Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

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Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

par André-Yves Bourgès*

Un examen comparatif de vitae manifestement apparentées, au delà de

« l’exploitation traditionnelle et isolée des documents », « apporte une dimension

nouvelle à leur valeur historique »1. Bien évidemment, cette revalorisation des

sources hagiographiques concerne moins l’historicité des saints que les aspects

historiographiques de leurs dossiers littéraires.

Une telle démarche a déjà été esquissée au sujet d’éventuels *Gesta

episcoporum Leonensium dont les vitae de saint Goëznou, de saint Goulven, de

saint Jaoua et de saint Ténénan — ou du moins ce qu’il en reste — pourraient

bien constituer les vestiges2.

C’est dans une perspective similaire que nous proposons aujourd’hui de

réexaminer les textes hagiographiques médiévaux qui se rapportent à saint

Judicaël, saint Méen et saint Léri. Notre étude se limite à la mise à jour des

sources3 ; mais il faudra quelque jour prochain procéder à leur exploitation dans

le cadre d’une problématique plus large : esquisser le profil d’un hagiographe qui

travaillait en Bretagne à l’époque de la mise en œuvre locale de la réforme

ecclésiastique initiée dès le milieu du XIe siècle, et montrer comment cette

réforme a été largement soutenue par le duc Hoël et son fils Alain Fergent contre

leurs barons4.

Même si nous pensons que saint Judicaël, saint Méen et saint Léri ont chacun

fait l’objet d’un traitement hagiographique approfondi, les vicissitudes de la

* Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme celtique (CIRDoMoC),

Landévennec.

1 C. Le Bolay, Saint Gobrien, saint Gonéri et saint Mériadec. Vies latines, cultes et commentaires,

Rennes, 2002 (mémoire de maîtrise sous la direction de B. Merdrignac), p. 76. 2 B. Merdrignac, « Saint Goulven, ermite et évêque : un modèle de sainteté “grégorien” ? », dans

G. Provost [éd.], Bretagne et religion. Travaux de la section Religion de l’ICB, vol. 3, Vannes,

2002, p. 11-13. 3 Notre travail a bénéficié des avis de B. Tanguy et de B. Merdrignac, que nous remercions bien

vivement ; notre reconnaissance va également à Gw. Le Duc, qui a très aimablement mis à notre

disposition sa transcription et sa traduction du corpus des textes judicaëliens. 4 Cette hypothèse, qui est développée dans un travail en cours, trouve une confirmation dans la

vita Ia de saint Maudez, qui attribue à ce dernier un miracle en faveur du duc Hoël.

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transmission des textes expliquent la disparité actuelle de leurs dossiers

littéraires.

Judicaël

Le dossier hagiographique de saint Judicaël [BHL 4503] est encore largement

inédit : les pièces qui en ont subsisté figurent dans le Chronicon Briocense5 ainsi

que dans la seconde version, composée entre 1498 et 1505, de l’ouvrage de

Pierre le Baud6, qui attribue la paternité de ces différents textes à un auteur du

premier quart du XIe siècle, Ingomar7 ; également dans un manuscrit copié vers

1525 et désigné sous le nom d’obituaire de l’abbaye Saint-Méen8. Dom Morice a

donné des extraits de ce dernier manuscrit9 ; dom Plaine a adjoint à son édition

de la vita de saint Méen, un passage tiré de celle de saint Judicaël10 et A. de la

Borderie a également utilisé cette vita dont il fait quelques citations dans le

premier tome de son Histoire de Bretagne11. R. Fawtier a consacré au dossier

hagiographique de saint Judicaël, dont il a édité un long fragment, un article bien

trop polémique pour être définitif12 ; enfin, le regretté L. Fleuriot, en reprenant la

5 Mss Paris, BnF, fonds latin, n° 6003 (début XVe siècle), f. 48 r° à 56 v°, et n° 9888 (fin XVe

siècle), f. 51 r° à 59 r°. 6 P. Le Baud, Cronicques des Roys, Ducs et Princes de Bretaigne Armoricaine, édition par P.

d'Hozier, Paris, 1638, p. 63 à 65, 73, 76, 80 à 82, 87-88 et 91 : il s’agit là de paraphrases en

français qui, dans tous les cas où la vérification est possible, témoignent d’une grande fidélité au

texte latin. 7 Ibidem, p. 63 et 80. Aux dires de Le Baud, Ingomar avait adressé son ouvrage à l’abbé

Huguetinus. Il doit s’agir de l’abbé de Saint-Jacut, Hinwethen (Hinguethenus), qui fut chargé en

1008 de la restauration du monastère où étaient honorés conjointement saint Méen et saint

Judicaël : A. de la Borderie, Recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIe, XIIe,

XIIIe siècles), Rennes, 1888 (extrait des Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine),

p. 3-4. Quant à Ingomar, il faisait partie du personnel épiscopal de Rennes ; il est en effet

qualifié grammaticus dans une charte donnée par l’évêque Guérin au profit de l’abbaye de

Marmoutier : Ibidem, p. 17. 8 Ms. Paris, BnF, fonds latin, n° 9889, f. 122 r° à 141 v°. 9 Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire ecclésiastique et civile de Bretagne,

t. 1, Paris, 1742, col. 204-206. 10 Dom F. Plaine, « Excerpta ex vita inedita S. Judicaeli, S. Mevenni discipuli », dans Analecta

Bollandiana, t. 3 (1884), p. 157-158. 11 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 1, Rennes-Paris, 1896, p. 481, n. 3 ; p. 482, n. 2 ; p.

486, n. 1. 12 R. Fawtier, « Ingomar, historien breton », Mélanges F. Lot, Paris, 1925, p. 181-203.

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question, n’est malheureusement pas parvenu, malgré ses grandes qualités

d’historien des origines bretonnes, à dépassionner le débat13. Fort

commodément, G. Pain a récemment actualisé la notice consacrée à saint

Judicaël dans le Mémento de F. Duine14.

Un nouvel examen, à la suite de celui de R. Fawtier, du texte qui figure dans le

Chronicon Briocense (§ 162-174 du précieux travail de collation effectué par Gw.

Le Duc) fait apparaître que le chroniqueur a procédé, ici comme ailleurs, tout à la

fois en démembrant et en regroupant les différents textes qu’il a compilés ; à

quoi vient s’ajouter bien sûr son propre texte15.

On peut ainsi distinguer 6 parties, identifiées ici par les lettres de [A] à [F],

que nous comparerons aux « huit morceaux mis bout à bout selon la méthode

ordinaire de l’auteur du Chronicon Briocense » et précédemment repérés par R.

Fawtier16.

[A] est écartelé entre le § 162 et le § 174 : il s’agit d’un extrait de la

généalogie de la dynastie de Domnonée, qui couvre les trois générations de

Judual, Judhaël et Judicaël ; et qui fournit notamment les noms des quatre frères

de Judhaël et ceux des dix neuf frères et sœurs de Judicaël. L’ensemble de cette

généalogie est également rapporté par Pierre Le Baud qui l’attribue explicitement

à Ingomar ; elle figure avec quelques variantes en prologue à la vita de saint

Winnoc. Il n’est pas possible de conclure formellement au fait que cette

généalogie faisait effectivement partie du dossier hagiographique de saint

Judicaël.

[B] correspond aux morceaux [1] et [7] repérés par R. Fawtier et, outre les §

163 et 164, s’étend à la première partie du § 173 : les circonstances de la

conception de Judicaël font l’objet aux § 163 et 164 d’un développement dont la

13 L. Fleuriot, « Sur quatre textes bretons en latin, le liber vetustissimus de Geoffroy de Monmouth

et le séjour de Taliésin en Bretagne », dans Etudes celtiques, t. 18 (1981), p. 207-213. 14 G. Pain, Actualisation du Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne de

l’abbé Duine. Première partie : les fondateurs et les primitifs Ve-Xe siècles. Chapitre 3 : textes

postérieurs à l’exode général du Xe siècle. Section 2 : Abbés, moines ou autres munis d’une vita,

notices 72 à 86 [dactylographié], Rennes, 1996 (mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction

de B. Merdrignac, université de Haute-Bretagne), p. 59-73. 15 C’est ici l’occasion d’indiquer qu’il nous paraît presque certain que le Chronicon Briocense doit

être identifié avec la source que Pierre Le Baud désigne comme étant la Chronique des roys

armoricains. 16 R. Fawtier, « Ingomar, historien breton », p. 186.

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dimension merveilleuse est manifeste, avec notamment l’intervention du barde

Taliésin pour expliquer la symbolique du songe du père de Judicaël, Judhaël ;

puis il est question au § 173 des vertus de Judicaël, de son accession au trône,

de son mariage, des circonstances de son règne, de sa générosité à l’égard des

pauvres et de l’Église et de son entrée au monastère où il finit sa vie. A quelques

variantes près, le texte des § 163 et 164 est identique à la première partie du

texte intitulé De sancto Judicaelo rege hystoria tel qu’il figure dans l’obituaire de

Saint-Méen17 ; mais le compilateur du Chronicon Briocense a omis d’en insérer la

fin18. Le texte du § 173, quant à lui, n’est pas connu par ailleurs.

[C] correspond au morceau [2] repéré par R. Fawtier ; [C] couvre le § 165 et

présente une parenté manifeste avec la suite du texte intitulé De sancto

Judicaelo rege hystoria dans l’obituaire de Saint-Méen19, qu’il résume assez

brutalement. [C] contient en outre un éloge de Judicaël : plusieurs auteurs ont

cru reconnaître dans ce morceau assez boursoufflé, plein de métaphores hardies

à forte connotation guerrière, la traduction latine d’une gorchan, « poème de 50

à 80 lignes, consacré à l’éloge d’un chef, d’un type extrêmement archaïque »,

dont la littérature des Bretons insulaires a conservé de nombreux exemples20.

[D] correspond aux morceaux [3] et [5] repérés par R. Fawtier ; [D] couvre

les § 166, 167, 168, qui contiennent le texte de la vita de saint Méen, et la

seconde partie du § 169, qui est un résumé par l’auteur du Chronicon Briocense

à partir d’emprunts faits à la vita de saint Malo et à nouveau à celle de saint

Méen.

[E] correspond au morceau [4] repéré par R. Fawtier ; [E] couvre la première

partie du § 169 : il s’agit d’un morceau du plus pur style de l’auteur du Chronicon

Briocense, où est rappelée la rencontre de Judicaël avec saint Méen ; mais le roi

n’est pas encore moine, c’est encore un monarque en pleine puissance qui dote

richement le monastère. Ensuite le chroniqueur évoque les nombreuses guerres

entre Judicaël, qui reçoit l’appui de « son oncle » Budic de Cornouaille, et

17 Ibidem, p. 188-191. 18 Ibid., p. 191-192. 19 Ibid., p. 192-193. 20 L. Fleuriot, « La gorchan de Iudicael », dans J. Delumeau [dir.], Documents de l’histoire de la

Bretagne, Toulouse, 1971, p. 156-159. Dans Les origines de la Bretagne, Paris, 21982, p. 280 , L.

Fleuriot a souligné qu’il fallait corriger « la distraction stupide qui a fait traduire milui, “milans”

par “merles” ! »

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Dagobert, le roi des Francs, lequel est contraint à battre en retraite à deux

reprises, avant que ne s’établisse la paix entre les deux monarques ; le lien de

parenté entre Judicaël et Budic a sans doute été extrapolé à partir de la vita de

sainte Ninnoc. Le chroniqueur mentionne enfin l’entrée de Judicaël au monastère

de saint Méen et indique que la legenda sancti Judicaeli qu’il a consultée contient

le récit de cette prise d’habit monastique.

[F] correspond aux morceaux [6] et [8] repérés par R. Fawtier ; [F] couvre les

§ 170, 171, 172 et la fin du § 173 : au dire de l’auteur du Chronicon Briocense,

les § 170, 171 et 172 sont un extrait d’un manuscrit « très ancien », retrouvé

fort opportunément à l’abbaye de Marmoutiers en 1367, qui donne les raisons

des guerres entre Judicaël et Dagobert, et le détail des combats qui opposèrent

les Bretons aux Francs. Ce texte inspire d’autant moins confiance qu’on y

retrouve une des marottes de l’auteur du Chronicon Briocense, à savoir la

supériorité de la monnaie bretonne sur la monnaie royale ; de plus, comme le

souligne Gw. Le Duc, toute la partie consacrée aux aspects strictement militaires

est un démarquage de l’Historia regum Britanniae, ouvrage de chevet du

chroniqueur : il faut en conséquence attribuer à ce dernier ce plagiat assez

misérable. Quant à la fin du § 173, elle donne l’impression d’un résumé, assez

maladroit d’ailleurs, qui revient à nouveau sur les guerres menées contre

Dagobert par Judicaël, avant de rappeler l’entrée de ce dernier au monastère.

La construction par « emboîtements », bien repérable au travers du

découpage que nous proposons ici, fait irrésistiblement penser à l’utilisation de

notes rassemblées progressivement puis sommairement mises en ordre, avec

des redites et des ruptures de ton, de style, que le chroniqueur, ou plus

vraisemblablement celui qui a mis en forme les matériaux laissés par ce dernier,

n’est pas toujours parvenu à lisser ; en visualisant ce découpage par le biais d’un

schéma, on peut constater que ces « emboîtements » résultent sans doute de la

prise de notes sur des feuilles de papier pliées en quatre ou en huit pour former

des cahiers qui étaient successivement insérés les uns dans les autres.

Dans l’obituaire de Saint-Méen figurent deux textes relatifs à saint Judicaël

dont Gw. Le Duc nous a procuré la transcription et la traduction21. Le premier,

intitulé De sancto Judicaelo rege hystoria, constitue, comme on l’a dit plus haut,

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une version plus développée que celle du Chronicon Briocense, quand bien même

lui fait défaut l’éloge de Judicaël.

Le second texte quant à lui est explicitement présenté comme la vita du

saint ; mais R. Fawtier avait déclaré que cet ouvrage pouvait « sans dommage

rester manuscrit »22 : il s’agit en effet d’une pièce verbeuse, redondante, souvent

absconse, dont la traduction est très difficile, et il faut tout à la fois remercier et

féliciter Gw. Le Duc de l’avoir exécutée. En tout état de cause cette vita a

visiblement été écrite pour une lecture répartie sur les 3 nocturnes de l’office : il

est d’ailleurs fait explicitement référence à ce découpage23. Il s’agit évidemment

de l’office monastique, car il est tout aussi explicite que l’auteur de cette vita

était un moine qui suivait la règle de saint Benoît à laquelle il se réfère24, qui

s’adressait aux autres moines de l’abbaye Saint-Méen25 et qui écrivait à une

époque où ce monastère pouvait se prévaloir de la possession des reliques de

saint Judicaël26. R. Fawtier en concluait que cette vita était « incontestablement

postérieure à 1130 », c’est à dire qu’elle avait été composée après la

redécouverte des reliques de saint Judicaël et leur retour à Saint-Méen. Nous

souscrivons à l’opinion de R. Fawtier : la datation nous paraît en effet confirmée

par l’emprunt probable du concept de la « grâce septiforme »27 à Hugues de

Saint-Victor (+ 1141) ; ce grand maître de la spiritualité médiévale a, le premier,

distingué et défini les sept sacrements28 et utilise d’ailleurs l’adverbe

septiformiter. L’hagiographe a par ailleurs emprunté à la tradition mévénéenne

les noms du pagus Orcheus et du xenodochium Maelmonis qui figurent

21 Obituaire de Saint-Méen, f. 122 r° à 141 v°. Là encore, nous remercions vivement Gw. Le Duc

d’avoir bien voulu nous communiquer cette transcription inédite. 22 R. Fawtier, « Ingomar, historien breton », p. 188. 23 Obituaire de Saint Méen, f. 137 r° ; transcription Le Duc, p. 60 : Sed hec de secunda vigilia dicta

sufficiant de hinc narrationis stilus promoveatur ad tertiam. 24 Ibidem, f. 132 v° et p. 44 : sub norma beati Benedicti. 25 Ibid., f. 129 r°, 133 r°, 135 r° et p. 30, 47, 54 : charitas vestra… fratres karissimi… dilectioni

vestre. 26 Ibid., f. 141 v° et p. 74 : Nos autem quos Dominus sua gratia tanti honoris sublimavit

magnificentia ut ipsius confessoris corpori sanctissimo in orationibus quotidie valeamus

presentari, maxima incumbit utilitatis ratio, ipsum cordis et oris devotis precibus exorare,

quatinus pro necessitatibus nostris dignetur ad Dominum piissimus intercessor adesse. 27 Ibid., f. 127 r° et p. 21 : septiformis gratie. 28 De sacramentis fidei christianae, dans J.-P. Migne [éd.], Patrologia latina , t. 176, col. 317.

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respectivement — le second sous la forme bretonne Lanmailmon, aujourd’hui

Saint-M’hervon29 — dans les vitae de saint Méen et de saint Judoc.

On retrouve dans la vita de saint Judicaël pas moins de quatre formules qui

sont employées par l’auteur de la vita de saint Ténénan30 : l’une d’entre elles

nous paraît suffisamment originale pour exclure une similitude fortuite31. Gw. Le

Duc paraît en déduire que le biographe de saint Ténénan écrivait après et d’après

celui de la vita Judicaelis32, ce qui accessoirement viendrait renforcer l’hypothèse

proposée pour la datation de la vita Tenenani et les autres textes apparentés à

cette dernière ; mais l’inverse est également possible : il faudrait en

conséquence abaisser jusqu’au XIIIe siècle l’époque de la composition de la vita

Judicaelis.

Dés le XVIIe siècle, les Mauristes s’étaient aperçu que « l’histoire de S.

Judicael », dont Le Baud, dans la seconde rédaction de ses Chroniques attribuait

la paternité à Ingomar33, était différente des « actes de S. Judicael tirez de

[l’abbaye] S. Meen »34.

Cependant, l’identification proposée par Le Baud a occulté l’existence de deux

ouvrages distincts : le premier consistait dans l’histoire proprement dite de saint

Judicaël, écrite au moment de la restauration de l’abbaye, dans le premier quart

du XIe siècle ; rien ne s’oppose à ce que l’auteur de cet ouvrage fût effectivement

le grammaticus Ingomar, qui l’avait adressé assorti d’une lettre à l’abbé

Hinwethen. L’autre ouvrage contenait un récit de nature « mythologique » de la

conception du futur saint Judicaël : son auteur s’est bien sûr largement inspiré

du texte d’Ingomar, sa principale source ; mais il l’a enrichi d’une dimension

29 Sur cette identification, voir la démonstration très convaincante de B. Tanguy, « Lanmaelmon :

Saint-Malon ou Saint-M’hervon ? », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 127

(1998), p. 255-258. 30 Obituaire de Saint-Méen, f. 126 r°, 128 v°, 130 r°, 131 v° ; transcription Le Duc p. 18, 29, 34,

41. 31 Ibidem, f. 126 r° et p. 18. 32 Voir la n. 109. de la traduction proposée par Gw. Le Duc. 33 La première rédaction de Le Baud, composée vers 1480, rapporte déjà les éléments dont la

seconde attribue la paternité à Ingomar, mais sans donner le nom de ce dernier. Comme l’a

souligné R. Fawtier, « Ingomar, historien breton », p. 183, « il est donc bien évident que Le Baud

n’a découvert qu’une chose entre 1480 et 1505, c’est le nom d’Ingomar ». 34 Ms Paris, BnF, 22321, p. 798.

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merveilleuse qui manquait à l’œuvre de son prédécesseur. Puis l’hagiographe

s’est attaché à énumérer les qualités dont Judicaël avait fait montre en tant que

monarque : cet éloge prend pour une large part le contre-pied de la gorchan

dont Ingomar avait fait la traduction latine ; en tout état de cause, il ne peut être

sorti de la même plume et nous pensons que cet ouvrage doit être attribué au

même écrivain qui a donné la vita de saint Méen et celle de saint Léri.

Méen

La vita de saint Méen [BHL 5944], qui elle aussi figure dans l’obituaire de

l’abbaye35, a été éditée pour la première fois par dom F. Plaine36. Le texte est

cohérent et, semble-t-il, complet. Comme nous l’avons déjà indiqué, le

compilateur du Chronicon Briocense a connu et utilisé cette vita, ainsi que Pierre

Le Baud ; mais sa diffusion, sous forme d’office dans le premiers bréviaires

diocésains, notamment ceux de Léon et de Dol, a été beaucoup plus large,

comme l’atteste la place que lui consacre, dans les années 1630, Albert Le Grand

au sein de son recueil de Vies des saints de la Bretagne armorique37 : diffusion

qui s’inscrit dans le cadre d’un pèlerinage dont la popularité a perduré jusqu’à

l’époque moderne et dépasse largement les limites de la Bretagne38.

Paradoxalement, le succès de l’adaptation en français de la vita de saint Méen

donnée par le dominicain morlaisien a détourné les Bollandistes et les Mauristes

d’en rechercher la source et d’en publier les plus anciens monuments ; pire

encore, les disciples de Bollandus ont confondu saint Méen avec saint Majan39.

Sur la route de son retour de Compostelle, Majan, réputé originaire d’Antioche

s’était installé en Gascogne, à Lombez, où il avait vécu en saint ermite ; par la

35 Ms. Paris, BnF, fonds latin, n° 9889, f. 109 v° à 121 r°. 36 Dom F. Plaine, « Vita sancti Mevenni, abbatis et confessoris in Britannia armoricana (520 ?-

638) », dans Analecta Bollandiana, t. 3 (1884), p. 141-156. 37 A. Le Grand, Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e édition par D.-L. Miorcec de Kerdanet,

Brest-Paris, 1837, p. 323-330. 38 G. Provost, La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles,

Paris, 1998, p. 150-153. 39 P. J. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta sacra, s.l. [Paris], 1993, p. 209-210.

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suite ses reliques avaient été dérobées, sans doute à la charnière des Xe-XIe

siècle par les moines biterrois de Villemagne40.

A l’occasion de ses recherches sur les saints honorés en Cornouaille insulaire,

le chanoine (anglican) G. H. Doble s’est intéressé à saint Méen et à sa vita dont il

a donné une analyse détaillée, s’efforçant d’en dégager le résidu historique et

l’inscrivant dans la « longue durée » du pèlerinage41 ; mais l’édition de référence

est désormais celle de Ch. Poulain42 et la présentation qu’en a donnée B.

Merdrignac43, auxquelles il faut adjoindre le chapitre consacré à saint Méen dans

le travail déjà signalé d’actualisation des sources hagiographiques bretonnes44.

Léri

Ce personnage a longtemps fait un peu figure de parent pauvre dans le

domaine des études hagiographiques bretonnes. Sa vita, qui figure dans un

manuscrit tardif45, a cependant été largement mise à contribution par A. de la

Borderie, moins pour compléter le tableau des origines de la Bretagne

armoricaine, que pour décrire le fonctionnement de la paroisse bretonne au IXe

siècle, date assignée par le grand érudit à la composition de ce texte46. A cette

occasion, A. de la Borderie a publié un long extrait dans lequel il est question des

circonstances d’un miracle dont l’hagiographe avait été le témoin47 : récit

d’autant plus intéressant qu’il fait la part belle à l’histoire de l’assassinat

crapuleux du desservant du sanctuaire de saint Léri, un prêtre nommé Vinegrial

40 Ibidem, p. 119-124. Le saint breton homonyme, honoré à Locmajan, en Plouguin, et qui figure

dans la vita de saint Hervé, est présenté par le biographe de saint Goëznou comme étant le frère

de ce dernier. 41 G. H. Doble, « Saint Mewan et Saint Austol, Patrons of St Mewan and St Austell », dans The

Saints of Cornwall. Cornish Saints Series, t. 5, Truro-Oxford, 1970, p. 35-58. 42 Ch. Poulain, Ms. B.N.,lat. 9889. Obituaire de Saint-Méen. Vie de saint Méen, abbé et confesseur

[dactylographié], Rennes, 1995 (mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de B.

Merdrignac, université de Haute-Bretagne). 43 Ch. Poulain, B. Merdrignac, H. ar Bihan, La vie de saint Méen. Buhez Mewen, s.l. [Rennes],

1999, p. 9-26. 44 G. Pain, Actualisation du Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne de

l’abbé Duine…, p. 163-190. 45 Ms. Paris, BnF, 22321, p. 609 à 612 : il s’agit d’une collation faite au XVIIIe siècle par les

Bénédictins bretons. 46 A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 2, Rennes-Paris, 1898, p. 248-252. 47 Ibidem, p. 530-532.

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et apparenté d’ailleurs à l’hagiographe48 ; récit alerte et bien composé, qui

pourrait constituer la matière d’un roman « policier » dans le genre du Nom de la

Rose, car il met en évidence, tout autant que l’intervention du saint, le flair de

ceux qui démasquèrent les criminels.

L’abbé Le Claire, érudit local de qualité, a donné en 1924 sur saint Léri un

opuscule dont l’apparence modeste dissimule un vrai travail de critique

historique49 ; mais là encore il faut recourir à des travaux d’étudiants en maîtrise

pour disposer, outre d’informations actualisées sur le culte du saint50, d’une

édition commentée de sa vita que l’on doit à Mme C. Rozé51.

Dans leur travail de collation précédemment rappelé52, les Bénédictins bretons

ont transcrit à la suite l’un de l’autre deux textes relatifs à saint Léri. Le premier

a été extrait :

Ex libro manuscripto Montforti quod videtur fuisse parochiae de Saint-Leri.

Dedit nobis R.P. Le Large.

La transcription de ce texte ne donne pas d’indications sur un éventuel

découpage du texte original en lectiones ; seuls figurent quelques retours à la

ligne. Dans son édition, C. Rozé en a « ajouté un certain nombre » ; elle a

ensuite « numéroté les paragraphes et divisé le texte en deux grandes

parties »53. Le « livre manuscrit de Montfort » est explicitement décrit par dom

Lobineau comme un « bréviaire manuscrit de l’Abbaïe de Montfort qui paroît

avoir appartenu à l’Eglise de S. Leri et qui nous a été communiqué par le P. Alain

Le Large, Chanoine Régulier, autrefois Prieur de Montfort en Bretagne ».

Le second texte a été extrait :

Ex manuscripto Domini de Plelo, domini temporalis parochiae de Leri.

48 Ibid., p. 530 : Fuit quidam presbyter Vinegrial nomine, consanguineus et cognatus noster... 49 J. Le Claire, Saint-Léry. Monastère et paroisse. Vie du saint, Rennes, s.d. [1924]. 50 G. Pain, Actualisation du Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne de

l’abbé Duine…, p. 108-114. 51 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri. Texte latin, traduction, commentaire [dactylographié],

Rennes, 1997 (mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Gw. Le Duc, université de

Haute-Bretagne). 52 Voir supra n. 45. 53 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri…, p. 55-56.

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Ce texte, intitulé Officium sancti Lauri confessoris, est découpé en

lectiones, découpage « conservé tel quel » par C. Rozé dans son édition54. Il y a

une lacune qui correspond à la lectio Va et au début de la lectio VIa ; le

transcripteur a stoppé net son travail à l’incipit de la lectio VIIa et renvoyé au

texte apparemment identique qui figurait dans le bréviaire manuscrit55 et dont

l’incipit est effectivement le même56.

Ainsi, à condition de la faire débuter par le texte désigné explicitement comme

étant l’office du saint, la reconstitution de la vita n’oppose pas de difficulté,

comme l’avait déjà fait remarquer dom Lobineau pour qui « les deux manuscrits

servent de supplément l’un à l’autre »57. L’ouvrage originel était en fait formé de

deux parties : 1° la vita proprement dite de saint Léri [BHL 4797] ; 2° le récit

développé d’un miracle posthume dont l’hagiographe avait été le témoin [BHL

4798]. C’est donc bien inutilement, à notre opinion, que C. Rozé a cherché, dans

son excellent travail, à reconnaître dans le texte copié sur le bréviaire un

ouvrage différent de l’office du saint. La distinction que ce chercheur établit à

bon droit entre ce qui se rapporte à la vita du saint et ce qui relève du récit de

miracle58 n’empêche nullement que nous avons affaire en l’occurrence à un seul

et même ouvrage, composé à la suite de l’assassinat de Vinegrial, à l’intention de

la communauté religieuse locale59, pour donner à celle-ci, au delà des

événements dramatiques qu’elle avait traversés, le matériau qui lui permettrait

de renforcer le culte d’un saint patron sans doute assez obscur60.

Comme l’a fait remarquer C. Rozé, l’ouvrage dans son ensemble était déjà

connu de l’auteur du Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis, vers le

début du XIIe siècle61, qui lui emprunte la titulature donnée à Judicaël62 telle

54 Ibidem, p. 56. 55 Ibid., p. 79 : Lect. VII. Sancti Lauri venerabilia opera commemorantes, etc. ut supra. 56 Ibid., p. 67. 57 Dom G. A. Lobineau, Les Vies des saints de Bretagne, Rennes, 1725, p. 159. 58 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri.., p. 25. 59 Ibidem., p. 75 : Omnibus fratribus in monasterio sancti Lauri degentibus. 60 Ibid., p. 74 : Et invaluit hoc peculiare miraculum per totam Britonum regionem. Hoc ad Dei

omnipotentis laudem et sancti sui honorem descripsi. Sed brevitatis gratia multa multis nota

dimisi. Valete in Christo, qui honoratis sanctum Laurum. Amen. 61 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », dans Recueil de chroniques de

Touraine, Tours, 1854, (Collection de documents sur l’histoire de Touraine, 1), p. 242 : Et

quoniam vitam ejus / docet liber vitae ejus.

Page 12: Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

qu’elle figure dans le texte conservé de l’officium sancti Lauri63, ainsi que

plusieurs formules relatives à saint Léri64 qui démarquent le texte extrait du

bréviaire manuscrit de Montfort65. Nous savons qu’à l’époque de la composition

du Chronicon rhythmicum, les moines de Saint-Julien, dont l’abbaye abritait,

outre les reliques de saint Léri, celles de saint Blenlivet, évêque de Vannes au Xe

siècle, avaient reçu chez eux le successeur de ce dernier sur le siège épiscopal,

Morvan66 ; des contacts avec d’autres prélats bretons sont évidemment

possibles.

Parenté littéraire entre les vitae de saint Judicaël, saint Méen et sant

Léri

Les vitae de saint Méen et de saint Léri présentent entre elles, et avec une

partie du dossier hagiographique de saint Judicaël, une parenté manifeste,

notamment pour ce qui touche à ce dernier dont les trois textes font un éloge

appuyé et dont ils soulignent, avec les mêmes formules, le rôle dans la

(re)construction et la dotation des monastères de Bretagne, au premier chef

celui fondé par saint Méen, où Judicaël se fit moine67. Comme nous l’avons dit,

62 Ibidem : Siquidem Judicael Brittonum dux optimus / A Deo ei datur adjutor in omnibus. 63 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri.., p. 79 : Judicaelem Brittonum ducem optimum. 64 A. Salmon, « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », p. 242 : Et tam verbo / Quam

exemplo / Multum multis profuit. (…)… Tam in vita quam post mortem / Reformatur debilitas / Et

sanatur infirmitas. 65 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri.., p. 67 : Et tam verbis quam exemplis multum multis

profuit ; p. 68 : Tam in vita quam et post obitum (…) debiles (…) sanabat (…) ibi multi infirmi

sanantur. 66 A.-Y. Bourgès, « Le bestiaire hagiographique de saint Hervé », dans Britannia Monastica, vol. 7

(2003), p. 95. 67 Vita de saint Judicaël, transcription Le Duc, p. 38, § 173: Nam studiosissimus fuit lugentium

consolator, pauperum susceptor, peregrinorum deffensor, viduarum paterque pupillorum

orphanorum et ubique fuit ydoneus consolator miserorum, etc. ; et dans la même page :

Multaque monasteria et xenodochia, auxiliante Domino, in Britannia Minori patria sua construre

mandavit et dirupta antiquis temporibus in pristinum et meliorem statum reedificare jussit. Voir

le texte de la vita de saint Méen, éd. Poulain, p. 22-23 : Britannorum dux Judicaelus, sicuti post

declarabitur, illorum orationibus se commendaret et eorum monachus postea existeret. Qui etiam

ad opus monasterii plurimam auri et argenti copiam detulit, et ad ornandum multa ministravit.

Consilioque sancti Mevenni multa per patriam monasteria construxit atque deserta restauravit.

Pauperes etiam pavit ; justiciam cum discretione in populo ministravit ; divinum cultum in

ecclesia diligiter excoluit. Comparer avec le texte de la vita de saint Léri, éd. Rozé, p. 79 : Plura

Page 13: Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

cet éloge des vertus royales de Judicaël est à l’opposé de la gorchan paraphrasée

par Ingomar, qui insiste plutôt sur les performances guerrières du futur saint.

D’autres similitudes textuelles sont patentes entre la vita de saint Méen et

celle de saint Léri, en ce qui concerne l’installation des deux saints : pour décrire

l’édification de « cellules » où ces derniers peuvent mener la vie monastique, ce

sont les mêmes mots qui se retrouvent dans un ordonnancement propre au

biographe de l’un68 et l’autre69, avec une insistance toute particulière sur la « vie

régulière », qui est comme un écho aux problèmes contemporains posés par la

résurgence de l’érémitisme.

Mais surtout l’ensemble formé par les vitae de saint Léri, de saint Méen et de

saint Judicaël présente des allusions répétées au pays vannetais et mentionne

explicitement des traditions qui avaient cours à l’abbaye de Rhuys. La vita de

saint Léri rapporte que ce dernier avait préparé de son vivant et apporté depuis

le Broërec, « pays de Guérec », jusqu’au lieu où il était installé, le sarcophage

qui devait lui servir de cercueil. Pour ce faire, saint Léri, au dire des anciens,

avait eu recours à un attelage tiré par deux jeunes bœufs sauvages70 : la

tradition locale relative au moyen de transport a toute chance d’avoir existé

(c’est d’ailleurs un lieu commun de l’hagiographie populaire auquel ont souvent

sacrifié les auteurs de vitae) ; mais l’origine vannetaise du sarcophage est peut-

être à mettre en rapport avec l’expédition qui, selon son hagiographe, avait

également conduit saint Méen dans le Broërec.

monasteria in Dei honore construens et in eis Deum colentibus plurima dona conferens, felici

commercio terrena et caduca vendens, caelestia et aeterna mercens, pauperum consolator,

peregrinorum susceptor, viduarum defensor, pupillorum adjutor, orphanorum pater, ita ut de eo

verissime dici potest : oculus fuit caeco, pes claudo, pater orphano, etc. 68 Ch. Poulain, Vie de saint Méen, p. 21 : Cellulas et parva tuguria primum edificare cepit, ubi

monachico ritu primum conversari valeret. Deinde, circunspectis undique locis, apertiorem ceteris

elegit, ubi in honore sancti Johannis Baptiste oratorium domino consecravit ; p. 22 : Crescente

quidem discipulum numero, majus monasterium construxit, ubi regularem vitam monachorum

multos doceret, atque piissimus pater existens sicuti filios educaret. 69 C. Rozé, La Vie latine de saint Léri…, p. 79 : Et ibi, exercens vitam regularem, cellulam fabricavit

quae ejus nomine vocatur, ibique Deus adoratur usque in praesentium diem. 70 Ibidem, p. 68 : acconditus sepultusque est in concavata quam sibi in vita sua praeparavit et

detulit a patria Gueroci in plaustrum, ut seniores ferunt, super duos juvencos boves indomitos,

usque ad locum supradictum.

Page 14: Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

Après avoir débarqué à Dol, saint Méen, aux dires de son biographe, avait été

envoyé par saint Samson vers le comte Guérec71, qui joue ainsi un rôle

prééminent dans l’organisation politique de la Bretagne des origines. A l’instar de

Riwal et de Commor, Guérec est un personnage « transversal » de l’hagiographie

bretonne, où il joue uniformément un rôle positif : outre celle de saint Méen, les

vitae de saint Gildas et de saint Gurthiern lui donnent le titre de comte. Dans la

vita de sainte Ninnoc72, ouvrage qui sans aucun doute a fait l’objet d’une

profonde refonte au moment de son insertion dans le cartulaire de Quimperlé,

vers 1124-1127, Guérec s’intitule « par la grâce de dieu, duc de Petite-

Bretagne »73 ; mais l’auteur de cette réfection a confondu le personnage des

temps mérovingiens avec un homonyme de la seconde moitié du Xe siècle, fils

d’Alain Barbe-Torte : en témoigne la mention conjointe de Juhel, comte de

Rennes et de Budic comte de Cornouaille, présentés en l’occurrence comme les

frères de Guérec74. « Il s’agit en réalité du comte Juhel Bérenger, qui intervient

dans les affaires bretonnes aux années 958/60-979 »75, et du comte Budic

Castellin, qui « vivait dans le dernier tiers du Xe siècle et mourut entre 1008 et

1019 comme nous l’indique une notice du cartulaire de Landévennec »76. Si l’on

se rappelle que, selon le biographe de saint Ronan, les trois comtes de Vannes,

de Rennes et de Cornouaille, se disputant vainement les restes du saint,

résolurent de confier le sort de ces reliques à un attelage tiré par deux bœufs de

71 Ch. Poulain, Vie de saint Méen, p. 18 : Cum autem predictus pater Sanson cum suis famulis

attentius suam basilicam exigeret, optimum esse ratus ad Gueretum [corr. Guerecum en

interligne] comitem, ut ad hoc sibi auxilium ferret, beatum Conaidum transmittere decrevit.

Soulignons le terme basilica dont le biographe de saint Léri privilégie l’usage au détriment de

celui d’ecclesia, comme l’a fait remarquer C. Rozé, La Vie latine de saint Léri…, p. 150-151. 72 Cartulaire de l'abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, édité par L. Maître et P. de Berthou, 2e éd.,

Rennes-Paris, 1904 (Bibliothèque bretonne armoricaine, 4), p. 55-65. 73 Ibidem, p. 64 : Guerech Dei gratia Britanniae minoris dux. Guérec reçoit même la qualité royale

dans la vita de saint Guénaël et dans la vita vannetaise de saint Guigner. 74 Ibid., p. 63 : Juthael Redonensem et Budicum Cornubiensem comites et fratres suos. 75 H. Guillotel, « Le dossier hagiographique de l'érection du siège de Tréguier », dans Bretagne et

pays celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot

(1923-1987), Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 225. 76 J. Quaghebeur, « Stratégie lignagère et pouvoir politique en Cornouaille au XIe siècle », dans

Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 68 (1991), p. 6.

Page 15: Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri

trois ans non domestiqués77, on mesure mieux, en particulier dans le domaine

hagiographique, « le sinueux parcours des légendes » dont a parlé Gw. Le Duc à

propos du Mont-Dol78.

Enfin, dans la partie de la vita de saint Judicaël qui nous intéresse, la

référence est tout à la fois plus nette et plus poétique : confronté à un rêve dont

il voulait connaître la signification, Judhaël, le père du futur saint, « envoya un

de ses serviteurs dans le Broërec, à Saint-Gildas, où, pèlerin venu d’outre-mer,

se trouvait, pratiquant la vie religieuse, le barde Taliesin, fils de Don, prophète

très habile à prophétiser par la divination des présages »79.

La tradition du séjour armoricain de Taliesin, connue de Geoffroy de

Monmouth qui en fait mention dans sa vita Merlini80, est évidemment d’origine

insulaire. En effet, les scriptoria des deux côtés de la Manche étaient en contact,

comme l’a montré B. Tanguy à propos des vitae de saint Gurtiern et de saint

Cado81. L’acclimatation à Rhuys de cette légende de Taliensin est un témoignage

des relations entre cette abbaye et quelque monastère du pays de Galles,

probablement le grand centre de Llancarfan.

77 « Vita s. Ronani » , dans Catalogus codicum hagiographicum latinorum antiquorium saeculo XVI

qui asservantur in bibliotheca nationali Parisiensi, t. 1, Paris-Bruxelles, 1889, p. 454-455. 78 Gw. Le Duc, « Leoteren et le sinueux parcours des légendes », dans Mondes de l’Ouest et villes

du monde. Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l’honneur d’André Chédeville,

Rennes, 1998, p. 37-40. 79 Obituaire de Saint Méen, f. 123 r° ; transcription Le Duc, p. 5 : Misit aliquem sibi fidelem ad

provinciam Gueroti, ad locum Gilde, ubi erat, religionem suam peregrinus exul transmarinus

colens, Taliosinus haldus filius Donis, fatidicus presagissimus per divinationem presagorum.

Gueroti et haldus, qui figurent dans le manuscrit tardif qui nous a conservé ce texte, sont

respectivement transcrits Guerrochi (ou Guerochi) et bardus dans les manuscrits plus anciens du

Chronicon Briocense qui reproduit ce passage (§ 164 du précieux travail de collation déjà cité

effectué par Gw. Le Duc). 80 E. Faral [éd.], La légende arthurienne — Études et documents. Première partie : les plus anciens

textes, t. 3, Documents, Paris, 1929, p. 327. 81 B. Tanguy, « De la Vie de saint Cadoc à celle de saint Gurtiern », dans Etudes celtiques, t. 26

(1990), p. 159-185.