Le Droit de La Concurrence Et La Propriété Intellectuelle Sont

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Le droit de la concurrence et la propriété intellectuelle sont-ils incompatibles ? Entre droit exclusif du titulaire du droit intellectuel, et intérêt collectif du marché, la théorie des « facilités essentielles » tente de rétablir l’équilibre. Analyse des conditions d'application de cette théorie qui connait de plus en plus d'applications. Le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence sont, de prime abord, comme l'eau et le feu : incompatibles. Le droit de la propriété intellectuelle vise à protéger des intérêts particuliers et se fonde sur une logique de monopole : il permet au titulaire d'interdire à tout tiers non autorisé de poser des actes qui violent ses droits exclusifs. Le droit de la concurrence a quant à lui pour objectif de préserver l'intérêt collectif et se fonde sur une logique d'ouverture : l'autorité intervient pour préserver l'ordre public économique au bénéfice de la loi du marché. On imagine donc aisément le casse-tête qui se pose quand, au nom de la propriété intellectuelle, l'entreprise A tente d'interdire à l'entreprise B de poser un acte, et que B répond qu'en faisant cela, A viole le droit de la concurrence. La première invoque son droit exclusif pour interdire ou refuser, tandis que la seconde invoque l'intérêt du marché pour être libre ou forcer l'autre à accepter. L'affaire Microsoft en est une parfaite illustration : l'exclusivité dont bénéficiait cette société sur son système d'exploitation Windows ne lui donnait-elle pas le droit de ne pas divulguer certaines informations sur ce logiciel, sans avoir à invoquer de motif quelconque ? Comme on le sait, ce ne fut pas l'avis de la Commission européenne qui, saisie d'une plainte déposée en 1998 par Sun Microsystems Inc., a considéré, après plus de cinq années de procédure, que Microsoft avait effectivement violé les règles de concurrence prévues par le Traité CE. Hormis la vente liée du logiciel Windows Media Player avec le système s'exploitation Windows, Microsoft avait, en effet, refusé de communiquer à ses concurrents des informations leur permettant de rendre leurs systèmes d'exploitation pour serveurs de groupe de travail interopérables avec Windows. Profitant de son statut de quasi-monopole sur le marché des systèmes d'exploitation pour PC clients, Microsoft avait donc commis un abus visant à évincer la concurrence sur un marché voisin. La Commission européenne lui avait infligé, le 24 mars 2004, une amende record de 497.197.304 euros confirmée le 18 septembre 2007 par le Tribunal de première instance des Communautés européennes. Divers mécanismes tentent d'arbitrer ce conflit entre des droits en apparence incompatibles ; la théorie des facilités essentielles en est un. Selon cette théorie, commet un abus de position dominante, pratique sanctionnée par l'ensemble des législations nationales des Etats membres et, en droit communautaire, par l'article 82 du Traité CE, une entreprise en position dominante sur un marché (monopole ou quasi-monopole) qui, possédant une « facilité » (installation, ressource, bien, service, etc.) ne pouvant être recréée selon des moyens raisonnables, en refuse l'accès à un tiers sans raison légitime alors que cet accès est indispensable pour exercer une activité sur un marché voisin. Contrairement à la plupart des agissements susceptibles de conduire à une violation des règles de concurrence, la théorie des facilités essentielles présente donc cette

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Le droit de la concurrence et la proprit intellectuelle sont-ils incompatibles ?

Entre droit exclusif du titulaire du droit intellectuel, et intrt collectif du march, la thorie des facilits essentielles tente de rtablir lquilibre. Analyse des conditions d'application de cette thorie qui connait de plus en plus d'applications.Le droit de la proprit intellectuelle et le droit de la concurrence sont, de prime abord, comme l'eau et le feu : incompatibles. Le droit de la proprit intellectuelle vise protger des intrtsparticulierset se fonde sur une logique demonopole: il permet au titulaire d'interdire tout tiers non autoris de poser des actes qui violent ses droits exclusifs. Le droit de la concurrence a quant lui pour objectif de prserver l'intrtcollectifet se fonde sur une logique d'ouverture: l'autorit intervient pour prserver l'ordre public conomique au bnfice de la loi du march.On imagine donc aisment le casse-tte qui se pose quand, au nom de la proprit intellectuelle, l'entreprise A tente d'interdire l'entreprise B de poser un acte, et que B rpond qu'en faisant cela, A viole le droit de la concurrence. La premire invoque son droit exclusif pour interdire ou refuser, tandis que la seconde invoque l'intrt du march pour tre libre ou forcer l'autre accepter.L'affaireMicrosoften est une parfaite illustration : l'exclusivit dont bnficiait cette socit sur son systme d'exploitation Windows ne lui donnait-elle pas le droit de ne pas divulguer certaines informations sur ce logiciel, sans avoir invoquer de motif quelconque ?Comme on le sait, ce ne fut pas l'avis de la Commission europenne qui, saisie d'une plainte dpose en 1998 par Sun Microsystems Inc., a considr, aprs plus de cinq annes de procdure, que Microsoft avait effectivement viol les rgles de concurrence prvues par le Trait CE. Hormis la vente lie du logiciel Windows Media Player avec le systme s'exploitation Windows, Microsoft avait, en effet, refus de communiquer ses concurrents des informations leur permettant de rendre leurs systmes d'exploitation pour serveurs de groupe de travail interoprables avec Windows. Profitant de son statut de quasi-monopole sur le march des systmes d'exploitation pour PC clients, Microsoft avait donc commis un abus visant vincer la concurrence sur un march voisin. La Commission europenne lui avait inflig, le 24 mars 2004, une amende record de 497.197.304 euros confirme le 18 septembre 2007 par le Tribunal de premire instance des Communauts europennes.Divers mcanismes tentent d'arbitrer ce conflit entre des droits en apparence incompatibles; la thorie des facilits essentielles en est un.Selon cette thorie, commet un abus de position dominante, pratique sanctionne par l'ensemble des lgislations nationales des Etats membres et, en droit communautaire, par l'article 82 du Trait CE, une entreprise en position dominante sur un march (monopole ou quasi-monopole) qui, possdant une facilit (installation, ressource, bien, service, etc.) ne pouvant tre recre selon des moyens raisonnables, en refuse l'accs un tiers sans raison lgitime alors que cet accs est indispensable pour exercer une activit sur un march voisin.Contrairement la plupart des agissements susceptibles de conduire une violation des rgles de concurrence, la thorie des facilits essentiellesprsente donc cette particularit que les entreprises mises en cause sur ce fondement semblenta prioriagir de faon lgitime, se prvalant, pour refuser l'accs d'un bien ou d'un service un tiers, des attributs que leur confre un droit exclusif. Cela peut-tre, par exemple, une installation rserve une personne de droit public (un rseau gazier ou lectrique) ou encore une ressource protge par un droit de proprit intellectuelle (tel une base de donnes ou un logiciel).Preuve de ceta prioride lgitimit, il a t rappel plusieurs fois que le refus d'accs une facilit essentielle n'est pas, en lui-mme, abusif. La CJCE a ainsi jug, dans son arrtVolvodu 5 octobre 1988, que le titulaire d'un modle de carrosserie automobile protg, peut refuser d'accorder une licence un tiers, mme si celle-ci aurait permis au tiers de fournir des produits incorporant le modle concern. Le contraire aboutirait, en effet, priver ce titulaire de la substance mme de son droit exclusif.Ce sont les arrtsMagilldu 6 avril 1995etIMS Healthdu 29 avril 2004 qui ont pos les fondements de cette thorie en Europe. Dans la premire affaire, des entreprises de tlvision avaient refus de communiquer la socit Magill TV Guide Ltd des informations indispensables pour lui permettre de publier un guide hebdomadaire de programmes TV. Dans la deuxime affaire, la socit IMS Health, qui proposait une tude de march sur la vente de produits pharmaceutiques reposant sur une structure gographique divise en modules, avait refus d'octroyer une licence sur ces donnes un concurrent.Il ressort des nombreuses affaires soumises aux juridictions nationales et communautaires que, pour tre mise en uvre, la thorie des facilits essentiellesncessite la runion des critres suivants:(i)un refus d'accs dpourvu de justification objective,(ii)manant d'une ou plusieurs entreprises en position dominante sur un march amont,(iii)portant sur une facilit indispensable pour exercer une activit sur un march aval,(iv) impossible reproduire dans des conditions raisonnables,(v) faisant obstacle l'apparition d'un produit nouveau.Ces critres offrent indiscutablement aux autorits de concurrence une large marge de manuvre pour apprcier si un comportement est ou non un abus. A partir de quand, en effet, peut-on considrer qu'un bien est vritablement ncessaireou qu'il est nouveau? Par exemple, dans l'affaireMagill, chaque entreprise de tlvision publiait son propre guide des programmes, mais aucun guide gnral n'tait disponible. Il a t jug que cette socit offrait un produit nouveau aux tlspectateurs qui n'taient plus obligs, pour avoir une vue complte de l'offre disponible, d'acheter les guides sparment.Au-del de ces aspects techniques, c'est avant tout le dtournement par une entreprise de la fonction initiale de la proprit intellectuelle, dans le seul but de protger un march, qui est condamn. C'est en utilisant cette thorie que la Commission europenne et la CJCE sont ainsi conduits consacrer rgulirement les droits d'accs des marchs drivs, au profit des concurrents d'un oprateur conomique qui est en position dominante sur un march principal.Les dtracteurs de cette thorie prviennent qu'un recours excessif ce mcanisme pourrait tre de nature freiner les investissements que les grandes entreprises consacrent la recherche et au dveloppement, ce quiin fineserait prjudiciable l'intrt des consommateurs. L'histoire judiciaire rcente montre toutefois que cette thorie est dornavant bien ancre juridiquement. Elle est somme toute, sur le plan macro-conomique, la consquence inluctable du renforcement permanent des droits intellectuels et conomico-intellectuels (marque, brevet, droitsui generisdu producteur d'une base de donnes, etc.) que l'on observe depuis deux dcennies.Article du soussign, paru dans le Journal L'Echo.EtienneWery

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