Le Gobeur de Mouches

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AVIS IMPORTANT À l’attention des compagnies théâtrales, amateurs ou professionnelles : Si vous désirez travailler sur cette pièce et la représenter sur scène, vous devez impérativement en formuler la demande auprès de l’éditeur : [email protected] qui prend en charge la déclaration auprès de la SACD. Aucune représentation ne peut avoir lieu sans l’accord préalable de l’auteur ou de ses représentants. - 1 -

description

Monologue pour un homme de Lionel Parrini Drôle, déjanté, absurde. Un homme, seul dans sa maison, décide de se filmer pour nous livrer toutes ses techniques personnelles sur le gobage de Mouches...On découvre un individu étrange, volubile, drôle mais aussi très inquiétant. Pourquoi un film? Pourquoi les mouches? Que se cache-t-il véritablement derrière cette passion absurde?Préface de Jean-Marc WeberJe connais Lionel Parrini depuis les "rencontres méditerranéennes des jeunes auteurs de théâtre" de Cannes en septembre 2007. Depuis, chaque jour je bénis ces "rencontres". Dire que nous sommes devenus amis est un doux euphémisme. Lionel est un frère d'armes. Dans un monde aseptisé où il n'y aura plus rien, plus une goutte de vin pour vivifier l'espoir, plus une goutte de tendresse pour fouetter le sang, il est réconfortant de savoir que je pourrai trouver dans chacune de ses lignes d'écriture "une formidable possibilité d'envol". Avec son "gobeur de mouches" qui a su craquer pour Alexandrine, "une mouche misanthrope aux pulsions criminelles", Lionel traque ce qui se cache derrière nos passions absurdes, accomplissant ainsi ce qui doit être le forfait majeur d'un auteur de théâtre digne de ce nom. Il tient le pari de nous tenir en équilibre sur le fil ténu de cette chasse "énigmatique" en luttant à sa façon contre le trou dans la couche d'ozone par la destruction "à l'acide de tous les téléphones portables". S'il fallait retenir une seule raison pour courir voir sur scène ce fabuleux "gobeur", elle se tiendrait dans ce geste d'une rare lucidité chez un homme qui attend le retour de sa femme en commençant par se débarrasser de son (insup)portable pour ne pas être dérangé dans sa quête d'absolu. Finalement "le gobeur de mouches" est la confession d'un faux-veuf qui se réanime en se désactivant à l'approche de son inéluctable rendez-vous avec l'employé des pompes funèbres.

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AVIS IMPORTANT

À l’attention des compagnies théâtrales, amateurs ou professionnelles :

Si vous désirez travailler sur cette pièce et la représenter sur scène, vous devez impérativement en formuler la demande auprès de l’éditeur : [email protected] qui prend en charge la déclaration auprès de la SACD.

Aucune représentation ne peut avoir lieu sans l’accord préalable de l’auteur ou de ses représentants.

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Le gobeur de mouchesde Lionel Parrini

Monologue

Collection ThéâtreTexte intégral

ISBN 978-2-918275-03-9Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions

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sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants

du Code de la propriété intellectuelle.

EAN : 9782918275039Version : Française

Les Enfants du Paradis éditions

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Je dédie cette pièce à Sylvain Nova

RemerciementsJean-Marc Weber, Olivier Gilly.

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Préface

Je connais Lionel Parrini depuis les "rencontres méditerranéennes des jeunes auteurs de théâtre" de Cannes en septembre 2007. Depuis, chaque jour je bénis ces "rencontres". Dire que nous sommes devenus amis est un doux euphémisme. Lionel est un frère d'armes. Dans un monde aseptisé où il n'y aura plus rien, plus une goutte de vin pour vivifier l'espoir, plus une goutte de tendresse pour fouetter le sang, il est réconfortant de savoir que je pourrai trouver dans chacune de ses lignes d'écriture "une formidable possibilité d'envol". Avec son "gobeur de mouches" qui a su craquer pour Alexandrine, "une mouche misanthrope aux pulsions criminelles", Lionel traque ce qui se cache derrière nos passions absurdes, accomplissant ainsi ce qui doit être le forfait majeur d'un auteur de théâtre digne de ce nom. Il tient le pari de nous tenir en équilibre sur le fil ténu de cette chasse "énigmatique" en luttant à sa façon contre le trou dans la couche d'ozone par la destruction "à l'acide de tous les téléphones portables". S'il fallait retenir une seule raison pour courir voir sur scène ce fabuleux "gobeur", elle se tiendrait dans ce geste d'une rare lucidité chez un homme qui attend le retour de sa femme en commençant par se débarrasser de son (insup)portable pour ne pas être dérangé dans sa quête d'absolu. Finalement "le gobeur de mouches" est la confession d'un faux-veuf qui se réanime en se désactivant à l'approche de son inéluctable rendez-vous avec l'employé des pompes funèbres.

Jean-Marc Weber, auteur

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L’histoire

Un homme, obsédé par le gobage de mouches, décide de se filmer pour livrer toutes ses techniques sur cette chasse énigmatique. Il en profitera pour se dévoiler et nous avouer enfin l'origine de cette passion...

Que se cache-t-il derrière nos passions absurdes ?

Notes pour la mise en scène

La caméra présente sur scène n’oblige pas une mise en scène monolithique. Le personnage peut évoluer en dehors du champ de la caméra. Il lui arrivera même, malgré lui, de l’oublier car cette auto-thérapie filmée lui procurera de nombreuses vibrations difficilement contrôlables.

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Noir, lumière progressive. Un appartement modeste réduit à l’essentiel.

Un homme, costume cravate, est assis sur une chaise, immobile. Seuls ses yeux se déplacent: à droite, à gauche, en haut, en bas. Il ouvre à présent grandement sa bouche en forme de « O ». Il reste figé ainsi un long moment puis referme la bouche. A ses pieds, se trouve une bouteille d’eau minérale.

Un temps.

Il revient avec un trépied, qu’il installe au devant de la scène. Il ajuste la hauteur à sa convenance et disparaît de nouveau de la scène.

Un temps.

Il revient avec une caméra qu’il fixe sur le trépied. Il retourne vers la chaise et s’assied. Il sort de sa poche une télécommande et la dirige vers la caméra. Il appuie sur le bouton de la télécommande, puis la dépose sur le sol. Il fixe la caméra et ouvre de nouveau la bouche en forme de « O » pendant plusieurs secondes, puis la referme.

Un temps.

Il se relève, traverse la pièce, regarde la chaise, prend un peu d’élan puis court et la franchit par un saut très élégant. Il se dirige à présent vers la caméra, tripote quelques boutons, puis place son œil dans la petite lucarne. Il visionne le résultat. Il secoue la tête, réduit la longueur du trépied. Il refait le même essai. Cette fois-ci satisfait, il s’assied sur la chaise, et tend la télécommande vers la caméra et appuie de nouveau sur la touche. Il ouvre la bouche en forme de O gigantesque, puis la referme.

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Je suis un gobeur de mouches.

Un temps court.

Depuis que ma femme est partie, je n’arrête pas : j’ouvre la bouche, je fais un énorme « o » et j’attends que l’insecte volant devienne plus calme. Quand il se pose enfin sur la langue, je le gobe d’un seul coup. J’ouvre la bouche et la ferme aussitôt, ça fait « POAF ». Entre le P et le F. C’est ça le gobage. Je gobe chaque fois que je le peux, chaque fois que cela est nécessaire.

Un temps court.

J’ouvre la bouche souvent, parfois pendant des heures, je ne risque pas la sécheresse buccale, j’ai de l’eau minérale, à mes pieds, riche en silice organique, et chaque fois que je sens ma gorge me gratter, je bois d’un seul trait pour apaiser mon gosier parce que - il ne faut pas se leurrer - une mouche ne vole pas sans arrêt, elle peut aussi se cacher ou faire la sieste, et ça peut prendre un temps fou avant qu’elle réapparaisse. Mais peu importe le temps, il y a toujours une mouche qui finit par s’infiltrer dans mon orifice buccal.

Un temps court.

La patience est bien évidemment une qualité indispensable chez un gobeur de mouche. Sans cela on est rien, on est un gobeur d’apparence, pour le style, juste lui, et si jamais, ils en attrapent – je parle de ces gobeurs de mouches qui n’en sont pas - c’est avec du miel sur la langue, ce merveilleux appât, alors que moi, non, rien, je ne mets rien d’autre que mon temps au service de la mouche qui prospecte jusqu’à ce qu’elle vienne prospecter ma langue. Et je referme aussitôt mes lèvres ! Et « FOAP », ça fait, entre le F et le P, et c’est une affaire réglée : la mouche est en moi, enfin elle se tait !

Un temps court.

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Ma femme serait fière si elle savait. « Depuis que je suis partie, il n’y a plus aucune mouche, chéri. » Voilà ce que dirait ma femme si elle était là.

Un temps court.

Quand on a du temps devant soi, c’est plus facile de devenir un gobeur de mouches. On a le temps de voir venir les choses. D’avoir du temps, cela me permet de réfléchir souvent, cadence soutenue, et sans interruption, j’ai beau être sur ma chaise et attendre, j’attends en réfléchissant et je réfléchis à beaucoup de choses. Je prends les concepts et je les mouline, j’en fais de la farine de maïs – c’est une image – j’adore les images. Elles sont le fruit de mes pensées élastiques. Quand on pense de façon acrobatique, on côtoie chaque jour avec les idées toutes faites, mon humble ambition consiste à ne pas perdre l’équilibre, à ne pas me laisser faire. Car, certaines idées coriaces réussissent à se réfugier dans le cerveau sans y avoir été invitées et, dégourdies, elles trouvent toujours de la place. Elles se logent et se reproduisent et finissent même par prendre le contrôle de nos pas. On ne s’en méfie jamais assez. Avant de boire des paroles magiques, il est préférable de consulter la recette du cocktail. Analyser scrupuleusement le contenu. C’est grâce à cette technique de la décomposition que j’ai découvert que ma femme n’était pas en réalité ma femme : mais la femme avec qui je vivais. C’est encore un détail mais il est révélateur de ce que je viens de dire.

Un temps court.

Ma femme n’appartient qu’à elle-même, fort heureusement et ne pas l’admettre serait prôner la dictature.

Un temps court.

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Les idées toutes faites ont l’horrible avantage d’être perçues à chaque fois comme la vérité absolue – cette chimère qui varie avec l’âge et qui elle-même s’ignore – et que je gobe pourtant plus facilement que les mouches parce qu’à l’âge où on me les a transmises, l’enfance bien évidemment, je ne pouvais pas imaginer une seule seconde que c’était une grosse arnaque. Maintenant, je me protège du pillage. Le petit espace qui me reste dans la tête, je me réserve le droit d’y planter les graines que je veux. Grâce à cette volonté, je fais des découvertes chaque jour.

Un temps court.

Mon sujet actuel est l’individu qui ne se divise pas, j’ai découvert en travaillant sur cette matière que l’égoïsme peut être généreux et la générosité peut être égoïste.

Il prend la bouteille d’eau et boit plusieurs gorgées, puis la repose.

En restant ici, certains me traitent d’égoïste mais en réalité, moi seul sait que c’est pour leur bien, ça leur permet d’être tranquille dans un silence sain: c’est de l’égoïsme généreux. La générosité égoïste, c’est par exemple cette amie qui avait invité ma femme pour passer un séjour en thalassothérapie. Pas par amitié. Simplement, parce qu’elle s’emmerdait cruellement depuis que son mari s’était suicidé avec la tondeuse à gazon. Résultat : cette veuve n’avait rien fait d‘autre que se payer une compagnie : c’est de la générosité égoïste.

Le téléphone sonne.

Il reste impassible.

Deuxième sonnerie. Troisième.

Le répondeur se met en marche.

« Comme d’hab… »

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Petit bip.

« Monsieur Cronberg, bonjour – société Fêtes et cotillons – je vous informe que votre colis est prêt, nous vous l’expédions comme convenu par transporteur privé en mode expressimmo dès maintenant, il devrait vous parvenir dans une vingtaine de minutes. Bonne journée »

Un temps court.

Je ne suis pas à plaindre. Celui qui me plaint n’a rien compris ou il est positionné au mauvais endroit, ce qu’il voit de moi est tronqué ou déformé par un effet optique lui-même déformé par une idée reçue qui loge dans sa cervelle et qui s’amuse à transformer la réalité en un trompe l’œil. C’est drôlement complexe la vie intérieure d’un homme. L’interpréter justement relève du miracle.

Un temps court.

Ici, je ne manque de rien. Je peux, si je le souhaite, ne pas sortir de cette maison pendant longtemps, ça ne me manquera pas tant que (montrant du doigt) dans ce tuyau métallique couleur rouille – quelque part dans le fond de la pièce - coulera de l’eau.

Un temps court.

Quand on est devenu un gobeur de mouches - quand on a fait ses preuves et que cela est désormais irréfutable - on entend souvent dire de nous, par les esprits coincés par les idées reçues qui ont été stockées à leur insu du côté du cortex préfrontal, que nous sommes des êtres statiques. C’est mal connaître ce métier que de dire cela. C’est s’arrêter une fois encore à l’apparence. Nous pouvons rester immobiles pendant des heures, c’est vrai, mais derrière cette rigidité calme, se cache une formidable possibilité d’envol. Si un gobeur de mouches doit être patient il doit être surtout très souple et leste.

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Avec une grande détente dans les mollets. Un gobeur de mouches doit savoir absolument sauter, en très peu de temps : décoller du sol pour arracher la vie de plusieurs mouches en plein vol. Rien ne doit être laissé au hasard pour accomplir un tel exploit. Si vous avez du temps, je pourrais vous faire une démonstration, c’est très impressionnant. Pour vous bien sûr, et pour la mouche.

Sonnerie bizarre. Deuxième sonnerie. Il quitte la pièce. On entend une porte s’ouvrir et se fermer.

Silence.

Bruit de porte qui s’ouvre de nouveau et qui se ferme. Il revient avec une lettre qu’il pose sur la table.

Un temps court.

Ma factrice, avec qui je cause de temps en temps, a du mal à comprendre cette passion que je voue pour le gobage de mouches. Elle ne pipe le moindre mot à cet exercice qu’elle classifie d’absurde et de sans intérêt. Je n’y suis pour rien si sa vue est trouble. Voir consiste bien souvent à gratter au delà de la première couche. J’ai piqué une gigantesque colère le jour où elle m’a ramené – soi-disant pour me faire plaisir – du ruban collant pour pattes de mouches. Ce piège ignoble qui oblige les mouches à s’arracher les pattes pour tenter de survivre. Je suis contre ce dispositif sadique qui n’a aucun respect pour l’humanité des mouches. Ce n’est d’abord - ni esthétique - ni intelligent d’un point de vue économique. Avec la démocratisation de ces pièges collants, tous les gobeurs de mouches risquent de se retrouver au chômage ! Et qu’est-ce que je deviens, moi, si j’ai plus de mouches à gober ?

Un temps court.

Nous sommes tous nés pour accomplir quelque chose d’important. J’ai mis du temps à me trouver moi, ça m’a pris du temps, ce

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n’était pas simple, de nombreux chemins qui me paraissaient évidents se sont avérés par la suite être de splendides cul de sac ! Avec tous ses demi-tours, j’ai donc pris beaucoup de retard mais maintenant que je suis en place et que mon cœur vibre pour toutes les mouches à venir, je ne vais tout de même pas m’arrêter parce qu’il n’y a – soit disant – aucun avenir dans ce secteur. Les mouches, il y en aura toujours et même dans les endroits les plus classes. Et puis même, imaginons qu’il n’en existe plus une seule, imaginons, on n’empêchera jamais un homme de vivre toute une vie dans le but d’en trouver encore une, c’est ça la passion, la vocation, la détermination.

Première sonnerie du téléphone.

Il reste impassible.

Deuxième. Troisième.

Le répondeur se met en marche.

« Comme d’hab… »

Petit bip.

« Monsieur Cronberg, Bonjour – POMPES FUNEBRES FIGATELLI – nous avons bien reçu votre commande et votre chèque, nous vous remercions mais il faudrait tout de même se rencontrer : pour la taille et les différentes options possibles. Si vous ne voulez pas vous déplacer, nous pouvons venir. J’attends votre appel, merci. »

Attendre une mouche, c’est excitant, parfois elles ne viennent pas les ingrates, il faut alors trouver d’autres moyens, la patience ne suffit pas toujours, la souplesse non plus.

Il déchire l’enveloppe et lit la lettre, qu’il déchire immédiate-ment après.

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La bestiole la plus dangereuse dans ce monde terrible, c’est le banquier. Il suffit d’une rencontre, une seule fois, et vous ne pouvez jamais plus vous en débarrasser.

Un temps.

Les mouches, c’est différent. Il faut désirer. Il faut les désirer. C’est un des secrets. Le désir se sent, le désir attire. Sans désir, l’échec nous enchaîne, mais avec l’appétit titanesque du « je te veux », l’ivresse nous pousse à prendre, et sans vergogne, nous prenons. Et nous réussissons à prendre. Avec force et beauté. Quand elle sont dans ma bouche, le plaisir est multiple et immense, je prends alors le temps, le temps qu’il faut, pour être sur d’être prêt, prêt à les sentir du mieux que je peux pour jouir enfin en les avalant. Et j’avale avec talent. Je les avale toutes, pas une ne me résiste, je suis un excellent amant.

Première sonnerie du téléphone.

Il reste impassible.

Deuxième. Troisième.

Le répondeur se met en marche.

« Comme d’hab… »

Petit bip.

« Willy, c’est ta sœur, tu te souviens ? Dis-moi il m’est venu une idée pour ta maison. Et si tu la mettais en location ? Tu pourrais par exemple habiter la cave. C’est une grande cave que tu as, non ? ça te permettrait de gagner de la thune. Puis, toi, t’as pas besoin de beaucoup d’espace…Tu pourrais me la louer à moi, par exemple ? Tu me rappelles et on en cause ? Je te bise, frérot. »

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Un temps.

Ma sœur a du mal à comprendre tout cela, elle me dit que je suis dans un monde qui lui est étranger et qui ne la tente pas. Elle n’aurait pas pu être une gobeuse de mouches. Son désir est ailleurs, il est partout, et c’est bien le problème, à désirer tout, on obtient rien. Je le lui répète sans arrêt. Mais elle n’entend jamais, elle tripote le clavier de son téléphone portable avec lequel elle couche des nuits entières en criant des sms à des gens qu’elle ne connaît quasiment pas. Quand elle fait ça, j’ai beau être dans ma bulle, je sais exactement ce que ça veut dire : elle envoie par détresse des bouteilles à la mer pour remplir toutes les secondes qui l’entourent avec des mots atrophiés dans l’espoir de recueillir un peu de tendresse. Toute la tendresse que son mari lui offre, ce sont des pizzas. Elle n’a plus envie de ça. Elle a envie d’autre chose, une autre chaleur, une autre odeur, une autre douceur. Je lui ai dit que je comprenais très bien. Un couple ne doit pas être une prison. Un couple doit être libre ou bien il est condamné à voir son désir mourir jour après jour. Quand j’ai répété la même chose à Alexandra, elle m’a dit qu’elle aimerait toujours manger la soupe au pistou avec moi.

Un temps court.

Je n’ai jamais compris le rapport.

Un temps.

Il est certain que – si je n’avais pas autant de mouches dans ma vie – je vivrais cette situation avec beaucoup moins de détachement. Comme aimait si joliment le dire mon Oncle : les variations de nos sentiments amoureux n’ont pas de limites.

Un temps court.

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Il était propriétaire d’un bordel.

On entend un insecte volant. Plusieurs fois.

Fausse alerte. C’est une abeille. Je ne touche pas aux abeilles.

Il boit plusieurs gorgées d’eau.

Avant d’être ce que je suis, j’ai été longtemps ce que je n’étais pas: un acteur. J’ai essayé, à plusieurs reprises, mais ce fut un désastre. J’étais trop préoccupé par l’image que je dégageais. Bien plus que le texte que j’avais à défendre, quand il y avait quelque chose à défendre. Il y a des auteurs qui sont capables d’écrire énormément sur pas grand-chose, voire rien du tout. Pire que de la mièvrerie, de la perte de temps. Quant aux auteurs talentueux qui ont écrit de vraies pièces – c'est-à-dire une histoire avec une intrigue, un début, un milieu, et une fin et avec des personnages qui se parlent- je n’ai jamais eu la chance d’en jouer. C’est ce constat qui m’a fait comprendre que ce n’était pas ma vocation. Un acteur mauvais joue systématiquement dans des pièces mauvaises à la différence des bons acteurs qui jouent dans les navets, de temps en temps, uniquement par amour des transactions bancaires. Quand je faisais l’acteur, je n’avais pas beaucoup de choix : soit je jouais des rôles où je n’avais rien à dire ou bien des rôles où tout ce que j’avais à dire ne me disait rien. Face à un choix aussi catastrophique, j’ai décidé de changer de décor et quitter l’étiquette de l’acteur pour devenir ce que j’étais enfin devenu à force d’attendre trop longtemps dans les coulisses : un gobeur de mouches. C’est ce qui arrive à de nombreuses personnes, le changement de cap.

Un temps court.

Elles se sont fixées un objectif A. Elles prennent donc l’itinéraire B – juste pour nous surprendre – puis au moment de bifurquer vers le A, elle rencontre l’obstacle C et finissent par s’embrouiller et se

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retrouver sur l’itinéraire D, interdit par la loi. Avec un parcours aussi laborieux, il est normal qu’une fois arrivé à un point P – si différent de notre objectif de départ – il est normal de se convaincre que c’est l’endroit où on voulait aller sinon on passe pour des paumés ! Et ça ne donne pas, à notre vie, la teneur qu’on lui souhaite.

Sonnerie bizarre. Deuxième sonnerie. Il quitte la pièce. On entend une porte s’ouvrir et se fermer.

Silence.

Bruit de porte qui s’ouvre de nouveau et qui se ferme. Il revient avec un gros colis. Il l’ouvre et sort deux grosses ailes qui se déplient et une combinaison de mouche. Il pose le tout sur la table.

Un temps.

Il n’y a rien de dramatique dans l’échec, ce qui est dramatique c’est de subir une situation qu’on n’a pas voulu. Or, je ne subis pas le gobage de mouche, j’ignorais qu’une telle activité puisse m’épanouir à ce point, je l’ignorais, c’est dans l’exercice de mes fonctions, au départ clandestines, que je me suis surpris à prendre du plaisir là où je ne soupçonnais absolument pas qu’on puisse en prendre. Je me souviens très bien où tout cela a commencé : dans les coulisses des théâtres ! Les coulisses sont des orifices géants dans lesquels les va et vient des corps bouillants créent chez les résidents figurants une envie immense de mordre toute cette chair qui se déplace ! Je n’allais tout de même pas mordre les fesses de toutes ces actrices, Ô combien différentes des unes aux autres. J’ai donc fait un transfert. Pour survivre à ces moments d’excitation extrême, je me suis mis à gober les mouches. Cela n’a pas toujours été facile. Cela a pris du temps, il a fallu que je me réconcilie avec mon corps, que je perde ma bouée, que j’arrête l’alcool et que je n’aspire plus de fumée ! J’ai commencé à faire des petits bonds, puis un peu plus long, un peu plus haut. J’ai commencé à détendre mon corps, à étirer mes membres, à travailler mon envol. J’ai pris

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des cours d’escrime, des cours de danse, très vite j’ai commencé à savoir m’élancer. Au début c’étaient des petits sauts de lapin, puis des sauts de sauterelles et enfin des sauts de biches où je m’élançais dans le ciel, loin et longtemps. C’est bien simple, on m’appelait la biche. Où est la biche ? Où est la biche ? Volatilisée ma foi ! Une fois emparé de cette technique, j’ai fui tout ce peuple du membre pour me mettre à mon compte. Une seule question me hantait. Rencontrerai-je une seule mouche qui me résiste ?

Un temps. Il se change et enfile sa combinaison de mouche tout en continuant de parler.

Il y a une mouche, une seule, que je n’ai jamais pu gober. C’était une mouche en piteux état, bien épuisée. J’aurais pu l’écraser sous la simple pression de mon pouce mais c’était trop facile et hors règlement : un gobeur de mouches gobe et n’écrase pas avec ses doigts. Ce qui m’a immédiatement séduit chez elle, c’est son regard. Elle me regardait droit dans les yeux. La plupart des mouches sont dépressives ou hystériques, elles s’agitent dans tous les sens et la seule chose qui puisse les calmer un petit moment c’est la friandise qui dégouline ou qui se décompose. Pendant ce moment crucial où elles sucent avec leur trompe des trésors gastronomiques égarés, à ce moment uniquement, elles sont les plus discrètes du monde. Sauf Alexandrine, qui est le nom que j’ai donné à cette mouche : elle se posait systématiquement sur les poèmes de Baudelaire à douze pieds que ma femme adore. Cette mouche ne cherchait pas, elle, en priorité, à se gaver d’immondices mais, visiblement, cherchait à entrer seulement en contact avec moi. Je l’ai vu à ses ailes qui ne bougeaient plus et à ses pattes qui s’avançaient peu à peu vers mon nez. Un tel face à face ne pouvait me laisser indifférent et je savais bien qu’un seul coup de langue aurait réduit à jamais ses intentions de communication avec les hommes. Mais je trouvais ça dommage finalement. Serai-je capable de parler avec elle ? Cela m’a pris du temps. Beaucoup. Mais j’ai réussi.

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Sonnerie Bizarre. Deuxième sonnerie. Il déboule comme un fou vers l’entrée. Bruit de porte qui s’ouvre. Bruit de porte qui se ferme.

(Voix sourde du Gobeur) Il y a un tournage, ici ! Je m’en fous, je m’en fous de l’isolation des fenêtres !

On entend plusieurs coups de marteaux et le bruit de la sonnerie bizarre qui sonne à présent différemment jusqu’à ce que la sonnerie s’arrête définitivement.

Il revient avec un prospectus pour l’isolation des fenêtres, qu’il pose sur la table. Il prend son téléphone et le fracasse à coups de marteau.

Il boit plusieurs gorgées d’eau. La bouteille est désormais vide. Inspire et expire un grand coup.

Communiquer avec une mouche nécessite une disponibilité totale. Tout d’abord, Pour réussir cette connexion, il ne faut pas être lié avec une horloge, ni avoir un quelconque engagement avec le monde extérieur. Il faut être concentré exclusivement à cet enjeu et ne pas se laisser bafouer par certaines pensées matérialistes comme le paiement des factures en plusieurs mensualités ou la décongélation trimestrielle du réfrigérateur. Il faut rester vif et surtout éviter d’anticiper les modalités administratives de ses propres obsèques, cette pensée ordinaire ayant curieusement sur les mouches un effet de surexcitation et d’hyperactivité. Ce qui, bien évidemment, nuit considérablement à l’établissement possible du dialogue silencieux qui peut se nouer entre la mouche et vous. Pour ma part, lorsque j’obtiens les conditions idéales, c'est-à-dire le silence dans la pièce et un cerveau nettoyé de ses préoccupations triviales, je peux enfin me livrer à cet échange qui est essentiellement basé sur le silence et les mouvements. Si la mouche pouvait parler, ça se saurait. Or, notre langage nouveau consiste à établir des gestes qui ont un sens – un sens qu’on aura bien voulu

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leur donner au fur et à mesure de nos entrevues – pour en élaborer d’autres, plus subtils, pour enrichir par petites touches nuancées notre étrange et délicieuse communion. Tout cela est très complexe et ne peut s’obtenir qu’avec un ingrédient indispensable à toutes les réussites : l’envie. Si vous n’en avez pas, il vaut mieux s’équiper d’une bombe insecticide. Ce que je désapprouve formellement. Ça fait des trous dans la couche d’ozone.

Un temps court.

Puis, je hais la facilité car j’ai la conviction que tous les raccourcis amputent notre possibilité de grandeur. Le bon vin se bonifie avec le temps. Le vin ordinaire a besoin d’artifices comme des copeaux pour prétendre à un goût qui ne lui appartient pas. Il faut choisir son camp. Je n’utilise pas d’artifices, ni de raccourcis : c’est mon choix. Le plus important est d’avoir conscience de ce choix. Depuis, je me sens mieux. Les actes que je commets ont des intentions très claires comme par exemple la suppression récente de ma ligne internet dans toutes les pièces et la pulvérisation à l’acide de tous les téléphones portables. Avant, l’éventualité d’être contacté à n’importe quel moment m’excitait, la moindre sonnerie me confirmait que j’existais, aujourd’hui, non seulement ne plus être téléphoniquement enchaîné me soulage, mais me permet de vivre ma passion du gobage sans intermittence. Ce changement de comportement n’est pas dû à la prise de stupéfiants, c’est juste que toutes ces années subies m’ont révélé combien en réalité j’aimais être seul, à l’abri des questions qui indisposent et des banalités. Les miennes sont supportables puisque ce sont les miennes mais toutes les autres, sans exception, me créent des palpitations émotionnelles. Avant, je ne me l’avouais pas, maintenant, je l’ai intégré et mis en pratique. Alors, pour tous ceux qui m’ont connu, je suis soi-disant un homme égaré, triste et taciturne. Je ne leur en veux pas de se tromper, je leur en veux de ne pas prendre le temps d’apprendre à se connaître. Ne plus dépendre d’un téléphone, c’est s’obliger à faire un tête à tête avec soi-même pour répondre à

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une seule question : et maintenant, qu’est-ce que je veux faire de ma vie ? Encore une fois, il faut choisir son camp. Ou bien on se travestit ou bien on tombe le masque. Carnaval or not carnaval ?

Un temps. Il fait quelques essais avec ses ailes.

Alexandrine est donc la seule mouche avec qui je suis entré en contact. J’ai cru pendant longtemps que c’était une tacticienne perverse ; une mouche qui tente de gagner ma confiance pour mieux comprendre mon fonctionnement afin de mieux l’anéantir. Cela dans le but bien légitime de stopper l’hécatombe dont je suis le seul responsable dans la maison. Après tout, comment vivait-elle mon obsession de voler la vie de ses consœurs ? Sa réponse, pour tout vous dire, m’a fait sourire : elle a bougé ses ailes sur le côté gauche, puis sur le côté droit, elle a bondi trois fois en avant et quatre fois en arrière puis elle a tourné sur elle-même et à utiliser sa trompe pour aspirer seulement de l’air et – traduction – ça voulait dire qu’elle était très heureuse de ne pas avoir à faire ce qu’elle a toujours rêvé de faire ! Je comprends ton désir de gobage me disait-elle par les gestes, les mouches sont envahissantes, j’en ai horreur ! Une mouche misanthrope aux pulsions criminelles, j’ai tout simplement craqué ! Je me suis pris de sympathie pour ce petit être noir et je l’ai épargné. Parfois, je me dis que c’était peut-être une stratégie de sa part : user de sa séduction pour éviter le verdict fatal de l’aspiration. Mais je ne crois pas, il y a eu entre nous des moments bien trop intenses pour imaginer que ce fut uniquement une esquive astucieuse de sa part. Je la sens encore dans le creux de mon nombril à bouger ses pattes, ses ailes, à faire des petits cercles, à glisser sa trompe jusqu’au centre de l’hémisphère ombilical pour me suçoter tout en me regardant ! Quelle mouche divine, pourquoi il en existe si peu !

Un temps court.

Elle me manque.

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Un temps, il s’approche de la caméra et la fixe.

Comme vous pouvez le constater, tout le monde ne peut pas être gobeur de mouches. Depuis que je vous parle, je n’en ai même gobé aucune ! C’est une des caractéristiques de ce sport. Plus notre niveau technique s’améliore, plus il est difficile de marquer des points. C’est aussi toute la différence entre une balle et une mouche. Une balle, de sa seule initiative, ne communique pas avec une autre balle, mais les mouches… elles n’arrêtent pas. Les rumeurs sont rapides. Tout se sait et depuis quelques années, ma maison est devenue pour le réseau des mouches du quartier l’endroit à éviter par excellence. Malgré les camemberts qui se décomposent dans les poubelles - cela fera sept jours aujourd’hui – elles ne sont pas dupes, elles ne viennent pas me rendre visite. Gourmandes mais pas suicidaires.

Un temps court.

Il y a au moins un avantage à ce très grand handicap, c’est que la mouche qui pénètrera ce lieu sera une mouche vierge de tout préjugé, elle aura donc la grâce et la fraîcheur d’une mouche désinvolte pour qui la peur est un état dont elle ignore tout. J’avoue jouir davantage avec une mouche innocente qu’une mouche bêtement précautionneuse. Cette dernière, une fois dans ma bouche, aura le goût âpre de la résignation alors que la nouvelle aura la délicieuse saveur du combat. Et on a beau dire, on ne les avale pas de la même façon. Voilà pourquoi en plus d’être patient, souple et déterminé, il faut avoir un cœur solide qui transpire encore et qui garde la foi. La prière m’est d’une aide précieuse. C’est dans le recueillement que je trouve ma force.

Sonnerie déglinguée du téléphone. Il est très surpris. Deuxième sonnerie. Troisième sonnerie. Le répondeur se met en marche.

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« Comme d’hab »

Petit bip.

« Mon Chéri, c’est maman. Tu veux que je t’apporte de la soupe de courge ? La courge, ça te plait au moins ? Comment tu vas ? Tu ne réponds plus à mes messages depuis plusieurs jours ? Ça va ? Tu as toujours ton travail au moins ? Et Alexandra, tu sais combien de temps ça fait que je ne l’ai plus vue ? Dis-mon petit, il serait temps que je devienne grand-mère, tu crois pas ? Allez mon chaton, appelle ta maman quand tu auras un peu de temps, là, je vais faire des macaronis au chocolat. Sinon ton papou va bien, là il dort, mais sinon ça va beaucoup mieux ses soucis de raideur. René, lève toi de là, tu ne montes pas sur le téléphone, René, lève tes pattes. Ah ce chat… »

Il débranche la prise du téléphone.

(à lui même) Il va y avoir un gros boulot de montage.

Il prend la bouteille d’eau et quitte la pièce. Il revient avec une bouteille de Whisky. Il l’ouvre et boit quelques gorgées. Raclement de gorge prononcé.

Un temps.

Il m’est déjà arrivé de gober une mouche retorse. Cela n’a pas été facile et j’ai du abuser de ruses pour arriver à mes fins. Cette mouche était très bien renseignée sur mes techniques de guerre : Le gobage statique, l’aspiration subite, l’attaque transversale - version saut de biche, l’attaque frontale, la diversion. Elle avait également recensé sur mon lieu d’habitation toutes les zones géographiques à hauts risques. C’est bien simple, soit elle se posait dans des endroits où je ne pouvais pas accéder, soit elle attendait que je

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m’endorme pour se déplacer. C’est très rare de rencontrer une mouche aussi hypocrite. Heureusement, par observation frénétique, je décrypte toujours assez rapidement la stratégie de mes ennemies. Et cette mouche avait tout misé sur son indéniable patience. Pour me rendre nerveux, sans doute, et me pousser à la faute. J’ai donc opté pour la même arme : la patience mais déguisée en sommeil ! J’ai fait mine de dormir, plusieurs fois, en prenant la peine de laisser couler systématiquement, au coin de mes lèvres, un filet de bave. Le premier soir, elle a juste observé. Le second soir, elle s’est juste rapprochée. Le troisième soir, elle a posé furtivement ses pattes sur mes lèvres puis s’est envolée, le quatrième soir elle a goûté rapidement un peu de ma salive puis s’est enfui aussitôt, le cinquième soir, elle est enfin revenue plus sereine et s’est franchement gavée, mais le sixième soir, en totale confiance, elle a oublié le danger et je l’ai gobée comme si c’était une pauvre débutante. Cela m’a permis de constater que la meilleure façon de désarmer un ennemi est de dupliquer sa stratégie en y intégrant un ou plusieurs facteurs supplémentaires. Dans ce cas précis, j’ai rajouté de la simulation (le sommeil) et de la tentation (le suc).

Un temps. Il boit encore plusieurs gorgées de Whisky. Il met ses ailes et imite l’envol au ralenti.

Pas mal du tout : souples et légères.

Un temps. Il fixe la caméra, l’air grave.

Je voudrai à présent ouvrir une petite parenthèse. On m’a déjà dit à plusieurs reprises qu’un reportage sur les techniques de chasse, en l’occurrence ici le gobage de mouche, doit être clair et concis. Autrement dit, ne pas être trop volubile et plutôt aller à l’essentiel. Je suis conscient de cela. Je suis également conscient de ne pas avoir respecté ce conseil. Un reportage qui se dispense d’images et qui n’est que bavardage ne peut que désintéresser, hormis les sociologues qui s’intéressent à tout et les insomniaques qui

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cherchent désespérément à se déconnecter de l’éveil permanent. Mais cette vidéo n’est pas un manuel technique mais une expérimentation pour tous les collectionneurs de curiosités ou autres bizarreries inutiles. Je pense en particulier à notre témoin de mariage, Monsieur Gilly, qui a son importance dans cette histoire et qui a fait de l’intérieur de sa maison un éclectique musée. Il sait rendre l’inutile absolument superbe. Je compte en effet sur son soutien de metteur en scène. Il pouvait, par exemple, lorsqu’il invite des amis à dîner chez lui, sans les avertir, avec une totale discrétion dont lui seul a le secret, passer quelques extraits de mes exploits de gobage sur le mur de son salon, histoire de balayer les blancs qui habitent souvent les conversations des invités, visiblement gênés d’abîmer peut-être une curiosité qu’ils n’auraient pas vu ou su voir. Ceci étant dit – ce n’est, au fond, qu’une parenthèse dans une parenthèse - il y a dans le terme : bizarreries inutiles quelque chose de faux. Si au final, le film est inutile, c’est parce que nous pouvons tout à fait nous en dispenser pour nos besoins vitaux mais il contient toujours une part utile, quelque chose d’invisible que chacun percevra différemment sans être capable forcément de trouver les mots pour le définir, c’est l’avantage des choses qui n’ont pas véritablement de mode d’emploi. Nous sommes obligés de faire acte d’imagination pour trouver du sens à ces choses et en ce sens, tout objet non identifié stimule toujours notre cerveau. Ce qui est tout à fait nécessaire, si l’on ne veut pas finir éteint au fond d’une cuisine en attendant impatiemment le journal de vingt heures pour reprendre vie avec quelques shoots sanglants. Une curiosité donc mais pas seulement ! Car ma principale motivation n’est pas dans la forme.

Un temps.

Revenons-en aux mouches. Il y a une question que vous ne me posez pas. Pourquoi les tuer par gobage et non par un autre procédé plus rapide ? C’est une excellente question.

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Plusieurs gorgées de Whisky. Un temps court.

Depuis que j’ai perdu mon boulot alimentaire, j’ai décidé de me réconcilier avec la lenteur. Si la lenteur vous ennuie c’est que vous aimez la vitesse et si vous la recherchez à tout prix, c’est certainement pour fuir quelque chose. J’ai décidé de ne plus fuir. Et franchement, ça secoue.

On entend une mouche voler qui se déplace d’un point A vers un Point B sans hésitation et qui finit par disparaître.

Salope ! Je déteste celles qui ne font que passer !

Il s’offre encore quelques rasades de Whisky.

Excusez-moi. J’ai horreur d’être vulgaire. En général, je m’applique à faire des phrases bien construites. J’ai tellement de temps.

Un temps.

Tout a commencé dans les coulisses donc où j’attendais impatiemment la réplique qui me servait de repère et à partir de laquelle je devais traverser la scène avec une échelle. Je ne sais plus très bien pourquoi mais c’était ce que je devais faire et que je faisais avec investissement. Au moment du salut, nous étions tous applaudis mais je savais bien qu’aucune de ces mains agitées ne s’exprimaient pour moi. J’étais pourtant heureux et je n’avais pas envie – pour rien au monde – de m’ôter cette joie alors je souriais comme si ma façon de tenir l’échelle dans la scène avait contribué à rendre au spectacle sa pleine dimension. Si j’avais d’ailleurs un talent, c’était bien celui-là : interpréter les situations à mon avantage pour rendre ma vie plus palpitante. S’il y avait bien une seule personne dans cette équipe qui était remplaçable, c’était bien moi. L’attente était très longue dans les coulisses et trois heures de spectacles pour seulement une apparition, c’était plutôt cher le

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rêve. Il fallait bien que je m’occupe avant d’entrer en scène, alors pour m’amuser j’ai ouvert la bouche. Comme ça, sans réfléchir, je l’ai ouverte pour faire l’imbécile, passer le temps. Puis j’ai vu une mouche passer devant mon nez et je me suis demandé – je ne sais toujours pas pourquoi – si avec ma langue à l’extérieur de la bouche, elle pourrait avoir envie de s’y poser. Au début, c’était juste pour ça : passer le temps. Et ça tombait bien, j’en avais beaucoup. J’ai ouvert ma bouche et j’ai tiré ma langue. Je suis resté comme ça de longues et interminables minutes puis j’ai eu l’heureuse surprise qu’elle atterrisse sur ma langue. J’étais épaté. C’est la première fois qu’une chose que je désirais se réalisait. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis dans l’idée que si je réussissais à avaler cette mouche, j’obtiendrais un rôle plus important pour la prochaine fois. C’était très risqué de ma part car complètement impossible à réussir et pourtant… je l’ai gobée d’un seul coup. Quand j’ai voulu la recracher, c’était trop tard, je l’avais bel et bien avalée. Tout a commencé comme ça. Quand j’ai voulu réessayer, j’ai très vite compris que j’avais eu beaucoup de chance car je n’y arrivais plus. Impossible de renouveler la prouesse. Mais il y a un autre exploit que j’ai réalisé dans le même temps, et celui-ci, sans le vouloir : j’ai oublié de rentrer sur scène ! On est venu me chercher dans la plus grande détresse. Je me suis senti profondément ridicule. Totalement paniqué, je suis rentré sur scène comme un boulet de canon et comble de tout, sans échelle. Ce fut catastrophique : non seulement j’avais avalé une mouche mais elle ne m’avait absolument pas porté bonheur. Et cette mauvaise expérience, contre toute attente, est devenue une obsession.

Un temps court.

Paradoxal, non?

Il tête le goulot.

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L’avantage de se filmer, c’est qu’on laisse un héritage pour pas cher.

Un temps court.

Mes parents sont encore en vie car ils résistent à l’alcool. Il y a tata aussi, qui m’a appris à faire la soupe au pistou, et qui m’a appris aussi à refuser le café décaféiné et le thé déthéiné pour des raisons déontologiques. Mais c’est aussi pour anticiper toutes les choses fausses qu’on pourrait dire à mon égard, dans quelques temps, si ce film trouve un producteur qui a la même passion que moi. Si ce film sort, il est absolument nécessaire que les spectateurs qui découvriront le film soient rassurés sur le caractère purement passionné de ma démarche.

Un temps court.

Je ne cherche qu’à communiquer le plaisir que j’éprouve dans le travail du gobage et toute interprétation scabreuse parce que totalement éloignée de la réalité n’engage que la responsabilité du détracteur lui-même. Je dis cela par anticipation car, à plusieurs reprises, en discutant de cette passion de l’aspiration des mouches avec des gens – lorsque je sortais un peu plus – lorsque je sortais souvent – en rencontrant ces gens curieux qui me faisaient la faveur de tendre l’oreille et qui n’avaient pas du tout cette passion du gobage, je me suis aperçu que chacun d’entre eux se permettaient d’analyser ma démarche en la déformant de son sens premier – il ne s’agit au fond que de gober des mouches ! – « Ils » : ces décrypteurs de secondes zones, considèrent qu’il se cache derrière cette attitude à première vue amusante, un désir évident d’holocauste, une haine démesurée des femmes, un dégoût profond des hommes, et une tendance incontestable au racisme. Ces accusations m’ont bien entendu bouleversé et il me fallait me défendre mais dans l’émotion, je n’en ai pas été capable. Je vais

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donc profiter de ce film, par la même occasion, pour réparer ces horribles malentendus.

Un temps court.

Je n’y suis pour rien si mouche est un mot féminin, je n’y suis pas non plus pour grand chose si la plupart des mouches sont noires, encore moins coupable qu’elles soient des insectes diptères porteurs de microbes que vous tuez vous avec votre bombe, moi avec mon corps, et surtout pas hostile du tout à leur reproduction, j’essaie simplement de m’occuper dans cette grande maison vide où depuis maintenant trop longtemps ma femme ne revient toujours pas de cette putain de thalassothérapie avec sa copine !

Un temps long.

Cela ne fait pas de moi un misogyne misanthrope mais un faux veuf.

Il regarde la caméra.

Tu peux me dire ce que tu lui trouves à cette femme ?

Un temps.

Fini, la comédie. Chapitre dernier : du scotch sur la bouche du pitre. Car, si je regarde bien la vie en face – regarde moi bien confortablement dans ton canapé de bambou - regarde moi bien chérie : tu vois combien mes yeux brillent de joie ? Ce que je vois ou n’entends réellement de toi n’est que de l’ordre du fantasme ou du souvenir. Et le pire, chérie, c’est que tu es toujours vivante, toi !

Un temps. Il agite ses ailes violemment.

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Alors, vous comprendrez, spectateurs curieux, zappeur en transit, rétine en résistance qui attend impatiemment que la grande paupière se ferme une fois pour toute, à tous ceux qui croient que ma passion du gobage est une déviance pathologique, je leur dis : non, pas du tout, m’occuper dans cette grande maison vide à gober des mouches depuis maintenant plus de sept ans ne fait pas de moi un misogyne misanthrope mais un faux veuf !

Son aile gauche se décroche. Un temps. Il s’arrête net.

Quand il y a plus de mouches, on se transforme en mouche.

Un temps. Il fixe la caméra.

Je ne comprends pas ce qui a pu te faire fuir chez moi.

Un temps.

Je suis un mec bien, pourtant.

Un temps court.

Pas facile d’affronter les regards quand je sors les poubelles, tu sais...

Un temps long.

Tu sais ce que ça fait, toi, de payer une pute qui te ressemble pour aller rendre visite à mes parents – qui dieu merci – ont Alzheimer ?

Un temps.

T’inquiète, j’ai le sens de la mise en scène, je n’ai rien oublié de nos rencontres, ni de nos amis, Gilly en première ligne… Je vais te montrer ce soir, chérie, combien je sais moi aussi rendre l’inutile

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absolument superbe. Donne-moi juste quelques secondes supplémentaires.

Il enlève sa deuxième aile, puis se dirige vers la caméra qu’il oriente vers la table, en contre plongée.

Public sensible s’abstenir.

Il regarde dans l’œil de la caméra.

Parfait.

Il se met devant la caméra.

Un instant, je vais préparer le dispositif final.

Il quitte la scène. Revient avec une corde et un tabouret.

Dans toute histoire, il faut une fin. Et il n’y a qu’une seule façon de mettre vraiment un point final.

Il monte sur la table.

En attendant que je m’occupe du nœud, je vais vous réciter quelques vers inventés et appris spécialement pour les besoins de cette scène.

Je te dédie cette poésie, chérie.

Pendant qu’il réalise le nœud du pendu, il dit le texte simplement. (Ou bien on peut imaginer qu’il le chantonne.)

« Je suis un homme, quoi de plus banal ?Je mange, je bois, je dors et parfois je baise, quoi de plus banal ?Je baise « elle » : ma main.

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Je suis seul comme mon voisin, quoi de plus banal ?Seul comme ma voisine et la voisine de ma voisine, quoi de plus banal ?Seul comme les chiens dénicheur de poubelles avec des « promesses » à l’intérieur, quoi de plus banal ?Suis chômeur malgré mon engouement pour ma passion de gober la vie, la vie, la vie, quoi de plus banal ? Veux plus ouvrir le courrier provenant de la sécurité sociale, la banque, la pub pour le purificateur d’eau ou de l’assurance vie, plus envie, quoi de plus normal ?Ma femme ne m’aime plus et se fait la malle avec une personne qu’elle aime : quoi de plus banal?Pas d’enfants ensemble, seulement des crédits : et oui, et oui…Pas le talent ni l’argent pour conserver cette maison : et non, et non…Quoi de plus banal ?Quoi de plus banal ?

Il serre le nœud et ajuste la boucle à sa convenance.

Quoi de plus banal ?

Il passe la corde autour de son cou.

Mais il y a une chose, au moins, chérie, qui ne n’est pas banal.

Un temps.

J’ai la santé.

Un temps.

Tu diras à Gilly que moi aussi j’ai trouvé mon style pour rendre l’inutile absolument superbe.

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Un temps long.

Bruit d’une mouche qui vole. Elle tourne autour de sa tête. Il la regarde.

Nouvelle ?

Non, cette façon de tourner, je connais…

Alexandrine ?

C’est toi ?

Un temps court.

Si c’est toi, tu as maigri.

Un temps court.

C’est toi ?

Bruit d’un verrou de porte. Sa tête tourne subitement vers l’entrée non visible par les spectateurs.

Alexandra ?

Un temps.

Alexandra ?

Plus de bruit de mouches.

Alexandra, c’est toi ?

Un temps.

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Il s’apprête à retirer la corde de son cou mais glisse du tabouret.

Il se débat comme s’il voulait vivre.

La corde finit par céder.

Il s’écroule sur la table, puis sur le sol.

Gisant au sol, ses mouvements sont désormais lents.

Il cherche visiblement à prendre quelque chose pour se relever.

Sa main approche par hasard la télécommande.

La touche du bout des doigts, la prend enfin, la serre.

Il appuie sur une touche.

Noir

(Voix off) Hou hou Monsieur Cronberg ? Monsieur FIGATELLI des Pompes funèbres… vous êtes là ?

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Page 34: Le Gobeur de Mouches

La collection théâtre Les Enfants du Paradis éditions

CartonsJuste un grain /Rouge comme un clownLe café de la placeSaisons Théâtrales – Saison 7Editions à limiterLe placard/La loi des chaises/Bord de merSécheressePouce La flamme de l’amourL’évadéLa corbeilleAutopsie d’un lâche ordinaireL’anniversaireUn roi dans ma doucheUn arabe dans la lune

Valérie D’AmodioValérie D’AmodioMarie-Agnès CouroubleEric LouisInés JuliénasPhilippe PilatoLionel ParriniAnge de KaraRichard Gatchoko YoualeuGuy LaudereauHenry DuroureJean-Marc WeberJean-Pierre RoosGérard LevoyerJean-Jérôme Esposito

Tous les renseignements sur www.koukou.fr

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Page 35: Le Gobeur de Mouches

Les Enfants du Paradis éditions

1030, route de Cannes06560 Valbonne

www.koukou.fr

email : editionsedp @yahoo.fr

Imprimé en France par SPRINTOO, LilleAchevé le 20 janvier 2010

Tous droits réservés pour tous pays.Dépôt légal : 1er trimestre 2010

ISBN 978-2-918275-03-9

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