Le discours sur l’Amérique coloniale dans Même la...

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1 Le discours sur l’Amérique coloniale dans Même la pluie (2010) de Icíar Bollaín, ou l’envers du décor. Jean-Marie LASSUS Université de Nantes « De quel peuple écrit-on l’histoire » ? Howard Zinn 1 Le film d’Icíar Bollaín joue de plusieurs registres : le premier est le référent historique de la découverte de la conquête de l'Amérique. Le second est la guerre de l'eau à Cochabamba, qui va interrompre le tournage. Plusieurs distances sont prises par la réalisatrice non seulement avec l'histoire mais aussi avec la fiction et c'est ce qui fait une grande partie de la richesse de Même la pluie, car le film ne tient pas de discours univoque et questionne nos représentations de l'histoire coloniale et de ses acteurs. Comme dans le nouveau roman historique latino-américain, la fiction censée représenter la Découverte et les prémices de l’Amérique coloniale est inachevée et reste fragmentée, mais nen est pas moins signifiante, car en se référant au passé, elle parle de notre présent. En effet, nous n'assisterons jamais au film terminé, mais à son processus de création, interrompu par l'Histoire. De même, le titre du film, assez énigmatique en soi, est une phrase tronquée qui ne trouvera son explication que lorsque Daniel dira : « Ils vendent nos puits, nos lacs, et même la pluie qui tombe sur nos têtes…. Ils nous interdisent de récupérer l’eau de pluie ». Mais ce titre nous incite aussi à poursuivre une réflexion sur l’éternelle question de l’Autre, que nous aborderons selon trois perspectives : le référent historique et son interprétation ; l'actualisation de l'histoire à travers la guerre de l'eau, et l es droits de l’homme en quest ion, de Montesinos à Las Casas et Howard Zinn. I/ Le référent historique et son interprétation A. « Gagner des terres et gagner des âmes » La première image, emblématique du film, est sans aucun doute l'un des deux grands symboles de la conquête et de la colonisation du Nouveau Monde : la croix symbole de l’évangélisation, qui arrive par hélicoptère pour être plantée sur les lieux du tournage, alors 1 Howard Zinn (1922-2010) Une Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002.

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Le discours sur l’Amérique coloniale dans Même la pluie (2010)

de Icíar Bollaín, ou l’envers du décor.

Jean-Marie LASSUS

Université de Nantes

« De quel peuple écrit-on l’histoire » ? Howard Zinn1

Le film d’Icíar Bollaín joue de plusieurs registres : le premier est le référent historique

de la découverte de la conquête de l'Amérique. Le second est la guerre de l'eau à

Cochabamba, qui va interrompre le tournage. Plusieurs distances sont prises par la réalisatrice

non seulement avec l'histoire mais aussi avec la fiction et c'est ce qui fait une grande partie de

la richesse de Même la pluie, car le film ne tient pas de discours univoque et questionne nos

représentations de l'histoire coloniale et de ses acteurs. Comme dans le nouveau roman

historique latino-américain, la fiction censée représenter la Découverte et les prémices de

l’Amérique coloniale est inachevée et reste fragmentée, mais n’en est pas moins signifiante,

car en se référant au passé, elle parle de notre présent. En effet, nous n'assisterons jamais au

film terminé, mais à son processus de création, interrompu par l'Histoire. De même, le titre du

film, assez énigmatique en soi, est une phrase tronquée qui ne trouvera son explication que

lorsque Daniel dira : « Ils vendent nos puits, nos lacs, et même la pluie qui tombe sur nos

têtes…. Ils nous interdisent de récupérer l’eau de pluie ». Mais ce titre nous incite aussi à

poursuivre une réflexion sur l’éternelle question de l’Autre, que nous aborderons selon trois

perspectives : le référent historique et son interprétation ; l'actualisation de l'histoire à travers

la guerre de l'eau, et les droits de l’homme en question, de Montesinos à Las Casas et Howard

Zinn.

I/ Le référent historique et son interprétation

A. « Gagner des terres et gagner des âmes »

La première image, emblématique du film, est sans aucun doute l'un des deux grands

symboles de la conquête et de la colonisation du Nouveau Monde : la croix symbole de

l’évangélisation, qui arrive par hélicoptère pour être plantée sur les lieux du tournage, alors

1 Howard Zinn (1922-2010) Une Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Marseille, Agone,

2002.

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que l'épée représentait la conquête armée. Ce symbole est devenu un stéréotype dès les

premiers instants de la Conquête de l'Amérique indienne.

Felipe Guaman Poma de Ayala -1610-

Santiago mataindios

Le mot d'ordre qui guide les Espagnols et qui résume l'entreprise de la Conquête, il

faut le rappeler, n'est pas seulement de conquérir des terres, mais aussi de « gagner des âmes »

pour le Christ, dont les franciscains prévoient le retour à la fin du XVIe siècle : «ganar tierras

y ganar almas» : évangéliser les âmes et les esprits compte autant que conquérir des

territoires. Cette entreprise d'évangélisation massive envisagée par les franciscains pour que le

Christ à son retour trouve une terre entièrement gagnée par la Foi, fera d'ailleurs l'objet des

critiques les plus virulentes de Las Casas, qui pense qu’il faut avant tout prendre le temps de

convaincre l’Autre, c’est-à-dire l’Indien. L'intention de convertir toute la Chrétienté figure

déjà dans la lettre que Colomb envoie du Nouveau Monde aux Rois Catholiques,

conjointement aux propos sur les bénéfices qu'ils tireront de la découverte. Antón, l'acteur qui

joue Colomb, cite textuellement des passages de cette lettre : « Toute la Chrétienté devrait se

réjouir et remercier solennellement la Très Sainte Trinité d'avoir converti autant d'âmes à la

Foi sacrée et aussi la remercier des innombrables avantages matériels que nous allons pouvoir

en retirer puisque non seulement l'Espagne, mais toute la Chrétienté y trouvera consolation et

profit. »2

2 Cristóbal Colón, “Carta a Luis de Santángel”, in Consuelo Varela Cristóbal Colón, Textos y documentos

completos, nuevas Cartas. Edición de Juan Gil, Madrid, Alianza Universidad, 1992, p. 226

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L’image de la croix est aussi une référence à un passage de la deuxième lettre que

Christophe Colomb adresse aux Rois de Catholiques le 4 mars 1493 pour annoncer sa

découverte : « Y en todos los otros (puertos) de las dichas islas puse una grandísima cruz en

lugar más idóneo, y obe en muchos lugares lenguas. » (Colomb, Varela, 229). -Et dans tous

les autres ports des îles en question, je plantai une très grande croix à l'endroit le plus

convenable et en plus d'un endroit j'utilisai des interprètes à mon service 3» (nous traduisons).

Dans ce passage où Colomb souligne l’importance des interprètes, on voit déjà

comment la langue et la communication sont au centre des problématiques de la Découverte

et de la Conquête de l’Amérique, avant de devenir plus tard sources de malentendu, de pièges

et de violence.

Felipe Guaman Poma de Ayala

Inca/español: - ¿Comes este oro? - Ese oro comemos. En el Cuzco-

Le film fait aussi référence à l'arrivée de Colomb à Guanahaní, dont Las Casas gardera

la trace, puisqu’il sera amené à recopier le premier et le troisième journal de bord qui ont été

perdus. Il admirait Colomb au point d'en faire pratiquement l'homme providentiel qui venait

offrir aux Rois Catholiques de nouveaux territoires pour leur gloire et celle de Dieu. Mais le

texte du premier journal de bord retraçant le débarquement n'est pas le référent explicite du

film, qui préfère s'appuyer sur le sermon de Montesinos ou sur la première lettre de Colomb

annonçant sa découverte : celle du 15 février 1493, connue comme la « Lettre à Luis de

Santángel »4.

3 Consuelo Varela, op. cit., p. 229.

4 Ibid., p.219-226.

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Dans ces deux cas, le film suivra les documents à la lettre, tandis que pour le récit de

la première journée de la découverte, il tient un discours qui se présente comme un condensé

des principales futures étapes de la colonisation de l'Amérique, qui sont annoncées de façon

prémonitoire dans le journal de bord à la date du 11 octobre 1492. Ici l’intention du film est

sans doute pédagogique : il semblait en effet plus facile de faire une synthèse de cette page

fondatrice de l’entreprise coloniale du Nouveau Monde que de donner l’intégralité du texte du

journal de bord du 11 octobre. Les dernières phrases du journal de bord de Christophe

Colomb relatant le débarquement à Guanahaní sont en effet une référence explicite à un

processus de colonisation inséparable de l’évangélisation et allant de pair avec la mise en

marche d’une acculturation – voire déculturation- de l’autre :

Ils doivent être bon serviteurs et industrieux, parce que je vois que très vite ils répètent tout ce

que je leur ai dit, et je crois qu'aisément ils se feraient chrétiens, car il m’a paru qu’ils n’étaient d’aucune secte. S’il plaît à notre Seigneur, au moment de mon départ, j'en emmènerai d'ici six

à Vos Altesses pour qu'ils apprennent notre langue5.

La question de la langue est une nouvelle fois au centre des premiers échanges, mais

dans une perspective particulière, qui ne tient pas qu’à une question de communication :

l'objectif n'est pas ici (ou pas encore) d'apprendre la langue et la culture de l'autre, mais à

l’inverse, de lui faire apprendre la langue du vainqueur dans un but utilitaire.

En revanche, le film donne à entendre la langue indienne, et les cinéastes retiendront le

mot symbolique qui résume leur séjour : Yacu, -l’eau-. D'une certaine manière, comme le

feront les Espagnols, et notamment l'Eglise, un rapprochement linguistique a lieu dans le film

comme il aura lieu -toute proportion gardée- lorsque des religieux du Nouveau Monde -

comme Bernardino de Sahagún au Mexique- s'emploieront à recopier et à garder la trace des

langues et des cultures indiennes. La problématique de la communication et de la langue, celle

du discours du vainqueur s’imposant au vaincu, se trouvent rapidement au centre des

questions posées par le film. Comme dans les chroniques de Las Casas, elle éclate lors du

dialogue entre le prêtre qui veut baptiser Hatuey sur son bûcher. Aux paroles du religieux qui

lui dit : « Je te baptise et par ce baptême tu connaîtras la gloire éternelle. Sinon tu seras voué

aux flammes éternelles de l'enfer. » Et à la question d'un conquistador qui lui fait écho : « Il a

5 Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique. Journal de bord 1492-1493, Paris, François Maspero

collection La Découverte, 1979, p. 61.

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compris ? », Hatuey prononce le premier discours de l'histoire coloniale du Nouveau Monde

qui est retourné contre les oppresseurs, et avec lui tout un imaginaire religieux :

- Les chrétiens vont-ils au Ciel ? - Les bons chrétiens, oui.

-Alors envoie-moi en Enfer.

Ce discours est rapporté par Las Casas en ces termes : « Le cacique lui dit alors sans

ambages qu'il ne voulait pas aller au Ciel mais en Enfer, pour ne pas se trouver au même

endroit qu’eux et pour ne pas voir des gens si cruels. »6

Mais Hatuey a-t-il réellement prononcé ces mots et qui nous le prouve? Car ce discours

ressemble assez au style véhément de Las Casas quand il prend la défense des Indiens pour

qu’on puisse avoir un doute. Quoi qu’il en soit, pour la première fois, les perspectives sont

inversées et le Bien et le Mal ne sont plus là où les situent le discours religieux dominant et

l’imaginaire chrétien.

B. Discours et représentations : l’envers du décor

L'originalité du film est aussi de mettre l'accent sur l’interprétation de l'histoire plus

que sur un discours abouti et édifiant. Ce discours est porté par les acteurs jouant Las Casas

et Montesinos. Il correspond pour l’essentiel à la réalité lorsqu'il affirme que toute sa vie Las

Casas a défendu les pauvres et critiqué les corrompus, mais il s’en écarte lorsqu’il prétend par

exemple que l'État espagnol tout entier le détestait, car Las Casas était bien écouté par la

Couronne. La meilleure preuve est sans doute qu'il avait réussi à faire interdire en Espagne le

livre Democrates Alter de Sepúlveda (1547), son célèbre opposant de la controverse de

Valladolid (1551), qui justifiait la conquête au nom du « droit de juste guerre » contre les

peuples considérés comme inférieurs.

Si le film s’écarte de la vérité lorsqu’il affirme que l’Etat tout entier détestait Las

Casas, sur d’autres points en revanche, il retrace assez fidèlement le cadre idéologique de la

Conquête qui a « justifié » la guerre faite aux Indiens. Nous le voyons à plusieurs reprises, et

notamment lorsqu'il fait référence sans le nommer à ce document fondamental des expéditions

militaires que l'on appelait en espagnol le Requerimiento - c'est-à-dire en réalité l'équivalent

d'un ultimatum- que les Espagnols devaient lire aux populations indiennes avant toute

6 Voir: Bartolomé de Las Casas Brevísima relación de la destrucción de las Indias, Madrid, Cátedra Letras

Hispánicas, 1993, p. 92; et: Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, Tomo II, México, Fondo de Cultura

Económica, 1992, p. 523-524.

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opération de conquête. Ce texte, qui retraçait l'histoire du Monde et de la Chrétienté, leur

demandait de se soumettre au roi d'Espagne à l'Eglise et au Pape, représentant du Dieu

créateur de l’univers. S'ils ne le faisaient pas, c'était alors un des cas de « juste guerre »

justifiant une intervention armée contre eux. Las Casas n’a eu de cesse de condamner ce

procédé et ce document, dont il souligna l’absurdité et l’ineptie7. Nous le voyons dans le film

lorsqu'il est demandé aux Indiens de reconnaître l'Eglise et le Pape comme législateur de

l'univers, et qu'il leur est précisé ensuite que s'ils refusent, les Espagnols feront d’eux leurs

esclaves et en disposeront comme bon leur semblera. Ce discours précise encore que leurs

biens leur seront confisqués et que les pires tortures leur seront infligées s’ils refusent. Le film

établit ici un parallèle implicite et ironique avec la situation qui sera celle de Daniel et de ses

camarades s'opposant aux compagnies privées qui cherchent à s'approprier leur eau. Le

requerimiento qui leur est fait n'a certes pas le caractère de celui imposé lors de la conquête

du Nouveau Monde, mais ses conséquences sont les mêmes.

Les coulisses du montage nous montrent aussi les acteurs répondant aux questions sur

la façon dont ils interprètent leurs personnages et ce qu'ils en comprennent. Alberto, l'acteur

qui joue Las Casas, résume la vie de son personnage en soulignant avec admiration les

moments qui lui semblent le mieux représenter l’engagement du dominicain. Juan, qui joue

Antonio de Montesinos, en fait de même, sans oublier de mentionner la phrase extraite du

sermon qui reviendra comme un leitmotiv tout au long du film : « Je suis la voix du Christ

dans le désert de cette île, et vous êtes en état de péché mortel. » Ces commentaires off

constituent des espaces en marge du film qui correspondraient à ce procédé que dans le

nouveau roman historique de l'Amérique latine Seymour Menton définit comme la

métafiction, c'est-à-dire les commentaires du narrateur sur le processus de création8 -procédé

hérité des notes apocryphes de Borges-. On remarquera toutefois que la vision de l’Histoire

véhiculée par ces propos reste assez conventionnelle. Les discours des acteurs réitèrent des

représentations connues, à peu de choses près. Seule l’affirmation de Juan signalant que son

personnage n'est pas aussi célèbre que Las Casas nous ramène à une constante du film : mettre

en scène par une série de parallélismes les anonymes de l'Histoire, ou tout au moins ceux qui

ne font pas partie de ses stars : et notamment Montesinos, à qui Las Casas doit sa vocation.

Mais Daniel, qui interprète Hatuey, à la différence de ses collègues acteurs, semble

beaucoup plus naturel ; il ne connaît pas bien l'Histoire de l'Amérique latine et son discours

7 Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, Tomo III, op. cit., p. 348-351. 8 Seymour Menton, La nueva novela de la América latina -1979-1992-, México, Fondo de Cultura Económica,

1993.

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est bien différent du leur : face à la conviction et à l'enthousiasme un peu béat de Juan et

Alberto, il oppose un silence mystérieux qui vaut bien des discours officiels et constitue leur

contrepoint. A la question « Tu peux me dire ce qui t'a poussé à jouer dans ce film ? » Il ne

répond pas par un discours enthousiaste et idéalisant sur la résistance indienne comme

l’auraient fait Juan et Alberto, mais s'installe dans le non-sens en répondant « C'est quoi la

question ? ». N'excluant pas une intention très pragmatique, ses camarades répondent même

pour lui : « Il le fait que pour le fric ».

II/ L'actualisation de l'histoire à travers la guerre de l'eau

A. La question de l’autre au cinéma : anonymat et stéréotypes

On se souvient de la dédicace de Todorov à son livre sur La conquête de l'Amérique :

la question de l'autre (1982) rendant hommage aux victimes anonymes de l’histoire de la

Conquête : « Je dédie ce livre à la mémoire d'une femme maya dévorée par les chiens »9.

Il en va de même avec También la lluvia, qui s'inscrit également dans une perspective

collective, ce que plusieurs éléments permettent de souligner, comme la scène du casting qui

occupe tout le début du film. En effet les acteurs recrutés ne sont pas des stars, mais des

anonymes, eux aussi, issus de la masse des habitants de Cochabamba. Et Daniel, qui va

incarner l'indien rebelle Hatuey, est de plus un gêneur : on comprend vite qu'il est impliqué

comme militant dans la guerre de l'eau qui se déroule parallèlement au tournage du film, et

que son engagement risque de compromettre le projet filmique porté par les « bonnes

consciences » des auteurs du film. Ici éclate, comme dans le nouveau roman historique latino-

américain, la dimension ironique. Daniel est un résistant dans la fiction comme dans la

réalité. Pourtant c'est lui qui sera choisi à la place de l'acteur de la télévision péruvienne qui

devait incarner le rôle : sa personnalité séduira peu à peu les auteurs du film, et il finira par

s’imposer. Parallèlement, au fur et à mesure du tournage, sa dimension héroïque va

grandissant: en véritable héros épique, il maîtrise la parole, il sait parler aux masses, il sait les

émouvoir et les porter à l'action. Comme dans le film, où il incarne l'un des premiers rebelles

martyrs de la colonisation espagnole, il ne se résigne pas : jusque sur le bûcher, Hatuey

mobilisera en effet la parole des siens, qui prononcent en chœur son nom. Il accède ainsi à

9 Tzvetan Todorov, La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982, p.7.

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l’histoire et à l’identité grâce à la parole collective. Mort le 2 février 1512 à Yara –Cuba-

Hatuey était un cacique Taïno qui lutta contre les conquistadores à Hispaniola et Cuba, où il

arriva après avoir été expulsé de sa terre natale Ayiti (nom taïno d'Hispaniola) avec ses

compatriotes en 1511. Il y organisa la résistance des différentes tribus taïnos de l'île contre les

conquistadors, sans toutefois convaincre la majorité d’entre eux. Il prit ensuite la tête de la

révolte, organisant une guérilla, qui attaquait par surprise les Espagnols, armés de bâtons, de

pierres et de flèches, comme le montre le film. Les Espagnols commandés par Diego

Velázquez de Cuéllar organisèrent l'extermination progressive des rebelles en s'appuyant sur

leur supériorité technologique. Hatuey sera finalement capturé et condamné à être brûlé vif

sur un bûcher.

Mais délaissant ce récit linéaire de l’histoire, le film préfère s’attarder sur les coulisses du

tournage, dans une opération de confrontation des discours et des situations qui en dit plus

qu’une représentation historique chronologique. Des points communs ne tardent pas à

apparaître alors entre la réalité coloniale et la fiction. En effet, dans le discours produit par la

colonisation espagnole en Amérique, les Indiens ne sont-ils pas aussi des « figurants » ? Leur

identité n'est-elle pas de tous temps niée ou dédaignée ? Assez rapidement, on voit s’installer

ainsi un parallèle troublant entre l'attitude des conquérants pour qui l'Indien ne compte pas et

celle des auteurs et producteurs de También la lluvia, qui dans la conversation qu'ils ont dans

la Land-Rover au début du film, montrent qu'ils sont eux aussi obsédés par l'argent, que leur

Eldorado est la célébrité et la richesse. Plus tard, cette critique implicite du film sur les

intentions réelles du tournage et sur « la question de l’autre » sera doublée d’une dimension

ironique, portée tout au long du film par Antón, l'acteur qui joue Colomb. D'un côté, les

cinéastes cherchent à coller à la réalité et à l’historiographie, et sont heureux par exemple de

constater que Daniel a un physique proche de celui des statues de son personnage qui

aujourd'hui rendent hommage à Hatuey :

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Mais ce désir d'authenticité n'obéit-il pas davantage à une forme de « vérisme » à un désir

de « faire vrai » plus qu'à une volonté de traduire un esprit, celui de la résistance indienne ?

Par conséquent, les auteurs du film sont-ils si éloignés des représentations stéréotypées de

l'Indien dans le discours colonial ? Concernant l’apparence physique des habitants du

Nouveau Monde, on se souviendra que Théodore de Bry les représentait systématiquement

sous les traits des Indiens Tupinambas du Brésil, sans chercher à traduire la spécificité

physique de chaque nation indienne.

Théodore de BRY, 1598 Cannibales du Brésil,1592

Mort du cacique Hatuey A partir du récit de Hans Staden (1557)

D’un autre côté, on voit que la plupart des auteurs et acteurs du film s’appuient aussi sur

des représentations stéréotypées: ainsi, à la question de savoir si les Indiens de Bolivie vont

pouvoir représenter les Tainos rencontrées par Colomb, Costa répond : « Des Andes ou

d'ailleurs, on s'en fout, ce sont des Indiens. » À la fin du film, cependant, Costa recevra une

nouvelle leçon parmi toutes celles auxquelles il a eu droit pendant l'aventure du tournage : il

apprendra que ces Indiens qu'il regardait de haut sont aussi de véritables héros qui ne se sont

pas résignés à disparaître, malgré tous les préjugés auxquels ils ont dû faire face à travers les

siècles : à la question de Costa : « Et toi Daniel, que comptes-tu faire ? », ce dernier répond : «

Survivre, c'est ce qu'on sait faire de mieux. »

B. La question de l’autre au cinéma : anonymat et stéréotypes

Cette phrase résonne comme une réponse lucide à une situation et des préjugés qui

perdurent à travers les siècles malgré le sermon de Montesinos et des dominicains de Saint-

Domingue. La meilleure preuve en est sans doute l'opinion que le maire de Cochabamba a de

ses administrés indiens lorsqu'il déclare qu’étant donné qu'ils ont jadis connu l'exploitation,

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les Indiens ont la méfiance dans les gènes et que par conséquent il est très difficile de

dialoguer avec eux, d'autant plus qu'ils sont analphabètes. Ces préjugés se doublent tout de

même d'une méfiance instinctive envers le potentiel de révolte des Indiens qui, sans cesser

dans son esprit d’être des barbares, seraient capables malgré tout d'inverser la situation de

domination coloniale : « Si jamais nous cédons d'un pouce, ces Indiens nous ramèneront à

l'âge de pierre. » Ces propos contemporains trahissent des archétypes de comportements et de

mentalités par-delà les siècles -mais aussi d’ailleurs les continents-. Et c’est précisément à ce

type de discours raciste que répond le film, en faisant entendre parallèlement des textes

fondateurs de l’Amérique coloniale.

Deux documents opposés par leur contenu récités par les acteurs fonctionnent en

contrepoint ironique de la réalité vécue par les militants de la guerre de l'eau : la lettre de

Christophe Colomb aux Rois Catholiques du 15 février 1493 et le sermon de Montesinos de

décembre 1511. Des passages de ces textes interprétés à la lumière de l'actualité de la guerre

de l'eau traduisent une même mentalité coloniale10. La représentation de l'Indien esclave que

l'on peut utiliser comme une main d'oeuvre gratuite, la condescendance avec laquelle il est

traité par une mentalité colonialiste toujours présente, est encore renforcée et actualisée dans

le passage où Daniel informe Costa qu'il a travaillé deux ans comme maçon aux États-Unis

pour deux dollars par jour, exactement le prix que demande Costa à son producteur américain

pour un rôle de figurant. Le film dénonce des archétypes de comportement qui perdurent à

travers les époques.

Mais le parallèle le plus dramatique est sans doute celui qui a trait à la notion de

mutilation, - culturelle autant que physique- et où la réalité rejoint la fiction dans un raccourci

cruel. Belén, la fille de Daniel, qui a si bien interprété son rôle dans la scène insoutenable où

les conquistadors ordonnent de couper la main de ceux qui n'ont pas ramené assez d'or, sera

elle aussi mutilée à la fin du film, ayant à souffrir des conséquences de la violence policière: «

Elle aura du mal à marcher si jamais elle remarche», explique le docteur.

10 Lettre de Colomb : « Ils sont si ingénus et généreux avec ce qu'ils possèdent qu’ils ne refusent rien. La moindre chose qu'ils ont, si on la demande, ils la donnent, ou ils vous invitent volontiers à la partager avec eux.

A ce jour, je n'ai pas réussi à savoir s'ils avaient des propriétés privées. Avec 50 hommes seulement on peut les

asservir et disposer d’eux à notre gré ». (Nous traduisons). Cristóbal Colón, “Carta a Luis de Santángel”, op. cit.,

p. 219-227. Sermon de Montesinos : « Dites-moi en vertu de quel droit et de quelle justice une servitude si

cruelle (…) est imposée à ces innocents, eux qui vivaient pacifiquement sur leur terre ? (…) De quel droit

pouvez-vous les opprimer ? Les laisser mourir d'épuisement et de faim ? C'est votre faute si ces gens meurent ».

(Nous traduisons). Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, op. cit., Tome II, p. 441-442.

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D'autres parallélismes sont encore mis en relief entre l'époque de la conquête du

Nouveau Monde (« la fiction » du film) et la guerre de l'eau. Le film montre la cruauté des

conquérants qui dressent des chiens pour chasser les Indiens, pratique que Las Casas

dénoncera plus d'une fois dans sa Très brève relation de la destruction des Indes (1552) et que

l’on trouvera aussi dans les récits recueillis par les Informateurs de Sahagún au Mexique11

.

Théodore de Bry, 1598: Illustration pour la

Brevísima relación de la destrucción de las Indias de Las Casas

Il montre aussi comment la police moderne utilise des chiens dressés contre les

manifestants de la guerre de l'eau.

Dans cette atmosphère de violence, ce sont les femmes qui font preuve de l'acte de

résistance et d'humanité le plus fort, non par le discours mais par leur refus de toute violence,

qu’elle soit réelle ou fictionnelle. Alors que Sebastián cherche à rester fidèle aux faits

historiques, les figurantes indiennes refusent de tourner la scène où les chiens des Espagnols

vont dévorer leurs bébés. Elles refusent tout autant de simuler leur noyade pour qu'ils

échappent aux chiens. Daniel est alors l’interprète d’un discours qui nous est doublement

incompréhensible d’une part parce que ces femmes s’expriment en langue indienne, mais

aussi parce que leur prise de position dépasse l’entendement des cinéastes, pour qui tout cela

après tout n’est qu’un film. Ce malentendu lourd d’implications humaines nous oblige à

reconsidérer le véritable prix que nous accordons à la vie humaine. Et Sebastián va même

s'attirer cette remarque de Daniel : « Il y a quand même des choses plus importantes que ton

film dans la vie. » L'eau où il faut noyer les bébés pour échapper aux chiens est maintenant

devenue le lieu de la mort, alors que pour les Indiens c'est le symbole de la vie et pour les

11 Voir: Bartolomé de Las Casas, Brevísima Relación de la destrucción de las Indias, op. cit. p.127-128; et:

Miguel León Portilla, “La matanza de Cholula”, Crónicas indígenas, visión de los vencidos, Madrid, Historia 16,

1985, p. 80.

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militants de la « guerre de l’eau » celui de leur lutte. À sa sortie de prison Daniel dira encore à

Costa : « Tu comprends pas qu'il n'y a pas de vie sans eau ? »

Diego Rivera,

El agua, origen de la vida, 1951

III/ Les droits de l’homme en question : de Montesinos à las Casas.

A. L’encomienda

La conquête du Nouveau Monde apparaît bien dans le film comme ce choc entre des

peuples qui s'ignorent, mais qui ne tarderont pas à entrer dans un rapport de force, comme le

montrent certains dialogues laconiques :

-Qu'attendez-vous de nous ?

-Des impôts.

-Tout Indien de plus de 14 ans devra remplir un grelot…

Là encore, le film s'appuie sur un document authentique qui sera à l’origine du tribut

que la Couronne espagnole imposera aux Indiens par le biais de l’encomienda. Un document

daté de 1499 figurant parmi les « fragments de lettres de Christophe Colomb aux Rois

Catholiques inclus dans l’édition de Consuelo Varela est à l’origine de ce système12

. Ce sera

le début d’un processus d’asservissement dont le film retrace les grandes étapes.

12 (…) y hallé que algunos que sabían bien dello cogían en cuatro días una medida en que cabía una onça y

media, y assí tenía yo assentado en todos los desta provincia de Cibao y los aplazía de dar de tributo cada

persona hombre y mujer, de catorze años abaxo hasta setenta, una medida destas que yo dixe, de tres en tres

lunas, e le cogí yo este tributo hasta que fui a Castilla … Consuelo Varela, op. cit., p. 422.

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Diego Rivera

La llegada de Cortés a Veracruz, 1951

Bernard Lavallé rappelle que le système de l’encomienda était hérité en grande partie

des pratiques de la reconquête en Espagne. Il consistait à recommander -en espagnol

encomendar, d'où le nom de l'institution-un certain nombre d'Indiens aux Espagnols qui

s'étaient distingués lors de la conquête :

L’encomienda avait pour but ou pour justification de transférer à un particulier le devoir de

protection, instruction et évangélisation qui incombait normalement au souverain. L’encomendero devait donc subvenir aux besoins d’un curé, mais aussi s'installer à demeure et

avoir toujours prêts un cheval et des armes pour assurer la défense de la région. En échange de

ses obligations désormais assurées par lui et non plus par la Couronne, il pouvait exiger de ses

Indiens le paiement d'un tribut en nature ou en métal précieux et un certain nombre de corvées. » Les premières répartitions eurent lieu en l'absence de Christophe Colomb, qui en accepta le

principe en 1498. La Couronne ratifia l'état de fait en 1503 : les colons imposèrent leur choix ;

les premiers bénéficiaires réduisirent les indiens non pas à l'esclavage, sort réservé aux Noirs,

mais au travail forcé. 13

Au cours de la scène où est répété le sermon de Montesinos, le mot encomienda -qui

se réfère à une réalité sans doute trop complexe- n'est jamais prononcé, mais il est désigné par

allusion par un terme moins technique faisant davantage appel à l'imagination du spectateur :

à propos de Las Casas –ancien encomendero- il est dit qu’« à cette époque il a encore ces

Indiens et sa plantation. » Quoi qu'il en soit, c'est contre l'exploitation des Indiens à travers ce

système et d'autres que s'élèvera le sermon de Montesinos.

13

Bernard Lavallé, L’Amérique espagnole de Colomb à Bolivar, Paris, Belin Histoire Sup., 1993, p. 62.

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B. Le sermon de Montesinos: les Indiens ont une âme et sont doués de raison

Aujourd’hui considéré comme un texte fondateur des Droits de l’Homme, le sermon que

prononce Fray Antonio de Montesinos est sans doute le premier discours de protestation

contre les abus des colons dans le Nouveau Monde dont on ait gardé la trace. Nous

connaissons ce texte grâce à la transcription qu’en fit Las Casas dans son Histoire des Indes,

de la même façon qu’il transcrivit les paroles d’Hatuey sur le bûcher : deux discours de

protestation finalement complémentaires. On rappellera que lors du sermon du 21 décembre

1511 à Saint Domingue suivi d'un second le 28 décembre 1511, Montesinos dénonça les

injustices et les abus des colons de l’île dont il avait été témoin14

. Dès 1511, il avait

commencé à refuser les sacrements aux propriétaires d'encomienda indignes et à les menacer

d'excommunication, s'attirant l'inimitié de l'oligarchie locale. Il appartenait à un groupe de dix

jeunes dominicains qui étaient arrivés dans l’île entre 1510 et 1511, dirigés par le vicaire

Pedro de Córdoba, et qui venaient des couvents de Salamanque, Avila, Valladolid et Burgos.

Pedro de Córdoba fut sommé par les autorités de leur livrer Antonio Montesinos, mais il

refusa, affirmant que celui-ci avait exprimé le sentiment unanime de la communauté. Le

scandale fut tel que Montesinos dut repartir en Espagne pour se justifier et le gouverneur fit

couper les vivres aux dominicains et par le premier bateau dépêcher un courrier au Roi pour le

dénoncer.

Mais le roi aurait été touché par l’initiative de Montesinos, et aurait décidé de réunir

une assemblée de théologiens et de juristes dont le travail est à l’origine des lois de Burgos

(27 décembre 1512) qui réduisaient le travail forcé des Indiens à 9 mois par an en

contraignant les encomenderos à les évangéliser. Ces lois imposeront de meilleures conditions

de travail pour les Indiens, mais – comme souvent- ne seront pas bien respectées. Las Casas

assista aux sermons de Montesinos alors qu'il se trouvait à Saint-Domingue et il vit comment

les dominicains dénonçaient les abus et les crimes dont était victime la population indigène,

en présence des autorités civiles et religieuses mais aussi de l'aristocratie locale. Après avoir

eu la « révélation » du sermon de Montesinos, Las Casas a oeuvré toute sa vie pour assurer la

protection des Indiens, cherchant à les placer sous l'autorité directe de la Couronne d'Espagne

et non de ses intermédiaires – les fonctionnaires de l’administration coloniale- qui abusaient

de leur pouvoir. De ce point de vue, le film est fidèle à la réalité historique lorsqu'il affirme

que les Indiens devaient être placés sous l'autorité de la Couronne.

14 Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, Tomo II, op. cit., p. 438-455.

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Or il ne faut pas oublier que très tôt des voix avaient commencé à s'élever dans la

métropole contre l'exploitation des Indiens et il faut reconnaître à l'Espagne de n’avoir pas

tardé à réfléchir à une solution concernant le sort des Indiens. A commencer par la Reine

Isabel de Castille qui, lorsque Colomb ramena les premiers esclaves se serait exclamé : « Pero

¿con qué derecho dispone el Almirante de mis vasallos ? – Mais de quel droit l’Amiral

dispose-t-il de mes vassaux ? -15

avant de les faire renvoyer dans leurs îles. On rappellera

également le rôle joué par un autre dominicain, Francisco de Vitoria (1486-1546), professeur

au collège de Valladolid : en 1537-1539 il donna un ensemble de conférences sur les Indiens

– De Indis- et sur le droit de guerre -De jure belli-16

ces conclusions étaient que la présence

des Espagnols en Amérique ne pouvait se justifier que par la propagation de l'Évangile. La

guerre de conquête n'était pas justifiable, hormis contre les Indiens qui empêcheraient la

prédication, même après avoir été approchés de manière pacifique. De son côté Las Casas

proposa des remèdes pour l'amélioration du sort des Indiens dans le Nouveau Monde avec

comme principal objectif la suppression de l’encomienda.

Poma de Ayala: les fonctionnaires de l’administration coloniale sont assimilés à des

bêtes féroces qui dévorent l’Indien.

L’un des passages du sermon de Montesinos récité dans le film fait écho à la situation

vécue sur le terrain par les militants de la guerre de l'eau : « Comment pouvez-vous continuer

à fermer les yeux ? Comment avez-vous pu sombrer dans une telle léthargie ? Regardez ces

Indiens dans les yeux : ne sont-ils pas des hommes ? Avec une âme et une raison ? 17

» Cette

15 Lewis Hanke, La lucha por la justicia en la conquista de América, Madrid, Ediciones Istmo, 1988 p. 31.

16 Francisco de Vitoria, Relecciones sobre los indios y el derecho de guerra, Madrid, Espasa-Calpe,1975.

17 Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, Tomo II, op. cit., p. 441-442.

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dernière interrogation constitue le point central du débat qui occupera les législateurs du

Nouveau Monde. Il faudra attendre la bulle Sublimis Deus du Pape Paul III en 1537- soit 45

ans après la découverte de l'Amérique - pour admettre officiellement que les Indiens du

Nouveau Monde étaient bien des hommes et avaient bien une âme.

Dans le prologue inédit à son roman sur les guerres paysannes au Pérou -1950-1962-

Le Cavalier insomniaque (1976) Manuel Scorza résumait la situation en ces termes :

Au Pérou le temps s’est arrêté! Celui qui parcourra les Andes avec les chroniques de la

conquête en main découvrira une réalité qui a à peine changé depuis que Pizarre, le porcher chanceux d’Estrémadure s'empara du Pérou, et arrêta le temps précolombien. Depuis lors il ne

s’est plus écoulé. Quand on ne comprend pas cela, on ne comprend presque rien au drame des

sociétés andines pour lesquels la conquête a signifié non seulement l'expulsion de l'espace mais, surtout, l’expulsion du temps. Les conquérants expulsent les vaincus de l'histoire. En

Amérique ils les ont expulsés de l'espèce humaine. Las Casas et Sepúlveda discutent pour

savoir si les vaincus sont des hommes ou des animaux. À Rome, pressé par une armée de

théologiens, Paul III, le Pape, hésite. L'angoisse infinie envahit les vaincus. Très peu de temps après la conquête, la réalité cesse d’être la réalité.

18 (Nous traduisons).

C. Las Casas et les droits de l’homme

Le film ne manque pas de présenter de près ou de loin Las Casas comme le père ou

l'inspirateur des droits de l'homme. Et l'acteur qui interprète son personnage dira : « Ce mec

est le père du droit international ». C'est une question qui a souvent été débattue et que

rappelle le père André-Vincent dans l'ouvrage qu'il consacre au dominicain intitulé :

Bartolomé de Las Casas, prophète du Nouveau Monde. Il y explique que les philosophes des

Lumières ont accueilli Las Casas dans leur panthéon des grands hommes mais en l’amputant

de sa foi, en faisant de sa charité une « philanthropie ». L'auteur ajoute : « il fait figure de

héros solitaire dans l'Espagne des Rois Catholiques et on le représente rejeté par ses

compatriotes. On semble ignorer qu'il fut entouré constamment de la confiance de son ordre et

que Charles Quint et Philippe II ont accueilli dans leur conseil jusqu'à sa mort ce terrible

accusateur de leur gouvernement »19

. Il rappelle également que l'accusation d'avoir été à

l'origine de la traite des Noirs sera levée parmi les constituants de 1789 par l'abbé Grégoire,

qui proclamera l'innocence de Las Casas dans son discours à l'académie impériale des

sciences morales et politiques en 1804.

18 Jean-Marie Lassus, « Una Noticia inédita de Manuel Scorza”, Revista de crítica literaria latinoamericana, Año

XV, N°30, Lima, Segundo semestre de 1989, pp. 119-133. 19 Philippe André-Vincent, Bartolomé de Las Casas, Ed. Tallandier, Paris, 1980, p. 235.

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Seul l'acteur interprétant Christophe Colomb semble capable d'apporter un contrepoint

critique et ironique au discours convenu et idéalisant du film. Il reproche au dominicain, mais

aussi au réalisateur qui idéalise également Las Casas, de ne pas dire que celui-ci avait

préconisé qu'on fasse venir des esclaves africains pour remplacer les Indiens, et il n’hésite pas

à l'accuser d'avoir négocié avec les négriers, etc.20

Lorsqu'il aborde la question de la traite des

Noirs chez Las Casas le père André- Vincent apporte une explication en soulignant que pour

un homme qui pensait les questions de justice concrètement, l'esclavage des Noirs posait des

problèmes différents de celui des Indiens :

Las Casas ne considère pas le droit dans les principes ou dans les lois mais dans les faits (non

sans la lumière des principes et la référence aux lois). Or, dans le domaine de l'esclavage des

Indiens où se déroulait sa lutte, le problème de la provenance ne se posait pas à lui : il n'y avait

en droit et en fait à ses yeux aucun motif de juste guerre pour les Espagnols dans les Indes. Donc, tout esclave indien dans l'empire de l'Espagne devait être libéré. Pour les esclaves noirs

ou blancs c'était la présomption contraire qui jouait. On devait penser qu'ils provenaient de la

juste guerre contre l'Islam tant qu'on ignorait la traite21

.

Dans son Histoire des Indes, Las Casas s'accusera d'avoir ignoré la provenance injuste

de beaucoup d'esclaves Noirs.22

Concernant enfin sa relation avec les droits de l'homme proprement dits, le père

André-Vincent rappelle que la pensée de Las Casas est étrangère à l'absolutisme du sujet «

l'homme » qui fleurit au XVIIIe siècle dans l'école de droit de la nature et des gens. Et que la

conception du droit des Indiens est bien différente de celle d'une collection de droits

individuels dont chaque individu serait titulaire. Le sujet de droit n'existe qu'au pluriel. «

l'Indien » n'existe pas, mais seulement et toujours « les Indiens ». Enfin, « la revendication de

Las Casas ne désigne le droit des Indiens que déterminé concrètement, tel qu'il existe dans

leur situation tragique et dans les possibilités concrètes et d'y porter remède. Las Casas ignore

le langage individualiste des « droits de l'homme23

». C'est pourquoi il rejette les institutions

de la Conquête parce qu’elles sont oppressives à la fois de la nature et de la liberté humaine,

et oppose au régime de l’encomienda un développement autochtone des communautés

20 Sur ce point, il n'est pas si éloigné que celui de Borges, qui dans son Histoire universelle de l'infamie (1935)

consacrait un chapitre au « Rédempteur effroyable Lazarus Morell » dont la première phrase est « En 1517 le

père Bartolomé de Las Casas eut très grande pitié des Indiens qui périssaient dans les laborieux enfers des mines

d'or aux Antillaises. Il proposa à l'empereur Charles Quint d'importer des nègres qui peineraient à leur tour dans

les laborieux enfers des mines d'or Antillaises. ». Jorge Luis Borges, « Le rédempteur effroyable Lazarus

Morell », Ouvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, p. 303. 21 Philippe André-Vincent, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 226. 22

Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, Tomo III, op. cit., p.176-180. 23 Philippe André-Vincent, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 239-240.

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indiennes selon leur structure traditionnelle, sous l'autorité de leurs « seigneurs naturels24

».

L'un des grands mérites de También la lluvia est de montrer à quel point les questions qui ont

été débattues pendant la conquête et la colonisation du Nouveau Monde sont encore

aujourd'hui d'actualité. Il n’en est pas de meilleure preuve que la dédicace du film à Howard

Zinn (1922-2010), qui milita pour le mouvement des droits civiques et du courant pacifiste

aux États-Unis. Les thèmes de ses livres (désobéissance civile et « guerre juste » notamment)

témoignent à la fois de ses travaux de chercheur et de son engagement politique, et il est

particulièrement connu pour son best-seller Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à

nos jours (2002). Il y décrit notamment les luttes qui opposèrent les Indiens d'Amérique aux

Européens, les révoltes des esclaves, les luttes entre syndicalistes, travailleurs – et capitalistes,

les combats des femmes, le mouvement mené par les Noirs contre le racisme et pour les droits

civiques, etc. S'appuyant sur des sources traditionnellement sous-utilisés, notamment les

sources orales, Zinn cherche à redonner la parole, aux minorités raciales, anarchistes, Indiens,

ouvriers...

En guise de conclusion

« De quel peuple écrit-on l’histoire » ? 25

Cette citation de Howard Zinn tirée de son

ouvrage sur Une Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, et qui pourrait

illustrer les problématiques de ce film nous interroge aussi sur l’état actuel de notre degré de

solidarité envers les plus démunis, ceux qui ne pourront jamais écrire leur histoire. Dans

También la lluvia en effet, la personnalité des acteurs confrontés à la guerre de l’eau inverse

les données de l’Histoire : l’interprète de Colomb est, contrairement au Découvreur, celui qui

a le regard le plus critique sur le film et ses idéalisations. C’est lui qui à la fin du film donnera

24

Ibid., p. 239 et 243. 25 Howard Zinn (1922-2010) Une Histoire populaire des États-Unis, op. cit.

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sa bouteille d’eau aux insurgés prisonniers des militaires. Les acteurs jouant las Casas et

Montesinos sont au contraire les moins courageux au moment de la guerre de l’eau et ils ne

pensent qu’à fuir le terrain des affrontements. L’idéalisation du passé est facile tant qu’elle

reste dans le passé et ne vient pas perturber notre présent et notre bonne conscience. C’est la

dimension éthique de ce film. Et si le film nous fait assister à des répétitions sans costume

d'époque, c’est sans doute pour mieux signifier que peu ou prou, au fil des siècles, les

apparences changent plus vite que les mentalités. Plutôt que de théâtraliser le sermon de

Montesinos, l'auteur choisit de le faire jouer sans artifice, comme pour mieux universaliser un

fait central : la prise de parole comme un acte de courage et de résistance pour défendre les

exclus de l’histoire. Manuel Scorza concluait le prologue de son roman Le cavalier

insomniaque en ces termes : « Car dans des situations extrêmes un peuple expulsé de l'histoire

ne peut retourner à l'histoire qu’à travers le mythe. Je veux dire que dans certaines sociétés on

ne peut arriver à la réalité qu'à travers l'imagination.»26

Cette réflexion peut également

s'appliquer au film Même la pluie, qui en imaginant le jeu de l’histoire dans la fiction nous fait

accéder à une réalité et une mentalité coloniale malheureusement toujours présentes. Une

façon de mieux interroger notre présent en se référant au passé.

Bibliographie :

- Borges, Jorge Luis, « Le rédempteur effroyable Lazarus Morell », œuvres complètes, tome I,

Paris, Gallimard,

- André-Vincent, Philippe. Bartolomé de Las Casas, Ed. Tallandier, Paris, 1980.

- Colomb, Christophe, La découverte de l’Amérique. Journal de bord 1492-1493, Paris

François Maspero collection La Découverte, 1979.

- Hanke, Lewis, La lucha por la justicia en la conquista de América, Madrid, Ediciones

Istmo, 1988

- Huaman Poma de Ayala, Nueva Corónica y Buen Gobierno, Paris, Institut de

l’Ethnologie, Musée de l’Homme,, seconde réimpression, 1989.

- Las Casas, Bartolomé de, Brevísima relación de la destrucción de las Indias, Madrid,

Cátedra, 1993.

- Las Casas, Bartolomé de, Historia de las Indias, México, Fondo de Cultura

Económica, 1992.

- Lassus, Jean-Marie, « Una Noticia inédita de Manuel Scorza”, Revista de crítica

literaria latinoamericana, Año XV, N°30, Lima, Segundo semestre de 1989, pp. 119-

133.

- Lavallé, Bernard, L’Amérique espagnole de Colomb à Bolivar, Paris, Belin Histoire

Sup., 1993.

26 Jean-Marie Lassus, « Una Noticia inédita de Manuel Scorza », op. cit.

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20

- León Portilla, Miguel, Crónicas indígenas, visión de los vencidos, Madrid, Historia

16, 1985.

- Menton, Seymour, La nueva novela de la América latina -1979-1992-, México, Fondo

de Cultura Económica, 1993.

- Todorov, Tzvetan, La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982.

- Varela, Consuelo, Cristóbal Colón, Textos y documentos completos. Nuevas cartas:

edición de Juan Gil, Madrid, Alianza Universidad, 1992

- Vitoria, Francisco de, Relecciones sobre los indios y el derecho de guerra, Madrid,

Espasa-Calpe,1975.

- Zinn, Howard, (1922-2010) Une Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos

jours, Marseille, Agone, 2002.