.853. Ibid., p. 35-36.

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Conclusion 335

représentation de l’âme héroïque avec celle de la vrai-semblance du monde854 », c’est encore maintenir un dua-lisme que sa pratique romanesque révoque. Comment nommer et situer, si ce n’est peut-être à l’aide du terme si galvaudé de « modernité855 », l’effort balzacien de pro-duction d’un mouvement immanent et son combat pour préserver la possibilité d’un sens et d’une événementiali-té856 ?

L’examen de l’invention des héros permet au fond de

faire apparaître la nature, la portée et la position de la pratique romanesque balzacienne, comme si le héros était un peu l’image, ou à l’image de ces œuvres. Que fait Balzac créant un héros, écrivant un roman ? Le geste est triple à notre sens :

-un geste de condensation ; le héros, la scène (car le roman balzacien qui nous a intéressé repose sur une écriture et une dramaturgie de la scène), le roman concentrant une forte charge dramatique et sémantique en un point réduit.

-un geste de dispersion, d’éclatement, dont le héros est la fois l’agent, le spectateur et la victime : la ren-contre de plusieurs forces produit un éclatement, une « explosion sémantique857 » qui tout à la fois perturbe la saisie du personnage ou de la scène et en multiplie la profondeur.

-un geste de déplacement, d’ « espacement », par le-quel la figure héroïque, le roman trouvent une issue, un point de fuite, qui permet de dire, de penser ce qui s’est dit, ce qui s’est fait. Aux stases scéniques, au temps ar-

854. Thomas Pavel, La Pensée du roman, op. cit., p. 217.855. Au sens où, selon les roboratives remarques de H. Meschonnic, elle

est n’est pas un moment de l’histoire mais une attitude et un combat (voir Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1988, p. 9-16).

856. Sur les liens entre la possibilité d’un événement et la modernité voir Nelly Wolf (Le Roman de la démocratie, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003, p. 89) qui évoque la « structure événementielle de la moderni-té » dont relève la fiction balzacienne.

857. Johanne Villeneuve, Le Sens de l’intrigue ou la narrativité, le jeu et l’invention du diable, Saint-Nicolas, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 168. La notion de « roman-carrefour », avancée dans cet ouvrage, pourrait va-loir pour certaines œuvres de Balzac (voir Johanne Villeneuve, op. cit., p. 168-170).

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rêté ou comprimé correspondent les développements narratifs, les écoulements temporels finis.

La conjonction de cette triple opération permet au ro-mancier d’exposer une nouvelle image de la Société, d’inventer une présentation nouvelle du monde et de ses éléments (sur un plan à la fois psychologique, sociolo-gique et métaphysique). Ces questions devaient donc également être posées : quel monde La Comédie hu-maine donne-t-elle à lire ? Qu’est-ce qu’il nous donne à penser ? D’où notre « détour » philosophique : envisager l’œuvre comme élan, proposition de pensée, production multiple de significations et d’effets ; la confronter à son dehors, l’univers qu’elle aide à penser. L’œuvre balza-cienne ne se déploie pas hors de toute détermination et n’est pas simple représentation d’un tout constitué. Contemporaine de transformations, pratique interpréta-tive en marche, elle met le monde au travail858, devient à ce titre une pensée en acte. Aussi avons-nous mobilisé des pensées philosophiques ultérieures et mêmes ac-tuelles, celles de Benjamin ou Deleuze, de Lyotard, Der-rida ou Rancière. Dans leur effort pour penser le monde, son apparaître même, le partage du sensible, elles ré-sonnent, sur un autre mode, avec l’œuvre de Balzac. Ce dernier en effet, écrivant des romans, propose des confi-gurations spatiales et temporelles inédites, une intellec-tion nouvelle. Le roman fait voir un univers en mutation et en mouvement ; un univers fait d’éléments séparés, appartenant à des sphères isolées, mais que le roman-cier, en réponse à une perception du monde (celui de la première moitié du XIXe siècle), relie, rapproche, selon des lignes adjacentes aux lignes de force de la société. Ce pourrait être une définition possible de l’action du ro-man balzacien : il lance des mouvements, manifeste des mutations, trace des connexions transversales. De la sorte, il rend la société de la Restauration ou de la mo-narchie de Juillet représentable et, surtout, digne d’être représenté. À se situer trop strictement à l’intérieur (parti pris fécond d’Isabelle Daunais par exemple) ou à l’extérieur (toutes les critiques contextuelles) de l’his-

858. Dans la citation d’Isabelle Daunais reproduite un peu plus haut, le rap-port de l’œuvre à l’extériorité n’est conçu que sur le mode de la métaphorisa-tion.

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Conclusion 337

toire romanesque, peut-être courrait-on le risque de ne pas prendre en compte cet élan et cette efficience du ro-man balzacien. Antonia Birnbaum a précisément étudié, à travers le cas de Nietzsche (mais en évoquant égale-ment Baudelaire), « les enjeux nouveaux dont se trouve investi le motif héroïque lorsqu’il est associé à la moder-nité859. » Or la conclusion à laquelle elle parvient, à pro-pos de Benjamin, semble en partie rendre compte de la nouveauté balzacienne. Désormais

la discorde héroïque cesse d’instituer ou de glori-fier un ordre pour faire « chanceler les bases des vé-rités les mieux connues », sa dynamique excède tout de ce qui est fixe. Son élan ne vise pas la grandeur, il restitue simplement aux êtres et aux choses leur bou-gé. Sa délivrance de la part d’avenir en souffrance de l’état de fait consiste à esquisser des issues inédites860.

Lecture philosophique et politique qu’on n’a toutefois pas voulu appliquer totalement à la création balzacienne. Reconnaître la portée spéculative et politique de l’inven-tion de héros ne suppose pas d’assimiler entreprises lit-téraires et entreprises philosophiques : les issues que les unes et les autres ménagent ont leur ordre propre ; leurs modes de réponse demeurent distincts.

Resterait, pour clore cet examen plus panoramique et forcément très partiel de l’inventio balzacienne, à situer le roman balzacien et son auteur.

Il y a certes très souvent, chez l’auteur du Colonel Chabert, exhibition de la rupture du lien, entre le passé et le présent, entre l’Ancien et le nouveau, entre l’Auteur et le lecteur. Mais la persistance du motif héroïque861 té-moigne d’un refus d’en rester à ce dualisme. Il s’agit de gagner une position qui permette d’y échapper, de révo-quer les arrières-mondes obsolètes, sans tomber dans la

859. Antonia Birnbaum, op. cit., p. 12.860. Ibid., p. 15.861. I. Daunais souligne qu’après Balzac il n’y a pas « mort du héros » mais

« transformation de l’héroïsme » (Isabelle Daunais, op. cit., p. 38) et « déplace-ment de l’héroïsme du côté de la pensée » (ibid., p. 39). Un personnage théâtral comme Lorenzaccio pourrait illustrer ce déplacement, bien avant les person-nages de Kafka évoqués par I. Daunais.

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platitude contemporaine. Situer les héros aux points de mutations, dans un entre-deux qui dure, permet à la fois de pas les constituer en entités figées et transcen-dantes et de ne pas les soumettre à la loi du temps. Ni refuge nostalgique dans la transcendance, ni abandon à l’historicisme de l’époque862, le roman balzacien invente une manière singulière d’habiter son temps : l’oscilla-tion863, le double mouvement d’embrassement et de prise de distance. Aussi se séparera-t-on de la manière dont est fréquemment pensée la pérennité de l’héroïsme dans certains romans du XXe siècle :

Le romanesque ne commence pas là où finit le my-thique. La personne humaine sera exprimée par le ro-manesque quand elle aura acquis un statut à domi-nante historique : quand des hommes auront le pou-voir de préférer la réalité temporelle, progressive (mais mortelle) de leurs actions à la pérennité du di -vin, du surnaturel – sans toutefois se sentir en me-sure d’abolir cet ordre supérieur, qui demeurera long-temps la référence de leur vie 864.

À quel « ordre supérieur » pourraient se référer les personnages balzaciens ? Quelle transcendance pourrait demeurer à l’horizon de La Comédie humaine ? Le monde de Balzac est un monde où s’enchaînent les faits et les événements (d’où sa dimension dramatique), un monde humain, social et historique et non plus cosmique et divin865.

Mais que le sens comme téléologie866 soit rejeté n’im-plique pas le renoncement à l’effort d’intelligibilité. La méthode balzacienne, appelons-la tactique du pas de cô-té, permet justement de prendre ensemble, de tenir en-

862. « Soit la seule explication par l’histoire, qui réduit le sens aux condi-tions de production du sens, et l’infini [du sens] à une totalisation » linéaire et progressive (Henri Meschonnic, op. cit., p. 12).

863. Nicole Mozet écrit par exemple que le « roman balzacien oscille entre un passé de plus en plus difficile à imaginer […] et un présent encore impos-sible à conceptualiser » (Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 33).

864. Michel Zéraffa, Roman et société, op. cit., p. 95.865. Sur cette modification du sentiment de la temporalité au XIXe siècle et

sur l’abandon corrélatif de l’idée d’éternité, voir Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 31.

866. Qui implique un double jeu, bien souligné par Henri Meschonnic : « transcendance des valeurs et déréliction de l’histoire » (Henri Meschonnic, op. cit., p. 15).

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Conclusion 339

semble deux positions, deux éléments, deux points : le passé et le présent, le comique et le tragique, le temps qui passe et le temps qui reste, le personnage victime et le personnage disant, la confusion, l’étalement des signes et la saillie des points singuliers… En partant d’un temps figé et d’un espace horizontal, rendre pos-sible une « scalarisation » et une vectorisation. Nous l’avons vu, l’écriture balzacienne, par divers procédés, ne cesse de donner à éprouver le décalage du héros par rapport à lui-même, à l’époque, au lecteur : cette distan-ciation, ce pas de côté est le mouvement même du ro-mancier, celui qui lui permet de construire un rapport contradictoire à l’époque et au temps, celui qui lui per-met d’entrevoir l’espace des possibles. Certes, le monde et le roman balzaciens sont ceux d’une « immanence ra-dicale867 ». Mais cette immanence ne nous paraît pas ex-clure un mouvement d’ouverture vers le passé et vers le futur. On aura fait le pari que quelque chose insiste, de-meure ou revient, que l’œuvre est avenir, que son action est à venir. Les héros franchissent et brouillent les fron-tières ; l’opération héroïque entrouvre, pour nous, la porte étroite de l’avenir. « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore868 » lit-on dans La Confession d’un enfant du siècle, écrite en 1836 pour dire la « misère » du temps. Nous avons voulu entendre dans l’héroïsme balzacien, non un mouvement réactif869, mais la possibilité d’un double dépassement de l’impasse décrite par Musset : ce qui était peut être encore, ce qui sera peut déjà être870. Voici ce que laisse entendre le ro-manesque balzacien, son mode d’approche et d’exposi-tion du sens : il y a toujours un sens à côté, un temps à côté871. Parfois, même, il y a un héros à côté.

867. Nicole Mozet, Balzac et le temps, op. cit., p. 25. 868. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Paris, Galli-

mard (« Folio classique »), 1973, p. 35.869. Sauf à considérer le romancier comme un anti-moderne au sens

qu’Antoine Compagnon a donné à ce terme : auteur conscient du présent, mais refusant de faire le deuil du passé.

870. Qu’on donne à cet avenir un sens positif ou négatif : les romans de Balzac racontent parfois comment un monde a commencé de finir.

871. Les lecteurs de Balzac auront bien sûr ici reconnu l’écho de la formule finale de La Maison Nucingen (1837) : « Il y a toujours du monde à côté, répon-dit Bixiou qui devait être aviné » (VI, 392).

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Page 346: Le Héros balzacien

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 5Ouverture 1 : Problématique 5Ouverture 2 : Définitions 21

PROLOGUE : L’IMPOSSIBLE HÉROÏSME 291. Le refus de l’épopée 31a. Une situation 32b. Un protagoniste 33c. Un public 35d. Une distance temporelle

372. Le roman désenchanté 38

I LES PROCÉDURES D’HÉROÏSATION 49

Chapitre 1 Un principe de célébration 51

1. Le personnage glorifié 512. La figure esthétisée 593. Le personnage agrandi 62

Chapitre 2 La singularisation du personnage 69

1. Le personnage en relief 69a. Le personnage en saillie

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69b. La déliaison personnage-milieu

752. Le personnage distingué 77a. Le personnage mis à distance 77b. Le personnage médiateur 78c. La Figure et le témoin 80d. Le personnage pétrifié 833. Le personnage sélectionné 85a. L' « élection » du héros 85b. Le personnage-sujet 87

Chapitre 3 Les personnages extraordinaires 931. L’exacerbation de la différence 932. Des pouvoirs extraordinaires 963. La méthode balzacienne : le trait accentué 1024. L’empire de la passion 1035. Le personnage excessif 1076. Les raisons de l’ « héroïsation » 110

Conclusion : homo duplex 117a. Le personnage-fantasmagorie 117b. Une singulière allégorisation 118c. Quel héros ? 122

II LES HÉROS DES TEMPS NOUVEAUX 125

Chapitre 4 La fin de l’agon 1291. Des héros en lutte ? 129

354

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2. Un défaut de présence 1353. Un rapport dialectique à la société 144

Chapitre 5 Le héros en suspens 149

1. Une action incomplète 1492. Le brouillage axiologique 1553. Un pathétique composite 165

Chapitre 6 Qu’est-ce que le héros nouveau ? 175

1. Le marginal, le mobile et le revenant 175

2. Le personnage décalé 1783. Un être du passage 1844. Un héros éthique ? 1935. Un héros politique 1966. Un héros à contretemps, à contresens 2047. Le héros, entre dire et faire 222

CONCLUSION 241

BIBLIOGRAPHIE 251

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