LE DAUPHIN, PÈRE DE LOUIS XVI (1729-1765) · 2011-06-27 · Le mois littéraire et pittoresque –...

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Le mois littéraire et pittoresque – 1908 LE DAUPHIN, PÈRE DE LOUIS XVI (1729-1765) On a tout dit et peut-être même trop dit sur la mémoire du roi Louis XV, dont les fautes ont fait oublier souvent les vertus de sa famille. Nombreux sont les historiens qui ont laissé dans la pé- nombre ceux-là mêmes qui, dans l'entourage du roi, s'efforçaient de racheter par leur vie exemplaire et modeste l'immodeste et regrettable conduite du souverain. Et parmi ces vertueux personnages, il en est un dont la personnalité glisse inaperçue et fugitive entre le règne de Louis XV et celui de Louis XVI : c'est Louis, Dauphin de France, dont on peut dire qu'il fut fils de roi, père de roi et jamais roi . Assurément, sa vie ne fut point éclatante, et quelque chose de terne semble bien en avoir signalé l'ensemble. Cela est naturel, puisqu'il mourut à l'âge de trente-six ans ; mais ces trente-six années, le prince les sut vivre dans une telle atmosphère de beauté morale qu'il convient peut-être de les rappeler en une esquisse rapide. Ce fut une grande fête à Versailles et dans la France entière lorsque, le 4 septembre 1729, la douce Marie Leczinska mit au monde un héritier du trône, que le cardinal de Rohan, grand aumô- nier de France, ondoya dès le jour même. Un usage immémorial voulait en effet que les enfants de France ne soient baptisés qu'à l'âge où ils pouvaient comprendre la signification de cet acte et rati- fier eux-mêmes les engagements que leur imposait la qualité de chrétien. L'enfant fut porté dans l'appartement du château de Versailles qui lui était préparé. — Duc de Villeroy, s'écria alors le roi Louis XV de sa voix harmonieuse et vibrante, conduisez le Dauphin ! C'est le seul cas où mon capitaine des gardes puisse me quitter. Et le souverain — qui était plus traditionaliste que moderniste — remit l'enfant aux mains de Mme la duchesse de Ventadour, laquelle atteignait sa soixante-dix-huitième année. C'est par cette respectable dame qu'il avait été élevé. Il estimait donc qu'elle était seule capable de donner à son fils les soins qu'il avait reçus d'elle. Pendant toute la journée qui suivit ce mémorable événement, la foule parisienne — cette même foule docile et obéissante aux meneurs, qui devait quelque soixante ans plus tard crier : « Mort aux tyrans ! » — poussa le cri de : « Vive le roi ! Vive le Dauphin ! » Et ce furent dans la ville de ces ré- jouissances dignes des contes de fées que ne connaissent plus nos temps moroses. Un fameux char- latan, le grand Thomas, qui se tenait sur le Pont-Neuf, annonça même au peuple rassemblé qu'en ré- jouissance de la naissance du Dauphin « il arracherait pendant quinze jours les dents gâtées et tien- drait table ouverte sur le Pont-Neuf, le 19 septembre, avec une petite réjouissance d'artifice pour le dessert ». Quelques jours plus tard, Louis XV, qui, dans ce temps-là, n'avait rien à refuser quand on deman- dait au nom de ce fils chéri, trouva dans l'appartement du jeune prince cette pièce de vers : Si le fils du roi, notre maître, Par son crédit faisait renaître En son entier ma pension (Chose dont j'aurais grande envie), Je chanterais comme Arion : Un Dauphin m'a sauvé la vie. C'est dire que, de bonne heure, les nombreux solliciteurs de Sa Majesté comprirent que le jeune Dauphin pourrait bien être pour eux le « canal des grâces ».

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Le mois littéraire et pittoresque – 1908

LE DAUPHIN, PÈRE DE LOUIS XVI (1729-1765)

On a tout dit et peut-être même trop dit sur la mémoire du roi Louis XV, dont les fautes ont fait oublier souvent les vertus de sa famille. Nombreux sont les historiens qui ont laissé dans la pé-nombre ceux-là mêmes qui, dans l'entourage du roi, s'efforçaient de racheter par leur vie exemplaire et modeste l'immodeste et regrettable conduite du souverain.

Et parmi ces vertueux personnages, il en est un dont la personnalité glisse inaperçue et fugitive entre le règne de Louis XV et celui de Louis XVI : c'est Louis, Dauphin de France, dont on peut dire qu'il fut fils de roi, père de roi et jamais roi. Assurément, sa vie ne fut point éclatante, et quelque chose de terne semble bien en avoir signalé l'ensemble. Cela est naturel, puisqu'il mourut à l'âge de trente-six ans ; mais ces trente-six années, le prince les sut vivre dans une telle atmosphère de beauté morale qu'il convient peut-être de les rappeler en une esquisse rapide.

Ce fut une grande fête à Versailles et dans la France entière lorsque, le 4 septembre 1729, la douce Marie Leczinska mit au monde un héritier du trône, que le cardinal de Rohan, grand aumô-nier de France, ondoya dès le jour même. Un usage immémorial voulait en effet que les enfants de France ne soient baptisés qu'à l'âge où ils pouvaient comprendre la signification de cet acte et rati -fier eux-mêmes les engagements que leur imposait la qualité de chrétien.

L'enfant fut porté dans l'appartement du château de Versailles qui lui était préparé.— Duc de Villeroy, s'écria alors le roi Louis XV de sa voix harmonieuse et vibrante, conduisez le

Dauphin ! C'est le seul cas où mon capitaine des gardes puisse me quitter.Et le souverain — qui était plus traditionaliste que moderniste — remit l'enfant aux mains de

Mme la duchesse de Ventadour, laquelle atteignait sa soixante-dix-huitième année. C'est par cette respectable dame qu'il avait été élevé. Il estimait donc qu'elle était seule capable de donner à son fils les soins qu'il avait reçus d'elle.

Pendant toute la journée qui suivit ce mémorable événement, la foule parisienne — cette même foule docile et obéissante aux meneurs, qui devait quelque soixante ans plus tard crier : « Mort aux tyrans ! » — poussa le cri de : « Vive le roi ! Vive le Dauphin ! » Et ce furent dans la ville de ces ré-jouissances dignes des contes de fées que ne connaissent plus nos temps moroses. Un fameux char-latan, le grand Thomas, qui se tenait sur le Pont-Neuf, annonça même au peuple rassemblé qu'en ré-jouissance de la naissance du Dauphin « il arracherait pendant quinze jours les dents gâtées et tien-drait table ouverte sur le Pont-Neuf, le 19 septembre, avec une petite réjouissance d'artifice pour le dessert ».

Quelques jours plus tard, Louis XV, qui, dans ce temps-là, n'avait rien à refuser quand on deman-dait au nom de ce fils chéri, trouva dans l'appartement du jeune prince cette pièce de vers :

Si le fils du roi, notre maître,Par son crédit faisait renaîtreEn son entier ma pension(Chose dont j'aurais grande envie),Je chanterais comme Arion :Un Dauphin m'a sauvé la vie.C'est dire que, de bonne heure, les nombreux solliciteurs de Sa Majesté comprirent que le jeune

Dauphin pourrait bien être pour eux le « canal des grâces ».

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Ils ne se trompaient point. Dès le bas âge, le prince révéla des tendances marquées à la générosité et il se fit aimer de son entourage. Point n'est besoin de donner ici de longs détails sur cette époque de sa vie qui ressemble beaucoup à d'autres jeunesses princières. Ce n'est pas en vain qu'un écrivain a dit : « L'enfance des princes n'est bonne que pour les historiographes des cours. » Cependant, quelques traits de caractère du fils de Louis XV méritent de n'être pas passés sous silence. On y dé-couvre le germe de ses qualités futures.

Il advint un jour qu'un vieux garde du Corps était de service dans sa chambre. Sur sa poitrine brillait la croix de Saint-Louis. Amusé et ravi par cet étincelant objet, le Dauphin se tourne vers Mme de Ventadour :

— Qu'est-ce donc que cela, maman ? Interroge-t-il. Et l'imposante douairière de répondre en chevrotant :— C'est une marque de distinction que le roi accorde à ceux qui l'ont bien servi.Alors, l'enfant réfléchit, puis, fixant avec attention le garde du Corps, il s'avance avec cette digni-

té trop grave qui caractérisait jadis les fils du roi, et, dans un sourire gracieux, il donne sa main à baiser au vieux serviteur du souverain et de la France.

Et lorsque, plus tard, Louis Dauphin rencontrait un chevalier de Saint-Louis, l'enfant, dont la mé-moire est comme un miroir qui reflète exactement les impressions et les images reçues de ses édu-cateurs, souriait encore en disant avec admiration :

— Voilà encore un bon serviteur du roi !L'anecdote est de secondaire importance, mais n'a-t-elle point son prix ? C'est tout un tableau et

c'est toute une scène que cet épisode. Il indique la mentalité déjà royale du jeune prince auquel dès l'enfance on apprend les devoirs souvent difficiles de la majesté : l'art de ne jamais oublier les ser-vices rendus et l'art encore plus difficile de savoir se concilier les dévouements et les zèles en les re-merciant. C'est à cette gymnastique morale, souvent efficace, parfois oppressante, qu'étaient jadis soumis les fils de France. D'aucuns étouffaient sous le poids de cette parade continuelle que compli-quait encore l'étiquette. D'autres, mieux doués, prenaient dès le berceau conscience de leur mission

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sur la terre, et c'était alors une grande force sur laquelle s'étayait la monarchie héréditaire.

Dès que le prince eut atteint l'âge de six ans, le roi lui donna pour gouverneur le comte, depuis duc de Châtillon.

Cette nouvelle eut pour effet immédiat de provoquer chez le Dauphin une abondante crise de larmes, car il y vit le signal du départ de Mme de Ventadour qui lui donnait des dragées, alors que M. de Châtillon ne lui donnait que des conseils. C'était un seigneur rude, dont les manières étaient essentiellement différentes de celles d'une douairière et dont la valeur s'était récemment signalée à la bataille de Guastalla.

Le Dauphin lui dit cependant, en poussant un gros soupir :— Je suis ravi que le roi vous ait nommé, le vous aimerai de tout mon cœur.Et il tint parole, car M. de Châtillon fut un éducateur de premier ordre.On lui adjoignit l'évêque de Mirepoix, Boyer, qui fut nommé précepteur de l'enfant, tandis que

l'abbé de Saint-Cyr, Odet-Joseph de Vaux de Giry, était nommé sous-précepteur. M. de Giry était un de ces hommes rares faits pour suivre avec succès l'éducation d'un prince. « Instruit et vertueux, d'un caractère modéré, ferme et uniforme, jamais, a dit M. de l'Épinois, il ne sut mendier l'affection de son élève en dissimulant ses défauts ou en flattant ses goûts. » Or, comme le Dauphin avait, comme plusieurs membres de son auguste maison, des dispositions marquées à la violence, on ima-gine bien que les rapports entre maître et élève ne furent pas toujours faciles.

Un jour où M. de Saint-Cyr avertissait le Dauphin qu'il était temps de prendre sa leçon :— Je suis bien sûr, lui dit-il, qu'on n'a pas assujetti tous les princes à apprendre le latin comme

moi. Parlez-moi en conscience. Cela n'est-il pas vrai ?— Je ne vous le dissimulerai pas, lui répondit l'abbé. Cela n'est que trop vrai. Nos histoires en

font foi et nous offrent quantité de princes qui se sont rendus méprisables par une grossière igno-rance.

Le prince était intelligent. Il se le tint pour dit et ne répliqua plus. Aussi bien pouvait-il dire par la

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suite, en présentant l'abbé de Saint-Cyr à la Dauphine, lorsqu'il eut atteint l'âge d'homme :— Madame, considérez bien ces petits yeux perçants, ces sourcils noirs, ce front imposant, vous

voyez l'homme qui m'a fait le plus de peur dans mon existence, mais Vous voyez aussi en lui mon meilleur ami.

L'abbé de Saint-Cyr marqua d'une forte empreinte le caractère du Dauphin et il lui inculqua une des qualités les plus précieuses : l'art de se dominer. Naturellement pétulant et colère, le prince souf-frait difficilement ce qu'il considérait comme une atteinte à ses prérogatives. Une des princesses ses sœurs étant une fois à table avec lui et se mettant en devoir de se servir la première :

— J'aurais cru, lui dit le Dauphin, que quand j'étais ici, c'était à moi que les honneurs étaient dus !

Or, c'est le même prince qui, quelques années plus tard, réformait son caractère avec une force de volonté remarquable, se reprenait lui-même aux moindres fautes, ne souffrait pas qu'on proférât en sa présence une seule parole qui pût blesser la vérité, l'honnêteté ou la réputation d'un absent.

Il était particulièrement lié avec deux de ses sœurs, Henriette et Adélaïde de France, et c'était entre eux trois une singulière émulation vers le bien. Au milieu des courtisans, les enfants de Louis XV — natures énergiques et avides de se perfectionner — formaient comme une ligue vertueuse, comme un îlot volontairement éloigné des tentations.

— Mon frère, dit un jour au Dauphin la princesse Henriette, nous sommes environnés de flat-teurs intéressés à nous déguiser la vérité. Notre intérêt pourtant est de la connaître. Convenons d'une chose. Vous m'avertirez de mes défauts, je vous avertirai des vôtres.

A l'âge de dix ans, le Dauphin fut admis à assister aux manœuvres qui eurent lieu à Compiègne. Ses dispositions martiales lui conquirent le militaire tandis que son aménité lui conciliait le bour-geois.

Dans un recueil manuscrit, conservé à la mairie de Montdidier, on lit dans une lettre écrite de Compiègne, en date du 21 juillet 1739, ce passage au sujet du Dauphin :

Ah ! le beau prince ! Il semble que la nature se soit réservé à former pour notre siècle ce qu'elle pouvait faire de plus parfait. Véritablement, on aperçoit en luy un esprit si juste, si pénétrant, des saillies et des reparties si vives, tant de grandeur d'âme et de si nobles sentiments, tant d'envie de s'instruire de tout, un visage déjà presque formé sans rien perdre de la délicatesse et de la beauté d'une jeunesse de son âge.... Si la nature conti-nue à le favoriser de ses dons comme elle a commencé et comme il y a tout lieu de le croire, il deviendra le plus beau et le plus parfait de l'univers.

Tel était le langage du temps lorsqu'il était question des princes de la maison de France. Encore que ce jugement sur le Dauphin ne porte peut-être pas l'éloge jusqu'à l'excès, il marque toutefois l'espèce d'auréole dont on se plaisait à entourer les figures de la maison royale. Cette affection pous-sée jusqu'à la dévotion portait en soi quelque chose de beau. Louis XV, hélas ! au lieu de la ména-ger, en abusa et il dilapida inconsciemment cette force sur laquelle Louis XVI ne put s'appuyer lorsque sonna l'heure des revendications sociales et des excès populaires. S'il eût régné en unissant l'énergie à la bonté, le Dauphin eût été capable peut-être d'endiguer la marée montante des révoltes, car ce n'est point en vain que Marie Leckzinska, consolée de son mari par son fils, s'écriait :

— Que Dieu soit loué ! Il aura l'âme bonne, il aimera la religion, il fera le bonheur du peuple !Ce bonheur, le Dauphin fut bien près d'y contribuer en montant sur le trône quand Louis XV

tomba dangereusement malade à Metz. Lorsque le roi fut rétabli, il songea à affermir sa dynastie en mariant le Dauphin. Les dispositions de concorde qui préparaient le pacte de famille firent jeter les yeux du monarque sur les infantes. Marie-Thérèse, fille de Philippe V, roi d'Espagne, fut choisie. C'était une très jeune personne dont la personnalité était encore un peu falote, mais qui était bien près de se révéler exquise d'intelligence et de cœur. Célébré par procuration à Madrid, le 18 dé-

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cembre 1744, le mariage fut contracté à Versailles le 23 février 1745. Le Corps de ville de Paris vint complimenter le Dauphin et la Dauphine et leur offrir les présents accoutumés en pareilles occa-sions, c'est-à-dire pour chacun « douze douzaines de boites de confitures sèches et douze douzaines de flambeaux de cire blanche passée à l'eau de bergamote ».

Après le mariage vint la guerre. Un écrivain de la Restauration, N. Achaintre, nous l'a dit dans le style romantique du temps, dont les termes nous font toujours esquisser un léger sourire :

A peine le Dauphin avait-il goûté les douceurs de l'hymen, écrit-il, que le son des instru-ments guerriers l'appelle aux armes, et il se rend à ce noble cri avec toute l'ardeur martiale de ses ancêtres. Paré de la cocarde blanche, il suit son auguste père, se montre comme lui à la tranchée, aux champs de Fontenoy, et participe à la victoire.

Et un autre historien a ajouté en termes nobles :Le Dauphin, pendant cette campagne, attirait partout les regards. D'une complexion vi-

goureuse, d'un teint de la plus grande fraîcheur, avec des yeux pleins d'esprit, ce beau jeune homme réunissait en lui, par sa noble simplicité, au prestige de l'héritier du trône l'annonce d'un bon cœur uni à une grande âme. Sa seule vue conquérait l'affection.

C'est au soir de la bataille de Fontenoy, où le Dauphin essuya pour la première fois les feux de l'ennemi, que le roi Louis XV, promenant son fils sur le champ du combat où gisaient des corps morts sous la sinistre lumière des torches, prononça, dit-on, ces paroles historiques :

— Voyez, mon fils, ce qu'il en coûte à un bon cœur de remporter des victoires !Le lendemain, le jeune prince, enthousiasmé de ses premières armes, écrivit à la reine :

Ma chère maman, Je ne puis vous exprimer ma joie de la victoire de Fontenoy que le roy vient de rempor-

ter. Il s'y est montré véritablement roy dans tous les momens, mais surtout dans celui où la victoire ne sembloit pas devoir pancher de son côté. Car, alors, sans s'ébranler du trouble

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où il voioit tout le monde, il donnoit luy-même les ordres les plus sages avec une présence d'esprit et une fermeté que tout le monde n'a pu s'empêcher d'admirer, et il s'y est fait connoitre plus que partout ailleurs. Notre joie a été d'autant plus vive que nos allarmes l'ont été. Les ennemis se sont retirés fort loin en mauvais ordre, et il y a entre eux beau-coup de division. C'est un ouvrage de la main de Dieu à qui seul on doit la victoire 1. Le roy est rentré aujourd'hui dans son quartier en parfaite santé ;pour moy, j'étais hier un peu fati-gué parce que j'avois été treize heures à cheval et que j'avois resté jusqu'à 6 heures sans rien prendre, mais la nuit m'a réparé. Je demande un million de pardons d'avoir été si longtemps sans vous écrire ; ce n'est pas qu'il ne m'en ait souvent pris envie, mais, connoissant l'amitié que vous voulez bien avoir pour moy, j'ay cru que vous aimeries mieux recevoir en même temps la nouvelle de la bataille gagnée et que le roy et moy sommes en bonne santé que celle que nous sommes en présence et que nous attendons le moment d'être attaqués. C'est pourquoi j'ai mieux aimé résister à ce que mes senti-ments m'inspiroient et me priver de cette satisfaction que de vous apprendre une nouvelle capable de vous causer de l'inquiétude.

Adieu, ma chère maman, je vous supplie de ne pas oublier le fils le plus tendre et le plus respectueux.

Une grande douleur devait atteindre le Dauphin au retour de Fontenoy. Le 19 juillet 1746, la Dauphine mit au monde, à Versailles, une princesse qui ne vécut que deux ans. Trois jours après, elle mourut elle-même âgée d'un peu plus de vingt ans, emportant tous les re-grets de la cour. Son corps fut porté à Saint-Denis le 1er août. Dans son testament, le Dauphin demanda que son cœur fût placé auprès de celui de la Dauphine, près de ce qu'il avait de plus cher.

On ignore l'effet que produisit cette clause sur l'es-prit de la princesse Marie-Josèphe de Saxe, qui prit bientôt sa place auprès du Dauphin. Les princes n'ont point le loisir de pleurer longtemps. La raison d'Etat s'y oppose, et le sort du Dauphin inspire quelque pitié lors-qu'on songe qu'à peine était-il veuf depuis deux mois, quand on vint processionnellement troubler à Choisy-le-Roi sa solitude et son recueillement pour l'engager à prendre femme. II s'y résigna, car de sa décision dépendait l'avenir de la monarchie.

Et, le 24 novembre 1746, Louis XV déclara solennellement le prochain mariage de son fils avec la fille de l'électeur de Saxe. C'était, au reste, une princesse accomplie, digne de monter un jour sur le trône de France. Pieuse, intelligente, remarquablement élevée, ayant d'universelles connaissances scientifiques et surtout littéraires. On l'aurait de nos jours qualifiée d'intellectuelle.

1 Et je crois que vos prières y ont beaucoup contribué, ce passage est rayé sur l'original, mais de manière à être lu. Peut-être la reine elle-même l'a-t-elle biffé par esprit d'humilité. (Lettres autographes du Cabinet du feu duc de Luynes.)

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Une singulière aventure ne fut point étrangère à son union, qui semblait la destiner à porter un jour une des couronnes les plus enviées de l'Europe. Alors que dans son enfance la jeune princesse visitait à Varsovie un monastère du Saint-Sacrement, une religieuse, qui vivait dans la maison en grande réputation de sainteté, se trouvant sur son passage, la prit sans façon par la main et l'arrêta tout court :

— Madame, lui dit-elle en la fixant attentivement, connaissez-vous celle qui a l'honneur de vous tenir la main ?

— Je crois, lui répondit la princesse, qui l'avait déjà vue, que vous êtes la Mère Saint-Jean.— Oui, répliqua la religieuse, mais je m'appelle aussi Dauphine, et, je vous le déclare, souvenez-

vous-en, une Dauphine tient en ce moment la main d'une autre Dauphine.Or, par suite des diverses complications politiques et autres, le compliment, s'il était flatteur, était

assurément déplacé et semblait présager un irréalisable avenir.La princesse estima donc que de cette prédiction bizarre et qui marquait un dérangement sénile

de l'esprit « les ans étaient la cause ». Elle passa outre. Grande fut sa stupeur lorsque, trois ans plus tard, le roi Louis XV fit demander sa main pour le Dauphin. Elle hésitait, car ses goûts modestes et tranquilles répugnaient au fardeau d'une couronne en perspective, lorsque la Mère Saint-Jean lui fit rappeler sa prédiction en la suppliant de ne point aller contre la volonté divine. Cette fois, la prin-cesse ne passa plus outre. C'est donc peut-être aux conseils inspirés d'une vieille religieuse de Var-sovie que la France doit d'avoir compté au nombre de ses souverains Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, dont la princesse de Saxe fut la mère après avoir accepté de devenir Dauphine de France.

Les noces furent célébrées à Versailles, le 9 février 1747. Si le Dauphin, encore plongé dans la douleur, ne put immédiatement donner son cœur à la jeune épousée, au moins tint-il à honneur de faire royalement les choses. La corbeille de la Dauphine, dont le compte se trouve aux Archives na-tionales, se composait de 140 objets :

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4 étuys de côte d'or émaillés, 7 montres émaillées, 15 boettes d'or émaillées, 2 boettes garnies de diamants, 3 boettes de lacque, 3 boettes en cornalines, 1 boette de caillon, 1 boette en grend, 13 boettes en or, 6 boettes à mouche d'or, 1 boette à rouge d'or émaillée, 3 flacons d'or émaillés, 6 flacons d'or, 5 flacons cristal de roche, 1 flacon de lacque, 6 sacs à ouvrage à côte d'or, 6 navettes d'or, 6 étuys d'or à cordon, 10 tire-bouchons d'or, 11 porte-crayons d'or, 2 ciseaux d'or, 1 étuy et ciseaux d'or, 18 tabatières d'or, 1tabatière en grend, 8 tabatières en cornalines.

Pour l'époque, cette corbeille était assurément ma-gnifique. Et, cependant, on ne pourrait la comparer aux présents de noces qu'on est maintenant accoutu-mé de faire. Aucun bijou de grand prix n'y figure, et l'on ne saurait taxer d'une excessive diversité les ob-jets qui la composent.

Les noces furent brillantes, disons-nous... mais que de tristesses se voilent souvent derrière ces de-hors somptueux qui excitent les désirs de la foule ignorante, que de fissures dans ces façades éblouissantes qui ont dicté à la sagesse des nations la locution mensongère : « Heureux comme un roi ! »

Lorsqu'au soir de ses noces, le jeune prince — il n'avait que dix-sept ans ! — se retrouva seul avec une inconnue, son cœur se gonfla. Tout, dans son appartement, évoquait le souvenir de la pauvre petite Dauphine qui l'occupait si récemment encore. Les meubles, les tentures, les menus ob-jets parlaient du passé. Le souvenir de la défunte planait encore sur ces choses. Alors, pris d'une an-goisse intense dans sa solitude morale, le Dauphin oublia qu'il était prince, et, débarrassé du fardeau

de l'étiquette, ne pouvant plus se contenir en face de sa femme, l'enfant se révéla chez lui.... et il pleura.

Il pleura, le jeune prince, mais son émotion fut très douce lorsqu'il vit devant lui — un peu gauche, sans doute, et embarrassée dans sa douleur — la petite Dau-phine qui le regardait,ses grands yeux noyés de larmes, et qui, lui prenant doucement la main, lui dit :

— Donnez, Monsieur, un libre cours à vos pleurs, et ne craignez point que je m'en offense. Ils m'annoncent, au contraire, que je serai la femme la plus heureuse si j'ai le bonheur de vous plaire comme celle que vous re-grettez, et c'est ce qui fait mon unique ambition.

Telles sont les paroles que le confesseur de la Dau-phine, l'abbé Soldini, a consignées dans ses essais ma-nuscrits. On aime à croire que, selon l'usage du temps et l'habitude des cours, elles ont pris sous sa plume une forme un peu plus solennelle et plus apprêtée que le pe-tit discours de la princesse, mais qu'importe ! L'esprit n'en a point été changé, et il demeure tout à l'honneur du bon coeur et du tact de Marie-Josèphe de Saxe. Or,

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comme à l'âge de dix-sept ans, on n'a point l'habitude de se vouer à d'éternels regrets, la douce image de sa première femme s'effaça peu à peu du coeur du Dauphin pour laisser place entière à la seconde.

De la délicatesse de ses sentiments, celle-ci devait d'ailleurs bientôt donner une preuve nouvelle qui lui concilia l'affection de sa belle-mère.

On n'ignore point que Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, son père, avait détrôné pour prendre sa place le vieux roi de Pologne, Stanislas Leczinski, père de la reine. Malgré sa douceur,on ima-gine assez que, pour Marie Leczinska, fille du vaincu, il fut un peu pénible de voir son fils épouser la fille du vainqueur. Marie-Josèphe de Saxe se tira à merveille de cette situation malaisée.

Le troisième jour après son mariage, la jeune Dauphine devait, suivant l'étiquette, porter en bra-celet le portrait du roi son père. Une partie de la journée s'était déjà écoulée sans que personne à la cour osât la complimenter sur ce bijou. Donnant l'exemple de la générosité, Marie Leczinska fut la première qui parla :

— Voilà donc, ma fille, lui dit-elle, le portrait du roi votre père ?— Oui, maman, répondit la Dauphine en lui présentant son bras. Voyez comme il est ressem-

blant.C'était le portrait de Stanislas Leczinski. Le trait fut applaudi par toute la cour, et la reine, étant

de celles qui savent apprécier pareilles délicatesses, devint pour sa belle-fille la meilleure des amies.Que dire des années qui suivirent cette union ? Suivant une expression justement consacrée, elle

fut bénie de Dieu. La Dauphine devint mère de huit enfants ; cinq d'entre eux survécurent : le duc de Berry, qui fut Louis XVI , les comtes de Provence et d'Artois, qui devinrent Louis XVIII et Charles X, Madame Clotilde de France, vulgairement appelée le gros Madame, en raison du légen-daire embonpoint de la maison de Bourbon, et qui, morte en 1802 reine de Sardaigne, fut déclarée Vénérable par l'Eglise, et enfin Madame Elisabeth, dont la douloureuse histoire n'est plus à refaire.

A mesure que le Dauphin avançait en âge, son caractère s'accusait, et c'est dans une de ses lettres au vieux maréchal de Noailles, auquel il se plaisait à demander des conseils,qu'on trouve une des meilleures esquisses de lui-même. Il commence par plaisanter l'embonpoint alourdissant qui enva-hissait peu à peu ses formes élégantes :

Je donne beaucoup de mouvement a la pesante masse de mon corps qui s'y prête quoique sans beaucoup de satisfaction parce que je ne suis point du tout comme Esaü, gnarus senandi, mais bien comme Jacob, vir simplex qui habitabatin tabernaculis. Malgré cela, je passe de côtés et d'autres, aimant cependant beaucoup mieux m'occuper dans la maison de réflexions et de lectures nécessaires pour mener ici-bas une vie solide et utile au monde et qui puisse nous conduire à une autre plus durable et plus heureuse. Entre toutes ces lectures, je crois qu'il y a surtout trois points auxquels il faut s'appliquer promp-tement, savoir : à la connaissance du coeur humain, à celle des droits publics, à celle de l'histoire, qui sont, je crois, très utiles dans le triste rang où je suis, quoique j'eusse beau-coup plus de goût pour d'autres études. Vous voyez que, pour faire bien, il ne me manque que la bonne volonté. Voilà assez de morale, et je finis ma pancarte en vous assurant, Monsieur, de ma tendre amitié qui ne finira qu'avec la vie.

Bien qu'il sût harmonieusement départir son temps et se livrer aux exercices du corps, le Dau-phin était cependant avant tout un homme d'études, et ses études, comme il se doit chez un héritier présomptif de la couronne, étaient particulièrement tournées vers les choses de la politique.

De toutes ses forces, il se prépara dès le jeune âge à devenir un bon roi. Attristé profondément des scandales de la cour, il prit de bonne heure le parti de ne s'y point mêler, de ne paraître qu'aux fêtes officielles et de vivre dans la retraite en penseur.... et aussi en rêveur. II semble avoir compris l'énormité du poids de la couronne dont il était menacé. En face de l'état des esprits qui lentement s'échauffaient, en face de la lutte sourde de l'aristocratie et du tiers, de la religion et des philosophes,

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destiné à régner sur le pays aux idées généreuses, mobiles, ondoyantes, souvent prématurées qu'est le champ d'expérience de l'Europe qu'on appelle la France, il s'attrista devant les difficultés inouïes de sa situation à venir. Il s'attrista, mais il ne se découragea point, et consciencieusement il envisa-gea nettement ces difficultés avec le désir très ferme de les aplanir. Dire qu'il y réussit pleinement serait excessif. Elles étaient presque insolubles. Au moins eut-il le mérite d'être consciencieux vis-à-vis de soi-même et de chercher à concilier plus tard les devoirs de père du peuple, de chrétien et de monarque absolu. Utopiste, il fut miné pendant sa trop courte carrière par le désir de donner aux classes modestes ce mythe que l'on appelle le bonheur. Et cependant il ne chercha point à y at-teindre par les mêmes voies que les philosophes dont il haïssait les maximes qu'il pressentait fu-nestes.

Homme de pensée plus qu'homme d'action, il se montra plus réfléchi qu'énergique. En dehors des questions religieuses, il douta trop de lui-même et des moyens d'atteindre la vérité absolue pour se montrer dogmatique. Il en résulte chez lui quelque chose d'hésitant, de confus, d'inachevé — il faut songer qu'il mourut à trente-six ans — qui le fit parfois taxer de complexité et de faiblesse. Telle était sa réputation auprès des courtisans.

S'entretenant un jour avec le maréchal de Richelieu, il lui dit :— Monsieur le maréchal, vous avez la réputation de faire très bien des portraits. Faites le mien.

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Le maréchal s'en défendit, mais le Dauphin le pressa si vivement qu'il fallut céder.— Je vais vous obéir, dit le maréchal. Mais je suis vrai, et il pourra m'échapper des choses qui

déplairont peut-être.— Je ne m'en fâcherai point, dit le Dauphin.Et le maréchal de répliquer :— Les princes sont comme les chats qui font la patte de velours, mais la griffe est dessous et pa-

raît bien vite.Le Dauphin insiste, et le maréchal lui dit :— Puisque Monsieur le Dauphin l'ordonne, voici son portrait. Quand je vois Monsieur le Dau-

phin, je crois être dans le magasin de l'Opéra.Le prince se mit à rire, et le maréchal continua :— On voit, reprit-il, dans le magasin de l'Opéra, le costume d'un grand prêtre, d'un guerrier, d'un

philosophe, d'un arlequin, d'un berger, et tout cela se trouve dans Monsieur le Dauphin.Bien que cette comparaison peignît l'incertitude présumée des idées du Dauphin et le présentât

sous un aspect peu flatteur, il ne s'en offensa point et continua de plaisanter.Ce que M. de Richelieu n'ajoutait point, c'est que cette diversité même de personnages formant le

moi du Dauphin indiquaient une assez grande richesse intellectuelle. Il suffit de lire les essais poli-tiques du prince dans ses longues heures de méditation angoissée, pour comprendre que tous ces personnages se seraient peu à peu condensés en un seul si l'âge lui eût permis, après ces hésitations qui sont les nécessaires débuts d'un homme qui pense, de se tracer une ligne définitive de conduite. Il n'est pas douteux qu'il y fût arrivé si la mort ne l'eût pas enlevé si jeune. Le Dauphin possédait en lui plusieurs qualités qui font un bon roi. Il était intelligent, il était instruit, il était bon, il était pieux.

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Il était pieux, et sa piété solide, large, éclairée, qui lui donna la force nécessaire pour ne point marquer sa route d ' homme privé d'un seul faux pas, aurait été la base sur laquelle il aurait édifié un très raisonnable système politique propre à endiguer la marée mon-tante des ennemis de l'Église. Et ce système politique d'une haute portée de vue se révèle dans ses conversa- tions avec M. de Malesherbes au sujet de la moralisa-tion du peuple, de la liberté de la presse, des droits de l'Eglise et des Parlements.

Il était bon, et sa bonté se manifestait particulière-ment à l'égard des humbles. Il aimait les paysans et il les considérait à juste titre comme formant une des parties les plus saines de la nation.

« Pasturage et labourage, avait dit Sully sont les deux mamelles de la France. »

Cette maxime, ajoute M. de l'Epinois, n'avait point échappé au Dauphin. L'agriculture lui paru un objet digne de toute son attention. Il protégea en plusieurs occasions ces Sociétés qui ont tra-vaillé avec tant de succès à perfectionner cet art, la source des vraies richesses d'un Etat. Il reçut leurs mémoires et les lut avec plaisir. Il appelait les laboureurs une classe d'hommes utile et précieuse à la société.

— Il faut, disait-il, que les laboureurs, sans être riches, soient dans un état d'aisance et ne craignent point, en rentrant des champs au logis, de trouver les huissiers à leur porte. Prétendre s'enrichir en les dépouillant, c'est tuer la poule qui pond les œufs d'or.

Comme on lui représentait que ses revenus étaient trop bornés et qu'à son âge le Dauphin, fils de Louis XIV, avait 50000 livres par mois pour sa cassette :

— Il ne me serait pas difficile, répondit-il, d'obtenir du roi la même somme, mais comme je ne la recevrai que pour la donner, j'aime mieux que le pauvre laboureur en profite et qu'elle soit retran-chée sur ses tailles.

— Je suis plus jaloux d'être aimé des paysans que des courtisans, avait-il coutume de dire.Et comme on lui rapportait un jour qu'un laboureur picard, après s'être expliqué très cavalière-

ment sur le compte de quelques seigneurs de la cour, avait ajouté qu'il aimerait toujours M. le Dau-phin parce qu'à la chasse il n'entrait point dans les terres encore couvertes de leurs moissons :

— N'admirez-vous pas ces bonnes gens ? dit alors le Dauphin à l'abbé de Saint-Cyr. Ils nous aiment parce que nous ne leur faisons point de mal, et des courtisans rassasiés de nos bienfaits n'ont pour nous que de l'indifférence.

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Aucun laboureur, en effet, n'eut jamais à se plaindre que le Dauphin eût causé le moindre dom-mage dans son champ. Il était humanitaire au point que — si le mot n'avait pas été détourné de son sens primordial et généreux — nous pourrions dire qu'il avait des tendances au socialisme.

Le roi Louis XV chassait une fois dans les environs de Compiègne. On attendait le Dauphin qui était en retard pour le rendez- vous.

Pour regagner les veneurs, son cocher veut traverser une pièce de terre dont la moisson n'est pas encore le-vée.

— Rentre, rentre bien vite dans le chemin, lui crie le prince en mettant la tête à la portière.

— Mais, objecte timidement le cocher.... Monsei-gneur n'arrivera pas à temps au rendez-vous !

— Soit, réplique le Dauphin, j'aimerais mieux man-quer dix rendez-vous de chasse que d'occasionner pour cinq sous de dommage dans le champ d'un pauvre pay-san.

On pourrait multiplier à l'infini les récits de sem-blables traits, mais il y aurait là quelque chose de fasti-dieux qui confinerait au panégyrique.

Disons simplement que le prince, entrant dans les moindres détails relatifs à la subsistance du peuple, pas-sait de longues heures à calculer comment pouvaient vivre les ouvriers les moins salariés. Or, comme ses cal-culs étaient précis, il en sortait toujours fort triste et ne se laissait point prendre aux élégantes tromperies dont on se plaît à entourer les princes.

— Il n'y a point de misère en France, Monseigneur, lui dit un jour d'un air gracieux un courtisan qui le voulait rassurer.

— Il faut donc que la Providence y veille,repartit le prince en hochant la tête d'un air sceptique,car, suivant mon calcul, il devrait y en avoir.

Et, au cours d'une fête donnée à Versailles pendant laquelle le duc de la Vauguyon, rappelant le

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souvenir d'Assuérus, s'écriait :— Je ne comprends pas comment ce monarque a pu tenir à la fatigue pendant cent quatre-vingts

jours !Le Dauphin répondait :— Et moi, je ne sais comment il a pu subvenir à la dépense, et je présume que ce festin de six

mois à sa cour aura été expié par un jeûne solennel dans ses provinces.L'allusion aux dépenses royales était rien moins que transparente. Elle eut sans doute auprès des

courtisans ce qu'on est convenu d'appeler un « succès d'estime ». Au reste, ces courtisans, le prince en était mal connu, et c'est dans un cercle d'étroite intimité que s'écoulait sa vie.

Le Dauphin possédait en effet cette mentalité qui caractérise souvent les derniers princes d'une li-gnée harassée sous le harnais de l'étiquette, des honneurs. Elle est curieuse à étudier chez les Bour-bons, cette mentalité princière. L'amour du pouvoir et de ses apparences va chez eux decrescendo jusqu'à la chute de l'ancien régime. Il est à son apogée chez Louis XIV, qui, toujours et partout mas-quant l'homme, se montre le roi, et qui ne se lasse jamais de la vie représentative. Après lui, il semble qu'il y ait eu en quelque sorte « saturation ». Le don ou le goût de se produire sans cesse sur la scène royale s'épuise chez ses descendants. Louis XV s'ennuie sous son manteau de cour. Marie Leczinska n'est point faite pour le détourner de cet état d'esprit, et les filles issues de leur union ont une prédilection marquée pour les plaisirs et les devoirs bourgeois de l'intimité familiale. Et si quel-qu'un les imite et les suit à merveille sur cette voie patriarcale, c'est assurément le Dauphin.

Son appartement, situé dans le château de Ver-sailles, au bas du grand escalier de marbre, n'était point un logement d'apparat. I1 avait le confort discret qui sied à l'intérieur d'un particulier adonné aux choses de 1'esprit, ami de ses livres et de son foyer. Celui de la Dauphine était de plain-pied avec le sien et venait en retour dans l'aile gauche du château qui est au Midi. Comme une union par-faite et une singulière conformité de goûts exis-taient dans le ménage, le Dauphin allait sans cesse chez sa femme, et souvent on les voyait tous deux, mis avec une extrême simplicité, se promener en se donnant le bras dans la petite cour de marbre et le vestibule qui séparaient leurs logis. Tous les jours ils dînaient ensemble, puis ils allaient fré-quemment terminer leur soirée chez la reine ou

chez Madame Adélaïde, devenue l'aînée de sa famille par suite de la mort de Madame Henriette de France, qui eut lieu en 1752.

On sait ce qu'était l'intérieur de la reine Marie Leczinska. Elle vivait très retirée, et, chaque soir, quelques vieux amis, dont le président Hénault était un des meilleurs, venaient autour d'elle, soit dans ses appartements, soit dans ceux de la duchesse de Luynes. On faisait la lecture à haute voix. Les dames travaillaient ou jouaient au pharaon, et, dans cette petite cour, qui ressemblait au salon d'une vieille douairière paisible, les conversations devenaient brèves, les paupières s'alourdissaient, une atmosphère un peu assoupissante engourdissait parfois dans une douce somnolence les êtres et les choses.

Plus gai était le salon des sœurs du Dauphin, qui, d'ailleurs, se réunissaient sans cesse à leur mère. Lorsque Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie recevaient chez elles le Dauphin et la Dau-phine, on causait politique, on s'entretenait des événements du jour, et quelque chose de plus vivant, de plus actuel marquait là son empreinte.

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Une bonne entente régnait entre le roi Louis XV et son fils, mais rarement le roi paraissait long-temps à ces réunions, et c'est surtout avec sa mère que le Dauphin était en constante union de pen-sées et de sentiments. Il était le confident le 'plus intime de la reine, et;dans tous les événements de sa vie, sa plus grande consolation. Elle aimait à y penser. Elle aimait souvent à le dire.

Le 11 juin, jour de la fête de saint Barnabé, au moment où l'on venait de faire à la reine la lecture de la vie de ce Saint, le Dauphin entra une fois chez elle.

— Le voilà, mon Barnabé, dit la reine.— Et pourquoi donc, maman, me baptisez-vous de ce nom ? demande le prince.— C'est que Barnabé, reprend la reine, signifie enfant de consolation.— Alors, que Barnabé soit mon nom, continue le Dauphin, il m'est doux de le prendre avec ses

charges.Le prince avait également le privilège exclusif de visiter la reine lorsqu'elle était chez les Carmé-

lites de Compiègne. Comme il se rendait un jour après l'heure des offices à son appartement, on lui dit que la reine était encore au chœur.

— Savez-vous bien, maman, lui dit le Dauphin en la revoyant, que vous finirez par vous brouiller avec sainte Thérèse. Pourquoi être ici plus fervente que les plus ferventes Carmélites et faire toutes vos prières plus longues encore que les leurs ?

— C'est, mon fils, lui répondit la reine, que nos besoins sont bien plus étendus que ceux de ces saintes filles. Elles sont continuellement avec Dieu, et moi toujours avec le monde.

—Oh ! vous avez bien raison, maman, reprit le prince; les bagatelles de ce bas monde nous oc-cupent habituellement et nous ne travaillons au salut que par parenthèse.

Ce n'est point tout à fait par parenthèse cependant que le Dauphin travaillait à son salut. La prière

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et la méditation comptaient au nombre de ses principales occupations, et il y avait à la cour bon nombre d'esprits légers qui le traitaient de dévot.

Il aimait à ne jamais oublier l'idée de Dieu jusque dans ses distractions.Le prince et sa femme avaient une véritable passion pour la musique, et des concerts fréquents

étaient donnés chez la Dauphine. Elle-même exécutait sa partie, car elle jouait avec goût de plu-sieurs instruments. Suivant l'expression du temps, « elle touchait surtout le clavecin avec délica-tesse ». Le Dauphin, doué d'une belle voix de basse-taille, se plaisait souvent à y chanter quelques hymnes sacrées ou à y réciter des psaumes :

Ce sont ces préférences, écrit l'un de ses biographes, l'abbé Proyart, qui lui ont attiré tant de haines et qui l'ont fait traiter d'esprit mesquin. Certaines gens eussent jugé sans doute qu'il eût été plus grand et plus digne d'un prince de chanter une ariette.

Mais ce qui intéressait tout spécialement le Dauphin, c'était l'éducation de ses enfants. II la confia au duc de La Vauguyon, qui fut leur gouverneur.

Leur précepteur fut le savant Jésuite le P. Berthier, rédacteur du Journal de Trévoux et ennemi de Voltaire ; son départ, qui suivit l'expulsion des Jésuites, jeta le désarroi dans l'esprit du Dauphin, qui avait travaillé de tous ses efforts au maintien en France de l'Ordre de saint Ignace. L'abbé Soldini — un modeste qui n'a pas légué son nom à l'histoire — fut alors spécialement attaché à l'éducation mo-rale des enfants de France. C'était le confesseur du Dauphin et de la Dauphine, et les conseils qu'il a laissés au duc de Berry, devenu plus tard le roi Louis XVI, et qui sont conservés à la Bibliothèque nationale, témoignent de sa valeur morale et de sa connaissance profonde du cœur humain.

Chez le Dauphin, l'homme d'études était doublé du militaire. « Il n'a manqué à M. le Dauphin, disait le maréchal de Broglie, que l'occasion pour se montrer un des plus grands héros de sa race. » Il avait dans un degré supérieur l'esprit de commandement et le talent de s'affectionner les troupes.

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Au camp de Compiègne, où il retourna en 1765, il s'asseyait volontiers sur une botte de paille pour causer familièrement avec les officiers. Comme un jour la Dauphine venait l'y rejoindre avec ses en-fants :

— Approchez, mes enfants, dit-il; voilà ma femme et mes fils.Et il leva toutes les punitions.Une chanson fut alors improvisée, et un dragon la chanta devant le prince. Elle fut ensuite répé-

tée au souper de Mesdames. La louange naïve qu'elle renferme, rendue aussi grossièrement, en de-vient plus piquante et plus naturelle. Nous en citerons un couplet :

Ma foi, v'là qu'est arrangé,Grand merci, not'capitaine,Reprenez votre congé ;L'métier n'a plus rien qui nous gêne :J'ai vu Louis et ses enfans,Je veux mourir pour ces honnêtes gens (bis).Au même camp de Compiègne, un Anglais,

milord Harcourt, vint se joindre aux officiers et questionna le Dauphin, sans savoir à qui il s'adressait, pour avoir quelques détails sur l'état des campements, les uniformes, les armes défen-sives. Le Dauphin se trouva très en état de le sa-tisfaire, et, pendant tout le cours de la conversa-tion, lord Harcourt se conduisit à son égard avec toute la familiarité qu'on se permet entre égaux. Il lui tira même fort librement son casque des mains pour le considérer.

— Voilà, dit lord Harcourt à un officier, lorsque le Dauphin se fut retiré, un jeune officier qui me paraît singulièrement instruit pour son âge. Comment l'appelez-vous ?

— C'est le colonel du régiment-Dauphin, répond l'officier, qui veut jouir de la méprise de son in-terlocuteur.

— Je voudrais bien savoir son nom, insiste lord Harcourt. Je le retiendrai, car jamais je n'ai ren-contré de Français plus aimable.

— Son nom est Bourbon, mais on l'appelle ordinairement M. le Dauphin....Stupeur de l'Anglais, qui demeure interdit et confus, tandis que le Dauphin, prévenu de l'aven-

ture, se prend à rire franchement en s'écriant :— Ma foi ! je croyais bien que lord Harcourt m avait reconnu, et j'étais bien un peu étonné de ses

familiarités, mais elles me froissaient d'autant moins que je les mettais sur le compte des libertés an-glaises.

Les manœuvres de Compiègne furent les dernières auxquelles assista le prince. Il fit à ses troupes des adieux qui devaient être éternels. Depuis deux ans déjà, sa santé faiblissait. Il perdait son embonpoint. Ses joues se creusaient, une pâleur livide s'étendait sur son visage, dont seules les pommettes saillaient, rouges. Une lente maladie de poitrine le minait.

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De soins médicaux il ne voulait pas entendre parler. C'est en vain que la Dauphine angoissée et que le roi chargeaient le premier médecin de la cour, le fameux Sénac, de voir le Dauphin dont il possédait la confiance.

— Je serai toujours fort aise de vous voir pour causer de littérature et d'histoire avec vous, répondait le prince au docteur, mais mon apparte-ment sera fermé si vous me parlez de ma santé.

Comme Sénac insistait, le Dau-phin lui dit avec vivacité de s'en aller. Le roi voulut cependant que son mé-decin revînt à la charge.

L'infortuné Sénac, à bout de pro-cédés, se rendit donc chez le Dau-phin, et, s'adressant gravement à un personnage de la tapisserie qui ornait la chambre du prince, il commença un long discours sur les dangers d'un - mal de poitrine négligé.

— Je vous ai défendu de me parler de ma santé! interrompt avec cour-roux le Dauphin.

— C'est à l'empereur Alexandre le Grand et non à Votre Altesse que je m'adresse, reprit gravement le doc-teur.

Et comme le Dauphin, tout en riant, ne voulait pas entendre la fin du discours, Sénac ajouta d'une voix sépulcrale :

— Dans deux mois, il sera trop tard pour soigner Alexandre le Grand, et l'heure de la mort a sonné pour lui.

Le pauvre Sénac fut un prophète de mauvais augure. Transporté à Fon-tainebleau avec la cour, le 4 octobre de la même année, le Dauphin ne cessa plus dès lors de décliner lentement jusqu'au jour où les mé-decins déclarèrent que sa maladie était mortelle.

De cette longue et douloureuse agonie de plusieurs mois, la Dauphine nous a laissé un saisissant récit.

Alité, souffrant beaucoup, sentant ses forces défaillir et voyant la mort inévitable et prochaine, le prince ne se découragea jamais et donna les marques d'une éclatante piété. Dans les débuts de sa

On voit,en haut, les armes de Monseigneur le Dauphin. En bas, la Mort entraine les plis tombants d'un voile qu'elle a déchiré et dont la Modestie qui est à coté semble vouloir encore s'envelopper. Au-dessus, a gauche, la Sa-gesse (sous l'emblème de Minerve) et la Justice dirigent l'Etude, désignée par le Coq et la Lampe, vers l'Histoire qui écrit, appuyée sur le Temps. Derrière, à droite, sont la Bonté avec le Pélican qui s'ouvre le sein, la Tendresse conjugale, représentée par l'Himcn et l'Amour, liés de fleurs et s'embrassant ; à coté d'eux est la Pureté, qui tient un lys. Dans le fond est un grouppe de vertus chrétiennes et morales.

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maladie, le sacrifice de sa vie, l'abandon définitif des siens lui parurent cruels. Parfois on le surpre-nait les yeux rouges, et, en souriant, il avouait : « Eh bien, oui, j'ai été faible et j'ai pleuré ! » Mais cet état d'esprit dura peu, et ;il ne tarda pas à reprendre une douce gaieté qui étonnait et édifiait son entourage. Les ravages du mal allaient chez lui en croissant avec lenteur. Des étouffements terribles le terrassaient. Les syncopes devenaient plus fréquentes, un tremblement pénible envahissait peu à peu ses mains. A tous ses maux, II opposait un remède : la fréquente communion. Et il demeurait moralement assez fort pour plaisanter souvent.

Parfois on croyait que l'heure suprême allait sonner, et on rassemblait en hâte autour de lui les princes du sang. Mais ce n'était qu'une fausse alerte, et le Dauphin disait alors au duc d'Orléans, tan-dis qu'un pâle sourire éclairait son visage émacié :

— Je dois bien vous ennuyer, car de temps en temps je vous régale d'une petite agonie.Un autre jour, profitant de l'impression profonde que causait sa maladie sur l'âme tendre de ses

enfants, il leur dit en leur montrant ses bras décharnés :— Voyez, mes enfants, voyez ce que c'est qu'un prince. Dieu seul est immortel, et ceux qu'on ap-

pelle les maîtres du monde sont, comme les autres hommes, sujets aux maladies et à la mort.Aussi bien son courage constant, courage soutenant dans son immense douleur la pauvre Dau-

phine, qui le suivit de près dans la tombe, inspirait-il de profondes méditations à Louis XV. Etonné de la sérénité du moribond, le duc d'Orléans dit un jour au roi :

— Je n'aurais jamais cru, sire, qu'aux portes de la mort on pût conserver tant de sérénité et une paix si profonde.

Et le vieux monarque, relevant péniblement sa tête encore superbe, parlant avec effort comme un homme accablé qui faisant un retour sur lui-mêm et jette un regard de regret sur son propre passé, laissa lentement échapper ces paroles :

— Cela doit être ainsi quand on a su comme mon fils passer toute sa vie sans reproches.Le 19 novembre 1765, le prince sentit lui-même qu'il entrait en agonie :— Je serais bien aise d'entendre la messe, demanda-t-il d'une voix altérée, tandis qu'un voile

commençait à obscurcir son regard.Puis on récita à son chevet le Miserere, et il pria à voix basse jusqu'au moment où il perdit com-

plètement l'usage de la parole pour entrer dans ce que l'Ecriture a appelé avec un réalisme frappant « le travail de la mort ». Et, le 20 novembre 1765, vers les 8 heures du matin, s'endormit doucement dans le Seigneur Louis de Bourbon, Dauphin de France. La nation tout entière le pleura. Sans doute comprit-elle obscurément qu'en lui disparaissait Un grand prince présageant un bon roi qui en évi-tant les fautes de son père et les faiblesses de son fils, eût évité..... peut-être.... les excès de la Révo-lution française pour assurer seulement l'évolution sociale des temps modernes.

Bon DE MARICOURT.