Le cri de la mouette -...

154

Transcript of Le cri de la mouette -...

Résumé:

Emmanuelle est sourde de naissance.Elle ne connaît qu'une chose : le silence.Pours'évaderdecetteprison,ellesemetàcrier.Descrisd'oiseaudemer,disentsesparents.Jusqu'aujouroù,àseptans,«lamouette»découvrelelangagedessignes. La petite fille se transforme : le monde s'ouvre à elle... Elle seracomédiennepuisquec'estsonrêvelepluscher.Adolescenterévoltée,Emmanuellevalutter,souffriretfinalementgagnersoncombat:êtreactricemaisaussiplaiderlacausedemillionsdemalentendants.Pourquelemondedessourdsnesoitpluslemondedusilence.

L'auteur

Emmanuelle Laborit est née en 1972. Sourde profonde de naissance, elle estsurnommée«lamouette»parsesparents,àcausedescrisqu'ellepousse.Cen'estqu'àl'âgedeseptansqu'elledécouvrelalanguedessignes.Aprèsuneadolescenceparticulièrementdifficile,elleréagitetpassesonbacen1992.Ellepeutdèslorsentrer dans le monde du théâtre, qui l'attire depuis toujours. En 1993, elletriomphedansLesEnfantsdusilence,misenscèneparJeanDalric,etremporteleMolière de la révélation théâtrale. Première comédienne sourde à recevoir unetelle récompense, elle devient aussi l'ambassadrice de la Langue des signes enFrance.En1994,elleécrit,aveclacollaborationdeMarie-ThérèseCuny,unrécitautobiographique,LeCridelamouette(Laffont),traduitenneuflangues.

EmmanuelleLaboritaveclacollaborationdeMarie-ThérèseCuny

LECRIDELAMOUETTE

ROBERTLAFFONT

Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse:mars2003.

©ÉditionsRobertLaffontS.A.,Paris,1993.

©2003,éditionsPocketJeunesse,départementd'UniversPoche,pourlaprésenteédition.

ISBN:2-266-12846-9

Tabledesmatières

Préfacedel'éditeur

CONFIDENCE

LECRIDELAMOUETTE

LESILENCEDESPOUPÉES

VENTREETMUSIQUE

CHATBLANC,CHATNOIR

«TIFFITI»

JEM'APPELLE«JE»

MARIE,MARIE...

LAVILLEDESSOURDS

FLEURQUIPLEURE

INTERDITD'INTERDIRE

PIANOSOLO

PASSIONVANILLE

MOUETTEENCAGE

DANGERVOLÉ

COMMUNICATIONVELOURS

AMOURPOISON

MOUETTERIENDANSLATÊTE

SOLEIL,SOLEILS

SIDASOLEIL

JEM'ÉNERVE

SILENCEBACHO

SILENCEREGARD

MONSIEURL'IMPLANTEUR

ENVOL

MOUETTEENSUSPENS

AUREVOIR

Postfacedel'éditeur

Préfacedel'éditeurOn l'appelle la mouette. Comme l'oiseau, elle crie. Mais là s'arrête laressemblance : lui peut partir à tire d'aile, elle, elle reste prisonnière d'unmurinvisible,celuidelasurdité.

Ellea septansquand,enfin, elledécouvre la cléqui va luiouvrir lesportesdumonde:lelangagedessignes.

Ellepeutdésormaisapprendrelefrançais,communiqueraveclesautreset—plusimportant—sesentirsolidaired'unecommunauté,cellequivitretranchéederrièrelemurdusilence.

Mais quel difficile apprentissage, au milieu du réseau contraignant et normatifd'une école qui supporte mal toutes les déviances, qu'elles soient sociales oubiologiques.Heureusementqu'ilyalethéâtre.C'estlàquelajeuneEmmanuellevaapprendreunautrelangage,celuiducorpsqu'accompagnentlesmomentsdutexteetlesmouvementsdel'âme.

Actrice exemplaire et primée, Emmanuelle devient le porte-parole d'unecommunautéméconnue.

Sur lavoieétroitequimènedumondedubruitaumondedusilence, les signesd'EmmanuellesontautantdecaillouxposésparunPetitPoucetquiadomptél'Ogreinvisible.

Unmessaged'espoiretd'optimisme.

CONFIDENCE

Lesmotssontunebizarreriepourmoidepuismonenfance.Jedisbizarrerie,pourcequ'ilyeutd'abordd'étrange.

Quevoulaientdirecesmimiquesdesgensautourdemoi,leurboucheencercle,ouétiréeengrimacesdifférentes,leurslèvresencurieusespositions?Je«sentais»quelque chose de différent lorsqu'il s'agissait de la colère, de la tristesse ou ducontentement,maislemurinvisiblequimeséparaitdessonscorrespondantàcesmimiquesétaità la foisvitre transparenteetbéton. Jem'agitaisd'uncôtédecemur, et les autres faisaient de même de l'autre côté. Lorsque j'essayais dereproduire comme un petit singe leurs mimiques, ce n'étaient toujours pas desmots,maisdeslettresvisuelles.Parfois,onm'apprenaitunmotd'unesyllabeoudedeuxsyllabesquiseressemblaient,comme«papa»,«maman»,«tata».

Les concepts les plus simples étaient encore plus mystérieux. Hier, demain,aujourd'hui.Moncerveau fonctionnaitauprésent.Quevoulaientdire lepasséetl'avenir?

Lorsque j'ai compris, à l'aide des signes, qu'hier était derrière moi, et demaindevantmoi,j'aifaitunbondfantastique.Unprogrèsimmense,quelesentendantsontdumalàimaginer,habituésqu'ilssontàcomprendredepuisleberceaulesmotsetlesconceptsrépétésinlassablement,sansmêmequ'ilss'enrendentcompte.

Puis j'ai compris que d'autres mots désignaient des personnes. Emmanuelle,c'était moi. Papa, c'était lui. Maman, c'était elle. Marie était ma sœur. J'étaisEmmanuelle,j'existais,j'avaisunedéfinition,doncuneexistence.

Êtrequelqu'un,comprendrequel'onestvivant.Àpartirdelà,j'aipudire«je».Avant,jedisais«elle»enparlantdemoi.Jecherchaisoùj'étaisdanscemonde,quij'étais,etpourquoi.Etjemesuistrouvée.Jem'appelleEmmanuelleLaborit.

Ensuitej'aipuanalyserpeuàpeulacorrespondanceentrelesactesetlesmotsqui les désignent, entre les personnes et leurs actes. Soudain le mondem'appartenaitetj'enfaisaispartie.

J'avaisseptans.Jevenaisàlafoisdenaîtreetdegrandir,d'uncoup.

J'avaissifaimetsisoifd'apprendre,deconnaître,decomprendrelemonde,quejen'ai pas cessé depuis. J'ai appris à lire et à écrire la langue française. Je suisdevenue bavarde, curieuse de tout, tout enm'exprimant dans une autre langue,commeuneétrangèrebilingue.J'aipassémonbac,commepresquetoutlemonde.Etj'aieupluspeuràl'écritqu'àl'oral.Celapeutparaîtrecurieuxpourunêtrequiadumalàoraliserlesmots,maisécrireestunexerciceencoredifficile.

Lorsquej'aivoulufairecelivre,certainespersonnesm'ontdit:

«Tun'yarriveraspas.»

Oh!si.Quandjedécidedefairequelquechose,jevaisjusqu'aubout.Jevoulaisyarriver.J'avaisdécidéd'yarriver.

J'ai entreprisma petiteœuvre personnelle avec l'obstination qui est lamiennedepuistoujours.

D'autres personnes, plus curieuses, ont demandé comment j'allais faire. Écriremoi-même?Raconter ceque je voulaisécrireàunentendantqui traduiraitmessignes?

J'ai fait les deux. Chaque mot écrit et chaque mot en signe se sont retrouvésfrères.Parfoisplusjumeauxqued'autres.

Monfrançaisestunpeuscolaire,commeunelangueétrangèreapprise,détachéedesaculture.Monlangagedessignesestmavraieculture.Lefrançaisaleméritededécrireobjectivementcequejeveuxexprimer.Lesigne,cettedansedesmotsdansl'espace,c'estmasensibilité,mapoésie,monmoiintime,monvraistyle.Lesdeuxmêlésm'ont permis d'écrire ce récit dema jeune vie, en quelques pages ;d'hier,oùj'étaisderrièrecemurdebétontransparent,àaujourd'hui,oùj'aifranchilemur.Un livre, c'estun témoignage important.Un livre vapartout, il passedemainenmain,d'espritenesprit,pourylaisserunetrace.Unlivre,c'estunmoyende communication qui est rarement donné aux sourds. En France, j'aurai leprivilège d'être la première, comme je fus la première comédienne sourde àrecevoirleMolièreduthéâtre.

Celivreestuncadeaudelavie.Ilvamepermettrededirecequej'aitoujourstu,aux sourds comme aux entendants. C'est un message, un engagement dans lecombatconcernantlalanguedessignes,quisépareencorebeaucoupdegens.J'yutilise la langue des entendants, ma deuxième langue, pour dire ma certitudeabsoluequelalanguedessignesestnotrepremièrelangue,lanôtre,cellequinouspermetd'êtredesêtreshumains«communicants».Pourdire,aussi,queriennedoitêtrerefuséauxsourds,quetousleslangagespeuventêtreutilisés,sansghettoniostracisme,afind'accéderàlavie.

LECRIDELAMOUETTE

J'aipoussédescris,beaucoupdecris,etdevraiscris.

Non pas parce que j'avais faim ou soif, ou peur, ou mal, mais parce que jecommençaisàvouloir«parler»,parcequejevoulaism'entendreetquelessonsnemerevenaientpas.

Jevibrais.Jesavaisquejecriais,maislescrisnevoulaientriendirepourmamèreoumonpère.C'étaient, disaient-ils, des cris aigus d'oiseaux demer, commeunemouetteplanantsurl'océan.Alors,ilsm'ontsurnomméelamouette.

Etlamouettecriaitau-dessusd'unocéandebruitsqu'ellen'entendaitpas,eteuxnecomprenaientpaslecridelamouette.

Mamandit:«Tuétaisuntrèsbeaubébé,tuesnéesansdifficultés,tupesaistroiskilos cinq cents, tu pleurais quand tu avais faim, tu riais, tu babillais comme lesautresbébés,tut'amusais.Nousn'avonspascompristoutdesuite.Noust'avonscruesage,parcequetudormaisàpoingsfermésdansunepièceàcôtédusalonoùlamusiquemarchaitàtue-tête,lessoirsdefêtesavecdesamis.Etnousétionsfiersd'avoirunbébésage.Noust'avonscrue"normale",parcequetutournais latêtequanduneporteclaquait.Nousnesavionspasqueturessentaislavibrationparlesol,surlequeltujouais,etparlesdéplacementsd'air.Demême,lorsquetonpèremettaitundisque,tudansaissurplace,danstonparc,entebalançantetenagitantlesjambesetlesbras.»

Jesuisàl'âgeoùlesbébéss'amusentparterre,àquatrepattes,etcommencentàvouloirdiremamanoupapa.Maisjenedisrien.Jeperçoisdonclesvibrationsparlesol.Jesenslesvibrationsdelamusique,etjel'accompagneenpoussantmescrisdemouette.C'estcequ'onm'adit.

Jesuisunemouetteperceptive,j'aiunsecret,unmondeàmoi.

Mesparentssontd'unefamilledemarins.Mamèreestfille,petite-filleetsœurdes derniers cap-horniers. Alors, ils m'ont appelée mouette. Étais-je muette oumouette?Cettecurieuseressemblancephonétiquemefaitsouriremaintenant.

Lepremierquiadit:

«Emmanuellecrieparcequ'ellenes'entendpas»,c'estmononcle,lefrèreaînédemonpère,Fifou.Monpèredit:

«C'estlepremierquinousamislapuceàl'oreille.»

«Unescènes'estfixéeàjamaisdansmamémoire,commeuneimagearrêtée»,ditmamère.

Mes parents préféraient ne pas y croire. À tel point que, par exemple, je n'ai

appris que très tard que mes grands-parents paternels s'étaient mariés dans lachapelledel'InstitutnationaldesjeunessourdsdeBordeaux,dontlebeau-pèredema grand-mère était directeur ! Ils l'avaient « oublié » ! Pour cacher leurinquiétude,peut-être,pournepasregarderlavéritéenface.Ensomme,ilsétaientfiersdenepasavoirunepetite«chieuse»quilesréveilletôtlematin.Alorsilsontprisl'habitudedeplaisanterenm'appelantlamouette,pournepasdireleurpeurdemadifférence.

Oncriecequel'onveuttaire,dit-on.Moi,jedevaiscrierpouressayerd'entendreladifférenceentrelesilenceetmoncri.Pourcompenserl'absencedetouscesmotsquejevoyaisbougersurleslèvresdemamèreetdemonpère,etdontj'ignoraislesens.Etcommemesparentstaisaientleurangoisse,jedevaiscrieraussipoureux,quisait?

Mamandit:

«Lepédiatrem'aprisepourunefolle.Iln'ycroyaitpasnonplus.Toujourscettehistoiredevibrationsque tupercevais.Mais lorsqu'on frappaitdanssesmainsàcôté de toi ou derrière toi, tu ne tournais pas la tête en direction du bruit. Ont'appelaitet tunerépondaispas.Etmoi, jesentaisbienceschosesbizarres.Tuparaissaissurpriseaupointdesursauterquandj'arrivaisprèsdetoi,commesitum'avaisvueàladernièreseconde.J'aicrud'abordàdesproblèmespsychologiques,d'autantquelepédiatrenevoulaittoujourspasmecroirealorsqu'iltevoyaittouslesmois.

«J'avaisprisrendez-vousavecluipourluifairepartdemescraintesunefoisdeplus.Ilm'acarrémentdit:"Madame,jevousconseillevivementd'allervousfairesoigner!"

«Etlà-dessus,ilaclaquélaporteexprès,etcommetut'esretournée,parhasard,ouparceque tu avais ressenti ces vibrations, ou tout simplementparceque soncomportementétaitcurieuxpourtoi,iladit:"Vousvoyezbienquec'estabsurde!"

«Jeluienveux.Jem'enveuxdel'avoircru.Aprèscettevisite,nousavonsentaméavectonpèreunepérioded'angoisseetd'observationpermanente.Onsifflait,ont'appelait, on faisait claquer lesportes, on te regardait taperdesmains, t'agitercommesitudansaissurlamusique...Onycroyait,puisonn'ycroyaitplus.Onétaitperdus.

«Aneufmois,jet'aiemmenéevoirunspécialistequiaditimmédiatementquetuétaisnéesourdeprofonde.Lechocaétérude. Jenepouvaispas l'admettre, tonpère non plus. Nous nous disions : "C'est une erreur de diagnostic, c'estimpossible."Nous sommes allés voir un autre spécialiste, et j'espérais tant qu'ilallaitsourireetnousrenvoyeràlamaisonennousrassurant.

«Ons'estretrouvésavectonpèreàl'hôpitalTrousseau,tuétaissurmesgenoux,etlà,j'aicompris.Àlaséancedetests,ontefaisaitentendredessonstrèsforts,quimedéchiraientlestympansettelaissaientdemarbre.

«J'aiposédesquestionsauspécialiste.Troisquestions.

«Parlera-t-elle?

—Oui.Maisceseralong.

—Quefaire?

— Un appareillage, une rééducation orthophonique précoce, surtout pas delangagegestuel.

—Puis-jerencontrerdesadultessourds?

—Ceneseraitpasunebonnechose, ilsappartiennentàunegénérationquin'apasconnuderééducationprécoce.Vousseriezdémoraliséeetdéçue.

« Ton père était complètement assommé, et j'ai pleuré. D'où venait cette"malédiction"?L'héréditégénétique?Unemaladiependant lagrossesse?Jemesentaiscoupable,ettonpèreaussi.Nousavonscherchévainementdanslafamillequiavaitpuêtresourd,d'uncôtéoudel'autre.»

Je comprends le choc qu'ils ont reçu. Les parents culpabilisent toujours, ilscherchent toujours le coupable. Mais rendre l'autre responsable, le père ou lamère,delasurditédel'enfant,c'estterriblepourl'enfant.Ilnefautpaslefaire.Pourmoi,onnesaittoujourspas.Onnesaurajamais.C'estsûrementmieux.

Ma mère dit qu'elle ne savait plus quoi faire avec moi. Elle me regardait,incapable d'inventer quoi que ce soit pour créer le lien entre nous. Parfois, ellen'arrivaitmêmeplusàjouer.Ellenemedisaitplusrien.Ellepensait:«Jenepeuxplusluidirejet'aime,puisqu'ellenem'entendpas.»

Elleétaitenétatdechoc.Tétanisée.Ellenepouvaitplusréfléchir.

Demapetiteenfance, les souvenirs sontétranges.Unchaosdansma tête,unesuited'imagessans relation lesunesavec lesautres, commedesséquencesd'unfilm montées l'une derrière l'autre, avec de longues bandes noires, de grandsespacesperdus.

Entrezéroetseptans,mavieestpleinedetrous.Jen'aidesouvenirsquevisuels.Commedesflashes-back,desimagesdontj'ignorelachronologie.Jecroisqu'iln'yenpaseudutoutdansmatête,àcettepériode.Avenir,passé,toutétaitsurunemêmelignedel’espace-temps.Mamandisaithier...etmoijenecomprenaispasoùétait hier, ce qu'était hier. Demain non plus. Et je ne pouvais pas le demander.J'étaisimpuissante.Jen'étaispasconscientedutoutdutempsquipassait.Ilyavaitlalumièredujour,lenoirdelanuit,c'esttout.

Jen'arrivetoujourspasàmettrededatessurcettepériodedezéroàseptans.Niàremettreenordrecequej'aifait.

Letempsfaisaitdusurplace.Jedécouvraislessituationssurplace.Ilyapeut-êtredessouvenirsenfouisdansmatête,maissansliensd'âgeentreeux,etjenepeuxpaslesretrouver.Lesévénements, jedoisdirelessituations, lesscènes,cartoutétaitvisuel,jelesvivaistouscommeunesituationunique,celledumaintenant.Enessayant de rassembler le puzzle demapetite enfance pour écrire, je n'ai doncretrouvéquedesboutsd'images.

Lesautresperceptionssontdansunchaosinaccessibleausouvenir.Enfouiesdanscettepériodeoù,avec l'absencede langage, l'inconnudesmots, la solitudeet lemurdusilence,jemesuisdébrouillée,j'ignorecomment.Mamandit:

«Tuétaisassisedanstonlit,tumevoyaisdisparaîtreetreveniravecsurprise.Tunesavaispasoùj'allais,danslacuisine,parexemple;j'étaisuneimagedemamanquidisparaît,puisdemamanquirevient,sanslienentrelesdeux.»

LESILENCEDESPOUPÉES

L'apprentissagedelacommunicationacommencéparlaméthodeBorel-Maisonny,avecuneorthophoniste,unefemmeextraordinaire,quiasuécouterlatristessedemamère,supportersacolère,seslarmes.Ellejouaitavecmoiàlapoupée,àl'eauetà ladînette.Elleamontréàmamèrequ'il étaitpossibled'avoirune relationavecmoi,demefairerire,pourque jecontinueàvivrecomme«avant»qu'ellesachemasurdité.

J'apprenaisàoraliserdesA,desB,desC,onmereprésentaitleslettres,pardesmouvementsdelaboucheetdesgestesdelamain.

Mamèreassistaitauxséances.C'étaitunepriseenchargemère-enfant.C'estparidentificationaveccette femmequemamèrearéapprisàmeparler.Maisnotrefaçon de communiquer était instinctive, animale, j'appelle ça « ombilicale ». Ils'agissait de choses simples, comme manger, boire, dormir. Ma mère nem'empêchait pas de faire des gestes, alors qu'on le lui avait recommandé. Ellen'avaitpaslecœuràmel'interdire.Onavaitd'autressignesànous,complètementinventés.Mamandit:

«Tumefaisaisrireauxlarmesententantdecommuniqueravecmoipartouslesmoyens!Jetournaistonvisageverslemien,pourquetuessaiesdeliredesmotssimples,ettumimaisenmêmetemps,c'étaitjolietirrésistible.»

Combiendefoisa-t-ellefaitcegestederamenermonvisageverslesien,cegesteduface-à-facemère-enfant,fascinantetterrible,quinousaservidelangage?

Dèscemoment,iln'yaeuguèredeplacepourl'autre,monpère.Quandmonpèrerentrait du travail, c'était plus difficile, je passais peu de temps avec lui, nousn'avionspasdecode«ombilical».J'articulaisquelquesmots,maisilnecomprenaitpresque jamais. Il souffrait de voir ma mère communiquer avec moi dans unlangage d'une intimité qui lui échappait. Il se sentait exclu. Et il l'était toutnaturellement,carcen'étaitpasune languequenouspouvionspartager tous lestrois,niavecquelqu'und'autre.Et ilvoulaitcommuniquerdirectementavecmoi.Cette exclusion le révoltait. Lorsqu'il rentrait, le soir, nous ne pouvions rienéchanger. Souvent j'allais tirer mamère par le bras pour savoir ce qu'il disait.J'auraistantvoulu«parler»aveclui.Tantsavoirdechosesdelui.

Jecommençaisàdirequelquesmots.Commetouslesenfantssourds,jeportaisunappareilauditif,quejesupportaisplusoumoinsbien.Ilinstallaitdesbruitsdansmatête, tous les mêmes, impossible de les différencier, impossible de s'en servir,c'était plus fatigant qu'autre chose. Mais il fallait le porter, d'après lesrééducateurs!Combiendefoislesécouteurssont-ilstombésdanslasoupe?

Mamanditquelafamilleseconsolaitavecdeslieuxcommuns:

«Elleestsourde,maisqu'est-cequ'elleestmignonne!»

«Elleserad'autantplusintelligente!»

J'ai une superbe collection de poupées. Combien, je ne sais pas. Mais j'ai despoupées. J'aiquelâge? Jenesaispas.L'âgedespoupées.C'est lasituationdespoupées. Aumoment d'aller dormir, il faut que je les range, qu'elles soient bienalignées. Je lesborde, il fautque lesmainssoientau-dessusde lacouverture. Jeleur ferme les yeux. Je mets beaucoup de temps à m'occuper de ce rangementavantd'allermecoucher.Jeleurparlepeut-être,sûrement,aveclemêmecodequemamère.Lesignededormir.Unefoisquetoutlemondedespoupéesestbienaulit,alorsjepeuxallermecoucheretdormir.

C'estbizarre,jerangemespoupéesdansunordreméthodique,alorsquedansmatêtec'estcomplètementdésordonné.Toutestvagueetmélangé.Jechercheencorepourquoijefaisaisça.Pourquoijepassaisdessièclesàrangerlespoupées.Onmebousculepourquej'aillemecoucher.Çaénervemonpère,çaénervetoutlemonde.Mais je ne peux pas dormir simes poupées ne sont pas rangées. Ilme les fautparfaitementalignées, lesyeuxfermés,lacouvertureaumillimètreprès, lesbrasau-dessus.C'est d'uneprécisiondiabolique, alors que tout est désordredansmatête.Peut-êtresuis-jeentrainderangertoutcequej'aivécudansla journée,etdans le désordre, avant d'aller dormir. Peut-être suis-je en train d'exprimer lerangementdecedésordre.Lejour,jesuisdésordre.Lanuit,jedorsbienrangée,aucalme,commeunepoupée.Çaneparlepas,unepoupée.

J'aivécudanslesilenceparcequejenecommuniquaispas.Cedoitêtreça,levraisilence?Lenoircompletdel'incommunicable?Pourmoi,toutlemondeétaitnoirsilence,saufmesparents,surtoutmamère.

Lesilenceadoncunsensquin'estqu'àmoi,celuidel'absencedecommunication.Autrement,jen'aijamaisvécudanslesilencecomplet.J'aimesbruitspersonnels,inexplicables pour un entendant. J'ai mon imagination, et elle a ses bruits enimages.J'imaginedessonsencouleurs.Monsilenceàmoiadescouleurs,iln'estjamaisennoiretblanc.

Lesbruitsdesentendantssontaussienimages,pourmoi,ensensations.Lavaguequiroulesurlaplage,calmeetdouce,estunesensationdesérénité,detranquillité.Cellequisehérisseetgalopeenfaisantlegrosdos,c'estlacolère.Levent,cesontmescheveuxquiflottentdansl'air,lafraîcheurouladouceursurmapeau.

Lalumièreestimportante,j'aimelejour,paslanuit.

Jedorssuruncanapédans le salondupetitappartementdemesparents.Monpère est étudiant en médecine, ma mère est institutrice. Elle a interrompu sesétudespourm'élever.Nousnesommespastrèsriches,l'appartementestpetit.Desnotions que j'ignore alors, puisque l'organisation de la société, du monde desentendants,m'esttotalementétrangère.Lanuit,jedorsseulesurlecanapé.Jelevoisencoreparfaitementaujourd'hui,cecanapéauxcouleurs jauneetorange. Je

voisunetableenboismarron.Jevoislatabledelasalleàmanger,blancheavecdestréteaux.Ilyatoujoursunlienentrelescouleursetlessonsquej'imagine.Jene peux pas dire que le son que j'imagine est bleu ou vert ou rouge, mais lescouleursetlalumièresontdessupportsàl'imaginationdubruit,àlaperceptiondechaquesituation.

Avecmesyeux,danslalumière,jepeuxtoutcontrôler.Noirestsynonymedenon-communication,doncdesilence.Absencedelumière:panique.Plustard,j'aiapprisàéteindrelalumièreavantdedormir.

J'aiunflashsouvenirsurlenoirdelanuit.Jesuisdanslesalon,allongéesurmonlit,etjevoisparlafenêtrel'ombredespharessurlemur.Çam'effraie,toutesceslumièresquiarriventetrepartent.J'aiencorel'imagedanslatête.Entrelesalonetlachambredemesparents,cen'estpas fermé ;c'estunegrandepièceouverte,sansporte.Ilyaunfauteuiletunlit,etlegrandcanapéavecdescoussinspartout,oùjedors.Jemevoisenfant,maisjenesaispasl'âge.J'aipeur.Toutletempspeur,lanuit, de cespharesdevoitures,de ces imagesqui arrivent sur lemuret s'envont.

Parfoismes parentsm'expliquaient qu'ils allaient sortir.Mais est-ce que j'avaisvraiment bien compris cette histoire de sortir ? Pourmoi, c'était un départ, unabandon. Les parents disparaissaient et revenaient. Mais allaient-ils revenir ?Quand?Jen'avaispaslanotiondequand.Jen'avaispaslesmotspourleurdire,jen'avaispasdelangue,jenepouvaispasexprimerl'angoisse.C'étaitl'horreur.

Je crois que je devinais peut-être à leur comportement un peu nerveux qu'ilsallaient«disparaître»,maisc'étaittoujoursunesurprisepourmoicedépart,parcequejem'enapercevaislanuit.Onmefaisaitdîner,onmecouchait,onattendaitquejesoisendormie,etlorsquemesparentssupposaientquejedormaisprofondément,ilspensaientqu'ilspouvaientpartir,etmoi,jenelesavaispas.Etjemeréveillaisseule.Jemeréveillaispeut-êtreàcausedecedépart.Et j'avaispeurdespharescommedesfantômessurlemur.

Jenepouvaispas ladire,ni l'expliquer,cettepeur.Mesparentsdevaientcroirequeriennepouvaitmeréveiller,puisquej'étaissourde!Maisleslumièresétaientdes sons imaginaires, inconnus, quim'angoissaient énormément. Si j'avais pumefairecomprendre,ilsnem'auraientpaslaisséeseule.Ilfautquelqu'un,lanuit,àunenfantsourd.Absolumentquelqu'un.

J'ai aussi un cauchemar en tête. Je suis dans une voiture, à l'arrière,mamèreconduit. J'appelle ma mère, je veux lui poser des questions, je veux qu'elle meréponde,j'appelle,etellenetournepaslatête.J'insiste.Lorsqu'ellesetourneenfinpourmerépondre,c'estl'accident,lavoiturefinitdansunravin,puisdanslamer.Jevoisl'eauautourdemoi.Horrible.Insupportable.L'accidentestdemafaute,etçameréveilleenpleineangoisse.

Danslajournée,j'appelletrèssouventmamèrepourqu'oncommunique.Jeveux

savoircequisepasse,jeveuxtoujoursêtreaucourant,c'estunbesoin.Elleestlaseule à me comprendre vraiment, avec ce langage inventé depuis le début, celangage«ombilical»,animal,cecodeparticulier, instinctif, faitdemimiqueetdegestuelle.J'aitantdechosesembrouilléesdanslatête,tantdequestions,quej'aibesoind'elletoutletemps.Cecauchemaroùellenerépondpas,netournepaslatêtepourmeregarder,c'étaitmonangoisseprofondedecetâge-là.

Pour les enfants qui apprennent très tôt la langue des signes, ou qui ont desparents sourds, c'est différent. Eux, ils font des progrès remarquables. Je suisstupéfaite du développement qu'ils ont. Moi, j'étais nettement en retard, je n'aiappris cette langue qu'à sept ans. Avant, j'étais sûrement un peu comme une «débile»,unesauvage.

C'estfou.Commentçasepassaitavant?Jen'avaispasdelangue.Commentj'aipumeconstruire?Commentj'aicompris?Commentjefaisaispourappelerlesgens?Commentjefaisaispourdemanderquelquechose?Jemevoismimersouvent.

Est-ce que je pensais ? Sûrement. Mais à quoi ? A ma furie de communiquerabsolument.Acettesensationd'êtreenferméederrièreuneénormeporte,quejenepouvaispasouvrirpourmefairecomprendredesautres.

Etjetiraismamèreparlamanche,parlarobe,jeluimontraisdesobjets,destasdechoses,ellecomprenait,ellerépondait.

Jeprogressais lentement. J'imitaisdesmots,aussi.«Eau»,parexemple,c'est lepremiermotquej'aioralisé.J'imitaiscequejevoyaissurleslèvresdemamère.Jenem'entendaispas,maisjefaisais«O»,laboucheen«O».Un«O»quifaisaitunevibrationdansmagorge,doncunbruitparticulierpourmamère.Etainsilesmotsdevenaientmesmotsàmoietàelle,quepersonnenepouvaitcomprendre.Mamanvoulaitquejemeforceàparler,etj'essayaisaussipourl'aider,maisj'avaissurtoutenviedemontrer,dedésigner.Pourdemanderàfairepipi,jemontraislestoilettes,pourmanger,jemontraiscequejevoulaismangeretjemettaislamainàmabouche.

Jusqu'àl'âgedeseptans,iln'yapasdemots,pasdephrasesdansmatête.Desimagesseulement.

Quand je tiraismamère, pour lui dire quelque chose, je ne voulais pas qu'elleregardeailleurs,c'étaitmoi,monvisage,riend'autrequ'elledevaitregarder.Jemesouviensdeça,ilyavaitdoncunepensée,puisqueje«pensais»lacommunication,jelavoulais.

Il y avait des situations particulières. Par exemple, à une réunion de famille.Beaucoup de gens dont la bouche bougeait beaucoup. Je m'ennuyais. Je partaisdansuneautrepièce, j'allais regarder les objets, les choses. Je lesprenaisdansmesmainspourbienlesvoir.Aprèsça,jerevenaisaumilieudesgensetjetiraismamère. Tirermamère, c'était l'appeler. Pour qu'elleme regarde, qu'elle pense àmoi.C'étaitdifficilequandilyavaitdumonde: jeperdaislacommunicationavec

elle.J'étaisseulesurmaplanète,etjevoulaisqu'elleyrevienne.Elleétaitmonseullienaveclemonde.Monpèrenousregardait,ilnecomprenaittoujoursrien.

Jevoismonpèreencolère.Jevoisuneexpressionparticulière.Jedemande:«Çanevapas?»

Jemimelacolèredepapa.Ilrépond:«Non,non,çava!»

Parfoisjevaistirermamanpourqu'elletraduise,parcequejeveuxsavoirplus,jeveux comprendre ce qui se passe. Pourquoi, pourquoi... j'ai vu la colère sur levisagedepapa.Maisellenepeutpastraduiretoutletemps.Alorsjemeretrouvedanslenoirsilence.

Quand il yadumonde je regardebeaucoup lesvisages. J'observe tous les tics,touteslesmaniesdesgens.Ilyadesgensquineregardentpasleurinterlocuteuràtableenparlant.Ilsjouentavecleurscouverts.Ilssetripotentlescheveux.Ilssontdesimagesquifontdeschoses.Jenepeuxpasdirecequejeressens.Jevois.Jevoiss'ilssontcontents,pascontents.Jevoiss'ilssonténervés.Ous'ilsn'écoutentpas les autres. J'ai des yeux pour entendre,mais c'est limité. Je vois bien qu'ilscommuniquent entre eux avec la bouche ;ma différence doit être là. Ils font dubruitavecleurbouche.Moi,jenesaispascequec'estquelebruit.Etlesilencenonplus.Çan'apasdesens,cesdeuxmots-là.

Saufque, à l'intérieurdemoi, cen'estpas le silence. J'entendsdes sifflements,trèsaigus.Jecroisqu'ilsviennentd'ailleurs,del'extérieurdemoi,maisnon,cesontmes bruits, il n'y a que moi qui les entends. Je suis bruit intérieur et silenceextérieur?

On a dû m'appareiller à neuf mois. Les petits enfants sourds ont souvent desappareilsavecdeuxoreillettesreliéesàuncordoneny,avecunmicrosurleventre;c'estunappareilmonophonique.Jenemesouvienspasd'avoirentendudeschosesavec ça.Des bruits peut-être ?Mais des bruits que j'entends encore, comme lavibration des voitures qui passent dans la rue, la vibration de lamusique ; avecl'appareil, ils sont insupportablement forts.Maisdesbruitsd'enfants ?Non.Lesjouetssontmuets.

Ça me fatiguait, ces bruits trop forts, ces bruits sans signification, qui nem'apportaientrien.J'enlevaisl'appareilpourdormir,lebruitm'angoissait.Unbruitfortsansnom,sanslien,çamestressait.Mamandit:«L'orthophonistenousaditde ne pas nous inquiéter, que tu parlerais.On nous a donné de l'espoir. Avec larééducationet lesappareilsauditifs,tudeviendrais"entendante".Enretard,biensûr,maistuyarriverais.Onespéraitaussi,maisc'étaitcomplètementillogique,queje finirais par entendre réellementun jour.Commeunemagie.C'était si difficiled'accepterquetusoisnéedansunmondedifférentdunôtre.»

VENTREETMUSIQUE

Àpartirdel'appareillage,maisj'ignorequand,j'aicommencéàfaireladifférenceentre les entendants et les sourds. Simplement parce que les entendants neportaientpasd'appareil.Ilyavaitceuxavec,etlesautres.C'étaitunedistinctionsimple.

Moi,j'avaisenviedediredeschoses,tantdechoses,maisilyavaitcemur,alorsj'étais triste. Je voyais mon père triste, et maman aussi. Je sentais vraiment latristesse,et je voulaisquemesparents sourient,qu'ils soientheureux, je voulaisleurdonnerdubonheur.Maisjenecomprenaispascommentleleurdonner.Jemedisais :«Qu'est-ceque j'ai,moi?Pourquoi ilssont tristesàcausedemoi?» Jen'avais pas encore compris que j'étais sourde. Seulement qu'il y avait unedifférence.

Premier souvenir ? Il n'y a ni premier ni dernier souvenir d'enfance dansmondésordre àmoi. Il y a des sensations. Des yeux et le corps pour enregistrer lasensation.

Jemerappelle leventre.Mamèreestenceintedemapetitesœur, jesenstrèsfortlesvibrations.Jesensqu'ilyaquelquechose.Levisageenfouidansleventredemamère,«j'entends»lavie.J'aidumalàimaginerqu'ilyaunbébédansleventredemaman.Pourmoi, c'est impossible. Jevoisunepersonne,et il yaunedeuxièmepersonnedanslamêmepersonne?Jedisquecen'estpasvrai.C'estuneblague.Maisj'aimeleventredemamère,etlebruitdelaviequiestdedans.

J'aimeaussileventredemonpère,lesoir,quandildiscuteavecdesamis,ouavecmamère.Jesuisfatiguée,jem'allongeprèsdelui,latêtecontresonventre,etjesenssavoix.Savoixpasseparsonventreetjesenslesvibrations.Çamecalme,çamerassure,c'estcommeuneberceuse,jem'endorsaveccesvibrationscommeunecomptinedansmatête.

Perceptionphysiquedeconflit,différente:mamèremedonneunefessée.Jemerappellelafessée.J'aidûcomprendrepourquoionmedonnaitunefessée,maisjenem'ensouvienspas.Mamères'envaaprès,elleamalauxmains,etmoij'aimalauxfesses.Onpleuretouteslesdeux.Mesparentsnemefrappaientjamais,doncjecroisqu'elleétaittrèsencolère,maisj'ignorepourquoi.C'estmonseulsouvenirdepunition.

Autrement,mesrapportsdeconflitsavecmamèresontcompliqués.Parexemple,jeneveuxpasmangerquelquechose.Mamandit:

«Ilfautfinirtonassiette.»

Moi, je ne veux pas. Alors, elle joue à faire l'avion avec la petite cuillère.Unecuillèrepourpapa,unepourgrand-mère... jecomprends trèsbiensonhistoire...

unecuillèrepourmoi.J'ouvrelaboucheetj'avale.Maisilarrivequejeneveuillepasmanger.Absolumentpas.Jem'engueuleavecmaman.Lamouetteestencolère.Etquandj'enaimarre,jequittelatable.Ilscroienttousquejeplaisante,maisnon.Jefaismavalise,j'ymetslespoupées,jesuisvraimentencolère.Jeveuxpartir.

Lavaliseestunevalisedepoupée.Jen'yrangepasmonmanteaudedans,jemetslesmanteauxdespoupéesaveclespoupées.Jenesaispaspourquoi.Peut-êtrequelespoupéessontmoi,etquejeveuxmontrerquec'estmoiquipars.Jevaisdanslarue.Mamèrepanique,ellemerattrape.Jefaisçaquandjesuistrèsencolèreetqu'ons'estdisputées. Jesuisunepersonne, jenepeuxpas toujoursobéir. Il fautconstamment être d'accord avecmamère, maismoi je veux être une personneindépendante.Emmanuelleestdifférente.Onestdifférentes,elleetmoi.

Avecmonpèrejejoue,ons'amuse,onritbeaucoup,maisest-cequ'oncommuniquevraiment?Jenesaispas.Luinonplus.Et ilensouffre.Quandilasuque j'étaissourde,ils'esttoutdesuitedemandécommentjeferaispourentendrelamusique.Enm'emmenantauxconcerts,toutepetite,ilvoulaitmetransmettresapassion,oualors il « refusait » que je sois sourde.Moi, je trouvais ça formidable. Et c'esttoujours formidable,qu'iln'aitpasmisd'obstacleentre lamusiqueetmoi. J'étaisheureused'êtreaveclui.Etjecroisquejepercevaisprofondémentlamusique;pasaveclesoreilles:avecmoncorps.Monpèrealongtempsgardél'espoirdemevoirm'éveillerd'un longsommeil.CommelaBelleauboisdormant. Ilétaitconvaincuquelamusiqueallaitopérercettemagie.Puisquejevibraisàlamusique,etqu'ilaunefoliepourlamusique,leclassique,lejazz,lesBeatles,monpèrem'aemmenéeauconcert,etj'aigrandiencroyantquejepouvaistoutpartageraveclui.

Unsoir,mononcleFifou,quiétaitmusicien,jouaitdelaguitare.Jelevois,l'imageestnettedansmatête.Toutelafamilleécoute.Ilveutmefairepartagerlaguitare.Ilmeditdemordredans lemanche. Jemords,et il semetà jouer. Je restedesheuresàmordre.Jesenstouteslesvibrationsdansmoncorps,lesnotesaiguësetlesnotesbasses.Lamusiqueentredansmoncorps, elle s'installe, elle semet àjoueràl'intérieurdemoi.Mamanmeregarde,complètementébahie.Elleessayedefairelamêmechose,maisellenesupportepas.Elleditqueçaluirésonnedanslatête.

Ilyaencorelamarquedemesdentssurlaguitaredemononcle.

J'ai eu de la chance, dans mon enfance, d'avoir la musique. Certains parentsd'enfants sourds se disent que ce n'est pas la peine, ils privent l'enfant de lamusique.Etcertainsenfantssourdssemoquentdelamusique.Moi,j'adore.Jesensles vibrations. Le spectacle du concertm'influence aussi. Les effets de lumière,l'ambiance,lemondedanslasalle,cesontaussidesvibrations.Jesensquel'onesttousensemblepourlamêmechose.Lesaxophonequibrilleavecdeséclairsdorés,c'est formidable. Les trompettistes qui gonflent leurs joues. Les basses. Je sensaveclespieds,avectoutlecorpssijesuisallongéeparterre.Etj'imaginelebruit,jel'aitoujoursimaginé.C'estparmoncorpsquejeperçoislamusique.Lespiedsnussurlesol,accrochésauxvibrations,c'estcommeçaquejelavois,encouleurs.

Lepianoadescouleurs,laguitareélectrique,lestamboursafricains.Labatterie.Je vibre avec eux. Mais le violon, je ne peux pas l'attraper. Je ne peux pas leressentir par les pieds. Le violon s'envole, ce doit être aigu comme un oiseau,commeunchantd'oiseau,c'estinattrapable.C'estunemusiqueenhauteur,versleciel,pasverslaterre.Lessonsenl'airdoiventêtreaigus,lessonsàterredoiventêtre graves. Et la musique est un arc-en-ciel de couleurs vibrantes. J'aimeprofondémentlamusiqueafricaine.Letam-tam,c'estunemusiquequivientdelaterre. Je la sens avec les pieds, avec la tête, avec le corps entier. La musiqueclassique,j'aidumal.C'esttellementhautdansl'air.Jenepeuxpasl'attraper.

Lamusiqueestunlangageau-delàdesmots,universel.C'estl'artleplusbeauquisoit, il réussit à faire vibrer physiquement le corps humain. C'est difficile dereconnaître la différence entre la guitare et le violon. Si je venais d'une autreplanèteetquejerencontredeshommesquiparlenttousdefaçondifférente,jesuissûre que j'arriverais à les comprendre en percevant leurs sentiments. Mais lechampdelamusiqueesttrèsvaste,immense.Souvent,jepeuxm'yperdre.C'estcequi se passe à l'intérieur du corps. Ce sont des notes qui se mettent à danser.Commelefeud'unecheminée.Lefeuquirythme,petit,grand,petit,plusvite,pluslent...Vibration,émotion,couleursenrythmemagique.

Lesvoixchantées,elles,sontunmystère.Uneseulefoislemystères'estdéchiré.Jenesaispasquand,niàquelâge.C'estencoreauprésent.JevoislaCallasàlatélévision.Mesparentsregardentetjesuisassiseaveceuxdevantl'écran.Jevoisune femme forte, qui semble avoir un caractère fort. Tout d'un coup, il y a uneimageengrosplan,etlàjeressensvraimentsavoix.Enlaregardantavecintensitéjecomprendslavoixqu'elledoitavoir.J'imagineunechansonpastrèsgaie,maisjevoisbienquelavoixvientdufond,deloin,quecettefemmechanteavecsonventre,sestripes.Çamefaituneffetterrible.Est-cequej'aivraimententendusavoix?Jenesaispasdutout.Maisj'aivraimentressentiuneémotion.C'estlaseulefoisoùils'estpasséquelquechosecommeça.MariaCallasm'atouchée.C'estlaseulefoisdemavieoùj'airessenti,imaginé,unevoixchantée.

Lesautreschanteursnemefontriendutout.Quandje lesregarde,enclipà latélévision,jesensbeaucoupdeviolence,beaucoupd'imagesquisesuccèdent,onnecomprendplusrien.Jen'arrivemêmepasàimaginerlamusiquequ'ilpeutyavoirsureux,tellementçavavite.Maisilyacertainschanteurs,commeCaroleLaure,JacquesBrel,Jean-JacquesGoldman,dontlesparolesm'émeuvent.

EtMichaelJackson!Quandjelevoisdanser,c'estuncorpsélectrique,lerythmedelamusiqueestélectrique,jel'associeàl'imageélectrique,jelesensélectrique.

Ladanse,c'estdanslecorps.Adolescente, j'adoraissortirenboîtedenuitavecmescopainssourds.C'estleseulendroitoùl'onpeutmettrelamusiqueàfondsanssesoucierdesautres.Jedansaistoutelanuit,lecorpscollécontrelesenceintes,lecorpsvibrantaveclerythme.Lesautres,lesentendants,meregardaient,étonnés.Ilsdevaientpenserquej'étaisfolle.

CHATBLANC,CHATNOIR

Papameconduisaitàlamaternelle,j'étaisheureused'yalleraveclui.Puisjemeretrouvaisseuledansuncoin,entraindefairedesdessins.Lesoir,avecmamère,on refaisait beaucoup de dessins. Je me souviens aussi d'un jeu qui s'appelle labataille.Chacunasescouleurs.Oubienmamèrefaisaitundessinetmoijedevaisrajouterunœil,unnez,j'adoraisça.Ilyavaitdesdessinspartout.

Jevoisaussiunesalle,etundrôlededisquequitourne,surlequelonplaceunefeuille de papier. Je projette des peintures de toutes les couleurs sur le papier,mamanaussi,lescouleurss'éparpillentaveclavitessedudisque,auhasard.Jenecomprendspasdutoutcommentçasepasse.Maisc'estbeau.

Onregardeaussidesdessinsanimésàlatélévisionouaucinéma.JemesouviensdeTitietGrosminet.Aprèsunquartd'heuredefilmjepleurais,jehoquetaisetjereniflaistellementquemamères'estinquiétée.Jevoyaislesautresriredesgaffesde Grosminet, moi, je ne comprenais pas pourquoi ils trouvaient ça drôle. Jesouffraisbeaucoupdecettecruautédesenfants.C'était injustequeGrosminetsefassetoujoursprendreetqu'onl'écrasetoujourscontrelesmurs.Jevoyaislachosecommeça.J'étaispeut-êtretropsensible,etaussij'aimaisbeaucoupleschats.

J'avaisunchatblanc.Pourmoi, iln'avaitpasdenom,cechat.Mais j'étais trèscontentedel'avoir.Jelefaisaissauterenl'air,jeluifaisaisfairel'avion.Jejouaisàl'hélicoptèreaveclui.Jeluitiraislaqueue.C'étaitsûrementinfernal,maislechat,lui,m'adorait.Jepassaismontempsàl'emmerder,etilm'adoraitencore.

Ils'estouvertleventre.Jenesaispascomment,niquand.C'étaitàlacampagne.Papa,quifaisaitsesétudesdemédecine,s'enestoccupé;ill'arecousu,maisçan'apasmarché.Lechatestmort.J'aidemandécequisepassait.Monpèreadit :«C'est fini. » Ça voulait dire qu'il avait disparu, qu'il était parti. Que je ne lereverraisplus.

Jenesavaispascequevoulaitdirelamort.Lesjoursquiontsuivi,j'aicontinuéàdemander où était le chat. On m'a expliqué encore que c'était fini, et qu'il nereviendraitplusjamais.«Jamais»,jenecomprenaispas.«Mort»nonplus.Jenecomprenais qu'une seule chose finalement :mort, c'était fini, c'était terminé. Jepensais que les grandes personnes étaient immortelles. Les grandes personnespartaientetrevenaient.Ellesnefinissaientjamais,donc.

Mais pasmoi. J'allais « partir ». Comme le chat. Je neme voyais pas devenirgrande.Jemevoyaisrestertoutepetite.Toutemavie.Jemecroyaislimitéeàmonétat présent. Et surtout, jeme croyais unique, seule aumonde. Emmanuelle estsourde,personned'autrenel'est.Emmanuelleestdifférente,Emmanuelleneserajamaisgrande.

Je ne pouvais pas communiquer comme les autres, donc je ne pouvais pas être

commelesautres,lesgrandespersonnesquientendent.Doncj'allais«finir».Et,àcertainsmoments,quandjen'arrivaispasdutoutàcommuniquer,àdiretoutcequej'avaisenviededemander,decomprendre,ouquandiln'yavaitpasderéponse,làjepensaisàlamort.J'avaispeur.Jesaismaintenantpourquoi:jen'avaisjamaisvud'adultessourds.Jen'avaisvuquedesenfantssourds,danslaclassespécialiséedelamaternelleoùj'étais.Donc,dansmonesprit,lesenfantssourdsnegrandissaientjamais.Onallait tousmourir,commeça,toutpetits. Jecroismêmeque j'ignoraisquelesentendantsavaientétépetits!Iln'yavaitaucuneréférencepossible.

Quandj'aivuquelechatn'étaitpluslà,qu'ilétait«parti»,j'aivraimentessayédecomprendre,de toutesmes forces. Jevoulaisabsolument le revoir,cechat,pourcomprendre.Voir,puisqueseulsmesyeuxmefaisaientcomprendreleschoses.Onnem'apasmontrélechatmort.Jesuisrestéeavecl'idéede«parti».C'étaittropcompliqué.

Quandmapetitesœurestnée,ilyaeuunautrechat.Noir.Onluiadonnéunnom,ils'appelait«Bobine».C'estmonpèrequiavaitchoisi lenom,ensouvenirdu«Fort-Da»deFreud,disait-il.Iljouaittoutletempsaveclesbobinesdefil.Ilsavaitquej'étaissourde.Etmoi,jesavaisqu'ilsavait.C'étaitévident.QuandBobineavaitfaim,ilappelaitmamère,ilmiaulaitderrièreelle,illuitournaitautour,iléchappaitàsonregard,maisellel'entendait,biensûr.Audébut,ilavaitessayéavecmoi,ilacomprisquejenerépondaispas,etçal'énervait.Alors,ils'estmisjustedevantmatêtepourmemiauleràlafigure.C'étaitclair:ilavaitcomprisqu'ilfallaitplongerses beaux yeux verts dans les miens pour se faire entendre. J'avais envie decommuniqueraveclui.Quelquefois,j'étaissurlelit,etilm'attrapaitlespiedspourjouer.J'avaisenviedeluidirequ'ilétait«chiant».J'essayaisavecdesgestes, jedisais:«Arrête,tum'embêtes.»Maisçanemarchaitpas.Jecomprenaisquandilétaitencolère:là,ilnemerépondaitpas.Unestatuechat.

Quandj'aivuTitietGrosminet,toutecetteviolencecontrelepauvrechat,j'aieuhorreurdeTiti. Il était à l’aise, lui, il taquinait le chat ; lepauvreminou, lui,necomprenaitrienetenprenaitpleinlatête.C'estunnaïf.Titiestunsalopard.

Je cherche une indépendance difficile dans ce monde difficile. J'arrive mal àprononcercemot,difficile.Jedis:

«C'esttiffiti.»

C'est«tiffiti»dedire«tiffiti».

C'est«tiffiti»d'existerparmoi-même,sansmamère.Jetentel'aventuredefairedeschosessansl'aidedemoncordonombilical.Touteseule,pourm'ennuyerunpeumoins.J'aiquelâge?Cetteaventureestavantouaprèslamortduchat?Jenesaispas.J'aidit:

«Jevaisallertouteseuleauxtoilettes.»

Enfait,jenel'aipasditàmamère.C'estunephrasequejemesuisditedansla

tête.Habituellement,pourfaireça,j'appelletoujoursmamère.Maisnoussommeschezdesamis,elleestoccupéeàbavarder,ellenes'occupepasdemoi,jevaisdoncmedébrouillertouteseule.

J'entre dans le cabinet de toilette, jem'enferme au verrou commeune grande.Impossiblede ressortir. J'aipeut-être coincé le verrou, j'aimal fermé, jene saispas. Je me mets à hurler, hurler, je frappe contre la porte. Enfermée, ne pluspouvoirsortir : l'angoisse.Mamèreest là,derrière laporte ;elleaentendu lescoups, mais je ne le sais pas, bien sûr. Tout d'un coup, la communication estcomplètement coupée. Il y a vraiment un mur entre ma mère et moi. C'esteffrayant.

Jesuissûrequemamanessayedemerassurer,elleadûdire:«Net'inquiètepas,restecalme.»Mais,àcemoment-là,jenepeuxpasl'entendre,puisquejenelavoispas.Etjecrois,moi,qu'elleestrestéeàbavarderavecsonamie.Quejesuisseule.J'aiunepeurépouvantable.Jevaisrestertoutemavieenferméedanscettepetitepièce,àhurlerdanslesilence!

Finalementjevoisunpapierglissersouslaporte.

Mamanafaitundessin,puisquejenesaispaslire.Ilyal'imaged'unenfantquipleure,qu'ellearayé.Acôté,l'imaged'unenfantquirit.Jecomprendsqu'elleestderrière laporteetqu'ellemeditdesourire,quetoutvabien.Maisellen'apasdessinéqu'elleouvraitcetteporte.Elleaditquejedoisrire,etnepaspleurer.Etje suis toujours paniquée. Je sens que je crie. Je sens les vibrations des cordesvocales. Si j'émets un son aigu, les cordes vocales ne vibrent pas du tout.Maisquandj'utiliselegrave,quandjecrie,jesenslesvibrations.J'aivibréàenperdrelesouffle.

Avantqu'unserrurierarriveàouvrircetteporte,cemurquim'isolaitdemamère,j'aidûcrierlongtemps,commeunemouetteencolèredanslatempête.

«TIFFITI»

Toutestdifficile,lamoindredeschosessimplespourunenfantentendantétaitunedifficultépourmoi.

Mascolaritéàlamaternelle,dansuneclassed'intégrationpourenfantsourd.Mespremierscopains.Maviesocialeacommencélà.

L'orthophoniste a réussi à me faire prononcer quelques mots audibles. Jecommence à m'exprimer avec un mélange d'oralisation et de gestuelle à mamanière.Mamandit:«Jusqu'àdeuxanstuesalléedansuncentrederééducation,situé juste au-dessus d'une consultation pour les maladies vénériennes. Ça memettait en colère. Surdité :maladie honteuse ? Ensuite, nous t'avonsmise danscette maternelle de quartier. Un jour, je suis venue te chercher, la maîtresseracontaitdeshistoiresauxenfants,pourl'apprentissagedulangage.Tuétaisdansuncoin,seule,assiseàunetable,pasdutoutconcernée,entraindedessiner.Tun'avaispasl'airtrèsheureuse.»

Pasdesouvenirparticulierdecetteépoque.Jedessine,c'estvrai.Lesdessinssontimportantspourmoi,ilsremplacentlacommunication.Jepeuxexprimerunpeudecequiremplitmatêtedequestionssansréponses.Maiscettematernelle,avecsaclassedited'intégration, jel'aioubliée.Oujepréfèrel'oublier.C'estvraimentdel'intégration,touscesgossesassisenrondautourd'unemaîtressequileurraconteunehistoire?

Qu'est-ce que je fais là, toute seule devant mes dessins ? Qu'est-ce qu'onm'apprend?Amonavis,rien.Çasertàquoi?Çafaitplaisiràqui?Jejouedanslacourderécréationàlacordeàsauter.

J'aiquelques images.Uneenparticulier.Unedétressed'enfant.Monpèrevientmechercher.Jesuisentraindemelaverlesmainsaurobinetdelacour.Ildit:

«Dépêche-toi,ons'enva.»

Je ne sais pas comment il a dit ça, comment il a fait pour me communiquerl'informationdesedépêcherpourpartir,maisjel'aisentie.Ilm'apeut-êtrepousséeunpeu, ildevaitavoir l'airpressé, iln'étaitpascalme.Entoutcas, j'aideviné lasituationàsoncomportement:«Pasbeaucoupdetemps.»Moi, jeveuxluifairecomprendre une autre situation, celle qui dit : « Je n'ai pas fini deme laver lesmains. » Et tout à coup, il n'est plus là. Je pleure à chaudes larmes. Il y a unmalentendu.Nousnenoussommespascompris.Ilestparti,iladisparuetjesuislà,touteseule,àpleurer.Pleurersurl'incompréhensionentrenousoud'êtreseule?Ouparcequ'iladisparu?Jepleureplutôtsurlemalentendu,jecrois.

Cettepetitescèneestsymboliquedumalentendupresquepermanententreeuxetnous,lesentendantsetlessourds.Jenepeuxcomprendreuneinformationquesije

lavisualise.Pourmoi,c'estunescènedanslaquellejemêlelessensationsphysiquesetl'observationdumime.Silasituationestrapidementexprimée,j'aidumalàêtrecertainedel'avoircomprise.Maisj'essayed'yrépondresurlemêmerythme.Monpère, ce jour-là, devant le robinet où jeme lave lesmains, n'a pas comprismaréponse.Ouc'estmoiquiaimalcompris.Etlasanctiondecetteincompréhension,c'estqu'ilestparti!

Biensûr,ilestrevenumechercher,auboutd'untempsquejenepeuxpasdéfinir,mais qui est un temps de solitude et de désespoir. Ensuite, je n'ai pas pu luiexpliquermeslarmes.Caràlasuited'unesituationincomprise,toutsecomplique.Uneautresituations'installe,encoreplusdifficileàraccrocheràlaprécédente.

Étrange,cetteimage.Jenesaispassic'estunsouvenirréelousijel'aiimaginée.Elleestcependantlesymbole,frappant,demesdifficultésdecommunicationavecmonpère,àcetteépoque.

«Tiffiti»estunmotd'enfancequiestnédecettedifficulté.Unjour,jedoisêtreplusgrande,noussommesseuls,luietmoi.Ilfaitcuiredelaviande.Ilveutsavoirsije la veux très cuite, pas trop cuite... Je vois qu'il essaye de m'expliquer ladifférenceentrelecuitetlecru,et,àl'aideduradiateur,entrelechaudetlefroid.Jecomprendschaudetfroid,maispascuitoucru.Çadurelongtemps.Finalement,ilsemetencolèreetcuitlesdeuxmorceauxdeviandedelamêmefaçon.

Uneautrefois,àunautreâge,ilregardelatélévision.L'undespersonnagesdufilms'appelleLaborie,commenous,maisavec«e».Ils'acharnesurdesmorceauxdepapiersàm'expliquerladifférenceentrele«t»denotrenometle«e»deceluidupersonnage.C'estincompréhensible,etjeluirépondssanscesse:

«C'esttiffiti.C'esttiffiti.»Ilnecomprendpascequej'oralise,et,àboutdeforce,nouslaissonstombertouslesdeux,enattendantquemamèrerevienne.Là,il luidemandecequejevoulaisdire,etelleéclatederire:

«C'estdifficile!»

Or,c'étaitaussi«tiffiti»pourluiquepourmoi,etillesupportaitmal.Aufond,moiaussi. L'enfance d'un sourd, c'est encore plus de vulnérabilité. Encore plus desensibilitéquepourunautreenfant.Jesaisquejesuissouventpasséedelacolèreaurire.

Colère,quand,parexemple,àtable,personnenes'occupedecommuniqueravecmoi.Jetapesurlatable,avecviolence.Jeveux«parler».Jeveuxcomprendrecequ'ondit.J'enaimarred'êtreprisonnièredecesilencequ'ilsnecherchentpasàrompre.Jefaisdeseffortstoutletemps,euxpasassez.Lesentendantsnefontpasassezd'efforts.Jeleurenveux.

Jemesouviensd'unequestiondansmatête:commentfont-ilspoursecomprendrequand ils ont le dos tourné ? C'est « tiffiti » pour moi de réaliser qu'unecommunicationestpossiblesansquelesvisagessoientfaceàface.Moi,jenepeux

comprendrequ'enfaceàface.Jenepeuxappelerquelqu'unqu'enletirantparunbout.Unemanche,lebasd'unerobe,oud'unpantalon.Enfaisantcela,jeveuxdire:«Regarde-moi,montretonvisage,tesyeux,quejecomprenne.»

Voir.Sansvoir,jesuisperdue.Ilmefautl'expressionduregard,lesmouvementsdelabouche.

J'appelleaussiavecmavoix.J'appellemonpèrequandiljouedupiano.Jehurle«papa,papa»,pourqu'ilmeregardeenfin.Maispourluidirequoi?Jenesaispas.

Je«tape»aussi.Je«tape»surmamère,jeluitournelatêtedeforceversmoi.

Quandledocteurvient,ilcherchel'endroitoùjepeuxavoirmal,ilappuie,jusqu'àcequejehurle.C'estcommeçaqueçamarche,macommunicationenfantineavecledocteur,quandjesuismalade.

Jefaisbeaucoupdechosesencachette.Jefaismesexpériences,ensomme.

J'adorelesirop.Jefinistouteslesbouteillesencachette,etçamerendmalade.Onnem'apasditquelesiropestmauvais.Commentcomprendrequ'ilestmauvais,alorsquec'estsucré,quec'estbon,etque

çasertàneplusavoirmalpuisquec'estledocteurquiledonne?

J'adore le« tautiton». Je levoleaussi, je lecachedansmonplacard,entre lespiles de linge, n'importe où. Des bouts de saucisson,mordus à belles dents, quisententetalertentmamère.Lesaucisson,c'estmonsucred'orged'enfance.

J'ai peut-être cinq ans, six ans. Maintenant, je vais à l'école avec des enfantssourds. Lamaîtresse sait que je suis sourde. Je ne suis pas isolée. J'apprends àcompter avec des dominos. J'apprends les lettres de l'alphabet, je fais de lapeinture.C'estunplaisird'alleràl'école,maintenant.

J'ai un petit copain sourd, qui vient jouer à la maison. On nous met dans unechambre.Lacommunicationestplusfacileentrenousdeux.Nousavonsdessignesetdesmimiquespersonnels.

Nous jouons avec le feu, avec des bougies. Parce que c'est défendu. J'aimeexpérimentercequiestdéfendu.

OnregardeGoldoraketon lemime,on joueavec lespoupées,onsedisputeengigotant.

Je regardebeaucoupmesparentsvivre,et j'essayede retrouverceladansmesjeux.Moi,jejouelerôledelamèreresponsabledelamaison.Ladînette,lacuisine.Lui, il est là pour s'occuper des enfants, les poupées. Il rentre du travail. Nousmimons:

«Toi,tufaisça.Moi,jefaisça.

—Non.Moijefaisça.»

Onsedisputeencore,c'estlejeu.

Comprendreladifférenceentreunefemmeetunhomme,çaaussic'est«tiffiti».J'aibienvuquemamèreadesseinsetquemonpèren'enapas.Ilssonthabillésdifféremment,l'unestmaman,l'autrepapa.

Maisàpartça?Jeveuxsavoiraussiladifférenceentremoncopainetmoi.

NoussommesenvacancesenProvence,àLurs.Nousjouonsdansl'eautouslesdeux,etcommenoussommespetits,nousn'avonspasdemaillots.Ladifférenceestdoncvisibleentreluietmoi.Jetrouveçarigolo.C'estsimple, j'aicompris:noussommesdeuxenfantssourds,maispascomplètementpareils.

Moi,jesuispareilleàmamère,maiselleentend,etmoipas.Elleestgrande,etjenedeviendraipasgrande.Monpetitcopainetmoi,nousseronsbientôt«terminés». C'est l'époque où nous n'avons pas encore vu d'adultes sourds, et il nous estimpossible de penser que l'on devient grand en étant sourd. Aucune référence,aucunecomparaisonnelepermet.Doncnousallons«partir»,être«terminés»bientôt.Mourir,enfait.

Etquandjemourrai,jepensequemon«âme»iradanslecorpsd'unautrebébé,mais que ce bébé sera entendant. Sur cette mutation étrange, je n'ai pasd'explication.Commentjesaisquej'aiuneâme?Qu'est-cequej'appelleuneâmeàcetâge?

Jel'aicomprisàmafaçonenvoyantundessinaniméàlatélévision.C'estl'histoired'unepetite fille.Sur les images,onnevoitplussesparentspendant longtemps.Alors,pourmoi,ilssontpartis,commeestpartilechatblanc...Partirégalemort.Jecroisdoncqu'ils sontmorts.Puis lapetite fille retrouvesesparents.Cesont lesmêmespersonnesqu'audébut,évidemment;ellelesavaitperdus,toutsimplement.Maismoi, jeme suis racontéuneautrehistoire : lesparents sont revenusde lamortetont intégréunautrecorps.C'estcelaquej'appelleuneâme:«partiretrevenir».C'estçauneâme,quelquechosequel'onaouquel'onest,quipartetquirevient.

Acinqousixans, l'apprentissagedesconceptsestdéjàdifficilepouruneenfantentendante ; pour moi, il ne peut se fonder que sur des images vues. Laconséquencedecelaestquelorsquejeserai«terminée»,partieàmontour,monpetitcopainaussi,nosâmesreviendrontdanslescorpsd'autresbébés.Maiseux,ilsentendront.Etsijedécidedansmatêted'enfantsourdquel'autreenfantquivaprendre ma place entendra, c'est peut-être qu'à cet âge, je souffre de ne pasentendre.Quejen'aipasencoredelangagelibérateur.

J'aidûmélangerladisparitionduchatblancetcedessinanimépourmefaireuneidéedelamort.

J'aidûdemanderàmonpetitcopaindememontrersazigounette,àlaplage,pourfaireladifférenceentrelespapasetlesmamans.Encela,iln'yapas,jecrois,degrandedifférenceaveclesautresenfantsentendants.

C'est«tiffiti»decomprendrelemonde,maisonsedébrouille.

Ladifférenceprincipale,àcetâged'avantlelangagedessignes,tientpourmoiendeuxéléments:lanécessitéabsoluedevoirpourentendre.Entendredanslesensanciendecomprendre.Etunefoisqu'onavu, l'impossibilitémomentanéedevoirautrement.Qu'ilyaitdeuxsituationspossiblesàpartird'unmêmeélémentvisueln'estpasévident.Parexemple,j'aimebeaucoupmesgrands-parentsmaternels.Lacommunicationn'étaitpasfacile,maisilssesontbeaucoupoccupésdemoiquandj'avaisl'âgedelamaternelle.Sijecherchemapremièreimagesouveniràproposd'eux,c'estunchien!

Cechienest-ildansmonsouveniravantlamortduchatblanc?Après?Entoutcas,c'estunesituationsouvenirassociéeauxgrands-parentsetàlacompréhensionforcéededeuxdéfinitionsd'entendantsd'unesituationmuettepourmoi.

Première situation : ce chien, ungrosBas rouge, est là avec sonmaître. Il estgentil,jepeuxcaresserlechien.

Deuxièmesituation:lemaîtreestpartitravailler,lechienestseuldanslavoiture.Jem'approchede lavoiture, j'ouvre laporte, ilm'aboieà la figure, ilmontre lescrocs.Jesuisterrifiée.Avant,jel'aicaressé,maintenantilveutmemordre!Jenepouvaispas,alors, imaginerdeuxcomportementsdifférentssurunemême imaged'animal.Lorsdelapremièresituation,onnem'apasexpliquélesconcepts«gentilouméchant»àproposduchien.

Jesens ledanger, jecours, lechienmecourtaprès, ilmemordà l'épauleet jetombe.Monpèrearrive,lechiens'enfuit.

Monpèreveutmefaireunepiqûre.Jeneveuxpasdepiqûre,çameterrorise.Mamèresaitquej'aipeurdeça,elleveutmerassurer.Au-dessusdematête,ilssonttous les deux à gesticuler, un qui veut la piqûre, l'autre qui me rassure. Unediscussionentreeux,dontjeneperçoisquelamenacedecetteaffreusepiqûre.Jevoudrais me sauver chez mes grands-parents. Ils sont l'image de la protectiontotale.Jechercheunrefugequej'aime.(J'aieulapiqûrequandmême.)

Ceréflexedefuite,jel'aichaquefoisquel'onveutm'imposerquelquechose,ouquejenecomprendspas.Qu'ils'agissedefinirmonassiettedesoupe,d'unepiqûre,d'unecontraintequelconque,jeréagiscommejepeux,puisquejen'aipaslaparole.Uneactionmesertdediscours.Jedoisenvéritédireque,àcecomportementdefuite devant un ordre, se mêle mon caractère personnel. Je suis indépendante,volontaireetobstinée.Lasolitudedusilencel'apeut-êtreaccentué.C'est«tiffiti»àdire...

JEM'APPELLE«JE»

Onm'aapprisàdiremonnomàl'école.Emmanuelle.MaisEmmanuelleestunpeuunepersonneextérieureàmoi.Ouundouble.Quandjeparlepourmoi,jedis:

«Emmanuellet'entendpas...»

«Emmanuelleafaitceci,oucela...»

JeporteenmoiEmmanuellesourde,etj'essayedeparlerpourelle,commesinousétionsdeux.

Jesaisdireaussiquelquesautresmots,certainsque j'arriveàprononceràpeuprèsbien,d'autrespas.Laméthodeorthophoniqueconsisteàposersamainsurlagorgedurééducateurpoursentirlesvibrationsdelaprononciation.Onapprendlesr,lervibrecomme«ra».Onapprendlesf;lesch.Lechmeposeunproblème,çanemarche jamais. De consonne en voyelle, surtout les consonnes, on passe auxmotsentiers.Onrépètelemêmemotpendantdesheures.J'imitecequejevoissurleslèvres,lamainposéesurlecoudel'orthophoniste;jetravaillecommeunpetitsinge.

Chaque fois qu'un mot est prononcé, une fréquence s'inscrit sur l'écran d'unappareil.Despetites lignesvertes,commecellesd'unélectrocardiogrammedansleshôpitaux,dansentdevantmesyeux.Ilfautsuivrelespetiteslignes,quimontentetquidescendent,s'étalent,sautentetretombent.

Qu'est-cequ'unmot,surcetécran,pourmoi?Uneffortàfairepourquemapetiteligne verte parvienne à la même hauteur que celle de l'orthophoniste. C'estfatigant, et l'on répète un mot après l'autre, sans rien comprendre au mot. Unexercicedegorge.Uneméthodedeperroquet.

Les sourdsneparviennentpas tousà articuler, c'estunmensonged'affirmer lecontraire.Etlorsqu'ilsyparviennent,l'expressionrestelimitée.

Jevaisavoirseptansàlaprochainerentrée,etjesuisduniveaud'unematernelle.Maismonexistence,l'universrestreintdanslequelj'évoluelaplupartdutempsensilencevontéclaterd'unseulcoup.

Monpèreaentenduquelquechoseàlaradio.Cequelquechoseestunmiracleàvenirdont jenemedoutepasencore.Laradioestunobjetmystérieuxquiparleauxentendants,etdontjenem'occupepas.Maiscejour-là,surFrance-Culture,aditpapa,c'estunsourdquis'exprime!

Mon père a expliqué à mamère que cet homme, acteur et metteur en scène,AlfredoCorrado,parlesilencieusement le langagedessignes.C'estune langueàpartentière,quiseparledansl'espace,aveclesmains,l'expressionduvisage,ducorps!

Un interprète, américain lui aussi, traduit à voix haute, en français, pour lesauditeurs.Cethommeditqu'ilacrééen1976l'InternationalVisualThéâtre(IVT),le théâtre des sourds de Vincennes. Alfredo Corrado travaille aux États-Unis. IlexisteàWashingtonuneuniversité,l'universitéGallaudet,réservéeauxsourds,etilafaitlà-basdesétudesuniversitaires.

Monpèreestsouslechoc.Unsourdcapabledefairedesétudesuniversitaires,alorsqu'enFranceilsparviennentpéniblementàlapremièreclassedusecondaire!

Etilestàlafoisfoudejoieetderage.

Derage,parcequ'enqualitédemédecin il a fait confianceàsescollègues.Lespédiatres,lesORL,lesorthophonistes,touslespédagoguesluiontaffirméqueseull'apprentissage du langage parlé pouvait m'aider à sortir de l'isolement. Maispersonneneluiadonnéd'informationssurlelangagedessignes.C'estlapremièrefoisqu'ilenentendparler,et,quiplusest,parunsourd!

Dejoie,parcequ'àVincennes,prèsdeParis,setrouvepeut-être,sûrement,unesolutionpourmoi ! Ilveutm'yemmener. Ilsouffretropdenepaspouvoirparleravecmoi,ilestprêtàtenterl'expérience.

Mamanditqu'elleneveutpasl'accompagner.Elleapeurd'êtreperturbée,peut-être d'être déçue aussi. Sur le point d'accoucher, elle va laisser mon pèrem'emmeneràVincennes.Ellesentquel'enfantqu'elleportemaintenantn'estpassourd.Ellesentladifférenceentrecebébéencorecachédanssonventreetmoi.Ce bébé-là bouge beaucoup, réagit aux bruits extérieurs. Moi, je dormais troptranquillement, à l'abri du vacarme. L'arrivée du deuxième enfant de la famille,presque septansaprèsmoi, est sapremièrepréoccupationpour l'instant.Elleabesoindecalme,depenserunpeuàelle. Je comprendsque l'émotion liéeàcetespoirnouveausoittropviolentepourelle;ellecraintunedéceptionnouvelle.Etpuisnousavons,elleetmoi,notresystèmedecommunicationcompliqué,celuiquej'appelle«ombilical».Nousysommeshabituées.Monpère,lui,n'arien.Ilsaitquejesuisfaitepourcommuniqueraveclesautres,quej'enaitrèsenvie,toutletemps.Cettepossibilitéquiluitombeducielparlaradiol'enthousiasme.

Je crois que c'est la première fois qu'il a accepté réellement ma surdité, enm'offrant ce cadeau inestimable. Et en se l'offrant à lui-même, car il voulaitdésespérémentcommuniqueravecmoi.

Évidemment,moi,jenecomprendsrien,jenesaispascequisepasse.Monpèreale visage perturbé, c'est mon seul souvenir de ce jour émouvant pour lui, etformidablepourmoi:laradioetsonvisage.

Lelendemain,ilm'emmèneauchâteaudeVincennes.Jerevoisquelquesimagesdecejour-là.

Nous montons des escaliers, dans la tour du village. Nous entrons dans unegrandepièce.Monpèrediscuteavecdeuxentendants.Deuxadultesquineportent

pasd'appareils,donc,pourmoi,quinesontpassourds.Jen'identifielessourds,àcette époque, qu'à leurs appareils. Or, l'un est sourd, l'autre pas. L'un s'appelleAlfredoCorrado, l'autres'appelleBillMoody,c'estunentendant interprètede lalanguedessignes.

JevoisAlfredoetBillfairedessignesentreeux,jevoisquemonpèrecomprendBill, puisque Bill parle. Mais ces signes ne veulent rien dire pour moi, ils sontétonnants,rapides,compliqués.Lecodesimplistequej'aiinventéavecmamèreestàbasedemimesetdequelquesmotsoralisés.C'estlapremièrefoisquejevoisça.Je regarde ces deux hommes bouche bée.Desmains, des doigts qui bougent, lecorpsaussi,etl'expressiondesvisages.C'estbeau,c'estfascinant.

Qui est sourd ?Qui est entendant ?Mystère.Puis jemedis : «Tiens, c'est unentendantquidiscuteaveclesmains.»

AlfredoCorradoestunbelhomme,grand,lestyleitalien,lescheveuxtrèsnoirs,uncorpsfin.Levisageestunpeusévère,ilporteunemoustache.Billadescheveuxmi-longs,raides,desyeuxbleus,une«bonnebouille».C'estquelqu'underond,desympathique.Ilssemblentavoirtouslesdeuxlemêmeâgequemonpère.

IlyalàaussiJeanGrémion,directeuretfondateurducentresocialetcultureldessourds,quinousaccueille.

Alfredovientdevantmoietmedit:«Jesuissourd,commetoi,etjesigne.C'estmalangue.»Jemime:

«Pourquoitun'aspasd'appareilsurlesoreilles?»

Ilsourit,ilestclair,pourlui,qu'unsourdn'apasbesoind'appareil.Alorsquecetappareilreprésentepourmoiunrepèrevisible.

Alfredoestdoncsourd,sansappareil,et,deplus,ilestadulte.Jecroisquej'aimisunpeudetempsàcomprendrecettetripleétrangeté.

Parcontre,ceque j'aicompris immédiatement,c'estque jen'étaispasseuleaumonde. Une révélation choc. Un éblouissement. Moi qui me croyais unique etdestinée à mourir enfant, comme l'imaginent beaucoup d'enfants sourds, j'aidécouvertquej'avaisunavenirpossible,puisqueAlfredoétaitadulteetsourd!

Cettelogiquecruelleduretantquelesenfantssourdsn'ontpasrencontréd'adultesourd. Ils ont besoin de cette identification à l'adulte, un besoin crucial. Il fautconvaincretouslesparentsd'enfantssourdsdelesmettreencontact leplusvitepossibleavecdesadultessourds,dèslanaissance.Ilfautquelesdeuxmondessemêlent, celui du bruit et celui du silence. Le développement psychologique del'enfantsourdseferaplusviteetbienmieux.Ilseconstruiradébarrassédecettesolitudeangoissanted'êtreseulaumonde,sanspenséeconstruiteetsansavenir.

Imaginez que vous ayez un petit chat à qui vous nemontrerez jamais de chatadulte.Ilvapeut-êtreseprendrepourunpetitchatéternellement.Imaginezquece

petitchatnevivequ'avecdeschiens.Ilvasecroirechatunique.Ilvas'épuiseràessayer de communiquer en chien. Il arrivera à faire passer quelquesmimiquesdans la tête des chiens : manger, boire, peur et tendresse, soumission ouagressivité.Mais ilserait tellementplusheureuxetéquilibréavectous lessiens,petitsetgrands.Enparlantchat!

Or, dans la technique d'oralisation que l'on avait imposée àmes parents dès ledébut, je n'avais aucune chance de rencontrer un adulte sourd, avec lequelm'identifier, puisqu'on le leur avait déconseillé. Je n'avais affaire qu'à desentendants.

Ce premier rendez-vous, stupéfiant, où je suis restée bouche bée à regarders'agiterdesmains,nem'apaslaisséunsouvenirtrèsprécis.J'ignorecequis'yestditentremonpèreetlesdeuxhommes.Iln'yavaitquelastupéfactiondevoirmonpèrecomprendrecequedisaientlesmainsd'AlfredoetlabouchedeBill.J'ignoraisencore,cejour-là,quej'allaisaccéderàunelanguegrâceàeux.Maisj'aiemportédansmatêtelarévélationformidablequ'Emmanuellepouvaitdevenirgrande!Ça,jel'avaisvudemesyeux.

Lasemainesuivante,monpèremeramèneàVincennes.Ils'agitd'un«atelierdecommunicationparents-enfants».Ilyabeaucoupdeparents.Alfredocommenceàtravailleraveclesenfants,qu'ilafaitinstallerenrondautourdelui.Ilmontredessignes,etlesparentsregardentpourapprendreenmêmetemps.Jemesouviensdesignessimples,parexemple:«maison»,«manger»,«boire»,«dormir»,«table».

Surlesfeuillesd'untableau,ildessineunemaisonetnousmontrelesignequiluicorrespond.Ensuite,ildessineunpersonnageadulte,ennousdisant:

«C'est tonpapa, tues la fillede tonpapa ;c'est tamaman, tues la fillede tamaman.»

Ilmontreaussiquelqu'uncherchantquelquechose.Parlemimed'abord,lesigneensuite.Etilmedemande:

«Oùestmaman?»

Jesigne:

«Mamanestailleurs.»Alorsilmecorrige.

«Mamanestoù?Mamanestà lamaison.Fais-moi lesignedemamanetde lamaison.»

Unephrasecomplète :«Mamanestà lamaison.»Àseptans, j'exprimeenfin,avecmesdeuxmains,l'identificationdemamèreetlelieuoùellesetrouve!

Les yeuxdans les yeuxavecAlfredo, je répètedemesdeuxmains joyeuses : «Mamanestàlamaison.»

Lespremiers jours, j'apprends lesmotsde la vie courante, ensuite lesprénomsdespersonnes.Luic'estAlfredo,moiEmmanuelle.Unsignepourlui,unsignepourmoi.

Emmanuelle:«Lesoleilquipartducœur.»Emmanuellepourlesentendants,lesoleilquipartducœurpourlessourds.

C'est lapremièrefoisque j'apprendsque l'onpeutdonnerunnomauxgens.Çaaussi,c'estformidable.Jenesavaispasquiavaitunprénomdansmafamille,àpartpapaetmaman.Jerencontraisdesgens,desamisdemesparents,desmembresdela famille, mais ils n'avaient aucun nom pour moi, aucune définition. J'étais sisurprisededécouvrirqueluis'appelaitAlfredo,l'autreBill...Etmoi,surtout,moi,Emmanuelle.Jecomprenaisenfinquej'avaisuneidentité.Je:Emmanuelle.

Jusque-là,jeparlaisdemoicommedequelqu'und'autre,unepersonnequin'étaitpas«je».Ondisaittoujours:«Emmanuelleestsourde.»C'était:«Ellet'entendpas,ellet'entendpas.»Iln'yavaitpasde«je».J'étais«elle».

Pourceuxquisontnésavecleurprénomdanslatête,unprénomquemamanetpapaontrépété,quiontl'habitudedetournerlatêteàl'appeldeleurprénom,c'estpeut-êtredifficiledemecomprendre.Leuridentitéleurestdonnéeàlanaissance.Ilsn'ontpasbesoind'yréfléchir,neseposentpasdequestionssureux-mêmes.Ilssont« je», ils sont«moi, je»,naturellement, sanseffort. Ils seconnaissent, ilss'identifient,ilsseprésententauxautresavecunsymbolequilesreprésente.MaisEmmanuellesourdenesavaitpasqu'elleétait«je»,qu'elleétait«moi».Ellel'adécouvertaveclelangagedessignes,etmaintenantellelesait.Emmanuellepeutdire:«Jem'appelleEmmanuelle.»

Cettedécouverteestunbonheur.Emmanuellen'estpluscedoubledontil fallaitque j'explique péniblement les besoins, les envies, les refus, les angoisses. Jedécouvrelemondequim'entoure,etmoiaumilieudumonde.

C'estàpartirdecemomentaussique,enfréquentantrégulièrementdesadultessourds,j'aicomplètementcessédecroirequej'allaismourir.Jen'yaipluspensédutout.Etc'estmonpèrequim'aoffertcecadeaumagnifique.

C'estunenouvellenaissance, la viequi commence.Unpremiermurqui tombe.J'enaiencored'autresautourdemoi,mais lapremièrebrèchedemaprisonestouverte,jevaiscomprendrelemondeaveclesyeuxetlesmains.Jeledevinedéjà.Etjesuissiimpatiente!

Devantmoi,ilyacethommemerveilleuxquim'apprendlemonde.Lesnomsdesgensetdeschoses;ilyaunsignepourBill,unpourAlfredo,unpourJacques,monpère,pourmamère,pourmasœur,pourlamaison,latable,lechat...Jevaisvivre!Etj'aitantdequestionsàposer.Tantettant.Jesuisavide,assoifféederéponses,puisqu'onpeutmerépondre!

Au début, jemélange tous lesmoyens de communication. Lesmots qui sortent

oralement,lessignes,lemime.Jesuisunpeuperturbée,troublée.Cettelanguedessignes me tombe dessus subitement, on me la donne à sept ans, il faut que jem'organise,quejefasseletridetouteslesinformationsquiarrivent.Etellessontconsidérables.Àpartirdumomentoùl'onpeutdire,parexemple,avecsesmains,dansun langageacadémiqueet construit : « Jem'appelleEmmanuelle. J'ai faim.Mamanestà lamaison,papaestavecmoi.Moncopains'appelleJules,monchats'appelleBobine...»Apartirdelà,onestunêtrehumaincommunicant,capabledeseconstruire.

Jen'aipasapprisendeuxjours,biensûr.Àlamaison,jecontinueàutiliserunpeuducodematernel,enymélangeantlessignes.Jemesouviensqu'onmecomprenait,mais je ne me rappelle pas la première phrase que j'ai signée et que l'on acomprise.

Petitàpetit,j'airangéleschosesdansmatêteetj'aicommencéàmeconstruireunepensée,uneréflexionorganisée.Àcommuniqueravecmonpère,surtout.

PuismamèrenousrejointàVincennes.Ellevasortir,elleaussi,dutunneldanslequel on a enfermé mes parents à ma naissance en leur donnant de faussesinformationsetdefauxespoirs.Chocpourmamère.Lieuderencontresdesourds.Lieudevie,decréation,d'enseignementpourlessourds.Lieuderencontresavecdes parents englués dans les mêmes difficultés, avec des professionnels de lasurdité,quiremettentencauselesinformationsetlespratiquesducorpsmédical.Careuxontdécidéd'enseignerunelangue.Lalanguedessignes.Pasuncode,pasunjargon;non,unevraielangue.

EnsesouvenantdeVincenneslapremièrefois,mamandit:

« J'ai eu terriblement peur. J'étais confrontée à la réalité. C'était comme unseconddiagnostic. Tous ces gens étaient chaleureux,mais j'ai écouté le récit deleurssouffrancesd'enfants,l'isolementterribledanslequelilsavaientvécuavant.Leurs difficultés d'adultes, leurs combats permanents. J'en ai vomi. Je m'étaistrompée.Onm'avaittrompéeenmedisant:"Aveclarééducationetl'appareillage,elleparlera..."»

Monpèredit:

«C'est tout justesi,à l'époque, jen'aipasentendu,ouvouluentendre"un jour,elleentendra".»

Vincennes,c'estunautremonde,celuide la réalitédessourds, sans indulgenceinutile,maisaussiceluide l'espoirdessourds.Biensûr, lesourdarriveàparler,bien ou mal, mais ce n'est jamais qu'une technique incomplète pour beaucoupd'entrenous,lessourdsprofonds.Aveclalanguedessignes,plusl'oralisationetlavolontédévorantedecommuniquerquejesentaisenmoi,j'allaisfairemaintenantdesprogrèsinouïs.

Lepremier,l'immenseprogrèsenseptansd'existence,venaitd'êtreaccompli:je

m'appelle«je».

MARIE,MARIE...

Àlanaissancedemapetitesœur,j'aidemandésonprénom.Marie.

Marie,Marie, j'ai dumal à lemémoriser. J'ai décidé de l'écrire sur un papier,plusieursfois,commeonfaitdeslignesàl'école.Souvent,jereviensvoirmamèrepourluiredemanderlenomdemapetitesœur,pourêtresûre...Etjelerépète:Ma-rie,Ma-rie,Ma-rie...

Jesuismoi,Emmanuelle;elleestelle,Marie.

Marie,Marie,Marie...

«Elles'appellecommentdéjà?»

Je l'ai écrit plus de cent fois, lettre après lettre, pour bien me souvenirvisuellement. Mais le prononcer est encore trop difficile pour moi. Je peine àoralisersonnom.

Monpèrem'emmèneàl'hôpitalvoirlapetitesœur.J'aihorreurdel'hôpital.J'aivumamanfairedesprisesdesangquandelleétaitenceinte,j'aieutellementpeurquejemesuiscachéesouslelit.Encoremaintenantj'aidumalàsupporterlavuedusang.Etj'aihorreurdespiqûres.Hôpitalégalepiqûreetsang...Hôpitalégalelieudemenaces.

Masœurestdansunecouveuse.Ellen'estpasprématurée,maiscommeiln'yapas de chauffage dans l'hôpital, on l'a mise là, avec d'autres, simplement pourqu'ellen'aitpasfroid.

Jenesaispassij'étaiscontentequandjel'aivue.C'estuneimagemystère.Jevoisla couveuse, et une toute petite chose dedans. C'est difficile d'imaginer quelquechose à propos d'elle, derrière ce plastique. Je ne sais plus très bien,maismessentimentsnesontpasclairsàcemoment-là.Jemedemande:«Onestpareilles?»

J'ignoresij'aiposélaquestion.C'étaitsurtoutdelasurprisedevantcebébé.Unevagueinquiétude:est-cequ'ellevagrandir?

Mamanrentreàlamaison,sonventren'estplusgros,ilestplat.Jecroisquejen'aipascompriscommentlebébéenétaitsorti.Ilyavaitunbébé,oùestpassélebébé?Larelationentrelebébéquel'onmemontreetleventreplatdemamèren'estpasdutoutévidente.Peut-êtreest-ilsortiparlabouche,cebébé?Ouparlesoreilles?C'estconfus,ettrèsmystérieux.

Toute la famille veut savoir siMarieest sourde,bien sûr.Mamère s'étaitdéjàrassurée,pendantsagrossesse,puisqueMariebougeaitbeaucoup.Mamanclaquaituneporte,parexemple,etellesentaitlebébéréagir,luidonneruncoupdepied...

J'ai bien vu que Marie est différente de moi. Mais maman a demandé auspécialistedeleluiconfirmer,soninstinctneluisuffisaitpas.Ellevoulaitqu'onleluidise.

Mapetitesœurentend.J'aiunepetitesœurentendante,«commelesautres».

Jecomprendsqu'elleestcommemesparentsetquejesuisseulecontretrois.

Jecroisavoirpenséaudébut:«Elleserapeut-êtrecommemoi,onserapeut-êtreplusfortes.»Jemesensunpeuétrangère,dansmafamille,àcetâge-là.Jen'aipasdecomplicitéavecquelqu'unquimeressemble.Jenepeuxpasm'identifier.

Est-cequejesouffredecettedifférence?Non.

Lorsquemamanrevientàlamaisonavecelle,jesuisheureusedevoircetoutpetitbébé dans ses bras. On le met dans les miens, en me faisant des tas derecommandations,luitenirlatête,parcequ'elleestfragile;j'aipeurdelacasser,jelaporteavecprécaution.

Je voisquecepetit «machin»est vivant,qu'il faut y faireattention,nepas lesecouerdanstouslessenscommelespoupées.J'aiunpeupeur.

Avantelle,mesparentsmegâtaientbeaucoup, toute leurattentionétaitportéesurmoi.Àprésent,cetteattentionseportesurelle;etjevoisbienqueleschosesontchangé.

ChaquefoisqueMariepleure,mamèreaccourt,seprécipiteversleberceau.Ellel'entend,ellecomprendquandellea faimouqu'elleneveutpasdormir. J'ensuistroublée.

Je dis à ma mère que je ne veux pas avoir d'enfant plus tard, quand je seraigrande.Ellenecomprendpastoutdesuitemaréaction;quesepasse-t-ildansmatête?Jeseraisjalousedemasœur?Parcequemasœurn'estpascommemoi?

Non.Laraisonquimefaitdécideràseptansquejen'auraipasd'enfantestplussimpleetplusimportante.Avecdifficulté,jeréussisàfairecomprendreàmamèrequemapeurvientdufaitquejenepourraipasentendremonenfantpleurer,doncque je ne pourrai pas courir, comme elle, pour le consoler, l'aider quand il aurabesoindemoi.C'estunproblèmeinsurmontable.Alors,jen'auraipasd'enfant.

Mamandit:

«Unemèresentquandsonenfantpleure.Unemèreadesrapportsparticuliersavecsonenfant.Pasbesoindel'entendreforcément.»

Sentir, pour moi, n'est pas une réponse. Je préférerais pouvoir entendre monenfant.J'aitroppeur.

N'arrivantpasàmesortircerefusdelatête,mamèremeconseilled'enparleravecdesadultessourdsàVincennes:

«Euxterépondrontmieuxquetonpèreoumoi.»

Lasimplicitéde laréponsequ'onmedonnemesurprend : il suffitdemettreunpetitmicro sous l'oreiller du bébé. Cemicro fait fonctionner un signal lumineuxlorsquel'enfantpleure.

J'aicompris.Unjourjeseraimère.J'aiunavenirdemèremoiaussi.

Sijepouvaismesouvenirdesmillequestionsdecegenrequiseposentalorsdansmatête,j'enferaisvolontierslaliste.Maiscelam'estimpossible.

Mon rapport avec le monde extérieur, à cet âge, est très particulier. Je suissouvent solitaire, jem'ennuiedansunmondequiparleautourdemoi.Parfois, jem'énervedenepascomprendre.Ilmesemblequelesautresnefontpasbeaucoupd'effortspourcommuniquer,àpartmesparents,etlemondeselimiteàeux,etàMarie,quineparlepasencore,maisquibabilleetquipleure,etquirit,quifocalisetoutel'attention.Parfoisjedis:

«Jesuislà,moi!»

Etonmerépond:

«Maistun'esplustouteseule.Ilyaunautreenfant,ilfautapprendreàpartager.»

Cen'estpas facile,audébut,departager l'affectiondesesparents. Jevoudraisêtrechoyéeautantqu'avant.

Je me sens bien avec les autres enfants sourds. A l'école, j'essaye de leurapprendremanouvelle langue,maisc'est interdit.Noussommesdansuneclasseoraliste,jedoisdoncpratiquerlessignesàlarécréation.J'essayed'expliqueràmespetitscopainsque«papa»et«maman»nesedisentpascommeenorthophonie,maisavecdessignes.Apparemment,ilss'enfichent.Ilssedemandentcequejeleurracontecommebêtise.

Cesenfantsontlemêmeâgequemoi,maispoureux,direpapaencodeoupapaensigne, ça ne change rien. Alors que moi, j'ai senti le changement. Ce n'est pasencoretrèsclair,maisjenesuispluscommeavant.Unepetiterévolutions'estfaiteenmoi,quejevoudraisbienleurfairepartager.Révolutionnerlessourdsautourdemoi,leurouvrirlemondecommeonl'afaitpourmoi.Leurdonnerlapossibilitédes'exprimerlibrement,defaireavecleursmains,commeditAlfredoCorrado,«desfleursdansl'espace».

Je commence à bien signer. Entre les cours à IVT et la classe d'insertion, jeprogresse. Plus à IVT qu'à l'école, où l'on m'apprend encore que trois petitesvoituresplusunepetitevoiture,çafaitquatre;àécriredesAetdesBàl'infini;àliresurleslèvres;àm'échineràrépéterdesmilliersdefoislamêmesyllabeavecl'orthophoniste.Jecroisquelesadultesentendantsquipriventleursenfantsdela

languedessignesnecomprendrontjamaiscequisepassedanslatêted'unenfantsourd. Il y a la solitude, et la résistance, la soif de communiquer, et parfois lacolère. L'exclusion dans la famille, à la maison, où tout le monde parle sans sesoucierdevous.Parcequ'ilfauttoujoursdemander,tirerquelqu'unparlamancheou la robepour savoir, unpeu, un tout petit peu, cequi sepasse autourde soi.Sinon,lavieestunfilmmuet,sanssous-titres.

Moi,j'aidelachanced'avoirlesparentsquej'ai.UnpèrequiafoncéàVincennespourapprendrelamêmelanguequemoi,unemèrequisuitlemêmeparcours.Quinemetapepassurlesmainssanscomprendrequandjesigne:«Maman,jet'aime.»

Lesenfantsdemaclasseont,pourlaplupartd'entreeux,desparentsadeptesdel'oralisation. Ils n'iront pas au cours de langue des signes à Vincennes. Ils vontpasser des années à essayer de faire de leur gorge une caisse de résonance, àfabriquerdesmotsdontilsneconnaissentpastoujourslesens.

Jen'aimepaslesmaîtressesdecetteclassedite«d'intégration»,àl'école.Ellesveulentmefaireressemblerauxenfantsentendants.Ellesm'empêchentdesigner,ellesm'obligentàparler.Avecelles,j'ailesentimentqu'ilfautcacherquel'onestsourd,mimerlesautrescommedespetitsrobots,alorsquejenecomprendspaslamoitié de ce que l'on dit en classe. Mais à IVT, avec les enfants et les adultessourds,jemesensmieux.

Cetteannée-là,ilyaaussidesmomentsgaisdansmafamille.Mapremièredentde lait, par exemple. Le jour où elle tombe, mes grands-parents me racontentl'histoiredelapetitesourisquiapporteunepiècesousl'oreiller.J'imaginelapetitesouris comme dans les dessins animés, avec de jolies petites oreilles. J'y crois,comme tous les enfants de mon âge. Ce n'est pas un conte, c'est la réalité.D'ailleurs,jevaisvérifier.

Le soir, je mets consciencieusement ma précieuse dent sous l'oreiller, et jem'endorsenespérantquelapetitesourisserafidèleaurendez-vous.Pasdutouteffrayéeàl'idéequ'ellevaseglisserdansmonlit.Lelendemain,àmonréveil, jetrouveunepiècedecinqfrancs,avecundessinquireprésente lasouris.Elleestdonc venue me voir, réellement. Très excitée par l'événement, je décide derecommencer le soirmême, puisque j'ai gardéma dent. Avec, je crois, l'idée devérifiersilapetitesourisestbienunepetitesouris.

Le lendemain, jetrouveeffectivementunenouvellepièce,maisplusdedent! Jecoursdemanderàmesgrands-parentscequ'elleestdevenue.Ilsm'expliquentquelapetitesourisl'aemportéeavecelle,toutsimplement.

Je suis furieuse. D'abord parce que c'est ma dent. Ensuite parce que j'avaisl'intentionderépéterl'expérience.

Vraimentfurieuse.Madent!

Uneautreimagequejen'oublieraijamais.Unsoir,noussommesinvitéschezdesamisdemesparents.J'aiunebellerobe,toutestparfait.Mamanpréparelebébé.Ellemeledonneàgarderpendantqu'ellerassembledesaffaires.Lebébéa,toutàcoup,unpetitairétonné,etjesensqu'elleafaitsesbesoins.Touteprêteavecmabellerobe,etcebébéqui faitsurmoi ! Jem'énerve. JedoischangerderobeetMariedecouche!Jenesuispascontentedutout.

Jenesaispaspourquoi,jen'oublieraijamaiscetteimagesouvenir.Mapremièreconfrontation, peut-être, avec la réalité d'un autre être, le fait de prendre encompte laviedequelqu'und'autredans labullequereprésente la famille,etquim'étaitjusque-làréservée.

Je dis le bébé, quand Marie est toute petite, car j'oublie. J'oublie commentprononcersonnomcorrectement.Souventjeveuxluidire:«Marie,regarde-moi»,pourluiparlerunpeuensignes,maisjen'yarrivepas.Parcequ'elleesttroppetite,etquejenesuispasencoretrèshabilemoi-même.J'essayedoncdecommuniqueravec elle comme le fontmes parents, en parlant un peu, avecmesmots àmoi,maladroitementprononcés.

«Ma-rie...Ma-rie...Ma-rie...»

LAVILLEDESSOURDS

Je ne suis qu'au début de l'apprentissage du langage des signes, et nous allonsabandonnerMarieenFrancepourpartiràWashington, la formidable«villedessourds».

Avec lerecul, j'aiunpeuhonte ; ilsauraientdû l'emmener, je l'aiprivéedenosparentsdurantunmois.Ilsontprisladécisiondelaconfierànosgrands-parents,jenesuispasresponsable,mais lasituationmegêneunpeu.Ilsfontuneffortpourmoi,pourallerlà-basapprendrelalanguedessignes,enlaissantlebébé.

Washington,c'estd'abordl'avion.C'estlapremièrefoisquejeprendsl'avion,etjene sais pas où je vais. Je sais que je pars à l'étranger, mais où ? Qui pouvaitm'expliquerWashington?Aumomentdudépart,personne.J'aicomprisplustard,enarrivant.

Ce voyage est organisé par Bill Moody, l'interprète d'Alfredo Corrado, avec legrouped'IVT. Il yaunsociologue,BernardMottez,unorthophoniste,DominiqueHof,etd'autresadultessourdss'occupantd'enfantssourds.Lebutestdedécouvrirlafaçondevivredessourdsaméricains,deconnaîtreleuruniversitéGallaudet,desavoircommentilssedébrouillentdanslaviedetouslesjours.

Claireestl'uniqueenfantdemonâgedanscegroupe.C'estunepetitefilleblonde,sourdecommemoi,quivadevenirmonamie inséparable.Jen'oublierai jamais lapremièrefoisquej'aivusonvisage.Elleestaussivivantequejesuisréservéeettimide,maisnosregardssesontcroisésavecforce,etlecontactaétéimmédiat.Ensemblenouspartonsversl'aventureextraordinaire,dontnousignoronsencore,elleetmoi,lebonheurdeladécouverte.

Ledécollagemefaitpeur.Lesoltremble,lesrouesbrinquebalent.Jesensl'avionvibrer,puisuneespècedetroud'air,commedansunascenseurquivatrèsvite.Jemesensécraséeaufonddemonsiège.

Unefoisenl'air,çava.AvecClaire,nouslisonsunMickey,assisestouteslesdeux,tranquilles, puis on s'endort, jusqu'à l'atterrissage. Là, j'ai un mal affreux auxoreilles,àenmordrelecoussindusiège.Unevéritablesouffrancequimesurprendcomplètement,l'impressionquejevaisexploser.Onm'aditdeprendreduchewing-gum,jemâche,jemâche,maisçanepassepas.Claireneressentrien,elleestfolledejoie.

Ausol,jerécupèrelentement,lasouffrancedisparaît.NoussommesàNewYork;çanemeditriendeprécis,NewYork,sauflesgratte-ciel.PuisnouspartonspourWashington,encar,cettefois.

Ilyadusoleil,ilfaitlourd.Nousarrivonsdansunesortedegranderésidence,oùmesparentsontlouéunappartement,commeceuxdeClaire.

Dans larue, lespectacleest immédiatementunchocpourmoi.Plusqu'unchoc,unerévolution!Etlà,jecomprends:jesuisdanslavilledessourds.Ilyadesgensquisignentpartout:surlestrottoirs,danslesmagasins,toutautourdel'universitéGallaudet. Les sourds sont partout. Le vendeur d'un magasin signe avecl'acheteuse,lesgenssesaluent,discutentensignant.Jesuisvraimentdansunevilledesourds.J'imaginequ'àWashingtontoutlemondeestsourd.

C'estcommesij'arrivaissuruneautreplanète,oùtouslesgenssontcommemoi.

«Regardez,papa,maman,dessourdsquiparlent!»

Ilyenadeux,trois,quatre,quidiscutentensemble,puiscinq,six...jen'encroispas mes yeux ! Je les regarde, la bouche ouverte de stupéfaction, bouleversée,bousculéedansmatête.Unevéritableconversationdesourdsàplusieurs,c'estuneimagequejen'aijamaisvueencore.

J'essayedecomprendreoùjesuis,cequisepasseici,jen'yarrivepas.Iln'yarienàcomprendre,j'aiatterridansunmondedesourds,àseptans,toutsimplement.

Premierpasdansl'université.AlfredoCorradom'expliquequetoutlemonden'estpas sourd. Si j'ai cette impression, c'est qu'il y a beaucoup de professeursentendantsquiparlentlalanguedessignes.Commentlesreconnaître,personnen'ad'étiquette sur le front ? Ça neme paraît pas nécessaire, ils ont l'air tellementheureux, tellement à l'aise. Il n'y a pas cette réticence que j'ai sentie même àl'écoledeVincennes.Inconsciemment,lesgenssontgênés,enFrance,d'utiliserlalanguedessignes.Jesentaiscettegêne.Ilspréfèrentsecacher,commesic'étaitunpeu honteux. J'ai vu des sourds qui ont souffert toute leur enfance de cettehumiliation,etquinesontpascomplètementépanouis,mêmemaintenant,dansleurlangue.On sent le passé difficile. Peut-être parce que la langue des signes étaitinterdite en France jusqu'en 1976. Elle était considérée comme une gestuelleindécente,provocante,sensuelle,quifaitappelaucorps.

MaisàWashington,riendetoutcela.Aucunproblème,uneaisancefabuleusedetoutlemonde.Lalangueestnormalementpratiquée,sanscomplexe.Personnenesecacheoun'ahonte.Aucontraire,lessourdsontunecertainefierté,ilsontleurcultureetleurlangue,commen'importequi.

Billnouspromènedanslaville,iltraduitenmêmetempslefrançaisetl'anglais,l'ASL (american sign language) et la LSF (langue des signes française). Unegymnastiquefascinante;jen'aijamaiscompriscommentilfaisait.Chaquepaysasalanguedessignes,commeilasaculture,maisdeuxétrangerssourdsparviennentassezviteàsecomprendre.Nousavonsunesortedecodedebaseinternationalquinouspermetdenouscomprendrerelativementfacilement.Parexemple,onmangeforcémentparlabouche,pasparlesoreilles,donclesignequimontrelaboucheouverteetlesdoigtsquidésignentl'ouvertureestdéjàassezclair.Lamaison,c'estpareil.Lapremière foisque l'onm'adit«Home», jen'aipascompris,maisdèsqu'ona fait lesignede«maison»,en formedetoit,c'étaitclair.Pour lereste -

l'abstrait,lesnuances-,chaquelanguedessignesdemandeuneadaptation,commepourunelangueétrangère.

Nous restons un mois à Washington, dans la résidence proche de l'universitéGallaudet. Dans l'immeuble, chaque locataire signe. Nous prenons nos repas auself, il faut s'annoncer en présentant, en langue des signes, le numéro que nousportons.

Jesuisfière,fièrecommejamaisjenel'aiété.

L'universitéabritedesmédecinssourds,desavocatssourds,desprofesseursdepsychologiesourds...Touscesgensontfaitdesétudessupérieures;pourmoi,cesontdesgénies,desdieux!Iln'yariendepareilenFrance.

Rencontre émouvante et impressionnante avec une femme sourde et aveugle.Commentcommuniqueravecelle?

Onmedit d'épelermonnomendactylologiedans le creuxde samain.Ellemesourit et répète mon prénom dans mamain. Je suis profondément troublée parcettefemme.Elleestmagnifique.Jecroyaisquetouslesaveuglesavaientlesyeuxfermés ; en fait, elle a un regard quime « regarde », comme si elleme voyaitvraiment. Je lui demande comment elle fait pour parler, puisqu'elle ne peut pasépelertouslesmotsdanslamaindequelqu'un.Ellem'expliqueaveclelangagedessignes:

«Tuutiliseslalanguedessignes,moijemetsmesmainsautourdestiennes,pourtoucherchaquesigne,etjetecomprends.»

C'est une chose mystérieuse pour moi ; moi j'ai besoin de mes yeux pourcomprendreunsigne,ilfautquejesoisfaceàquelqu'un.Comprend-ellevraiment?Vraiment?Jereposelaquestion.

«Net'inquiètepas,jetecomprends,pasdeproblème.»

Jemedemandecommentelleagrandi,commeelleaappris.Cettefemme,dontlesmains enveloppent doucement les miennes, suivent dans l'espace le dessin dechaque signe,m'impressionne terriblement. Elle a encore plus de difficultés quemoi,sasituationestplusdifficilequelamienne,etpourtantellecommunique!

L'espoirquemedonnentcesgens,àWashington,cecôtépositif,m'amènentàunedécouverte,encoreune,trèsimportante,surmoi-même:jecomprendsquejesuissourde.Personnenemel'avaitencoredit.

Unsoir,àWashington, j'entreencoupdeventdanslachambredemesparents,trèsexcitée,unevraiebouledenerfs.Commejesignetropvite,ilsnecomprennentpas;jerecommence,pluscalmement.«Jesuissourde!»

Je suis sourde ne veut pas dire : « Je n'entends pas. » Cela veut dire : « J'aicomprisquejesuissourde.»

C'est une phrase positive et déterminante. J'admets dansma tête le fait d'êtresourde,jelecomprends,jel'analyse,parcequel'onm'adonnéunelanguequimepermetdelefaire.Jecomprendsquemesparentsontleurlangue,leurmoyendecommuniquer,etquej'ailemien.J'appartiensàunecommunauté,j'aiunevéritableidentité.J'aidescompatriotes.

AWashington,lesautresm'ontdit:«Tuespareillequenous,tuessourde.»Etilsm'ontmontrélesignequidésignelesourd.Personnenemel'avaitdit.

Elleestlà,larévélation,carjen'avaispasencoreconstruitceconcept-làdansmatête. J'enétaisencoreàunedéfinitiondemoidugenre :«Emmanuelle t'entendpas.»

Aprèsavoircompris le«je», jem'appelleEmmanuelle, jecomprendscesoir-là,commeunéclair:«Jesuissourde.»

Maintenant, je sais quoi faire. Je vais faire comme eux, puisque je suis sourdecommeeux.Jevaisapprendre,travailler,vivre,parler,puisqu'ilslefont.Jevaisêtreheureuse,puisqu'ilslesont.

Car jevoisautourdemoidesgensheureux,desgensquiontunavenir. Ilssontadultes, ilsontun travail ;moiaussi,un jour, je travaillerai. J'aidoncdesatoutssoudainrévélés,descapacités,despossibilités,del'espoir.

Cejour-là,jegrandisdansmatête.Énormément.Jedeviensunêtrehumaindouédelangage.Lesentendantsutilisentlavoix,commemesparents;moi,j'utilisemesmains.J'aitoutsimplementuneautrelangue.Clairealamême,destasdegensontlamêmelangue.

Après cela, les questions se bousculent. D'abord, comment faire pourcommuniqueravecunentendant?Avecmesparents,pasdeproblèmes,puisquej'ailachancequ'ilsm'acceptentavecma langueet font l'effortde l'apprendreaussi.Maislesautres?

Laréponseestévidente:ilfautquejecontinueàapprendreàparler,quejefasseuneffort,moiaussi,pouraccepterlesentendantscommemesparentsm'acceptent.Ilssignent,jevaisparleràvoixhaute,commeonapprendunelangueétrangère.

BillMoodyestformidablepournous;ilaidemesparentsàdécouvrirlemondedessourds,ilestpatient,toujoursclair,toujoursprésent.Sesyeuxbleusexpressifs,sesmainshabilesetprécisesfontdeluiunprofesseur,etunguideremarquable.

J'apprendsàsignersansrelâche.Jerépètedevantuneglace,etjevoisdessignespartout.Matêteenestpleine.Jesuisparfoisobligéedefermerlesyeuxpourmesouvenir,de faire lenoir jusqu'à ceque l'image revienne. Il arriveque jenemecomprennepasmoi-mêmeenmeregardant. Jeveuxdirequelquechose,etçavatropvite.Jeparleencharabia.Ilyadessignesquej'inventeparcequejenelesconnaispasencoretousetquejeveuxabsolumentarriveràdirecequejeveux.

Lorsquepersonnenecomprend,jem'expliquesurlesigne:

«Pourmoiçaveutdireça.

—Onneleditpascommeça,onleditcommeça!

—Ah!bon.»

J'accumuleavecunevoracité étonnante. J'apprends les signesàunevitessequidépassemesparents.Ilsontplusdemalquemoi.Ilsmettrontdeuxans,moitroismois.

Avecladécouvertedemalangue,j'aitrouvél'énormecléquiouvrel'énormeportequimeséparaitdumonde.Jepeuxcomprendrelemondedessourds,etaussiceluidesentendants.Jecomprendsquecemondenes'arrêtepasàmesparents,qu'iln'yapasqu'euxd'intéressants. Jen'aipluscetteespèced'innocenced'avant. Jevoislessituationsenface.J'aiuneréflexionquiseconstruit.Besoindeparler,dediretout,deracontertout,decomprendretout.

C'estfou.Jedeviensbavarde.Jecroismêmequej'embêtetoutlemondeàforcedeposerdesquestions.«T'asditquoi?»

LorsquenousrentronsàParis,Marieestdéstabilisée.Nousl'avonsquittéealorsquetoutlemondeparlaitoralementavecelle,ellenousretrouveparlantlelangagedes signes ! C'est après ce voyage que je décide clairement de lui apprendre àsignerdèsquepossible.Jeregardedéjàsespetitesmainsavecimpatience,dévoréed'enviedelavoirmeparler,d'êtresonprofesseur.J'aihâtequ'ellegrandisse,pourpouvoirdiscuteravecelle.

Marie va devenir plus quema sœur,ma confidente privilégiée,mon interprète.Peuàpeu la relationparticulièreque j'avais avecmamère va se transférer surelle.

Pourl'instant,jedoisfairedeseffortspourparleravecelleetaccepterdeneplusêtreseule.Partager.

Nousprenonslesbainsensemble.Jel'embête,jeluipiqueunjouet,elletapedansl'eau,moiaussi,ellemetirelescheveux,moiaussi.J'adorelafaireenrageretelleaussi.J'adoreregardersespetitesdentsquibrillentquandellepleurepourappelermamère. Çame fait rire.Mamère arrive en colère,me gronde, c'estmoi quipleure,etc'estautourdeMariederireauxéclats.

Enlanguedessignes,«Marie»seditlesmainsjointessurlapoitrine.

J'adoreMarie.

10

FLEURQUIPLEURE

Jenesaispasàquelâgej'aicommencéàcomprendreladifférenceentrelafictionetlaréalité.Avecmesrepèresessentiellementvisuels,j'imaginequec'estàtraverslesfilms.Petite,j'aivuTarzan,parexemple,leTarzanennoiretblanc,avecJohnnyWeissmuller.Çamesemblaittoutàfaitréel,vraisemblable.Tarzannepouvaitpasparler,c'étaitdoncréelpourmoi.L'imagem'amarquée,jelecomparaisausourdqui ne peut pas parler, j'ai imaginé qu'il était comme moi, incapable decommuniquer.Etj'aifaitdescauchemarsàproposdecefilm.Lascèneoùlatribudesauvagesnoirsarriveencriant,enhurlantetdansantautourdeTarzanm'afaittrèspeur.Jen'aipaspucomprendrecequisepassait,etj'aifaitdescauchemars.Mesparentsessayaientdem'expliquer,mais jen'aipascompris lescénario.Plustard,j'aisuquecepauvreTarzanavaitperdusesparents,quelatribude«vilains»Noirsétait encolère.Mais trop tard.Entretemps, j'ai fabriquédescauchemars.Probablement parce que je m'étais identifiée à Tarzan muet. C'était avantl'apprentissagedu langagedes signes. Il y avait beaucoupde confusiondansmatête.

Puisjemesuismiseàdécouvrirlesensdesmots.J'aioubliécommentj'aicompris.Unenfantentendant,lui,peutcomparerlemotécritaveclesonqu'ilentend,puisaveclesens.

J'aidû réécrirevingt fois lemotmaman.Est-ceque j'ai vraimentcompris,àcemoment-là, lesensdemaman?Mamamanàmoi,que jevoyaisdevantmoi?Ouétait-ce autre chose ? Est-ce que ça correspondait à une table ? Comment j'aiapprislesphrases,lesens,lastructure?Oublié.

J'ai adoré qu'onme raconte des histoires. Ensuite, j'ai appris à lire, et j'ai lu.J'étais toujours fourrée dans les dictionnaires, à chercher, àmémoriser. Je lisaisAstérixetObélixenimagesaudébut,sanscomprendreletexte.C'étaitmuet.

Dans la vie, je ressentais toujours un décalage par rapport aux scènes qui sedéroulaientdevantmesyeux.L'impressionquejen'étaispasdanslemêmefilmquelesautres.Cequiprovoquaitparfoischezmoidesréactionsinattendues.

Jerevoisunefêteàlamaison;toutlemondeparle,iln'yaquedesentendants,jesuis isolée, comme toujours dans ces cas-là. Le mystère de la communicationpossibleentrecesgensmelaisseperplexe.Commentfont-ilspourseparlertousenmêmetemps,ledostourné,lecorpsdansn'importequelsens?Aquoiressemblentleursvoix?Jen'aijamaisentendulavoixdemamère,demonpère,desamis.Leurslèvres bougent, leurs bouches sourient, s'ouvrent et se ferment avec une follerapidité.J'observedetoutesmesforces,puisjemelasse.L'ennui,l'ennuiprofond,mereprend,ledésertdel'exclusion.Soudain,unamichanteur,MauriceFanon,quemononcleainvitépourlasoirée,vientversmoietm'offreunefleur.Jeprendslafleuretjefondsenlarmes.Toutlemondemeregarde.Mamèresedemandecequi

m'arrive.

Aufond,qu'est-cequim'arrive?Jenesaispas.Uneémotionforte.Tropfortedansmonisolement?Jenepeuxpasl'exprimerautrementqu'enpleurant?

Ledécalageentreeuxetmoiesttel,lessituations,cequefontlespersonnages,sontsiincompréhensibles?C'estpossible.

Jemedemandeencorepourquoij'aipleurédevantcettefleuravectantdeforce.J'aimeraislesavoir,maisc'estindéfinissable.

J'aifaitbeaucoupdecauchemars,c'estcertain,entrezéroetseptans.Toutcequeje ne comprenais pas dans la journée devait se bousculer dans ma tête. Lesassociationsd'idéessefaisaientendésordre.

Grâce soit rendue à mon père, qui m'a ouvert le monde à Vincennes et àWashington,àluiquim'adit:

«Viens,onvaapprendrelalanguedessignesensemble!»

À notre retour des États-Unis, mon père décide, en qualité de psychiatre, des'occuperdes sourds. Il vaouvrir àSainte-Anne lapremièreconsultationoù l'onpratiquelalanguedessignes,etl'étendreensuiteàl'accueilenhospitalisation.

Lessourdspeuvent-ilsavoirdesproblèmespsychologiques?Oui,commetout lemonde.

Enfant,l'imagequej'aidemonpèreestcelled'unintellectuel.Ilestpsychiatre.Audébut,jedisaisauxautres:

«Monpèretravailleaveclesfous!»

Comme ma mère est institutrice pour enfants à problèmes psychologiques, jedisaislamêmechosedemamère:

«Mamanestinstitutriceaveclesfous.»

J'avaisalorsdumalà intégrercequereprésentaient leursdeuxmétiers.Petitàpetit,j'aicompris.Papadisait:

« Je suis psychiatre et psychanalyste. Je rencontre des gens, je fais despsychanalyses.

—Psychanalyste,c'estpascommepsychiatre?

—Non,lemétierdepsychiatreestdifférent;ilfautundiplômedemédecinepourêtre psychiatre, pour pouvoir donner desmédicaments, tu comprends ? Je peuxsoignerlesgensavecuntraitement.Maisjefaisaussidespsychanalyses!»

Je voulais absolument savoir ce que voulait dire cemot-là, il m'embrouillait etrestaitmystérieux.Nousenparlonssouventavecmonpère,detouscespsy...

Un jour, il m'explique Freud. Il me raconte la découverte des concepts de lapsychanalyse sur l'enfant, le plaisir, la jouissance, le stade anal, le stade oral.J'avaisonzeans...C'était«tiffiti».

J'aifiniparcomprendre,maispendantlongtempsjemesuisrésignéeàdésignerletravail demon père àmes camarades sourds en faisant le signe qui veut dire «médecindesfous».Pardon,monpère.

J'aiaussimélangéle«J»desonprénomaveclesigneàcôtédelatêtequisignifie«danslalune».Ilestsouventdistrait.Monpère,c'est«Jacqueslalune».

Les sourds donnent des surnoms particuliers à tout lemonde. À Vincennes, lessourdsavaientdécidéd'appelermamère«DentsdeLapin»,àcausedesesdentslégèrementenavant.Mamandisait:

«Pasquestion.Çanevapas,jerefusedem'appelerDentsdeLapin.»

Nousluiavonsdonnéunautrenom,quiluivasibien:«Annelabattante».Onsigne le «A », bras levé, pouce écarté, et le poing fermé en avant.Ça fait riremaman,quisevoitpresquechanter«C'estlaluttefinale».

D'autressontsurnommés«GrandsCheveux»,ou«GrosNez».MongrandamiBillMoody,l'interprèted'AlfredoàWashington,seprénomme«Poucesouslenez».Ilpasseson tempsàmoucher lagouttequ'il a toujoursauboutdunezavecsonpouce!

Enfait,enlanguedessignes,nousdonnonsauxgensunecaractéristiquevisuellequirappelleuncomportement,destics,uneparticularitéphysique.

C'estbeaucoupplussimplequed'épelerchaquefoisunprénomenfrançais.C'estparfois drôle, parfois poétique, toujours précis. Les entendants n'aiment pasbeaucoup.Certainssevexent.Paslessourds.

LeprésidentMitterrandsesigneavec l'indexet lepetitdoigt,qui formentdeuxcanines sur ledevantde labouche.Commedesdentsdevampire. (Nous savonsqu'il s'est fait limer les dents. Il avait deux superbes canines, avant.) RaymondBarre, c'est «Grosses-Joues ».GérardDepardieu, c'est le nez énormeavecdesbosses. JacquesChirac,c'est lenezpointuavec le«V»devictoire.Cesontdesexemplesdeparticularitésphysiques.Maisj'aiuncopainquis'appelle«Rajouté».C'estungarçonquien«rajoute»toutletempsquandilracontequelquechose.Onpeutcomparercelaauxnomsquesedonnaient les Indiens.Comme«GrandBeccornu»,«ŒildeLynx»ou«DanseaveclesLoups».

Le«peuple»sourdestgai.Peut-êtreparcequ'ilyaeubeaucoupdesouffrancedansleurenfance.Ilsontplaisiràcommuniquer,etlagaietél'emporte.Dansunecour de récréation, ou au restaurant, un groupe de sourds qui parlent, c'estincroyablementvivant.Onparle,onparle,ons'exprimependantdesheuresparfois.Commeune immense soif de se dire des choses, des plus superficielles aux plus

graves.

Lessourdsauraientpum'appeler«Fleurquipleure»,sijen'avaispaseuaccèsàleur communauté de langue. A partir de sept ans, je suis devenue bavarde etlumineuse.Lalanguedessignesétaitmalumière,monsoleil, jen'arrêtaispasdem'exprimer,çasortait,sortait,commeparunegrandeouvertureverslalumière.Jenepouvaisplusm'arrêterdeparlerauxgens.Jesuisdevenue«Soleilquipartducœur».C'estunbeausigne.

11

INTERDITD'INTERDIRE

Ilm'arrivesouventdeposerauxadultessourdslesquestionsquej'aidéjàposéesàmesparents. J'ai toujourseu le sentimentde recevoirde leurpartdes réponsesinsuffisantes,insatisfaisantes.Parfoispasderéponsedutout.Pourtant,larelationest toujours très forteavecmamère.Surtoutpour l'éducationet l'apprentissagedesmots.Jedirais,symboliquement:«pédagogique,structurée».Avecmonpère,c'estplusdeladétente,delamusique,dujeu,on«rigole».Pourlereste,c'estunintellectuel.Illitbeaucoup,et,petite,jesensqu'ilnesemetpastellementàmonniveau. Devenue grande, je le comprends parfaitement. Tout a changé dans nosrapports.

Enattendant,grâceàmesparents,jenesuispasenretardàl'école.J'aibeaucoupprogressé.

Onze ans.Mes parents veulentme faire entrer en sixième au collègeMolière.Refus.Refusalorsquej'airéussil'examend'entrée!

«Votrefilleestsourdeprofonde,c'estimpossible.»

Mes parents sont furieux contre l'administration de l'école publique, et moi,complètementdécouragée.Commentfairepourpoursuivremesétudes?

Cerefusestuneinjusticeprofonde.Jeleviscommeunactederacisme.Refuserl'éducationàunenfantparcequ'ilesttropnoiroutropjauneoutropsourdrelèvedelapireségrégationdansunpaysquiseditdémocratique.

IlexisteàParisunseulcoursprivéspécialisédansl'éducationdessourdsoùl'onpeutm'accepter.J'ypassemonexamen,jesuisadmise.Moietmasurditéprofonde.Mamanditavecprécaution:

«Ilfautquetusaches,Emmanuelle,quecetteécoledonneunenseignementoral.Iln'yapasdesoutienenlanguedessignes.Tuvasêtreobligéedesuivrelescoursenlisantsur les lèvres,obligéedeparler.Pas ledroitdeteservirdesmains.Tucomprends?»

Surlemoment,jepenseavoircomprislemessage,enréalitéjen'yaipasfaittrèsattention.Lemot«interdit»,s'ilaétéprononcé,nem'apasréellementinquiétée.J'ai réussi mon examen, et, à onze ans, d'autres choses me passionnent et mepréoccupent.

Passiond'abord.J'apprendsàsigneràMarie.Elleaunpeuplusdetroisans,jeluienseigneàécrirequelquesmots,deschosessimplesde laviequotidienne,et lessignesquicorrespondent.

Nous avons déjà, elle et moi, un rapport affectif très intense. Je la trouveadorable,j'aimejoueravecelle,j'aimeluiapprendre,etj'ensuistrèsfière.Jedisà

mamère:

«Regarde,tuvois?Jepeuxluiapprendrequelquechose!»

J'ai donnéma chambre àMarie, et je dors dans le salon. J'ai un vieux bureaud'écolieravecunbancenboisetuntroupourl'encrier.C'estlàqueje«professe».

Marieestassiseàcôtédemoisurlebancraide,onfaitdesdessins.Commemamèreaessayédeluiapprendrelesjoursdelasemaine,sanssuccès,c'estmoiquim'yattaque.Nousrépétonslesjoursassociésàdescouleurs:lelundiestjaune,lemardirouge,etc.Jeluiapprendsàécrire,puisàsigner.Sespetitesmainsfontdesijolieschosesdansl'espace,ellecomprendsivite,jesuisenadmiration.Elleparleenfrançaisoral,ettoutàcoupellepasseàlalanguedessignesavecunefacilitéétonnante.Ellemedonneunplaisirfouetunefiertéimmense.

C'estmoiquisuisdevenue«lascience».Maintenant,nouspouvonséchangerunlangage, elleme comprend, entendante ou sourde, pas de différence entre nous,puisquejesuiscapabledeluiapprendredeschosesetqu'ellelescomprend.Elleestbilingue.

Différence...oui,toutdemême.Jelaregardeimitermamèreenprononçantdes«A,E,I,O,U».Elleimitelavoixdemesparents,moijen'aipaspu.Quandj'essayed'imiterlavoixdemamère,c'estcomplètementàcôté.Onmedit:«Parle,parle,ontecomprend»,maisjesaisbienquecen'estvalablepourl'instantqu'enfamille.A l'école primaire, les gosses se fichaient demoi et riaient demes efforts pourparler.«Ontecomprendpas!Qu'est-cequetudis?»

Biensûrqu'ilsnemecomprenaientpas.Maisc'estmoiquifaisais l'effortdelesimiter,sansjamaisentendrelerésultat.Mavoix,jenelaconnaispas.Eteux?Quefaisaient-ilscommeeffort,àpartricaner?

Onmedemandesouventsijesouffredenepasentendrelavoixdemamère.Etjeréponds:

«Onnepeutpassouffrirdecequel'onneconnaîtpas.Jeneconnaispaslechantdesoiseaux,oulebruitdesvagues.Ou,commeonessayaitdelefairecomprendreàVincennesauxparentsd'enfantssourds,lebruitd'unœufsurleplat!»

C'est quoi le bruit d'unœuf sur le plat ? Je peux l'imaginer, àmamanière, legrésillementestquelquechosequiondule,c'estchaud.Duchaud, jauneetblanc,quiondule.

Çanememanquepas.Mesyeux font le travail.Mon imaginationest sûrementplusfertile,mêmeenfant,quecelledesautres.Justeunpeudésordonnée.

Etl'ordrequis'estmisenplacedansmatête,àl'époqueoùj'entreensixième,mefaitdéjàrefuserviolemmentl'étiquettedehandicapée.Jenesuispashandicapée,jesuis sourde. J'ai une langue de communication, des copains qui la parlent, mesparentsquilaparlent.

Jemepréoccupedeceque jedeviendraiplus tard.Ceque jevais fairecommemétier, comment je vivrai, avec qui ? Je me pose toutes ces questions depuisWashington.J'aitellementgrandidansmatête,tellementrattrapédechosesauvol,etilm'enrestetantencore...

MevoilàdoncaucoursMorvan.Classedesixième.

J'arrive en retard, pour le premier jour de classe. La directricem'accompagnedans la salle de classe, me fait asseoir à une place vide. Il y a une petiteinterruption,desyeuxmedévisagent,puislecoursreprend.

Jemesenscernée,épiéedetouslescôtés.Jesuisdansuneclassedesourds,etlessourdssontcurieuxdenature.

Leprofesseurestunefemme,elleprendbiensoindegardersesmainsderrièreson dos et parle, en articulant exagérément, en traînant sur lesmouvements debouche,très«convenablement».Lesélèveslisentsurseslèvres.

C'estlà,àcetteminute,quejecomprendsl'étenduedudésastreetmesouviensdel'avertissementprécautionneuxdemesparents.Cettefemmequinesesertnidesesmains ni de son corps pour enseigner, qui signifie par son attitude l'interditd'utiliser un autre langage que la parole, me paraît une provocation. Je suischoquée,profondément,puiscomplètementécœurée.ÀIVTdeVincennes,j'aiprisl'habitude et l'aisance de ma langue, ici je suis une étrangère à nouveau. A unmoment,jemedis:

« C'est une farce. Une comédie. Elle va faire ça un moment, puis elle va sedébloquer.»

Maislesautresregardentetécoutentattentivement,etjen'osepasintervenir.Jem'efforcedecomprendrecequ'elledit.Rien.Ellelevoitbien;jenesaismêmepasdequelcoursils'agit.

À la récréation, je fais connaissance avecmes camarades.Connaissance est ungrandmot:pasunneparlelalanguedessignes.Certainsparlentaveclesmains,unesortedecodequ'ilsespèrentexpressif,maisilsneconnaissentpaslesrèglesetlagrammaire.Jem'aventure.Jesigne:

«Toi,commentt'appelles-tu?Moi,jem'appelleEmmanuelle.Jeparlelelangagedessignes.Tucomprends?»

Pas de réponse. Les yeux écarquillés, l'autre regarde mes mains comme si jeparlaischinois.Ilsn'ontpasapprislagrammaire,lesinversions,lesrenvois,toutela structure de ma langue, comme la configuration du geste, l'orientation,l'emplacement,lemouvementdelamain,l'expressionduvisage.Àpartirdecettestructure, de cette grammaire, je peux exprimer des milliers de signes, du plussimpleauplusnuancé.Ilsuffitparfoisdechangerlégèrementl'undesparamètres,l'orientation,oul'emplacement,oulesdeux,etc.C'estinfini.

Lesyeuxrondsdugossequimeregardetrahissentlaplusbellestupéfaction.Unautremefaitcomprendrequ'ilveutsavoirmonnom.Jeluirépondsendactylologie.Lesyeuxdecelui-làs'arrondissentdavantage.Ilsignorentaussiladactylologie,cetalphabet,crééparl'abbédel'Epée,quel'onécritdansl'airavecunemain.

Ledeuxièmejour,décidéeàfairefrontàcettesituation,jecommenceàdistribueraulycéedesalphabetspourexpliquerlalanguedessourds.Scandale!Provocation!Jesuisconvoquéeimmédiatementparl'administration,quimeremetàmaplace.Gentiment,maisàmaplace. Iln'estpasquestionque jemecomporte icicommeuneactiviste,unechefsyndicaliste,entoutcasunemeneusederévolution.

«Ileststrictementinterditdefairedelapublicitépourlalanguedessignesdansl'enceintedel'établissement.

—Jevoulaisseulementleurmontrerladactylologie.

—Pasdediscussion.Interditveutdireinterdit.»Et«interdit»nesupporteaucundialogue.Aucunélèveicin'aledroitd'êtreinformé,c'estlaloi.

Effectivement,c'estlaloi.L'interdictionvapersisterjusqu'en1991.Maisj'aionzeans,noussommesen1984,jenesuispasdouéepourlafuturologie,etenattendantjedoissubircetteloidusilence.Uncomble!Lalanguequim'aouvertaumondeetàlacompréhensiondesautres,lalanguedemessentiments,dessituations,leurestinterdite?

Cauchemar.

Quelques professeurs connaissent la LSF (langue des signes française) et lapratiquent en cachette ; certains ont même pris ma défense en douce. Cetteinjusticeme frappeenpleincœur. Il fautque leséducateurs, les instituteurs, lesprofesseursquiontenviedeseresponsabiliserpuissentlefaireàvisagedécouvert.Ils sont à l'origine de la construction et de l'équilibre psychologique, affectif,nerveux,desenfantssourds.

Ilnefautpasquel'Étatenfassedeshors-la-loi.Ilfautquechacunpuissechoisir.Orcen'estpaslecas.Oncontinueàbourrerlecrânedesparentsaveclaformule:«Forcez-leàparler,ilparlera.»

Àonzeans,j'aidéjàenviedehurleràcesujet.Etçacontinue.J'aidescamaradesdont l'enfance a été si dure, si éprouvante. Ils se rappellent avoir jeté leursappareilsauditifsdanslestoilettes;ilsnepouvaientpluslessupporter.Certainsnecommuniquentabsolumentpasavecleursparents,ilsensontincapables.Jeconnaisunpetitgarçonquiestdevenuviolent,sauvage,iltiraitlescheveuxdesamèrepourcommuniquer avec elle, il se roulait par terre, dans la boue, n'importe où. Ilressentait une telle impuissance, un tel isolement. Certains enfants me disent àl'école:

<<Elleestformidable,tamère,ellesigne!»

Évidemment,leursparentsnesignentpasdutout.Danscesconditions,commentfont-ilspourexprimer leursangoisses, leurspetitsproblèmes, leurs sentiments ?Commentrestercalme,lorsqu'onnepeutpasraconteruncauchemaràmaman,ouluiposerdesquestionsaussibêtesque:«C'estquoiça?»,«Àquoiçasertcetruc?»,«Pourquoij'aimallà?»,«Qu'est-cequ'ilfaitlemonsieuravecuneblouseetunappareilautourducou?»

Commentvivrequandiln'yapasderéponse,oualors:«Lissurleslèvres»,«Comprends ce que tu peux », « Range-le de travers dans ta tête », «Mets desannées à le remettre à l'endroit », « Parle, tu as une voix bizarre, on ne tecomprendpas,maisparle,tuyarriveras»,«N'enlèvepastonappareil;articule;imite-moi.»Autrementdit:débrouille-toipourêtreàmonIMAGE.

Petiteenfant,jemesentaisuneétrangèredansmaproprefamille.Descopainsdeclasseviventlamêmechose.Pourmoi,c'estfini;poureux,çacontinue.Ilssontenéchecscolaire.L'échecscolaireestsignificatifpourmoidelanécessitéducombatquejemènepourlaLSFetaussidelastupiditédel'interdire.

Plustard,j'enaifaitladémonstrationdansuneclasseoùlesélèvessignaiententreeux(impossibledenousl'interdire!),maispasavecleprofesseur,puisquec'étaitlarègle.

J'ai unebonnenote en français, le professeurm'invite à prendre sa place pourexpliquer aux élèves qui n'ont pas compris le sujet. Je viens au tableau et jecommenceàm'exprimerenlanguedessignes.Dèsledébutdemadémonstration,leprofesseurm'arrête.Ilm'accusedetropde«facilité»etexigequejem'exprimeoralement.Jemesensridicule.Jamaisjenemesuissentieaussiridicule.Lesélèvesme regardent en riant, ilsne comprennentabsolument rienà ceque j'essayedeformuler.

Auboutdecequimeparaîtuneéternité,jem'arrêtenet.Nonseulementjesuismalheureuse, mais je fais perdre du temps à tout le monde. Je demande auprofesseurd'avoir«l'extrêmeobligeance»dem'accordercinqminutespourtenirexactementlemêmeraisonnement,maiscettefoisenlanguedessignes.Convaincuque je n'ai pas le niveau suffisant pour y arriver, persuadé quema langue est «inférieure », limitée, il me laisse faire, en se disant probablement qu'il va medémontrer mon incapacité. Les élèves, eux, me regardent avec des yeux ronds,pétillantdemalice,degrandssourires.D'habitude,nousnesignonsentrenousquepour tricher, ou à la récré, ou dans la rue. La petite révolution que je viensd'obtenirestimportante.Vont-ilscomprendrecequ'ilsn'ontpascomprisoralementdelapartduprofesseur?

Ils m'écoutent attentivement ; mon raisonnement est clair, l'explicationconvaincante,etlesélèvesravis.Leprofesseurrefuseencoredecroirequej'aisiviteetsibienexpliqué.

«Vousaveztouscompris?»

Le«oui»estunanime.Ildouteencoreetdemande ironiquementàunélèvedevenir répéter oralement ce qu'il a soi-disant compris. L'élève s'exécute, et leprofesseur, ébahi, fait grise mine, mais il se réfugie derrière sa mauvaise foihabituelle. Il continue son cours oralement, voulant oublier ce qui vient de sepasser.

Dans ce contexte scolaire d'interdiction, le professeur est, à mon avis, contrel'élève, il est logique, par conséquent, que l'élève soit contre lui. Le résultat ?Quand un des professeurs se retourne pour écrire au tableau, nous prenonsl'habitude d'échanger en langue des signes un certain nombre d'informations,persuadés qu'il n'entend pas, puisqu'il ne voit pas. Or, au début, il se retournechaquefois,c'estbizarre,nousnecomprenonspasimmédiatementpourquoi.Àlalongue,jemerendscomptequetoutenparlantaveclesmains,nousémettonssanslesavoirdepetitsbruitsavec labouche.Nousnousappliquonsdoncàn'émettreaucun son et, depuis ce jour, nous avons échangé nos corrections le plustranquillementdumonde.

C'estvilain?Peut-être,maisentrelefaitquenousnecomprenonsengénéralquelamoitiédel'enseignementoraliste,etlefaitqu'«ilestinterditd'interdire»...onsedébrouille.

12

PIANOSOLO

J'ai bientôt treize ans, Marie cinq ans. Marie est devenue mon alter ego, maréférence,ma complice. Elle apprend tout à une vitesse vertigineuse. Elle signeavec une énergie incroyable pour ses petites mains. Elle parle avec autant defacilité.Marie,petitgéniedecinqans,monamourdesœur,mabéquille!

Depuisqu'elleestnée,jemesuisattachéeàelled'unemanièreunpeupossessive.Mais j'ai besoin d'elle. Je m'en sers comme d'un outil, comme d'un accessoirenécessaire.Notrerelationestprivilégiée.

J'avaisbesoind'ellepourgrandir,enfait.Seule, jenesaispascomment j'auraisgrandi.Al'adolescence,onessayedeneplusavoirbesoindesesparents,denepastrop leurdemanderde choses, etMarieapris le relais.Au fil du tempselle estdevenuecomplètementbilingue.Ellesignecommeunvraisourd.

Unsourdacettefaçonparticulièred'accompagnerlessignesdelégersbruitsdebouche.LespectacledeMarie,hautecommetroispommes,signant,écarquillantses petits doigts, faisant lamoue sur chaquemot... c'est undélice. Je passedesmoments exquis avec elle, même si nous finissons par nous tirer les cheveux.J'apprendsavecellecequesontlepartage,lesconfidences,lesdisputes,lahaineetl'amour.

Avecelle,jesuisdemandeused'àpeuprèstout.

Toutcequejenepeuxpasfaire.Àtable,ilfautqu'ellemetraduiselaconversation;jel'embête,jelaharcèlesielleoublieetmelaisseenplansuruneinformation.Parfois,ellem'envoiepromener.Oujem'énerveoujelacomprends,toutdépenddumoment.Ilyalesmomentsoùons'engueulesérieusement.Pourletéléphone,parexemple.

«Marie,téléphonepourmoi!

—J'enaimarre!

—Tupourraispenseràtasœursourde,toutdemême!C'estfacilepourtoi,tumelaissestomber!

—Tutesersdemoitoutletemps!Tum'utilises!»

Cepetitboutdefemmedecinqansparlecommeunlivre:je«l'utilise»!

«Marie...j'airendez-vousavecuncopain!Téléphone!»

Etçadurejusqu'àcequ'elleserésigneàfairecequejeluidemande.Letéléphoneestuninstrumentquej'adoreetdétesteàlafois.Jesuisjalousedeceuxquis'enserventavecfacilité. Jalouseparceque,àtreizeans,oncommenceàpasserunepartie de sa vie avec les copains, et, pour les sourds, le téléphone doit toujours

passerparunentendant.Marietéléphonechezlecopain,tombesursamèreousonpère,elleestgênée,ellen'aimepasêtreobligéededire:

« Excusez-moi, je voudrais parler à Truc, c'est pour ma sœur Emmanuelle. Ilfaudraitluidireque...»

Lesparentsn'ontpasbesoindetoutsavoir...Ensuiteelledoitmefairelecompterendudecequis'estditautéléphone.Jeletrouvetoujourstropcourt.

«Ont'arienditdeplus?

—Non,rien.Samèreaditqu'ilétaitpaslà,ilterappellera.

—Maisquand?

—J'ensaisrien,moi!tum'embêtes!»

Jecomprendsqu'elleenaitmarre.Mesdemandessontincessantes,dansunsensoudansl'autre.Sijenepeuxpasallerquelquepart,ilfautqu'elleprévienneàmaplace,sijedoischangeruneheurederendez-vous,c'estlamêmechose.

Al'époque,nousn'avonspasencoredeMinitel;jel'aieuàquinzeans.Marieestmontéléphoneparlant.Elleleresteratoutemonadolescence,jusqu'àl'arrivéeduMinitel.

Je lui racontemessecrets,pas tous,ellesaitqui jevoisounevoispas,pour lemomentouplusdutout.Bienobligée.Marieprendsurelle, laplupartdutemps.Elle grandit enmême temps quemoi, en double vie, en double de beaucoup dechoses.Marie,c'est...Marie,masœur.Jel'aime.

Jelataquinebeaucoup,aussi.Peut-êtreparjalousie.Non,jalousien'estpaslebonmot.Frustration.Marieadesrapportsavecmonpèrequejenepeuxpasavoir.

Lepianoestunsymboledecettefrustrationdouloureuse.

Elleacommencéà jouer très tôt.Noussommesdans lesalon,Marie joueavecmon père. Avant, c'étaitmoi quim'installais à côté de lui. Je l'écoutais jouer, jecherchaisàpercevoirlessonsaigus,lessonsgraves;l'appareilauditifestnulpourça,commepourlereste,maisjesentaistoutdemêmelamusiquedepapa.

Maintenant,c'estMarie.Toutàcoupjesuisexclue.Ilssontcomplicesdevantcetinstrumentdontilsperçoiventexactementlamêmechose.Leursmainscourentsurleclavier, ilssourient,penchent la tête,separlent, s'écoutent.C'estunehistoired'amourentreeux.Jevoisl'amourpasserdansleurmusique.C'estinsupportable.J'arrachemonappareil,jem'envais,jen'enpeuxplus.Ellealachancedepartagerçaavecmonpère,jehaiscepiano.J'aihorreurdecepiano.

Lapremièrefois, j'aiexpriméquelquechose,unmécontentement, jenesaispascomment. Ensuite, je me suis contentée d'aller dans ma chambre, toute seule.Souffrancede l'exclusion.Différence. Impossibilitéderejoindremonpèrecomme

elle,surlemêmeterrain,celuidelamusique.

Cettemusiquequ'ilm'adonnéepourtant,dontgrâceàluijepeuxprofiter,quimepermetdevibrer,dedanser.Maiscettemusiquequin'étaitqu'ànousdeuxnel'estplus.

La frustration,Marie l'a découverte aussi. Elle est encore petite, peut-être unan... la chronologie me fait toujours défaut à cette période. C'est après notreretourdeWashington,entoutcas.Unsoir,nousavons invitéà lamaisonAlfredoCorradoetdeuxdesesamis.Àtable,toutlemondesigne.Çadiscute,mesparentssontencoremaladroits,ilssetrompent,demandentuneprécision,recommencent.Alfredorit,jeris,c'estsibondeparlersalangue,d'êtreensécurité,enconfiance.Toutàcoup,Mariegrimpesurlatableetsemetàtrépigner,àtaperdupied.Ellecrie,ellepleure.Alfredoestsurprisdecetteviolence.Cettepetitechosehystériquequipiqueunecolèreinfernalelelaissepantois.

Marieveutseulementattirerl'attentionsurelle.Qu'onnel'oubliepas.Qu'onsesouvienne qu'elle est entendante, elle ! Cette conversation complice qui ne sepréoccupepasdesonexistencelarendfurieuse.

Jecomprendssibien.Àcinqans,moi,j'étaistotalementexclueàtable.Toutescesbouches qui parlaient vite, ces poissonsmuets qui s'agitaient dans un bocal,melaissaientdecôté,surlaplage.C'estautourdeMaried'enavoirmarredessignes.Oumarretoutcourt.Avant,onluiparlait,maintenant,onsignepourmoi.Jalousie?Non,frustration.Jeconnaisbien.Unemanièrederappelerauxautressonidentité.

J'aibienjetémonappareilquandelles'estmiseàjouerdupianoavecpapa.Jeluiauraisbienclaquélecouverclesurlesdoigts.LesdoigtsdepapaoudeMarie?Lesdoigts de ce maudit piano qui parle sans moi avec ceux que j'aime. Piano solo.Emmanuellesolo.

13

PASSIONVANILLE

J'aidécidédeneplusrienfaireenclasse.J'enaimarredeleurscours,marredeliresurdeslèvres,marredem'escrimeràfairesortirdesgrincementsdemavoix,marredel'histoire,delagéo,mêmedufrançais,marredesprofesseursdécouragésquin'enfinissentpasdem'engueuler,marredemoiaumilieudesautres.Laréalitéme dégoûte un peu. Alors je décide de ne plus la regarder en face. Je fais marévolution.

Passermavieàl'école,c'estridicule.Lesheureslesplusimportantesdemavieseperdent en prison. J'ai l'impression qu'on ne m'aime pas, que je n'arrive pas àsuivre.Etquetoutçanesertàrien.

L'avenirestquelquechosedemystérieux.Jenesaispascequec'est.Jeneveuxpassavoir.Jemedis:«Onvamettreçadecôté,enattendant.»

Et en attendant, je rêve de voyages, de randonnées illimitées, de voir du pays,d'autrescultures,d'autresgens.Jerêvedevie.Jen'écoutepas.Mêmeleserreurs,j'aienviedelesconnaître.Onabeaumedire:«Attentionàci,attentionàça...tuvafairedeserreurs.»

A treize ans, je suis contre le système, contre la manière dont les entendantsgèrentnotresociétédesourds.J'ailesentimentd'êtremanipulée,onveuteffacermonidentitédesourde.Aulycée,c'estcommesionmedisait:

«Ilfautquetasurditénesevoiepas,ilfautquetuentendesavectonappareil,quetuparlescommeuneentendante.Lalanguedessignes,cen'estpasbeau.C'estunelangueinférieure...»

C'est essentiellement contre cette stupidité que ma révolte gronde. Je l'aientendue toutemonenfance ; jemesuis tue, jusqu'aumomentoùcettesortedecolèreaéclaté.

Àtreizeans,j'explose.Jesuiscontretout.Jeveuxmonmondeàmoi,malangueàmoi,etquepersonnenes'enmêle.

Lasurditéestleseul«handicap»quinesevoitpas.Onvoitlesgensenfauteuilsroulants,onvoitquequelqu'unestaveugle,oumutilé,maisonnevoitpaslasurdité,alorslesautresrêventdel'effacer,puisqu'ellen'estpasvisible.Ilsnecomprennentpasquelessourdsn'aientpasenvied'entendre.Ilsnousveulentsemblablesàeux,aveclesmêmesdésirs,donclesmêmesfrustrations.Ilsveulentcomblerunmanquequenousn'avonspas.

Entendre, jem'en fous ! Je n'en ai pas envie, ça nememanquepas, je ne saismêmepascequec'est.Onnepeutpasavoirenviedequelquechosequ'onignore.

Jepassemontempsàbalancermescheveuxdansmondos,àtirersurlesbouclesquidescendentjusqu'àmesreins,àsecouerlatêtecommelesstarsdelatélé.Jemâchonne mollement du chewing-gum d'un air blasé. M'inonde de parfum à lavanille,àécœurertoutelafamille.C'estmarévoltevanille.

Mon corps a changé, je me sens devenir femme. Je découvre le plaisir de laséduction.Jedécouvreleshommes.Avant,l'hommec'étaitmonpère.Maintenant,jecomprendsqu'ilyad'autresrelationsavecleshommes.Ilyalasexualité.

Ilyaunpetithommedansmonenvironnement.Ilmeguette,etjeleguette.C'estma passion vanille.Mon amour au parfum fort, épicé, étranger au parfum de lafamille,monamourexotique.Celuiquepersonnenem'adonnéd'avance,celuiquejedécouvreà l'aventure.Celuiqu'onm'interdit,doncquime fait envieetque jeprendsd'instinct.

J'aimemesparents, j'aimema famille,mais ilme faut l'autreamour. Jeneveuxplusdel'autoritédemesparents.

Jenevaisplusleurposerdequestionsàeux.Jevaislesposeràmonamoursourd.Euxilsparlentdelimites,deraisonnable,denormes,dudroitquej'ai,oun'aipas,defairequelquechose.Mondroitàmoi,jel'aidanslatête.

L'amourestundroitimprescriptible.Tomberamoureuseàtreizeans,jereconnaismaintenant que c'est un peu jeune, mais c'est ainsi, Roméo et Juliette avaientquinzeans.Pasunpetitamour,ungrand,unfort,unviolent,unamourentêtant,quivaoccupertroisansdemonexistence.

Troisansde«sentimentalisme».Lesentimentalisme,pourmoi,c'estl'ensembledel'amour.Celuidelatêteetceluiducœuretducorps.Lapassion,etlebesoindel'autre,laconfiancetotale.C'estdonneretrecevoir,maisessentiellementdonner.Jecroisquel'onpeuttoutdonnerenamour.Etqu'ilfautapprendreàrecevoir.

L'amour,c'estsedépassersoi-même,essayerd'accepterl'autretelqu'ilest.Avecsesdifférences.

C'estlarge,l'amour.J'enaipourmasœur,pourmamère,pourmonpère.J'enaimaintenantpourquelqu'und'autre.Ilestdifférent.

DanslegrandA,ilyapleind'amoursdifférents.

Je cherche l'amour comme une grande. Je suis devenue une petite adulte, tropvite,ondiraitquej'aivieillienaccéléré…Jesuispasséed'uneenfancesurprotégéeàuneadolescenceboulimiqued'aventureetdeliberté.

Non,jen'aipaseuuneenfancemalheureuse.Cen'étaitpasl'horreur.J'étaisunpeucoincée,bloquée, enfermée,mais j'ai pum'exprimerensuite, etmesparentsm'aimaient.Ilsm'ontacceptéeavecmadifférence,ilsonttoutfaitpourlapartager.Je connais des enfants sourds qui ont vécu bien pire quemoi. Sans amour, sanscommunication,dansledésertaffectiftotal.Moi,àtreizeans,chanceused'avoirles

parentsquej'ai.Eux,cessourds,malchanceuxsurtoutelaligne.

L'idée«révolte»estquejeveuxtoutessayer,toutvoir,toutcomprendre.Etlefaireseule.Peut-êtrerattraperquelquechosequim'amanqué,maisjenevoispasquoi.Jen'aimanquénid'amour,nidecompréhension,nid'aide.Alors?Jenesaispas,c'estphysique.Rattraperlaliberté?L'indépendance?

Mesparentss'inquiètent.Demarévolte,etaussiparcequejesuissourde.Surtoutma mère. Elle a peur que je lui échappe, peur que je ne dépende plus desentendants,maisdesautres,dessourds,etqu'ellen'aitplusdecontrôlelà-dessus.Doncquejenesoisplusensécurité.

Avecmonpère,lesrapportssontdevenusdifficiles.Onnecommuniqueplus.Ilasesproblèmes,moi lesmiens.Lecombatestsilencieuxentrenous,nondit,maisc'estcelui,classique,del'affrontementpère-fille,adulte-adolescent.

Aussi,dansunecertainemesure,jeletransposeencombat«entendant-sourd.»

J'aimeunsourd,jepassemontempsaveclessourds.Mesparentssontexclus.

Tous les deux ne s'attendaient pas à ce que la fameuse crise de l'adolescencevienneaussivite.Etencoremoinsquejerevendiqueunehistoired'amourtotaleàcepoint.

Jeplongedans l'amouretdans la révolte, commeonplongedans lamer ;avecdéliceetsanspeur,nidesvaguesnidufondvertigineuxquidansesousmoi.

J'aienviedelui.Ilaquatreansdeplusquemoi,ilestbrunavecdesyeuxbleus.Ilestmusclé,solide, j'aimesoncôtéunpeusauvage,marginal.Ilestsourd,ilsigneargotique,lelangagedelarue.Ilestbeau?Mamandit:

«Unpeuvoyou.»

C'estvrai.

Mariedit:

«Unpeurouleurdemécanique.»C'estvraiaussi.Papadit.:

«Ilestviolent.Quitte-le,c'estunemauvaisefréquentation.»

C'estvrai.Maisjenelequittepas.Aucontraire,jerépondsmal:

«Tais-toi,ferme-la,jel'aime!»

Ons'estembrasséslapremièrefois,aprèsl'école.Unrendez-vouscaché,derrièreles arbres d'un square, au milieu des balançoires, des toboggans, des jouetsd'enfants.

Lebaiser.J'ignoraislebaiser.

Est-cequej'allaisaimerça?Legoûtd'uneautrebouche?

Les autres filles de la classe, plus grandes quemoi, entre quinze et seize ans,m'avaientexpliqué.Entresourdsonsedittout,onsedemandetout.Jevoulaisêtreaussi«maligne»qu'ellesenamour,memettreàleurniveau.Onm'adoncfaitun«cours»surlebaiser.Donc,enthéorie,jesavais.Enpratiquenon.

J'aimelui.J'aimetoutdelui.

Jecommenceàrentrertard,àfairel'écolebuissonnière,lesparentss'enrendentcompte,ilsessayentdemecréerdeslimites.Maisc'esttroptard,jem'enfiche.Jesautepar-dessus,jenesuispasattentiveaudanger,jeveuxlestrouvermoi-même,ceslimites.

Lecombleestquemesparentssont,àmonavis,maladroitsdurantcettepériode.Ilsnemebrimentpas.

Ils essayent de discuter, de parler de ce qui m'arrive. Ils interdisent, mais ilspalabrent...etçanemarchepas.

Jesorsdel'écoleàquatreheures,jedoisêtreàlamaisonàcinqheures;petitàpetit,c'estcinqheuresetdemie,puissixheures,puisseptheures.Mamandit:

«Faisattentionàl'heure,nerentrepastroptard,tuasdutravail,c'estimportant,l'école!»

Papadit:

«Ilfautnousprévenirquandturentrestard!»Etmoijesigneencolère:

«Jevousprévienscomment?Jenepeuxpastéléphoner,jesuissourde!

—Tuexagères,tupeuxdemanderàquelqu'undetéléphoner.

—C'estchiant!»

C'estvrai,jepourrais.Maisjen'enaipasenvie.Jemeréfugiederrièremasurditépour justifiermon besoin d'indépendance. Peut-être aussi pour quemes parentss'inquiètent.Unefaçondeleurfairecomprendrequejesuismaldansmapeau,queriennevaplus,quesijecherchel'aventureetlaliberté,c'estpourbrûlermesailesenfantines.Toutescesannéesoùj'étaisdépendanted'eux,absolument,pourtout.De leur amour protecteur, éducateur. Habituée à ne parler qu'à eux, à nequestionnerqu'eux.

La communauté des copains sourdsm'offre cette liberté. Avec eux, jeme senschezmoi,surmaplanète.Nousdiscutonsdesheures,aumétroAuber.Lastationdemétroestnotrebasederendez-vous.Notrebasederévolte.Notrebasedefamilletoutcourt.Unterritoire.Maintenant,çasepasseaumétroChâtelet.

Ilyadetout,commefréquentations:desgensbienetdespasbien,des«bien

élevés»etceuxquinel'ontpasétédutout.Ilyadesvoyous,despetitsdealers,des trafiquants, des amateurs de petits boulots, des copains et des copines delycée...C'estunecommunautéd'adolescentsaveclesproblèmescommunsdel'âge,lasurditéenplus.Etnousn'avonsquecetendroitpournousretrouver.

Touscesgarçonset toutesces filles,âgesmélangés,ethniesmélangées,milieuxsociauxmélangés,signentàenperdrelesouffle.Onseracontelesfilms,latélé,leshistoiresetlescancansquicourentsurlesunsetlesautres.Onrit,onfume,on«emmerde»lebourgeoisentendantquipasse,l'œilréprobateur.On«engueule»lebadaud qui s'arrête, surpris, parce qu'il n'a jamais vu de sourds parler avec lesmains,bouger,grimacer,mimer,hurlerderireensilencedanslefracasdesrouesdumétro. On rit des dragueurs entendants, qui filent à l'anglaise quand on leurmime:«Jesuissourde,qu'est-cequetuveux?»

Onorganisedesboums, sonohurlante, lesuns chez lesautres.Onvaenboîte,sonohurlante,alcooletjoints.

OnenvahitlesMcDo,lesrestaurantsgrecs,lesbistrots.

Besoin.Énormebesoinde se retrouverentrenous,pareils, sourds,et libresdel'être.

Jegommel'autoritéetlepouvoirdemesparentssurmoi.

S'ilsm'avaientbouclée, j'aurais fait lemur.Marévolte,àcetteépoque,etmonamourpourcegarçonm'auraient faitsauter tous lesobstacles.Aurisquedemeperdre.Etj'aibienfailli.

Aufond,j'avaisbesoindecetterévoltecommed'unesourcedésaltérante.

Aufond,j'aidûaimerl'amourplusquecegarçonlui-même.

14

MOUETTEENCAGE

Jecrie, jeparlemal,mais jem'en fiche. Jemontremacolèreencriant.Tout lemondepeutvoirquejesuisencolère.Maisdevant l'injusticeet l'humiliation,macolèreestimpuissante.J'aimal.

J'aitreizeans,macopinequinzeouseize,detoutefaçonjesuistoujourslaplusjeunedansunebande.

Uneboumestorganiséeversuneheuredel'après-midi, j'aipromisderentreràquatreheures.Si j'aipromis, il fautque je tienneparole, j'aidéjàassezd'ennuiscommeça.

Aumomentdepartir,leschosesseprésententbizarrement.Macopineabudelasangria,lesdeuxgarçonsquinousaccompagnentaussi.Moi,pasdutout.Àtreizeans,jeneboispasd'alcool.NouspartonsàquatredansleRER.Lasangriafaitsoneffet.Macopinerigole,faitl'imbécile,lesgarçonsaussi.Danslewagon,lesgensnousregardentdetravers.Quatrejeunessourds,quise«tiennentmal».Poureux,nousgesticulonstrop,nousgrimaçonstrop,nousrionstrop.J'aisouventremarquécerecul,commesionleurfaisaitpeur.

Jenesaisplusquiacommencé,macopine,ouundesgarçons.Ilyadespetitesaffichesdepublicitéderrièreuneplaquedeverre.Elleouilveutcettepublicitéetl'arrachedesoncadre.Nousn'avonsquelesentimentdenouslivreràunegrosserigolade,maisunevieilledamequinousguettaitdepuisledébutprendpeurettirelasonnetted'alarme.Lemétros'arrête,uncontrôleurmonteetdit:

«Vousn'avezpasledroitdefaireça!»

Et l'affreuxmalentendu commence. J'essaye d'expliquer quema copine a buunpeu trop de sangria, que ce n'est pas de sa faute. Le contrôleur ne doit riencomprendre, et l'undesgarçons sourds etunpeuéméchédenotrepetit groupeintervient.Ilcommenceàs'engueuleraveclecontrôleur,quiappellelapolice.Lesdeuxgarçonss'énerventdavantage.

Nousvoilàtouslesquatredevantles«flics»,essayantvainementd'expliquerlepourquoidela«bêtise».Ilsneveulentriensavoir.L'objetdudélitaétéarrachédans le métro, il est là, visible ; seule cette pièce à conviction de notre «comportement de loubards » les intéresse. Il paraît que l'on nomme cela «destructiondemobilierurbain».

Onnoustraînedansunpremiercommissariat,puisdansunautre;entoutnousallonsenfairetroisouquatre.

Moiquin'ai rien fait,mêmepasbu, je trouve l'histoire infernale, incroyable. Jeveuxabsolumentrentrerchezmoi.Ilfautquej'arriveàexpliquerlavérité.Toutebête.Maislesgarçonsnesecalmentpas,lesflicsnonplus, letempspasse,et je

commenceàavoirpeurderestercoincéelà.

Finalement,dansunmomentdecalme,jerecommenceàexpliqueroùnousétions,pourquoimesamisontbuetsontexcités...quejen'airienfaitdemal-rienbu,riencassé...Jefaisdeseffortsterriblespouroraliseretsignerenmêmetemps.Jenesaispass'ilscomprennent.

J'enaiassez,jeveuxqu'onpréviennemesparents.Ilsvonts'inquiéter,etjeveuxqu'ilssachentoùjesuis.

«Téléphonez,téléphonez...»

Jem'égosilleàlessupplier.Ilsontmacarted'identité,monnom,monadresse,j'aiécritlenumérodetéléphonesurunpapier,pourquoin'appellent-ilspas?Ilsmefontoui...oui...delatête,maisnetéléphonenttoujourspas!Jenesaispascombiendefois jerépète lamêmechose.C'estobsédant.Maisaucundialoguen'estpossibleaveccesgensenuniforme.

On nous change de commissariat pour une histoire de papier, à laquelle je necomprendsrien.L'heurepasseabominablement.Ilestseptheuresetdemiedusoir,lanuitesttombée.Cen'estpasnormal,jen'aiquetreizeans,jesuismineure,ilsn'ont pas le droit de me trimbaler comme ça sans prévenir mes parents. Jerecommenceàm'expliquer. J'ensuisvertederage. J'enaimarrededireàcettefemmeagentquejen'airienfaitdemal,quecesontlesgarçonsquisesonténervésparcequ'ilsavaientbu! J'ai l'impressiond'êtreunperroquetaffoléquirépète lamêmechosepourlamillièmefois.Toutcelaestinvraisemblable.Etdetoutefaçon,onnemetpasdeuxgaminesentaulepourunepubdemétrodetrentecentimètresquivanteduCanigou,laLoterienationaleoudusavon!Jenesaismêmepassiellecomprendousielleneveutpascomprendre,c'estlemurdeBerlin,cettefemme.

Unautrecommissariat,d'autrespapiers.J'aivraimentpeurmaintenant.Jecroyaisquelapoliceétaitlesymboledelasécurité.C'estfini,jen'aiplusconfiance,jesuisenterritoireennemi.Latrouille.

Onnousfaitmonterdansuncardepolice.Jerespireunpeumieux.Cettefois,ilsvontme ramener à lamaison, tout va s'arranger, jeme rassure. En fait, le cars'arrêtedevantuneprison.Unevraieprison,avecunportailenfer,desmurs!

Jerefusededescendreducar.Jeneveuxpasentrerlà-dedans.S'ilsm'enferment,jen'ensortiraiplus!

Lesgarçonsnesontplusavecnous, ils lesontemmenésailleurs.Noussommesseules,macopineetmoi,ànousregarder,effrayées,àsigneravecangoisse:

«Ilsontpastéléphoné!

—Ilsveulentpas!

—Onvanousboucler!

—Jeveuxpasdescendre!»

Jem'énerve.Lacolèremereprendàlagorge,jehurle:

«Téléphonezàmesparents!Ilsvonts'inquiéter!S'ilvousplaît,pensezàeux!Jeveuxquevoustéléphoniez!»

Unflicmeremballeméchamment:

«Ecrase!»

C'estunevraiemenace.Jen'aiplusledroitdem'exprimer.

Onnousfaitdescendredeforce,nouspassonsleporchedelaprison.Unebonnesœurnousattendàlaporte.Onlasuit.Toutçaesttellementfou,tellementinjuste.

Jesuiscoupabledequoi?d'avoirvouluexpliquer?decequ'ontfaitlesautres?J'ail'impressionquel'injusticeretombesurmoi.Quec'estmoiquienprendspleinla«tronche».C'estécœurant.Monstrueuxdemefaireça!

On pénètre dans une salle, une femme nous dit d'enlever les lacets de noschaussures, de retirer nos bracelets. Elle met le tout dans deux petits sacsplastique.

«Pourquoivousfaitesça?

—Suicide.Onpeutsependreavecunlacet.»

Je reçois un autre choc, terrible. Cette fois, l'angoisse m'envahit. La détressenoire,profonde.Jesuisvraimentenprison,commeunecriminelle.Onmepiquemeslacetscommeon le fait auxassassins !Ça sent le sinistre, ici, ledésespoiret lamort.Etlesparentsquinesaventrien.Quidoiventpenserquej'aidésobéi,quejetraîne encore dans cette boum, ou avecmon petit copain, qui ne savent pas oùtéléphoner, chez quel sourd, pour demander à qui n'en saura rien : « Où estEmmanuelle?»

La femmenousproposedemangerquelquechose,unetomate,unœuf... Jen'aipasfaim.Macopinenonplus.Alorsonnousentraînedansunesalleimmense.Aumilieu, un escaliermonte vers les cellules de chaque côté. La bonne sœur nousprécèdeavecunénormetrousseaudeclés.Ilyadesfillesentasséesdansd'autressalles.Jemedemandesiellenousmontretoutçapournousfairepeur.

Elleouvrelaported'unecellule,lumièreblafarde,etmepousseenavant,seule.

«Jeveuxdormiravecmacopine!»

Elle refuse. Elle veut nous séparer. Alors je me mets à hurler, hurler, hurler.Mouettehurlantdanslatempête.Jenesupporteraipasd'êtreenferméeseulelà-dedans ! Je veux ma copine, j'ai trop peur. Toute la nuit entre ces mursdégueulasses, sans elle, sans pouvoir parler à quelqu'un, pas possible ! Je hurle

tellementquelabonnesœurcède.

Clac. Enfermées toutes les deux. Des lits en fer superposés, pas de draps, dessortes de couvertures grises, pliées en quatre.Un trou qui sert de « chiottes »,immonde. Un lavabo, minable. On se serre l'une contre l'autre, collées par latrouille.

Queva-t-ilsepasser?Onnenousariendit.Combiendetempslà-dedans?Lesparents?Oùsommes-nous?

C'estuncauchemar.Unevéritablepanique.L'enfermement,mêmeàdeux,nousterrifie.L'injustice,pourquoi?L'impossibilitédese fairecomprendre,pourquoi?Nepasprévenir lesparents,pourquoi?Qu'est-cequ'ilsnousveulent?Nousnoussentonsparias,misérables,humiliées.Colèreetterreur,désespoiretangoisse.

Cetaudisquipue.Cettenuitquiavancelentementdansunnoirsilence.Qu'est-cequ'onpeutfaire?Taper,donnerdescoupsdepieddanscettesaloperiedeporte?Ilss'enfoutent.Ilssefoutentdenousdepuisledébut.

Nousremettreàhurler?Jen'enaiplus laforce.Jesuispaumée,perdue.Jenesaismêmepasoùjesuis.Dansquelleprison?L'idéesournoisequejevaisfinirmavielà-dedans,quepluspersonnenevavenirmechercher,parcequepersonnenem'entendra, parce que personne ne préviendra mes parents. C'est uneséquestration. Nous sommes des otages de ces flics entendants, qui nousméprisent.Ilsontvuquenousétionssourdes.Ilsm'ontvuelessupplier,ilsontmespapiers,ilssaventmonâge.Mêmes'ilscroientquej'aicommisuncrimeaffreux,ilsn'ontpasledroitdeprivermesparentsd'informations!Onnousaenferméeslà-dedanscommedeschiensméchants!Commedesanimauxgaleuxàquionneparlepas,qu'onbouscule,qu'ontraînedeforce,àquiondit:«Tagueule!»

Jeleshais.Ilsmefontpeur,etjeleshais.

Au bout de la nuit, nous nous endormons d'épuisement. Deux femmes nousréveillentaumatin.Jerecommenceàexpliquerquejen'airienfaitetquejeveuxqu'on téléphone à mes parents. Cette femme n'écoute toujours pas. Elle veutcarrément me mettre les mains dans le dos, pour les menottes ! On me ficellemaintenant!Onm'attache,etonnem'écoutetoujourspas.

Dehors,onnouspoussedansunevoiture,lesmainsdansledos.Pouralleroù?Ilsparlent entre eux, je ne comprends pas. Nous revoilà dans un commissariat, onrecommencedespapiers.Etmoijerecommencecequej'aifaitlaveille.Expliquer,expliquer,àperdrehaleine,àenavoirmalàlagorge,àm'entordrelabouche.

«Téléphonezàmesparents...»

Puistoutàcoup,çasuffit.Lapeurfaitplaceàlacolère.J'enaimarrequ'onmefasseoui,ouidelatête,commesij'étaisunedébile.Jehurle:

«J'enairasleboldesoui!Çasuffit!»

Etj'attrapeletéléphonesouslenezdecettefemmestupide,jefaislenuméroenhurlanttoujours, je luitendslecombiné, jeleluimetsdeforceàl'oreille, j'ai leslarmesauxyeux,tellementjen'enpeuxplus.

«Parlez...jevousensupplie,parlez...»

Jeladévoreduregard.Çamarche,çayest,elleparle.

Elle parle avec quelqu'un chezmoi. Elle raccroche au bout d'un temps quimeparaîtcourt.Jecomprendsqu'elleaeumonpère,etqu'ilarrive,enfin!

Ma gorge se dénoue, la colère retombe. Mais ma copine ? Ses parents sontsourds,commentleurtéléphoner?Papavanousarrangerça.

Noussommesdansuncommissariatpourmineurs,ilyabeaucoupdejeunes.Enattendant, j'essayedecommuniqueravecuneautre fille,quiattendcommenous.Ellemefaitcomprendrequ'ellea faitunefugue. Je luiraconteenquelquesmotsl'histoiredelasangria,delapubetdumétro.Samèrearrive,l'airtrèsencolère,levisageméchant.Ellediscuteaveclesflics,lafilleneditrien.Elleattend.Toutàcoup,samèrelafrappe,jevoissonnezquisaigne.

Est-cequemonpèrevamefrapperaussi?Mesparentsnem'ontjamaisfrappée,mais,dansunesituationsemblable,cequivientd'arriveràcettefillepeutm'arriveràmoi.Pourquoi l'a-t-ellefrappée?Cen'estpas logique.Jenecomprendspas.Jen'imaginaispasdeviolenceentremèreetfille.

Voilà que la compréhension m'échappe. Je n'ai plus de logique d'esprit. J'aivraimentpeurquemonpèremegifleenarrivant.

Ilmeprenddanssesbras,etjechiale.Jechiale...

Puisj'expliquecequinousestarrivé.Tout,lasangria,lemétro,lapub,lanuitentaule.Cesflicsquinevoulaientpastéléphoner.Cemaudittéléphone!

Biensûr,mesparentsétaientterriblementinquiets,ilsallaientprévenirlapoliceaumatin,quand j'aienfinréussià le fairemarcher,cemaudit téléphone.Etmonpèreestfurieux,choqué.Ildemandedesexplications.

Lesflicsdéfilentdevantlui:

« Ce n'est pas moi qui m'occupe de prévenir les parents des mineurs, moij'accompagne...»

« Ah ! c'est pas mon boulot, moi, je transfère les mineurs, on ne me dit paspourquoi!»

Papa est dans une colère ! Il s'engueule avec les flics. Il veut porter plainte,alerterlesavocatsetlapresse.Maisilneleferapascar,danslemêmetemps,mapetitesœurMarieaétévictimed'ungraveaccidentdelarouteetestàl'hôpital,où

mesparentslaveillenttouslesjours.Etilveutrameneravecnousmacopine,dontlesparentssourdsnesonttoujourspasprévenus.Leflicneveutpas:

«Ah!non,ilfautquesesparentsviennent!

—Maiscommentallez-vouslesprévenir?

—Pasdeproblème,ons'enoccupe.Cen'estpasàvousdel'emmener,vousn'êtespassonpère.»

Iln'yarienàfaire.Onestmalheureuxdelalaisser

là.

Lapauvre fillem'adit plus tardqu'elle avait dûattendre jusqu'au soir, dans cecommissariat,quesesparentsarrivent.Ilavaitfallutéléphoneràunvoisin,lequelenavaitprévenuunautre,jenesaisplus.Unejournéedepluspourquelesparentssoientenfinmisaucourantparlapolice!

Lesgarçonsaussisontallésenprison,maiseuxsesentaientunpeucoupables.Ilsne l'ont pas ressenti comme moi. Moi, j'ai mal vécu cette histoire. Flics etentendants,mêmecombat.À treizeans,dans l'étatde révolteoù jeme trouvaisdéjà, je me suis braquée davantage encore. À ce moment-là, j'aurais eu besoind'uneimagesécurisante,positive,delapolice,delasociétéqu'ellereprésentait,aufond:lesentendants.

Leméprisdontcesgensontfaitpreuvem'amarquée.Jenel'aijamaisoublié.Jenepouvaisplusavoirconfianceenpersonneaprèsça. Ilyavait leurmondeet lemien.Leurmondememettaitenprisonenrefusantdecommuniqueravecmoi.Sansfaire un effort pour comprendre. Comme si le mur de mon enfance venait deresurgir.C'étaitunfilmd'horreur,cetenfermement.Monimaginationn'avaitplusdelimites.Jemedemandaiscequecesflicsallaientinventer,cequ'ilsallaientnousfaire. Il se tramait quelque chose d'horrible, mes parents neme retrouveraientpeut-être jamais.C'était ànouveau l'isolement, l'incommunicable, avec cette foisl'humiliationenplus,etlaconsciencetotalequej'enavaisàcetâge.

Quandjerepenseàcetépisode,àlasensationterribled'injustice,deméprispourcequej'étais,jeressensencoredesfrissons.J'avaisbesoindemonpèreoudemamèrecejour-là.J'yavaisdroit.J'avaisbesoinqu'onm'écoute,j'yavaisdroit.

Aulieudecela,onm'arefouléeverslasolitude,versletempsoùjetiraismamèrepar la manche, pour qu'elle m'écoute. Le temps où le moindre froncement desourcilsdemonpère,unsemblantdecolèrem'inquiétaient.Letempsoùlemondedes entendants était un mystère immense, une somme d'incompréhensionsmultiples,uneplanèteinconnue,dangereuse.

Sionm'avaitlaissélapossibilitédeparleràmonrythme,avecmavoix,sionavaitrespectél'individuquejesuis,cetteaccumulationdemalentendus,puisd'injustices,neseseraitpasproduite.Etpeut-êtrequemarévolte,mesbêtisesàvenir,quisont

alléesbienau-delà,seseraientcalmées.Peut-être...

Après ce traumatisme, j'ai essayé d'expliquer à mes parents ce que j'avaisressenti. Je n'ai pas pu le faire tout de suite, tellement j'étais choquée. Puis j'airaconté,globalement,maistoutcequejeressentaisprofondément,lasensationquej'avais,c'étaitimpossible.L'impressionqu'onavaitviolémonâmed'enfant.C'étaitvraimentça,l'imagedansmatête.Laperceptionetlavisionquej'avaisdumondeavaient été violées. On avait cassé une image de protection, de sécurité, deconfiance.C'étaitunedéchirure.Maisjenetrouvaispaslesmotspourlediresurlemoment.Maintenantencore,jedis«viol»,«déchirure»,maisjenesaispassicesontexactementlesmots.J'ail'impressionquec'estencoreplusfort.Mesparentsn'ontpeut-êtrepascompriscequej'airessentisiviolemmentenmoi.Ilyavaitdelasouffrance,del'humiliation,del'injustice,delarage.Ons'étaittrompésurmoi,onm'avaitpris,aufond,pourunedébilequisubitsanscomprendre,etjevoyaisbienqueleurcomportementétaitméprisant.Çam'afaitsimal.

Jehurlaisderrièredesbarreauxàdesgensquinevoulaientpasentendre.Jen'aipas réussi à dépasser la situation, à me rassurer. L'injustice est quelque chosed'horrible. En prison on est contraint de se taire et d'accepter. Jamais je n'airessentidesouffranceaussifortequecelle-là.

15

DANGERVOLÉ

LeMinitelestarrivé!L'objetmagique.Lacommunicationsansintermédiaire.J'enpleured'émotion.Unelibertédeplus.Untrésordeliberté,àquinzeans!

Cetinstrumentmepermetdecommuniquerlibrementavecmescopains,parécrit.C'estuncadeausomptueux,unelibération!

Lesparentsm'ontfaitunesurprise.Jevoiscettesortedepetitemachineàécrirebranchéesurletéléphone,avecunécrandetélévision.Mamèreatoutpréparé,jen'ai qu'à brancher la ligne. Mon amie Claire m'appelle, un flash se met àfonctionner, et je vois apparaître sur l'écran les phrases dema correspondante.Monpère,mamère,Mariemeregardent.Lajoiem'étouffelagorge.Jedécouvrepourlapremièrefoismonindépendance!

Je n'ai plus besoin d'enquiquinerma sœur pour appeler Claire. On discute desheures,elleestencoreplusbavardequemoi.Uneheureoudeuxàpapotersurcetappareil,ellemeracontesavie,moi lamienne.C'estformidablepournous,maisc'estcher.Etredoutablequandonadessecretsàquinzeans.

C'estàcaused'unecopinequejemesuisfaitprendre.Sansvouloirm'espionnerlemoinsdumonde,mamèrelitenmonabsence,surl'écran,unmessageinquiétant:

«Salut,Emmanuelle!T'estoujoursmalade?»Faceàfaceavecmamère,àmonretour,lesoir.«Alorstuesmalade?»

J'essayedementir,ellem'arrêtetrèsvite.Lavéritéestquej'aiséchélescours.Etmamèren'apasl'intentiondelaisserpassercettehistoire.

Ladisputeestviolente,enlanguedessignes;mamèrecrieenmêmetemps,cequinesertàrien,évidemment.Jesigne:

«C'estpaslapeinedehurler,jesuissourde!»

Elle redouble de colère devant ma mauvaise foi. Sourde, oui, mais surtoutmenteuse.Ladisputereprenddeplusbelle,etMarie,terrorisée,seréfugiedanssachambreenpleurant.Unpeuplustard,c'estmoiquipleuredanslamienne.PuisMariemerejointetnouspleuronsencoretouteslesdeux.

Car tout est grave pour moi, à ce moment-là, surtout le fait que mes parentsn'acceptentpasmonhistoired'amouraveccegarçon.Ilsontpeurdecetterelationforte,violente,avecungarçonplusâgéquemoi,marginal,quineveutplusallerenclasse,quitrafiqueonnesaitquoi,quisebagarresouvent,toujourslespoingsetlaviolence en avant, qui est possessif, exigeant, et en qui j'ai, moi, une confianceaveugle.Mon«voyou».Eux,ilssaventqu'ilfautenavoirpeur;moi,non.Jesuistellementattirée,et luiaussi,queplusrienn'estclairdansnotrehistoire,àpartcetteattirance.Jenepensepasunesecondeàcequinevapaschezlui;pourquoi

cette violence, pourquoi cettemarginalité, ce tempérament excessif ? Je crois leconnaîtremieuxquelesautres,puisquejel'aime.Iln'apaslachanced'avoirdesparentscommelesmiens.Ilcherchel'amour,commemoi ; ilmeveut,moi ; je leveux,lui.Enferméedanscettehistoirepersonnelleetunpeufolle,jen'écouteplusrien.Ilest«paumé»?Etaprès?Jel'aime.Point.C'esttout.

D'ailleurs,cen'estpasessentiellementàcausedeluiquejesèchelescours.C'estl'oralisationdescoursquimefaitfuir.Lesentimentdeperdreuntempsprécieux.Jeveuxvivre.

Monpère, le soir, reprend la discussion-colère.Cette fois, je l'écoute sans riendire,lecœurserré.

Jenesécheraiplusjamaislescours.Jelepromets,etjetiensmapromesse,maisEmmanuelleLaboritn'écouteplus.Elleestabsenteaucours,toutenétantlà.Lesprofesseurss'énervent,ilsn'arriventpasàpercerlabulledanslaquellejemesuisinstallée,àl'abrideleursgrimaces.Parlez,parlez,iln'enresterarien.Demandez-moid'ouvrirlabouche,jel'ouvrepourvousnarguer,pourbavarderàgaucheetàdroite,maispaspourapprendrecequevousvoulezfaireentrerdeforcedanscettebouche.

Annéedetouslesdangers.Detouteslesfolies.Detouslesapprentissages.

Annéed'engagement«politique»,aussi.Jeparticipeàdesmanifestationspourlareconnaissancedelalanguedessignes.Pourmoi,c'estpositif,constructif.Jeveuxinformer les sourds. Je me veux militante. Je veux qu'on cesse d'interdire malangue,quelesenfantssourdsaientdroitàl'éducationcomplète,quel'oncréepoureux une école bilingue. Il faut absolument, en France, faire la promotion de lalanguedessignes,quesonenseignementnesoitpasréservéàuneminorité,àuneélite,etquel'oncessedel'interdire.Surcesujet,mamèremelaissefaire:

«Sic'estimportantpourtoi,vas-y,fonce.»

Mesparentsmepermettentdéjàbeaucoupdechoses,hélas,j'enfaisdavantage.Ilsnesaventpas,parexemple,ilsl'apprendrontparlarumeur,queje«fréquentemabande»aumétroOpéra.C'estlabasedessourdsdel'époque,lepetitghettooùtoutseraconte,secommente,s'organise,entresourds.Lesjeunesentendantsfontcelaailleurs,danslesbanlieues,lesterrainsvagues,lescoursd'immeubles.

Lagrandedifférenceestquelorsqu'unsourdrencontrepourlapremièrefoisunautresourd,ilsseracontent...deshistoiresdesourds,c'est-à-direleurvie.Toutdesuite,commes'ilsseconnaissaientdepuisuneéternité.Ledialogueestimmédiat,direct,facile.Rienàvoiravecceluidesentendants.Unentendantnesautepassurunautreaupremiercontact.Faireconnaissance,c'estlent,c'estprécautionneux,ilfautdutempspourseconnaître.Destasdemotspourledire.Ilsontleurmanièrederéfléchir,deconstruireleurpensée,différentedelamienne,delanôtre.

Unentendantcommenceunephraseparlesujet,puisleverbe,lecomplémentet

enfin,toutaubout,«l'idée».«J'aidécidéd'alleraurestaurantmangerdeshuîtres.»

(J'adoreleshuîtres.)

En langue des signes, on exprime d'abord l'idée principale, ensuite on ajouteéventuellement les détails et le décor de la phrase. Manger étant l'objectifprincipal,ilestlesignepremierdanslaphrase.Pourlesdétails,jepeuxsignerdeskilomètres.Ilparaîtquejesuisaussifriandededétailsqued'huîtres.

Deplus,chacunasamanièredesigner,sonstyle.Commedesvoixdifférentes.Ilyaceuxquienrajoutentpendantdesheures.Etceuxquifontdesraccourcis.Ceuxqui signent argot, ou classique. Mais faire connaissance entre sourds prendquelquessecondes.

Nous, on se connaît d'avance. « Tu es sourd ? Je suis sourd. » C'est parti. Lasolidarité est immédiate, comme deux touristes en pays étranger. Et laconversationvaaussitôtàl'essentiel.«Qu'est-cequetufais?T'aimesqui?Quitufréquentes?Qu'est-cequetupensesdeUntel?Oùtuvascesoir?...»

Avecmamèreaussilacommunicationestfranche,directe.Ellen'estpascommeles entendants qui se cachent souvent derrière les mots, qui n'expriment pasprofondémentleschoses.

Éducation,convenance,motqu'onneditpas,motsuggéré,motévité,motgrossier,motinterditoumotapparence.Motsnondits.Desmotscommeunbouclier.

Iln'yapasdesigneinterdit,caché,ousuggéré,ougrossier.Unsigneestdirectetsignifiesimplementcequ'ilreprésente.Parfoisbrutalement,pourunentendant.

Ilétait impensable,quandj'étaispetite,quel'onm'interdisedemontrerquelquechoseouquelqu'undudoigtparexemple!Onnem'apasdit:«Nefaispasça,c'estimpoli!»

Mon doigt qui désignait un être,mamain qui prenait un objet, c'était déjàmacommunicationàmoi.Jen'avaispasd'interditdecomportementgestuel.Exprimerquel'onafaim,soif,oumalauventre,c'estvisible.Quel'onaime,c'estvisible,quel'onn'aimepas,c'estvisible.Celagênepeut-être,cette«visibilité»,cetteabsenced'interditconventionnel.

Atreizeans,j'aidécidéquejenevoulaisplusd'interdits,d'oùqu'ilsviennent.Mesparentsonttenulechoccommeilsontpu.AumétroAuber,j'étaischezmoi,dansmacommunauté,libre.

Maisquandongrimpeàl'arrièred'unwagondemétroetqu'onfilecommeleventdestationenstation,pourjouerlesJanedeTarzan...onpeutsetuer.Jel'aifait,jenel'aijamaisdit,pardonlesparents.Heureusement,jen'ensuispasmorte.Celaafaitpartiedemonapprentissagedelavie.Jebrûlaistoutcequejepouvais,jusqu'aumomentoùquelqu'unouquelquechosem'interdisaitheureusementd'allerplusloin.

Un jour, après une des fêtes deSOS-Racisme, auxquelles j'ai toujours participéavecmes amis sourds et entendants, après avoir dansé, bavardé au hasard desrencontres,nousrentronsversuneheuredumatindanslemétro.Leswagonssontbondés,lesjeuness'écrasentlesunscontrelesautres.Ungrandtypenoir,quin'apas trouvédeplaceà l'intérieur,me fait signe,enrigolant,de le rejoindreentredeuxwagons,etdem'accrochercommeluiàlapoignéeextérieuredelaporte.Jetrouvel'idéeamusante,etplutôtquedem'entasseraveclesautres,jel'imite.

J'ai peur, réellement, mais c'est une peur excitante. Les stations défilent l'uneaprès l'autre, à chacune je suis persuadée que je n'aurai pas le courage d'allerjusqu'à la suivante.Mais je tiensbon. J'aimisma fiertéànepasabandonner, jecompte courageusement, comme un petit héros, jusqu'à la dernière station.Complètementinconsciente.

Jenem'ensuis jamaisvantée.Aujourd'hui, jemefaispeurrétrospectivement.ÀAuber,lesramesdemétros'ensouviennentpeut-être.

Noussommesdansuneécoleoralistetoutelajournée.Dèsqu'onensort,ilyacebesoin exigeant de récupérer. Besoin d'être ensemble, de parler entre nous.Derécupérernonseulementletempsperduaveclesentendantsdanslajournée,maisnotrelangue,notreidentité.Nousn'aurionspascesentimentsilalanguedessignesétaitautoriséeàl'école.Nousnevivrionspasenghetto.S'iln'yavaitnifrustrationnicensure,toutseraitplussimple.Or,riennel'estpournous.Quandonapasséunejournéeàcomprendrelamoitiédecequeraconteunprof,onn'aqu'uneenvie:seretrouver, parler, parler, faire des choses ensemble. C'est important d'êtreensemble.Etc'estensemblequ'onfaitdesbêtises.

J'aiquinze,seizeansenviron,etenvied'unbeaujean.Touteslesgaminesdemonâgerêventdefringues.Etlafringueidéale,c'estlejean.Paslemoche,bradédanslesboutiquesdesoldes,non.Lebeau, le signé, le super look.Celuiquicoûteaumoinsquatrecentsfrancs.

Maismesparentsnesontpasbienriches.Jeleurcoûtedéjàunmaximum,avecleMinitel,lescours,etlereste.Surtout,jerefusederéclamerdel'argentdepocheenplus.Et l'orgueilvamefairefaire labêtise.Cettefois,aucuneexcuse, jesuiscoupabled'avance.Noussommescoupables.

Avecunecopine,nousavonsdécidéd'allerpiquerunjeanchacunedansungrandmagasin.UnLevi's.C'estcher.

Nousvoilàaurayon,cherchantlamarque,lataille.Danslacabined'essayage,onréussitàretirerlesignalmagnétiqueaubasdujean.Etonressorttouteslesdeux,aux aguets, le jean discrètement enfoui dans un sac. La vendeuse chargée desurveillerlescabinesd'essayagen'estpaslà.Ondescendlesétages,unpeusurlequi-vive,lesyeuxderrièrelatête,etj'aperçoiscettevendeusequinousregardedeloin,endiscutantavecunefemmeencivil.

Jesigneàmacopine:

«Ellenoussurveille,jesuissûrequ'ellenousregarde.

—Maisnon,net'inquiètepas.Tutefaisducinéma.Pasdeproblème.

—Elleal'airgrave!Jetedisqu'onestrepérées...

—Arrête!T'esparano!»

L'escalator. La traversée du hall, on s'apprête à sortir, la porte est presquefranchie,onestfollesdejoie.

Toutàcoup,jemesenssaisiepar-derrière,lafemmemeretournelesmainsdansledosetmeramènedanslemagasin.Aussitôt,macopinesigneenvitesse:

«Surtoutneparlepas!N'émetspasunson.»

Je fais ce qu'elle dit. Aucun mot ne sort de ma bouche, ni de la sienne.Communication coupée. C'est notre seule défense, l'instinctive. Le refuge dessourds.

Maisdansmatête,çatravaille.Ilsvonttéléphoneràmesparents,c'estl'horreur.Jesuisunevoleuse.

Nousvoilàaucommissariat.Lafemmevidenossacs.Onregardefaire,toujourssans rien dire. Elleme demandema carte d'identité, je fais semblant de ne pascomprendre.

Elleessayedem'expliquer,demimer,enmemontrantdespapiers.Elleacomprisquenoussommessourdes.Elleabienvuquenousnoussommesparléen languedessignes.Maisiln'estpasquestionpournousdecommuniquer,surtoutpas,c'estnotre seul espoir d'embrouiller les choses. Ils fouillent dans nos cahiers, pourdécouvrirnosnoms.Pasdechance,moijenemetspasmonnomsurmescahiers.Jesuisgrande,jesuisenseconde,plusàlamaternelle.Parcontre,macopinelefait.Ilsapprennentdoncsonnom,maisriend'autre.

Ensuite, c'est la fouille. Une femme agent de police, agressive, nous malmènecomme des poupées de chiffon. Je sens que le conflit s'aggrave. De plus, je nesupporte pas la manière dont elle nous tripote. Je memets à hurler, en faisantsemblantdemalparler. Jepourraisparfaitementfaireunephrasecorrecte,maisnon,jeluihurlen'importequoiàlafigure.Ellem'amiseencolère,avecsessalespattes qui fouillent sans ménagement. Surprise, la femme agent essaye de mecalmer.

Puisunhommevientprendrenosdépositions.Ils'assiedetcommence:

«Cen'estpasbiencequetuasfaitlà.Situcontinuesàvoler,tuirasenprison.»

Jefaisoui,ouidelatête,commeunegamine.

«Allezhop!filez!»

Surlemoment,jen'ycroispas.Jemedis:«Attention,c'estunpiège,ilslefontexprès.»Maisnon,l'hommerépèteavecungeste:

«Dégagez!»

Onreprendnossacs,ons'enva,sanscourir,ledosraide,encoreinquiètes,maisc'estvrai,ilsnouslaissentpartir!

Danslarue,nousfaisonsdessautsdejoie.Onrit,d'unrirenerveux,unfouriredetrouille, onpleureenmême temps.On se raconte inlassablement l'astuce, onenrajoute,lapeur,lafouille,lemime,moiquihurle,etlaliberté!

Jerentrechezmoi.J'aicompris.C'estfini.

Jen'aiplusjamaisvolé.Sicettefemmenem'avaitpaspiégée, j'auraispeut-êtrecontinué, par bravade,mais le fait d'être prise, la peur, la honte simes parentsl'avaientappris,m'ontfaitprendreconsciencedecequejefaisais.Jemesuissentiecoupableetresponsable.Unpeucoupable.Unpeuresponsable.

Jen'étaispasunepetitesainte.J'étaisdifficile.J'étaisdure,combative,révoltée.Ilmefallaitfairedesexpériences,pourlesprendreenpleinefigureetdéciderounondelescontinuer.

Pourlevol,c'étaitfini.Unefois,pasdeux.

Mouettevoleuse.

16

COMMUNICATIONVELOURS

Lesmèresontdesyeuxdechatetdesoreillesdeje-ne-sais-quoi.J'aibeaurentreràl'aubesurlapointedespieds,lamienneestdéjàréveillée:

«Çava?Tuesbienrentrée?Pasdeproblème?

—Çava,çava,maman,dors...toutvabien,dors.»

Toutvabien,facileàdire.Enrentrantseuleàquatreheuresdumatin,oncourtforcémentdesrisques.

Ensortantd'uneboîte,jeprendsuntaxipourrentrer.Lechauffeurdémarre,puisàl'arrêtd'unfeurouge,ilsetourneversmoietbrusquementmedemande:

«Onvaàl'hôtel?»

Ilmeprendpourqui?Jedoisavoirl'airétonné,toutdemême,carilinsisteensetordantlecoupourmevoir:

«T'inquiètepas,jetepaierai!»

Situation difficile. Pas vraiment la peur, mais tout de même. J'essaye detergiverser,del'embobinercommejepeux:

«...Enplusjesuissourde,tupeuxpasmefaireça!Tun'aspaspitiédemoi?»

Le feu passe au vert, l'homme ne démarre pas et insiste à nouveau. Je necomprendspastoutesaphrase,maisl'idéeestclaire.Jemefâcheunpeu:

«Allez...lecompteurtourne,onsedépêche,là,c'estmoiquipaye.»

Unmomentdesilence,puisbrutalement:

«Tuviensàl'hôteloutusors!»

Je sors. Je claque la porte et jem'en vais à la recherche d'un autre taxi et enréfléchissantaucomportementdecetype.Agressif.Violent.Çam'étonnetoujours.Çamemetencolère.Ilauraitpumeposerlaquestion,melaisserlechoixaumoins! Tu veux ou tu veux pas. Je veux pas, on n'en parle plus. Mais non. Encoreheureusedenepastombersurunvioleur.

J'ai rencontré d'autres situations de ce genre, de la plus anodine à la plusstressante.

Ilyal'agressionsexuelledusimpledragueurdanslarue,quicroitquejenevaispas crier parce que je suis sourde. Ça m'est arrivé, un homme me suivait, je

n'arrivais pas à m'en débarrasser, il devenait inquiétant. J'ai hurlé. Je me suisserviedemesmains,demavoix,j'aihurlédanslesdeuxlangues.Souventlesgenscroientquesourdveutaussidiremuet.Jenesuispasmuette.Mouetteoui.Jehurlebien,onm'entend.L'hommes'estsauvéencourant.

Ilyaplusimpressionnant.Etcettefois-là,jen'aipascrié.Jen'aipaspu.J'aipenséqu'ilnefallaitpas,pourmasécurité.Maisc'étaitpénible.Choquant.

Comme d'habitude, je suis en retard, je cours dans le métro, je prends unascenseur au vol, juste avant que la porte se referme. J'ai la tête ailleurs, jechercheuneexcusepourexpliquermonretardauxparents.Acetteépoque,nousavonsdes scènes terribles. Ils s'efforcentpar tous lesmoyensdeme fairepeur.Pourfairecessercecomportementdemarginale.Entretreizeetdix-septans,ilsnecessentdememettreengardecontretoutesles«conneries»quej'aidéjàfaites,que je fais, etque jen'ai pas fini de faire... Je refuse tout conseil. Je faismêmesouventexactementlecontrairedecequ'ilsrecommandent.Ilsn'enpeuventplus.Ilssontdésemparés,sedisputentsouventetparlentmêmededivorce.

Moncomportementnechangepaspourautant,aucontraire.J'enrajoute.Cesoir,j'aivraimenttraînétard.J'étaisdansunbistrotàdiscuteravecdescopainssourdsplusâgésquemoi.L'heureapassé;eux,ilsontledroitderesterplustard,maismoi,jedoisrentrer.Bref,jemeretrouvedansl'ascenseurdumétro,seuleavecunjeunetype.

Les portes se referment lourdement, lentement. C'est souvent sinistre, unascenseurdemétro.Métalliqueetinquiétant.Legarçons'approchedemoietmeparle.Jemetsl'indexsurmabouche,etledoigtdansl'oreille,cequiveutdire:«Parle pas, entends pas », et je n'ouvre pas la bouche. Je ne veux pas parler, jemime.C'estmaméthodehabituellepourmettreunmurentremoietl'autre,pourêtretranquille.J'aibienvuquecetypeavaitl'airlouche.

Ilcontinueàmeparler, je faissignede la têteque jenecomprendspas.Alors,devantmoi,ilfaitdescendresonpantalonetsemasturbe.

C'est insupportable d'être là, coincée, devant ce spectacle lamentable. Chaquefois que je détourne les yeux, il se déplace pourm'obliger à regarder. J'en suismalade.Sijefermelesyeux,ilvapeut-êtrem'agresser.J'aipeur,detoutefaçon,defermer lesyeux.Mesyeuxsontmesoreilles,maseule ressource, sanseux jenepeuxpasaffronterledanger.

Lapaniquem'envahit, jemedemandequoifaire,etsi jevaishurlerounon.Cetascenseurestd'unelenteurinfernale.Sijehurle,ilrisquededevenirdangereux,cetype.Alorsjemeconcentre,jeserrelesdents,jenefermepaslesyeux,commesij'étaiscalme,sourdeetincapabledecrier.Commeildoitlepenser.Çalesécurisedesavoirqu'ilpeutagresserquelqu'unsansdéfense,quinevapashurlerausatyre.Mais dans ma tête ça se bouscule, je suis au bord de la crise de nerfs, prèsd'exploser,électrique.Jem'accrocheàlaminceidéequimereste:necriepas,tais-

toi,ilvabloquerl'ascenseurettevioler.Tais-toi.Tais-toi.

Ilafinicequ'ilvoulaitfaire,aumomentoùl'ascenseurarrivaitensurface.C'étaitécœurant,dégoûtant.Aenavoirlanausée.Iladit:«Mercibeaucoup.»Etilestsortidel'ascenseurtranquillement.

J'étais choquée, et aussi stupéfaite. Cette situation échappait totalement à macompréhension.Quevoulaitcetype?Justeça?Parcequ'ilavuquej'étaissourde?Ou parce qu'il est malade, tout simplement ? À seize ans, ce genre d'agressionsexuelleétaitunmystèrepourmoi.

En rentrant, j'ai raconté l'histoire àmamère. « Tu as eu de la chance, c'étaitpeut-êtreunhommedangereux.»

Jen'aurais pas supportéqu'ilme touche, ce type. J'ai peurde ça. Jeme seraisbattues'ilavaitfallu.Àseizeans,jefaisaisdelaboxefrançaise,nonpaspourmedéfendre, mais parce que c'est joli, artistique, et que j'aime ça. Je savais trèsexactementoùuncoupdegenoupeut faire trèsmalàunhomme.S'ilm'arrivaitquelquechosedumêmeordremaintenant,j'auraisencoreleréflexedeluiplanterlesdoigtsdanslesyeux,oudeluidonneruncoupdegenoulàoùilfaut.Jenesuisagressive et violente que si on me touche. Ça ne m'est jamais arrivé,heureusement.

Mamanm'aachetéunebombelacrymogène,pourmeprotégerencasd'agression.Ça nem'a pas empêchée de rentrer tard la nuit, et de continuer les sorties enboîte.

Quelquessemainesplustard,alorsque jeprenaisunascenseur,unhommes'estapprochédemoi;j'aiimmédiatementréagi:

«Nemetouchepas,nemetouchepas!»

Et je suis ressortie aussi vite. Il voulait peut-être me demander l'heure, maisj'étaistellementtraumatiséeparlarencontreprécédente,quej'aichoisilafuite.

Je n'avais pas peur de grand-chose, à cet âge. Sur le moment, une situationbrutale telle que celle-là est un stress. D'autres jeunes filles, entendantes, ontconnudesagressionssemblables.Ilfautsemaîtriser,contrôlersaréaction,sentirs'ilfautcrierounon.Aufond,jenepensepasquecegenred'agressionconcerneparticulièrementquelqu'undesourdcommemoi.Jeprenaisdesrisquesidentiquesàceuxquepeutprendreune jeunefilleentendanteaussirévoltée,déterminéeetvolontairequemoi.Entoutcas,jenevoulaispasêtreconsidéréecommequelqu'unqu'ilfautprotégeràtoutprix.

A cet âge, en pleine crise d'identité, onméprise totalement le danger, jusqu'aumomentoùonalenezdessus.Jesuisquelqu'undetropabsolupournepasvouloirmedépassertoujoursplus,etnepasassumermoi-mêmelesconséquencesdemesexpériences.Jesuisunêtrehumainnormal,libre,avecuneidentité.Mamandit:

«Emmanuellerefused'êtreconsidéréecommeunehandicapée.»

Exact. Pourmoi, la langue des signes correspond à la voix,mes yeux sontmesoreilles. Sincèrement, il ne me manque rien. C'est la société qui me rendhandicapée,quimerenddépendantedesentendants :besoindesefairetraduireuneconversation,besoindedemanderde l'aidepour téléphoner, impossibilitédecontacterunmédecindirectement,besoindesous-titrespourlatélévision,ilyenasipeu.AvecunpeuplusdeMinitel,unpeuplusdesous-titres,moi,nous,lessourds,nous pourrions plus facilement avoir accès à la culture. Il n'y aurait plus dehandicap,plusdeblocage,plusdefrontièreentrenous.

D'ailleurs,ma révolteachangé.A treizeans, c'était le refusd'êtredépendantedesparents,deleurrendredescomptes.Quandonestsourd,ondépendforcémentplusquelesautresdesentendants.Jenevoulaisplusdeça.Et jenevoulaisplussurtoutdel'enseignementoraliste.Lapédagogieimposéedevenaitunesouffrance.Onmemangeaitmavie.A seizeans, c'estdevenuautrechose. J'avaisévoluéetj'étaisperturbée.Mesrapportsavecmonpèreétaientdevenuspresqueinexistants,endehorsdesesmisesengarde:

«Tusorstrop,tunefaisplusrien,tufréquentesdesgensdangereux,tubousillestonavenir.Arrête.»

Ledialogues'arrêtaitlàentrenous.

Avecmamère,c'étaitl'inquiétudesilencieuseetpermanentequejesentaischezelle. Elle essayait d'accompagnermes bêtises, enme brimant lemoins possible,mais je voyais bien son souci. Pendant ce temps,Marie était brillante à l'école,toujourspremière ;douée,ellemedépassaitpresque,parmoments.Nousétionstoujours complices, sœurs amies, jamais ennemies, à part les tiraillementsclassiques,quin'allaientjamaisloin.Etheureusement,ledialogueavecellenes'estjamaisinterrompu.

Ce quim'inquiétait le plus était d'entendremes parents parler de plus en plussouvent de divorce. Le jour où j'ai pris conscience qu'ils allaient réellement seséparer, j'aiapparemmentacceptécetétatde fait.Commedans lesmomentsdel'existenceoùl'urgencedelavieprimesurlereste.J'ai«normalisé»aumaximumcette déchirure. Mais je souffrais, et j'imaginais le pire, je redoutais que l'onm'obligeàchoisirentrel'unetl'autre.Entredeuxamours.Celan'apasétélecas.Lorsquemesparentsontdivorcé,j'allaischezl'unouchezl'autre.

Le mercredi, ou les week-ends. Le samedi soir, je disais à ma mère : « Je tepréviens,jevaisenboîte,jerentretard.»Unautresamedisoir,jedisaislamêmechose à mon père. La différence est que lui dormait comme un sonneur et nem'entendaitpasrentrer.Ildortbien.

Jemesentaisimpuissante,detoutefaçon,àrecoudrelesfilsdemonenfance.Trèsvite,j'aiimaginéquej'étaislaraisondecedivorce,àcausedemonindiscipline,demoncomportementtroplibre.Peut-êtremêmeparcequej'étaisnéesourde.

En fait, je ne savais rien des raisons pour lesquelles ils ont divorcé. Elles leurappartiennent.Mamèrem'a rassurée très vite sur cette culpabilité ; je pouvaisgardermesdeuxamoursintacts,personnen'étaitcoupable,pasmêmemoi.C'étaitimportant,carl'affectionatoujoursétépourmoiaucœurdemesenthousiasmesetdemesrévoltes.

Jecroisquej'auraisputoutaccepterdansmavie,commej'aifinalementacceptécedivorce,siceuxquivoulaientm'imposerquelquechosel'avaientfaitaveccœur.

Lespédagoguesdansl'enseignementoralisten'ontpassu.

Monpremieramourn'apassu.

Le divorce de mes parents est une blessure qui n'a pas encore cicatrisé. J'aiacceptélablessure.Laguérisonestlente.Jenedoispasêtreseuledanscecas,lesenfantsdeparentsdivorcéscourentainsideweek-endenweek-end.

Pendant ce temps, jem'accroche àmon amour, à cette passion tumultueuse etexclusive. J'aidonnétoutemaconfianceà l'autre.C'est important,maconfiance.Puisjemesuisrenducomptequejem'étaistrompée.Maisàseizeans,etpuisquej'aidécidéd'entreprendre ledifficile récitdemamémoirechronologique, jen'ensuispasencorelà.Toujoursprisedanslesfiletsdel'amour-dérive.Avecunretardscolairequirisquedemefaireratermonavenir.Avenirdont,pourl'heure,jemeficheencoreavecdétermination.

Vendredi, réunion McDo. Ma bande se rassemble au premier étage del'établissement.Onvientlàparlerpendantdesheures,commedansunsalon,c'estplusconfortablequedans lemétro.De toute façon,nousnesavonspasoùaller.Celapeutdurerdesixheuresàneufheuresdusoir.Onachèteunhamburger,unCocaouuncafé,etonnebougeplus.On«bloque»,commedisentlesadolescents.

Le patron n'aime pas beaucoup. Je ne pense pas qu'il s'agisse pour lui d'unproblème de place. Autour de nous, les tables sont libres ; il n'y a pas foule enpermanenceentresixetneuf.Jecroisquecepatronn'aimepasquenotrebandedesourdsaitchoisisonMcDopourêtreensemble.

Unserveurarriveetnousdemandedepartir.Onneveutpas.Ils'enva,ilrevient,etainsidesuite.Unsoir,lepatrons'enmêle.Franchementencolère.

«Allez-vous-en!Fichezlecamp!Cassez-vous!»

Uncopainsourd,enfacedemoi,signeenluiexpliquantqu'ilaledroitderesterlà,puisqu'ilconsomme.Lepatronneveutriensavoir.

«Toi,tunerestespas!Casse-toi.Tuasdeuxsecondespourfiler!»

Illuiparlecommeàunchien.Jenesupportepas.J'interviensenparlantfrançais:

«S'ilteplaît,onpeutdiscuter?Onn'estpasdeschiens,onestdesêtreshumains!

»

Est-cequ'ilacompris? jenesaispas.Mon«accent»oralestparfoisdifficile,surtoutsijesuisencolère,etc'estlecas.Entoutcas,iladûcomprendreleton,maisilrefuseladiscussion.

«Pasquestion!Casse-toi!»

Jesensbienquelabagarredémarre.Lesnerfsmefrisent.J'aibienenviedeluirentrerdedans.

Ilnem'apasécoutée.Encoreunentendantquirefused'écouter.

Je voudrais au moins lui expliquer que nous sommes là parce que nous noussentonsfrustréstoutelajournéedanscemondequin'estpaslenôtre.Quel'onabesoindeseretrouverensemble.Quesasalleestvideenbas,qu'onneprendlaplace de personne. Qu'on s'excuse. Que s'il faut reprendre un Coca ou unhamburger,onvasedébrouillerpourlefaire.Quel'onpeuttrouveruncompromis,discuter.Maisilrefused'écouter,cetype,doncdenouscomprendre.Uncopainmesigne:

«Laissetomber,ons'enva.»

Onal'habitude,detoutefaçon,d'êtrevirés.Commed'autresbandesdéjeunes.Onchange d'endroit tout le temps, à la recherche d'un lieu, d'un accueil, mais, engénéral,onnousviregentiment;c'estlapremièrefoisqu'onlefaitméchamment.Nous sommes des humains, et cet homme nous parle comme à des chiens ; etencore,ilauraitsûrementplusdecompréhensionpourunetrentainedechiensdelaSPA.

Je peux comprendre son problème : une bande de jeunes dans son McDo, çal'encombre,çadérangeseshabitudes,iln'estpaslàpourça.Maispassurceton!Pasaveccemépris.Mêmes'ilnesaitpascomments'exprimeravecmoi,cen'estpaslevraiproblème,onpeuttoujoursessayer.

Jeleregarde,vraimentencolère.Mouettecolère.Maisilbaisseleton:

«Bond'accord,maisnerestezpastroplongtemps.»

Finalementnoussommespartis,écœurés.Enrentrantà lamaison, j'aiditàmamère:

«C'estça,lacommunicationavecdesentendants?Jenepeuxpasaccepter.»

Elle a essayé deme calmer,mais j'étais furieuse.Ma colère vientmasquermasouffrance.Jemedisais:«C'estdégoûtant,onnepeutpaschangerlemondeenclaquantdesdoigts.»

Celapeutparaîtreanecdotique,maisceconflitquirevientassezsouvententrelessourds et les entendants, surtout lorsquenous sommesunpeunombreux, çame

metencolère. Jecroisdurcommeferà lapossibilitédedialogueentre lesdeuxmondes,lesdeuxcultures.Jevisavecdesentendants,jecommuniqueaveceux,jevis avec des sourds, je communique encore mieux, c'est normal. Mais l'effortnécessaireà cette communication, c'est toujoursànousde le faire.En tout cas,c'est ce que je ressens personnellement. Je m'obstine, je cherche encore, jevoudraisl'uniondanscetterelation.Jevoudraisquetombelaméfiance.Maisjen'yparvienspas.

J'aitrouvécetteconfianceavecmamère,avecmasœur,avecd'autresentendantsaussi,jeneveuxpasgénéraliser.Mais,sansêtredéfaitiste,l'idéalquejerecherchen'estpeut-êtrepaspossible.Questiondepersonnalité,d'éducation,d'information.

Je n'ai plus ces grandes colères demes seize ans. Au contraire. Ilm'arrive dediscuterdecesujetavecdessourds;c'estsouvententrenouslesujetdediscussionfavori. Certains sont carrément extrémistes, le genre, « nous voulons une terrepromise,uneterredesourds,onnepourrajamaisvivreaveclesentendants»!Cesgens-là se ferment aumonde. Je comprends leur réaction,mais je leur conseilletoujoursdemettreunfreinauxrevendicationsdecegenre,deréfléchir,des'ouvrirauxautres.Jerefusel'extrémismedanslesdeuxsens.Maisj'aipeut-êtreeuplusdechancequed'autresdansmesrapportssociaux.

Souvent,jem'évadedansmonmonde.Jenepeuxpastoujoursinterpellerlesgens,doncjem'exclusmoi-même,etjerêve.Lesgensm'oublientunpeu,parfois,cen'estpasleurfaute.Sijeréfléchisàunesituationquimerévolte,auxgensquinefontpasd'efforts,jemeposelesquestions:«Est-cequejepourraism'intégrerauxautrescomme ça, tous les jours ? Est-ce que je pourrais vivre sans les sourds ? » J'aibesoindessourds.J'aibesoinaussidesentendants,et,detoutefaçon,jenepeuxpaslesrayerdelacarte.

Jepassed'unmondeàl'autre.

Unmoisentierseuleavecdesentendants,c'estdur.L'effortestconstant.Onsedemande jusqu'où on va pouvoir tenir. La différence est là, inévitable. On avraimentbesoindevoirdessourds.J'aifaitl'expérienceunefois,enEspagne,avecmes parents. A la fin du mois, c'était l'angoisse, le sentiment d'étouffer. J'avaisatteint la dernière limite. Plusieurs mois sans les sourds, seule dans un milieud'entendants,c'estinimaginable.Jemedemandecommentjesupporterais.Est-cequejecrieraisànouveaucommeunemouette?Est-cequejem'énerverais?Est-cequejelessupplieraisdemeregarder,denepasm'oublier?

Retrouverlemondedessourds,c'estunsoulagement.Neplusfaired'efforts.Neplus se fatiguer à s'exprimer oralement. Retrouver ses mains, son aisance, lessignesqui volent, quidisent sanseffort, sans contrainte.Le corpsquibouge, lesyeuxquiparlent.Lesfrustrationsquidisparaissentd'unseulcoup.

Communicationvelours.

17

AMOURPOISON

Onm'avaitprévenue.Monpèremel'avaitdit:

«Quitte-le.C'estunvoyou,ilteferadumal.»

Mescopainsmel'avaientdit:

«Ilestvolage.»

Mamèremel'avaitdit:

«Ilestviolent.»

Jem'étaisdit:

« Ils ne le comprennent pas. C'est unmarginal parce qu'il a eu des problèmesd'enfance,ilestpeut-êtrecoureurdefilles,maisilm'aime.Ilestviolent,maisjelecalmerai.»

Jem'enétaisditdeschosesàproposdelui.Jelesavaisrangéesdansmatête,enlesemballantdetoute laconfianceque j'avaisen lui.Totale.Une foiaveugle.Etquandjedonnemaconfianceàcepoint,ilnefautpasleprendreàlalégère.

Et surtout, j'étais amoureuse, attiréecommeparunaimant. Jenepensaisplus,mon imagination,maréflexion, toutétaitgomméparcetteattirance. Ilcherchaitl'amouravecautantdesoifquemoi.Nouslebuvionsensemble.

Boumàlamaison.Onadorelesboums.Musiqueàfond,oreillecolléeauxbaffles,on exhibe les pochettes de disques pour annoncer un rock ou un slow. Danserdéfoule,sentirlerythmedanslespieds,danslecorps,selaisserallerauxpulsionsphysiquesquecelaprovoque.Danseraveclui.

«Onm'aditquetusortaisavecquelqu'un...

—Maisnon,tuesl'unique,tueslaseule.Tuesmonseulamour.»

Toutdemême,ilal'airunpeusurladéfensive,ensignant,lecorpsenretrait,legesteunpeuhésitant.Laréponseestlongue,elleamisdutempsàvenir,commes'ils'étaitditavant:«Qu'est-cequejevaisluiraconter?»

Unamantsourdquiment,çasevoitaussibienquechezunentendant,j'imagine.Cequel'ondoitdevinerdansl'intonationdelavoix,dansl'hésitationdutexte,onledevinedanslesgestes,lapositionducorps,leregard.

Moi,jenesuispasdouéepourlemensonge.J'aidéjàessayéavecmesparents,çanemarchepas.Tropfranche,lamouette.

Trop naïve aussi. Je le crois depuis trop longtemps, il va falloir que je voie le

mensongedemesyeuxpourmeconvaincre.

Ilyauneheurequejenesaispasoùilest.J'aifaitletourdelamaison;leseulendroitquejen'aipasvisité,c'estlasalledebains.Ilyest,etjecroisqu'iln'estpasseul.

J'espionneparune lucarnedemachambre.De là jepeux toutvoir, commeunemouetteausommetd'unmâtdevoilier.

Cette fois, c'est clair. Je tambourine à la porte, violemment. Il l'ouvre, avec ungrand sourire, en essayant de cacher l'autre. De cacher la réalité. En essayantencore de me faire croire que c'est moi qu'il aime. Je ne supporte pas ça. Jeregardetoujourslaréalitéenface.Jenemecachederrièrepersonne.

Jesenslahainemonter,ladouleurmepercerlecœur,magorgeseserrer.Ilyadesmomentsoùl'onvoudraitpouvoirhurlerlessignesquidisenttoutcela.

Latêteetlecœurendésordre,jefuis,jesorsencourantdelamaison,laissantlabandedecopainss'amuser,ignorantsdecequisepasse.Jecours,jecours,leplusloinpossibledechezmoi,jenesaisplusoùjesuis.

Sous leporched'un immeuble inconnu.Pourpleurer.Longtemps.Jusqu'à l'aube.Seule.

Puis le calme revient après la tempête de larmes qui m'a secouée. Je rentre.Calmement, je longe les trottoirs. Lamer est calme, lamouette rentre au port,silencieusement.

Ilm'yattend,affolédemadisparition,lamentable,coupable.Ilveuts'excuser,touteffacer,m'embrasser.

Maisc'est fini. Jene l'aimeplus.Est-ceque je l'aivraimentaimélui,ou l'imagequejem'étaisfaitedelui?C'estquoi,lafidélité?C'estquoi,laconfiance?

J'aiàpeinedix-septans.Ilyalongtempsquejel'aime,lui.J'aicommencétôt.Jeveuxassumerladéfaite,lepoignarddanslecœur,maisjeneveuxpasenresterlà.Puisqu'ilveutjouerlesvictimes,tenterdesefairepardonnerunesoi-disantfoliedepassage,jevaisattendrepatiemmentdeluifairegoûter,àluiaussi,lepoisondelatrahison. Je ne vais pas le quitter tout de suite. Je veux qu'il prenne le mêmepoignarddanslecœur.

Lahainedoit fairepartie de l'amour.En voulant cette revanche, c'est la findel'histoire que je veux. Mon histoire à moi, pas seulement la sienne. Avec matromperie àmoi,monmensonge àmoi,ma trahison àmoi. Je veux lui offrir ça.Cadeaud'adieu.

L'occasionseprésentepeudetempsaprès.Etc'estseulement«après»que jel'inviteàm'écouterluidireenface:«Voilà.C'estfini,jenet'aimeplus.»

Cepetitjeudetoitureperverseetdemensongemegênaitsûrementplusquelui.Jenesaismêmepass'ilacompris,s'ils'estaperçudequelquechose.Ilrefusedecroireque jene l'aimeplus. Ilmefaitrépéter. Ilveutque je leregardedans lesyeux.

Jesuisfroide,déterminéeànepaslaissers'éternisercemomentdifficile.Ilsortdesapocheunelamederasoir,pourmesoumettreauchantagehabituel.

«Turestesavecmoi,oujemesaigne.»

Ilveutsamortsurmaconscience.Jeneréfléchispas.Jedis:

«C'estfini.»

Etillefait!Sanssourciller,ils'ouvrelaveinedevantmoi.

Horrifiée,jeprendsmesjambesàmoncou.Tantdeviolence,tantdesang,ilvamourir!C'estmafaute.Ilvamourir!

Réfugiéechezdesamis, jesanglotesur lui, surmoi. Jemevoyaisdéjàaccusée,devantlapolice,enjustice,condamnéeàjenesaispasquoi,entoutcasauremordséternel. Je ne pourrai plus vivre avec ce poids sur la conscience.Car je l'ai crumort,puisquej'avaisvudemesyeuxlesangjaillirdesaveine.Puisquejem'étaisenfuieenlelaissantlà.Jecroistoujoursàcequejevois.

Pauvremouette naïve. Il en était quitte pour un bon pansement à l'hôpital. Oualorsilnesavaitpasqu'ilnepouvaitpassesuicideraussifacilementdecettefaçon.Etmoinonplus.

Mamanm'a consolée, rassurée, déculpabilisée.Même si le pire était arrivé, cen'étaitpasmoilacoupable.Lemensonge,c'étaitlui.Lechantage,laviolencesurlui-même,c'étaitlui.Pasmoi.Onnepeutpasêtrecoupableetvictime.Chacunestresponsabledelui-même.

Aussiétrangequecelaparaisse,levéritableamourquej'éprouvaispourcegarçonadisparudéfinitivementlejouroùmesparentssesontséparés.Monpèrepartidelamaison,larelationaveccegarçonquej'aimaiss'estéteinte.

L'imagedemonpère,l'hommesymboledemonenfance,s'estenvoléeloindemoi,aprèsledivorce.Communicationprovisoirementcoupée.Amourendormi.

L'imagedel'amoureuxdemestreizeanss'envoleenmêmetemps.

Communicationcoupée.Amourmort.

Et pendant quelque temps, longtemps pour moi, je me retrouve en face desgarçonsenétatdeméfiance,dedureté,d'aigreur.

Fidélité,j'aicomprisqueçan'existepas.Confiancen'estpluslemêmemot.

Jevaiserrerquelquetempsencoreà larecherched'autresconfiances,d'autrespoisons.Mesaoulerdemusiqueetd'alcool,defêtesinutiles,detabac.

Jusqu'àépuisement.

Engluéelamouette.Polluée.

18

MOUETTERIENDANSLATÊTE

Cettenuit,àl'aube,jesuisrentréechezmonpère;c'estsontourdeweek-end.

Hier, j'avais encore l'impression d'être heureuse. Je dansais, je riais, jeplaisantais.J'essayaisderepousserlepluspossiblelemomentderentrer.Plusdegarçonsdansmavie,plusd'amourpourfairelafête.Jesorsavecdescopines,pouréviterlespiègesdumensonge.

Hiermonpèrem'aditcommed'habitude:«Faisattention,méfie-toi.Nerentrepastroptard.Ilfautquetudormes.»Etc.Etmoiensilence:«Causetoujours...»

Ils'estpasséquelquechosecettenuit.J'aidumalàm'ensouvenir.Avecl'alcool,touttanguaitautourdemoi,jenesavaisplusoùj'étais.Jesuisalléetroploincettefois.

Leréveilestmoche.D'ailleurs,jemetrouvemochedepuisquelquetemps.Quandjemeregardedansuneglace,jevoisdesyeuxcernés,unteintgris,unesaletête.Jemedis:«Maisqu'est-cequec'estquecettetronche?Mapauvrefille,arrêtedeboire,t'asriendanslatête,tufaislafête,tubois,etregarde-toi!»

Moche,latêtedemouette.Ellesetrouvetrèsconne,lamouette.

Etellerecommencelelendemain.

Jem'engueuleavecmasœuràlamaison.Elleagrandi,Marie.

Ladernièrefoisquel'ons'estengueulées,c'étaitpourunebêtise.Ellenerangerien.Sesaffaires traînentpartoutdans lachambre,etnouspartageons lemêmeplacard.

«Rangetesaffaires.Nejettepastesfringuespartout.

—Fiche-moilapaix.

—Situnelefaispas,jevaisêtrecolère,jeneteparleraiplus.

—C'estpasmafautesil'armoireestdanstachambre!

—Justement!Tuesdansmachambre,rangeça!

—Arrêtedem'embêter.J'aidutravail.»

Jel'aitiréedeforcedanslachambrepourqu'ellerange.Ellehurlait.Jenepouvaispasmecontrôler.Ons'aimeetonsechamaille.Cette fois,çane l'apas faitrirequandj'aidit:

«T'estchiante!»

T'estcommeletautiton,«chiant»,t'esttiffitiàprononcer.J'aidumalavecless,etlech.Pasgrave.

Mondésordreàmoiestdansmatête,encemoment.Jenesuis«bordélique»quesousmatignasse,pourlereste,jerangetoujours,commejerangeaismespoupéesétantpetite.

C'estvraiqueMarieagrandi.Avant,elleseseraitprécipitéeversmamèrepour«rapporter».Onseseraittirélescheveux,jemeseraisfaitengueuler.Maintenantelleboude,neditrienàmaman.Ellesedéfendtouteseule.Commeunegrande.Etquandelleboude,ellenemesigneplusrien.

Ellecorrigemes fautesde français, elleestpremièreenclasse,partout.Mariemonbébésœurattrapedixansd'autonomie.

Toutallaitmal!

Une nuit, jeme suis complètement écroulée dans le couloir, et j'ai réveillémabelle-mère etmon père. Il a dûme ramasser,me porter jusqu'àmon lit. J'étaismalade,maladecommejamaisjenel'aiété.

Ilestassisàcôtédemoi,auborddulit,danslalumièredumatin.Sonvisagemefaitpeur.J'aihontequ'ilsoit lààcontemplermondésastre,qu'ilaitvudansquelétatj'étais.J'aihontemaisjevaissimal,dansmatêteetdansmapeau.Jedis:

«J'aibuhier.

—Jesais.Pasbesoindem'expliquer.J'aicompris».Ilestinquiet.

«L'alcool,c'estcensénousrendregais,stimulerleplaisirdeladanse,delafête.Toutelabandeenboit.»

J'expliqueàmonpèrequeçan'ariendegrave.

«C'estdangereux.Trèsdangereux.Mauvaispourlecerveau.Çatuelescellulesnerveuses, tucomprends?Regarde-moi,Emmanuelle.Pourquoi fais-tuça? Jenecomprendspas.»

Moinonplus.Jecroyaisquec'étaitpourfairelafête,çamefaisaitvoler,planer,oublier.Maisoublierquoi?J'aimêmeoubliécequejevoulaisoublier.Impossibledeluiexpliquerlemaldepeau,lemald'être.Peut-êtreenviequ'ils'occupedemoi,onsevoitsipeu.Peut-êtreenviedeleprovoquer.Besoindelui.Pourquoil'alcool,pourquoilescigarettesàlachaîne,ladansetoutelanuit,lesriresjusqu'àl'aube,pourtombercommeunemasse,abrutie,etmeréveilleraveccettetête-là?Saispas.

«Ilfautquetumedisespourquoi,Emmanuelle.»

Monpèreesttrèsphilosophe,trèsthéoricien.Trèspsychiatre.Trèspèresurprisparlamouettequ'ilaengendrée.Dépasséparsonvol,désorienté.Ilvoudraitbien

desréponses,dugenre:«J'aipeurdumonde,j'aimepaslavie»,peut-êtreaussi:«Jesuissourde,j'aidesproblèmes.»

AnotreretourdeWashington,iladécidédetravailleraveclessourds.Iln'arrêtepasd'expliquerqu'iln'yapasde«psychologiedusourd»,etqu'ilyadessourds,tousdifférents,commelesentendants.Simplement,ilyaunelangueparticulière.Beaucoupdegensestimentquelessourdssont incapablesd'établirdescontacts,desrelationsnormalesaveclesautres.Monpères'estbattucontreça.Lessourdssont comme les entendants, il y adesmaladesmentaux sourds, comme il y enachez les autres, cen'est pasuneparticularitéqui nous est réservée.Les sourdsvont bien, merci. Mais peut-être a-t-il tout de même un peu peur que moncomportementactuelsoitliéàlasurdité.Quej'aiedumalàm'adapteraumonde,quec'estàcausedecelaquejefuisdansl'alcooletlaconnerie.Moipas.C'estpasça,papa.

Jenesuispaslaseule.L'adolescenceestterriblepourcertainsjeunes.Sourdsoupas.Ilyaceuxquinaviguentà l'aiseentretreizeetdix-huitans,sansproblème,ceuxquisetrompentdesillage,ceuxquifoncentdanslatempête,commemoi,ceuxquin'enreviennentjamais,etceuxquiattrapentunjourunebouée,poursortirlatêtedel'eau.Çadépenddetellementdeparamètres.Éducation,caractère,amour,milieu. L'adolescence est une alchimie compliquée. On cherche la pierrephilosophale,commesielleexistait.

Monpèremeposetouteslesquestionsqu'ilpeut.Oùsontlesproblèmes?Oùsontles frustrations ? Est-ce que c'est au lycée ? Est-ce que je suis amoureuse ?Pourquoijebois,pourquoijeci,jeça,pourquoitout?

Etmoi,jen'aiqu'uneréponseàcetteavalanchedepointsd'interrogation:

«Jenemesenspasbiendansmapeau.J'aibesoindetoi.»

Silencedemort.Réflexion.Émotion.Trouble.Gêne.

Visuellement, instinctivement, je sens tout ça chez lui. Mais ce n'est pas uneréponse.

«Demain,jet'emmènechezunmédecin.Jeveuxsavoirsitasantéestbonne.

—D'accord.»

D'accordpourlemédecin.Maiscen'esttoujourspasuneréponse.

Ilnepeutpass'occuperdemoi.Ilnesaitpas.Ouilneveutpas.C'estcequejepensecruellementsurlemoment.Commeunenouvelleblessure.Quivamettredutempsàcicatriser.

Mouette,adolescenteàproblèmes.Tuasbesoindegrandirencore,sanstonpapa,d'avalerlaséparationdetesparents,deladigérer,etdefairetonnidsurunautrerocher.

Onseditçaplustard.

Àdix-septans,onamalaucœuretàlapeau,c'esttout.

Onsetrouvemoche,nul.Riendanslatête.

Etonvachezlemédecinavecpapa.Àpropos,jenesaispass'ilexistedemédecinsourdcheznous,enFrance. Jepeux liresur les lèvres,medébrouillerparécrit,maiss'ilsemetàutiliserdesmotstropcompliqués,àparlerdesmédicaments,là,jenecomprendsplusrien.

Papaécoutecequ'ildit.Ilmetraduitdesévidences.Rienn'estbondanstoutcedésordre. Maintenant, je suis mal d'avoir cherché à être bien dans ma peau.Vraimentmal.Physiquementetmoralement.Physiquement,jemesenschiffon,j'aimêmedesbleuspartoutàforcedetomberquandj'aibu.Moralement,jemesenscomplètementnulle.

Jevoulaisdépassermeslimites,c'estfait.Jenevoulaispasvoirlaréalitéenface,j'airéussi.Jevoulaisfuirmesproblèmesdesurdité,laviesociale,lavieàl'école.Résultat,deseizeàdix-septans,j'aiapprisquoi?

C'estcommeundéclic,cettedernièrenuitdefolie.Toutd'uncoupjemedis :«J'enairaslebol.Marre,marre.Jen'enpeuxplus,c'estpluspossible.Jenefousrien,jenesersàrien.Oùjevais?Jepassemontempsaveccettebandeàrâler,àcontester.Onnousopprime,onnousfaitchier,onfaitlafête,c'estsuper.»Super?Enfait,c'esttoujourslamêmechose,ilnesepasserien,onvatoujoursaumêmeendroit,onesttoujoursensemble,lesmêmestêtes,lesmêmesrengaines.Qu'est-cequ'ilyadeconstructiflà-dedans?Boireunebouteilledewhisky,senoyerdedans,oiseauivre,déboussolé,çat'amènequoi?

Mouette,t'asvraimentriendanslatête.

Tuasbesoind'êtreàl'aise,detesentirbien.Tuasbesoindetrouverduplaisirailleursquedans lafête.Tuasbesoind'être indépendante,tuvastetrouverdespetitsboulots,travaillerpourgagnerunpeud'argent.Lesvacancesarrivent,c'estlapremièrefoisquetuvaspartirseule.Remets-toisurtespattes!

19

SOLEIL,SOLEILS

Jepenseàl'avenirpourlapremièrefoisdepuislongtemps.

Àseptans,quandj'aiapprislalanguedessignes,j'avaisdestasdequestionssurl'avenir.Est-cequej'auraiunmétier?Commentjevivrai?Qu'est-cequejepeuxapprendre?Ondiraitquelamêmeconsciencemerevient.Lamêmeeaufraîchedelacuriosité,del'envie,deladécouvertedel'avenir.Laparenthèseado,turbulenceetn'importequoi,c'estfini.

Avenir?J'enparleavecmamère.Quelcheminchoisir?Quellevoie?Est-cequej'aienviedetravailleravecdessourds?Denevoirquedessourds?D'entrerdansuneuniversité?Après,jepourraiéduquerlesautres,créeruneformationbilingue.

Maisj'aitoujoursaimél'artetlacréation.Oùapprendreçaquandonestsourd?

Jenesuispeut-êtrepasobligéed'entrerà l'université. Jepeuxapprendre lavieautrement,dansunautre lieu.Parexemple, le théâtre. J'ai toujourseuenviedefaireduthéâtre.Ilestentrédansmavieunpeuparhasard,depuisquejesuistoutepetite.J'aicommencé,àl'âgedehuitouneufans,unstagedethéâtrequiadurédeux semaines. Je jouais les mercredis et les samedis avec trois autres enfantssourds. On nous faisait travailler avec des masques que nous avions faits nous-mêmes. Ralph Robbins, qui dirigeait ce stage, était venu de New York pour lacréation d'IVT. Il nous a fait travailler l'expression corporelle. C'était importantpour nous. Enfants, nous avions surtout l'habitude d'observer les visages ; pournous débarrasser de ce travers, Ralph nous a fait porter des masques blancs,neutres,dépourvusd'expression.J'aicompriscequ'ilattendait:quenousfassionsjouernoscorpspournousexprimer.C'étaitdurmaispassionnant.J'étaisexcitéedepouvoiraussicommuniqueravecmoncorps.

Ma « carrière » au théâtre a commencé avec lui, par une petite pièce quis'appelaitVoyageauboutdumétro.C'était l'histoired'unepetite fillequi s'étaitendormiedansunwagonetoubliaitdedescendreàlastation.Auboutdelaligne,elle seperdaitdans les couloirs, et rencontraitunmagicien,unhommeàquatrebras.C'étaitunpeumonhistoire.Touslessamedis,jefaisaisunlongtrajetd'uneheureetdemiepouralleràVincennes,autobus,train,puismétro.C'était longetfatigantpourunepetitefilledeneufans,etjem'endormaissouvent.C'estàpartirdelàque,avecRalph,nousavonsécritlasuite.

Quand il est reparti, j'ai eu du chagrin, j'ai été inconsolable pendant un bonmoment.J'aimaiscegrandbonhommedoux,créatif,enthousiaste.Ilnousaapprisénormémentdechoses.J'aimaissurtoutcequ'ilnousenseignaitsurunescène.Mapassion.

Le théâtre était un soleil dansma vie d'enfant. Je doismonnomen languedessignesauthéâtre,«Lesoleilquipartducœur».LacomédiennesourdeChantai

Liennelavaitécritunpoèmequidisait:«Merci,papa,merci,maman,dem'avoirdonnélesoleilquipartducœur.»

AlfredoCorrado,lui,nes'occupaitdethéâtreàVincennesquepourlesadultes.«Passetonbac,medisait-iltoujours,onverraaprèsdequoituescapable.»

J'aijouéunpetitrôlepourlatélévision,unefois.OnatournéàlafoireduTrône.J'avais neuf ans. C'était le paradis. Il y avait des chiens de cirque, tout blancs,j'étaiscenséepeignerleslongscheveuxd'unesirèneetluidirequ'elleétaitbelle.Elleenavaitdumalàse laisserpeigner,masirène.Dixprises,etchaque fois, ilfallaitrecommencer!Elleacraquéàladixièmeprise,elleenpleuraitdanssaloge.J'avaissipeurqu'elleabandonne.Sipeurdeperdremonpetitrôledanslamagieducinéma.Quandelleestrevenue,jel'aiembrassée.Laonzièmepriseétaitlabonne.J'étaiscontente!

J'adore le cinéma. Je crois avoir vu tous les films de Chaplin. Chariot est maréférence.Rireetémotion.Preuvequelesmotsnesontpasindispensables,quandonsaitparleravecsoncorps.Preuveque legénienese fabriquepas forcémentavecdesphrases.Chariotprophète.LeDictateurestun formidable témoignage.Cethommequijoueavecunballonreprésentantlemonde,lelance,lefaittournercommeunetoupie,lerattrape,inverselespôles,jusqu'àcequeleballonluiexploseau nez ! Chaplin peut toucher tous les publics, tous les mondes. Je rêve d'unnouveauChaplin,pourmejeterdansl'aventureducinéma.Pourquoipas?

Cheznous, lecinémaestuncinémad'entendants,àpart lessous-titres françaisdesfilmsaméricains.Est-cequej'aienviedem'intégreraumondedesentendants?Devoirautrechose?

Oui.J'aienviedevoird'abordlemonde,dem'ouvrirunpeumieuxàcetunivers,d'évacuerma peur. Je l'ai dit. J'ai un peu peur dumonde des entendants. Il esttempsdemecolleteràlui.Papaetmamandisent:

«Passetonbacd'abord!Si tuabandonnes,qu'est-cequetuvasfaireensuite?Passetonbacd'abord!»Cettefois,jenedispas«causetoujours».Jenesaispascequejevaisfaireensuite,maisjepasserai«monbacd'abord».

Mouette,t'asuneidéedanslatête.

PréparermonbacaucoursMorvanvamedemandertroisans,annéedix-septans,annéedix-huitans,annéedix-neufans.

C'est dit, cette annéedix-sept ans, je travaille. Je vaism'arracher la tête,maisj'aurai cet examen. La rentrée sera sérieuse. Quant à l'indépendance que jeréclame,c'estàmoidecommenceràlapréparer.Sinon,d'oùviendrait-elle?

Maissoleild'étéd'abord.J'aibesoindemerefaireunesanté.Jetrouvedespetitsboulots,dubaby-sittingcommetouteslesjeunesfilles.Garderdespetitsenfants,çamefaitdubien.Çameramèneàmonenfance.Quandmamèremedisait:

«Neclaquepaslesportes!C'estpasparcequetuessourdequetudoisfairedubruit.»

Lesenfantssourdsfontdubruit.Jepenseauxvoisinsdudessous.Jediscommemamère:

«Netapepasdupiedsurleplancher,necognepasleballonsurlemur,nesautepas comme ça... » Premier boulot : deux sœurs. L'une est sourde, l'autre pas.CommeMarie etmoi.Mais, à l'inverse, l'aînée est entendante ; elle aneuf ans,l'autresixans.Nousdiscutonsenlanguedessignes.

Leurlangageestenfantin,différentdeceluidel'adulte,adorable.J'aienviedelescroquertellementellessontmignonnesavec leurspetitesmainsquidansent.Lessignessontprécis,pluspeut-êtrequelesmotschezunenfantentendant.

Jerepenseàmoiàleurâge.Ellesontdelachancedepouvoirexécutersitôtdessignesaussiparfaits,aussijolis,alorsquej'aicommencétard.Leuresprits'éveille,ellesposentdestasdequestions.

«C'estmald'êtresourd?

—Biensûrquenon.

—Pourquoi lesmédecins disent qu'il faut nous soigner ?Ça veut dire qu'on vamourir?

—Pasdutout!Jevaist'expliquer...»

JeleurraconteaussideshistoiresdeTintin,jetraduislesbulles,lesdialogues,jejouelecapitaineHaddocketTintinauTibet.

Deuxièmeboulot :desgarçons,cettefois.Septansetquatreans.C'estdur, lesgarçons.Ilsn'arrêtentpasdebouger.Lepetitestinfernal.J'aivraimentdumalàlescalmer.Eteuxfontvraimentdubruit.Qu'ilscrient,qu'ilsclaquentlesportes,cen'estpasmonproblème,maisjepenseauxentendantsdudessous.

«Stop!Vousn'êtespastoutseuls!»

Décidément je grandis, je parle comme ma mère. Mais eux s'en fichentcomplètement.

«Ons'enfout,onestsourds!

—Oui,maislesautresentendent!

—Jepréféreraisunimmeubledesourds,commeça,onseraittranquilles!»

Ilmefaitrire.Jerismaintenantdechosesvraies,vivantes,constructives.Jerisdepetits bonheurs, du sourire des autres, de l'été quim'offre une trêve. Une idéed'avenir.

Jegagneunpeud'argentavecmesgalopinsquiclaquentlesportesetjelemetsdecôtépourlesvacances.

Petitboulotchezgrand-père«labo».HenriLaborit,mongrand-pèrepaternel,estun monsieur impressionnant. Je sais deux ou trois choses de lui. Il travailletellementquenousnenoussommescroisésquerarement.Ils'estpassionnéunjourpourunemoléculeaunomimprononçablepourmoi(lachlorpromazine!).Grâceàlui, la petitemolécule est devenue grande ; elle a servi au principe du premiertranquillisantdumonde,etelleafaitdespetits,depuis.

Mon grand-père est un chercheur-explorateur du monde du vivant. Depuis desannées,ilestpassédemoléculeenmolécule,travaillantsurdesdroguesnouvelles,pour l'anesthésie, la cardiologie, la psychiatrie, etc. Il a étudié le comportementhumain,ilaécritdes«tonnes»delivres.Onm'aditque,toutpetit,ilenfermaitdessauterellesdansuneboîteàchaussures,pourlesobserver.Jecroisqu'ilavaitcinqans!Unsurdoué.

Ilacommencésacarrièrecommechirurgiendelamarine(onaimelamerchezlesLaborit),pourprendreunviragedécisifensuiteverslarecherchebiologique.Ilafaittantdechosesimportantes!Ilamêmetouchéaucinéma!AlainResnaisaréalisé un film, Mon oncle d'Amérique, d'après son livre le plus célèbre, LaNouvelleGrille.Grand-pèresavant.

Quandj'étaispetite, ilm'aemmenéeunefoissursonbateau.Grand-pèremarin,beausouvenirdesoleiletdemer.

Iltravaillesouventavecdesrats.Drôled'ambiance,chezgrand-pèrelabo...

Jefaisleménage:nettoyerlestablesdecarrelagequiserventauxexpériences,balayerlescrottesderat; laverleséprouvettes,lesrangerdanslestérilisateur.Uneoudeuxheuresparjour,touslesjourssaufledimanche,jem'escrimeàmettrede l'ordre dans le petit désordre de la grande recherche de grand-père.L'alchimistedeladécouverte.

Jegagneencoreunpeudesouspourlesvacances.Juillets'étireàParis.Lesoleild'aoûtàIbizam'attend.

Laplage.Lamer.Lesoleil.J'aimetantlesoleil.Lesoleildepartout,detouslespays, du Maroc, d'Espagne, de Grèce et d'Italie. J'irai voir tous les soleils dumonde,unjour.

L'eauetlesoleilsurlecorpstoutelajournée.L'innocence,lavoluptédesvagues.Lafêtedelalumièrelejour.Lafêtelesoir,quandlanuitdevientdouce,venteusedanslescheveux,parfumée,vibrantesurlapeaudorée.

Jem'aimeunpeumieux.

Jerencontredessourdsparhasard.Italiens,Espagnols,onpapote,j'apprendsleur«accent»,leurssignesàeux,eteuxlesmiens.

C'estl'indépendancetotale,avecmameilleurecopine.

Ibiza merveille. On discute de tout. Je me suis remise à lire. Je lis beaucoup.D'autresplaisirssont là.Etd'abordceluide lavéritable indépendance:avoirunporte-monnaie,unbudget,dessousquel'onagagnésetfaireattentionàcequel'ondépense.Pasdecompteàrendre,àpersonnesaufàsoi-même.Quelsquesoientlescomptes.

Jevaismieux.Jesuisbien.Demieuxenmieux.Jemesensresponsable,libre,plusd'autorité.Jesuismoiavecmoi.

Etjenefaispasdebêtises.

Mamanatéléphoné.Elles'estdébrouilléepourmejoindresousmonsoleil,pourm'annoncerunautre soleil :ArianeMnouchkine tourneun film.Elleabesoindefigurants.

Jedoisprendrelebateauetletraintrèsvite,pourêtresurlelieudetournage:l'Assemblée nationale. J'ai tellement peur de n'avoir plus assez d'argent pourrentrerquejeluidemandedem'enexpédier.Enfait,jem'aperçoisenarrivantquejen'enn'avaispasbesoin,j'aibiencontrôlémonpremierbudgetd'indépendance!

Arianeachoisi les figurantsdeson filmparmi lesacteursduthéâtreduSoleil ;c'estlaplanèteTerreenréduction.IlyadesChinois,desIndiens,desNoirsetdesJuifs, des Arabes, des handicapés, des aveugles, des nains, des sourds. Unkaléidoscope, un bouquet de fleurs différentes, pour assister dans le film à ladéclaration des droits de l'homme. C'est ma scène. Je suis une fleur parmi lesautres,brasséeparlaviedansunrayondecamérasoleil.

Mon rôle a duré trente secondes. J'écoutais le récit des droits de l'homme, uninterprète traduisait, et les sourds autour de moi disaient : « Formidable, noussommestouségaux,nousavonsenfindesdroits.»J'étaisl'und'eux.

Ariane Mnouchkine est impressionnante d'autorité et de précision. Efficace,volontaire et sensible, elle a l'œil sur tout, surveille tout. Nous l'appelons enlangagedessignes:«lafemmeauxbrassurlesjambes».

Parmilescomédiensqu'elledirige,j'aifaitlaconnaissanced'unArménien,Simon.Iln'utilisenilaparole,nilalanguedessignes,etpourtantiln'aaucunedifficultéàcommuniquer avec les sourds. Cet homme possède un don extraordinaire pourparleraveclesmains.Unecapacitéformidableàextérioriser.

Luiettouscesgensmedonnentlegoûtd'allerplusloin.D'avancersurlecheminduthéâtre.

Ensuite,j'aiparticipéàlafêteduRegard,quiréunitsourdsetentendantspourdescréationscourtesdecinqminutesenviron.L'undesthèmespourl'unedecesfêtesétaitNoiretBlanc.J'aidemandéàmononcled'écrirequelquechosesurlejouret

lanuit.Nousétionsdeux,monamied'enfance,Claire,etmoi.J'étaislanuit,ellelejour.Nousavionstraduitledialogueenlanguedessignes,enimprovisantunpeu.

clairedejour:Bonjour,madame!

Emmanuèledenuit:Pourquoibonjour?voussavezquejesuislanuit!Monsieurlejour,vousvousmoquezdemoi!

Uneautrefois,toujoursavecClaire,nousétionslesdeuxmains.Claireunemain,moil'autre.Cesdeuxmainssedisputaient.Nousjouionslabagarre,laséparation,les retrouvailles. Les mains qui travaillent, celles qui ne font rien. Les mainsdominantesetlesdominées.

Lethèmesuivantétaitlibre.Nousétionsplusieursadolescentshabillésdeblanc,danslalumièreauxultraviolets.L'histoireétaittrèsvisuelle:unenfants'endortàl'école,etrêve.Ilyavaitdeseffetsspéciaux:onvoyaitsatêteseséparerdesoncorps,sesbras,sesjambess'enaller.Lerêvedevenaitcauchemar,unpeuagité,latêteavaitl'airdesepromenerseule,lecorpssanstêted'unautrecôté.C'étaittrèsbeau. Le public a applaudi. Ça, je le ressens bien. Je le vois, je ressens lesvibrations,l'intensité,ilyaunrythmeparticulieràchaquepublic.

J'aimelethéâtre, j'aimelascène, j'aimelesapplaudissements.Mais...Passetonbacd'abord.

20

SIDASOLEIL

Ilsenmeurent,commed'autres,parmanqued'information.

Avant,dansma«Jeunesse»folle, jen'ypensaispasdutout.J'auraisputombersurquelqu'undeséropositifetêtrecontaminéesanslesavoir.Heureusement,dansma bande de copains de fête, on fumait des « pétards » quelquefois ; pas deseringues,pasd'héroïne.Iln'empêchequenousn'étionsinformésderien,ons'enfichaitd'ailleurscomplètement.Àdix-septans,j'enprendsconscience.

Lescampagnesd'informationsurlesidasontfaitespardesentendants,pourdesentendants.Pasdesous-titresdanslesclipsdetélévision.Pasdesous-titresdanslesémissionsmédicales.Qu'iln'yaitpasdesous-titresdanslesshowstélé,jem'enmoque;quelatélévisions'occupeplusdel'audimatquedel'informationdontelledoitêtrelapremièreresponsable,parcontre,çamechoque.Lesidatuelessourds,parabsenced'information.J'appelleceladelanon-assistanceàpersonneendangerdemort.

Toutconcourtàcettedésinformationtragique.Celavadumédecin,quinesignepas,auxparentsquin'éduquentpas,auxjournauxquelisentrarementlessourds,auxhôpitauxdanslesquelsonnes'occupequed'informerlesentendants.

Jusqu'ausiglechoisipourmettrelevirusHIVenimage.Celapeutfaitsourireunentendant, si on lui dit que sida égale soleil ? Et pourtant... Certains sourds, cen'est pas la majorité, heureusement, croient que le soleil est responsable de latransmission du virus. Tout simplement parce que le virus HIV est souventreprésentéparunpetitrondorangeornédepiquants,quipourraitêtrelesymboledu soleil. Ce sont ces piquants orange, que des designers de l'informationentendanteonttrouvéspectaculaires,quicréentlaconfusion.

Sidaégalesoleil,égaledanger!Sibienquelaseuleprécautionqueprennentlessourds convaincus de cela est de ne pas s'exposer au soleil ! Ils s'écartentpeureusementdusymboledeviesurlaTerrepournepasattraperlamort.

Autreexemplequejeconnais:unsourd,àquiunmédecinaannoncéquesontestétaitséropositif.Pour lerassurer,cemédecin luiaexpliquéqueséropositiviténeveutpasdiresida,etquesonétatnenécessitaitaucuneprécautionparticulière;sous-entendu:pasdemaladie,doncpasdemédicaments...Vienormale.Lesourdséropositif sort du cabinetmédical, avec, dans l'esprit, une notion complètementdéformée. Il a probablement propagé le virus sans savoir ce qu'il faisait. C'estl'erreurimpardonnable.

Unami,BrunoMoncelle,m'aproposédeparticiperàungroupedevolontaires,crééen1989,auseindel'associationAIDES.Avecd'autresamissourds,j'aisuiviuneformationpourmieuxconnaîtrelamaladie,etréfléchiraveceuxsurlemeilleurmoyenderépandrel'informationdansnotrecommunauté.

Il ne suffit pas d'apporter aux malades un réconfort affectif. Prévenir esturgentissime.Trouverenlanguedessignesuncodesuffisammentclairpourquelemodedetransmissionduvirussoitcomprispartous.Organiserdesréunionsdanslescentreséducatifspourexpliquerlemodedetransmission.

Avec Bruno Moncelle, j'ai entendu, dans certaines réunions d'informationauxquellesjeparticipais,desréponseseffarantes.Ildemandait:

«Quelqu'unpeut-ilmedirecommentonattrapelesida?

Réponses:

«Quandons'embrasse?»

«Quandonadestachessurlafigure...»

«Quandonadesboutons.»

«Ilnefautpass'embrasser.»

«Jenesaispas.»

«Moisida,pasdeproblème.Jel'aipas.»

Brunoexpliquequ'il faut fairetrèsattention,car iln'yapasderepèresvisuels,aucunmoyende«voir»lamaladiesurunvisage.Pourlessourds,l'absencetotalederepèresvisuelsestunesortedecécité.Unmuràlacompréhension.Quelqu'unquimaigritestpeut-êtrequelqu'unquinemangepas,toutsimplement;quelqu'unquiadestachessurlevisageestquelqu'unquis'estmisausoleil,toutsimplement.Il faut absolument leur faire comprendre le côté sommeil sournois du virus.L'absencedesymptômesvisibles.

Brunoexpliqueque lamaladieéclateplus tard, après l'arrivéeduvirusdans lecorps,parcequelevirusdortdanslecorps,longtemps,puisseréveilleunjour.Ilprendl'exempledel'œuf:pendantlongtempsonnevoitriendecequ'ilyadansunœuf, pourtant il y a un poussin qui dort dedans. L'œuf est couvé, et un jour lepoussinensort.

Maislevirusn'estpasunjolipoussin,c'estunvampire.Quivamangerlecorpsdel'intérieur.

Une image a frappé les jeunes, celle de ce grand basketteur américain,MagicJohnson,quiaeulecouraged'annoncerpubliquementsaséropositivité.Lemessageestpassé,notammentchezlesgarçonssourds,quiregardentbeaucouplesportàlatélévision.Undesgarçonsdemandesicebasketteurqu'ilavuenpleineformenepeutplusjouer.

Jereprends lesproposdeBruno,pour luiexpliquerque levirusdort,comme lepoussin dans l'œuf. Le basketteur n'est pas malade, mais le jour où le poussinmonstresortiradanssoncorps, il l'envahira,etceserafinipour lui, ilnepourra

plusjouer,ilseratrèsmalade.

Ensuite,Brunoprocèdeàdesdistributionsdepréservatifs.

L'informationestsimpleàcesujet:fairel'amouravecunpréservatif,pasdesida;sanspréservatif,sida.

DanslasectionsourdedeAIDES,nousavonsinventéunsignesymboleparticulierpourdécrirelevirus.Lamaindroite,pouceetindexarrondis,formeuneboule,lesautresdoigtsenl'air,écartés,fontlespiquants.Lamaingaucheseplacedessous,ouverteen coupe.Dece travail, une cassetted'informationestnée ; elle attendtoujoursd'êtredistribuéeetmontrée!

C'est un combat que je trouve extrêmement important pour ma communauté.Depuis l'âge de dix-sept ans, je participe chaque fois qu'on me le demande àl'informationsurlesida.Nousavonsencoredutravailpouraborderlesdifférentsmodes de transmission du virus. Mais l'effort que nous exigeons des pouvoirspublics est d'aller dans les écoles, de former des groupes, d'organiser desconférencespourlessourds.L'intelligenceetlecourage,ledévouementdeBrunoMoncellemériteraientd'êtrenonseulementencouragés,maisaidés.

Jemerépète : ilexiste troismillionsetdemidesourds,quinonseulementsontappelésàvoter comme tout lemonde,maisaussi à faire l'amouretdesenfants,commetoutlemonde;ilsontledroitd'êtreinformés,commetoutlemonde.

sidasoleil,c'estbientropbeaupourunvampireassassindelanuit.

21

JEM'ÉNERVE

L'éducation des sourds en France s'arrête au baccalauréat. Au cours Morvan,nous lepréparonsentroisans.Quelquessourdsvont jusqu'à l'université.Unedemesamiesl'afait.C'esttrèsdur,letravailestmultipliépardix.Elleaunpreneurdenotes,sonvoisinentendant,ensuiteellefaitdesphotocopies.Lorsquelepreneurdenotesn'estpasuncopain,ilfautsedébrouillerautrement.Soncopainenafaitsonmétier;maintenant,ilsertderelaisauxétudiantssourds.

Rentréechezelle,monamieétudie.Maiscesnotesontétéprisesparquelqu'und'autre, et elle n'a absolument pas la possibilité de se raccrocher, comme lesautres,àcequ'elleauraitelle-même«entendu»etchoisidenepasnoter.Deplus,aprèslecours,ellen'apaspu,commecertainsentendants,demanderauprofesseurune précision sur tel ou tel sujet. Si quelque chose lui échappe, à elle de sedébrouillerparlasuite.Pertedetemps.

Autreméthode:enregistrer lecoursaumagnétophone.Ensuite,sonpèreousamère,quisontentendants,traduisent labandeparécrit.Toutçaprenduntempsfou,avantqu'ellepuissetravaillerefficacement.Unjour,ellem'adit:

«C'estl'enfer,c'estcomplètementdingue,c'estuntravaildouble.CertainsdemescopainsontréussiàpasserunDEUG,ouunelicence,maisc'estexceptionnel.»

Monamieestsourdeprofonde,commemoi.Elleaapprislalanguedessignesiln'yapastrèslongtemps,maispassesparents;ellen'adoncpasd'aidedececôté-là.

Elleatoutdemêmepassésonbac,faituneclassepréparatoiredebiologieetdemathsspéciales,etaredoublésapremièreannée.Auxdernièresnouvelles,ellevaentrerentroisièmeannée.

On redouble toujours une classe quand on est sourd. Impossible de faireautrement, en assimilant cinquante pour cent du contenu d'un cours, en lisantuniquementsurleslèvres.

Jem'énerve.

Une camarade du cours Morvan a quitté l'école en seconde pour suivre sesparentsenprovince.Lorsquenousétionsenclasse,ellemedisaitsouvent:

«Tamère,signe,c'estformidable,extraordinaire.»

Elleauraittantvouluquesesparentss'ymettent.Quandj'allaispasserlasoiréechezelle,ondînaitavecsa famille.Évidemment, jen'allaispasmetaire toute lasoirée;lapremièrefois,jemesuisdoncexpriméeensignesavecelle.Aussitôt,lesparentsm'ontarrêtée:

«Non,ilfautquetut'exprimesoralement.

—Maisc'estàellequejeparle.Jenevaispasparleràunesourde!»

Jetrouvaisçatellementartificiel,tellementstupide!Leurparleràeux,d'accord,puisqu'ilsneconnaissentpasmalangue.Maisàmacopine?

«Excusez-moi,maisçameparaîtridiculedeparleroralementavecelle!

—Parle,sinonnousnecomprenonspascequetudis!»

Non seulement, ils la privaient de s'exprimer naturellement avec moi, mais enplus,ilsvoulaienttoutcomprendredecequ'onsedisait!Maisoùestlalibertédanscettehistoire?

Macopines'estrebellée.Plustard,ellem'aexpliquéquesesrelationsavecsesparents étaient complètement folles. Des disputes monstrueuses. Il lui arrivaitd'exploseretdeflanquerdesmeublesparterre,tellementelleavaitbesoindesedéfouler physiquement. Son père était violent. L'ambiance était perpétuellementagressive,conflictuelle.

J'étais hallucinéeparun tel comportement. Je nepouvais imaginerune relationsemblableavecmamèreoumonpère.

Finalement,jenepouvaisplussupporterd'allerchezelle,etc'estellequivenaitàlamaison,pourpouvoirdiscuterlibrement.Cependant,elles'obligeaitàs'exprimeroralementavecmamère,bienquecelle-ciconnaisselaLSF.

Onsedéfoulait lesoirpendantdesheures,àpapoterdans lachambre.Ellemeracontaitsavie,moilamienne.Çalasoulageait.

Ses parents ont eu d'elle une image négative. Ils la considèrent comme unehandicapée,unemalade.Leurfilleneserajamais«normale»,àmoinsdecachersasurdité,etdel'obligeràparler.Ilspensent,commebeaucoup,quesil'enfantutiliselessignes,ilneparlerajamais.Or,çan'arienàvoir.Àl'âgedeseptans,jeparlais,mais je disais n'importe quoi. Avec les signes, j'ai commencé à parler beaucoupmieux.Lefrançaisoraln'étaitplusuneobligation,donc,psychologiquement,c'étaitdéjàplusfaciledel'accepter.Ensuite,j'aieuaccèsàdesinformationsimportantes:lesconcepts,laréflexion;l'écritureestdevenueplussimple,lalectureaussi.J'aifaitdetelsprogrèsquec'estuneinjusticetotaledepriverunenfantdeça.Ilnefautpas croire qu'il est nécessaire que l'enfant parle pour savoir écrire et lire.Moi,quandjelisunroman,j'associeinstinctivementlesignequicorrespondaumotquejelis.Ensuite,jelelisplusfacilementsurleslèvresdequelqu'unquileprononce.Mamémoirevisuelleassociemêmeparfaitementl'orthographefrançaise.Unmot,c'estuneimage,unsymbole.Quandonm'aappris«hier»et«demain»enlanguedessignes,quej'enaicomprislesens,j'aipuleparleroralementplusfacilement,l'écrireplusfacilement!

Unmotécritalatêted'unmot,commeunclownalatêted'unclown,mamanlatêtedemaman,masœurlatêtedemasœur!Jepeuxreconnaîtrelatêted'unmot!

Etledessinerdansl'espace!Etl'écrire!Etledire.Etêtrebilingue.

Jem'énerve.Maispourmacopine, c'est important. Jen'aimeraispas être à saplace. Ses parents ont pour elle un amour égoïste. Ils la veulent à leurressemblance. Les miens ont accepté merveilleusement ma différence. Ils lapartagent avec moi. Elle, elle ne peut rien partager d'important avec sa mère.Commentluidirecequ'elleressentprofondément,toussesproblèmesdegamine,dejeunefille,seshistoiresd'amour,sesdéceptions,sesjoies?

Lacommunicationrestesuperficielle,avec lesmotsqu'elleutilise.Ilestnormal,danscesconditions,qu'elles'entendemalavecsesparents.Ilsnesaventriend'elle,oupresque,etellenesaitriend'eux.Elleestsiseule!

Il y a pire encore. L'histoire ahurissante d'une amie qui a vécu dans unmilieufamilialdontj'aipeineàcroirequ'ilexiste.Sylvie,jusqu'àl'âgedequinzeans,estrestéepersuadéequ'elleétaitlaseulesourdeaumonde,laseule.Cen'étaitpasunesimple vue de l'esprit, c'était la réalité. Ses parents lui avaient tout simplementaffirméqu'elleétaitl'uniquereprésentantedelaracedes«dursdelafeuille».Lemonstre exceptionnel. Le cas de cirque, pourquoi pas ? Et elle grandissait dansl'ignorance,danslasolituded'unedifférenceunique.S'efforçantdésespérémentdeparler comme papa, comme maman, comme les petits camarades de l'écoleentendante.Elleportaitsa«malédiction»touteseule.

Quandj'étaispetite,etqu'onm'aditquej'étaissourde,moij'imaginaisquej'avaislenerfauditifpourri.Jevoyaisçacommeça,enimage.Toutdesuite,mesparentsm'ontdit:

«Maisnon,iln'estpaspourri,tonnerf,ilestlà,ilestcommelenôtre,maisilnemarche pas. » C'est l'image que j'ai gardée depuis, de la surdité :mon nerf nemarchepas.Merci.C'estlavérité,etenplus,c'estsimple.

MaispourSylvie?Mêmepasd'image.Rien.Puisqu'iln'yapaslavérité.

Maiscommelavéritéfinittoujoursparsesavoir,undesescamaradesdeclasseatrahilesecretfamilial.IlafaitcomprendreàSylviequed'autressourdsexistaientbeletbien,quelui-mêmeenavaitrencontrépersonnellementàlastationduRER.Sylviene lecroyaitpas. Iln'étaitpasquestionpourellederemettreencause lasacro-sainte parole de ses géniteurs tout-puissants. Elle avait pour eux unedévotion totale. Forcément, « l'anormale unique aumonde » se sentait à la foiscoupable d'exister et bienheureuse d'exister grâce à eux.Mais cette histoire latourmentait.Elleavaitbesoindesavoir,d'effacer l'incertitude.Ellea fait lepariavecsoncopainentendantd'allervérifierelle-même,sûrequesesparentsavaientraison.

Unvendrediaprèsl'école,ilss'envonttouslesdeuxdanslemétro.Lesveillesdeweek-end,lastationpullulelittéralementdejeunessourds.Touteslesnationalitéss'ycôtoient,ettoutlemondegesticuleetdiscuteavecenthousiasme.

Sylvieregardaitcetroupeauquibloquaitquasimenttoutelastation.Quefaisaient-ils ? Pourquoi tous ces zestes ? Qu'est-ce que ça voulait dire ? Elle a fini parréaliserqu'ilsétaienttoussourds.Tous.Ceshommes,cesfemmes,cesjeunes,toussourds.Lechocaététel,siviolent,qu'elles'estmiseàvomir,secouéejusqu'aufonddes tripes, le cerveau à l'envers. Des sourds par dizaines, par centaines ? Ellen'arrivait pas à l'accepter. Elle ne pouvait pas admettre ce qu'elle découvrait àquinzeans.

Enrentrantchezelle,cefutledrame.Sesparentsontétévictimesdeleursilencecoupable, inacceptable. Sylvie s'est déchaînée. Colère, humiliation, fureur,comment ses propres parents avaient-ils pu la nier à ce point ? La réponse desparents:«C'étaitpourtonbien.»

C'était,monsieur,madame,pourl'éloignerdeceuxquiluiressemblent.Pourqueles voisins ne sachent pas. Pour que votre fille, monsieur, madame, s'acharne àparler,àvousressembleràvous,pasàelle.Surtoutpasàelle!

Sylvieaexigédesesparentsdechangerd'écolepourrencontrerdessourds.Elles'estmiseàlalanguedessignestrèscourageusement,petitàpetit,avecbeaucoupdedifficultés,maisaussideconviction,elleasus'intégrerdansunmondeoùelledemeuraittoutdemêmemarginale,d'uncôtécommedel'autre.Puisaufildesans,soncomportementachangé.Lalanguedessignesluiapermisdes'épanouir,d'êtreheureuse. Elle m'a dit avoir pardonné maintenant à ses parents. Je l'aimebeaucoup,Sylvie,poursoncourage.Pourcequ'elleavécuetsurmonté.

Quinzeansdemensonge!Çam'énerve.

C'estcommeenpolitique.Lorsqu'ilyaundiscourspolitiqueàlatélévision,iln'estjamais sous-titré, sauf quelques discours de FrançoisMitterrand, alors que noussommestroismillionsetdemidesourds,et,quejesache,onnenousapasretiréledroitdevote!Ilyalesjournaux,biensûr,maiscequeditunhommepolitiqueàunmomentprécis,l'expressionqu'ila,lamanièredontilledit,lesmotsqu'ilutilise,çacompteaussi.

Unjour,dansunclubdemotardssourds,j'aieulasurprised'entendredesproposracistes!Leseulhommepolitiquequisoitàpeuprèscompréhensiblepoureuxenlisantsur les lèvresétaitunmonsieurdont jen'aimêmepasenvied'écrire ici lenom.Pasdutout.

J'aientenducesjeunessourdsmedire:

«Onavotépourluiparcequ'ilutilisedesmotssimples,onlitfacilementsurseslèvres.Ilarticulebien.Lesautres,onnecomprendrienquandilsparlent.»

«LaFranceauxFrançais»,çaselitbiensurleslèvres!Maiscequeçacache,leracisme,l'exclusion,touslesdangersquepeuventendéduirelesentendants,c'estnéantpourcesjeunessourds.Quiestvenuàlatélévisionsous-titréepourleurdire:

«Voilàcequeditcethomme,etquin'estpashumainementsupportable»?Qu'ilsaientlechoixensuite,çalesregarde,maiscequimemetenboule,c'estqu'ilsnel'ontpas!

Je suis tellement choquée que ces pauvres garçons votent en se fondant toutsimplement sur ce qu'ils arrivent à lire sur les lèvres de cet homme-là ! Ou nevotentpas,parcequ'ilsn'ontriencomprissurleslèvresdesautres!Jeleuraidit:

«Un jour,dans l'histoire,unautrehomme,quiarticulait tellementbienqu'il enhurlait chaque syllabe, a collé une étoile jaune aux juifs, un triangle rose auxhomosexuels,etuntrianglebleuauxhandicapés.Parmieux, ilyavait lessourds.Étoilesettrianglesontétéexterminéschacundans leurcouleur.Cethomme-làastérilisélessourdspourqu'ilsn'aientplusd'enfants.»

Il faut que les hommes politiques fassent un effort, en dehors du sous-titrageinstitutionnelquiaccompagnelediscoursdeNoëlduprésidentdelaRépublique.Cen'estpasàNoëlqu'onvote!

Çam'énerve.

Une fois,nousavonsrencontrépouruncolloque l'ex-ministreauxhandicapésetaccidentés,lui-mêmedansunfauteuilroulant.Unhommegentil,mais:

Premierpoint,ilignoraittotalementcequereprésentaitlemondedessourds.

Deuxièmepoint,ils'estobstinéàdire:

«Vous devez d'abord parler, pour pouvoir vous intégrer dans le monde desentendants. » Comment comprenait-il lemot intégration ? Où étaient les écolesdont nous lui disions avoir besoin pour progresser dans nos deux langues ? Oùétaientlesfoyerspourlesjeunessourds?Lescentresd'informationsidapourtouslessourds?Oùétaienttoutesnosrevendications?

Ilnesavaitquerépéter:

«Parlez,etvousvousintégrerez!»

Finalement,unsourds'estlevé,fâché,etluiarépondu:

«Sijedoisparler,alorslève-toietmarche!»

C'étaitméchant?Sûrement.Maisc'étaitaussidel'humournoir.Çaaide,parfois.

Les hommes politiques me désolent. Violon. J'ai déjà dit que je ne percevaisaucunevibrationduviolon.Trophaut.Tropcompliqué.Tropsinueux.Impossibleàimaginercommemusique.

J'aibesoind'avoirlespiedssurterre,poursentirunemusiqueréaliste.

Çam'énerve.

22

SILENCEBACHO

Sij'avaisunprofdefrançaiscapabledesignercommemamère(mêmeaveclesfautesqu'ellefaitencore,etquimefontrire),j'auraismoinspeurdubac.Jelissurleslèvres.Ilfautquej'arriveàdéduiredecequejevoissurceslèvresunmot,puisundeuxièmemot,jusqu'à,finalement,construireunephrase.Entoutj'auraipassédix ans au cours Morvan. C'est une école privée, oraliste, mais je suisreconnaissantedel'enseignementquej'yaireçu.

Je passe mon temps dans les dictionnaires et les bouquins. Pour trouverprécisément le sens d'une phrase que j'ai comprise sur les lèvres d'un prof. Jepotasselescours.Jebosseparfois jusqu'àdeuxoutroisheuresdumatin,commeune dingue. Le bilinguisme m'aide énormément. L'orthographe, ça va. Je mesouviens très bien visuellement d'une erreur. Par contre, la construction desphrases, les bien que, tandis que... c’est compliqué. Nous n'avons pas la mêmegrammaireenlanguedessignes.Etjeveuxtoujoursfairedebelleconstructiondephrase, en français, avoir un beau style. Parce que je le voudrais académique,impeccable.

Masœur,quimebatdeloinsurceplan,àquij'aiappris,etj'ensuisfière,àsignerparfaitement,vientmaintenantcorrigermestextesfrançais.Mariedit:

«C'estquoice"parceque"?Pourquoitul'asmislà?T'asmistropdequietdeque,etpasaubonendroit.»

Jelisdestasdejournaux,jebouquinejusqu'àn'yvoirplusclair.J'ailatêtefarciedetellementdechosesquejedoisavoirl'aircomplètementabrutie,parmoments.

C'est dans ma nature de me dépasser, d'aller au bout des choses quej'entreprends. Quand je décide d'atteindre un but, je n'abandonne pas. Rien, oupresqueriennem'arrête.Mouettetêtue.Mouetteobstinée,fatiguée.

1991,annéedubacpourEmmanuelleLaborit.Premieressai.

J'aidix-neufans.Jesuiseffrayée.Mortedepeur.

J'ai tellement envie de réussir, j'ai tellement travaillé, la nuit, le jour, et j'aitellementletrac,quelejourdel'examen,jeperdstousmesmoyens.C'estl'échec.

C'estdurunéchec,commeça,sibêteenplus.C'estletracquim'aabattue.

Lamouetteestdécouragée.J'aivraimentenvied'abandonner.

Aufond,est-cequej'aivraimentbesoindubac?Etsijelaissaistomber?Mamanetpapadisent:

«Non.Nefaispasça.Tiensbon.Recommence.Situ laissestomber,tun'aurasplusbeaucoupdechoixpourl'avenir.Vas-y,fonce.»

Çarecommence.Passetonbacd'abord.

Pournepasmedécouragercomplètement,pourm'accrocheràce«Passetonbacd'abord », je supplie mes parents de me laisser suivre en plus des cours parcorrespondance,pourpouvoirrécupérerlescinquantepourcentmanquantsdelagéo, laphilo, l'histoire, le français, l'anglais, labioet le reste.Enmathsencore,nousavonslessignes.

J'aibesoindelirelepluspossible,d'écrirelepluspossible.J'aimel'histoire,maispour traiterparécritunsujetd'histoire, lamémoirenesuffitpas, il faut rédigerparfaitement.

AucoursMorvan,jesuisl'unedesraresàlireautant.Engénéral,lessourdsnelisentpasbeaucoup.Ilsontdesdifficultés.Ilsmélangentlesprincipesdelalangueoraleetdelalangueécrite.Poureux,lefrançaisécritestunelangued'entendants.Moi,jedisquelalectureestprochedel'image,duvisuel.Maisc'estunproblèmed'éducation. On m'a appris à aimer les romans, l'histoire, et si quelque chosem'échappedansunelecture,jefouilledansledictionnaire.Mesparentsaimentlireetécrire,ilsontdéteintsurmoi.

Inflation.Déflation.Économiemondiale.Philosophie.LeMinitelmarchefortentrelescopainsfutursbacheliers.L'und'euxad'ailleursfaiténormémentdeprogrèsenfrançaisgrâceauMinitel.Ilétaitnul,çal'aobligéàécrire.Maintenant,ilsesertdel'écrit.Sagrammaireaencoredestrous,maissonvocabulaires'estenrichi.

Cetoralmefaitunepeurbleue,commeonditenfrançais.Jepeuxajouterverte.Noire.

1992.Bientôtmesvingtans.Ultimetentative.

23

SILENCEREGARD

Encoreuntrimestre.C'estlàquelesilencemetombesurlatête,avectoussesenfants!

J'aivulapièceLesEnfantsdusilencequandj'avaisdixans,austudiodesChamps-Elysées,avecmesparents.UnepiècedeMarkMedoff,qu'ilaécritepouruneamie,une comédienne sourde, Phylis Freylick. Le rôle féminin était tenu alors parChantaiLiennel.Cellequim'adonnémonnomquand j'étaispetite,« lesoleilquipartducœur».

À dix ans, je n'ai pas tout compris. Je me souvenais plutôt de l'ambiance duspectacle.Unescène,despersonnages,unhommequientend,unefemmequiparleensignes.Lecombatentrelesdeuxmondes.

Mamandit:

«Emmanuelle,unmetteurenscèneveuttevoiràproposd'unenouvellecréationdesEnfantsdusilence.J'aiprisrendez-vousavecluipourtoi.»

Emotion.Palpitations.

Lejourdit,ilarrive.Avecungrandmanteau,etuncostumechic.Moi,lycéenne,enblue-jeanetensweat-shirt.

Regard.Ilsepassequelquechosedansceregard.

Lesmainsparlentmalangue.

JeanDalricmeditimmédiatement:

«Physiquement,c'estvousqu'ilmefautpourlerôledeSarahdansLesEnfantsdusilence ! Beaucoup de gens m'ont découragé d'engager une comédienne sourdepourcettepièce.Maisj'enaidécidéautrement.C'estterriblederefuserlessourdsdanslemondedutravailetdelaculture.Honteux!»

Je lui ai demandé un jour pourquoi il s'intéressait tant au monde des sourds,pourquoi il s'était engagéà fondpour les sourds, cequi l'attachait si fort àeux.Silence...Ilaréfléchietilm'arépondu,troubléparcettequestion:

«Jenesaispas,j'ail'impressiond'êtredelamêmefamille.»

Sarah,lerôlefémininprincipal!

Mamandit:

« Attention, Emmanuelle est comédienne amateur. Elle n'a jamais jouéprofessionnellement,maisuniquementpourleplaisir.Neluifaitespasmiroiterunrôlequ'ellenepourraitpeut-êtrepastenir.»

Maman se méfie de lui. Peur qu'il mène sa mouette en bateau. Réactionmaternelle.Elleseméfiedetoutcequipourraitmefairedumal.Maiscethommenemeveutpasdemal.

Ets'ilfautseméfier,jememéfieraitouteseule,maman.Jesuisgrande.

Jeanmedemandesinouspouvonsnousrencontrerrégulièrement,pourdiscuteretluipermettred'appréciermescapacitésdecomédienne.Jememéfie:

«Vousditesquevousvoulezdemoipourcerôle,maisvouspouvezvoustrompersur"moi".

—Jemetromperarementdanslavie.»

Faire confiance à un inconnu, ce n'est pas évident. Pourtant, c'est instinctif.J'ignoreencoresijepourraijouerlerôledelaSarahdesEnfantsdusilence.C'estunrôledur.Ilfautnonseulementlejouer,maislevivredel'intérieur.Jen'aipasd'expérience.

Ilyapeudecomédiennessourdes;enBelgique,ilaétéjouéparuneentendante.Le film américain tiré de la pièce a eu un immense succès et un Awardd'interprétation,OscaràHollywood.

C'esténormedereprendrecerôle.

NousnousvoyonspendantneufmoispouraccoucherdeSarah.

Regards.

Plusonsevoit,plusondiscuteensemble,plusjelequestionnesurlepersonnagedeSarah,plusilestpatient,plusjemesensattirée.Maisc'estmoiquidis:

«Jepassemonbacd'abord.

—D'accord,maisilmefauttaréponseavant.Cen'estpasfaciledemonterunepiècepareille.»

Silence.Lamouetteréfléchit.

L'homme m'attire, la pièce, le rôle, tout m'attire. Faire du théâtre, c'est mapassion. Jen'aurais jamaisoséespérerunepropositionpareille.Mais jeneveuxpasêtredéstabiliséeàtroismoisdubac.

Lespulsionsensommeil.Lespassionsenattente.Ilfautquej'atteignemonbut,ettouteseule.

«Situréussistonbac,tujouerasencoremieux.Maisjesaisquetuescapabledetenircerôle.»

Ill'aditsérieusementenplus!

Regard.Tumeplais,regard.Onsereverra,regard.

Danstroismois.

24

MONSIEURL'IMPLANTEUR

Unjour,Marieetmamèreontdiscutéd'uneéventuelleopérationmiraculeuse,etimprobable, qui rendrait les sourds entendants. Elles parlaient de moi, sedemandantsijel'accepterais.

«Marie,pourquoidis-tunonàsaplace?Peut-êtrequ'Emmanuelleaccepterait?

—Ça,çam'étonnerait!Jeconnaismasœurcommesijel'avaisfaite,ellerefuseraforcément.»

Ellesenontdébattuunmoment,puisontfaitunpari.Marieestvenuem'expliquerledébat,toutexcitée,etsûred'avoirraison.

Elleavaitraison.Elleaencorecomplètementraison.

Marie connaît tout de moi, mieux que personne. Et sur ce sujet, elle pouvaitrépondreàmaplace,eneffet.

Jerefuserai.J'appelleçadelapurification.Maisdèsqueleterme«purification»estprononcé,ilfauts'expliquer.J'aiunproblèmeavecmonpèreàcesujet.Iln'estpasd'accordsurleterme.Ildit:

«Attention,nedispasdebêtises...»

Maisilestlui.Entendant.Jesuismoi.Mouette.

Purificationneveutpasdirequejeparlederacisme.

Noussommesuneminoritédesourdsprofondsdèslanaissance.Avecunecultureparticulière,une langueparticulière.Lesmédecins, leschercheurs, tousceuxquiveulent fairedenousà toutprixdesentendantscomme lesautresmehérissent.Nousrendreentendants,c'estanéantirnotreidentité.Vouloirquetouslesenfants,àlanaissance,nesoientplus«sourds»,c'estvouloirunmondeparfait.Commesionlesvoulaittousblonds,auxyeuxbleus,etc.

Alors,plusdeNoirs,plusdedursdelafeuille?

Pourquoinepasaccepterlesimperfectionsdesautres?Toutlemondeena.Parrapport à vous, entendants, Emmanuelle est imparfaite. Il faut naître avec desoreillesquientendent,unebouchequiparle.Pareille.Identiquelepluspossibleauvoisin. Je me compare aux Indiens d'Amérique du Nord, que les civilisationseuropéennesetchrétiennesontanéantis.LesIndiensparlaientbeaucoupensignesgestuels,euxaussi,tiens...bizarre.

Lesautresentendent,pasmoi.Mais j'aimesyeux, ilsobserventbienmieuxquelesvôtres,forcément.J'aimesmainsquiparlent.Uncerveauquiaccommodedesinformations,àmamanière,selonmesbesoins.

Jenevaispasvoustraiterd'imparfaits,vous,lesentendants.D'ailleurs,jenemelepermettraispas.Aucontraire,jeveuxl'unionentrelesdeuxcommunautés,aveclerespect.Jevousdonnelemien,j'attendslevôtre.

Lemondenepeutpasetnedoitpasêtreparfait.C'estsarichesse.Mêmesiunchercheur parvenait à détecter le gène qui fait que des enfants naissent sourdsprofonds commemoi, même s'il parvenait à « bidouiller » ce gène, je refuse leprincipe.

Je comprends parfaitement que des adultes qui deviennent sourds après avoirentendu demandent de l'aide. Eux deviennent brutalement handicapés. Ils sontprivés d'un sens dont ils avaient l'habitude, de leur culture, de leur mode defonctionnement,deleurmoded'emploi,finalement.Maisquel'onnetouchepasauxenfantsquinaissentcommemoi.Àtouteslespetitesmouettesdematribuàtraversle monde. Qu'on leur laisse le choix, la possibilité de se réaliser dans les deuxcultures.

L'histoiredessourdsestunelonguehistoiredecombat.Quand,en1620,unmoineespagnolainventélesrudimentsdelalanguedessignes,quel'abbédel'Épéel'adéveloppéeplustard,ilsnesedoutaientpasqueleformidableespoirqu'ilsavaientdonné aumonde des sourds allait s'éteindre brutalement. L'abbé avait fondé uninstitutspécialisédansl'éducationdessourds.

AuXVIIIesiècle,sarenomméefutsigrandequeleroiLouisXVIvintadmirersonenseignement.C'étaitunerévolution,toutel'Europes'yintéressait.

AuXIXesiècle,c'est l'interditofficiel.La«mimique»,ainsiqu'on l'appelle,doitdisparaîtredesécoles.Refusée,parceque indécenteet empêchant soi-disant lessourdsdeparler.Écartéeparcequecataloguéecomme«languedesinge»!

Onaainsiobligélesenfantsàarticulerdessonsqu'ilsn'avaientjamaisentenduset n'entendraient jamais. On a fait d'eux des sous-développés. Médecins,éducateurs,Églises,lemondedesentendantss'estuniavecuneviolenceincroyablecontrenous.Seulelaparoleétaitreine.

Ilafalluattendreledécretdejanvier1991pourquel'interdictionsoitlevée.Pourquelesparentsaientlechoixdubilinguismepourleursenfants.Unchoiximportant,car il permet à l'enfant sourd d'avoir sa propre langue, de se développerpsychologiquement, et aussi de communiquer en français oral ou écrit avec lesautres. Il s'étaitécouléunsiècledeceque j'appelleun terrorismeculturelde lapartdes entendants.C'est fou !Un siècle sombre, durant lequel, enEurope, lessourds, privésde la lumièredu savoir, ontdû se soumettre.Alorsquedurant cetemps,auxÉtats-Unisparexemple,lalanguedessignesétaitundroitetdevenaitunevéritablecultureàpartentière.

Mais maintenant, avec le progrès scientifique et médical, avec l'invention del'implantcochléaire,l'hégémoniedesentendantssurnousvaplusloin.

L'implant, cette machine infernale, convertit les ondes sonores en courantsélectriques. Il faut placer des électrodes de platine dans l'oreille interne. Cesélectrodessontreliéesàunmicro-ordinateurimplantésouslecuircheveluparunequinzaine de relais. Une petite antenne cachée derrière l'oreille et reliée à unboîtier transmetà l'ordinateur les sonsdumondeextérieur.Lemicro-ordinateurn'aplusqu'àcoderlessonspourlesréexpédierensignauxaunerfauditif.L'humainquileportedoitapprendreàdécoder.

Depuis1980,datedespremièresopérations,onentendparlerdeçapartoutdanslemondedessourds.Ceuxqui refusentceprocédé,commemoi, sontconsidéréscommeunepoignéed'irresponsables,demilitantsdépassésparlascience.Onditdenous:

«Ilsdénoncentunetentativedepurificationethniquedelapopulationdessourds,c'estridicule.»

Oubien:

«Leurlanguedessignesestviolente,cen'estpasétonnantqu'ilsnousrejettentetqu'onlesrejette.»Etencore:

«Lalanguedessignesestuneantiquitédontilsfontunpouvoir!»

Quiparledeviolence?Depouvoir?Derejet?

Pasmoi,entoutcas.Sijerefusecette«techniquechirurgicale»,c'estparcequejesuisadulteetquej'ailedroitderefuser.Parcontre,lebébédetroisouquatreansàquionimposece«truc»n'apassonmotàdire,lui.Moi,jel'ai.D'habitude,jem'énervedanscettediscussion.Etenlanguedessignes,çasevoit.

Aucundesmédecinsquiprétendaumiracleaveccetenginneparlelalanguedessignes.Cequ'il veut, c'estque le sourdentendecomme lui.Parlecomme lui.Cequ'ilprétend,c'estquenoushurlonsauloup.

Ilnoustaxede«poignéedemilitantsmanipulés»,quicraignentquedisparaissele«pouvoir»delalanguedessignes.

Pas«pouvoir»,monsieurlechirurgien,«culture».

Vousneparlezpas culture,douceur, échange, vousparlez chirurgie,pouvoirdubistouri,desélectrodes,dessignauxcodés.

Sanscompterquevousn'avouezpashonnêtementlesdégâtsquecettechirurgiepeutfaire.

Vous n'êtes pas sûrs de vos électrodes,monsieur l'implanteur. Elles peuvent sedéglinguerdansdixouvingtans.Vousn'avezpaslereculsuffisantpourêtreaussipéremptoire.Vousnepouvezpasfairen'importequoi.

Vousignorezleseuildetoléranceindividuelàlaréceptiondecessonscodés.Les

adultes s'en plaignent, les petits enfants ne peuvent pas contrôler eux-mêmesl'appareiletlefermerquandilsensouffrent.Ilssubissent.

Vousdonnezdesrésultatspositifsqu'ilestdifficiledevouscontester,puisquenousnepouvonspaslescontrôler.Desrésultatsdits«variables»:50%deréussite;25% de résultatsmoyens, qui nécessitent de lire encore sur les lèvres, après unelonguerééducation,etdeseservirdel'appareildansuneambiancenonbruyante(quel progrès !) ; enfin, 25 % de mauvais résultats. Ces derniers n'entendrontjamais que des bruits non identifiables, et débrancheront leur appareildéfinitivement.

Etvousprétendezimposerunestatistiquepareille?Pourquoinepasaccepteruneévaluationimpartiale?

Quefait-onlorsqu'onestdansles25%demauvaisrésultatsàl'âgedetroisans?Onvientvousvoirvingtansplustardpourprotester?

Onnepeutpas.Iln'yaplusrienàfaireetvouslesavez!L'implantfaitdesdégâtsirréversibles. S'il restait quelques possibilités auditives dans la cochlée del'implantéavantl'opération,ellessontdéfinitivementdétruites.Quelquesoitl'âge.

Deschercheursderenomparlentde«codesd'entréebiologiques»desmessagessonores sur le nerf auditif, les « indices neuronaux ». Leur fonctionnement estencore inconnu.Le jouroù leschercheursaurontdécryptéces indices,êtes-voussûrquevousn'aurezpasl'air,vousaussi,d'une«antiquité»?

Vous ne voulez pas entendre l'histoire de cette petite fille implantée qui dit enpleurant:

«J'aiunearaignéedanslatête.»

Parcequ'elleneparvientpas,malgrévotrerééducationintensiveaprèsl'implant,àdécoderconvenablementlessons.

Vousn'avez jamaisentenduparlerdecette jeunefemmequis'estsuicidée,troisansaprèslaposedel'implant,parcequ'ellenesupportaitpluspsychologiquement,nerveusement,lenouveaubruitdumonde?

L'implant,pourmoi, c'estunviol.Que l'adulte l'accepte, c'est sonaffaire.Maisquedesparentssoientcomplicesd'unchirurgienpourimposerceviolàleurenfant,çamefaitpeur.

Votre«oreilleélectronique»mefaitpeur,monsieurl'implanteur.Vousalleztroploin.Penchez-voussurvotredéontologie,écoutez-ladavantage.Elledoitbienvousmurmurerquelquechose.

Commed'habitude, vous brandissez le drapeaude la science, du progrès.Maisvous ignorez l'humain sourd dont vous parlez. Sa psychologie, ses acquis. Vousignorezl'avenirdupetitenfantsourdquevousvoulezmodifier.

Le sourdaunequalitéde vie.Uneadaptationà cette vie. Il s'épanouit avec lalangue des signes. Il arrive à parler, à écrire, à conceptualiser à l'aide de deuxlanguesdifférentes.

Lesenfantssourdsdeparentssourdsn'ontdetoutefaçonpasd'autrechoix.Etilestvraiquelasurditéenfamilleestunmondedifférentduvôtre.Acceptez-le.

Touscessonsquivousabreuvent,cesbruits,moi, je les imagineàmamanière.Leur découverte brutale serait sûrement décevante, traumatisante, infernale àvivre.Sefaireuneautreconceptiondumondequeceluidemesyeux?Impossible.Jeperdraismonidentité,mastabilité,monimagination,jemeperdraismoi-même.Soleilquipartducœurseperdraitdansununiversinconnu.Jerefusedechangerdeplanète.

Unefois,unepetitefillem'ademandépeureusement:

«Pourquoiilsdisentquec'estbiendemettreunappareildanslatête?C'estmald'êtresourd?»

Ilm'arriveparfoisdemedemandersitoutcelanecachepasunlobby,commeondit,desfabricantsdecesappareils.Pourfaireautantdebruit,c'estpeut-êtreunmarché important?Auprixde l'implant,entrecentmilleetcentcinquantemillefrancs...

Cemondedubruit,devotrebruit,jeneleconnaispas,etilnememanquepas.Jerendsgrâceàmafamille,quim'adonnéuneculturedusilence.Jeparle,j'écrislefrançais,jesigne,c'estavectoutcelaquejenesuisplusunemouettequicriesanslesavoir.

Il me semble que cet implant ressemble étrangement à ces appareils que lesmilitairesaméricainsimplantaientchezlesdauphins,pouressayerdecomprendreleurlangageetfairedesexpériences.Expériences...

Depuisunevingtained'années,monâgeenquelquesorte,certainsmédecins,pastous, n'ont cessé de proclamer : « Les sourds vont entendre Beethoven ! » Audébut,c'étaitpourlelendemain.Puiscefutpourun«procheavenir».Puisilyeutbesoindesouscriptionsprivées.Puisonreculadanslediagnostic,enparlantdenepastoucherauxsurditésanciennesdeplusdedixans.Puisonadécidéqu'ilfallaitimplanter lespetitssourdsdans lespremièresannéesde leurvie,avantque leurcerveauauditifnes'atrophie.Commes'ilfallaitfairevite,vite,avantd'avoirtort.

Lesidéesvontetviennent,l'informationestmalfaite,personnen'estsûrderien,chaquecasestuneparticularité,etnulnepeutjurerquel'expérienceréussirasurteloutelsourd.Etilfaudraitenplusnepasledire?

C'estvrai,jen'aimepascecôtéexpérimentalsurunêtrehumain.Etsansêtreunemilitante activiste en colère vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j'ai le droit dedirelecontrairedecequevousdites,monsieurl'implanteur.

Àuneréunionderéflexionorganiséepourlessourds,monpèreestvenu,avecdesenseignants spécialisés, des psychiatres, des hommes de loi, desmédecins ORL.Nousdevionsréfléchirensembleauproblèmedel'implant.Unejeunefillesourdes'estmiseàparlerde la surditécommed'uneminorité raciale.Sesparents sontsourds, il y a x générations de sourds avant elle, pas un seul entendant dans lafamille,elleconçoitdonclasurditécommeuneraceàpart.Monpères'estmisencolère.Choqué,ilnepouvaitpasaccepterceterme.C'étaitlapremièrefoisquejelevoyaisdansunecolèrepareille:

«Çaveutdirequoi,lemot"race"?Quel'onretourneaufascisme?Vousvoulezaussirevendiquerlaracearyenne?Jesuisqui,moi,parrapportàmafille?Vousvoulezdirequejesuisd'uneracedifférentedecelledemafille?Noussommesdelamêmerace!»

Jesuis intervenuepourdireàcettefille :«Lemot"race"nemesemblepasdutoutadaptéàlacommunautédessourds.

—Maispourquoitonpères'est-ilmisencolère?

—Ecoute-moi.Lespermequim'adonnélavie,c'estlesien.Ilnevientpasd'unsourd.Cen'estpasunsourdquim'adonnélavie,c'estunentendant.Çan'arienàvoiravecunerace,lasurdité!»

Ellea finiparconvenirque j'avais raison.C'était lapremière foisque jevoyaismon«géniteur»dansuntelétatdecolère.

Maisdel'implant,nousenreparlerons,monpère.Danslesdeuxlangues.Puisquetuasacceptémadifférence,etquetum'asaiméesuffisammentpourlapartager.

Unmédecinimplanteurnesetromperaitjamais?Quiaditcela?Hippocrate?

25

ENVOL

Sarah, enfant du silence. Sarah sourde, refusant de parler. Sarah violente,opprimée.Sarahsensible,amoureuse.Sarahdésespérée.

Deuxformidablescomédiennessourdesontjouécerôleavantmoi.Est-cequej'enseraicapable?

J'ypense,j'ypense,jerévise,jerévise.

J'aipassél'écrit.Çavamieux.Moinspeurdel'oralquedel'écrit.C'étaitdurderéfléchir aussi vite que la plume. De peaufiner les phrases. L'oral me convientmieux. Pour une mouette soi-disant muette, cela peut paraître bizarre. C'estcommeça.J'aimemieuxparlerqu'écrire.

Jerévise.Audébut,laphilomeposaitunproblème,j'étaisunpeunoyée.Jepensequepourlessourdsenéchecscolaire,exprimerl'abstraitdoitêtredifficile.J'aidûm'y mettre sérieusement. J'avais quelque retard dans le sérieux... Et puis j'aicompris. Je suis capable de parler de la conscience, de l'inconscient, desabstractions,de laviolencephysiqueetde laviolenceverbale,de lavéritéetdumensonge.

J'aitellementtravailléquej'aiuneminedemouettemalade.

Passetonbac,Laborit.Ont'apromislethéâtreenrécompense.

«MademoiselleLaborit,parlez-moidumythedelacaverne.Développez...»

L'oral.QuestionphilosurlavéritéselonPlaton.Dur,dur.J'yarrivepourtant.Pourlebacfrançais,l'annéeprécédente,j'aiexpliquéàl'examinateurquejesuissourde.J'ai demandé un interprète, auquel, normalement, je peux prétendre avoir droit.Maispasévident.Jemesuisbattuepourl'avoir.Etjel'aieu.Jenevoulaispasd'unprofesseuràmescôtés,quimematerne,oudemamère.Jenevaispasmelaissermaternertoutemavie.Cen'estpasça,lavie.Cetinterprète,jeneleconnaispas,ilnemeconnaîtpas.Ilvasimplementtraduiremespropos.

L'examinateurdephiloestsympathique.Moncasl'intéresse.Ilposebeaucoupdequestionssurcequejeveuxfaireplustard.Jeparleduthéâtre,ilmeparled'art.Ilaimerait bien papoter davantage, mais nous ne sommes pas là pour ça.Enchaînementsurlethème.

Jecommenceavecconviction.

Les ombres de la caverne sont-elles la réalité ou l'illusion, la vérité ou lemensonge?

Deuxansplustard,j'aiunpeuoublié...Entoutcas,jesensquej'aibiendéveloppélesujet.

«Leshommesprisonniersde lacaverne,privésde la lumièrenaturelle,ontunevisiondéforméeàlalumièredufeuoudeschandelles.Ilsvoientdesombres.Ilsnevoientqu'unepartiedéforméedeschoses...Toutechoseestuneidée,l'hommedoitaller à la recherche de la vérité des choses. La lumière naturelle, le soleil,symbolisecettevérité,celledubeau,dubien,etc.»

Soleilvérité.Lumièrevérité.Oralvérité.J'aiparléàenavoirmalauxpoignetsetàlagorge.Àlafindumythedelacaverne,lesoleilquipartducœur,épuisée,sevoitgratifiéed'unbeau16enphilo!

Merci,soleildePlaton.

J'aimonbac!Avecunebonnenoteenplus!Jem'envole.Jevoleverslethéâtre.Onm'attend.Regard-Regard.Mainsquiseparlent.Bonjour,bonjour.

Jeretrouvemonmetteurenscène-comédien,JeanDalric.

Levraitravailcommence.

LesEnfants du silence racontent le défi de deuxmondes.Celui d'un entendant,Jacques,etceluideSarah,sourde.

C'estunehistoirederévolte,d'amour,d'humour.

JeanseraJacques,professeurdansuninstitutdéjeunessourds,oùsesméthodessurprennent. Ilveutsortir lesenfantsde leur isolement, lesobligerà liresur leslèvresetenfinàparler.

Sarahrefuse.Néesourde,elleveut restercloîtréedanssonuniversdesilence.Elle refuse le monde des entendants. Il l'a blessée, humiliée. Il n'a jamais faitd'effortspourcommuniqueravecelle.Pourquoienferait-elle?Mêmesonpèrel'aabandonnée.

SarahvatomberamoureusedeJacques.Etmalgrécetamourelleveutconserversonidentité,sonindépendance.

Regard.Sarah-Jacques.Regard.Emmanuelle-Jean.

Emmanuelleva-t-elletomberamoureusedeJean?

J'ai eu mon bac, j'ai vingt ans, je peux m'envoler vers toutes les passions. Ycompriscelle-là.Maispassetonbacdecomédienned'abord.

Endehorsde l'équipe,personnenecroità la reprisedecettepièceenFrance.Mêmepaslessourds.Aucuneaidefinancièreoumorale.Ilestfou,Jean.Jel'aime.J’aimeaussisafolie.

J'apprends.Beaucoup.Lerôle,maisaussiàvivreenéquipe,aveclescomédiens.Affrontements. Disputes. Entente. Amour. Entendants et sourds mêlés, c'est un

échangeextraordinaire,précieux.Ducristal.J'apprécielasoliditéd'AnieBalestra,la tendresse et l'attention de Nadine Basile, la douceur de Daniel Bremont,l'humourde JoëlChalude,quiestsourd, la forceet la ténacitéde JeanDalric, leprofessionnalisme de Fanny Druilhe, sourde également, et la bonne humeur dubruiteur,LouisAmiel.

Répétition. La mouette se noie, entre deux vagues. Deux directeurs d'acteurs,LèventBeskardesetJeanDalric.L'unsourd,l'autrepas.Leursdifférencesdanslacompréhensiondupersonnage.Dansleursindications.Lamouettepanique.LuivoitSarahainsi,l'autrevoitSarahcommeça.Àmoidechoisir.DemettreSarahdansmapeau,oumapeaudanslasienne.

Pour moi, le théâtre était un paradis, il devient un travail. Un vrai travail deprofessionnelle.

Je n'arrête pas de poser des questions. Pourquoi Sarah est-elle si violente, siopprimée?Pourquoiveut-elles'enfermerdanssonsilence?

Jetravailledur.Jerecommence,çanevapas.Jem'énerve.Parfois,jedis:

«Jenepourraijamais!C'estimpossible!»

Maisjeprogresse.Avecdetempsentemps,danslatête,l'imagedesdeuxautres,decellesquiontjouésibienSarahavantmoi.J'efface.Nepasselaisserperturberpar des ondes différentes. C'est moi qui dois ressentir et jouer Sarah ici etmaintenant. Une chance formidable, que je ne dois pas laisser filer. Réussir.Réussir.

Sarahn'estpasvraimentmoi,elleestmontravaildecomédienne.Ellen'estpasmoi parce qu'elle refuse l'autre monde. Elle n'est pas moi parce qu'elle estmalheureuse.Pasmoiparcequ'ellerefusedeparler.Pasmoi,parcequ'elleporteenellelasouffrancedel'exclusion,del'humiliationetdel'abandon.

LascèneoùSarahditquesonpèrel'aabandonnéeàl'âgedecinqansestcellequime demande le plus de travail. Mon père ne m'a pas abandonnée, moi. Je meconcentre.

Sarah:«Lederniersoir,monpèreétaitassissurlelit,ilpleurait.Lelendemain,ilestparti,mamèreaaccrochéunposteraumur!»

Jen'yarrivepas.Jenecomprendspascommentlajouer,commentm'intégrerdansce personnage qui exprime tant de souffrance dans ce souvenir, et refuse de lemontrer.Qui sedéfiledans l'ironiedouloureuse.Ellenevoulaitpasenparler,ettoutàcoupcesouvenirluiremonteàlafigure!

Commentmettredelasubtilitédanscettesouffrance?J'essaiedepenseràdessouvenirspersonnelsquiserapprocheraient leplusdesasouffrance,mais jen'airiendesemblable.

Jenepeuxpassignerbêtement:«Monpèrem'aabandonnée»,fondreenlarmes,et c'est joué ! J'ai besoin de ressentir une émotion sincère, subtile. Souffrir ensignant cette souffrance. Et la contenir sur la dernière phrase : « Ma mère aaccrochéunposteraumur!»

Sarahneveutsurtoutpasmontrercetteémotion.Elleneveutsurtoutpaspleurer.Ellenepeutpas.Maistoutcequ'ellecache,qu'elleretientdésespérémentaufondd'elle-même,ilfautquecelasevoiesursonvisage.Surmonvisage.

J'airépétélongtempsavecJean.J'aifailliabandonnersurcettescène-là.Puisc'estvenu.Commeunelumière.

Unmoisetdemiderépétitions,etc'estlapremière.

Toutelafamilleestlà.ChantalLiennel,quiacréélerôleenFranceilyadixans,estvenueaussi.

J'aiaffreusement letrac.Unepeurque jeneparvienspasàdécrire.Quinemelâchepasdudébutàlafin.Lecœurquibatlachamade.Quicogne.L'impressionquejen'aiplusnisoufflenijambes.Cettedescriptionestunraccourci.C'estpirequeçaenréalité.Iln'yapasdemotpourledire.

Jejouedanslebrouillard.Jesuisailleurs,jenevoisrien,jeneressenspaslasalle.Perdue.Eperduesurlascène.Avectoutemavolontétendue.

Quand le rideau tombe, quand je respire enfin, j'ai une envie de pleurermonumentale.Pleurerdejoie.Maisjemeretienspoursaluerlepublic.

J'ysuisarrivée!Moi,touteseule,j'airéussi!J'aijouélapiècedudébutàlafin!Jenesuispastombéedanslespommes,jen'aipasoubliéunescène,jenemesuispasprislesjambesdanslesrideaux...Etmoncœurn'apaséclatédetrouille.

Jenevoismêmepas laréactiondesgens,moncerveauesttoujoursembrouillé.Uneseuleidée:jel'aifait.

Marieseprécipiteenlarmes,avecdesfleurs.Jecraque.Jepleureavecelle,danssesbras,elledanslesmiens.

Uneémotioncapitale.Unejoieinfinie.

Lesjourssuivants,j'ailatêteplussolide.Jemerendscomptequejenepeuxpasdiriger mon jeu en suivant les réactions du public. Jean les entend, pas moi. Ils'adapteauxmurmuresd'émotion,auxrires.Ilprenddestemps.Il«entend»touten jouant la nécessité de les prendre. Il faut que je trouveunmoyen, une autremanièredelesuivre.Jenepeuxpasmefixeruniquementsursesréactionsàlui,sursonvisage,sursamanièredifférentedejouerselonquel'onritouquel'onpleure.

Trouve,Emmanuelle.Apprendslemétier.Tonmétierdecomédiennesourde.

Mouettecomédiennesurlavaguedupublic-silence,écoute.Écoutebien,detout

toncorps.Cettemusique,cerythmedupublic,leursrires,leursémotions,tudoislespercevoir.Écoute,detouttonêtre.

J'aitrouvé!C'estfabuleux.Jesenslesvibrationspositivesounégatives,lachaleurou la froideur du public. Je viens de découvrir quelque chose qui ne peut pass'expliquer. Ni par écrit ni en signes. C'est au-delà des mots, des paroles, desbruits. C'est... peut-être, une osmose mystérieuse. Je n'en sais rien, mais j'aitrouvé.Jeletiens!Mamanestfièredemoi:

«Tusaisquejevoulaist'appelerSarahquandtuesnée?C'esttagrand-mèrequin'apasvoulu.»

EmmanuellejoueSarah.Cenedoitpasêtrelehasardabsolu.Unsigne?

Les critiques sont formidables. Pourtant, je savais qu'on ne me ferait pas decadeau. Merci de m'avoir reconnue comme comédienne. Les professionnels duthéâtreetducinéma,touchéspartoutcequiestdudomainedelavoixàtraverslaquellepassel'émotion,ontreconnulàquelquechosequelesprofessionnelsdelasurdités'obstinentà refuser.Le théâtreMouffêtard,puis le théâtreduRanelaghnousapplaudissentavecenthousiasmetous lessoirs. J'aiapprisqu'unspectateur,père d'un enfant sourd, a décidé d'apprendre la langue des signes pour sa fille.Jusqu'au jour où il a vu la pièce, il refusait catégoriquement. Il a pleuré, il acompris,ilnousl'adit.J'enaipleuréaussi.

Nousfonçons.Nousnousenvolons.Allerplusloin,jouerplusloin.Lesuccèsnousporte.L'amouraussi.Jenesuisplus«je»;mevoilàdevenue«nous».

LapièceestnominéepourlesMolières.

Jelisdanslesjournauxqu'EmmanuelleLaboritestnominéepourleMolièredelarévélationthéâtraledeTannée1993,Jeanpourl'adaptationdumeilleurspectacle.

Regard.Regard.Jeanmedittendrement:

« Il faut te préparer pour le succès comme pour l'échec. Être prête, toutsimplement.Prête.»

L'envolaétésirapide.Jesuisencoreenl’air.

Jem'apprêtedoncauxdeuxéventualités.Avecunepréférencepourlapremière,toutdemême.Dansuncoindema tête, leMolière seraitun si joli bonheur.Çadonne des frissons, un bonheur pareil, j'en suis sûre. Tout le corps doit êtrebonheur.Ilm'arrivetantdebonheursàlafois.

Nerêvepas,Emmanuelle.Piedssurterre.Soisprête.

26

MOUETTEENSUSPENS

Danscechapitre,ilm'aététrèsdifficiled'exprimermonémotion,cebonheurquej'airessentiàtraversl'écriture.Jelesaivécuesdansmoncorps,cesémotions,etjelesexprimetellementmieuxensignant.

Unejournéeentièrepoursepréparer.Larobe,lacoiffure,lemaquillage.Mouetteentenuedesoirée,prêtepourlebal.

Beaucoupdegensdetalentsontsurlesrangs.Descomédiensprofessionnels.Jesuislaseulesourdedanscettesalle.

Mes parents sont quelque part dans un coin, ma sœur dans un autre. Lescomédiensde la troupesontéparpillés. J'auraisaiméavoirprèsdemoi toutemapetitefamille.Celledemonsang,celledemoncœur.Mêlées.

JesuisavecJean.Ilmesourit,ilmetientlamain.Luiaussialetrac.Molièrelui?Molièremoi?Molièrepouraucundenousdeux?

Regards.Ons'aime.

J'aimalauventre.Unetrouilleàneplusvoircequisepasseautourdemoi.Jesuisprêteàl'échec.Cesoir,j'ypense,plusqu'àlaréussite.Lasallepleine,leslumières,lescaméras, lesflashes, l'excitation, latensionquejeperçois,toutescesfemmessuperbes, belles, connues, tous ces hommes, ces comédiens, sont habitués à cegenre de cérémonie. Le nouveau ou la nouvelle qui atterrit dans leur cercle deprofessionnels se sent comme un enfant. L'enfant que l'on jette à l'eau pour luiapprendre à nager. Dans un océan de regards, une marée de visages, desguirlandesdemains.Toutescesbouchesquiseparlentautourdemoisaventdeschoses que j'ignore encore. Elles savent l'assurance du paraître, l'assurance dedireetcelledejuger.

J'aimon interprète, DominiqueHof, celle de toujours, celle quime connaît parcœur,quidevineaupremiersignecequejeveuxdire.J'aiJean,dontl'amoursurscèneetdanslavieestunrepèreessentiel!Ilsigne:

«Çava?Tutesensbien?»

Oh!non!Maisjedisoui.

Je ne voudrais pas monter sur scène, devant ce public prestigieux, comme unautomate,pleurer,diremercietm'enaller. Jevoudraisêtrecapablede leurdirequelquechose. Je suisaumoinssûredeça.Mais jeveuxêtrecapable,aussi,derester assise, parmi eux, et deme contrôler. De recevoir l'échec. Lemonde duthéâtre,untroisièmemondepourmoi,m'aaccueillie;jedoismemontrerdignede

lui.

Adolescente,jerêvaisdeMarilynMonroe,sifragiledevanttouteslesémotionsdesonmétier. J'avaisdesphotosd'ellepartout. JenesuispasMarilyn,cen'estpasHollywood, mais pour moi, c'est la même chose. C'est la première fois qu'unecomédienne sourdeestnominéepourunMolière.Cettepremièrem'estdévolue.Mêmesicen'estpas.moi,j'auraidéjàfranchiunimmenseobstacle.

Deuxémotionspossiblesdansquelquesminutes.L'unepours'envoler,l'autrepourrestersurplace.

Sur la scène, Edwige Feuillère, superbe, avec Stéphane Freiss, qui a reçu leMolière de la révélation théâtrale l'année précédente. Jean me signe que l'oncommenceàciterlescinqnoms.

Jenetiensplus.Jevoudraissavoirenunmillièmedeseconde,vite,vite,pourquemesmainsnetremblentplus,pourque...pourqueças'arrête.

Ondéchire l'enveloppe.Sic'estmoi, l'interprètevameprévenir.Onestvenu lachercheraudébutdelalistedesnominés,pourluidiredesetenirprêteàmontersurscène.Aucasoù.S'ilsl'ontprévue,c'estquepeut-être...

MaisJeanaentenduavant.IlaentenduleEm...d'Emmanuelle.L'interprèten'amême pas eu le temps de finir son geste, qu'il est debout, il sait. Em... c'estforcémentmoi.

Jenesaisplusquiregarder.Lui?l'interprète?lascène?

Jemelèvedansunnuage,nosregardsseprennent, inutiledeparler.Jepars, jemarche, je tangue, desmilliers de chosesme traversent la tête, sans aucun lienlogique.Undéferlement d'images. Je commencedéjà à signer, sansm'en rendrecompte.J'avance,jeréfléchisàcequejedoisdire.Lecheminjusqu'àlascènemeparaîtlong,interminable.Mesjambestremblent;j'aipeurdetomber.Marobe,lestalons immenses, je n'ai pas l'habitude de marcher là-dessus. Je vais tomber,m'étaler;ilfautquejepenseàbienmarchersurseséchasses.Jevoismamère,jefaisunsigneàmonpère, je regardemespieds, je répèteceque jevaisdire. Jeregardeànouveaumespieds.Jenepeuxpasdétachermonregarddemespieds.Jesurveilleattentivement lechemindemespieds.Jemontelesescaliers, là jepeuxenfinleverleregardunpeuplushaut.J'arrive.

EdwigeFeuillèreestloin,loinsurlascène,souriante,elleattend.C'estmoiqu'elleattend!

Toutàcoupjevoislepublicdevantmoi.L'énormepublic.

Jetitube.L'émotionestdéjàdansmagorge,rouléeenboule,prèsd'éclater.Jeneveuxpaspleurer,jeneveuxpas,maisçamonte,çam'envahit,çadéborde.

Je pleure en arrivant devant cette grande dame, qui me tend les bras. Je suis

bloquée.Jenevaispasarriveràm'exprimerenlanguedessignes.Çanevientpas.

Je signe «merci »,maladroitement. Rouages bloqués.Mes yeux ne voient plusrien.

Puisunepetitevoixdanslatête,quidit:

«Emmanuelle,vas-y!Lepublicestdevanttoi.LepublicdesMolières.Fonce!Disquelquechose!»

Émotiondecôté.Peurdecôté.Jemelance.

«Merci,merci,merci.»

Çavaunpeumieux.Jecontinue,encoinçantl'émotionaufonddemagorge,enlabloquant désespérément. Dire ce que j'ai à dire, je me le suis promis. Né pasflancher.

«C'est dur pourmoi de signer. C'est la première fois qu'un sourd est reconnucommecomédienprofessionneletreçoitunMolière.Jesuissiheureusepourtouslesautressourds.Excusez-moi,jesuistrèsémue.J'aivraimentleslarmesauxyeux.Jevoudraisvousenseignerunsignetrèssimple,trèsbeau...Jevoudraisquevouslefassiezavecmoi...»

Jefaislesignedel'union.Lebeausignequej'aime,celuidel'affichedesEnfantsdusilence.

J'attendsquetoutlemondelefasse,etpersonnenelefait.Lapaniquemeprend.Personnenebouge. Jepense : «Àquoi ça sertque jem'exprime?Personneneressentlamêmeémotionquemoi?»

Jemesensridicule.C'esthorrible.Jemetourneversl'interprète,quim'expliqueenvitesse ledécalagede la traduction.Ce tempsmort, terrible,oùriennes'estpassé,cen'étaitqueça!Latraductiondemonpetitlaïus!Dansmontrouble,jen'yaimême pas pensé. Je recommence à faire le signe et, tout à coup, je vois unepersonne, puis quelques autres, et enfin tout le public ! Bras levé, mains enpapillons,doigtssignantl'union.

C'estleplusbeaucadeaudumonde.Touscesgensdevantmoiquifontlemêmegeste.Pourlesremercier,jedisoralement:«Jevousaime.»

Lavoixcoupéeparl'émotion,jesaisquepeudegensontdûentendrecemurmuredemouetteaphone.J'embrasseEdwigeFeuillère,etjemesauvedanslescoulisses.

Masœurcourtdansuneallée,vientsejeterdansmesbras.

Jen'aipasencorevraimentréaliséquel'onvientdemedonnerleMolièredelarévélationdel'année1993.Lesflashesm'aveuglent,c'estl'horreur,dixminutesdeflashesàlamitraillette.

Etc'estautourdeJeandemontersurscène.

Molièredelameilleureadaptation.

Nousavonsgagnétouslesdeux.

AttentionBonheur.

27

AUREVOIR

J'aidécouvertrécemmentlecélèbrequestionnairedeProust.Auxdeuxdernièresquestions:Votredevisepréférée?Ledondelanaturequevousaimeriezavoir?J'airépondu:Profiterdelavie;ledon,jel'aidéjà,jesuissourde.

LelendemaindelacérémoniedesMolières,danslesjournaux,engrosseslettres,àpeuprèslemêmetitre:«Unesourde-muettereçoitleMolière.»

PasEmmanuelleLaborit :«Unesourde-muette».EmmanuelleLaboritestécritentoutpetit,souslaphoto.

Jesuistoujoursétonnéeparceterme«sourde-muette».

Muetsignifiequin'apasl'usagedelaparole.Lesgensmevoientcommequelqu'unqui n'a pas la parole ! C'est absurde. Je l'ai. Avec mesmains, comme avecmabouche.Jesigneetjeparlefrançais.Utiliserlalanguedessignesneveutpasdirequel'onestmuet.Jepeuxparler,crier,rire,pleurer,dessonssortentdemagorge.Onnem'apascoupélalangue!J'aiunevoixparticulière,c'esttout.

Jen'aijamaisditauxjournalistesquej'étaisprivéedeparole,j'aiseulementplusdevocabulaireacquisenlanguedessignes,etilm'esteffectivementplusfacilederépondreàleursquestionsparcemoyen,avecuninterprète.

Anecdote:unprofesseurorthophoniste,aprèstouscesarticlesparussurmoi,m'aagresséeenmedisantquej'auraisdûparler,aulieudesigner.Ellem'aaffirméquec'estmafautesilesgenscroientquelessourdssontmuets!Ellem'aaccuséedemensonge. D'après elle, je suis devenue la représentante des sourds, et je doisassumercetteresponsabilitéen intentantunprocèsaux journalistesquiontdit«muette»!

Unprocèspourunmot.Ridicule.

Lemétierdeceprofesseurestde«démutiser» les sourds,de les faireparler,alors,biensûr,lalanguedessignes,pourelle,c'estunesous-langue,unemisèredepauvreté,uncodesansabstraction!Desimages!

—Ellen'a rien compris aux sourds, cette « spécialiste »des sourds.Dommagepourelle,maissurtoutdommagepoureux.

« Il n'est rien de plus effrayant que l'ignorance agissante », a dit Goethe. Etpuisqu'ils'agitdethéâtre,j'aimeraismetransformerenDorantepourvousdire:

«Jevoudraisbiensavoirsilagranderègledetouteslesrèglesn'estpasdeplaire,etsiunepiècedethéâtrequiaattrapésonbutn'apassuiviunbonchemin.»

Jepeuxvousledireaussienlanguedessignes.

Merci,monsieurMolière.

Folie.Lesjournalistes,lesinterviews,lesphotos,Cannesenbellerobeblanche,lamontée des marches, tous ces gens qui m'appellent en oubliant que je ne lesentendspas...C'estbeau,c'estdubonheur.Maisc'esttuant.

Onm'ademandédeparticiperàdesémissionsdetélévision,j'aivisitétoutesleschaînes.Onmeproposedesrôlespour lecinéma.Toutvasivite, jesuisdansuntourbillon. Et pendant ce temps, nous sillonnons la France avec Les Enfants dusilence.Chaque soir, je frémis en saluant le public, en voyant lesmains se leverpourapplaudir.«J'entends»lesuccès.Ilvibredanstoutmoncorps.

Jeanme fait travailler, ilm'aime.Nous avançonsmaindans lamain. Il estmonrepèrequientend.Moncompagnondesignesetderoute.

Lapetitelumièrerougedutéléphonenecessedeclignoter.Ilyatantdeprojetsdanslaviedelamouette.Tantdechosesàfaire,àdire,àjouer.Aaimer.

Jesuisfière.Etheureusequetoutcemondedesmédiass'intéresse,àtraversmoi,au monde du silence. Ils ne connaissent pas les sourds. Chaque journaliste medonne l'impression de découvrir que nous existons. Ils sont gentils, adorables,passionnés,attentifs,admiratifsmême.C'estpositif.

Mais certaines questionsme font grimper au plafond. Une surtout. Toujours lamême.Laquestionrépétitive.«Votresilence,ilestcomment?Ilestplussilencieuxquelesilenced'unecave,ouquelesilenceaquatique?»

Une cave ? ce n'est pas silencieux, pour moi, une cave ! C'est plein d'odeurs,d'humidité, c'est bruyant de sensations, une cave. Sous l'eau ? Je suis chezmoi,sousl'eau.Jesuisunemouettesous-marine,quiadoreplonger.Jesuisunemouettedesurfacequiadorelesoleiletlamer.Jesuiscommevous,sousl'eau.

Monsilencen'estpasvotresilence.Monsilence,ceseraitplutôtd'avoirlesyeuxfermés, les mains paralysées, le corps insensible, la peau inerte. Un silence ducorps.

J'aienviederépondreaussi,parfois,quetouscestermesde:«malentendants»,«déficients auditifs », je n'adorepas vraiment. Les sourds disent d'eux-mêmes : «sourds».C'estfrançais,c'estclair.Malentendant?Est-cequec'estmal?Est-cequ'ilfaudraitdire«bienentendant»pourlesautres?

Dernièrequestion:

«Aurez-vousunenfant?»

Réponse:«Oui.»

Questionsubsidiaire:

«Avez-vouspeurqu'ilsoitsourdouentendant?»Réponse:

«Ilseracommeilvoudra.Ceseramonenfant.Pointfinal.»

Pourl'instant,ilestenprojetpourl'avenir.Qu'ilsoitsourdouentendant,ilserabilingue.Ilconnaîtralesdeuxmondes.Commemoi.S'ilestsourd,ilapprendratrèstôtlalanguedessignes,etilrencontrera,trèstôtaussi,lalanguefrançaise.S'ilestentendant, je respecterai sa langue naturelle, et lui apprendrai la mienne. Ilentendramavoix.Ilaural'habitudedemavoix.Commemamère,masœur,monpère.Ilm'entendra.Jeseraisamèremouette.

Et je serai mère mouette d'un deuxième. C'est important d'être deux. Je veuxqu'ilsapprennentàsedisputer,àsedébrouiller,àpartager,às'aimer.Commemasœuretmoi.

Plustard,jeseraigrand-mèremouette.

Unjour,quandj'étaispetite,magrand-mèrematernelle,quiesttrèscroyante,m'araconté une histoire. J'adorais quand elleme racontait des histoires. Ce jour-là,c'était«mon»histoire...etjenel'oublieraijamais.Ellem'adit:

«Tusais,Dieut'achoisie.Ilachoisiquetusoissourde.Celaveutdirequ'ilespèreque tu apporteras aux autres, aux entendants, quelque chose. Si tu étaisentendante, tune seraispeut-être riendu tout,unepetite fillebanale, incapabled'apporterquelquechoseauxautres.Maisilt'achoisiepourêtresourdeetpourapporterquelquechoseaumonde.»

Dieu,jenesavaispastropcequec'était.Jen'aipasreçud'éducationreligieuse,mesparentsn'envoulaientpas.Mamèreenavaitsouffert.Maisgrand-mère,elleparlait deDieu comme si elle le connaissait par cœur.Avec certitude. Ilm'avaitchoisiesourde. J'allaisapporterquelquechoseaumonde.Grand-mèrem'adonnéuneespècedephilosophiedel'existence.Unesolidité.Unevolonté.

Maisc'estmoi,grand-mère,quimedépasse;jenetirepasmaforcedeDieu,maisdemoi-même.

Jesensqu'ilyaquelquepartunesprit,quelquechose,au-dessusdenous.J'ignoresic'estDieu.Çan'apasdenom,pourmoi.C'estuneforcesupérieure.Ilm'arrivede lui parler.Quand je veux quelque chose très fort, ne plus avoir peur, réussir,atteindre un but, me dépasser, je lui parle comme si je tenais un discours àquelqu'un. Moi, peut-être. Ou quelqu'un qui s'occuperait de moi. Un dialogueintérieur,enfait.

Mouettevolontaire,jedis:

«Arrêted'avoirpeur,arrêted'avoirletrac,tuvasyarriver.Vas-y!Fonce!»

Etuneautrevoixmerépond,mouettephilosophe:

«Voilà,toutvabien,tun'aspaspeur,tun'aspasletrac.Tuyarrives,toutvabien,

tu.yesarrivée!»

Jen'aiquevingt-deuxans,c'estvrai.Jen'aidiscutéainsientremoietmoi,oumoietl'autre,quepourdeschosesdemonâge.

Arrêtetesbêtises,regardelavieenface.

Passetonbac,tul'auras.N'aiepaspeur.

Montesurscène,travaille,tudeviendrasSarah.

Lespetitsetgrandscombatsdemacourtevie,jelesaidiscutésainsi.Ilyaeudeshauts et des bas. Des moments où je me suis sentie plus isolée, plus seule, etd'autresbeaucoupmoins.

J'ai encore beaucoup à apprendre, je me pose encore beaucoup de questions.Apprendre, il faut lefairetoutesavie.Si l'onarrêted'apprendre,onestfichu.Ilfaut que la vie continue, jour après jour, avec des curiosités nouvelles, desapprentissages différents. C'est ainsi que l'on profite réellement de la vie. Maphilosophie,c'estlecombat.Sebattrepourvivre.Nepasserelâcher.S'engager.Tout faire. Et aussi les plaisirs simples. Les petits bonheurs du jour. Savoir lesattraper.Etlesgarder.

Parfois, j'ai des doutes. Est-ce que le bilan provisoire de ma vie est positif ounégatif?Est-cequej'aifaitquelquechosed'important?

Je ne suis pas vieille, mais il s'est passé depuis ma naissance énormément dechoses. J'ai«vieilli»enaccéléré. J'ai faitdesexpériences très tôt, trop tôt. J'ail'impressiond'avoiravancétrèsvite.Etdenepasavoirprisletemps,encore,demeretournersurlecheminparcouru.Quelqu'unm'aditunjour:

«Comment?Àseptanstuavaisdéjàuneréflexionsurtoi-même?Tuparlaisdetonâme?»

J'yétaisobligée.Avant,iln'yavaitrien.Toutàcoup,lacommunicationétaitlà.Jemesuisforgéuneidentité,uneréflexion,àtoutevitesse.Peut-êtrepourcomblerletemps perdu. À treize ans, je me sentais adulte... A vingt-deux, je sais que j'aiencoreducheminàfairepourça.

J'aibesoindesautres,d'échanges.J'aibesoind'unecommunauté.Jenepourraispasvivresanslesentendants,pasvivresanslessourds.Lacommunicationestunepassion.

Parfoisj'aibesoind'air,dansl'unoul'autremonde.Meteniràl'écart.Repliermesailes.Maispastroplongtemps.

Il faut que je communique. Si je ne pouvais pas communiquer, je hurlerais, jefrapperais,j'alerteraislaterreentière.

Jeseraisseulesurterre.

L'histoiredegrand-mèrecommenceàseréaliser.J'apporteaumondedessourdset des entendants ce que je suis. Ma parole et mon cœur. Ma volonté decommuniquer,derassemblerlesdeuxmondes.Detoutmoncœur.

Jesuisunemouettequiaimelethéâtre,quiaimelavie,quiaimelesdeuxmondes.Celuidesenfantsdusilenceetdesenfantsdubruit.Quilessurvoleets'yposeavecautantdebonheur.Quipeutparlerpourceuxquin'ontpascettechance.Écouterlesautres.Parlerauxautres.Comprendrelesautres.

Ilyaquelque temps,encommençantcettedifficileépreuved'écrireun livre, jetremblaisd'appréhension.Maisjelevoulais.L'écritm'importeénormément.C'estlemoyendecommunicationquejen'avaispasencoreabordésérieusementjusqu'àcejour.

Les entendants écrivent des livres sur les sourds. JeanGrémion, professeur dephilosophie,hommedethéâtreet journaliste,aétudiéplusieursannées lemondedes sourds pour écrire un ouvrage formidable, La Planète des sourds, où il ditnotamment:«Lesentendantsonttoutàapprendredeceuxquiparlentavecleurcorps.Larichessedeleurlanguegestuelleestl'undestrésorsdel'humanité.»

EnFrance, oumême enEurope, je ne connais pas de livre écrit par un sourd.Certainsmedisaient:«Tun'yarriveraspas...»

Moi,jevoulais.Detoutmoncœur.Autantpourmeparleràmoi-mêmequepourparlerauxsourds,auxentendants.Pourtémoignerdemacourtevie,avecleplusd'honnêtetépossible.

Et le fairesurtoutdansvotre languematernelle.La languedemesparents.Malangued'adoption.

Lamouetteestdevenuegrandeetvoledesespropresailes.

Jevoiscommejepourraisentendre.

Mesyeuxsontmesoreilles.

J'écriscommejepeuxsigner.

Mesmainssontbilingues.

Jevousoffremadifférence.

Moncœurn'estsourdderienencedoublemonde.J'aibiendumalàvousquitter.

EmmanuelleLaborit.

Printemps1994.

Postfacedel'éditeurL'histoirefrançaise

delalanguedessignes

Lalanguedessignes,quireposesurlegesteetlamimique,estlalanguenaturelledes sourds. Ce mode de communication a spontanément soudé, avant sathéorisation, une communauté que son handicap retranchait du monde desentendants.

L'abbédel'Épée,auXVIIIesiècle,imagina,àpartirdecettelangueoriginelle,salanguedessignes.

Au XIXe siècle, la langue des signes est en butte à l'hostilité des partisans del'oralismequiconsidèrentquelessourdsdoiventparlerpours'intégrer.

Ce n'est que très récemment, dans les années 1970, puis 1990, que le débatsembletrouverunesolutionenlaissantlechoixauxfamilles.

Voicidonclesprincipalesétapesdel'histoiredelalanguedessignesfrançaise.

AuXVIIIsiècle,Charles-Micheldel'Épéevajouerunrôletrèsimportantdanslapromotiondelalanguedessignes.Loindespréjugésdesontemps,ils'inspiredecette languepour imaginerun systèmede« signesméthodiques».Vers1760, ilcréeàParisuneécolegratuitepour lesenfants sourds,quideviendraà samortl'Institution nationale des sourds-muets. Son but : leur apprendre la languefrançaiseécriteafindeleséduquer,

Auxsignesnaturelsdésignantdes idéesoudes réalités, l'abbéde l'Épéeajoutedessignesgrammaticaux(exprimantparexemplelegenre,lenombre,letemps,lapersonne).

L'apprentissagedecettelangue,transcriptionméticuleuseetsoumisedufrançais,estcomplexeetardu.Onpeuts'interrogersur lesbénéficesréelsque les jeunessourdspurententirer.Ilsemble,eneffet,quelesélèvesreproduisaientdesmotssanstoujourssaisirlesidées.

Pourtant,malgré cesdéfautsdeméthode, l'abbéde l'Epée, en vrai discipledesLumières, a montré que les sourds étaient des semblables aux non-sourds, «raisonnables»et«éducables».

AuXIXesièclel'éducationdessourdsvoits'affronterdeuxcamps:lesgestualistes,partisans de la langue des signes, et les oralistes, qui croient à la nécessitéd'enseignerlaparole.Pourlesgestualistes,lalanguedessignes,languenaturelledessourds,doitêtreenseignée,afindeleurpermettredecommuniquerentreeux.Elle doit précéder l'apprentissage du français, car elle le facilite. Beaucoup de

professeursétanteux-mêmessourds,l'enfantsesentplusàl'aiseetplusprochedel'enseignant.Pour les oralistes, parmi lesquels on trouve surtoutdesentendants,apprendreàparlerest indispensablepours'intégrerdans lasociétéoùdominentlesentendants.

En 1880, un congrès de spécialistes, réuni à Milan et dont la composition estcontestée par les gestualistes, demande la disparition de la langue de signes.L'école de Jules Ferry va appliquer les recommandations du congrès. Une tellevolonté d'uniformité, démocratique en son principe, se heurte à l'identitélinguistiquerégionale.Or,lessourdsconstituent,euxaussi,uneidentitélinguistiqueàpart,quel'onveutabsorber.

Aussilalanguedessignesn'est-elleplusétudiée,lacommunicationpargestesestproscrite,mal perçue, voire réprimée dans les écoles qui accueillent les enfantssourds. Les professeurs sourds disparaissent. Les enfants qui pratiquentspontanément ce mode de communication vont le refouler, comme honteux etcoupable.

Maisl'enseignementexclusivementoralisten'atteintpassesobjectifs.Leniveaudesélèves sourds reste trèsbas en français et leniveaudequalificationexcèderarement lecertificatd'aptitudeprofessionnelle.L'intégrationscolairen'estdoncpas réalisée, pasplusque l'intégrationprofessionnelle ou sociale. La réussiteneconcernequ'uneélite,moinslourdementhandicapéeouayantdéjàeul'expériencedel'audition.

Ce bilan, somme toute assez négatif, n'a pu que renforcer les convictions despartisansdelalanguedessignes.

En1977,leministèredelaSantéabrogeletextequiinterdisaitl'enseignementdelalanguedessignes.

En1991,uneloilaisselechoixauxfamillesentreéducationbilingue(languedessignesetfrançaisécritetoral)etuneéducationorale.

Aujourd'hui,danslesmédias,uneprisedeconscienceaeulieu.France2acrééunflashd'informationsquotidiensigné;LaCinquième,en1994,imagineuneémissionhebdomadaire traitant de l'actualité des sourds, animée par une équipe mixte,intitulée « l'œil et la main ». Le travail des différentes associations n'estévidemment pas achevé. On observera cependant que les initiatives des sourdsdans le monde artistique, notamment les travaux de FIVT (International VisualThéâtre),ontcontribuéàsensibiliserlegrandpublic.

Repèrebibliographique

Sous la direction de Bill Moody, La Langue des signes, tome 1 : Histoire etgrammaire, éditions IVT. (Cet ouvrage constitue une véritable méthode pour

apprendreetcomprendrelalanguedessignes.)

Danslamêmecollection

S'ilfautmourirJuniusEdwards

FatherlandRobertHarris

Aproposd'ungaminNickHornby

LecridelamouetteEmmanuelleLaborit

Etsic'étaitvrai...MarcLevy

L'énigmedesBlancs-ManteauxJean-FrançoisParot

LamomieAnneRice

LepianisteWladyslawSzpilman

Àparaîtreenjuin2003:

L'herbebleueAnonyme

Untraind'orpourlaCriméeMichaelCrichton