Le gardien de phare

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  • ACTES NOIRS

    srie dirige par Manuel Tricoteaux

    LE POINT DE VUE DES DITEURS

    Par une nuit dt, une femme se jette dans sa voiture. Les mains quelle pose sur le volant sont couvertes de sang. Avec son petit garon sur le sige arrire, Annie senfuit vers le seul endroit o elle se sent en scurit : la maison de vacances familiale, lancienne rsidence du gardien de phare, sur lle de Grskr, dans larchipel de Fjllbacka.

    Quelques jours plus tard, un homme est assassin dans son appartement Fjllbacka. Mats Sverin venait de regagner sa ville natale, aprs avoir travaill plusieurs annes Gteborg dans une association daide aux femmes maltraites. Il tait apprci de tous, et pourtant, quand la police de Tanumshede commence fouiller dans son pass, elle se heurte un mur de secrets. Bientt, il savre quavant de mourir Mats est all rendre une visite nocturne Annie, son amour de jeunesse, sur lle de Grskr appele par les gens du cru lle aux Esprits, car les morts, dit-on, ne la quittent jamais et parlent aux vivants

    Erica, quant elle, est plus que jamais sur tous les fronts. Tout en soccupant de ses bbs jumeaux, elle enqute sur la mort de Mats, quelle connaissait depuis le lyce, comme Annie. Elle seorce aussi de soutenir sa sur Anna, victime, la fin de La Sirne, dun terrible accident de voiture aux consquences dramatiques Avec Le Gardien de phare, Camilla Lckberg poursuit la srie policire la plus attachante du moment.

  • Charlie

  • la voiture cl pour quil ne puisse pas en sortir et tomber leau. Elle descendit pniblement les valises jusquau bateau et ouvrit le cadenas de la chane cense protger des vols. Puis elle retourna la voiture en courant presque et constata avec soula-gement que Sam dormait encore paisiblement. Elle le souleva et le porta, envelopp dans sa couverture. Le regard x sur ses pieds, elle parvint monter bord sans glisser. Doucement, elle posa Sam directement sur le plancher et tourna la cl de contact. Le moteur toussa, puis dmarra la premire tenta-tive. Cela faisait longtemps quelle navait pas pilot ce bateau, mais elle tait conante, elle y arriverait. Quittant lemplace-ment en marche arrire, elle sortit du port.

    Le soleil stait lev mais ne chauait pas encore. Elle sentait ses muscles se relcher petit petit, la tension cdait et lhor-reur de la nuit perdait un peu de son emprise. Elle regarda Sam. Pourvu quil nen garde pas de squelles. cinq ans, on est fragile. Comment savoir si rien ne stait bris en lui ? Elle ferait tout ce qui tait en son pouvoir pour le gurir. Des bisous pour loigner le mal, comme quand il tombait vlo et scorchait les genoux.

    Elle connaissait bien le trajet. Chaque le, chaque rocher. Elle mit le cap sur Vderbod et sloigna de plus en plus de la cte. Les vagues taient plus grosses ici, et ltrave cognait contre leau en retombant aprs chaque crte. Elle savoura la sensation des embruns lui claboussant le visage et sautorisa fermer les yeux quelques secondes. En les rouvrant, elle aperut Grskr au loin. Son cur frtilla comme toujours quand lle apparaissait et quelle voyait la petite maison et le phare, blanc et er, dress vers le ciel bleu. Elle tait encore trop loin pour voir la couleur de la maison, mais elle se rappelait sa nuance gris clair et les menuiseries blanches. Et les roses trmires qui poussaient devant le mur le plus abrit. Ctait son refuge, son paradis. Son le. Grskr.

    Lglise de Fjllbacka tait remplie jusquau dernier banc et le chur dbordait de eurs. Des couronnes, des bouquets et des rubans de soie exprimant un dernier adieu.

  • Patrik eut du mal poser ses yeux sur le cercueil blanc au milieu de locan de eurs. Le silence dans la grande glise en pierre tait lugubre. Aux enterrements des personnes ges, on percevait toujours un certain bruit de fond. On changeait des phrases comme vu combien elle sourait, il faut le voir comme une bndiction, en attendant impatiemment le caf oert aprs la crmonie. Ce jour-l, aucun bavardage de ce genre ne venait perturber la crmonie. Tous taient assis en silence, remplis de chagrin et dun sentiment dinjustice. Per-sonne ne devrait avoir vivre a.

    Patrik sclaircit la gorge et regarda le plafond pour essayer de chasser les larmes. Il serra la main dErica. Son costume lui donnait des dmangeaisons, il tira sur le col de la chemise pour mieux respirer. Il avait limpression dtouer.

    Les cloches se mirent retentir en haut du clocher, elles rsonnaient entre les murs. Beaucoup sursautrent et tournrent les yeux vers le cercueil. Harald Spjuth sortit de la sacristie et se dirigea vers lautel. Ctait lui qui les avait unis dans cette glise, dans ce qui semblait tre une autre vie, une autre ra-lit. Lambiance alors tait dtendue, gaie et lumineuse. pr-sent, le pasteur avait le visage grave. Patrik essaya dinterprter son expression. Pensait-il lui aussi que ce ntait pas juste ? Ou bien se consolait-il avec la certitude quil y avait un sens der-rire tout ce qui arrivait ?

    Les larmes lui montrent de nouveau aux yeux et il les essuya du dos de la main. Discrtement, Erica lui glissa un mouchoir. Quand la dernire note de lorgue steignit, il y eut quelques secondes de silence, puis Harald prit la parole. Sa voix, trem-blante, se t plus pose mesure quil parlait.

    La vie peut changer en un instant. Mais Dieu est avec nous, mme aujourdhui.

    Patrik voyait sa bouche remuer, mais il cessa bientt dcou-ter. Il ne voulait pas entendre. Le peu de foi de son enfance quil avait encore conserve venait de disparatre. Ce qui tait arriv navait aucun sens. De nouveau, il serra la main dErica.

  • Je suis er de pouvoir vous annoncer que nous sommes dans les temps. Dans un peu plus de quinze jours, nous allons procder linauguration ocielle de Badis Fjllbacka.

    Erling W. Larson stira et balaya du regard les membres du conseil municipal, comme sil attendait une ovation. Il dut se contenter de quelques hochements de tte approbateurs.

    Cette restauration est un triomphe pour la rgion, pr-cisa-t-il. Une rnovation complte de ce quil faut sans doute considrer comme un patrimoine architectural. Et nous som- mes dsormais en mesure de proposer un centre de remise en forme moderne et concurrentiel. Un spa, comme on dit, ajouta-t-il en esquissant des guillemets dans lair. Il ne nous reste que de menus dtails gnoler, puis nous ferons venir quelques groupes pour tester ltablissement. Et tout sera bien entendu boucl avant la grande fte douverture.

    Cest formidable. Simplement, jai quelques questions.Mats Sverin, qui occupait le poste de directeur nancier de

    la commune depuis deux mois, agita son stylo pour attirer lattention dErling.

    Mais Erling t la sourde oreille. Il dtestait tout ce qui tait gestion et compte rendu. En un clin dil, il dclara la runion close et se retira dans son spacieux bureau.

    Aprs lchec de lmission de tlralit Fucking Tanum1, per-sonne navait cru quil se relverait, et pourtant il tait revenu avec un projet encore plus dmesur. Lui navait jamais dout, mme quand le vent des critiques souait la tempte. Il tait n pour gagner.

    Bien sr, cela lui avait cot, cest pourquoi il tait parti la campagne se ressourcer dans le complexe de bien-tre La Lumire. Et il remerciait sa bonne toile de ly avoir men, car sinon, son chemin naurait jamais crois celui de Vivianne. Leur rencontre avait reprsent un moment dcisif de sa vie, professionnelle comme prive. Elle lavait envot comme aucune autre femme, et ctait son projet quil tait en train de raliser Fjllbacka.

    1 Voir LOiseau de mauvais augure de Camilla Lckberg. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

  • Il ne put rsister la tentation de soulever le combin et de lappeler. Ctait la quatrime fois aujourdhui, mais le son de sa voix lui envoyait des dcharges lectriques dans tout le corps. Il retint sa respiration en coutant les sonneries.

    Salut mon amour. Je voulais juste savoir comment tu vas

    Erling, dit-elle sur ce ton particulier qui lui donnait lim-pression dtre un adolescent en mal damour. Je vais exacte-ment aussi bien que quand tu mas appele il y a une heure.

    Tant mieux, dit-il avec un petit rire bent. Je voulais seu-lement massurer que tout va bien.

    Tu prends soin de moi, et cest pour a que je taime. Mais nous avons encore beaucoup faire pour linauguration Tu ne veux quand mme pas que je travaille le soir, je suppose ?

    Non, certainement pas, ma chrie.Il dcida de ne plus la dranger avec ses appels. Leurs soi-

    res taient sacres. Continue de travailler, je vais en faire autant de mon ct.Il envoya quelques baisers dans le combin avant de raccro-

    cher. Puis il se renversa dans son fauteuil de bureau, croisa ses mains derrire la tte et se laissa bercer par les rjouissances qui lattendaient, le soir mme.

    La maison sentait le renferm. Annie ouvrit toutes les portes et fentres et laissa le vent frais sengourer dans les pices. Un vase se renversa dans le courant dair, mais elle le sauva in extremis.

    Elle avait install Sam dans la petite pice derrire la cuisine. De tout temps, on lavait appele la chambre damis, bien que ce ft sa chambre elle. Ltage tait alors rserv ses parents. Aprs stre assure quil dormait, elle mit un chle sur ses paules, prit la grande cl rouille qui tait toujours accroche un clou ct de la porte dentre, puis sortit sur les rochers. Le vent souait fort, il traversait les vtements. Tournant le dos la maison, elle regarda lhorizon. Le seul autre btiment sur lle tait le phare. Le petit hangar bateaux ct de lem-barcadre tait si petit quil ne comptait pas vraiment.

  • Elle marcha jusquau phare. La cl tourna avec une faci-lit surprenante, Gunnar avait d graisser la serrure. La porte souvrit en grinant. lintrieur, on tombait tout de suite sur lescalier raide et troit. La main sur la rampe, elle gravit les marches.

    La vue tait couper le soue, comme toujours. Dun ct, on ne voyait que la mer et lhorizon, de lautre, larchipel stalait avec ses les, ses cueils et ses rochers. Le phare ntait plus utilis depuis longtemps. Il se dressait sur lle comme un monument ddi un temps rvolu. La lanterne stait teinte, la tle et les boulons rouillaient lentement sous laction du vent et de leau sale. Enfant, elle adorait jouer ici. Tout tait si petit, comme une maison de poupe perche sur les hau-teurs. Il ny avait de la place que pour un lit, dans lequel les gardiens de phare pouvaient se reposer pendant leurs longues gardes, et une chaise o ils restaient assis surveiller les parages.

    Elle sallongea sur le lit. Une odeur de moisi monta du couvre-lit, mais les bruits autour delle taient les mmes que quand elle tait petite. Les cris des mouettes, les vagues qui frappaient les rochers, le bruit grinant et haletant mis par le phare lui-mme. Tout tait si simple lpoque. Ses parents staient inquits pour elle, ils pensaient qutant la seule enfant sur lle, elle sennuierait. Ils avaient eu tort. Elle avait ador vivre ici. Et elle navait pas t seule. Mais cela, elle navait pas pu le leur expliquer.

    Mats Sverin soupira et dplaa au petit bonheur les papiers sur le bureau. Ctait un de ces jours o il ne pouvait semp-cher de penser elle. O il ne pouvait cesser de sinterroger. Dans ces moments-l, il dlaissait son travail, mais cela lui arri-vait de moins en moins souvent. Il commenait lcher prise, en tout cas il aimait sen convaincre. En vrit, il ne renon-cerait sans doute jamais compltement. Au fond de lui, il se rjouissait de voir toujours aussi nettement son visage, tout en souhaitant que limage se trouble, devienne oue. Il essaya de nouveau de se concentrer sur son travail. Les bons jours, il lui arrivait mme de le trouver plaisant. Ctait un d, de sinitier

  • lconomie dune municipalit, tout en maintenant un qui-libre perptuel entre considrations politiques et logique com-merciale. Pendant ces deux mois o il avait travaill ici, une grande partie de son temps avait t consacre au projet Badis. La restauration du vieux btiment qui avait abrit le clbre htel-restaurant lenchantait. Tout comme la majorit des natifs de Fjllbacka, il avait toujours dplor quon ait laiss tomber en ruine un si bel dice. Heureusement, il retrouvait pr-sent sa splendeur dantan.

    Pourvu quErling ait raison en prdisant avec tant dem-phase un norme succs ltablissement. Mats avait quant lui quelques doutes. La rhabilitation du btiment avait dj entran des cots considrables, et les prvisions budgtaires taient beaucoup trop optimistes. plusieurs occasions, il avait tent de faire valoir son opinion, mais sans se faire entendre. De plus, bien quil ait plusieurs fois vri la loupe lassise nan-cire sans rien reprer dautre que des dpenses faramineuses, il avait le mauvais pressentiment que quelque chose clochait.

    Il regarda sa montre et saperut quil tait lheure de djeu-ner. Depuis un certain temps, il navait plus vraiment dap-ptit. Il savait juste quil fallait manger. Aujourdhui on tait jeudi, jour o Kllaren servait la traditionnelle soupe aux pois avec des crpes en dessert. Il devrait quand mme essayer den avaler un peu.

    Seuls les plus proches devaient assister linhumation. Les autres disparurent en silence, en direction du centre-ville. Erica prit la main de Patrik et la serra fort. Ils marchaient juste der-rire le cercueil, et chaque pas elle recevait un coup en plein cur. Elle avait essay de convaincre Anna de ne pas sexposer cette preuve, mais sa sur avait insist pour quil y ait un vrai enterrement. Ce souhait lavait temporairement tire de son apa-thie, si bien quErica avait abandonn ses tentatives de lui faire changer davis et stait plutt employe se rendre utile dans les prparatifs pour quAnna et Dan puissent enterrer leur ls.

    Sur un point cependant, elle navait pas cd sa sur. Anna avait voulu que tous les enfants soient l, mais Erica avait dcid

  • Pour Erica, la raction de sa sur tait comprhensible. Elle connaissait Anna par cur et savait ce quelle avait travers. La vie avait dj t rude avec elle, et cette dernire preuve mena-ait de la briser pour de bon. Mais mme si Erica comprenait, elle aurait voulu que tout soit dirent. Anna avait besoin de Dan plus que jamais, Dan avait besoin dAnna, et cependant ils taient comme deux trangers lun ct de lautre, tan-dis que le petit cercueil descendait lentement dans la tombe.

    Erica tendit le bras et posa sa main sur lpaule dAnna. Elle ne fut pas repousse.

    Pleine dune nergie fbrile, Annie sattaqua au mnage et la lessive. Malgr lair frais qui avait envahi la maison, lodeur de renferm persistait dans les rideaux et la literie. Elle balana le tout dans un grand panier linge quelle descendit lembarcadre. Munie de savon noir et de la vieille planche laver qui tait dans la maison depuis toujours, elle retroussa ses manches et commena le lourd travail de lessive la main. De temps en temps, elle jetait un il sur la maison pour vri-er que Sam ne stait pas rveill et ntait pas dehors. Mais il dormait encore, bizarrement. tait-ce une sorte de raction au choc ? Il valait sans doute mieux quil se repose le plus pos-sible. Encore une heure, se dit-elle, ensuite elle le rveillerait pour le nourrir.

    Tout coup, Annie ralisa quil ny avait probablement pas grand-chose manger. Elle tendit tout le linge sur le schoir derrire la maison, puis elle rentra faire linventaire des pla-cards. Une bote de soupe de tomate Campbells, une autre de saucisses hot-dog, voil tout ce quelle dnicha. Elle nosa pas vrier les dates de premption. Ce genre de denres tait cens se conserver ternellement, a ferait laaire pour aujourdhui.

    Une excursion en ville ne la tentait pas du tout. Ici, elle tait en scurit. Elle navait envie de voir personne, elle voulait quon la laisse tranquille. Annie rchit un instant, debout dans la cuisine, la bote de soupe la main. Il ny avait quune solution. Il faudrait quelle appelle Gunnar. Il avait veill sur la maison aprs la mort de ses parents, et elle pourrait sans

  • Erica. peine une demi-heure plus tt, lambulance tait venue chercher Patrik au commissariat aprs son malaise cardiaque, et voil que sa femme tait morte ou trs grivement blesse. Les ambulanciers navaient pas pu se prononcer sur la gravit de ses blessures, et le travail des pompiers pour dcouper la tle avait t inniment long.

    Martin et Gsta taient alors en intervention et navaient reu linformation de laccident de voiture et de leondrement de Patrik que plusieurs heures plus tard. Ils staient rendus lhpital dUddevalla o ils avaient pass la soire arpenter les couloirs. Patrik tait en soins intensifs ; Erica et sa sur Anna, qui se trouvait sur le sige passager, taient en salle dopra-tion toutes les deux.

    Maintenant Patrik tait de retour. Heureusement, il navait pas fait dinfarctus, comme on lavait craint tout dabord, mais une angine de poitrine. Aprs trois bons mois darrt maladie, les mdecins lavaient autoris reprendre le travail, avec lordre strict dviter tout stress. Facile dire, pensa Gsta. Avec des jumeaux encore tout bbs la maison, et ce qui tait arriv la sur dErica Le diable lui-mme serait stress pour moins que a.

    Vous ne pensez pas quon aurait d y aller quand mme ? dit Martin en tournant la cuillre dans son caf. Patrik a dit non, cest vrai, mais il attendait peut-tre quon insiste.

    Non, je crois que Patrik tait sincre, rpondit Gsta tout en grattant Ernst, le chien du commissariat, derrire loreille. Il y a certainement assez de monde comme a. Nous sommes plus utiles ici.

    Comment tu peux dire a ? On na pas vu un chat de la journe !

    Cest le calme avant la tempte. Au mois de juillet, tu regretteras les jours sans ivrognes, sans cambriolages et sans bagarres.

    Pas faux, dit Martin.Il avait beau avoir toujours t le petit jeune du commissa-

    riat, il ne se sentait plus si bleu que a. Il avait plusieurs annes dexprience son actif et avait particip quelques enqutes plutt rudes. Et puis, il tait papa maintenant, et il avait eu

  • elle stait sentie totalement impuissante. Inspirant profond-ment, elle se laissa rconforter par lodeur de Noel.

    Mon amour, murmura-t-elle contre sa tte. Mon amour.

    Et ton travail, comment a se passe ?Signe essaya dadopter un ton lger pendant quelle servait

    son ls une assiette de pain de viande, petits pois, pure mous-seline et sauce la crme. Une portion gnreuse.

    Depuis que Matte tait revenu, il ne faisait que picorer, alors quelle prparait ses plats prfrs chaque fois quil venait man-ger la maison. Ctait se demander sil avalait quoi que ce soit quand il tait seul chez lui. Il tait maigre comme un clou. Grce Dieu, il avait quand mme lair en meilleure sant maintenant que les traces de coups avaient disparu. Quand ils taient alls le voir lhpital Sahlgrenska, elle navait pas pu retenir un cri dhorreur. Il avait t srieusement tabass. Son visage tait tellement tum quon le reconnaissait peine.

    a se passe bien.Signe sursauta au son de sa voix. La rponse sa question

    avait tant tard quelle avait eu le temps doublier quelle lavait pose. Matte plongea la fourchette dans la pure et y glissa aussi un morceau de pain de viande. Signe se surprit retenir sa respiration pendant quelle suivait le trajet de la fourchette vers la bouche.

    Arrte de le regarder comme a quand il mange, mar-monna Gunnar, qui se resservait dj.

    Pardon Je je suis tellement contente de te voir man-ger, cest tout.

    Je ne me laisse pas mourir de faim, maman. Tu vois. Je mange.

    Comme pour la der, il chargea la fourchette dune autre bouche quil fourra rapidement dans sa bouche avant quelle ne chavire.

    Ils ne tpuisent pas la mairie, au moins ?Gunnar lana encore un regard irrit Signe. Elle savait quil

    la trouvait trop mre poule et quelle devait cher la paix son ls. Mais ctait plus fort quelle. Matte tait son seul enfant,

  • et depuis le jour de sa naissance il y avait bientt quarante ans, elle se rveillait rgulirement la chemise de nuit trempe de sueur et la tte remplie dhorreurs et de catastrophes qui sabat-taient sur son ls. Elle avait toujours pens que rien au monde ntait plus important que son bien-tre. Il en allait de mme pour Gunnar, qui vnrait son ls tout autant quelle. Sim-plement, il tait mieux arm pour barrer la route aux penses morbides que lamour pour un enfant inspire souvent.

    Signe, elle, tait obsde par lide quelle pouvait le perdre en lespace dune seconde. Quand Matte tait bb, elle avait craint une malformation cardiaque et oblig les mdecins faire un examen approfondi qui rvla la parfaite sant de son ls. Elle ne dormait pas plus dune heure dale an de contrler rgulirement sa respiration. Mme quand il avait commenc lcole, elle continuait couper sa viande en tout petits mor-ceaux pour quil ne stoue pas en lavalant de travers. Et elle faisait des cauchemars o des voitures venaient percuter son petit corps fragile.

    Quand il avait atteint ladolescence, les craintes de Signe se rent plus terribles encore. Coma thylique, conduite en tat dbrit, bagarres. Parfois elle tait tellement agite dans le lit quelle rveillait Gunnar. Pour chapper aux mauvais rves -vreux, elle restait veille jusqu ce que Matte rentre, tantt guettant la fentre, tantt implorant le tlphone. Son cur faisait un bond chaque fois quelle entendait des pas sappro-cher de la maison.

    Ses nuits taient devenues un peu plus calmes aprs quil eut quitt la maison familiale. Ce qui tait assez paradoxal : ntant plus en mesure de veiller sur lui, elle aurait pu craindre que son inquitude irrationnelle ne saggrave. Mais elle savait quil ne prendrait pas de risques inutiles. Il tait prudent, elle avait au moins russi lui inculquer cela. Il se montrait toujours bien-veillant et aurait t incapable de faire du mal une mouche. Selon la logique de Signe, cela signiait que personne ne vou-drait lui faire de mal non plus.

    Elle sourit au souvenir de tous les animaux quil avait rame-ns la maison au l des ans. Blesss, abandonns ou simple-ment mal en point. Trois chats, deux hrissons heurts par des

  • Le point de vue des diteurs