Le dveloppement selon Bajoit

22
La question du développement Quelles sont les conditions qui expliquent le développement ?, par Guy Bajoit En 1992, selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), les 40 % les plus nantis de la population mondiale produisaient et consommaient 94,4 % de la richesse, alors que les 60% les plus pauvres se contentaient de 5,6 %. En 2004, ces chiffres étaient, respectivement, 77,9% et 22,1%. La situation s’est donc légèrement améliorée, à cause de l’émergence de nouveaux pays industrialisés. Par contre le dynamisme du développement des pays les plus riches s’est, pendant cette période, renforcé bien plus que celui des pays pauvres : les PIB (Produit intérieur brut) annuels per capita qui, en 1992, étaient, chez les plus riches, de 40 à 45 fois supérieurs à ceux des plus pauvres, le sont devenus, en 2004, de 70 à 75 fois. Relativement, les pauvres sont un peu moins pauvres, certes, mais les riches sont beaucoup plus riches ! La question du développement n’a cessé de me préoccuper pendant quarante ans ; c’est, au départ, pour contribuer à la résoudre que je suis devenu sociologue. Quelles sont les conditions et les processus qui expliquent le dynamisme relatif de développement d’une collectivité, et quels sont les acteurs qui lui insufflent ce dynamisme ? Pourquoi celui-ci est-il plus fort dans certaines collectivités que dans d’autres, produisant ainsi, à la longue, des inégalités gigantesques de conditions d’existence de leurs populations ? Pourquoi est-il pratiquement inexistant dans certaines d’entre elles, qui continuent à stagner depuis des siècles ? Pourquoi, dans une même collectivité, ce dynamisme est-il fort à certaines époques et s’essouffle-t-il à d’autres, jusqu’à la faire, parfois, régresser ? Ces questions sont terriblement complexes et, malgré tous mes efforts, je ne crois pas être parvenu à leur donner une réponse satisfaisante. Pour les aborder, je pense qu’il faut d’abord rappeler ce qu’a été le colonialisme, qui a duré jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, et le néocolonialisme qui lui a succédé ; nous examinerons ensuite les modèles de développement, par lesquels on a cru pouvoir résoudre l’immense problème des inégalités entre le Nord et le Sud. Enfin, je tenterai de proposer, ma propre conception de ce que devrait être un développement éthique et durable. Le colonialisme et le néocolonialisme On peut faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement puisque les pays jadis colonisés sont les les plus pauvres de la planète, par Guy Bajoit S’il faut commencer par parler du colonialisme, c’est parce que les pays qui furent colonisés sont, encore aujourd’hui, à quelques rares exceptions près, les pays les plus pauvres de la planète. On peut donc, au moins, faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement. Je me limiterai ici, aux grandes étapes de l’histoire coloniale et post (ou néo) coloniale, au cours des cinq derniers siècles. L’hégémonie du Portugal et de l’Espagne Déjà, ce sont les besoins de l’économie des pays les plus puissants, combinés avec la conjoncture politique du moment, avec les découvertes scientifiques et, bien sûr, avec beaucoup d’audace, d’imagination et de chance, qui expliquent la découverte et la colonisation de ce que l’on a appelé « l’Amérique ». Les bourgeoisies du sud de l’Europe avaient grand besoin de développer le commerce, surtout avec l’Asie (la Chine, les Indes) : elles cherchaient des épices, des soieries et surtout des métaux précieux. Mais il fallait, pour cela, faire la concurrence aux Vénitiens et aux Génois, et s’arranger avec les Turcs, qui contrôlaient le Moyen-Orient. Les Portugais et les Espagnols cherchèrent donc une voie maritime pour se rendre en Asie : les premiers en contournant l’Afrique (dès 1485 et surtout, à partir de 1497, avec Vasco de Gama) ; les seconds, en naviguant vers l’Ouest (dès 1492, après le succès de Christophe Colomb). Or, justement, les progrès de la navigation (connaissances géographiques, pilotes expérimentés, bons bateaux — la caravelle, le galion — et nouveaux instruments comme l’astrolabe nautique et l’arbalète) rendaient possible de tels projets. Le Portugal et l’Espagne financèrent de nombreuses expéditions, qui aboutirent à trouver un continent qu’ils ne cherchaient pas puisqu’ils ignoraient son existence. Et Christophe Colomb put réaliser pleinement les promesses de son nom : il porta le Christ (Christophe) en terre colonisée (Colomb) ! Dès 1493, mais surtout en 1494, avec le Traité de Tordesillas, le Pape Alexandre VI (un Espagnol) confirme le partage du « nouveau monde » entre le Portugal et l’Espagne. Et la colonisation commence : les populations indigènes sont christianisées, mais aussi réduites au servage dans les encomiendas ; des tonnes d’or et d’argent (les mines de Potosí produisent, à elles seules, cinq fois plus d’argent que toute la production européenne) sont ramenées à Séville par les galions espagnols ; les guerres, les maladies et les conditions de travail déciment la population autochtone (elle serait passée de 80 à 10 millions au cours du XVIe siècle) ; la traite des noirs, à laquelle prennent part non seulement les Portugais et les Espagnols, mais aussi les Français, les Anglais et les Hollandais, introduit une main-d’œuvre nouvelle ;

Transcript of Le dveloppement selon Bajoit

Page 1: Le dveloppement selon Bajoit

La question du développementQuelles sont les conditions qui expliquent le développement ?, par Guy BajoitEn 1992, selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), les 40 % les plus nantis de la population mondiale produisaient et consommaient 94,4 % de la richesse, alors que les 60% les plus pauvres se contentaient de 5,6 %. En 2004, ces chiffres étaient, respectivement, 77,9% et 22,1%. La situation s’est donc légèrement améliorée, à cause de l’émergence de nouveaux pays industrialisés. Par contre le dynamisme du développement des pays les plus riches s’est, pendant cette période, renforcé bien plus que celui des pays pauvres : les PIB (Produit intérieur brut) annuels per capita qui, en 1992, étaient, chez les plus riches, de 40 à 45 fois supérieurs à ceux des plus pauvres, le sont devenus, en 2004, de 70 à 75 fois. Relativement, les pauvres sont un peu moins pauvres, certes, mais les riches sont beaucoup plus riches !La question du développement n’a cessé de me préoccuper pendant quarante ans ; c’est, au départ, pour contribuer à la résoudre que je suis devenu sociologue. Quelles sont les conditions et les processus qui expliquent le dynamisme relatif de développement d’une collectivité, et quels sont les acteurs qui lui insufflent ce dynamisme ? Pourquoi celui-ci est-il plus fort dans certaines collectivités que dans d’autres, produisant ainsi, à la longue, des inégalités gigantesques de conditions d’existence de leurs populations ? Pourquoi est-il pratiquement inexistant dans certaines d’entre elles, qui continuent à stagner depuis des siècles ? Pourquoi, dans une même collectivité, ce dynamisme est-il fort à certaines époques et s’essouffle-t-il à d’autres, jusqu’à la faire, parfois, régresser ? Ces questions sont terriblement complexes et, malgré tous mes efforts, je ne crois pas être parvenu à leur donner une réponse satisfaisante.Pour les aborder, je pense qu’il faut d’abord rappeler ce qu’a été le colonialisme, qui a duré jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, et le néocolonialisme qui lui a succédé ; nous examinerons ensuite les modèles de développement, par lesquels on a cru pouvoir résoudre l’immense problème des inégalités entre le Nord et le Sud. Enfin, je tenterai de proposer, ma propre conception de ce que devrait être un développement éthique et durable.Le colonialisme et le néocolonialisme On peut faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement puisque les pays jadis colonisés sont les les plus pauvres de la planète, par Guy BajoitS’il faut commencer par parler du colonialisme, c’est parce que les pays qui furent colonisés sont, encore aujourd’hui, à quelques rares exceptions près, les pays les plus pauvres de la planète. On peut donc, au moins, faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre colonisation et sous-développement. Je me limiterai ici, aux grandes étapes de l’histoire coloniale et post (ou néo) coloniale, au cours des cinq derniers siècles.L’hégémonie du Portugal et de l’EspagneDéjà, ce sont les besoins de l’économie des pays les plus puissants, combinés avec la conjoncture politique du moment, avec les découvertes scientifiques et, bien sûr, avec beaucoup d’audace, d’imagination et de chance, qui expliquent la découverte et la colonisation de ce que l’on a appelé « l’Amérique ». Les bourgeoisies du sud de l’Europe avaient grand besoin de développer le commerce, surtout avec l’Asie (la Chine, les Indes) : elles cherchaient des épices, des soieries et surtout des métaux précieux. Mais il fallait, pour cela, faire la concurrence aux Vénitiens et aux Génois, et s’arranger avec les Turcs, qui contrôlaient le Moyen-Orient. Les Portugais et les Espagnols cherchèrent donc une voie maritime pour se rendre en Asie : les premiers en contournant l’Afrique (dès 1485 et surtout, à partir de 1497, avec Vasco de Gama) ; les seconds, en naviguant vers l’Ouest (dès 1492, après le succès de Christophe Colomb). Or, justement, les progrès de la navigation (connaissances géographiques, pilotes expérimentés, bons bateaux — la caravelle, le galion — et nouveaux instruments comme l’astrolabe nautique et l’arbalète) rendaient possible de tels projets. Le Portugal et l’Espagne financèrent de nombreuses expéditions, qui aboutirent à trouver un continent qu’ils ne cherchaient pas puisqu’ils ignoraient son existence. Et Christophe Colomb put réaliser pleinement les promesses de son nom : il porta le Christ (Christophe) en terre colonisée (Colomb) !Dès 1493, mais surtout en 1494, avec le Traité de Tordesillas, le Pape Alexandre VI (un Espagnol) confirme le partage du « nouveau monde » entre le Portugal et l’Espagne. Et la colonisation commence : les populations indigènes sont christianisées, mais aussi réduites au servage dans les encomiendas ; des tonnes d’or et d’argent (les mines de Potosí produisent, à elles seules, cinq fois plus d’argent que toute la production européenne) sont ramenées à Séville par les galions espagnols ; les guerres, les maladies et les conditions de travail déciment la population autochtone (elle serait passée de 80 à 10 millions au cours du XVIe siècle) ; la traite des noirs, à laquelle prennent part non seulement les Portugais et les Espagnols, mais aussi les Français, les Anglais et les Hollandais, introduit une main-d’œuvre nouvelle ;

Page 2: Le dveloppement selon Bajoit

des populations d’origine européenne vont y chercher fortune.Cette « œuvre » coloniale fut légitimée par la christianisation. L’Église, après avoir douté de l’humanité des « indiens » (voir la controverse de Valladolid, où Bartolomé de las Casas plaida leur cause), admit qu’il s’agissait bien d’hommes et de femmes, et, par conséquent, justifia l’entreprise par son devoir de sauver leurs âmes, de lutter contre leur idolâtrie, leur ignorance, leur infantilisme et contre les sacrifices humains ! Ils étaient hommes, c’était entendu, mais d’un niveau inférieur : il y a, pensait-on, des hommes que Dieu à condamnés à rester esclaves, qui sont serviles par nature ! S’ils manifestaient quelque résistance (ce qu’ils ont fait), la guerre ne pouvait être que juste : c’était pour leur bien… Pour ceux que ces arguments ne convainquaient pas, on en invoquait d’autres : le droit de chacun de circuler et de s’établir partout sur la terre, la propriété commune des richesses naturelles (du sol, du sous-sol et de la mer)… Dès le départ, l’Espagne et le Portugal se heurtèrent à la concurrence des Anglais, des Hollandais et des Français, les puissances montantes de l’époque qui, elles aussi, se mirent à chercher une route vers l’Asie, et des territoires pour promouvoir leurs activités commerciales.L’or et l’argent faciles, provenant du pillage de l’Amérique du Sud, a permis à la noblesse espagnole et portugaise de vivre dans le luxe, en achetant, notamment, des produits fabriqués dans d’autres pays européens et, paradoxalement, chez ses rivaux. La hausse des prix stimula fortement l’économie, surtout anglaise, hollandaise et française. On le sait, Marx a vu dans cette dilapidation, l’origine de ce qu’il appelait « l’accumulation primitive du capital », qui a été l’une des conditions de l’essor du capitalisme industriel, mettant fin à l’hégémonie des Espagnols et des Portugais et consacrant, du même coup, celle des Anglais et des Français.Après environ trois siècles de résistance contre ces puissances montantes et de lutte contre des rébellions internes à leurs colonies, l’Espagne et le Portugal durent lâcher prise. Des mouvements de décolonisation, conduits par des dirigeants créoles, aidés par des Européens, finirent par l’emporter, et, au début du XIXe siècle (vers 1810-1830), les États latino-américains se constituèrent, et jouirent, au moins formellement, de leur indépendance politique, et de l’aide « protectrice » de leurs nouveaux « amis » (l’Angleterre, la France, et plus tard, les États-Unis).L’hégémonie de la Grande Bretagne et de la FranceLeur rivalité avec les Espagnols et les Portugais mena les Anglais, les Français et les Hollandais, au moins en partie, vers d’autres rivages : le nord du nouveau continent, que l’on appelait maintenant l’Amérique, ainsi que l’Afrique et l’Asie. Ils bourlinguaient depuis longtemps sur toutes les mers du monde, mais n’avaient pas, à proprement parler, installé de colonies. Ils avaient plutôt coutume d’établir des comptoirs, comme l’avaient fait aussi les Portugais, sans pénétrer profondément dans les terres, se limitant à installer des ports et à faire du commerce. Ils confiaient cette activité à des « compagnies à charte » (chaque pays avait la sienne : par exemple les Compagnies des Indes). Bien sûr, les comptoirs constituaient bien une forme de colonisation, mais très limitée, si l’on considère les méthodes des Espagnols en Amérique latine, et celles que pratiqueront ensuite les autres puissances européennes.En Amérique du Nord, les Français et les Anglais rivalisèrent, entre eux et avec les « Indiens », pendant au moins un siècle (de la moitié du XVIIe jusqu’en 1763), pour s’approprier des territoires. Les Français arrivèrent les premiers : après les expéditions de Jacques Cartier (1534-1536), Samuel de Champlain, le père de la Nouvelle-France, fonda la ville de Québec (1608) et quelques colons commencèrent à s’installer dans la vallée du Saint-Laurent. Leurs commanditaires, cependant, furent déçus : ils cherchaient une route vers l’Asie, des métaux précieux et ils trouvèrent des fourrures, du poisson et un climat plutôt hostile ! Un peu plus bas, les Anglais s’installèrent d’abord en Virginie (1607) et en Nouvelle-Angleterre (1620 : le Mayflower). Un siècle et demi plus tard, ils occupaient de nombreuses colonies, qui se répartissaient sur toute la côte Est du sous-continent et, déjà, à l’intérieur des terres, sur la moitié Est des États-Unis et du Canada actuels. Après quelques décennies de querelles et de guerres locales, les Anglais s’imposèrent et éliminèrent les Français (Traité de Paris, 1763).Néanmoins, les colons, d’origine anglaise principalement, jugèrent que la pression fiscale exercée par la Couronne britannique était excessive. Ils commencèrent à s’organiser pour revendiquer leur indépendance. Ils l’obtinrent, après plusieurs affrontements violents, et avec l’aide de l’armée française (victoire de Yorktown, 1781). À l’exception du Canada (qui gagna progressivement son autonomie par rapport à l’Angleterre et ne fut vraiment indépendant qu’après la Première Guerre mondiale) et de quelques autres petits territoires, on peut dire qu’au cours des trois premières décennies du XIXe siècle, le continent américain — les États-Unis d’abord, les pays latino-américains ensuite — se libérèrent de la colonisation, au moins formellement (car, dans les faits, les Anglais, principalement, prirent la relève des Espagnols et des Portugais en Amérique Latine). La colonisation se poursuivit donc sous d’autres latitudes : en Asie, en Afrique, et dans le monde arabe, sous l’égide de la Grande-Bretagne, de la France et, secondairement, de quelques autres pays européens.Les Anglais surtout construisirent un empire colonial énorme : « Vers 1914, alors que le Royaume-Uni compte 45 millions d’habitants, regroupés sur 310 mille kilomètres carrés, il régit le destin d’une Inde

Page 3: Le dveloppement selon Bajoit

peuplée de 322 millions d’habitants et vaste de ses 5 millions de kilomètres carrés, gouverne directement soixante colonies dépendantes, peuplées de 5,2 millions d’habitants dispersés sur plus de 8 millions de kilomètres carrés et conserve des droits étendus dans cinq dominions, où 24 millions d’hommes, la plupart de race blanche, occupent 19 millions de kilomètres carrés » [1]. Cet empire comportait principalement le Canada, l’Inde, l’Australie et pratiquement tout l’Est de l’Afrique (une continuité territoriale s’étendant du nord au sud du continent, de l’Égypte à l’Afrique du Sud). Il s’agrandit encore, après le premier conflit mondial, lorsque certaines possessions coloniales allemandes (Traité de Versailles, 1919) et une partie de l’Empire ottoman furent confiées à la Grande-Bretagne.Bien que plus modeste, l’empire colonial français fut lui aussi très vaste. En Afrique du Nord, la conquête de l’Algérie, commencée en 1830, se heurta à la résistance du sultan Abd-el-Kader, qui dura jusqu’en 1847 ; la Tunisie devint protectorat en 1883 ; le Maroc, très disputé par les autres puissances, ne le devint qu’en 1912. « En 1914, l’influence française s’étend à l’Afrique du Nord […], à l’Afrique occidentale et à l’Afrique équatoriale placées sous l’autorité de gouverneurs, à l’Indochine (Cochinchine, Annam, Tonkin, Cambodge, Laos) […], à Madagascar, aux Antilles, à l’Océanie et aux comptoirs de l’Inde » [2]. Comme les Britanniques, les Français profitèrent du dépècement de l’empire ottoman et de la fin de la colonisation allemande.D’autres pays européens participèrent, beaucoup plus modestement, à la colonisation : la Belgique eut le Congo (qu’elle considérait comme sa dixième province, 86 fois plus grand qu’elle !), puis le Ruanda-Urundi ; l’Italie eut la Libye et l’Éthiopie (qu’elle arracha de haute lutte en 1936) ; la Hollande, qui avait participé à la première phase de la colonisation (avec ses compagnies à charte et ses comptoirs), participa aussi à la seconde, avec l’Indonésie et la Guyane ; il en fut de même pour l’Espagne, qui eut une partie du Maroc et du Sahara, et pour le Portugal, qui garda l’Angola, la Mozambique et les Îles du Cap Vert jusqu’en 1974.La course aux matières premières et aux produits alimentaires était la raison principale de cette seconde phase : le développement du capitalisme industriel en Europe occidentale en avait le plus grand besoin. Mais il fallait aussi trouver des débouchés pour investir des capitaux et des marchés pour les produits de l’industrie. En outre, au tournant du XXe siècle, de nombreux émigrants européens cherchaient à s’installer ailleurs pour fuir le chômage et la pauvreté.Le régime dit « de l’exclusif » s’imposait : chaque métropole s’assurait le monopole du commerce avec ses colonies. Seuls les Anglais étaient un peu plus souples que les autres dans l’application de cette règle : ils pouvaient se le permettre parce qu’ils craignaient moins la concurrence, étant donné les performances de leurs industries. Déjà, entre colonisateur et colonisé, la division du travail s’appliquait : les colonisés devaient se contenter de produire des matières premières (du coton, par exemple), alors que les métropoles se réservaient les produits manufacturés (comme le tissu). Toute tentative d’une colonie pour produire et vendre des produits finis était systématiquement détruite, par n’importe quel moyen (l’Inde et l’Égypte l’apprirent à leurs dépens), afin d’éviter toute concurrence avec l’industrie européenne. La justification idéologique de cette seconde étape de l’entreprise coloniale ne se faisait plus tellement au nom de la christianisation (même si cette préoccupation ne fut pas oubliée), mais plutôt au nom de la civilisation moderne : il s’agissait d’apporter la culture et la technologie à des populations arriérées, ignorantes et souvent barbares, et de leur apprendre, (très) progressivement, à se gouverner seules.L’hégémonie des États-Unis et de l’Union SoviétiqueLe régime colonial européen dura jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci, en effet, modifia fondamentalement la répartition des cartes de l’hégémonie entre les États : les Soviétiques avaient gagné la guerre sur le front de l’Est et les États-Unis, avec l’aide des Alliés, l’avaient gagnée sur le front de l’Ouest ; tous les autres États, notamment la France, n’avaient plus qu’à reconnaître, modestement, ces faits. La Conférence de Yalta (1945) réunit donc les vainqueurs — Staline, Roosevelt (puis Truman) et Churchill — et confirma l’hégémonie des deux nouvelles puissances.Fondamentalement, les nouveaux maîtres du monde avaient besoin, pour l’expansion de leur économie, de briser les frontières des marchés exclusifs instaurés par les métropoles coloniales européennes, et de construire des zones d’influence, aussi vastes que possible. Puisqu’ils étaient deux prétendants à vouloir se partager le monde, leur entente initiale n’a pas tardé à se dégrader et fut bientôt remplacée par les relations tendues, que l’on a appelé guerre froide. Ils se partagèrent d’abord l’hégémonie sur les pays européens, qu’ils venaient de libérer du fascisme : un rideau de fer et, à Berlin, un mur séparèrent le monde de l’Est de celui de l’Ouest. L’ingérence était pratique courante. Elle passait par des pressions économiques, politiques et militaires : plus négociées à l’Ouest (le Plan Marshall, les investissements des multinationales, la participation à l’Otan) ; plus imposées et, au besoin, violentes, à l’Est (Pacte de Varsovie, Comecon, interventions à Berlin, Varsovie, Budapest, Prague…).Dans le « troisième » monde (que l’on commençait à appeler le tiers monde), la constitution de zones d’influence passait par la destruction du système colonial européen. Le but des États-Unis et de l’URSS

Page 4: Le dveloppement selon Bajoit

fut donc de favoriser les indépendances nationales des pays colonisés, comme le voulait déjà, après la Première Guerre mondiale, la Société des Nations, et comme l’avait confirmé, après la Seconde, l’ONU. L’heure était à la décolonisation, et de nombreux dirigeants politiques du tiers monde ont su saisir cette occasion historique. Dès la fin des années 1940, l’Indonésie, l’Inde, la Chine lancèrent le processus de libération nationale, qui fut suivi, dans les années cinquante, par plusieurs autres pays, surtout asiatiques et arabes, et qui se généralisa au cours de la décennie suivante. Parfois, le processus se déroula sans trop de heurts (le cas du Congo belge, par exemple) ; d’autres fois, l’ancienne métropole résista longtemps et il fallu arracher l’indépendance par la lutte armée (le cas de l’Algérie, notamment).Dans beaucoup de pays du tiers monde, les grandes puissances réussirent à s’allier avec des dirigeants nationaux qui contrôlaient fermement le pouvoir et se situaient clairement dans l’un ou l’autre camp ; parfois cependant, le contrôle du pouvoir resta incertain, passant d’un camp à l’autre, avec des guerres civiles incessantes ; certains encore tentèrent, avec des succès très divers, de rester neutres (le mouvement des non-alignés), de jouer sur la rivalité entre les puissances, avec l’aide des anciennes métropoles.Il s’ensuivit la mise en place d’un « nouvel ordre politique et économique international ». On a dit de cet ordre qu’il était néocolonial, parce que, dans beaucoup de cas, l’indépendance des nouveaux États était plus formelle que réelle. Même si le discours disait exactement le contraire, le système reposait, en effet, sur l’ingérence, dont le but était de mettre au pouvoir des « amis », et de les aider à s’y maintenir (notamment par une coopération militaro-industrielle), en éliminant les forces contraires. Outre l’ingérence politique, cet ordre reposait aussi sur l’endoctrinement idéologique et, bien entendu, sur la dépendance économique.L’endoctrinement consistait à convaincre les populations de ces nouvelles nations de la légitimité de cet ordre. Après avoir voulu les christianiser, on a voulu les civiliser, et voici que maintenant, on voulait les développer, c’est-à-dire les industrialiser, en les modernisant. Mais, pour atteindre ce but, chaque camp imposait sa méthode, son modèle : le capitalisme versus le communisme. Les courants d’opposition étaient étroitement surveillés par des services de sécurité (aidés soit par la CIA, soit par le KGB), et plus ou moins durement réprimés.Malgré les beaux discours sur le développement et l’industrialisation, la dépendance économique a été généralement maintenue par les grandes puissances, avec l’aide de leurs « complices » locaux souvent corrompus. Rares sont les États qui ont réussi à y échapper : il fallait, pour cela, des circonstances exceptionnelles, comme celles que connaissent la Corée du Sud ou Taiwan, à cause de leur position géostratégique. La coopération, même quand elle a été conçue et réalisée avec les meilleures intentions, n’a pas suffi à relever un tel défi. On peut même penser qu’une partie de cette aide (pas toute, heureusement) a surtout servi à huiler les engrenages de ce système, et ce, de plusieurs manières : soit en facilitant les transferts du Sud vers le Nord (pour rembourser les dettes, pour rapatrier des bénéfices, pour importer des produits manufacturés) ; soit en ouvrant la voie aux investissements des multinationales ; soit encore en favorisant le maintien au pouvoir de dirigeants locaux complices (dépenses de répression, de prestige) ou même, en s’en servant pour les corrompre. Ce n’est donc pas sans raison que l’on a dit de cet impérialisme qu’il était « néocolonial » : il reprenait et poursuivait, ce qui avait fait l’essence du colonialisme.Certains s’étonneront de nous voir traiter de la même manière la domination des États-Unis et celle de l’URSS. C’est que, même si chaque puissance avait évidemment sa manière de mener ses relations avec les nouveaux États, l’idée centrale était la même : constituer, grâce à une ingérence politique et militaire, une zone d’influence, économiquement exploitable et/ou stratégiquement utile, en maintenant dans la dépendance des gouvernements et des peuples étrangers. Que les uns aient fait cela au nom du capitalisme et les autres au nom du communisme n’y change, tout compte fait, pas grand-chose !La domination des grandes organisations supranationalesLe système néocolonial que nous venons de décrire est encore bien vivant. Pourtant, depuis la fin de l’empire soviétique, il est en train de changer suffisamment pour que l’on puisse déjà augurer de la mise en place d’un nouvel ordre politique et économique mondial. Voyons cela de plus près. Après quarante ans de rivalité, de guerres indirectes, l’URSS s’effondre, les États-Unis triomphent, et du même coup, ils imposent au monde entier la légitimité de leur modèle, le capitalisme néolibéral. Toutefois, pendant la même période, beaucoup d’autres choses ont changé, qui concernent notre propos. Nous observons trois mouvements de fond.

• Premier mouvement : l’organisation d’un système dans lequel les acteurs qui exercent l’hégémonie ne sont plus (ou en tout cas, plus seulement) des États, où la base territoriale d’exercice de l’hégémonie n’est plus la nation et où le droit d’ingérence est de plus en plus reconnu. Beaucoup d’organisations internationales (les Nations Unies et toutes les instances qui en dérivent ; le FMI ; la Banque mondiale ; l’OMC ; les unions économiques et politiques

Page 5: Le dveloppement selon Bajoit

régionales, etc.), cherchent à imposer leurs décisions à toutes les nations du monde ou, tout au moins, à une grande partie d’entre elles. Ces organisations cherchent à faire prendre aux États nationaux des engagements qu’ils doivent respecter (même s’ils se font parfois tirer l’oreille) et qui réduisent leur autonomie de décision : après d’innombrables tractations, ils ont signé une multitude de chartes, d’accords, de règlements... Progressivement, un droit et une jurisprudence se constituent ; des tribunaux internationaux interviennent dans les affaires intérieures des États nationaux et prononcent des jugements, des condamnations auxquelles ceux-ci sont obligés de se plier. Peu à peu – avec peine il est vrai, car c’est sans doute le niveau le plus difficile –, on observe des tentatives visant à mettre en place une force militaire agissant au niveau mondial.

• Second mouvement : le phénomène de mondialisation des échanges économiques, selon la logique néolibérale. Les barrières économiques qui protégeaient les nations s’affaiblissent ou tendent à disparaître ; le commerce international s’accroît ; les investissements directs étrangers sont en pleine expansion ; le volume des transactions financières augmente de façon effrénée ; les coûts de transport se réduisent de plus en plus ; les nouvelles technologies dans le domaine des communications se diffusent partout ; les informations circulent avec une très grande fluidité sur toute la surface du globe…

• Troisième mouvement : le déplacement vers les pays du Sud de certaines des activités du capitalisme industriel. On peut penser que ce déplacement est une des conséquences du passage des pays du Nord à une nouvelle étape du développement technologique et économique. En effet, leur nouveau modèle repose plus sur l’accumulation de profits commerciaux que sur l’extraction de la plus-value du travail, du moins, celle de leurs propres travailleurs. Il est donc vital que cette plus-value salariée soit produite ailleurs. Du coup, les pays du Sud et de l’Est sont invités, par les grandes organisations du pilotage économique mondial, à s’industrialiser. Quelques-uns semblent être en bonne voie : la Russie, certains anciens satellites de l’URSS, les « dragons » asiatiques, la Chine, l’Inde, le Brésil et certains pays d’Amérique du Sud ou du Moyen-Orient. Pour piloter cette évolution – entendez, pour imposer cette nouvelle division du travail –, il n’y a plus qu’un seul modèle : le néolibéralisme, installé dans les pays dépendants à grands coups d’ajustements structurels.

Ces trois mouvements essentiels indiquent clairement, nous semble-t-il, qu’un nouveau mode d’exercice de l’hégémonie est en train de se mettre en place. Il ne repose plus sur la base territoriale des nations, mais bien sur des réseaux d’échange d’informations et de capitaux, contrôlés par des organisations internationales et par les États les plus puissants (G8). Quant aux légitimations idéologiques, elles suivent cette évolution. Après la christianisation, la civilisation et le développement, c’est maintenant au nom de la lutte contre la pauvreté et contre le terrorisme que les pays hégémoniques prétendent imposer leurs vues. Le développement est peu à peu remplacé par l’aide alimentaire, et le terrorisme prend la place du communisme pour former le nouvel « axe du mal ». Ainsi, quand on bombarde l’Afghanistan pour en chasser les Talibans, des avions y déversent aussi des rations alimentaires !De la même manière que, jadis, le Nord avait intérêt, pour mieux justifier le colonialisme, à croire et à faire croire à la répugnante impiété et à la monstrueuse barbarie des peuples du Sud, aujourd’hui il a intérêt à croire et à faire croire que le Sud constitue pour le Nord une épouvantable menace terroriste. Après avoir inspiré la pitié, voici que les pauvres font peur : on ne peut pas laisser traîner des « armes de destruction massive » en Irak, ni laisser l’Iran ou la Corée du Nord fabriquer tranquillement la bombe atomique ! Ainsi, au nom de la répression, soigneusement légitimée, dudit terrorisme, les États impérialistes peuvent, en invoquant la démocratie et les droits de l’homme, justifier toutes leurs ingérences dans les pays du Sud. Et, du même coup, créer dans le Sud exactement les conditions qui… y font progresser plus de terrorisme encore ! Car il est évident que la manière dont les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou Israël gèrent la menace terroriste ne fait que la renforcer en Afghanistan ou en Irak, en Tchétchénie, au Tibet ou en Palestine ! Remarquable mystification idéologique (on cache des intérêts sordides derrière des idéaux pleinement légitimes) et cercle terriblement vicieux : les États hégémoniques entretiennent ou accentuent un phénomène néfaste, qu’ils ont intérêt à maintenir pour pouvoir le réprimer, et du même coup, justifier leurs ingérences à finalités économiques ou politiques. Cependant, rien de nouveau sous le soleil : les Espagnols et les Portugais faisaient déjà cela avec le « nouveau Monde » !

Le temps du développement Comment expliquer les profondes inégalités de développement entre les sociétés humaines ?, par Guy BajoitNous allons examiner maintenant les réponses, formulées depuis environ soixante ans par les sociologues, à la question du (sous)développement. Comment expliquer, par la sociologie, les profondes – et croissantes – inégalités de développement entre les sociétés humaines ? Afin de trouver

Page 6: Le dveloppement selon Bajoit

des réponses à cette question, j’ai fait, parmi les sociologues du développement, une sorte d’enquête – une longue enquête qui a commencé il y a maintenant quarante ans et qui n’est toujours pas achevée ! J’ai cherché à connaître, et j’ai comparé, les réponses qu’ils ont données aux suivantes questions :1. Cause : Quelle est la cause principale du sous-développement ? Quel est le principal obstacle au dynamisme de développement ?2. Définition : Quelle est la définition du développement ? Que signifie « développer » une collectivité humaine ?3. Que faire ? : Que faut-il faire pour développer ? En quoi consiste une bonne politique de développement ?4. Qui ? : Quel est l’acteur principal (le pilote) du processus de développement dans une collectivité ?5. Exemples : Quels sont les exemples historiques de développement, menés avec cette politique et sous la direction de cet acteur ?6. Évaluation : Quelles furent les principales difficultés rencontrées dans l’application de ce modèle ?7. Coopération : En quoi consiste une bonne politique de coopération au développement ?Comme il fallait s’y attendre, je n’ai pas trouvé à ces questions une seule, mais différentes réponses, souvent contradictoires, bien que complémentaires. J’ai d’abord fait un travail d’inventaire : au fur et à mesure que je les réunissais, je classais les réponses selon des traditions intellectuelles, selon des paradigmes différents, que j’ai nommés les « théories du développement ». J’ai ainsi trouvé cinq grandes conceptions, qui se distinguent selon le « moteur » du processus de développement que les auteurs privilégient : le développement par la modernisation, par la révolution, par la compétition, par la démocratie, et par l’identité culturelle.En soi, le fait qu’il y ait des divergences entre les auteurs demande à être précisé. Pourquoi, en effet, y a-t-il tant de théories différentes ? Il est vrai que les sociologues parviennent rarement à se mettre d’accord entre eux. Mais la question est, ici, plus complexe. Comme le font les photographes qui réduisent à deux dimensions des objets qui en ont trois, et qui fabriquent des objets inertes avec des sujets vivants, les sociologues ont tendance à réduire le réel à des images simples, en privilégiant certaines variables et certains aspects particuliers. Bien évidemment – comme c’est aussi le cas de la photographie –, chaque discours sociologique révèle avec pertinence une partie de la réalité ; cependant, par ce geste même de révéler, il en occulte d’autres dimensions, qui sont également pertinentes pour la comprendre.En examinant les conceptions du développement que je vais présenter maintenant, nous verrons apparaître leurs liens, non seulement avec le modèle culturel de la modernité rationaliste en général, mais aussi avec ses idéologies, avec les voies historiques de l’industrialisation des pays du Nord, et même avec des conjonctures spécifiques qui ont marqué l’histoire de ces pays au cours des soixante dernières années. Les théories sociologiques – qu’elles soient produites par des sociologues du Nord ou du Sud : peu importe le lieu de leur provenance – reflètent les grands changements qui ont affectés les voies et les acteurs de l’industrialisation, luttant les uns contre les autres pour faire triompher leurs intérêts et leurs projets. Il existe, visiblement, un lien de complicité idéologique – pas nécessairement intentionnel ou conscient – entre les conceptions sociologiques du développement, projetées à l’intention des pays du Sud, et les voies de l’industrialisation promues au Nord par les grands acteurs qui les ont menées : la voie nationaliste de l’État nation, la voie libérale de la bourgeoisie internationaliste, la voie communiste du parti révolutionnaire, et la voie sociale-démocrate du mouvement ouvrier et socialiste. Cette complicité idéologique nous permet de comprendre les différences entre les réponses aux questions mentionnées ci-dessus, et par conséquent, les divergences qui concernent les conceptions du développement. Nous allons présenter maintenant, de manière très synthétique, notre inventaire des théories sociologiques du développement ; nous prendrons ensuite quelque distance par rapport à elles, nous en ferons la critique, et nous tenterons de proposer une vision alternative qui permette d’aller au-delà du réductionnisme régnant actuellement sur la sociologie en général, et en particulier, sur celle qui se consacre à cette question si importante.

Les deux premières conceptions : 1950-1975 Comment les États-Unis et l’Union Soviétique après avoir défait le nazisme ont réorganisé le Monde, par Guy BajoitLe contexte Juste après la Seconde Guerre mondiale, les sociologues commencèrent à construire une problématique sociologique autour de la question du développement. Il est certain que le problème – les inégalités entre les pays du Sud et du Nord – existait déjà bien avant, sans avoir été problématisé : il n’y avait pas de concepts pour le penser, pas de données empiriques comparatives, de chaires ou d’instituts universitaires, de colloques, revues ou recherches sur ce thème. Ce fait doit d’ailleurs attirer

Page 7: Le dveloppement selon Bajoit

notre attention : en effet, pourquoi en était-il ainsi ? Quel est le rapport entre l’apparition de cette problématisation du développement et la conjoncture économique, politique et culturelle de l’immédiat après-guerre ?Comme je l’ai signalé plus haut, cette conjoncture était caractérisée par l’émergence de nouvelles puissances, celles qui libérèrent le monde du fascisme : les États-Unis et l’Union Soviétique. Les nations européennes avaient, quant à elles, plutôt perdu la guerre – sauf la Grande-Bretagne, qui ne put cependant l’emporter seule. Ces deux nouvelles puissances hégémoniques, se confiant à elles-mêmes une mission mondiale, voulurent réorganiser l’ordre international (Yalta, 1945). Elles exigèrent, directement ou par l’intermédiaire de l’ONU, la fin du modèle colonial. Appuyés par elles, les mouvements de libération nationale s’éveillèrent dans les colonies. Les Britanniques et les Français, comme les autres États européens, perdirent peu à peu leurs colonies. Ainsi, en un peu plus de deux décennies, le modèle colonial prit fin, et de nombreuses « nouvelle nations » se trouvèrent en construction. Les deux grandes puissances avaient besoin d’un projet pour justifier leur politique – et leur rivalité – dans le Sud. Ce projet fut – et reste – le développement, que ce soit par la voie capitaliste ou par la voie socialiste – les deux chemins qu’elles-mêmes suivaient. Elles fondèrent ce projet sur la science – car, pour résoudre un problème, il faut d’abord le connaître scientifiquement. L’économie et la sociologie leur offrirent leur label scientifique, donc la légitimité derrière laquelle ils pourraient cacher leurs intérêts politiques et économiques ! Disant cela, je ne veux pas insinuer que les économistes et les sociologues, qui acceptèrent d’entrer dans ce jeu, furent cyniques : les personnes adhérant à une idéologie sont, en grande partie, sincères, et croient réellement en ce qu’elles font. Cependant, en même temps, cette sincérité est une forme d’aveuglement. Ce sont eux, en effet, qui inventèrent le développement en tant qu’objet scientifique, et qui conceptualisèrent les deux voies qui furent les deux premières théories du développement.Le développement par la modernisationCause Selon cette conception, le sous-développement serait un problème culturel : la mentalité traditionnelle aurait imposé, depuis des siècles, des habitudes culturelles (conceptions du monde, modes d’organisation et de vie, types de technologie, etc.) incompatibles avec la modernité, et qui résistent à sa pénétration. Les formes traditionnelles de solidarité (famille, clan, tribu, ethnie) portent préjudices au fonctionnement moderne de la société. Il est en effet difficile de mettre sur pied une exploitation agricole, une entreprise industrielle, d’organiser un système bancaire, un réseau d’échanges commerciaux, une administration publique, un régime politique, une armée, une école, un hôpital, une famille, etc., autrement dit, une nation moderne, avec des individus orientés par des valeurs, des normes, des modes de pensée et des sentiments traditionnels. L’équation moderne « temps = argent = travail » n’était pas encore généralisée dans les esprits des gens du Sud. Il faut le reconnaître : la conception mystique et religieuse du monde est incompatible avec la conception technique et scientifique. Nous (les sociétés du Nord) savons cela très bien : deux ou trois siècles nous ont été nécessaires pour résoudre ce problème ; croire au Progrès, au Travail, à la Raison, à l’Égalité, à la Liberté, à la Démocratie, à la Nation,... nous a demandé beaucoup de temps et de sacrifices, beaucoup de crises et de guerres fratricides. Il n’est donc pas réaliste de penser que les nouvelles nations, fabriquées artificiellement par des négociations entre colonisateurs et colonisés, parviennent à se moderniser en quelques décennies.Définition Si cette photo est bonne – et, bien sûr, elle l’est si les acteurs la croient vraie – la condition essentielle au développement est le passage progressif et contrôlé de la société traditionnelle à la société moderne, c’est-à-dire un processus de modernisation : une longue lutte contre les effets néfastes de la persistance de la mentalité traditionnelle, contre la résistance des acteurs de l’« ancien régime » !Que faire ? Mettre en œuvre une politique de modernisation est une tâche longue et complexe. Il faut doter le pays des infrastructures nécessaires favorisant les échanges et l’intégration de toutes ses parties constitutives. Il est nécessaire d’augmenter la productivité agricole, et à cette fin, d’imposer, contre les résistances des grands propriétaires, une réforme agraire. On doit généraliser l’usage de la monnaie comme moyen de faire du commerce, d’économiser et d’investir. Il faut développer quelques entreprises industrielles importantes : avant tout, celles grâce auxquelles les matières premières seront transformées avant d’être exportées, et celles dont les produits pourront substituer des importations. Il faut étendre à l’entièreté du pays une administration publique compétente, dirigée par des fonctionnaires honnêtes préoccupés par l’intérêt général. Il est aussi essentiel de former une bonne armée capable de défendre les frontières, et une force de l’ordre apte à maintenir la paix intérieure. Il faut encore planifier le développement des villes afin de contenir et de contrôler l’inévitable processus d’exode rural. Il y a donc... beaucoup de chose à faire ! Cependant, par-dessus tout, il est nécessaire de changer la mentalité des gens. À cette fin, le système scolaire constitue la base essentielle de tout le processus : les nouvelles générations sont l’élément le plus décisif de la réussite du développement. Enfin, en plus de tout ceci, si possible, on doit instaurer la démocratie politique et sociale. Si possible !

Page 8: Le dveloppement selon Bajoit

Car, dans la plupart des cas, elle reste inexistante, du moins dans l’immédiat : les nouveaux citoyens doivent d’abord apprendre à coexister dans le respect des institutions nationales.Qui ? Si ce processus est long et délicat, c’est à cause des résistances des acteurs traditionnels opposés à la modernisation, et en raison des comportements inadaptés, obéissant encore aux anciennes règles de conduite. C’est pourquoi, dans un premier temps, il est préférable de piloter le processus d’une main ferme, par l’action d’un État fort, dirigé par des élites modernisatrices, habituellement formées dans les pays du Nord. Dans un second temps, lorsque l’on pourra considérer que la modernisation est en bon chemin, la gestion de l’économie pourra passer dans les mains d’une bourgeoisie nationale, qui se sera formée au cours de la première étape et travaillera en collaboration étroite avec l’État.Exemples La majorité des pays asiatiques (l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Taiwan...), arabes (l’Égypte, la Syrie, la Tunisie...) et africains (le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria...) ont tenté – à un moment donné de leur histoire, entre 1950 et aujourd’hui – de pratiquer cette politique. Partout, le ton prédominant des acteurs fut une forme de nationalisme, modéré ou radical, mêlé d’une dose plus ou moins importante de populisme. Les résultats furent divers : depuis l’échec cinglant (Zaïre), jusqu’au succès relatif (Égypte, Sénégal) qui permit à certaines nations de passer, depuis une ou deux décennies, à la seconde étape (Corée du Sud, Taiwan, Malaisie, et plus tard, l’Inde, la Chine).En Amérique Latine, les expériences s’apparentant à ce modèle modernisateur (bien que certaines d’entre elles obéissaient, de manière secondaire, au modèle révolutionnaire que nous présenterons par la suite) furent : l’Argentine avec Perón (1946-55), le Chili avec Alessandri (1958-64) puis avec Frei (1964-70), la Bolivie avec le MNR (Mouvement nationaliste Révolutionnaire de Paz Estenssoro et de Siles Suazo (1952-64), le Brésil avec Kubitschek (1955-60) puis Goulart (1961-64), le Venezuela avec Betancourt (1959-64) et ensuite Pérez (1974-79).Évaluation Il fallait s’y attendre, l’application de ce modèle rencontra diverses difficultés tant internes qu’externes. La réforme agraire et la substitution des importations sont des politiques économiques très coûteuses en équipements industriels ; l’acquisition de ces équipements requiert de devises, qui elles-mêmes impliquent que l’on exporte. De ce fait, le succès du projet dépend, en grande partie, des prix des matières premières exportées et des produits finis importés, ainsi que du comportement des vieilles oligarchies nationales qui, en général, n’ont pas intérêt à le voir aboutir.Dans de nombreux cas, les forces politiques modernisatrices sont arrivées au gouvernement après des mobilisations de masses qui éveillèrent de grandes espérances chez les masses populaires ; une fois au pouvoir, les nouveaux gouvernants durent, pour conserver l’appui de leur peuple, satisfaire en partie ces espoirs ; ce qui les amena à pratiquer des politiques populistes qui vidèrent les caisses des États, au moment où ils avaient le plus grand besoin de devises. Le processus était sensé consolider des bourgeoisies nationales, souvent embryonnaires, qui reprendraient par la suite la direction du projet. Mais, dans la majorité des cas, ces bourgeoisies préférèrent injecter leur argent dans des spéculations financières ou immobilières, plus rentables à court terme, au lieu de l’investir dans des programmes d’industrialisation.Les entreprises publiques, créées à la fois pour administrer les biens nationalisés (les terres, les mines, etc.) et pour suppléer aux carences d’initiatives de la part des bourgeoisies privées, se transformèrent rapidement en pesantes bureaucraties, inefficaces, inefficientes, déficitaires et corrompues. Tous ces éléments, ensemble, ont engendré de nombreuses crises inflationnistes qui furent difficilement contrôlables. Ainsi, le rôle central de l’État dans le processus, couplé au manque de contrôle démocratique, ont creusé plus ou moins fortement les inégalités sociales, encouragé la corruption et la répression des mouvements sociaux et des oppositions politique, reportant ainsi la démocratie à demain. Et derrière les partis, les militaires attendaient leur tour !Coopération Prêter son aide à la réalisation de tels projets implique que l’on travaille en étroite collaboration avec les élites de l’État, que l’on offre, en d’autres termes, une assistance technique (plus ou moins intéressée selon les cas). En ce sens, renforcer le système d’éducation est, peut-être, la meilleure chose à faire ; mais, il importe également de consolider la politique de santé, la modernisation de l’État, l’industrialisation, de soutenir la réforme agraire, etc.Le développement par la révolutionCause Ici, le photographe s’est placé derrière l’objet, et nous révèle tout ce que nous cachait, intentionnellement ou non, la première image. Les partisans de cette conception sont considèrent que la cause principale du sous-développement n’est pas interne, mais externe, et qu’il ne s’agit pas d’abord d’un problème culturel, mais plutôt d’un problème politique. Si les pays du Sud sont moins développés que ceux du Nord, c’est parce que ces derniers organisent et maintiennent un véritable pillage systématique des richesses nationales des premiers. L’impérialisme, perpétré avec la complicité interne des classes dominantes des pays dépendants, est le véritable responsable de l’incapacité de ces pays de se développer. Et, cet impérialisme est un « monstre » à plusieurs visages complémentaires :

Page 9: Le dveloppement selon Bajoit

économique, politique et idéologique. Pour perpétrer leur pillage économique, les pays du Centre hégémonique utilisent diverses méthodes. Les trois principales sont les suivantes :

• La division internationale du travail. Les pays du Nord gardent l’exclusivité de la production des produits finis (qui ont une grande valeur ajoutée) et contraignent les pays du Sud à rester producteurs de matières premières seulement. L’échange entre ces deux types de produits sur les marchés internationaux est inégal : les prix des produits finis sont plus stables et ont tendance à monter, alors que ceux des matières premières, à l’inverse, outre qu’ils sont très irréguliers, ont tendance à baisser (mis à part le pétrole, après 1973, grâce à l’organisation des pays exportateurs : cas unique, qui ne se reproduisit pas avec d’autres matières premières).

• Les investissements des entreprises multinationales. Ces entreprises exercent un chantage sur les États dépendants (qui ont besoin d’investissements et d’emplois) afin d’obtenir de bien meilleures conditions que celles qui régulent leurs activités dans les pays du Centre : salaires et impôts beaucoup plus bas ; liberté d’utilisation de leurs bénéfices... C’est pourquoi, en s’installant dans le Sud, ces entreprises augmentent leur compétitivité et réalisent des bénéfices bien plus plantureux, sans avoir aucune obligation de les réinvestir dans ces mêmes pays. Il s’agit, au fond, d’une forme particulière d’exploitation de la classe travailleuse d’un pays par la bourgeoisie d’un autre, avec la complicité des États qui servent d’intermédiaires.

• L’endettement excessif. Les États dépendants se sont endettés, surtout depuis 1973, lorsqu’il y eut abondance de pétrodollars sur les marchés financiers : à cette époque, les conditions de prêt étaient favorables. L’usage de cet argent, par les classes dominantes parasitaires du Sud, ne fut pas très productif (dépenses de prestige, détournements de fonds, corruption...). De ce fait, quelques années plus tard, ils durent obtenir d’autres prêts pour rembourser les premiers : les conditions étaient, à ce moment, beaucoup moins intéressantes. Ainsi, par excès d’endettement, beaucoup de pays dépendants perdirent une bonne part de la valeur de leurs exportations, qui ne servirent pas à soutenir leur développement.

Ce pillage économique est activement soutenu par un impérialisme politique et idéologique. Du point de vue politique, les États et les entreprises du Nord font usage de diverses méthodes dans des buts très clairs : placer des « amis » au pouvoir dans les pays du Sud qui les intéressent ; soutenir certains personnages politiques, militaires ou chefs d’entreprises, qui peuvent garantir la continuation du pillage économique ; écraser toute tentative de la part des forces d’opposition de limiter ou de mettre fin à cette domination. Pour arriver à ces fins, tous les moyens sont bons : soutenir les campagnes électorales, acheter des votes à l’ONU, financer des coups d’État, enseigner des méthodes antisubversives, fomenter des guerres civiles, organiser des blocus économiques, intervenir directement avec des forces armées, déclarer ouvertement la guerre, etc.Du point de vue idéologique, toutes ces pratiques d’ingérence sont justifiées dans le discours impérialiste, au nom de « causes » très légitimes : la défense de la démocratie, de la liberté, des valeurs de la civilisation chrétienne, du socialisme, des droits de l’homme, la lutte contre pauvreté, contre le terrorisme, etc. De plus, le Nord diffuse dans le Sud des millions de messages culturels (grâce aux moyens de communication de masse), par lesquels il manipule la mentalité des gens, parvenant ainsi à leur faire trouver désirable d’adopter les normes de la vie moderne, telle qu’on la trouve dans les pays du Nord.Définition Si cette photo est bonne – et elle l’est évidemment pour beaucoup de gens – la condition essentielle du développement doit être la mise en œuvre d’un processus de libération nationale (contre l’impérialisme) et sociale (contre les classes dominantes internes).Que faire ? La clé de ce processus est politique : avant toute chose, il faut prendre le contrôle de l’État. Comment ? D’aucuns préfèrent la voie démocratique (comme Allende au Chili) ; d’autres, convaincus qu’ainsi on ne prend que le gouvernement, jamais l’État, lui préfèrent la voie armée (les exemples sont nombreux). Cependant, parmi ceux qui choisissent la voie armée, il faut encore distinguer plusieurs chemins divergents. En effet, le Parti doit-il être de masse ou de cadres ? S’il s’agit d’un parti de masse, faut-il que ce soit celui des ouvriers ou celui des paysans ? Est-il judicieux d’inclure les classes pauvres des villes ? Faut-il faire avec ou sans les couches moyennes ? Avec ou sans l’appui d’une bourgeoisie nationale fidèle aux intérêts du pays ? Ici se rencontrent, avec des divergences et des convergences, les guérillas urbaines ou rurales, les communistes, les trotskistes, les maoïstes, les socialistes, les radicaux, les sociaux-démocrates, les nationalistes, etc.Une fois le pouvoir pris, une autre étape commence : la réalisation d’un programme de modernisation. Cet autre projet est très semblable à celui du modèle antérieur, mais, cependant, comporte une différence essentielle : il est s’agit ici d’un programme révolutionnaire, c’est-à-dire au service – du moins en principe – des intérêts des classes populaires, des paysans, des ouvriers, des couches les plus dépossédées de la société. La préoccupation première du nouveau pouvoir politique n’est pas de consolider une bourgeoisie nationale, avec l’intention lui confier la gestion de l’économie, mais de

Page 10: Le dveloppement selon Bajoit

planifier, depuis l’État, un contrôle étroit de la production et de l’usage des richesses, en vue de restaurer une véritable indépendance nationale et d’instaurer la justice sociale.Qui ? Si l’État modernisateur était fort, l’État révolutionnaire l’est encore plus : en général, il s’agit d’un pouvoir absolu. La dictature est parfois dissimulée derrière un apparent « jeu » démocratique, avec des partis d’« opposition » plus ou moins bien contrôlés et des élections suspectes. Les élites révolutionnaires du parti (ou du front) qui ont pris le pouvoir de l’État – souvent, après plusieurs années de lutte dont le coût humain fut important – font tout pour le conserver, usant de la force si nécessaire. Quand on prend le pouvoir par la force, on le garde de la même manière. Ils installent leur domination, du haut vers le bas, sur l’ensemble de la société : ils contrôlent tous les appareils du pouvoir (législatif, judiciaire, exécutif et répressif), toutes les initiatives économiques (agricoles, industrielles, bancaires, commerciales), toutes les administrations publiques et les organisations sociales (éducation, santé, logement…), et aussi tous les mouvements sociaux (syndicats ouvriers ou paysans, mouvements des jeunes, des femmes…). Enfin, ils tendent à réprimer tout individu qui ne se conformerait pas à leur projet. Ces élites ne se laissent contrôler par personne d’autre qu’elles-mêmes et, par conséquent, leur engagement vis-à-vis de l’intérêt général ne dépend que de leur honnêteté et de l’évolution – généralement conflictuelle – des relations internes au parti ou au front.Exemples Si nous écartons les nombreuses fausses tentatives – dans lesquelles les « élites » qui prirent le contrôle de l’État n’étaient révolutionnaires que par leur discours –, les exemples intéressants sont rares, mais significatifs (la Chine, la Corée du Nord, l’Algérie, le Vietnam…) ; par ailleurs, beaucoup d’autres tentatives sont restées sans succès (le Laos, le Cambodge, le Mozambique, le Burkina Faso, l’Angola…).En Amérique Latine, le modèle révolutionnaire typique, « chimiquement pur », fut celui de Cuba : plus communiste que les Soviétiques ! Trois autres cas significatifs doivent être mentionnés : le Pérou de Velasco, le Chili d’Allende, et le Nicaragua sandiniste, qui combinèrent le modèle révolutionnaire avec les modèles démocratique et modernisateur.Évaluation Les difficultés rencontrées lors de l’application de ce modèle furent plus nombreuses et plus complexes que celles du modèle précédant. Les États impérialistes ne se laissent pas faire : ils cherchent, par tous les moyens (idéologiques, politiques, économiques et militaires) à déstabiliser les régimes révolutionnaires. Ce fut, par exemple le cas de Cuba, qui subit toujours l’embargo imposé par les Etats-Unis : par sa position géopolitique et son possible pouvoir de contagion, le modèle cubain devait réussir pour l’URSS et échouer pour les USA ! C’est pourquoi les premiers ont tant aidé les Cubains, et les seconds les ont combattus avec obsession. Vingt ans plus tard, le cas du Nicaragua des sandinistes n’avait plus le même intérêt géopolitique pour les Soviétiques : il résista donc moins longtemps aux assauts des « contras » soutenus par le gouvernement Reagan.L’aide (technique, financière, militaire,...) des alliés du régime révolutionnaire peut avoir des effets très pervers. Le cas de Cuba l’illustre bien. D’une part, l’URSS, ayant trop besoin de Cuba, lui prêta son soutien, mais, pour la même raison, ne désirait pas voir ce pays se libérer de sa dépendance par un processus d’industrialisation ; de ce fait, le gouvernement cubain continua d’être dépendant de ses exportations de sucre vers le bloc de l’Est. Et d’autre part, la stabilité financière et l’abondance de devises, résultant de cette aide soviétique, lui enleva toute nécessité et toute urgence de s’industrialiser : il lui était bien plus facile de compter sur les devises obtenues par la vente de son sucre. Or, comme on le sait, l’argent trop facile porte préjudice aux initiatives de développement [1]. Cette situation dura jusqu’à l’effondrement de l’Empire soviétique ; l’arrêt de sa coopération provoqua alors l’énorme crise économique cubaine des années 1990.La révolution se fait grâce à une alliance de partis qui s’unissent pour prendre le pouvoir. Ces partis ont cependant tendance à se diviser (entre modérés et radicaux) au moment de l’exercer. Lorsque ce problème n’est pas résolu par la force (par l’élimination d’un partenaire et l’instauration d’un parti unique, appuyé par les forces armées, comme à Cuba), la division peut paralyser l’action du gouvernement : les rivalités internes, parfois au sein même du Parlement, bloque les réformes, les problèmes de développement restent inchangés, une partie de la population perd patience, et se retourne contre ses dirigeants (le cas de Salvador Allende est, en ce sens, emblématique). Les tentatives révolutionnaires font toujours face à une opposition interne décidée à provoquer leur échec par tous les moyens. Pour résoudre ce problème, Cuba expulsa plus d’un million de personnes, qui perturbèrent le régime depuis l’étranger (la Floride). L’Unité Populaire chilienne fut combattue par la droite (le parti national), perdit l’appui du centre (la démocratie chrétienne) sans lequel elle ne pouvait gouverner, et, finalement, fut destituée par un coup d’État (mené par Pinochet). Les militaires progressistes péruviens (Velasco), dont les réformes furent sabotées et rendues inefficaces, furent également destitués, cette fois, par d’autres militaires (Morales Bermúdez). Enfin, le FSLN nicaraguayen, paralysé par ce même genre de difficultés, finit par perdre les élections (en 1990).Une volonté excessive d’égalité, caractérisant certains régimes socialistes, peut, elle aussi, avoir des

Page 11: Le dveloppement selon Bajoit

effets pervers. En refusant de recourir à des stimulants matériels – au nom de la solidarité socialiste et de l’idéal révolutionnaire de « l’homme nouveau » –, les dirigeants peuvent mettre fin à l’enthousiasme de la population, décourager les initiatives, venir à bout même de l’honnêteté de leurs militants et des classes populaires. À vouloir ne pas prendre l’être humain tel qu’il est, à vouloir le transformer, ils aboutissent au résultat contraire de ce qu’ils espéraient : ils créent des citoyens passifs, qui attendent tout de l’État, qui travaillent peu et profitent beaucoup. Ils se retrouvent donc obligés d’ouvrir à nouveau l’accès aux stimulants matériels, ou de reconnaître le gain privé, pour le moins, dans certains secteurs de l’économie (les petits commerces, l’artisanat et l’agriculture, comme ce fut le cas à Cuba après 1990).Tous ces éléments incitent les régimes révolutionnaires à user de la force pour résoudre leurs problèmes, autrement dit, à renoncer à la démocratie. À moyen ou long terme, cette négation d’un contrôle démocratique de leur gestion, finit par corrompre le pouvoir de l’intérieur. Ainsi, après la révolution, les dirigeants peuvent ne garder que leur discours et leur rhétorique, et, dans les faits, rétablir des inégalités et des privilèges... ce qui les force à réprimer plus encore afin de conserver le pouvoir. Le cas de la Chine illustre aujourd’hui ce processus.Coopération Bien évidemment, l’impérialisme et les anciennes classes dominantes vaincues ne se lassent pas de comploter contre le nouveau régime, s’efforçant, par tous les moyens possibles, de créer les conditions de sa chute. Par conséquent, les tentatives révolutionnaires ont toujours eu besoin d’un nouveau soutien externe, et elles l’ont recherché, logiquement, par des accords de coopération établis avec les puissances hégémoniques rivales, principalement avec l’Union Soviétique, mais aussi, dans une moindre mesure, avec les États sociaux-démocrates européens. Ces accords passés avec des grandes puissances rivales, en plus d’être inévitables, peuvent jouer un rôle très avantageux dans le processus de consolidation du projet, mais ils peuvent aussi constituer de grands dangers, comme nous l’avons vu. Le problème est que ces nouveaux « amis » finissent, eux aussi, par devenir impérialistes !

Les trois conceptions suivantes : 1975-2005 La crise économique, la révolution technologique et l’effondrement des pays communistes provoquent le retour triomphant du néolibéralisme, par Guy BajoitLe contexte : À partir des années septante, les conceptions des sociologues commencèrent à changer de manière significative [1] : les deux premières théories du développement perdirent peu à peu de leur crédibilité et de nouvelles idées émergèrent. Plusieurs raisons nous permettent de comprendre ce changement.Dans le Sud, les tentatives nationalistes et socialistes n’avaient pas donné de résultats durables ou convaincants : échecs économiques de leurs réformes agraires et de l’industrialisation par substitution des importations ; incompétence des appareils d’État ; difficultés de construction des nations nouvelles ; résistances des oligarchies ; instabilité politique et corruption des gouvernants ; augmentation de la pauvreté dans le monde rural comme dans le monde urbain… Vingt ans plus tard, la tâche de développer se révélait beaucoup plus complexe que ce que l’on avait imaginé avec enthousiasme au moment des indépendances.Au Nord, la décennie de 1975-85 changea radicalement les perspectives d’avenir : une grave crise économique se produisit, déclenchée par la troisième révolution technologique, et provoquant une inquiétante augmentation des taux de chômage et de l’exclusion sociale dans les nations capitalistes, ainsi que l’effondrement total des économies des pays communistes. La réponse à cette crise, servant parfaitement les intérêts des États-Unis et des grandes entreprises multinationales, fut le retour triomphant du (néo)libéralisme [2], considéré comme pensée unique. Ce changement radical, encore en cours actuellement, eut des conséquences sans nombre, dans tous les domaines de la vie collective, que nous avons déjà analysées dans les chapitres précédents. Ce qui va nous intéresser ici seront plutôt les conséquences du modèle néolibéral et de son application à la question du développement.Le développement par la compétitionCause : Pour les tenants de cette théorie, le développement est, avant tout, un problème économique : il s’agit d’augmenter la richesse produite (le PIB par tête) afin d’améliorer, lentement, les conditions matérielles et sociales de vie des peuples concernés. Cependant, la rationalité économique, qui doit permettre de produire cette richesse, fonctionne mal dans la majorité des pays du Sud, à cause des interférences néfastes de la logique politique et bureaucratique des États. Examinons ici deux exemples de ces interférences.Si l’on suit ce modèle, il est tout à fait irrationnel, du point de vue de l’économie, de pratiquer une politique protectionniste : imposer des taxes douanières sur les importations, sous prétexte de protéger les entreprises locales de la concurrence externe, constitue une grave erreur, qui a pour effet d’offrir aux dirigeants de ces entreprises une prime récompensant leur mauvaise gestion. Cette protection les autorise en effet à négliger le travail de rationalisation et de modernisation permanente

Page 12: Le dveloppement selon Bajoit

de leur production. Ils sont incités à mal gérer les facteurs de production : ils ont trop de personnel et il est mal formé ; ils conservent un matériel technologique obsolète et peu productif ; ils produisent des biens et des services de mauvaise qualité ; ils travaillent exclusivement pour satisfaire la demande nationale, et se rendent incapables de conquérir des marchés externes... Ainsi, protéger ces industries équivaut à les maintenir artificiellement en vie, alors qu’elles sont condamnées, à moins de les rationnaliser. C’est occulter leur réel déficit financier, et tromper ainsi les consommateurs locaux.Il en va de même, et c’est pire encore, avec les entreprises et les services publics, dans leur ample majorité : comme on le sait, ils sont habituellement déficitaires. Sous prétexte de servir l’intérêt commun, ils coûtent plus à la collectivité que ce que la vente de leurs biens et de leurs services leur rapporte. Leur personnel est pléthorique, inefficace et nommé, non pas en raison de ses compétences, mais pour sa loyauté envers des leaders politiques clientélistes. Dès lors, et bien que l’on puisse comprendre la nécessité pour certains services d’être organisés par l’État (la justice, par exemple), il n’en reste pas moins qu’une majorité de ces services pourrait être confiée, avec profit, à des opérateurs privés : la concurrence aurait alors pour effet d’éliminer les mauvais gestionnaires et de récompenser les bons ; le coût serait moindre et la qualité meilleure.Définition : La condition essentielle du développement est l’accumulation de richesses résultant du bon fonctionnement de la rationalité économique, c’est-à-dire de la loi du marché. C’est pourquoi, la première tâche de l’État est de se mettre au service de cette rationalité, en créant les conditions nécessaires au soutien des initiatives privées rentables. Ainsi, nous en revenons à la croyance de base du libéralisme : il n’y a pas de meilleur gestionnaire des richesses que celui qui prend soin de son intérêt privé, et la somme de ces intérêts privés finira par faire l’intérêt général.Que faire ? : Privatiser tout ce qui peut l’être, autrement dit, tout ce qui serait susceptible de produire des profits sous le contrôle d’agents économiques privés : donc, toutes les entreprises de communication (télévision, radio, téléphone, poste, chemins de fer, lignes aériennes, routes et autoroutes), mais aussi les services de logement, de santé, d’éducation, de sécurité sociale... Les activités qui ne peuvent être rentables doivent rester sous la responsabilité de l’État ou d’organisations déléguées : la justice (avec certaines restrictions cependant : la police ou les prisons peuvent être, en partie, privatisées), certaines administrations publiques, les services chargés de réparer les dégâts environnementaux, etc.Rationaliser l’État. Celui-ci, en effet, est financé principalement par des impôts sur les salaires et sur les bénéfices des entreprises ; or ces impôts affaiblissent la compétitivité sur les marchés externes. Cette rationalisation demande une révision des statuts des agents de la fonction publique (une réduction du nombre des fonctionnaires, des évaluations de leur travail, la recherche d’une hausse de leur productivité), ainsi qu’une réduction du coût des services publics non privatisables et des politiques sociales.Spécialiser l’économie, autrement dit, exporter la plus grande quantité possible, participer activement aux échanges mondialisés, signer des traités de libre commerce. À cette fin, il faut investir dans les biens (et si possible aussi dans les services) qui présentent des avantages comparatifs (les matières premières, en particulier), et abandonner progressivement la production locale de biens que l’on peut trouver, moins chers et meilleurs, sur les marchés externes.Équilibrer la balance commerciale (importer moins et exporter plus) et la balance financière (renégocier la dette externe) pour contrôler l’inflation. Responsabiliser les individus : on doit aider ceux qui sont dans le besoin (à charge de la solidarité instituée), mais dans le but de restaurer, le plus rapidement possible, leur capacité d’être autonomes et de revenir sur le marché du travail, avec plus de compétitivité, de qualification technique et humaine, de créativité et d’imagination.Qui ? : Les acteurs principaux du développement sont les élites innovatrices privées locales, guidées par les grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE, G8...), qui piloteront le processus. L’État ne joue ici qu’un rôle secondaire, bien qu’il reste très important.Exemples : À partir des années quatre-vingt, cette conception du développement s’imposa et se généralisa dans tous les pays occidentaux, dans les pays de l’Est européens (après l’effondrement du modèle soviétique) et aussi dans une majorité des pays du Sud : chez les Asiatiques (avec leurs cinq « dragons » triomphants) et chez les Africains (sans résultats remarquables). La Chine et le monde musulman semblent constituer des pôles de résistance, mais ce n’est qu’une apparence. Il ne faut pas confondre le discours et la réalité : le fait que la Chine conserve une rhétorique communiste ne l’empêche pas de participer, avec un succès significatif, à ce modèle ; il en va de même dans certains pays musulmans, en particulier ceux d’Afrique du Nord et de la péninsule arabique.La grande majorité des pays latino-américains ont été, soit contraints d’adopter ce modèle, soit l’ont choisi. Et il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut appliqué tant par des dirigeants civils que militaires, tant par des hommes politiques de droite que du centre ou même de centre-gauche. Les cas les plus

Page 13: Le dveloppement selon Bajoit

significatifs me semblent être les suivants. En Uruguay, le modèle fut introduit par un régime militaire (avec le général Álvarez, en 1981), mais fut conservé après le retour de la démocratie (en 1985) par les partis de droite (Sanguinetti, du parti Colorado et Lacalle, du parti Blanco). Il en alla de même au Chili, lorsque les « Chicago boys » introduisirent le modèle, surtout après 1983, sous le régime de Pinochet ; la même politique fut soigneusement conservée, en 1990, après le retour de la démocratie, par les partis de centre-gauche qui conformèrent la Concertación. Après sa bruyante crise financière, le Mexique suivit le même chemin, avec Salinas de Gotari, à partir de 1988 ; ensuite, avec son successeur, Zedillo, en 1994, le pays entra dans l’Alena (Accord de libre commerce d’Amérique du Nord) et le même modèle fut continué par Fox, après l’an 2000. L’Argentine adopta ce modèle, après l’élection de Menem (1989), jusqu’à son échec, accompagné de la violente crise de 2000-2001, dont hérita De la Rua. Au Brésil, le néolibéralisme s’imposa lorsque la droite (le parti de reconstruction nationale) remporta les élections avec Color de Mello (1990) ; il régna par la suite avec Franco, et surtout, avec Cardoso, qui oublia ses anciennes convictions de gauche de 1995 à 2003 [3]. Au Pérou, la même politique, adoptée par Fujimori, dura de 1990 jusqu’au jour où ce dernier fut contraint d’abandonner le pouvoir, en 2000 ; mais elle fut ensuite poursuivie par Alan Garcia.Évaluation : Sans aucun doute, le modèle néolibéral n’est pas plus aisé à gérer que les deux modèles antérieurs. Il s’accompagne, comme le dit bien González Casanova, d’une triple disparition de l’État : celle de l’État providence, celle de l’État développeur et, finalement, celle de l’État libérateur. Suivant ce modèle, le développement devient une « banale » affaire de croissance économique ; ce qui convient très bien aux entreprises du Nord et aux riches du Sud ; par contre, pour les peuples des pays dépendants, le modèle a des effets pervers insoutenables.Afin d’augmenter la compétitivité des entreprises, les gestionnaires du modèle tendent à réduire le plus possible les impôts et le coût de la main d’œuvre. C’est pourquoi, ce modèle se caractérise par des coûts sociaux très élevés : des politiques salariales et sociales trop austères, des pics d’inégalités, de chômage et d’exclusion et montée de l’économie informelle. Ces coûts sociaux expliquent une certaine résistance de la part des populations (par exemple, au Mexique, en Équateur, en Bolivie, au Brésil, au Venezuela, en Argentine,...). Cette résistance n’est cependant pas généralisée et elle est plus vive là où existait, déjà auparavant, un certain bien-être social (certains droits sociaux acquis et des institutions – syndicats et partis de gauche – pour les défendre), comme ce fut le cas, par exemple, dans les pays du cône sud de l’Amérique, au Mexique ou au Brésil. On comprend donc pourquoi, dans beaucoup de cas, les acteurs néolibéraux utilisèrent les régimes dictatoriaux pour préparer le terrain en détruisant ces résistances. En revanche, dans les pays plus pauvres, qui n’ont jamais connu l’État providence, le modèle néolibéral a été imposé plus facilement, et il a eu des conséquences sociales encore plus intolérables : dans ces pays, le chômage et l’exclusion peuvent toucher jusqu’aux trois-quarts de la population.Le modèle a aussi un coût économique : dans la majorité des cas, le néolibéralisme ne stimule pas l’industrialisation, mais tend plutôt à confirmer la division internationale du travail entre les pays exportateurs de produits miniers ou agricoles, primaires ou semi-élaborés, et les pays qui exportent des produits finis. Cela vaut, sans aucun doute, pour les pays les plus pauvres, mais s’observe aussi dans les pays plus avancés : le Chili, l’Uruguay ou l’Argentine continuent d’exporter des produits miniers ou agricoles plus ou moins transformés. Comme on le sait, la croissance économique n’amène pas l’industrialisation, et moins encore l’autonomie nationale ou le développement. Le succès du modèle néolibéral dépend, par définition, des échanges réalisés sur les marchés externes, ceux-ci étant particulièrement capricieux, tant dans le secteur des investissements (crise thaïlandaise en 1997 et ses conséquences en Russie, au Brésil, en Argentine... ; crise financière de 2008), que dans le secteur commercial (variation brutale du prix des matières premières). Ce modèle à également un coût écologique important. Pour favoriser la compétitivité, ses partisans ont tendance à se préoccuper le moins possible des effets négatifs de leurs activités sur l’environnement : exploitation excessive des ressources naturelles non renouvelables (les mines) ou renouvelables (les forêts), pollution de la nature et des villes, déplacements de population, dangers pour la sécurité et pour la santé... De plus le Nord a également tendance à exporter dans le Sud ses industries les plus néfastes pour l’environnement.Nous devons aussi signaler le coût culturel qui, sans être spécifiquement lié au néolibéralisme, accompagne le processus de globalisation. La culture suit obligatoirement les pratiques économiques, car le succès de ces dernières dépend du désir des gens d’être de bons consommateurs, compétitifs et communicateurs : le modèle s’accompagne de son idéologie, d’un mode de penser et de vivre, d’un american way of life, qui se généralise progressivement partout dans le monde et détruit la riche diversité des cultures humaines.Sans affirmer que ce modèle, plus que les autres, engendre de la corruption, nous devons tout de même reconnaître sa fragilité quant à cette question. L’usage frauduleux de l’argent public – par exemple, des crédits octroyés par des banques étrangères – peut avoir des conséquences catastrophiques (comme ce fut le cas, parmi d’autres, de Menem en Argentine, de Fujimori au Pérou ou de Pinochet au Chili). En Argentine, près de 90% des ressources financières qui provenaient de l’extérieur, via l’endettement des

Page 14: Le dveloppement selon Bajoit

entreprises (privées et publiques) et du gouvernement, ont été transférés hors du pays pour participer à des opérations financières.Bien entendu, les partisans du néolibéralisme prétendent consacrer leurs efforts à limiter ces quatre types de coûts : ils parlent de « responsabilité sociale de l’entreprise », ils s’engagent à respecter des normes, des codes éthiques... Mais la logique du modèle fait obstacle à ces efforts, ou du moins limite leurs effets. Le fonctionnement d’une économie néolibérale semble engendrer nécessairement ces coûts. Cela s’explique facilement, par le fait que les ressources financières consacrées par les États à la justice sociale, à la protection de l’environnement et la préservation de l’identité culturelle se traduisent inévitablement en impôts pour les entreprises, donc en facteurs négatifs du point de vue de leur compétitivité. C’est pourquoi, dans un monde ouvert, dans lequel la concurrence est considérée comme le moteur du développement, les entrepreneurs privés ne peuvent prospérer sans réduire ces impôts et ces revenus salariaux au minimum, ce qui implique qu’ils se désintéressent des effets pervers du modèle.Compte tenu de toutes ces difficultés, on peut affirmer que ce modèle n’a été efficace que dans des pays qui avaient déjà commencé à se développer en suivant d’autres modèles (les « dragons » asiatiques, par exemple), et qui abritent des élites compétentes, aptes à l’appliquer, ainsi que des classes populaires disposées à en supporter les coûts (au Chili, par exemple). Autrement dit, dans un nombre très limité de nations !Coopération : La coopération se base fondamentalement sur des accords bilatéraux et multilatéraux entre États. Ceux-ci ont, en effet, déjà signé d’innombrables traités de libre commerce. Par ailleurs, si les ONG conservent une certaine importance, ce n’est que dans la mesure où elles participent au modèle en soutenant des initiatives économiques rentables (par exemple, les micro-entreprises).Après une ou deux décennies, le modèle néolibéral a révélé les limites de sa capacité à promouvoir le développement dans la plupart des pays du Sud. Des courants alternatifs ont alors surgi et se sont renforcés. Ils en appellent à deux conceptions, différentes mais complémentaires, qui se fondent sur l’idée d’un développement durable. La première s’inspire de l’ancien modèle social-démocrate et mise sur le rôle central de la démocratie ; la deuxième, que l’on peut considérer comme une nouvelle utopie, préconise la réaffirmation de l’identité culturelle des peuples du Sud.Le développement par la démocratie Causes : Selon cette conception, le développement est avant tout un problème social. Le modèle de la compétition, par sa logique interne, implique que l’on cesse de se préoccuper de l’intérêt général pour ne plus promouvoir que des intérêts privés ; c’est pourquoi, il produit des inégalités et, dans la majorité des cas, du chômage et de l’exclusion. En effet, en exacerbant la compétition entre les individus, il détruit les formes de solidarité existantes ; en faisant la promotion de la consommation, il plonge les gens dans l’apathie, la solitude et l’individualisme : tous participent à la compétition, courent pour consommer et pour payer leurs dettes.Or, si l’on veut promouvoir le développement, il faut savoir tirer quelques leçons de l’histoire. Aucune classe gestionnaire ne se consacre spontanément à être dirigeante (c’est-à-dire préoccupée par l’intérêt général) ; si donc, elle l’est parfois, c’est parce qu’il y est contrainte par les pressions qu’exercent sur elle les mouvements politiques et sociaux du peuple en lutte, la société civile organisée et revendicative. C’est là une constante dans l’histoire : un peuple qui se laisse dominer est dominé. Sachant cela, la clé du développement se trouve dans la restauration de la démocratie politique et sociale. Le véritable développement – celui qui ne se limite pas à la seule croissance économique – a toujours été lié à la démocratie. Les pays les plus démocratiques furent aussi ceux qui se développèrent le mieux, et les plus développés sont aussi les plus démocratiques : il y a entre ces deux termes une relation de fécondation réciproque. Ce cercle vertueux s’explique par le fait que la démocratie, en reconnaissant les mouvements sociaux et les forces politiques d’opposition, et en instituant les conflits au sein d’une société civile forte et active, contraint les classes gestionnaires de l’économie et les dirigeants de l’État à redistribuer les bénéfices de la croissance économique, à les traduire en une amélioration réelle des conditions de vie de toute la population. En d’autres termes, la démocratie les oblige à se préoccuper de l’intérêt général.Définition : La condition essentielle du développement est le bon fonctionnement de la démocratie politique (le droit pour les citoyens de choisir, contrôler, critiquer et changer les détenteurs des pouvoirs de l’État) et de la démocratie sociale (le droit pour les citoyens de s’exprimer, s’organiser, revendiquer, négocier leurs intérêts et les faire garantir par l’État).Que faire ? : Commencer, évidemment, par restaurer une vraie démocratie politique, c’est-à-dire supprimer les dictatures exercées par des forces armées, par des partis (ou des fronts) ou encore par des leaders charismatiques. La restauration de la pleine citoyenneté du peuple et de sa participation

Page 15: Le dveloppement selon Bajoit

vigilante au contrôle du pouvoir politique constitue la première tâche. Beaucoup de pays du Sud, mais aussi du Nord, ne connaissent pas de réelle démocratie : souvent, il s’agit simplement d’une apparence ; dans les faits, elle est trahie par les gouvernants, avec l’accord tacite de citoyens apathiques. Cependant, la démocratie n’est pas uniquement politique : elle est aussi sociale. Les multiples groupes sociaux qui composent la société – les travailleurs des campagnes et des villes, les classes moyennes, les femmes, les groupes ethniques, les jeunes, les habitants de quartiers pauvres, etc. – doivent créer des organisations qui les représentent, qui négocient leurs intérêts (fonction revendicative) et qui proposent à l’État des solutions aux problèmes de la collectivité (fonction projective).Qui ? : Les partis politiques et les mouvements sociaux populaires (d’ouvriers, de paysans, de femmes, de jeunes, de pauvres, de peuples autochtones,...) et leurs dirigeants sont les meilleurs garants du processus de développement, comme c’est le cas dans les pays qui se sont dotés d’un modèle social-démocrate.Exemples : Depuis les années quatre-vingt, et plus encore à partir des années nonante, de nombreux pays abandonnèrent leurs régimes dictatoriaux et tentèrent de restaurer la démocratie politique et sociale. Les exemples sont nombreux, surtout en Afrique et en Amérique Latine. Le processus, cependant, est lent et difficile, et les résultats ne sont pas toujours concluants.Nous observons, néanmoins, les progrès de cette tendance dans plusieurs pays latinoaméricains, tels que le Venezuela (avec Chávez), la Bolivie (avec Morales), l’Équateur (avec Correa), le Nicaragua (avec Ortega), le Chili (avec Lagos et Bachelet), l’Uruguay (avec Vásquez et Mujica ), l’Argentine (avec Kirchner), le Brésil (avec Lula), le Paraguay (avec Lugo).Évaluation : Le modèle social-démocrate – qui a bien fonctionné dans les sociétés européennes riches – s’applique difficilement dans les pays plus pauvres, sauf lorsqu’ils possèdent beaucoup de ressources d’exportation (le gaz, le pétrole, le cuivre...). Il est en effet difficile de concilier des politiques sociales généreuses avec une politique économique obéissant encore aux exigences du marché néolibéral globalisé. L’arrivée au gouvernement de partis politiques de centre-gauche éveille dans la population de grandes et légitimes espérances d’amélioration de ses conditions de vie. Mais, en même temps, le gouvernement doit faire face aux résistances des gestionnaires de l’économie qui, au nom de la compétitivité, rejettent toute hausse de salaires et d’impôts, c’est-à-dire toute redistribution de la richesse.L’arbitrage entre les intérêts des classes gestionnaires et ceux des classes populaires constitue toujours une tâche délicate. Pris entre deux feux, le gouvernement peut toujours prendre le parti de l’un ou de l’autre. S’il persiste à appliquer des politiques publiques et sociales progressistes, la réaction des « riches » peut être très dure (fuite des capitaux, grèves patronales, organisations de désordres publics...), et le pays peut devenir ingouvernable. S’il opte pour un capitalisme « sérieux » (à la façon de Kirchner ou de Lagos), le résultat peut être le même : le gouvernement maintient un discours d’équité, mais le contredit dans la pratique ; jusqu’à ce que le peuple, impatient, prenant conscience de la duplicité de ses dirigeants, se retourne contre eux.Le risque de dérive populiste (promettre une amélioration des conditions de vie et ne pas tenir parole ou, au contraire, la tenir, mais en vidant les caisses de l’État) est toujours présent. En matière de populisme, l’Amérique latine a une longue expérience : Vargas au Brésil (1930-45, et ensuite 1950-54), les Batlle en Uruguay (l’oncle, 1903-07, 1911-15 ; le neveu, 1947-58), Perón en Argentine (1946-55), pour ne citer qu’eux, furent des dirigeants qui voulaient instaurer dans leur pays un bien-être social, mais qui n’en avaient pas les moyens. Maintenir la démocratie politique et sociale dans de telles conditions est très complexe. Chaque acteur a en effet tendance à utiliser la démocratie pour servir ses propres intérêts et à bloquer son fonctionnement quand ceux-ci leur paraissent mal servis. Et, pour pouvoir gouverner, les dirigeants finissent par faire la même chose !Coopération : La préoccupation pour la démocratie (surtout sociale) est présente dans de nombreuses ONG, et ce, depuis longtemps. Elles promeuvent des projets de conscientisation, d’éducation des populations, des projets syndicaux ouvriers ou paysans, de mouvements d’habitants de quartier pauvres, de femmes, de jeunes, de groupes ethniques ; des projets d’organisations économiques populaires, etc.Le développement par l’identité culturelleCause : Nous revenons ici à notre point de départ : la cause du sous-développement est bien culturelle. Mais nous y revenons à l’envers : la mentalité traditionnelle, au lieu d’être le pire ennemi du développement, est ici, au contraire, son meilleur ami !Selon les partisans de cette dernière lecture, si les fruits de tant d’efforts réalisés pour développer les peuples du Sud ont été à ce point décevants, c’est parce que les modèles qui furent mis en œuvre pour promouvoir leur développement eurent pour effet d’affaiblir, voire de détruire leur identité culturelle. Tous ces modèles proviennent, en effet, de pays qui ont connu la première modernisation : ils furent

Page 16: Le dveloppement selon Bajoit

tous imaginés dans les pays du Nord, sur base de leur histoire, du succès historique de leur propre expérience de l’industrialisation, autrement dit, dans les sociétés déjà développées. C’est pourquoi il fallait s’attendre à ce que ces modèles soient inefficaces dans le Sud : ils étaient inadaptés aux cultures des peuples auxquels on les destinait. Finalement, la cause du sous-développement se trouve bien dans l’impérialisme, certes, mais culturel.Il n’est pas difficile de montrer qu’en effet, les modèles de développement dont nous avons parlé jusqu’à présent correspondent bien aux idéologies de l’industrialisation et aux voies que les acteurs des pays du Nord ont privilégiées.

Qui ? Comment ? L’État La société civile

Voie capitalisteMODERNISATION État et bourgeoisie nationale Modèle nationaliste (Allemagne, Japon…)

COMPETITION Bourgeoisie libérale Modèle libéral (Grande Bretagne, USA)

Voie socialiste RÉVOLUTION Dirigeants révolutionnaires Modèle communiste (URSS)

DÉMOCRATIE Mouvements sociaux Modèle social-démocrate (Pays scandinaves)

Outre leur inadéquation aux cultures des peuples concernés, l’idée selon laquelle il faudrait inciter toute la population du monde à vivre selon le même mode de vie occidental n’a pas de sens. Cette idée n’est pas seulement indésirable, elle est aussi impossible : la planète (à cause de la pollution, de l’épuisement de l’eau et des ressources naturelles d’énergie...) ne supporterait pas une généralisation du « développement » tel qu’il a été conçu jusqu’à nos jours. Dès lors, se développer ne peut signifier, en aucune manière, grimper dans la classification des pays du monde selon leur « Produit Intérieur Brut » par tête, – que ce soit celle de la Banque Mondiale ou celle du PNUD, et que cette échelle soit ou non corrigée par une mesure de développement humain ou par une équivalence de pouvoir d’achat. Vouloir imiter et généraliser les modèles qui eurent du succès dans les pays du Nord dans le but d’adopter leur mode de vie est une dangereuse folie [4].Définition : Si l’on en croit cette analyse, la principale condition du développement est le respect de l’identité culturelle des peuples concernés. Chaque peuple, au regard de sa culture, de son histoire, de sa mémoire, doit concevoir et réaliser le projet de développement correspondant à son identité. Il n’y a, par conséquent, pas de modèle universel.Que faire ? : La base territoriale du développement doit être locale (et non nationale) et culturelle (et non politique). Mais cette idée est bien sûr inadéquate à l’ordre mondial actuel : le monde d’aujourd’hui – bien qu’il n’en ait pas toujours été ainsi – est un ensemble de nations gouvernées par des forces politiques formant des États. La solution transitoire, par laquelle on pourrait passer d’un ordre à l’autre, serait celle d’une fédéralisation des diverses identités culturelles qui composent chaque nation. Solution difficile, évidemment, car elle comporte le risque de déchaîner un ensemble de conflits ethniques, au moment de délimiter ces entités territoriales, d’ailleurs souvent mêlées et dispersées sur des territoires nationaux distincts. Cela étant, il n’est pas tout à fait utopique d’imaginer des négociations allant dans ce sens. En effet, la tendance actuelle est effectivement à la décentralisation du pouvoir politique dans les États nationaux, ainsi qu’à la création de régions relativement autonomes.Une fois constituée, une communauté autonome de ce genre devrait concevoir son propre projet de développement local. Cela impliquerait la récupération et la réaffirmation fière de son histoire, de ses racines culturelles – et peut-être, surtout, de sa religion –, de ses coutumes, des savoir-faire (la technologie appropriée) de ses ancêtres, de ses modes de vie et de ses conceptions du monde. Cependant, le projet ne serait ni fondamentaliste ni intégriste : tout le passé n’est pas à récupérer. Il s’agirait de sélectionner dans la culture ancienne et dans la culture moderne les façons de faire (les solutions aux cinq problèmes vitaux de la vie collective) compatibles avec le monde d’aujourd’hui.Qui ? : Les élites culturelles de la communauté semblent être celles qui pourraient le mieux assurer la mise en œuvre d’un modèle de cette nature : elles seraient constituées des vieux, des sages, des hommes de religion, des artistes, enfin, des sujets les moins aliénés et contaminés par la culture occidentale.Exemples : Il n’existe (encore) aucun cas historique qui pourrait être considéré comme un exemple de réalisation de cette conception du développement. On peut donc sans exagérer parler ici d’une utopie. Cependant, qu’il s’agisse d’un modèle utopique ne signifie pas qu’il soit irréalisable : il suffirait qu’il existe des groupes sociaux qui y croient et luttent pour l’imposer dans la pratique, pour qu’il puisse être réalisé. Et, de fait, cette idée d’un développement fondé sur le respect de l’identité culturelle est bien présente aujourd’hui, dans de nombreux pays du monde : le Japon, la Chine, l’Inde, les pays musulmans,... mais aussi dans le courant régionaliste traversant tous les pays d’Europe. D’une certaine façon, elle constitue une forme de résistance, plus ou moins violente, à la mondialisation culturelle,

Page 17: Le dveloppement selon Bajoit

économique et politique, une réaffirmation du local face à la domination écrasante du global.Évaluation : Bien sûr, on ne peut évaluer un modèle qui n’a pas encore été appliqué. Cependant, on peut voir dans la tentative d’Evo Morales en Bolivie, une volonté de mettre en œuvre les principes de ce modèle : de faire coexister une décentralisation politique avec une autonomie culturelle.Coopération : Si nous prenons cette conception au pied de la lettre, la coopération (du Nord) au développement (du Sud) non seulement ne peut apporter aucune solution, mais serait néfaste. Elle ferait, en effet, partie du problème, car elle serait une des dimensions de l’impérialisme culturel. C’est pourquoi, si l’on veut vraiment contribuer au développement des pays du Sud, mieux vaudrait ne pas intervenir : ni avec des idées, ni avec des technologies, ni avec du personnel, et surtout pas avec des fonds venus des pays du Nord ! Conclusion drastique, bien sûr, mais cohérente avec l’analyse.Voilà, selon mon inventaire, où nous en sommes, nous, sociologues (sans parler des économistes) du développement, après soixante ans de recherche ! Hélas, malgré leurs efforts et leur bonne volonté, il faut bien reconnaître que, ni les acteurs, ni les experts qui les ont aidés, ne sont parvenus à résoudre le problème : les inégalités entre les nations qui composent la planète sont toujours bien là, insupportables, scandaleuses ; en termes relatifs, elles sont même plus grandes que jamais pour la plupart des pays du « sud ». Et nous n’avons toujours pas de réponse crédible à la question posée au départ de cette réflexion. Et, pendant ce temps-là, a population du monde a dépassé les six milliards d’habitants et les limites écologiques nous font maintenant comprendre qu’ils ne pourront pas tous vivre comme en Europe ou aux Etats-Unis – et encore moins en Europe ou aux Etats-Unis ![1] Non seulement en ce qui concerne le développement, mais aussi dans tous leurs autres domaines d’étude.[2] Qui avait été abandonné, considéré comme responsable de la grande crise des années trente, et remplacé par le protectionnisme et l’interventionnisme étatique, d’inspiration keynésienne ! Lorsque leurs intérêts sont en jeu, les hommes ont tendance à perdre la mémoire ![3] Avant de devenir président du Brésil, Fernando Enrique Cardoso, qui est sociologue, était un fervent partisan du modèle appelé ici « de la révolution » : il est connu pour ses contributions à la théorie de la dépendance.[4] Comme mon ami anthropologue, Michael Singleton, a l’habitude de le dire : « si tous les Chinois avaient une ‘petite voiture’, même une toute petite, il n’y aurait plus de trou dans la couche d’ozone ; il n’y aurait plus de couche d’ozone du tout ! ». Et l’on pourrait en dire autant de l’eau, du pétrole, du gaz et des métaux de toutes les mines de la planète.

Pour un développement éthique et durable Six leçons à retenir des innombrables tentatives de développement entreprises dans les pays du Sud, par Guy BajoitSi les théories présentées ci-dessus ont été plutôt inefficaces, ne serait-ce pas parce que les acteurs du développement, aussi bien que les sociologues et les économistes ont le plus souvent, simplifié le problème ? Comme nous l’avons vu ci-dessus, en effet, ils ont réduit l’explication à une de ses dimensions, celle qu’ils ont jugée la plus importante, en général, pour des raisons idéologiques. Quelles que soient les raisons de ce réductionnisme « photographique » – que leur innocence les ait rendus victimes des modes intellectuelles, ou que leur duplicité en ait fait les alliés d’acteurs et d’idéologies contraires au développement –, il est temps de prendre de la distance vis-à-vis de tous ces modèles et théories. Et il faut commencer par reconnaître l’immense complexité de cette question et cesser de la simplifier. Faute de quoi, nous continuerons à écrire des livres et à organiser des colloques, qui ne serviront à rien !Dire d’un phénomène qu’il est complexe signifie qu’il faut le considérer à la fois dans toutes ses dimensions, même (et surtout) si celles-ci sont contradictoires. Or, il en va bien ainsi du processus de développement. Toutes les raisons que les sociologues et les économistes ont invoquées jusqu’ici, pour expliquer l’absence ou l’insuffisance de dynamisme de certaines sociétés, sont vraies ensemble, et doivent dont être considérées dans leur articulation et leurs contradictions. C’est cette idée centrale que je vais tenter d’expliciter ici. Le processus de développement consiste à gérer des contradictions Des innombrables tentatives de développement qui ont été entreprises dans les pays du sud depuis plus d’un demi-siècle, nous retiendrons les six leçons suivantes :1. Il n’y a pas de développement durable d’une collectivité humaine – locale, nationale, régionale – sans croissance de ses échanges économiques, politiques, culturels, démographiques, avec les autres. L’autarcie n’est pas « payante » et elle l’est moins encore avec l’avancée actuelle de la mondialisation, qui la rend carrément impossible. Cependant, le développement n’est pas durable non plus si cette collectivité, en échangeant avec les autres, perd (ou ne récupère pas) le contrôle de ses ressources propres, et si, dès lors, elle ne peut en bénéficier pleinement pour améliorer les conditions de vie de ses membres. Or, il est évident que c’est justement par le bais des échanges internationaux qu’une collectivité peut perdre – et perd effectivement –, le contrôle de ses ressources ! Car ces échanges sont, en effet, des relations de concurrence et de domination, où chaque collectivité profite autant que possible de sa force et exploite au mieux les faiblesses des autres. Il s’agit donc bien là d’une première

Page 18: Le dveloppement selon Bajoit

et délicate contradiction : il faut savoir à la fois participer aux échanges, s’ouvrir sur le monde et, cependant, ne pas perdre, à court, moyen ou long terme, le bénéfice des richesses que la nature – que le hasard ! – a placées à l’intérieur des frontières.2. Il n’y a pas de développement durable sans croissance de la richesse matérielle produite : il est évidemment indispensable de faire grandir le « gâteau » si l’on veut améliorer les conditions matérielles et sociales de vie d’une population. Même si le développement ne consiste pas seulement à rattraper un retard dans la classification des PIB par tête, on doit bien reconnaître que cette croissance est pourtant indispensable. Mais le développement n’est pas durable non plus si ce « gâteau » est mal partagé, s’il ne profite qu’à quelques uns et laisse dans la misère et l’exploitation la plus grande partie des membres de la collectivité. L’injustice engendre toute sorte de misères sociales et ce, plus encore dans un monde de communication où chacun peut voir le niveau de vie des autres. Hélas, c’est bien connu, ceux qui contrôlent les moyens de faire croître la richesse ne sont généralement pas enclins à la partager : ils ont la vue courte, ils ne voient que leurs intérêts, ils font preuve le plus souvent d’un égoïsme incommensurable, d’une irresponsabilité intolérable. Aussitôt qu’il est question du moindre partage, ils se mettent à menacer : ils réduisent leurs investissements et expatrient leurs capitaux. Voici une seconde contradiction : il faut savoir partager le « gâteau » tout en continuant à le faire croître.3. Il n’y a pas non plus de développement sans innovation technologique, sans une participation active au grand mouvement humain de progrès des connaissances, d’invention et d’adoption de techniques nouvelles, permettant d’assurer la croissance et de diversifier l’économie, mais aussi de soulager la souffrance et le travail des humains. Cependant – on en est aujourd’hui de plus en plus convaincu –, ce développement n’est pas (n’est plus) durable s’il perturbe les équilibres écologiques et s’il épuise les ressources non renouvelables d’une planète si maltraitée qu’elle en devient trop petite. Or, évidemment, c’est bien en inventant sans cesse des techniques nouvelles que les humains en sont arrivés à mettre en péril leur propre niche écologique. D’où une troisième contradiction : il faut savoir promouvoir la technologie et en faire bon usage pour ne pas détruire l’environnement naturel.4. Mais le développement n’est pas seulement un processus économique et technique. C’est aussi une tâche politique, longue et complexe, qui a besoin d’être programmée, guidée, mise en œuvre par un acteur-pilote cohérent, fort et uni, donc par un pouvoir exécutif – un gouvernement – capable de mobiliser les ressources humaines et matérielles de manière efficace et efficiente. Cependant, un tel pouvoir – comme l’expérience historique l’a abondamment prouvé depuis des siècles –, finit toujours par se transformer en oligarchie et par se corrompre, s’il n’est pas soigneusement surveillé par les citoyens, grâce à des institutions démocratiques. Or, les rapports entre le développement et la démocratie politique sont très complexes : parfois, ces deux termes entretiennent entre eux un « cercle vertueux » (plus de l’un engendre plus de l’autre), mais parfois, ils se contredisent (chaque terme tend à paralyser l’autre). Voici donc une quatrième contradiction : il faut parvenir à instaurer ce « cercle vertueux », qui permet de concilier un gouvernement fort avec le respect des exigences de la démocratie politique (le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et, au besoin, changer leurs gouvernants ; l’autonomie relative des pouvoirs...).5. On l’a maintes fois éprouvé, le développement n’est pas possible si la collectivité est constamment perturbée par des actions violentes. C’est pourquoi, il importe tellement d’instituer un contrat social acceptable, en favorisant la constitution de corps intermédiaires (groupes de pression, syndicats de travailleurs ou de métiers, mouvement sociaux), qui représentent et négocient les intérêts de leurs membres et qui institutionnalisent ainsi les conflits entre eux et avec l’État. Mais, comme nous l’apprend aussi l’histoire concrète, ce contrat social exclut le plus souvent plusieurs catégories d’individus incapables de se constituer en acteurs collectifs : des pauvres, des précaires (quelle qu’en soit la raison), des minorités de toutes sortes (ethniques ou autres), qui ont aussi besoin d’aide et de protection et restent cependant victimes des inégalités. Autre contradiction : c’est en instituant les conflits qu’on garantit la coexistence pacifique, mais c’est en excluant du contrat social certaines catégories d’individus qu’on remet en cause la démocratie sociale (le droit de toute catégorie de personnes – dans les limites du légal –, de s’organiser, de revendiquer, de négocier et de bénéficier de la protection de l’État). Cinquième contradiction donc : entre l’institutionnalisation et conflit et le respect de la démocratie sociale.6. Le développement implique un engagement, une mobilisation de la plus grande partie possible de la collectivité dans un projet de société qui soit crédible, une idéologie qui donne du sens à l’existence de chacun, qui offre à chaque individu une place, un rôle à jouer, et qui intègre ainsi la société. Mais, comme nous l’a appris l’expérience, ceux qui proposent ce projet, parfois convaincus jusqu’au fanatisme, ont aussi tendance à l’imposer et à réprimer les groupes qui s’inspirent d’un projet social et culturel différent (notamment des groupes ethniques plus anciens). Pour qu’il soit durable et éthiquement défendable, ce projet d’avenir ne peut devenir dogmatique, sectaire ou totalitaire : il importe de respecter les droits des individus de penser, de s’exprimer et de mener leur existence comme ils l’entendent, même si, ce faisant, ils n’apportent pas leur contribution au mouvement

Page 19: Le dveloppement selon Bajoit

collectif. C’est là une sixième contradiction : entre le projet de développement et la défense des traditions.Un développement éthique et durableSans prétendre être exhaustif, il semble bien que les leçons de l’histoire, que nous venons de rappeler, nous ont fourni les six conditions que nous considérons comme nécessaires à un développement éthique et durable :

Valeurs-guides CROISSANCE… mais ÉTHIQUE ET DURABLE

L’autonomie inter-sociale

Participer aux échanges inter-sociaux (économiques, politiques et culturels)…

mais sans perdre (ou en récupérant) le contrôle des richesses collectives.

Le bien-être matériel

Faire croître et diversifier la production des richesses… mais veiller à leur répartition équitable.

La technologie écologique

Participer au mouvement d’innovation technologique…

mais veiller à protéger l’environnement naturel.

La démocratie politique

Mettre en place un pouvoir exécutif fort et cohérent…

mais respecter les exigences de la démocratie politique.

Le contrat social Garantir une forte institutionnalisation des conflits…

mais respecter les exigences de la démocratie sociale.

Le sens culturel Mobiliser les gens dans un grand projet de développement…

mais sans réprimer ou détruire les autres cultures plus traditionnelles.

Ces conditions constituent bien des contradictions : c’est en voulant faire l’une que l’on risque de ne pas pouvoir faire l’autre, et inversement. C’est pourquoi le développement éthique et durable consiste bien à gérer des tensions constantes, des équilibres précaires, des justes milieux toujours provisoires, des synthèses entre des termes antinomiques, bref, des contradictions indépassables. Ainsi, on admettra sans peine que le développement est impossible sans une politique de croissance : on ne conçoit pas (ou plus, aujourd’hui) un développement sans participation aux échanges mondiaux, sans expansion économique, sans innovation technologique, sans un gouvernement fort, sans une bonne institutionnalisation des conflits et sans une forte mobilisation dans un projet culturel d’avenir. Ce sont bien là, en effet, les conditions minimales de réussite d’un projet de développement. Cependant, même quand ces conditions sont réunies – ce qui est déjà fort rare –, il est habituel que les tentatives s’essoufflent rapidement ou ne produisent que des résultats décevants et provisoires. Pourquoi ? Parce que ces conditions minimales ne résistent jamais très longtemps, si les acteurs ne tiennent pas compte des exigences d’un développent éthique et durable.C’est en nous servant des six questions que pose cette grille d’analyse que nous pouvons essayer d’évaluer les expériences de développement actuellement en cours dans le monde, et notamment en Amérique Latine, dans ces pays où des gouvernements dits de gauche s’efforcent de rétablir un certain contrôle de l’État sur le marché : le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili.

Le retour de l’État en Amérique LatinePlutôt que de résoudre les contradictions du développement, les gouvernements latino-américains ont choisi de privilégier une des deux dimensions du développement éthique et durable, par Guy BajoitPendant très longtemps – au moins depuis la crise de 1929 jusqu’à celle de 1975 – l’État a été considéré comme l’acteur central du développement. Qu’il s’agisse de la voie capitaliste ou de la voie socialiste, il était le pilier des politiques de modernisation, tantôt au service d’une hypothétique bourgeoisie nationale, tantôt au bénéfice de classes populaires, et parfois même, nous l’avons cru, au profit des deux.Avec la crise de 75, nous avons vu revenir, au Nord comme au Sud, le vieux libéralisme, sous sa forme « néo ». De toutes parts, l’État fut durement critiqué d’avoir été le pire gestionnaire possible du développement. On commença à limiter ses interventions sur le marché et à privatiser tout ce qui était susceptible de l’être. L’Amérique Latine n’a pas échappé au ras de marée néolibéral : le monde entier fut touché ! Malheureusement, après quelques années d’application de ce modèle pur et dur, chacun put prendre la mesure de ses néfastes conséquences. Même lorsqu’il produit une augmentation du PIB per capita, ce qui est fréquent, il a toujours des coûts prohibitifs. Et partout, ceux qui payent durement le prix de ce modèle – les classes populaires – protestent. Les mouvements indigénistes s’éveillent, un peu

Page 20: Le dveloppement selon Bajoit

partout, surtout en Bolivie, en Équateur, au Pérou et au Mexique ; et les mouvements d’exclus s’organisent également, notamment le Mouvement des Sans Terre et ceux de l’économie solidaire au Brésil, les « piqueteros » et ceux de l’autogestion d’entreprises récupérées en Argentine.Ces mouvements soutiennent des forces politiques progressistes qui sont arrivées, par la voie électorale, à prendre le contrôle du pouvoir exécutif dans plus de la moitié des pays d’Amérique Latine. En effet, des gouvernements dits « de gauche » ont pris les rênes de l’État dans une dizaine de pays : Venezuela, Bolivie, Équateur, Nicaragua, Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, récemment, le Paraguay, sans oublier, bien sûr, Cuba dans laquelle l’État est omniprésent depuis un demi-siècle. Ces gouvernements s’efforcent, avec plus ou moins de bonne volonté et de succès, de rétablir un certain contrôle de l’État sur le marché, afin d’intervenir à nouveau en tant qu’acteur-pilote du processus de développement. Ils tentent – certains plus que d’autres – de donner un visage humain au néolibéralisme, de mettre l’économie au service de la société. On peut donc, raisonnablement, parler d’un retour de l’État en Amérique Latine.En me servant des six critères par lesquels j’ai défini le développement éthique et durable, je me suis efforcé – dans une autre publication [1] – d’évaluer quelques unes des expériences actuellement en cours. Ces gouvernements arrivent-ils à résoudre les contradictions énoncées plus haut ? La réponse à cette question est évidemment trop complexe pour être résumée ici. Cependant, sans préjuger de l’avenir de ces tentatives, et en me servant des informations, souvent partielles, dont j’ai pu disposer pour réaliser cette étude, je crois pouvoir conclure – au moins provisoirement, car ces dirigeants sont toujours au travail ! – que plutôt que de résoudre les contradictions du développement, ces gouvernements ont choisi de privilégier une des deux dimensions du développement éthique et durable.Ainsi, les dirigeants du Venezuela, de Bolivie et de l’Équateur ont une préférence marquée pour la dimension éthique et durable du développement : ils cherchent à récupérer le contrôle de leur ressources naturelles ; ils réalisent une distribution plus équitable des richesses ; ils s’appuient sur la volonté démocratique de la majorité de la population (bien que cet appui soit, surtout dans certains cas, celui d’une « clientèle » achetée au moyen de politiques sociales généreuses) ; ils s’efforcent, avec beaucoup de difficultés, de reconstruire un contrat social qui profitent aux groupes sociaux jusqu’alors dominés et exclus : ils mobilisent leur population autour d’un projet crédible qui associe les « minorités » culturelles ; et ils paraissent même se préoccuper un peu – bien qu’ils soient encore loin du compte ! – de la protection de leur environnement naturel.Cependant, ces options rendent difficile la poursuite des objectifs de la dimension « croissance » du développement : leur politique anti-impérialiste tend à en faire la cible de l’agressivité des États-Unis, et ils sont donc obligés de constituer des liens de solidarité entre eux ; leurs classes dominantes sabotent leur projet de développement (grèves patronales, menaces de sécession) ; ils négligent la diversification de leurs économies, continuant ainsi à être dépendants de leurs exportations de pétrole et de gaz ; bien qu’ils soient confirmés par des élections, leurs régimes politiques restent très instables, tendent à devenir autoritaires et sont menacés par des adversaires internes et externes ; le contrat social et l’intégration nationale – surtout en Bolivie – sont constamment mis en péril par des forces centrifuges qui cherchent à installer le chaos ou à faire sécession.À l’inverse, les dirigeants du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay semblent avoir une préférence marquée pour les objectifs de la dimension « croissance » du développement : ils participent aux échanges mondiaux, signent de nombreux traités de libre commerce, particulièrement avec les États occidentaux ; ils profitent de la conjoncture favorable (la demande asiatique), leur production va croissante et ils s’efforcent (plus ou moins, selon les cas) de la diversifier ; leurs régimes sont stables et leurs gouvernements assez forts ; ils arrivent à institutionnaliser, plus ou moins, leurs conflits avec des mouvements sociaux plutôt fragiles ; enfin, leur modèle culturel « CCC » (concurrence, consommation, communication) leur sert de projet culturel.Cette politique a cependant son revers. Ils négligent les objectifs de la dimension éthique et durable du développement : ils s’alignent sur les exigences du modèle économique néolibéral mondialisé ; les inégalités sociales grandissent donc, alors que leurs économies sont plutôt florissantes ; leurs régimes politiques reposent sur des institutions démocratiques restreintes ; leur contrat social est constamment menacé par les phénomènes d’exclusion et d’insécurité, parce que leurs politiques sociales sont réduites à la portion congrue (à peine suffisantes pour préserver une paix sociale précaire, sans jamais résoudre la question sociale) ; leur projet culturel fabrique des individus consommateurs et compétiteurs, mais exclut tous ceux qui ne bénéficient pas des moyens de se défendre dans la compétition et la consommation (et qui ont pourtant conscience du fait que le « gâteau » grandit, sans en recevoir leur part).Á ces problèmes vient s’ajouter, partout, la question technologique et écologique. Cette question est délaissée en Amérique latine. En particulier, les investissements dans le secteur des agro-combustibles,

Page 21: Le dveloppement selon Bajoit

non seulement ne semblent pas apporter de réponse à la crise énergétique, mais engendrent d’énormes coûts écologiques et sociaux : épuisement des réserves d’eau, pollution des sols et des nappes phréatiques, destruction de la biodiversité, élimination de l’économie rurale familiale, crise alimentaire, déplacements de populations. Le secteur des agro-combustibles semble en effet apparaître comme une « nouvelle frontière du capitalisme », comme un nouveau secteur stratégique d’accumulation du capital [2]. La nouvelle classe gestionnaire profite de la légitimité actuelle de la question écologique, pour préparer les futurs profits extraordinaires des entreprises multinationales.Comme le montrent les exemples cités antérieurement, il est clair que choisir une des deux dimensions du développement éthique et durable ne permet pas de résoudre les contradictions signalées plus haut. Chaque politique reste enfermée dans son cercle vicieux : les termes qu’on néglige finissent par venir à bout des efforts qu’on déploie pour promouvoir ceux qu’on privilégie – même si ces efforts sont sincères et honnêtes. C’est pour cette raison, à mon sens, que les tentatives de « retour à l’État » en Amérique Latine restent très fragiles. La continuité de leurs politiques dépend, en effet, de variables trop aléatoires : du prix de l’énergie et des autres matières premières sur les marchés externes ; des manœuvres des États hégémoniques ; des réactions des classes dominantes, nationales ou locales, des acteurs politiques d’opposition et d’autres groupes de pression ; de l’unité, du sens civique et de l’intelligence des acteurs politiques et sociaux qui soutiennent le gouvernement, etc. Fréquemment, l’avenir de ces projets ne tient qu’à un fil et, ce qui est encore pire, il ne repose parfois que sur un seul individu, dont la disparition suffirait à mettre fin à la tentative.Un dernier commentaire s’impose encore. Les ressources naturelles jouent un rôle essentiel dans le destin de ces gouvernements. Bien sûr, il est légitime d’utiliser une ressource nationale (le gaz, le pétrole, le cuivre...), fortement valorisée sur les marchés par une conjoncture favorable, afin d’engranger des devises, mais, partout, cet argent facilement obtenu renforce la tentation populiste. Il faut donc savoir profiter de ces capitaux pour avancer effectivement sur la voie du développement éthique et durable, et ne pas se contenter de vendre les ressources nationales au prix le plus élevé, pour remplir les caisses de l’État, afin d’acheter la paix sociale et une clientèle électorale qui réélira les gouvernants aux prochaines élections ! L’histoire nous a appris que l’argent trop facilement acquis a fréquemment des effets pervers : il permet de reporter à plus tard la résolution des vrais problèmes.[1] Je renvoie le lecteur à : Guy Bajoit, François Houtart et Bernard Duterme, Amérique Latine, à gauche toute ? (Bruxelles, Ed. Couleur Livre, 2008). Mon évaluation traite les cas du Venezuela, avec Chavez, de la Bolivie, avec Morales, et de l’Argentine, avec Kirchner.[2] Voir sur ce point le remarquable ouvrage de François Houtart, L’agro-énergie. Solution pour le climat ou sortie de crise pour le capital ? Charleroi, Couleur Livre, 2009.

Conclusion Comment conduire la relation de collaboration et de conflit entre une élite dirigeante et un peuple organisé, par Guy BajoitAvec cette nouvelle définition du développement, nous pouvons revenir maintenant à la question qui a orienté cette réflexion. Quelles sont les conditions (quand ?) et les processus (comment ?) qui permettent de comprendre le surgissement, dans une collectivité humaine quelconque, d’une dynamique de développement ?La réponse serait : ce processus survient lorsque, dans une communauté, apparaît une élite dirigeante, qui parvient à établir avec une partie organisée du peuple une relation de collaboration et de conflit, grâce à laquelle peuvent être mises en œuvre des politiques efficaces de résolution des six grandes contradictions énoncées ci-dessus. Cette collaboration conflictuelle entre une élite dirigeante et un peuple organisé est ce qui, à mon avis, rend possible la stimulation de cette élite : qu’elle ait le sentiment d’être soutenue, mais qu’elle soit aussi étroitement contrôlée par des organisations populaires.Mais pourquoi une telle élite locale apparaît-elle dans telle collectivité (et non dans telle autre) et à tel moment (et non à tel autre) ? Et, comment cette élite arrive-t-elle à établir et à maintenir dans le temps cette relation féconde avec le peuple ? En d’autres termes, pour quelle raison s’installe parfois ce « cercle relationnel vertueux » duquel dépend la dynamique du développement ?Je dois bien reconnaître, humblement, que je ne possède pas la réponse théorique à cette question. En analysant au cas par cas, je peux comprendre pourquoi, dans telle collectivité, à tel moment, ce cercle vertueux s’est produit, s’est reproduit, a stimulé le développement durant un temps plus ou moins long (un an, dix ans, cent ans...), puis s’est perverti, et parfois, s’est éteint complètement, faisant perdre ainsi à la collectivité une bonne partie des bénéfices acquis. Cette évolution a eu lieu quelques dizaines de fois dans les pays du Sud, au cours des soixante dernières années. Néanmoins, produire la théorie sociologique de ce fait me paraît toujours impossible. Je laisse donc cette question ouverte.Je finirai par une observation. Il me semble qu’en général les élites (économiques et politiques) sont

Page 22: Le dveloppement selon Bajoit

disposées à promouvoir l’intérêt général, seulement lorsque celui-ci n’entre pas en contradiction avec leurs intérêts particuliers. Il est vrai que, de temps en temps, apparaissent des élites altruistes – bien que l’altruisme soit un comportement très complexe qui ne peut être réduit à la simple activité gratuite. Cependant, dans la majorité des cas, les élites sont plutôt particularistes : elles promeuvent l’intérêt du collectif lorsqu’elles ont l’occasion de promouvoir en même temps leurs intérêts spécifiques. Dans ce cas, elles investissent du temps, de l’énergie, de l’imagination et de l’argent, afin de promouvoir ces deux intérêts simultanément. Si une contradiction surgit entre les deux, elles cessent peu à peu de s’intéresser au bien commun, se corrompent, répriment et s’enrichissent honteusement. Hélas, il est impossible d’obliger une élite locale à se préoccuper de l’intérêt général. Si le peuple (organisé en mouvements sociaux, en groupes de pression, en partis politiques) exige trop, revendique beaucoup, provoque de nombreux conflits, l’élite peut réagir par la répression ou... abandonner son projet et désinvestir.Tout le problème tient à la question de savoir comment conduire la relation de collaboration et de conflit entre une élite dirigeante (qui risque de cesser de l’être) et un peuple organisé (qui risque de cesser de l’être) de façon à instituer une négociation permanente qui permette de concilier l’impulsion de l’élite avec une satisfaction raisonnable des demandes du peuple ?

Guy BAJOIT sur www.iteco.be