Le développement durable est-il soutenable · Le développement durable est-il soutenable ?...

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Le développement durable est-il soutenable ? Jean-Marie Harribey Séminaire de l’OFCE – 18 juin 2002 Le XXI° siècle commence sur fond de crise générale mondiale : le mode de production capitaliste s’est étendu à la terre entière et soumet peu à peu au règne de la marchandise toutes les activités humaines, mais, sans doute pour la première fois de son histoire, il produit deux dégradations majeures simultanées. La première est d’ordre social car, malgré un accroissement considérable des richesses produites, la pauvreté et la misère ne reculent pas dans le monde : il y a toujours 1,3 milliard d’êtres humains qui ne disposent que de l’équivalent de moins d’un dollar par jour, autant n’ont pas accès à une eau potable et aux soins les plus élémentaires, 850 millions sont analphabètes, 800 millions sont sous-alimentés, au moins 100 millions d’enfants sont exploités au travail, et, durant les quatre dernières décennies, les inégalités entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches sont passées de 1à 30 à 1à 80. Ce désastre social touche même les pays les plus riches puisque les Etats- Unis comptent 34,5 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté et les pays de l’OCDE dénombrent 34 millions de personnes souffrant de la faim, une trentaine de millions réduites au chômage, et beaucoup plus encore dont la situation se précarise. La deuxième dégradation majeure concerne la nature et les écosystèmes gravement atteints ou menacés par l’épuisement de certaines ressources non renouvelables et par des pollutions de toutes sortes. De plus, la plupart des avis scientifiques convergent pour s’alarmer du risque de réchauffement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre. L’origine de cette crise écologique est sans conteste le mode de développement économique mené sans autre critère de jugement que la rentabilité maximale du capital engagé, mais dont la légitimité était assurée par l’idéologie selon laquelle la croissance de la production et de la consommation était synonyme d’amélioration du bien-être dont tous les habitants de la planète bénéficieraient à plus ou moins long terme. Devant l’échec du développement économique, l’ONU a forgé en 1987 un nouveau concept censé remédier aux impasses sociales et écologiques : le développement soutenable ou durable (de l’anglais sustainable development) défini comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » 1 . La conférence de Rio de Janeiro adopta en 1992 des résolutions pour éviter le réchauffement climatique, protéger la biodiversité et arrêter la déforestation. Pour l’instant, la mise en œuvre de ces résolutions est peu avancée. Alors que la dynamique de l’accumulation du capital provoque de plus en plus de dégâts non maîtrisés sur les écosystèmes, la pression s’accentue pour que soit confié aux mécanismes du marché le soin de rétablir les équilibres écologiques compromis et de les protéger à l’avenir. Un consensus international sur la mise en place d’un marché de quota d’émission de gaz à effet de serre négociables (dits permis ou droits de polluer) se prépare à partir du protocole de Kyoto. Or, de multiples obstacles théoriques et politiques se dressent pour empêcher que cette gestion marchande de la planète soit écologiquement efficace et humainement équitable. Les plus importants sont sans doute l’impossibilité et l’absurdité d’attribuer une valeur monétaire à des éléments naturels qui ne relèvent pas de l’économique, et la contradiction opposant la tendance à privatiser des biens communs de l’humanité et le bien-être de tous les humains présents et futurs. En conséquence, trois questions seront examinées ici : 1) les fondements de l’approche néo-classique de l’environnement et leurs limites, 2) l’esquisse d’une autre gestion collective, 3) la conception du développement. 1 . CMED, Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, Montréal, Fleuve, 1987, p. 51.

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  • Le dveloppement durable est-il soutenable ?

    Jean-Marie HarribeySminaire de lOFCE 18 juin 2002

    Le XXI sicle commence sur fond de crise gnrale mondiale : le mode de productioncapitaliste sest tendu la terre entire et soumet peu peu au rgne de la marchandise toutesles activits humaines, mais, sans doute pour la premire fois de son histoire, il produit deuxdgradations majeures simultanes. La premire est dordre social car, malgr unaccroissement considrable des richesses produites, la pauvret et la misre ne reculent pasdans le monde : il y a toujours 1,3 milliard dtres humains qui ne disposent que delquivalent de moins dun dollar par jour, autant nont pas accs une eau potable et auxsoins les plus lmentaires, 850 millions sont analphabtes, 800 millions sont sous-aliments,au moins 100 millions denfants sont exploits au travail, et, durant les quatre derniresdcennies, les ingalits entre les 20% les plus pauvres et les 20% les plus riches sont passesde 1 30 1 80. Ce dsastre social touche mme les pays les plus riches puisque les Etats-Unis comptent 34,5 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvret et les paysde lOCDE dnombrent 34 millions de personnes souffrant de la faim, une trentaine demillions rduites au chmage, et beaucoup plus encore dont la situation se prcarise. Ladeuxime dgradation majeure concerne la nature et les cosystmes gravement atteints oumenacs par lpuisement de certaines ressources non renouvelables et par des pollutions detoutes sortes. De plus, la plupart des avis scientifiques convergent pour salarmer du risque derchauffement climatique li aux missions de gaz effet de serre. Lorigine de cette crisecologique est sans conteste le mode de dveloppement conomique men sans autre critrede jugement que la rentabilit maximale du capital engag, mais dont la lgitimit taitassure par lidologie selon laquelle la croissance de la production et de la consommationtait synonyme damlioration du bien-tre dont tous les habitants de la plantebnficieraient plus ou moins long terme.

    Devant lchec du dveloppement conomique, lONU a forg en 1987 un nouveauconcept cens remdier aux impasses sociales et cologiques : le dveloppement soutenableou durable (de langlais sustainable development) dfini comme un dveloppement quirpond aux besoins du prsent sans compromettre la capacit des gnrations futures derpondre aux leurs 1. La confrence de Rio de Janeiro adopta en 1992 des rsolutions pourviter le rchauffement climatique, protger la biodiversit et arrter la dforestation.

    Pour linstant, la mise en uvre de ces rsolutions est peu avance. Alors que ladynamique de laccumulation du capital provoque de plus en plus de dgts non matriss surles cosystmes, la pression saccentue pour que soit confi aux mcanismes du march lesoin de rtablir les quilibres cologiques compromis et de les protger lavenir. Unconsensus international sur la mise en place dun march de quota dmission de gaz effetde serre ngociables (dits permis ou droits de polluer) se prpare partir du protocole deKyoto. Or, de multiples obstacles thoriques et politiques se dressent pour empcher que cettegestion marchande de la plante soit cologiquement efficace et humainement quitable. Lesplus importants sont sans doute limpossibilit et labsurdit dattribuer une valeur montaire des lments naturels qui ne relvent pas de lconomique, et la contradiction opposant latendance privatiser des biens communs de lhumanit et le bien-tre de tous les humainsprsents et futurs. En consquence, trois questions seront examines ici : 1) les fondements delapproche no-classique de lenvironnement et leurs limites, 2) lesquisse dune autre gestioncollective, 3) la conception du dveloppement. 1 . CMED, Rapport Brundtland, Notre avenir tous, Montral, Fleuve, 1987, p. 51.

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    1. Lapproche no-classique de la gestion de lenvironnementLa conception dominante de la discipline appele lconomie de lenvironnement est

    fonde sur la notion de soutenabilit faible. Les limites de celle-ci rendent difficile unevritable insertion de lconomie dans la biosphre.

    1.1. La soutenabilit faibleLorsque la croyance en linpuisabilit des ressources naturelles sest effondre, les

    conomistes no-classiques ont tent d'intgrer l'environnement dans le modle d'quilibregnral walrasien. Cette intgration a t inaugure par Hotelling [1931] et trouve sonaboutissement dans la rgle de compensation nonce par Hartwick [1977] garantissantlquit entre les gnrations actuelles et futures. Cette rgle stipule que des rentes gales ladiffrence entre le prix et le cot marginal des ressources doivent tre prleves au fur et mesure de lpuisement des ressources ; elles doivent ensuite tre rinvesties pour produire ducapital substitut aux ressources puises ; elles doivent enfin crotre de priode en priodedun taux gal au taux dactualisation. Il n'y a en effet aucun avantage reporter d'une priodesur l'autre l'utilisation de la ressource parce qu'il est indiffrent de placer au taux r lesbnfices provenant de la vente d'une unit de la ressource ou bien d'attendre la priodesuivante pour l'exploiter sachant qu'elle rapportera alors un bnfice augment d'un taux r.2

    Il est ainsi postul que le progrs technique sera toujours capable de modifier lesprocessus productifs dans un sens de moins en moins polluant. En complment de cettedmarche, l'intgration de l'environnement au calcul conomique repose sur la prise encompte des externalits, c'est--dire des cots sociaux au-del des cots privs couverts parles prix de march. Linternalisation peut tre ralise selon deux modalits principales.

    1.1.1. La taxe pigouvienneLa premire modalit est la tarification imagine par Pigou [1958] en 1920 :

    l'instauration d'un systme de taxes est une application du principe pollueur-payeur qui obligeles responsables assumer le cot de la pollution ou de la dpollution ainsi que celui de laressource naturelle prleve. En faisant lhypothse raliste que la pollution est fonctioncroissante de la production, le cot marginal dpuration est une fonction dcroissante de lapollution. Parce que plus on lutte contre celle-ci et plus on la rduit, plus il devient difficile etonreux dobtenir des rsultats marginaux quivalents, et parce que la pollution nous fait nousloigner toujours davantage des seuils cologiques dautorgulation. Le cot marginaldpuration augmente donc au fur et mesure quon tend vers une pollution nulle.

    Loptimum conomique peut tre de nouveau atteint pour la socit au point o le cotmarginal dpuration galise le cot marginal social des dommages qui, lui, est une fonctioncroissante des dommages. Il subsiste un certain niveau de pollution mais dont la suppressionoccasionnerait un cot suprieur celui des dommages. La taxation, en modifiant les prixrelatifs des produits, corrige l'affectation des ressources de faon retrouver une situationoptimale. En effet, chaque agent est incit rduire les atteintes l'environnement tant que lecot marginal des mesures de prservation qu'il prend est infrieur au montant de la taxe.Alors, la taxation permet l'galisation des cots marginaux des mesures de protection pourtous les agents. Les taxes tant rpercutes sur le prix du produit final vendu auconsommateur, celui-ci est galement invit rorienter ses choix. Dans cette mesure, lataxation doit tendre limiter les cots de dpollution puisque la pollution sera moindre.Inversement, si un agent est l'origine d'effets externes positifs pour l'environnement (naturelou social d'ailleurs), un systme de subventions permet de rmunrer les services qu'il rend la collectivit. (Voir encadr).

    2 . Pour une prsentation plus complte, voir Harribey [1997, chapitre 3 ; ou 1998, chapitre 2].

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    Le principe pollueur-payeur peut donc tre mis en application sous rserve que deshypothses drastiques soient satisfaites. Ainsi, il faut pouvoir dterminer le niveau depollution optimal et le montant de la taxe. Cela suppose de connatre les fonctions de cot desentreprises polluantes et les dispositions marginales payer des agents conomiques. Le tauxoptimal de la taxation implique de savoir quel niveau se fixe lgalisation entre le cotsocial marginal de rduction des pollutions et la valeur du dommage social marginal [Godard,Henry, 1998].

    Les cotaxesLipietz, [1998, p. 9-39] a prsent un rapport pour dfinir les principes dune fiscalit de

    lenvironnement dont il ressort les points suivants.Diffrentes formes dorganisation des droits sur lenvironnement existent : interdiction dusage, norme

    (interdiction attnue), formes montaires modrant lusage (cotaxe pour lusage individuel, quotas oupermis pour lusage collectif).

    La diffrence entre lcotaxe et le permis de polluer ngociable tient lattribution initiale. Si les permissont attribus gratuitement, lattribution se fait en fonction des droits acquis par lhabitude de polluer, et toutse passe comme si la quasi rente marshallienne (la quasi rente est le montant maximum que lagent seraitprt payer pour continuer user de lenvironnement autant que sil tait gratuit) tait attribue au pollueurinitial. Si les permis sont vendus aux enchres par lEtat, le prix du permis est gal lcotaxe actualise.

    Lcotaxe est soit une incitation pour respecter la norme ou une amende pour en sanctionner la violation,soit le prix de la compensation des dommages causs lenvironnement. Trs souvent, linstar du prix delimmobilier, lcotaxe prsente ces deux aspects : prix de laccs la proprit de lenvironnement et prix dela construction (production) de cet environnement.

    La taxe, qui traduit la diffrence entre le cot social total et le cot priv ne signifie pas quexisteautomatiquement une galit dquilibre entre les trois lments suivants :

    - le prlvement par lcotaxe sur la quasi rente de pollution ;- le cot social, en supposant quil soit mesurable ;- le cot de la rparation, en supposant quelle soit possible.

    Ces trois lments ne seraient galisables que si lenvironnement tait reproductible, si le cot socialtait exprimable montairement et si lEtat tait le mandataire des pollus pour discuter avec les pollueurs.Dailleurs, lcotaxe est souvent trs suprieure au cot visible de la pollution, contrairement ce que pensadans un premier temps Nordhaus [1990].

    La premire justification (par incitation) de lcotaxe est damliorer la qualit de lenvironnement(premier dividende), ce qui se traduit par laugmentation du surplus collectif. Mais celui-ci est difficile mesurer car des lments qualitatifs, thiques entrent en ligne de compte, dautant quil est intergnrationnel.On prlve sur les quasi rentes pour accrotre le surplus (mais on ne finance pas le surplus par la taxe). Noussommes parvenus au point o il nest plus possible de laisser les quasi rentes individuelles amputer le surpluscollectif. Do la dlicate question des biens communaux : ceux-ci nauraient-ils pas provoqu les crises desXIV et XVI sicles ?

    Quels sont les effets de la fiscalit de lenvironnement sur la redistribution des revenus ? Comme lasatisfaction marginale diminue avec le niveau de revenu, les pauvres sont davantage lss par une perte dequasi rente de pollution si lon institue une cotaxe. Le rsultat est le mme si lon impose un rglement (lesriches auront deux voitures en cas de circulation alterne ou en achteront une neuve chaque fois que lesnormes deviendront plus svres).

    Mais largument peut tre retourn : quand on peut polluer sans limites, les riches le font plus que lespauvres et il vaut mieux pour la collectivit y mettre un frein. Les pauvres ont donc plus gagner qu perdreen amliorant lenvironnement, condition que cette amlioration ne soit pas immdiatement capte par unecouche sociale (les riches venant sinstaller dans un quartier o lon a amlior lenvironnement parce quilsseront les seuls pouvoir acheter le sol dont le prix a mont). Lcotaxe prsente donc lavantage decentraliser la quasi rente confisque par la collectivit qui peut ensuite la redistribuer (deuxime dividende).

    Les riches polluent davantage car ils ont plus de moyens pour payer le prix de leur pollution et ils ontaussi plus de moyens pour payer le prix de la protection de lenvironnement. Linquit vient des ingalitsde revenus et, lchelle internationale, des ingalits de dveloppement, et non de la protection delenvironnement. Les critiques contre cette dernire sexpliquent par la remise en cause des compromisimplicites autour de la dtrioration de lenvironnement.

    Trs pauvres (car ils ont tout gagner un environnement plus sain) et trs riches (car ils peuvent toutfaire) ne perdent pas grand chose la taxation de la pollution. Il nen va pas de mme pour les couches oupour les pays moyens pour lesquels le prlvement apparatra comme suprieur la satisfaction marginalersultant de lamlioration de lenvironnement conscutive la taxe. En effet, si le principe pollueur-payeur

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    avait t appliqu depuis longtemps, les couches moyennes nauraient pu accder une consommation dont leprix nincluait pas le cot de la dgradation de lenvironnement (agriculture, automobile). Mais aujourdhui,les pollutions tant devenues considrables, il semblerait que le prix de la protection soit en train de devenirlgitime mme sil ne faut pas chercher un optimum partien : on ne peut gagner sur tous les tableaux.

    1.1.2. Linstauration de droits de propritLa seconde modalit dinternalisation des effets externes est lmission de droits

    polluer propose par Coase [1960]. Elle prsente lavantage de ne pas exiger le respect desconditions prcdentes. Coase sest oppos Pigou parce que la taxe aurait un effet pervers endiminuant la production ralise par le pollueur. Selon lui, il vaudrait donc mieux rpartir lepaiement des dommages entre pollus et pollueurs car le mode dattribution des droitsdusage de lenvironnement naffecte pas lquilibre conomique si lon est en concurrence.Abandonnant lide pigouvienne dune taxe prleve par lEtat, Coase a propos de remdier la dfaillance du march et de rtablir un optimum partien en instituant des droits deproprit transfrables sur les ressources environnementales.

    La proposition de Coase traduit la croyance au progrs technique susceptible deprocurer des solutions aux externalits ngatives. En effet, mettre sur le march des permis depolluer, cest--dire des portions denvironnement un prix non nul, suppose que laproduction est et sera obtenue partie de facteurs continment substituables :

    - un peu plus denvironnement qui en sortira un peu plus pollu pour ceux quipourront acheter les permis, et un peu moins dinvestissements en techniques propres;

    - un peu plus dinvestissements en techniques propres et un peu moins daccs lenvironnement pour ceux qui vendront leurs permis.

    Les schmas 1 et 2 rsument et comparent les principes et mthodes. Le choix entre agirsur le march par les prix (taxe) ou par les quantits (normes ou permis de polluer) dpend dela comparaison des pentes respectives du dommage marginal et du cot marginal dedpollution. Si la pente du dommage marginal est plus faible que celle du cot marginal dedpollution, la taxe est prfrable. Si elle est plus forte, laction sur les quantits est prfrable[Weitzmann, 1974].

    Le protocole de Kyoto (dcembre 1997) et les confrences de Buenos Aires (novembre1998), de Bonn (novembre 1999), de La Haye (novembre 2000) et de Marrakech (novembre2001) montrent les difficults politiques dune internalisation des externalits du march parle march. Le protocole de Kyoto prvoit que les pays industrialiss sengagent rduire leursmissions de gaz effet de serre de 5,2% dici 2012. Quel sera lengagement des pays endveloppement ? Les Etats-Unis veulent que les grands pays du Sud sengagent : Chine, Inde,Brsil. Sur quelles bases allouer les quotas dmission des gaz effet de serre ? Sur la basedes missions passes ou par habitant ?

    Il y a trois mcanismes de march prvus. Outre le march des droits polluerproprement dit, il y a la mise en uvre conjointe et le mcanisme de dveloppement propre :un pays dvelopp peut aider un pays pauvre financer un projet de dveloppement propre etcela lui vaudra un supplment de droits polluer alors que le pays bnficiaire de laide verrason quota diminuer.

    Les pays choisiront-ils de racheter des droits ou bien dagir contre la pollution chezeux ? Comme le march suppose lEtat, il faut rsoudre ex-ante les questions du statutjuridique des permis, de leur mode de transmission, de leur dure de validit, des conditionsde leur renouvellement, des transactions autorises. Ensuite, il faut dicter des normes,contrler la quantit de titres en circulation, surveiller le respect des seuils de pollutioncorrespondant aux permis en circulation, prvoir les sanctions.

  • Schma 1 : La soutenabilit faible

    Postulat :le progrs technique permet tra de substituer

    aux ressources naturelles puisesdes ressources art ificielles manufacture s.

    Commen t finance r les inv estissements nce ssaires la p roduc tion d e ce cap ital de subs titution?

    1er principe : le prix des ressources na turelles utilises et menac es d ex tinction doit tr e suprieur leur co t marg inal et com por ter une rente Hotelling de rare t deva nt tre aussitt r inves tie pour maintenir le stoc k de ca pital total (naturel et manufactur) intact.

    Mais comment a ssurer c e maintien du stocksachan t qu e, p lus les re ssou rces na turelles se rarfient,plus il fau t produire du capital de remplace men t ?

    2 principe : Har twick la rente de rare t doit c rotre de priode

    en priode dun taux ga l au taux dac tual isation.

    Conclusion : si toutes les rentes sont r inves ties,alors lquit entre les g nrations est gara ntie.

    Comment les conomistes env isagen t-ils lapp lica tion de ces princ ipes ?

    Linternalisa tion des effets externes

    1er instrument : 2 instrument : tarif ication mission de droits pollu er

  • Schma 2

    Ecotaxe Per mis de polluer

    Sanctionn e un usage individu el Sanctionn e un usage indivi duelou colle ctif

    Deux divid endes1. diminution de la pollu tion2. centralisation de la quasi-rente

    qui peut tre redistribu e

    Problme de l attribution ini tial e- gratui te : en fonction des droit s

    acquis, donc au pollu eur initial , ou bien par tte dhabita nt- vente aux enchres : le prix est gal lcotax e actuali se, mais les permis sont achets par les plus riches

    Canal de transmission Canal de transmission On modifi e le prix et le march On fix e les quantits et l e march ajuste les quan tits ajuste le prix

    Les effets sont identiques en concurrence parfait e

    Critre de choix Critre de choix Le cot margi nal de d poll ution Le dommage ma rgina l crot plus crot plus vi te qu e le dom mage vit e que le cot marginal de margina l en fonction dpoll utio n en fonction de la pollutio n de la pollutio n

    1.2. Les limites de lconomie de lenvironnementOn peut faire tat de deux grands types de limites de la dmarche no-classique

    prsidant la gestion de lenvironnement : dordre logique et dordre pistmologique.

    1.2.1. Les limites logiquesLes limites logiques ont trait la dfinition de loptimum et lvaluation montaire

    des lments naturels, et elles rendent difficile la constitution dun march3.

    Limpossible dfinition de l'optimumLes mthodes de gestion des ressources naturelles ont en commun, soit par le biais de la

    tarification, soit par celui de ltablissement de droits de proprit, de transformer les biens

    3 . Sur ce dernier point, voir Harribey [1997, p. 115-117 ; ou 1998, p. 56-59].

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    naturels en biens marchands, propos desquels les agents conomiques pourront alorsexprimer des prfrences. La justification de cette dmarche repose sur le concept d'optimumde Pareto qui dsigne une situation dans laquelle on ne peut plus amliorer la position dunindividu sans dtriorer celle dun autre.

    Or, premirement, lexistence dexternalits est une raison suffisante pour quunoptimum de Pareto ne puisse tre atteint. Si les victimes d'une pollution se cotisent pourfinancer la dpollution, le critre de Pareto est satisfait puisque les victimes amliorent leursituation sans que celle du pollueur soit dgrade, mais cela prouve que l'quilibreconcurrentiel n'tait pas optimal. Par ailleurs, dans la situation de laisser-faire o les pollueurspossdent tous les droits de proprit, chaque victime pollue peut tre tente dadopter uncomportement de passager clandestin habituel face un bien collectif en sous-estimantlutilit que revt pour lui celui-ci, rendant impossible latteinte de loptimum conditionnepar la connaissance des vraies dispositions marginales payer. On retrouve icilincompatibilit entre une rationalit micro-conomique et une rationalit collective.Ltablissement de droits de proprit peut enfin faire surgir des conflits dintrts entre lesvictimes confrontes au dilemme du prisonnier.

    Deuximement, la rpartition influence loptimum : il existe autant de situationsoptimales au sens partien que de dotations initiales diffrentes possibles et le critre dePareto ne permet pas de les dpartager. Le mode d'allocation initiale des droits de polluer(cession gratuite, prix forfaitaire ou vente aux enchres) est donc susceptible de modifierl'optimum parce que les prfrences ne sont pas indpendantes de la rpartition. Il sensuitque, selon lavis de Coase lui-mme, lquilibre atteint en situation de pollueur-payeur seratoujours infrieur celui atteint en situation de laisser-faire. Il ny a donc pas unicitdquilibre, dtruisant par l-mme toute prtention loptimum.

    Troisimement, linternalisation provoque un effet pervers pour lenvironnement mis envidence par Pearce [1974]4. La pollution ne donne lieu une pnalit montaire que lorsquele seuil de capacit d'auto-puration de l'environnement est franchi. Ainsi, la comparaison descots/avantages de la pollution/dpollution tendra situer l'optimum au-del de la capacitd'auto-puration du milieu environnant et contribuera donc l'aggravation de sa dgradation.Il en rsulte que le principe pollueur-payeur peut aller l'encontre du principe de prcautiondont la logique est tout autre. Ce dernier se prsente sous la forme d'un pari pascalien queSerres [1990, p. 19] a clairement formalis :

    si nous faisons le pari d'tre cologiquement imprudents,et si l'avenir nous donne raison, nous ne gagnons rien sauf le pari,nous perdons tout si le pari est perdu;

    si nous faisons le pari d'tre prudents,et si nous perdons le pari, nous ne perdons rien,

    si nous gagnons le pari, nous gagnons tout.Entre rien ou perte et rien ou gain, le choix se porte videmment en faveur de la

    prudence, mais le principe pollueur payeur peut venir lentraver.

    Limpossibilit dvaluer montairement les lments naturelsLabsence de prix pour les lments naturels taraude ce point les conomistes no-

    classiques quils nont eu de cesse que de parvenir chiffrer le prix de la plante Terre. Cestmaintenant chose presque faite : une quipe de chercheurs dirige par Costanza [1997] avalu les prix des services annuels rendus par la nature entre 16 000 et 54 000 milliards de $1994. Pourtant, plusieurs difficults se dressent devant eux : les bases dun calcul sontinexistantes car les lments naturels ne sont pas produits et un taux dactualisation est non

    4 . Pour une prsentation de la dmonstration, voir Harribey [1997, p. 110-112 ; ou 1998, p. 51-53].

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    pertinent pour prendre en compte lavenir trs long terme, ce qui rend difficile la dcision ensituation dincertitude.

    La plupart des modles d'analyse et de gestion des ressources naturelles intgrent untaux d'actualisation pour indiquer que des cots (ou des avantages) de mme montant n'ontpas la mme valeur selon le moment auquel ils sont engags (ou perus). Le tauxd'actualisation est le moyen d'exprimer la prfrence du prsent au futur : plus le taux seralev, plus la dprciation du futur sera forte. Applique la gestion des lments naturels, lanotion dactualisation attribue ceux-ci une valeur future infrieure leur valeur actuelle :l'intrt des gnrations venir qui les utiliseront est donc sacrifi. La procdured'actualisation introduit le temps dans le calcul conomique, mais le temps conomique n'aaucune commune mesure avec le temps biologique et cologique et les processus deconstitution et d'volution des cosystmes chappent tout horizon humain.

    La cration ex nihilo d'un march pour transformer le statut des lments naturels (denon marchandises en marchandises) ne pourrait provoquer l'effet attendu, fixer un prix demarch, que si ces pseudo-marchandises taient auparavant produites. En l'absence deproduction des lments naturels, cela devient impossible et tout prix qui leur est attribu nepeut tre que fictif. Alors, si lvaluation montaire de lenvironnement savre difficile sinonimpossible, lconomiste no-classique ne peut plus rsoudre le problme des externalits etdonc de la pollution.5

    Limpossibilit de substituer les facteurs les uns aux autresLa conception de la substituabilit entre facteurs de production est formalise dans le

    modle de Stiglitz [1974] grce des fonctions de production rendements constants de typeCobb-Douglas : Q = L K E, avec Q la production, L le facteur travail, K le facteur capital etE le facteur environnement.

    Lutilisation dune telle fonction pour intgrer lenvironnement auquel pourrait sesubstituer du capital manufactur pose un problme mthodologique important. Est-on fond retenir lhypothse habituelle inhrente une Cobb-Douglas selon laquelle les lasticitspartielles de la production par rapport chacun des facteurs (, , ) sont invariables au fur et mesure que la substitution sopre ? En effet, la qualit de lair et de leau diminuant ou laqualit dune autre ressource naturelle sabaissant proportionnellement sa dgradation ouparalllement sa disparition, il faudra une plus grande quantit de ressource pour obtenir lamme production ou bien la mme quantit de ressource ne permettra dobtenir quuneproduction plus faible. Si lon avait affaire un facteur de production environnementalhomogne dans le temps, on pourrait raisonnablement retenir lhypothse habituelle dunefonction Cobb-Douglas. Mais comme la qualit de lenvironnement saffaiblit au fur et mesure quon lutilise et ce dautant plus vite quon abaisse le seuil o la nature sauto-pure,alors lhypothse de la variation des lasticits est plus vraisemblable puisque le facteurenvironnemental est htrogne, un peu comme les terres de fertilit dcroissante de Ricardo.

    Finalement, si la pollution et la rarfaction des ressources naturelles contribuent rendre htrogne le facteur environnemental, alors llasticit de la production par rapport 5 . De plus, ce march des droits polluer nest pas encore en place, puisquil ne devrait entrer en vigueur queen2008, mais dj la spculation bat son plein puiquun march terme fonctionne pratiquement sur lequel lescours de ces futurs permis de polluer font dj lobjet dvaluation : globalement, 50 milliards de $ en 1999. LaCNUCED (Confrence des Nations Unies pour le Commerce et le Dveloppement) a particip la cration delAssociation internationale du march international du march des missions (International Emissions TradingAssociation) qui runit quelques grandes multinationales du ptrole, de lnergie et de la finance ainsi que laBourse dAustralie, et dont le but est de crer un march de droits de polluer mme en dehors du protocole deTokyo sil ntait pas appliqu, pour terme faire converger marchs de capitaux et marchsenvironnementaux , The Wall Street Journal Europe, 17 octobre 2000, et Financial Times, 4 novembre 1999,cits par A. Sina [2001].

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    lui tend vers zro et, dans une fonction de production multiplicative Cobb-Douglas, le facteurenvironnemental lui-mme tend vers un. Cela sauverait la dite fonction du naufrage si lonpouvait encore lutiliser. Surtout, cela accrditerait lide que lconomie pourrait se passer dela nature mais cela ruinerait tous les efforts de la thorie no-classique pour reprsentervritablement la soutenabilit cologique. En refusant de considrer la complmentarit desfacteurs de production, on ignore que la contrainte accompagnant la fonction de production maximiser sexprime par une ingalit pour signifier la limite des ressources (les ressourceslimites sont un facteur limitant), que, graphiquement, les isoquantes seront anguleuses, quilsera impossible de driver la fonction et que le taux marginal de substitution technique entrefacteurs sera incalculable puisque les productivits marginales des facteurs ne sont pasdfinies.

    1.2.2. Les limites pistmologiquesElles tiennent essentiellement la mconnaissance de la question de la valeur de la

    nature et lignorance de la ncessaire reproduction des systmes vivants.

    Lintrouvable valeur de la natureDans la mesure o les lments naturels ne sont pas produits, les conomistes de

    lenvironnement reconnaissent avoir recours un prix fictif 6 correspondant au cotmarginal des mesures de protection ou de reconstitution auquel sajoute ventuellement unerente de raret. Ils dfinissent ensuite une valeur conomique globale de la nature comme lasomme des valeurs dusage, doption, de quasi-option, de legs, dexistence et cologique.Cette dmarche recle plusieurs erreurs.7

    Premirement, additionner des montants relevant de lconomique et des lmentsrelevant de lthique ou de lesthtique nest pas possible. Cette incohrence est uneconsquence directe de la non distinction entre richesse et valeur, ou encore entre valeurdusage et valeur dchange, intenable logiquement et pourtant entrine dfinitivementdepuis Say par la science conomique8. Les marchandises ont une valeur dusage par lutilitquelles procurent leurs utilisateurs et elles ont une valeur dchange par leur capacit entrer en rapport quantifiable entre elles, lequel a pour fondement la quantit de travailsocialement ncessaire leur production. La valeur dusage est une condition ncessaire de lavaleur dchange mais la rciproque nest pas vraie. Il sensuit primo que la valeur dusagenest pas rductible la valeur dchange, et secundo que la valeur dchange ne peut tredtermine par la valeur dusage qui nest pas mesurable. Les deux notions appartiennentdonc deux espaces conceptuels diffrents. Say ne fut dailleurs pas une erreur logique prs[1840, tome 1, p. 68] : Les richesses naturelles sont inpuisables, car, sans cela, nous ne lesobtiendrions pas gratuitement. A supposer que les ressources soient inpuisables, ellesseraient alors gratuites, mais rien ne permet de renverser la proposition pour dduire de lagratuit des ressources leur caractre inpuisable.

    Lconomie politique est une science de la production et des conditions sociales decelles-ci. Elle nest pas une science de la non production, et le regretter, linstar despourfendeurs la fois de lconomie politique classique et de sa critique marxienne, ou largirle domaine de lconomie et ses catgories aux phnomnes de non production (la nature,la famille, lducation, la dlinquance, etc.) tout en lui niant tout caractre social et historique,comme le font les adeptes de la thorie no-classique, ne reprsente pas une avance mais unrecul trivial. Loin de dpasser lapproche classique des prix, les conomistes no-classiqueseffectuent un retour en arrire. Les physiocrates avaient clarifi la distinction entre la richesse 6 . Point [1990, p. 185 ; 1991, p. 43].7 . Voir Harribey [1997, 1999, 2002-c].8 . Voir Lantz [1977] et Harribey [1997, 1999, 2002-c].

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    entendue comme un stock, comme patrimoine, et la richesse entendue comme fluxpriodique, comme revenu. Smith avait fait un pas de plus en distinguant la richesse donne(ressources naturelles) et la richesse produite qui peut tre accumule. Trs logiquement,Ricardo avait limit le champ dapplication de la thorie de la valeur aux marchandisesproduites et affirm que les ressources naturelles navaient pas de valeur puisquellesntaient pas le fruit dun travail. Ce qui ne signifie pas quelles ne soient pas de la richesse.Pas plus quelles ne puissent pas avoir de prix. Mais en aucun cas ce prix ne mesurerait leur valeur intrinsque . Il ne ferait que traduire une rente de situation, tel un monopole. Enliant ce prix au rgime de proprit rgnant sur les ressources naturelles, on est renvoy auxrapports sociaux.

    L o les no-classiques, frachement convertis aux proccupations environnementales,feignent de voir une lgret conceptuelle ou un mpris de la nature, il ny avait chez lesclassiques que parfaite cohrence intellectuelle9. Le tort des classiques, sauf de Stuart Millsans doute, et celui, au moins partiellement, de Marx, furent de croire que la capacit detransformation de la nature par le travail tait sans limites. La thse du dveloppement illimitdes forces productives est au fond une thse profondment hgelienne qui fait le pari idalisteque lhomme peut saffranchir, par son travail, de toute contrainte matrielle. Le tort des no-classiques est de croire quil est possible de traiter de la mme manire la catgorie prix duneressource-stock et la catgorie prix dune marchandise-flux. La plupart de leurs confusionssont dj contenues dans luvre de Say quand celui-ci considre que la nature produit unevaleur dusage et aussi une valeur dchange [1972, p. 67] quil identifie la premire parcequil a absolument besoin de cette identification pour avancer son concept de servicesproducteurs et justifier indiffremment la rmunration du travailleur, du capitaliste ou durentier. Lincapacit distinguer valeur dusage et valeur dchange chez Say quivaut lincapacit distinguer richesse et valeur chez Bentham quand celui-ci crit : Les termes derichesse et de valeur sexpliquent lun par lautre. 10

    Limpossibilit dvaluer montairement les lments naturels non produits, autrementquen calculant le cot de production de leur exploitation conomique ou le cot deproduction de la rparation des dommages qui leur sont causs, sexplique en vrit parce quela nature na pas de valeur conomique intrinsque, contrairement ce que prtendent lesconomistes no-classiques qui feignent de soffusquer que lconomie politique aittraditionnellement dlaiss la valeur de la nature. Plus un lment naturel possde uneutilit pour lhomme, soit directement, soit pour son activit conomique, plus sa valeurdusage sera considre comme grande . Sil conditionne la vie, cette valeur dusagepourra tre dite infiniment grande . Mais, associer cette valeur dusage infinie unevaleur dchange qui le serait aussi naurait pas de sens : une valeur conomique ou un prixinfinis pour des biens ou services disponibles sont des non-sens. Pas plus que nen aurait son sujet la notion dutilit marginale dcroissante : en effet, si chaque bouffe dair estindispensable au maintien en vie, elle ne reprsente pas moins dutilit que la prcdente. Detelles erreurs peuvent tre commises parce que la vieille distinction aristotlicienne entrevaleur dusage et valeur dchange est rejete par les conomistes no-classiques. En posantarbitrairement comme une identit valeur dusage et valeur dchange, alors lconomisteno-classique se persuade lui-mme que le maximum de satisfaction procure par lusage debiens et services passe et ne peut passer que par la maximisation de la valeur dchange, cest-

    9 . Rappelons que Marx a rpt plusieurs fois : Le travail nest donc pas lunique source des valeurs dusagequil produit, de la richesse matrielle. Il en est le pre, et la terre la mre, comme dit William Petty. [Marx,1965, p. 571]. Le travail nest pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeursdusage (et cest bien en cela que consiste la richesse matrielle !) que le travail, qui nest lui-mme que lamanifestation dune force matrielle, de la force de travail humaine. [Marx, 1965, p. 1413].10 . Cit par Ricardo [1962, p. 284].

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    -dire par la marchandisation du monde. Mais la lumire du soleil possde une valeur dusageindispensable pour faire pousser du bl et, pourtant, le prix du bl ne contient pas la valeur dchange de la lumire solaire qui na aucun sens. Ainsi, Aristote, les conomistes classiquesSmith et Ricardo, ainsi que Marx, avaient bien pressenti que toute richesse ntait pas valeur.A linverse, le propre dune externalit ngative est de ne constituer en aucune manire unerichesse, ni individuelle ni collective, et nanmoins davoir parfois une valeur dchange : ledchet radio-actif pendant des millnaires peut faire lobjet dun change marchand tout ennayant aucune utilit sociale autre que celle de faire de largent .

    Deuximement, les lments naturels nont pas de valeur dchange intrinsque11 quisajouterait leur valeur rsultant de la production ralise lors de leur mise en exploitation.En outre, le cot de reconstitution des lments naturels ne peut jamais tre calculexhaustivement sils sont puisables. S'il s'agit de ressources naturelles reproductibles, ellessont utilisables la suite d'une production humaine et la loi de la valeur-travail retrouve unterrain dapplication. S'il s'agit de ressources naturelles non renouvelables ou seulementpartiellement reproductibles, leur prservation ou la rparation des dommages qui leur ont tcauss tant le rsultat de l'activit humaine, la loi de la valeur-travail conserve sa validit,mais seulement pour mesurer ces cots-l qui sajoutent aux cots dextraction, detransformation, bref les cots de la production humaine, et non pour mesurer les cots delauto-production naturelle des lments naturels.

    Troisimement, la thorie fondant le prix sur l'utilit marginale est une fiction que seulel'existence d'une production pralable l'change permet de dissimuler : les prix relatifsrefltant les cots de production, niveaux autour desquels agissent les fluctuations de l'offre etde la demande, on peut, a posteriori, aprs l'change, dduire des rapports des prix ceux desutilits marginales. Traditionnellement, la thorie no-classique postule qu'il existe uneconomie d'change sans production. Personne nest dupe pour les marchandises que, de toutefaon, le travail humain produit avant quelles soient changes, et propos desquelleslgalit entre les taux marginaux de substitution et les rapports des prix est un rsultat duprocessus dchange : le march valide le travail social dpens en fonction de la productivitet des conditions sociales de production et de mise en valeur du capital. La thorie no-classique peut donc sans grand risque prendre lapparence pour lessence du phnomne etlaisser croire que la valeur rsulte du seul march. Mais les apparences s'effondrent pour leslments naturels qui ne sont pas le produit du travail humain. La cration ex nihilo d'unmarch pour transformer le statut des lments naturels de non marchandises en marchandisesne pourrait provoquer l'effet attendu, fixer un prix de march, que si ces pseudo-marchandisestaient auparavant produites. En l'absence de production des lments naturels, cela devientimpossible et tout prix qui leur est attribu ne peut tre que fictif au sens plein du terme.

    Quatrimement, lanalyse en termes de surplus du consommateur et du producteur pourmesurer le surplus collectif repose sur une conception cardinale de lutilit qui tait pourtantcense tre abandonne12. De plus, dun ct, elle suppose connus les consentementsmarginaux payer des agents conomiques censs mesurer leur surplus et donc la valeur deslments naturels, et, de lautre, elle prtend faire du processus dchange une mthode de

    11 . Cette pseudo notion de valeur conomique intrinsque de la nature est avance par quasiment tous lesconomistes no-classiques de lenvironnement rejoints par les tenants de la Deep ecology et reprise ou colportesans aucune distance par les manuels [Bonnieux, Desaigues, 1998, p. 5 ; Beaumais, Chiroleu-Assouline, 2001, p.51].12 . On peut lire Desaigues, Point [1990, p. 286-287 ; 1993, p. 9] pour constater que la notion dutilit quilsretiennent est cardinale.

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    dtermination des taux marginaux de substitution des biens privs aux biens publicspermettant de dduire justement ces consentements marginaux payer.13

    La ncessit de la reproduction des systmes vivants est nieLe dveloppement conomique porte atteinte la rgulation assurant le maintien de la

    vie sur la plante. La soumission de la nature lactivit humaine est le pendant de lasoumission des hommes logique de la rentabilit du capital.

    Ds le dbut du Capital, Marx avait distingu le procs de travail en gnral, qui est unecaractristique anthropologique, dont le but est de produire des valeurs dusage propres satisfaire des besoins humains, et le procs de travail particulier au mode de productioncapitaliste, ne reprsentant quune phase de lhistoire humaine, dont le but est de produire dela plus-value permettant de valoriser le capital. Dans le second cas, la production de valeursdusage cesse dtre une finalit pour ntre plus quun moyen de la valeur dont lamarchandise est le support. Ds lors, il devient possible que les vrais besoins sociaux nesoient pas satisfaits tandis que des nuisances sociales et cologiques soient engendres par unmode de production dont la recherche du profit est le moteur. Le principe de la critiquecologiste est donc dj, au moins implicitement contenu dans cette distinction tablie parMarx.14

    Cependant, Marx a consacr lessentiel de son uvre analyser la contradiction, sesyeux fondamentale, issue de lexploitation de la force de travail : la difficult pour le capitalde faire produire et ensuite de raliser la plus-value. Et Marx aurait en partie dlaiss, bienqutant conscient de celles-ci, les consquences cologiques du dveloppement ducapitalisme. Pour lexpliquer, Benton avance lhypothse quil aurait sous-estim les conditions naturelles non manipulables [1992, p. 66] du procs de travail et surestim lerle et les capacits techniques de lhomme. Marx naurait donc pu se dtacher de laperspective promthenne dont le XIXe sicle est empreint et se serait rendu coupable decomplaisance ou, au moins, de manque de vigilance envers le mythe du progrs. Cest bien laconception du progrs humain qui se trouve mise en question travers la notion desoutenabilit.

    2. Quelle rgulation collective ?Les thoriciens no-classiques sen remettent au march pour procder une meilleure

    allocation des ressources par linstauration dcotaxes ou la mise en vente de droits depolluer. Ce faisant, ils sont amens tendre un peu plus le champ dune comptabilitmarchande qui a prcisment fait la preuve de son incapacit prendre en compte lesphnomnes biologiques, le temps et lincertitude. Au contraire, la dmarche de lasoutenabilit forte simpose si lon reconnat la vanit de vouloir objectiver dans des prix leschoses de la nature et la ncessit de sengager sur une voie diffrente pour tablir descomptabilits-matires des ressources naturelles, des comptabilits des dpenses nergtiques, condition quelles ne soient converties ni en quivalent-travail ni en monnaie, et laborerdes fonctions dobjectifs sociaux hors de tout critre de maximisation du profit.

    2.1. La soutenabilit forteLapproche de la soutenabilit forte rcuse lhypothse de substituabilit entre capital

    artificiel et capital naturel. Il sensuit que la soutenabilit exige le maintien dans le temps du

    13 . Cette critique rejoint celle bien connue contestant que des agents puissent prendre des dcisions en fonctionde prix extrieurs alors que ce sont leurs dcisions qui sont censes dterminer ces prix. Voir notamment Salama[1975], Dupuy [1991] et Guerrien [1999].14 . Pour un approfondissement, voir Harribey [2001-a].

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    capital produit et, sparment, celui du capital naturel renouvelable et non renouvelable(schma 3).

    Une redfinition du stock total de capital K est alors donne par Pearce et Warford[1993, p. 52-53] :

    K = Km + Kh + Kn + Kn*,o Km est le capital produit, Kh est le capital humain, Kn est le capital naturel auquel on

    peut substituer du capital produit, Kn* est le capital naturel auquel on ne peut pas, oudifficilement, substituer du capital produit. Le capital artificiel est produit grce lutilisationde ressources naturelles, que lon puisse compenser lpuisement de celles-ci ou non. Pourdes raisons logiques, la dmarche de la soutenabilit faible fonde sur lhypothse desubstituabilit tait oblige de faire abstraction de cette exigence : substituabilit etcomplmentarit des types de capital peuvent difficilement cohabiter dans la mme quation.Seule, la dmarche de la soutenabilit forte retient lhypothse de la ncessairecomplmentarit du capital produit et du capital naturel. Mais elle aboutit la conclusion deslimites de lextension possible du capital produit. En effet, on ne peut pas produire du capitalartificiel sans prlever des ressources naturelles dont les rserves diminuent en permanencesil sagit de ressources non renouvelables et dont les rserves diminuent lorsque le taux deprlvement est suprieur au taux de rgnration sil sagit de ressources renouvelables.Cest la raison pour laquelle certains parlent de capital naturel critique pour signifier quelutilisation des ressources doit sarrter en de des seuils limites. Ainsi, Victor, Hanna etKubursi [1995] considrent que six contraintes essentielles la vie existent : leau, lair, lesminerais, lespace, lnergie et le potentiel nergtique. Si lun de ces lments fait dfaut,aucun autre ne peut le remplacer.

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    Schma 3 : La soutenabilit forte

    Refus de considrer le progrs technique suffisant pourremplacer ternellement les re ssources n aturelles puises

    Maintien du stock de re ssources n aturellesavec prlvements capacits naturelles de renouvellement

    Phnomnes physiques et biologiques phnomnes conomiqu es

    Impossible de les rduire une valuation mon taire

    Temps phy sique et biologique temps conomique

    Principe de prcaution en cas dincertitude

    Principe de prvention : viter la pollution pluttque ddommager montairement

    Insertion de lconomie d ans la biosphre2.2 La

    bioconomieElle est ne de l'approche systmique et des apports de la thermodynamique. Dun ct,

    l'approche systmique part de lide que le monde complexe ne peut tre peru uniquement travers une grille de lecture analytique et quil faut privilgier les interactions entre leslments en intgrant la dure et lirrversibilit. De lautre ct, les physiciens ont mis envidence deux principes essentiels de la thermodynamique : le premier, appel principe deconservation de l'nergie, indique que la quantit d'nergie dans l'univers reste constante ; lesecond, appel principe de dgradation ou entropie, tablit que la quantit d'nergie, bien queconstante, se transforme de plus en plus en chaleur irrcuprable, non rutilisable. Georgescu-Roegen fut lun des premiers tirer les consquences pour lconomie du fait que lentropiedun systme clos augmente continuellement (et irrvocablement) vers un maximum ; cest--dire que lnergie utilisable est continuellement transforme en nergie inutilisable jusqu cequelle disparaisse compltement [1995, p. 81-82]. Il a montr que les activits

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    conomiques sinsraient dans un univers physique soumis la loi de lentropie. Selon lui, ledveloppement conomique est fond sur lutilisation inconsidre du stock terrestrednergie accumul au cours du temps.15

    L'application des principes systmiques thermo-dynamiques l'tude des relations entrela biosphre et l'conomie a ouvert des perspectives radicalement nouvelles. En premier lieu,cette approche a bris la vision de l'univers en termes de rptitivit, d'immuabilit, dedterminisme et de rversibilit. Elle inaugure une vision en termes d'volution etd'irrversibilit ; ainsi rompt-elle avec llimination du temps. Au lieu de se cantonner auxseules lois ternelles, la science physique travaille aujourdhui de plus en plus sur lhistoire delunivers et de la matire. Parce que l'activit conomique, par essence, provoque des rejets,bouscule les rythmes naturels, rduit la diversit biologique, elle ne peut qu'acclrer leprocessus d'entropie, au terme duquel toute diffrence gnratrice de mouvement et de vieaura disparu.

    En second lieu, lapproche de linsertion de lconomie dans la biosphre s'est elle-mme mise en question : comment la vie peut-elle tre comprise si l'univers marche vers samort cause de l'entropie qui le guide ? La recherche scientifique moderne suggre que leprocessus d'entropie n'est pas ncessairement synonyme de destruction mais qu'il peutsignifier mouvement de destruction-cration-complexification. La Terre n'tant pas unsystme clos mais ouvert, puisqu'elle reoit et renvoie l'nergie solaire, des phnomnes destructuration peuvent se raliser, loignant ainsi les systmes vivants de l'entropie. Passet[1996] souligne que les systmes conomiques sont confronts deux mouvementscontradictoires : le phnomne dentropie et celui oppos de nguentropie, cest--diredaccroissement du potentiel nergtique. Au total, un processus de destruction cratrice reste possible condition que de ne pas franchir les limites de renouvellement naturel.

    Il apparat que la reproduction des systmes vivants possde une rationalit trangre celle du profit et qui fonde une nouvelle thique dont les valeurs ne sont pas rductibles lconomie et qui peuvent sexprimer par deux principes :

    - les cosystmes ont une existence qui ne peut tre mesure en termes marchandset dont le respect est un principe de vie et non un principe de rentabilit conomique ;

    - la reproduction des systmes vivants inclut le respect de la vie des treshumains, dans ses formes matrielles et culturelles.

    Lapplication de ces deux principes suppose une organisation sociale qui conomise lesressources naturelles en cessant de faire de laugmentation de la consommation par ttelobjectif ultime, et qui conomise leffort auquel se livre lhomme dans son travail.

    La dfinition dun optimum social passe alors par :- la minimisation de la consommation des ressources naturelles, cest--dire la

    diminution du contenu en ressources naturelles de la production, de telle sorte que le taux deprlvement des ressources renouvelables soit infrieur ou gal leur taux de renouvellementet que la variation des ressources renouvelables substituables aux non renouvelables soitinfrieure ou gale la variation des ressources non renouvelables divise par le coefficienttechnique de ressources non renouvelables utilises pour la production du capitalmanufacturier ;

    - la prise en compte du cot de rparation des nuisances qui nont pu treprvenues et vites, et du cot de la prvention de nuisances ventuelles ; ces cots,rductibles du travail, sont donc parties intgrantes du cot de production global social,cest--dire de la valeur conomique ; le prix de leau tend slever rgulirement et cettehausse traduit laugmentation des cots pour lacheminer et lpurer mais elle ne saurait 15 . Certains thoriciens, notamment les frres Odum E.P. [1971] et Odum H.T. [1971], crurent possible dedduire du principe dentropie llaboration dune thorie de la valeur nergtique. Cette voie sest rvle treune impasse.

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    reprsenter la valeur inestimable de la ressource de vie quelle constitue car celle-ci estdun autre registre que celui de lconomie ; il sensuit quaucune justification conomique dela privatisation de leau, rclame par quelques multinationales avec le soutien de la Banquemondiale lors de la Confrence de La Haye au dbut 2000, ne saurait tre invoque.

    2.3. La place des instruments conomiquesTant que le capitalisme continue dtre le systme conomique universel, on ne peut

    cependant exclure lutilisation dinstruments conomiques pour limiter la pollution, ladouble condition quils soient matriss par la puissance publique et non laisss larbitrageou larbitraire du march, et quil soient associs des mesures de prvention visant viterou diminuer la pollution et la dgradation et non pas seulement rparer ces dernires ou,pire, les compenser montairement.

    Les libraux se dfendent de vouloir instaurer des droits de proprit prive sur lair enmettant en place un march des permis dmission de gaz effet de serre parce que, disent-ils,les permis nont quune dure de validit limite, parce quils ne sont pas transmissibles horsvente sur le march et parce que ce qui devient marchand nest pas le bien environnementallui-mme mais le droit de lutiliser. Or, prcisment, le droit dusage rattach aux permisquivaut un droit de proprit temporaire sur lenvironnement. De plus, soulignons leparadoxe suivant. Les permis dmission reprsentent certes une restriction de lautorisationde polluer par rapport une situation o aucune rglementation nintervient et olappropriation individuelle de lenvironnement est totale. Mais la collectivisation du droitdusage de lenvironnement introduite par les permis dmission est assortie dune restrictionde ce droit ceux qui peuvent en payer le prix. Ce nest ni plus ni moins que le principe de laprivatisation. Enfin, remarquons la contradiction du raisonnement libral rcusant le reprochede crer des droits de proprit prive sur les lments naturels aprs avoir expliqu que siceux-ci navaient pas de prix, ctait prcisment cause de labsence de droits de proprit.

  • NON : le droit de polluer est illimit= appropriation prive a narchique de la nature

    en fonction des rapports de forces socia ux et internationaux

    Schma 4 Rgl ementation = appropriation collective

    Faut-il des normes ?

    Permis de poll uer ngoc iables OUI : le droit de poll uer est limit = appropriation mi-collective,

    mi-individuelle

    Ecotaxes = poll ueur-payeur,appropriation individuelle

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    Deux rgles doivent tre observes pour une ventuelle utilisation des instrumentsconomiques de gestion cologique. La premire est dcarter toute dcision en fonction de la maximisation de lutilit car cette notion est absurde : elle associe un principe de calcul un concept purement qualitatif, lutilit. Angel [1998, p. 19] crit justement : Notionpertinente dans une perspective benthamienne, la notion de maximisation perd tout sens dslors quon cherche ltendre lutilit ordinale. En effet, si lutilit est dessence qualitative,les dcisions ne sauraient tre in fine fondes sur un calcul : le jugement quantitatif ne peut ytre que second et le jugement qualitatif premier.

    La seconde rgle est de dissocier marchandisation et montarisation. Lamarchandisation implique la montarisation mais linverse nest pas vrai. Il sensuit que seulela marchandisation est rejeter catgoriquement car elle ne peut que signifier appropriationprive. En revanche, il peut exister une place pour lutilisation dinstruments montaires degestion. Mais, en ce qui concerne la nature, la mise en place de taxes (jugement quantitatif)doit tre subordonne ladoption de normes collectives ou des transformationsstructurelles (jugement qualitatif), par exemple sur le type dinfrastructures de transports. Il neservirait rien dimposer une taxe sur le transport par camion si dans le mme temps leferroutage ntait pas organis et dvelopp.

    Les prix des lments naturels ne sont donc pas des prix conomiques (en aucun cas,une cotaxe ne reprsente une valeur de la nature) mais des prix politiques. Un march desdroits de polluer est donc un non-sens parce que, mme si des changes de permis voient lejour, il ne sagira pas dun vrai march, ne pouvant exister sans autorit publiqueinternationale rgulationniste et coercitive. Il sera simplement un instrument de rpartition auplus offrant des droits dusage de lenvironnement. La rpartition de ces droits doit doncsorganiser non sur des bases conomiques mais sur des bases politiques dont la premireserait un droit dusage gal pour tous les humains.

    Le fondement de cette dernire affirmation est le constat dune incompltude radicaledu march. Que ce soit parce que la libre circulation des capitaux sur les marchs financiersporte en elle la crise financire, ou que ce soit parce que les externalits sont par dfinitioninassimilables par le march, le rapport marchand est incapable de grer de maniresatisfaisante lensemble des questions sociales, cologiques, et mme conomiques, dunesocit. Sil fallait rsumer cette impossibilit, cette inaptitude irrmdiable du march accoucher dune socit, on pourrait se rfrer la fois Marx et Polanyi, le premier pour sacritique de la marchandise et de la violence avec laquelle se conduit le processus demarchandisation, et le second pour sa critique de la fiction consistant croire que lon pouvaitconsidrer le travail, la terre et la monnaie comme des marchandises.16

    3. Quel sens au progrs et au dveloppement ?Tous les messianismes issus de la pense occidentale, le messianisme judo-chrtien, le

    messianisme marxiste, le messianisme techno-scientiste, ce dernier spanouissant la foisdans le positivisme et le libralisme, se sont renforcs mutuellement pour riger en finalits ledveloppement et le progrs que lon peut atteindre grce la rationalit.

    Lidologie conomique a assn lide que la rationalit consistait faire reculer lararet par la croissance de la production alors quen fait le soi-disant recul de la raretnaboutit qu accrotre celle-ci sur le plan des ressources naturelles et assujettir la viehumaine un renvoi linfini de la satisfaction des besoins. Autrement dit, la raret ne tendpas vers zro, comme elle devrait le faire si rellement elle reculait, mais elle tend verslinfini par la conjonction de deux phnomnes : les ressources naturelles menacent de tendre

    16 . Marx [1965] ; Polanyi, [1983, chapitre 6].

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    vers zro, et la barrire des besoins essentiels est indfiniment repousse. De plus, la raretnest pas le plus souvent un fait objectif indpendant de laction humaine. Cest un fait socialconstruit : lappropriation prive cre la raret.17 La question de la soutenabilit dudveloppement ne peut donc tre spare de lvolution des rapports sociaux marqueaujourdhui par la financiarisation de la socit.

    3.1. La financiarisation du capitalisme, obstacle la soutenabilitLa question examine ici est celle des rapports entre dveloppement conomique et

    rpartition. On voudrait montrer que la modification de la rpartition de la valeur ajoute dansun sens favorable au capital empche de mettre en uvre une stratgie de soutenabilit, tantsociale qucologique.

    Appelons : y le taux de variation du produit global Y, p le taux de variation de la productivit de lunit de travail (par exemple de la

    productivit horaire), q le taux de variation de la productivit par tte, t le taux de variation de la dure individuelle moyenne du travail, n le taux de variation du nombre demplois, w le taux de variation des salaires et assimils (prestations) W, i le taux de variation des investissements I, le taux de variation de la rente financire ,w* la part des salaires et assimils dans le produit global, i* la part des investissements (ou profits rinvestis), supposs tous soutenables

    socialement et cologiquement, dans le produit global, * = 1-w*-i* la part de la rente financire dans le produit global,

    On peut crire :salaires = w*Y,investissements = i*Y,rente financire = *Y= (1-w*-i*)Y,la rpartition du taux de croissance conomique18 y = ww*+ii*+*.

    Dfinissons le rgime daccumulation financire comme celui qui tend faire crotre letaux de croissance de la rente financire. Si cette progression est plus rapide que celle y duproduit global, cela implique ncessairement une modification de la rpartition prjudiciable la soutenabilit.

    En effet, le taux de croissance de la rente financire peut sexprimer en fonction desautres variables : =yww*ii** .

    Pour un taux de croissance conomique donn, le taux de croissance de la rentefinancire est dautant plus lev que les taux de croissance des salaires et des investissementspondrs par les parts de ceux-ci dans le produit global sont faibles. Il est noter que le tauxde croissance de la rente financire est inversement proportionnel la part dj acquise dansle produit global.

    17 . Voir la 8e section du Livre I du Capital de Marx [1965, p. 1167 et suiv.] ; et Polanyi [1983]. Voir aussiVentelou [2001] et mon commentaire Harribey [2002-a]18 . Y = W + V + , do Y

    Y =WY +

    IY +

    Y =

    WY

    WW +

    IY

    II +

    Y

    =

    WW

    WY +

    II

    IY +

    Y

    ,

    do y = ww*+vv*+*.

  • 20

    Rappelons pour mmoire les relations entre les variables de production [en notant(1+y) = (1+p)(1+t)(1+n)] et les variables de rpartition :

    =(1+p)(1+t)(1+n)ww*ii*1*,

    ou bien , en variables continues :=p+t+nww*ii**

    .Pour un taux de croissance de la productivit et une part de la rente financire dans le

    produit global donns, le taux de croissance de la rente financire est dautant plus lev quele temps de travail augmente, que lemploi augmente et que la croissance des salaires et desinvestissements pondrs par leur part respective est faible.

    La maximisation de la rente financire est donc incompatible avec une perspective desoutenabilit qui exigerait que toute la population bnficie de la croissance de la production(soutenabilit sociale) et que des investissements croissants soient consacrs amliorer lesprocds techniques pour conomiser la nature (soutenabilit cologique).

    On peut faire alors trois remarques. Primo, le propos de Keynes [1936, p. 369] il y aplus de soixante ans sur la ncessaire euthanasie des rentiers avait quelque chose devisionnaire. Secundo, laugmentation de la rente financire revt la figure de la valeur pourlactionnaire ou economic value added qui, dans lanalyse financire, est gale ladiffrence entre, dun ct, les recettes et, de lautre, les cots incluant une rmunrationmoyenne du capital19. Si cette augmentation a pour origine le fait que les profits croissent plusrapidement que la productivit du travail, elle correspond ce que Marx [1965, chapitre XII]appelait la plus-value relative. Si elle provient dun meilleur positionnement face aux capitauxconcurrents, elle correspond ce que Marx [1965, chapitre XII] appelait la plus-value extra.Face ses concurrents, le but de chaque capitaliste est de produire de la plus-value extra. Lagnralisation dun tel comportement micro-conomique aboutit une hausse gnrale de laproductivit et donc de la plus-value relative. Tertio, un tel rgime daccumulationfinancire peut nanmoins faire cohabiter laugmentation relative de la plus-value etllvation absolue du salaire rel moyen. Augmentation du taux dexploitation de la force detravail et croissance conomique ne sont donc pas incompatibles. Ainsi peut sexpliquerlaccroissement simultan des ingalits et du niveau de vie moyen que la plupart desstatistiques mondiales enregistrent20.

    3.2. Le dveloppement, solution ou problme ?La phase de prparation de la confrence de Johannesburg (qui doit avoir lieu fin aot

    2002) sest acheve par la rencontre de Monterrey au Mexique du 18 au 22 mars 2002. Un consensus de Monterrey a t ngoci et prsent comme marquant le dbut dun nouveaupartenariat entre pays riches et pays pauvres afin de rsoudre le problme du financement dudveloppement.

    Le document adopt raffirme tous les dogmes libraux qui ont conduit au dsastre denombre de pays au cours des vingt dernires annes : il faut une bonne gouvernance , sous-entendu laustrit budgtaire et salariale ; et il faut sinscrire dans le libre-changegnralis, sous-entendu la concurrence entre le pot de fer et le pot de terre. Le silence est faitsur prs de trois dcennies de plans dajustement structurel mettant genoux les pays soumisaux diktats du Fonds montaire international et de la Banque mondiale, sur lamoncellementde la dette cause de taux dintrt exorbitants et sur les crises sociales majeures dues cetassujettissement dont lArgentine est le dernier exemple en date.

    19 . Voir Harribey [2001-b et 2001-c].20 . Voir PNUD [2001].

  • 21

    3.2.1. En finir avec le dveloppement ?Le type de dveloppement qui prvaut dans le monde est celui qui est n en occident21,

    impuls par la recherche du profit en vue daccumuler du capital, et qui se solde aujourdhuipar une dgradation majeure des cosystmes, par une aggravation considrable desingalits, par lexclusion dune majorit dtres humains de la possibilit de satisfaire leursbesoins les plus lmentaires comme lalimentation, lducation et la sant, et parlanantissement des modes de vie traditionnels. En imposant ce dveloppement la planteentire, le capitalisme produit une dculturation de masse : la concentration des richesses unple fait miroiter labondance inaccessible des milliards dtres situs lautre ple et dontles racines culturelles dans lesquelles ils puisaient le sens de leur existence et leur dignit sontpeu peu dtruites. (Voir encadr Croissance et dveloppement).

    Croissance et dveloppementLes thoriciens du dveloppement conomique ont presque unanimement, la suite de

    Franois Perroux, toujours affirm que la croissance tait une condition ncessaire mais nonsuffisante du dveloppement humain. Leur raisonnement souffre dune faiblesse logique grave :on ne peut pas simultanment prtendre que la croissance et le dveloppement se diffrencientpar les aspects qualitatifs que le second comporte la croissance ntant donc pas une conditionsuffisante du dveloppement et dire qu partir dun certain seuil de croissance, celle-ciengendre des transformations structurelles et ensuite, par effet de diffusion, des retombesbnfiques tous les tres humains : la croissance, condition ncessaire, se transformant avec letemps en condition suffisante du dveloppement, la distinction entre les deux notions devientalors sans objet.

    De deux choses lune. Ou bien le dveloppement et le progrs humain rsultent, si lonsait attendre suffisamment, de la croissance, et alors la distinction entre croissance etdveloppement est sans objet puisque la croissance est une condition suffisante dudveloppement. Dans ce cas, la croissance du PNB par tte, ou de tout autre indicateur qui enest issu, est vritablement le seul indicateur pertinent de lamlioration du bien-tre et nousdevons humblement remiser les critiques son encontre. Ou bien le dveloppement et leprogrs humain ne rsultent pas automatiquement de la croissance, et alors lassociationcroissance-dveloppement-progrs humain doit tre sur le plan thorique rompue. Lorsque lapoursuite de la croissance conomique est perue comme une condition perptuelle dudveloppement durable, laboutissement logique du raisonnement est alors la substitution de lanotion de croissance durable celle de dveloppement durable, substitution aujourdhuifrquente chez les responsables politiques et les chefs dentreprises faisant de la communication . Cette ambigut donne lieu des confusions cocasses telle que latraduction de sustainable growth par croissance soutenue [Point, 1990, p. 182].

    Pour navoir pas su ni voulu tablir de ligne de dmarcation claire entre, dune part, undveloppement durable qui serait un prolongement du dveloppement capitaliste existantdepuis la rvolution industrielle, simplement mtin de quelques activits de dpollutiondautant plus prospres quelles prolifreraient lombre de celles de pollution, et, dautre part,un dveloppement humain dissoci de la croissance ds lors que les besoins essentiels seraientsatisfaits, les promoteurs internationaux du dveloppement soutenable ont laiss sinstaller uneambigut dont le risque est de voir ce concept se rduire un nouvel habillage idologique dece dveloppement gaspillant les ressources naturelles et bafouant la dignit humaine.

    Faut-il en dduire qu il faut en finir, une fois pour toutes, avec le dveloppement 22,comme lexprime Latouche [2001], parce quil ne peut tre autre que ce quil a t ? Faut-ilcondamner le dveloppement au motif que sa perptuation est rendue ncessaire pourrsoudre les problmes quil a fait natre ? La question ne peut tre tranche aussi facilement

    21 . Voir Rist [1996].22 . Latouche [2001].

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    pour plusieurs raisons. La premire tient au fait que, vu ltendue des besoins primordiauxinsatisfaits pour une bonne moiti de lhumanit, les pays pauvres doivent pouvoir connatreun temps de croissance de leur production. A ce niveau-l, il est faux dopposer quantitproduite et qualit car, pour faire disparatre lanalphabtisme, il faut btir des coles, pouramliorer la sant, il faut construire des hpitaux et acheminer leau potable, et pour retrouverune large autonomie alimentaire, les productions agricoles vivrires rpondant aux besoinslocaux doivent tre promues.

    La deuxime raison pour laquelle la notion de dveloppement ne peut tre prestementvacue est que laspiration un mieux-tre matriel est devenue globale dans le monde. Et ilserait mal venu pour des occidentaux clairs den contester la lgitimit au prtexte que cetteaspiration ne serait que la rsultante de lintriorisation par les peuples domins des valeursdes dominants, contribuant reproduire les mcanismes de la domination. Certes, limitationdu dveloppement occidental par les tous les peuples du monde, dune part, condamne cespeuples courir perptuellement aprs leurs modles puisque le mode de vie gaspilleur desriches nest pas gnralisable, et, dautre part, voue la plante elle-mme une dtriorationinexorable. Mais au nom de quoi peut-on laisser 20% des habitants de la Terre continuer desaccaparer 80% des ressources naturelles ? Il est donc urgent de poser le problme autrement.

    Deux piges smantiques doivent tre djous comme autant dcueils. Le premierserait de se satisfaire du concept, devenu un lieu commun, de dveloppement durable ousoutenable. Sil sagit de faire durer encore le dveloppement qui dure dj depuis deuxsicles et qui dgrade les hommes et la nature, autant dire quil sagit dun oxymore23mystificateur car, soit il nest possible que pour une minorit de plus en plus restreinte, soit ilnest possible pour personne ds quon veut ltendre tous. Dans le premier cas, il estexplosif socialement ; dans le second, il lest cologiquement. Dans les deux cas, il estmortifre car le capitalisme ne peut dvelopper sa dynamique dappropriation des richessesnaturelles et des richesses produites quen rarfiant les ressources limites et en renforantlexploitation de la force de travail.

    Le second cueil serait de se tromper sur la nature du dveloppement. Ledveloppement dont on voit les dgts aujourdhui et dont on peroit les dangers sil devaitperdurer nest pas simplement le productivisme engendr par le tourbillon technique etlivresse scientifique ou scientiste. Ce nest pas non plus le rsultat dun conomisme quiserait commun tous les systmes de pense, ncessitant de renvoyer dos dos le libralismeet la critique de celui-ci. Le dveloppement connu jusquici est historiquement li laccumulation capitaliste au profit dune classe minoritaire. De mme, son envers, le sous-dveloppement, nest pas sans liens avec les vises imprialistes du capital, notamment danssa phase daccumulation financire actuelle. Dissocier la critique du dveloppement de celledu capitalisme dont il est le support reviendrait ddouaner celui-ci de lexploitationconjointe de lhomme et de la nature. Or, sans la premire, le systme naurait pu tirer parti dela seconde ; sans la seconde, la premire naurait eu aucune base matrielle. Il en rsulte que sortir du dveloppement sans parler de sortir du capitalisme est un slogan non seulementerron mais mystificateur son tour. Et donc, la notion d aprs-dveloppement na aucuneporte si celui-ci nest pas simultanment un aprs-capitalisme. Sparer les deuxdpassements est aussi illusoire que de vouloir sortir de lconomie 24 dont certains disentquelle ne pourrait tre diffrente de ce quelle est, ou que de construire une conomieplurielle 25 mariant capitalisme et solidarit.

    23 . Cette ide est dfendue avec raison depuis longtemps par Latouche qui la reprend dans [2002] ; le mmetexte figure dans Partant [2002].24 . Caill [1995].25 . Voir ma critique dans Harribey [2002-b]

  • 23

    Ce qui prcde nest pas une simple querelle thorique. Cela a une importance pratiqueprimordiale. Si lon met en question le capitalisme et le dveloppement qui lui estconsubstantiel, on procde une analyse de classes et on fait donc une distinction radicaleentre les besoins des exploits, des naufrags 26, des gueux 27, bref des pauvres, et ceuxdes exploiteurs, des dominants, des gaspilleurs, bref des riches sur cette plante. Aussi, leprojet dabandon du dveloppement sans toucher sa matrice historique capitaliste est-ilbancal28, et celui dabandon du dveloppement sans discernement, mettant tout le monde surle mme plan, logeant la mme enseigne ceux qui doivent choisir entre mourir de soif ouboire leau du marigot et ceux dont le dilemme se rsume acheter des actions Microsoft ouVivendi, est-il peu raliste et peu crdible.

    Pas plus que je ne crois labandon immdiat et sans nuances du dveloppement, je nepense pas que lcologie, en plus dtre une science, puisse tre un paradigme politiqueautonome29, et cela pour deux raisons. Une raison logique dabord que souligne bien Husson[2002]. Si la dgradation dorigine anthropique de la biosphre a dj fait dpasser les seuilsdirrversibilit, il ny a plus rien faire et lcologie nest daucun secours. Si, au contraire,les seuils dirrversibilit nont pas t atteints, il est encore temps dagir et, pour maintenirlhumanit distance de ces seuils [Husson, 2002, p. 81], des politiques conomiquespeuvent prendre en charge cet objectif, condition de linsrer dans celui de la transformationdes rapports sociaux voque ci-aprs. Une raison dialectique ensuite. La tentative ducapitalisme dachever la rvolution bourgeoise du droit de proprit en largissant celui-ci toute la sphre reste jusqu prsent non marchande et toute la sphre du vivant constituelimpens de lcologie politique actuelle. Lutilisation de la nature par lhomme se faittoujours dans le cadre de rapports sociaux particuliers. Lvolution des rapports de lhommeavec la biosphre nest sans doute possible quen liaison avec la transformation des rapportssociaux. On se situe bien ici dans une dialectique des conditions matrielles de vie et desrapports sociaux au sein desquels ces conditions sont produites, reproduites ou mises enuvre.

    3.2.2. Une conomie conomeCompte tenu de ce qui prcde, je soutiens lide dun dveloppement diffrenci dans

    son objet, dans lespace et dans le temps :- dans son objet : il y a des productions qui mritent dtre dveloppes dans le monde,

    principalement celles qui visent satisfaire des besoins vitaux, notamment en matiredducation, dhygine et de sant, dnergies renouvelables et de transports conomes ;dautres productions doivent en revanche tre limites et ensuite rduites, lagricultureintensive dlirante, lautomobile et lensemble du systme automobile en tant lesmeilleurs exemples ; la rorientation de la production concerne les pays pauvres et les paysriches ;

    - dans lespace : les pays pauvres doivent pouvoir bnficier dune croissancedynamique pour rpondre aux besoins dune population qui connatra encore pendantquelques dcennies une expansion importante ; les pays riches doivent, eux, enclencher unedclration de leur croissance conomique globale en recherchant des modes de rpartitiondes richesses beaucoup plus quitables et une utilisation des gains de productivit pour rduire

    26 . Latouche [1991].27 . Cordonnier [2000].28 . Lhypothse sous-jacente mon argumentation est que si le capitalisme a ncessairement besoin dudveloppement, linverse nest pas vrai.29 Voir Harribey [2001-a].

  • 24

    le temps de travail ds lors que les besoins ne pas confondre avec les dsirs sontsatisfaits30 ;

    - dans le temps : la dclration immdiate de la croissance pour les pays riches,simultanment roriente, doit tre conue comme une phase de transition donnant auxpopulations le temps et lenvie de reconstruire leur imaginaire, faonn par deux sicles demythe de labondance et intrioris au point den faire un maillon essentiel de la chane deleur servitude involontaire 31 ; ce nest quaprs cette phase de transition que lon pourraenvisager dorganiser la dcroissance 32, seule mme de garantir une soutenabilit longterme.

    En termes socio-conomiques, ce dveloppement diffrenci pour tre au bout ducompte radicalement diffrent suppose une rappropriation et une rpartition collectives desgains de productivit que le savoir et la technique humaine permettent et leur utilisationessentiellement des fins damlioration de la qualit de la vie. (Voir encadr surProductivisme et productivit). Jai soutenu la thse selon laquelle la rduction du temps detravail pouvait constituer une voie prometteuse pour utiliser les gains de productivit dans laperspective dune conomie conome33 soutenable socialement et cologiquement.

    Cette rappropriation en rejoint une autre quun vritable progrs humain impliquegalement : celle des biens communs de lhumanit constitus de leau, de lair, de toutes lesressources naturelles et des connaissances. Autrement dit, ces deux aspects peuvent trersums par la rappropriation collective des richesses produites, des richesses naturelles nonproduites et des capacits et potentialits de lesprit humain. La prservation et lextensiondun espace non marchand dans la socit prennent ici tout leur sens.

    Productivisme et productivitUne confusion est entretenue au sujet du productivisme. Il est trs souvent dfini (notamment

    par nombre dcologistes) comme la production sans autre finalit quelle mme. De mme, lerejet du dveloppement est justifi par certains thoriciens par le fait que sa perptuation estrendue ncessaire pour rsoudre les problmes quil a fait natre. Or le productivisme nest pasla production incessante de valeurs dusage mais de valeurs marchandes susceptibles devaloriser le capital. La preuve en est que les propritaires de celui-ci cessent dinvestir quand lesperspectives de profit samenuisent. Il sensuit que le renoncement au productivisme nest pasun renoncement au progrs ni mme la croissance de certaines productions indispensables.

    De mme, la recherche de lamlioration de la productivit ne doit pas tre confondue avecle productivisme. Cette recherche peut tre considre comme lapplication de la rgle dumoindre effort et tre encourage sous rserve que trois conditions soient respectes :

    - sans intensification du travail ;- sans dtrioration de lemploi ;- sans ponction ou dgradation irremplaables supplmentaires sur ou de lenvironnement.

    Le concept de soutenabilit est n sous le double signe du recul de la pauvret et de laprservation des cosystmes pour garantir la justice lgard des gnrations actuelles etfutures. Il devient crdible et oprationnel si trois principes sont respects : responsabilit34 lgard des systmes vivants, solidarit lgard de tous les tres humains et conomie desressources naturelles et du travail humain35. Tel nest pas le cas du rgime daccumulation

    30 . Voir Harribey [1997 ; 2002-b].31 . Accardo [2001].32 . Georgescu-Roegen [1995].33 . Harribey [1997].34 . Voir Jonas [1990].35 . Harribey [1997].

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    financire qui prvaut dans le monde aujourdhui et qui rend la soutenabilit impossible parcequil tend accrotre constamment le niveau dexigence de rentabilit servie aux dtenteursdu capital. Il ne peut en rsulter quun affaiblissement de la position des travailleurs(insoutenabilit sociale) et une difficult croissante investir dans des processus deproduction non destructeurs (insoutenabilit cologique).

    Le projet de dclration immdiate de la croissance pour les pays hyper dveloppspour, terme, envisager la dcroissance nest ralisable que si les ingalits ont trsfortement dcru en leur sein, permettant alors la diminution des ingalits entre les classespauvres des pays pauvres et le reste du monde36. Cest dire combien les moyens definancement pour les pays pauvres et surtout lannulation de leur dette sont indispensablesmais quils sont loin de rsoudre la question principale et, pire, pourraient la dissimuler. Carun autre progrs humain, quon hsite bien sr appeler dveloppement tellement ceconcept est connot, est li lmergence et de lpanouissement dautres rapports sociaux.

    La transformation des rapports sociaux est insparable de la transformation des rapportsdes hommes avec le monde du vivant 37 car la rappropriation par chacun de son temps devie grce aux gains de productivit rpartis avec justice est un objectif qui rejoint celui de nepas se faire dpossder du bien commun de lhumanit et celui den faire un usageraisonnable, cest--dire conome. Le capitalisme est en passe de raliser son rve le plusdment : transformer totalement les rapports de proprit sur la plante, de telle sorte que lamoindre activit humaine prsente et venir, la moindre ressource matrielle ou intellectuelle,deviennent des marchandises, cest--dire des occasions de profit. Avec videmment lavolont de rendre la chose irrversible. Tel est le sens des projets dAccord multilatral surlinvestissement) ou dAccord gnral du commerce des services qui sont autant de tentativesde verrouillage de lavenir conomique de lhumanit, loin des engagements en faveur dunmode de vie soutenable socialement et cologiquement. Le capitalisme tait dment, mais,parce quil na plus de projet humain pour lhumanit, il est devenu snile38. Et, sans sursautdmocratique, sa snilit risquerait dtre durable, la place du dveloppement du mme nomque lon nous promet.

    36 . Voir Harribey [1997].37 . Passet [1996].38 . Voir Harribey [2002-b].

  • 26

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