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Le corps japonais Comment la culture japonaise, le berceau du shiatsu, a façonné de façon spécifique le « corps japonais » Motomé CROIZAT Mémoire de fin d’études de Shiatsu Thérapeutique Sous la direction de Bernard Bouheret Février 2012

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Le corps japonais Comment la culture japonaise, le berceau du shiatsu, a façonné de façon spécifique le « corps japonais »

Motomé CROIZAT Mémoire de fin d’études de Shiatsu Thérapeutique Sous la direction de Bernard Bouheret Février 2012

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INTRODUCTION 3

1 UNE RUPTURE : L’OUVERTURE DU PAYS EN 1868 5

2 YOSHINORI KÔNO 10

2.1 Un maître des arts martiaux 10

2.2 La technique Iguéta-kuzushi 14

3 COMMENT ÉTAIT LE CORPS JAPONAIS ? 17

3.1 Comment marcher 20

3.2 Le kimono 23

4 OÙ POUVONS-NOUS RETROUVER ENCORE AUJOURD’HUI LE « CORPS JAPONAIS »? 25

4.1 Aïkido 25

4.2 Nô, le théâtre traditionnel dansé et chanté 26

4.3 Kyûjutsu, l’art de l’arc japonais 29

4.4 Taïko, le tambour japonais 30

4.5 La cérémonie du thé 32

5 QUELQUES NOTIONS CLÉS DE COMPRÉHENSION DE LA CULTURE JAPONAISE EN RAPPORT AVEC LE SHIATSU 35

5.1 Le bain 35

5.2 Le nettoyage 37

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5.3 Dô 40

5.4 Le Ki dans le quotidien 41

6 LA SPIRITUALITÉ ET LE CORPS 43

7 FAUDRAIT-IL ACQUÉRIR LE CORPS JAPONAIS POUR PRATIQUER LE SHIATSU ? 49

8 APPLICATION DU CORPS JAPONAIS EN POSITION DU SHIATSU 51

8.1 Seïza 51

8.2 Chevalier servant 53

8.3 Hantachi (demi-debout / à genoux sur les orteils) 55

8.4 Se metrre debout 57

8.5 Pour les trois Yin du pied 59

8.6 Seïza bis 61

8.7 Iaï-goshi 63

8.8 Déplacement 65

8.9 Ténuguï 67

BIBLIOGRAPHIE 70

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Introduction

Les Japonais sont écartelés entre deux modes de vie, deux visions du monde, deux valeurs : ceux du Japon et ceux de l’Occident. Ils n’en sont pas toujours

très conscients. Depuis l’ouverture des frontières en 1868, le Japon s’est précipité dans l’occidentalisation en rejetant une bonne partie de sa tradition et de son identité. Moi-même, qui suis née en 1960, j’ai été une petite fille

« moderne ». J’apprenais le ballet classique et le piano selon les canons occidentaux. L’idéal du corps pour moi était évidemment dans une posture occidentale. Ma mère préparait le petit-déjeuner avec du pain et du chocolat, et

non pas avec du riz et du misoshiru, la traditionnelle soupe aux pâtes de soja. J’étais fière de voir ma mère s’habiller comme une Parisienne. La mère de ma camarade, toujours en kimono, me paraissait bien démodée. Notre maison avait

plus de pièces équipées de moquette que de pièces pourvues de tatamis et nous dormions dans un lit, et non pas sur un futon. Mon cas est assez typique.

Mais le corps a une mémoire profonde, une mémoire culturelle qui ne s’efface pas, même après un ou deux siècles. Quand le pédiatre qui a observé mon fils franco-japonais de 2 ans s’est exclamé : « Ah, il traîne les pieds, c’est bien la

façon de marcher des Japonais ! », j’étais tout à fait incrédule. Il était quand même né en France ! C’est seulement avec le temps, avec ma pratique de la danse puis

l’apprentissage du shiatsu, que j’ai vraiment pris conscience de la particularité du corps japonais, si différent de celui des Occidentaux. Nous avons enfoui profondément la mémoire façonnée par notre histoire et par notre culture en

adoptant un mode de vie à l’occidentale. Mais cette mémoire demeure au fond de notre corps.

En fait, j’étais plus ou moins consciente de la différence entre le corps japonais et le corps occidental. Depuis toute petite, je traînais un complexe d’infériorité vis-à-vis du corps occidental. Nous autres Japonais, nous ne sommes pas

grands. Nous n’avons pas, comme les Occidentaux, de longs bras et de longues

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jambes. Les Japonaises n’ont pas de chute spectaculaire de hanches. Les hommes japonais n’ont pas le torse bombé comme des statues grecques. Notre corps est frêle.

Quand je croisais des touristes japonais à Paris, je me sentais gênée de les voir marcher. Leur façon de marcher est franchement inélégante ! Ils traînent les pieds (comme mon fils), ne projettent pas les jambes tout droit en avant. Leurs

jambes sont légèrement courbées, les genoux sortants, la pointe des pieds rentrant. Et leur dos est légèrement voûté. Nous ne savons toujours pas marcher en chaussures 140 ans après l’ouverture du pays sur le monde !

Un jour, une rencontre avec un maître d’arts martiaux a radicalement changé mon regard sur le corps japonais : il s’appelle Yoshinori KÔNO.

Il pratique le ko-bujutsu, l’ancienne technique des guerriers. Il m’a ouvert les yeux sur la mémoire enfouie de notre corps. Le corps ne peut exister sans dimension culturelle. Notre corps est façonné par notre culture. On n’a pas à en

avoir honte ! Il fallait juste le comprendre. Les Japonais ont tellement voulu être forts et beaux comme les Occidentaux

qu’ils ont oublié que leurs corps avaient leur beauté propre et leur particularité. Ce mémoire sera pour moi une occasion de me réconcilier avec mon corps japonais. C’est à travers l’apprentissage du shiatsu que j’ai vraiment compris ce

que c’est que le corps japonais. Avant de vous présenter ce grand maître d’arts martiaux, maître Kôno, je vais relater quelques faits historiques et culturels qui sont importants pour

comprendre la transformation de l’idéal du corps au Japon.

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1 Une rupture : l’ouverture du pays en 1868

Pendant l’époque d’Edo (1603-1868), les frontières du Japon étaient fermées au monde occidental. Seul le commerce avec les Hollandais était toléré. Une île

artificielle a été construite dans ce but dans le port de Nagasaki, au sud du Japon. Le christianisme s’était répandu rapidement au Japon au 16ème siècle. Hidéyoshi TOYOTOMI, l’un des trois unificateurs majeurs du pays, le considéra

comme une menace et lui infligea une persécution impitoyable à la fin du 16ème siècle. Les missionnaires jésuites furent chassés et le commerce qui était florissant avec les pays catholiques comme l’Espagne ou le Portugal fut

interrompu d’une façon brutale. Le Japon a quand même gardé des liens commerciaux avec la Chine, la Corée, le Ryûkyû (actuel Okinawa, l’île à l’extrémité sud) et l’Ezo (actuel Hokkaido, l’île à l’extrémité nord).

L’île artificielle Dejima à Nagasaki, aujourd’hui disparue

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L’époque d’Edo du shogounat de TOKUGAWA qui succéda au règne de TOYOTOMI a duré presque 300 ans ! Trois cents ans de paix et de déconnexion du monde extérieur. L’art japonais s’est intériorisé et a atteint un

sommet de raffinement avec par exemple l’estampe japonaise, Ukiyo-é. Avant l’époque d’Edo, la culture appartenait exclusivement à la noblesse, à l’entourage de l’empereur et aux seigneurs. Mais à l’époque d’Edo, la culture

s’est répandue également dans le milieu des riches commerçants.

Estampe, une des 36 vues du Mont Fuji par Katsushika Hokusaï La société était divisée en quatre catégories strictes avec, dans l’ordre, les

samouraïs, les paysans, les artisans et les commerçants. Leurs membres ne se mélangeaient absolument pas. Bien que leur classe soit en deuxième position les paysans étaient les plus pauvres et les plus exploités.

Dans tous les milieux, les Japonais vivaient dans une maison dont le sol était recouvert de tatamis. Le sol étant toujours surélevé, ils se déchaussaient pour « monter » dans la maison. Ils mangeaient et dormaient directement sur le

tatami, assis en seïza (sur les talons) ou en agura (en tailleur). Tous vêtus de kimonos, ils portaient à la taille le obi (ceinture), et étaient chaussés de guéta

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(socques en bois) ou de zôri (en paille, en bambou ou en cuir). Il ne s’agit pas vraiment de chaussures car il n’y a pas de talons.

Ce mode de vie a façonné le corps japonais. Nous le verrons plus loin dans le chapitre 3.

Une paire de zôri

Pourtant cela devient difficile pour le Japon de rester à l’écart du monde après que le monde occidental a connu la révolution industrielle. En 1853, les navires

américains frappent à la porte du Japon et, sous la menace de leurs canons, l’obligent à s’ouvrir. Certains Japonais ont vite été persuadés que le pays avait intérêt à ouvrir ses portes aux Occidentaux pour se moderniser le plus vite

possible. Animé par ce projet, le Japon a réussi à éviter une guerre intérieure sanglante et a réalisé pacifiquement un passage du pouvoir du shogounat à celui de l’Empereur Meiji en 1868.

La ville d’Edo a été rebaptisée Tokyo. Le Japon s’est doté en 1889 d’une constitution et d’un système parlementaire et judiciaire à l’occidentale et est devenu un pays à peu près démocratique quoique l’empereur restait au sommet

du pouvoir dans une position sacrée. Le Japon se jette à corps perdu dans l’occidentalisation et la course à la modernité.

Les plus modernes rejettent le kimono et s’habillent en costume ou en robe avec chaussures à talon. L’habitat s’occidentalise aussi, avec l’apparition des tables, chaises et fauteuils. En adoptant le modèle des armées françaises, allemandes

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ou anglaises, les Japonais apprennent à se tenir droit, bomber le torse, et marcher à grand pas en balançant les bras. L’éducation physique à l’école a aussi privilégié ce style militaire.

Une mutation semblable a lieu dans le monde du sport. Nous avions nos sports traditionnels comme le judo, le kendo ou le sumo. Mais avec l’engouement pour les sports occidentaux, la culture physique a été introduite et mise en valeur.

L’idéal du corps a complètement changé au 20ème siècle. Quand on compare, par exemple, les sculptures japonaises et les sculptures

grecques, la différence de conception du corps entre l’occident et le Japon nous saute aux yeux. Les sculptures occidentales, des Grecs à Rodin, exhibent la masse musculaire, accentuent les mouvements, et tordent volontiers le corps

pour mieux montrer la beauté de la chair. De son côté, l’art japonais s’est toujours intéressé davantage à la spiritualité de la personne qu’à sa chair, davantage à la posture qu’au mouvement.

Le portrait sculpté du fameux moine chinois Ganjin serait un bel exemple. Ganjin est venu au Japon transmettre l’enseignement bouddhique, avec six tentatives

sur dix ans. A l’époque, on risquait sa vie en traversant la mer pour atteindre le Japon. Quand, animé par son ardeur, par sa patience et par son envie de transmettre, il a enfin réussi à mettre le pied au Japon, en 752, à l’âge de 62

ans, il était devenu aveugle. C’est un des plus beaux portraits japonais, réalisé par son disciple.

Son corps est recouvert d’un drapé. On dirait qu’il est en méditation, assis en tailleur, la poitrine tombante, entre tension et relâchement. Tout est exprimé sur son visage : l’immense générosité, l’ardeur, la profondeur de sa foi, et les

souffrances traversées tout au long de sa vie. Ce qui intéresse l’auteur, ce n’est pas une beauté physique à la façon des dieux grecs mais sa posture qui ne fait qu’une avec son âme. Le corps n’est qu’une incarnation de sa spiritualité.

Presque toutes les sculptures japonaises de Bouddha sont sculptées de cette façon. Le corps est effacé derrière le visage qui exprime la sérénité et la compassion.

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La statue du moine Ganjin

Il y a une expression en japonais : Utsukushî tatazumaï. On pourrait le traduire par « belle posture » en parlant des gens, ou « beau paysage » pour les villes ou villages. Mais ce n’est pas suffisant. Tatazumaï exprime quelque chose qui

se dégage de l’intérieur. On peut utiliser cette expression seulement quand la forme reflète la beauté de l’intérieur. Pour les Japonais, le corps n’est pas perçu d’une façon anatomique. Le corps

est d’abord un ensemble, une unité façonnée par la vie, une expression de l’âme.

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2 Yoshinori Kôno

2.1 Un maître des arts martiaux

Yoshinori Kôno, né en 1949, est incontestablement le maître en arts martiaux le

plus médiatisé du Japon. Il n’est pas vraiment un enseignant ou maître mais plutôt un éternel chercheur. Il n’a pas fondé d’école pour propager ses techniques ou son style, mais il donne régulièrement des stages pour partager

ses expériences et ses découvertes. Auteur de plusieurs livres, il est pluridisciplinaire. Ses activités et son influence dépassent le cadre de l’art martial.

Yoshinori Kôno lors d’un stage en France en 2010

C’est en lisant ses livres et en suivant ses stages que j’ai pris conscience du « corps japonais ». C’est pour cette raison que je vous le présente.

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Il conseille des sportifs de haut niveau, mais aussi des musiciens. Il organise des stages à l’intention de ceux qui s’occupent des personnes handicapées ou pour de simples curieux avides de connaître les possibilités de mouvement du

corps. Dans le domaine du sport, ses conseils apportent de vrais fruits. Après avoir travaillé avec Kôno, la star japonaise du baseball Kuwata est sorti d’une

mauvaise période. Il a complètement changé sa façon de lancer la balle. Une flûtiste professionnelle a réussi à faire évoluer sa musique en suivant le conseil de Kôno : il lui a montré une façon de saisir sa flûte et de la ramener à la

position initiale, il lui a permis d’éviter toute tension musculaire. La musique est une vague. Le son est une vibration La flûte entre en résonance avec le souffle. S’il y a une tension musculaire quelque part, le souffle ne sera pas transmis

correctement, et le son ne fera pas résonner l’instrument en toutes ses ampleurs. C’est comme le mouvement du ki. Kôno vient parfois jusqu’en Europe pour les gens qui pratiquent les arts

martiaux mais aussi pour les danseurs professionnels. Il n’enseigne évidemment pas la danse. Il montre simplement diverses possibilités de mouvement du corps qui sont difficiles à imaginer dans le cadre des disciplines occidentales. Les

danseurs sont souvent étonnés de découvrir une autre façon de faire mouvoir leur corps.

Kôno apporte aussi des conseils précieux à ceux qui s’occupent de personnes âgées ou à mobilité réduite. En effet ces personnes s’abîment rapidement le dos en essayant d’aider, soutenir ou transporter des malades. Comment soulever un

corps plus lourd que le sien sans s’abîmer la colonne vertébrale ? Quel mouvement est possible ? Quelle force faut-il utiliser ou ne pas utiliser ?

Ses enseignements sont en fait assez perturbants. J’ai moi-même assisté à son stage et réussi à mettre en mouvement, sans aucune force musculaire, un homme avachi par terre, plus grand et plus costaud que moi. J’avoue que je n’ai

pas compris pourquoi j’y ai réussi. J’ai fait seulement ce qu’il m’a dit : ne pas chercher les appuis au sol ou ne pas se plaquer au sol. J’ai au moins compris

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que la possibilité du corps n’est pas du tout limitée malgré ma petite taille et mon âge plus tout jeune.

Yoshinori Kôno

Avec le bujutsu, on apprend que la force contre la force n’a aucun sens dès que l’autre est plus fort ou plus costaud que vous. Mais quand on utilise notre corps d’une certaine façon, le corps peut se passer de force musculaire. En répétant

des exercices appris au stage de Kôno, je me suis aperçue que souvent c’est notre cerveau qui nous empêche de faire ce que nous voudrions faire. Le cerveau calcule. Il est intelligent. Il suit le fil de sa logique. Il aime faire des

choses compliquées. Il faudrait parfois tromper notre cerveau pour aller directement au but. Et pour cela, il faut un peu séparer l’esprit et le corps. Il faut évidemment avoir une certaine concentration d’esprit, mais sans calcul

rationnel, pour mettre le corps dans toute sa disponibilité. Kôno ne pratique pas les arts martiaux comme un sport. C’est sa vie. Il a entrepris de retrouver la mémoire du corps et les mouvements disparus qui ont

dû exister dans les combats mythiques d’antan, où c’était une question de vie ou de mort.

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Kôno maîtrise aujourd’hui toutes les techniques du combat. Dans un vrai combat, on ne choisit pas le moment ni ses moyens. On ne peut pas dire à l’adversaire, « Attends une seconde ! Tu as un bâton, mais moi non. C’est

injuste ! » Les règles sportives dans les disciplines comme le judo, le karaté, le kendô ont un sens seulement quand c’est pratiqué comme un sport, mais au moment où vous vous trouvez réellement sous la lame de l’adversaire, cela n’a

aucun sens. Justement lorsque la lame est en train de tomber sur votre tête, qu’est-ce qu’on

peut faire ? Pouvons-nous être maître de nous ou dépendons-nous simplement du destin ? C’est cela, ce questionnement existentiel, qui a poussé Kôno à exploiter, dans toutes les dimensions, le corps qui est notre grand mystère.

Au fur et à mesure de ses recherches, Kôno découvre que le principe des mouvements des combats d’antan, surtout la rapidité, était basé sur le

« mouvement sans contre-mouvement ». En général, dans le domaine du sport à l’occidentale, tous les mouvements sont engendrés par un contre-mouvement. Pour esquiver l’adversaire en basket-ball, pour lancer une balle le plus loin

possible, pour faire un mouvement de pivot en danse, ou tout simplement pour courir, le contre-mouvement est considéré comme indispensable. Le mouvement ne peut pas démarrer sans contre-mouvement. Mais en même

temps, c’est justement cela qui annonce fatalement à l’adversaire le mouvement qui suivra. Avec un contre-mouvement, ce que vous allez faire une demi-seconde plus tard sera inévitablement deviné par l’autre, et en situation de vrai

combat, vous êtes déjà mort. De même, la force musculaire est considérée comme un des atouts indispensables de la réussite sportive : on fait régulièrement des exercices pour

se muscler l’abdomen, les triceps, les quadriceps, le dos... enfin on dépense énormément d’énergie et de temps pour se muscler en croyant que c’est un gage de victoire. Mais est-ce vraiment vrai ?

D’après Kôno, il y a une autre façon d’être fort, rapide et précis.

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Kôno a 62 ans aujourd’hui. Il dit qu’il est plus rapide et plus souple que quand il avait 20 ans et, oui, c’est vrai. Les rugbymen super costauds bien entraînés n’arrivent même pas à arrêter Kôno qui fonce vers eux en courant. Il les esquive

sans problème ! Kôno travaille quotidiennement avec un sabre réel. Sortir le sabre du fourreau est un moment crucial dans un combat. Il exécute ce mouvement avec une

rapidité incroyable. En un dixième de seconde, il est prêt à attaquer ou attaque déjà l’autre en effectuant quelques mètres de déplacement. Il faut le voir pour le croire.

En combat, sa posture est généralement extrêmement basse. Il est très proche du sol, avec les épaules lâchées, presque courbé. Mais jamais ses pieds ne sont cloués au sol. Ses pieds sont en mobilité constante. Même pour soulever

quelque chose de lourd, il dit qu’il ne faut pas plaquer ses pieds au sol. Être plaqué, c’est la mort.

2.2 La technique Iguéta-kuzushi

Kôno a inventé en 1992 une technique appelée iguéta-kuzushi. C’est difficile à expliquer avec des mots. J’essaie donc ici de décrire juste le concept. Iguéta est un objet posé à l’entrée d’un puits qui est composé de quatre morceaux de bois

dont les coins sont fixés par une vis. Kuzushi désigne une technique pour faire tomber l’adversaire. Quand on est en rapport de force avec l’autre, comment peut-on se dégager ?

La technique iguéta-kuzushi n’est pas basée sur un point d’appui. Son but est justement d’effacer le point d’appui. Il donne l’exemple des quatre morceaux de bois qui surmontent les puits japonais. Ils sont fixés entre eux mais la géométrie

peut se déformer librement. A l’image de ce carré, Kôno divise la force de son corps en plusieurs vecteurs. Quand la force est divisée, l’adversaire ne sait pas d’où elle vient et perd ses moyens. Les muscles de l’adversaire tâtonnent en

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essayant de chercher le point d’appui et se relâchent, et à ce moment-là il tombe sans même comprendre pourquoi. C’est cela iguéta-kuzushi. Ce qui est important, c’est de mobiliser tout notre corps. Pas seulement une

partie, par exemple la partie saisie par l’adversaire. Quand on ne sollicite qu’une partie du corps, cela nécessite naturellement un point d’appui et en plus ça fatigue la partie sollicitée. Mais si on arrive à diviser son corps en plusieurs

morceaux et les solliciter en même temps, cela engendre une rapidité, une force et une précision incroyable.

Quand il a fait une démonstration d’un mouvement très dynamique en ouverture de son stage devant les danseurs de Pina Bausch, les danseurs étaient étonnés que Kôno n’ait fait aucun échauffement préalable. Kôno leur a répondu qu’en

vrai combat à mort, on peut être attaqué à l’improviste. On ne peut évidemment pas demander à l’adversaire d’attendre quelques instants pour que nous effectuions un échauffement. Le corps doit être prêt à être sollicité sur-le-champ.

La réaction doit être immédiate et sans aucune marge d’erreur. Kôno dit que quand on a acquis l’habitude de solliciter la totalité du corps, cela ne nécessite aucun échauffement préalable ni étirement final.

Le corps idéal pour Kôno est celui entraîné par le quotidien. Même si on n’est pas guerrier, le corps peut être entraîné avec les gestes et les mouvements qui forment notre quotidien. Les Japonais étaient plus petits que les occidentaux, il y

a 100 ans, mais un maçon japonais portait autant de poids qu’un occidental. Un maçon sait comment porter des choses lourdes sans que le poids écrase son dos. C’est la nécessité du travail qui forme le corps. Autrefois le corps et la vie

faisaient un avec les métiers. C’est dans ce sens-là que Kôno parle de l’entraînement dans le quotidien.

Si je résume en quelques lignes, ses principes de mouvements rapides, précis et efficaces sont les suivants. - Pour la rapidité, ne pas tordre le corps pour faire un contre-mouvement.

- Pour se dégager de la force de l’adversaire, il faut faire disparaître un point d’appui. Pour cela, notre force doit être divisée en plusieurs vecteurs en engageant la totalité du corps.

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- Ne jamais se plaquer au sol. Ne pas s’appuyer sur les pieds au moment de l’effort. Faire travailler les os, c’est à dire la masse de notre corps, et non pas les muscles.

Si j’ai participé à son stage, c’est que j’avais l’intuition qu’il pourrait me faire entrevoir l’un ou l’autre des secrets du corps, dans la perspective du shiatsu. J’ai

donc posé une question à Kôno : que dites-vous du ki dans tout ça ? Le maître n’est pas bavard. Il ne se sert pas beaucoup des mots. Au lieu de me répondre verbalement, il s’est dévêtu du haut de kimono, et m’a demandé de

mettre mes doigts dans son creux de l’estomac. C’est ce que j’ai fait. Et à mon grand étonnement, mes doigts se sont enfoncés loin, très loin pour atteindre presque le côté du dos ! Il y a là un énorme vide !

J’ai longtemps réfléchi sur cette réponse. Et j’en ai conclu qu’il voulait peut-être me dire que le ki circule seulement quand il y a un vide quelque part. Le trop

plein est une mort comme le vide complet. C’est parce qu’il a un grand vide en haut du corps, qu’il arrive à distribuer, en un dixième de seconde, toute son énergie partout dans le corps, et qu’il est capable d’engendrer un mouvement

rapide surhumain, ou de se déplacer en un éclair sans esquisser aucun contre-mouvement. Le mouvement est, dans ce cas, plutôt une explosion du ki que quelque chose de prémédité et préparé.

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3 Comment était le corps japonais ?

En 1853, le commodore Perry a forcé la porte du Japon avec une démonstration de force navale. Il était l’un des premiers Américains qui ont observé le Japon à

la fin de l’époque Edo. Dans son journal, il relate son grand étonnement devant la souplesse articulaire et musculaire des Japonais qui se déplacent aisément en position assise sur le tatami.

L’arrivée du commodore Peary

J’ai vu Kôno se déplacer assis comme les Japonais de l’époque. On dirait le moonwalk de Michael Jackson, mais assis !

Dans notre culture du tatami, être debout est un geste un peu délicat par rapport aux gens assis autour. Car c’est une position qui domine les autres. En plus, sur le tatami, on ne marche pas à grand pas. On fait plutôt glisser les pieds en

évitant soigneusement le bord du tatami. Il y a des codes de politesse à respecter. La politesse exigeait que devant le seigneur, ou les supérieurs, on ne

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lui montre pas le dos. Les samouraïs se retiraient donc en reculant sans se lever. Ce mouvement n’avait rien de magique pour les Japonais de l’époque. Mais leur souplesse de genoux et de chevilles a apparemment impressionné le

commodore américain. Un autre Américain Edward S. Morse, zoologiste, qui a rendu visite au Japon

autour de 1880 décrit, dans son journal, des postures des Japonais qui paraissent étranges à ses yeux. « Au fur et à mesure que les champs de riz poussent, on n’aperçoit que les

grand chapeaux de paille et le haut du corps des paysans par dessus les épis et je trouve leur position encore plus bizarre. Pliés quasiment en deux, ils travaillent tout au long de la journée sous le soleil brûlant ! »

Les dos courbés des paysans japonais occupés à repiquer le riz

Il remarque que les outils agricoles comme la bêche sont faits avec un manche beaucoup plus court que ceux des Américains. Cela oblige les paysans japonais à se courber. C’est vrai que les paysans dans les pays occidentaux fauchent ou

débroussaillent en étant debout, sans se courber. Les Japonais qui repiquent les plants de riz un à un à la main sont habitués à la position courbée. Morse s’intéresse aussi aux femmes qui nettoient le sol avec un torchon sans se mettre

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à genou. En poussant le torchon au sol avec les deux mains, elles se déplacent à quatre pattes. Quant aux enfants, depuis tout petit, ils arrivent à se lever sans mettre les mains au sol et ils sont habitués à porter les petits sur le dos.

S’accroupir par terre était un geste habituel des Japonais pour travailler, pour jouer, pour faire la lessive, et même aux lieux d’aisance ! Morse pense que ces

habitudes corporelles dans la vie de tous les jours expliquent la souplesse et la puissance du dos des Japonais, et il a raison.

Aujourd’hui, les jeunes Japonais sont devenus plus grands qu’avant mais n’arrivent plus à s’asseoir correctement en seïza. Le mode de vie a changé. Les Japonais mangent plutôt assis sur une chaise. Ils portent des chaussures bien

que nous nous déchaussions toujours à la maison. Nous sommes en train de perdre la souplesse de nos articulations. Nous avons du mal à nous tenir en position han-tachi.

On se rend compte combien c’est notre façon de travailler et les habitudes de la vie de tous les jours qui charpentaient notre corps !

Désherbage dans un parc

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3.1 Comment marcher

D’après Kôno, les Japonais ne marchaient pas, à l’époque d’Edo, comme aujourd’hui. Ils ne balançaient presque pas les bras en marchant. Quand on est

habillé en kimono, il faut marcher autrement. Si on marche « comme des occidentaux « en balançant les bras, le kimono se défait tout de suite et ce n’est pas élégant. Pour attacher le kimono, il n’y a que des ceintures, pas de

boutons ! De plus, chaque métier avait sa façon de marcher. Le commerçant mettait ses mains sous le tablier. Le charpentier tenait sur son épaule une boîte à outils qui

pesait à peu près 15 kg. Le samouraï mettait sa main gauche sur le sabre ou tenait le manche gauche pour pouvoir saisir le sabre à tout moment.

Kôno en tenue de samouraï

De plus, les Japonais ne mettaient pas les talons au sol en marchant. Ils

marchaient plutôt avec la pointe des pieds. Étant chaussés de zori ou de guéta, ils marchaient en déplaçant le centre du poids du corps vers l’avant. C’est presque en tombant vers l’avant qu’ils se déplaçaient, et non pas en projetant

les jambes en avant (mouvement qui crée une torsion du bassin). Les Japonais

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marchent donc un peu penché au devant, les genoux fléchis, les hanches bien descendues, ce qui est à l’opposé de l’esthétique occidentale. En occident, les jambes qui ne sont pas droites sont perçues tout simplement comme laides.

Sous le regard des Occidentaux, les Japonais eux-mêmes ont gommé et transformé petit à petit leur corps.

Marcher en guéta La conception analytique et anatomique du corps, l’arrivée massive des sports

occidentaux, la formation de l’armée moderne ont convaincu les Japonais de l’époque de Meiji (1868-1912) que l’éducation physique à l’occidentale est nécessaire. La posture du corps à la façon occidentale est devenue la

référence. Il y a une façon de marcher théâtrale appelée namba qui se pratiquait en danse

traditionnelle : avancer le pied droit avec le bras droit, le pied gauche avec le bras gauche. On ne peut pas dire que les Japonais marchaient comme cela dans la rue, mais d’après Kôno, ils avançaient le pied droit avec la partie droite

du corps, et le pied gauche avec la partie gauche du corps. C’est comme si le corps était divisé en deux. On appelle aujourd’hui cette façon de marcher namba-aruki.

Kôno a démontré l’efficacité de ce mouvement. Avec namba, on peut monter plus facilement les côtes ou les escaliers qu’avec notre façon habituelle de

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marcher d’aujourd’hui. Quand vous montez une marche très haute, namba-aruki est très efficace. Le problème n’est pas de savoir laquelle des deux façons de marcher est la meilleure. Mais pour effectuer un mouvement aussi banal que la

marche, il n’y a pas qu’une façon. En disant cela, notre horizon s’élargit. Notre corps n’est plus figé dans une seule et unique référence « correcte ». Les Japonais ne couraient évidemment pas non plus de la même façon. Le

jogging n’existait pas ! Les gens ordinaires ne savaient pas courir comme aujourd’hui. Le dessin qui décrit une scène d’incendie montre que les gens couraient en levant le bras et en tombant vers l’avant.

Kôno fait une démonstration de la marche namba

Par ailleurs, les professionnels comme les ninja (espions), messagers, ou moines entraînés, avaient développé une façon de courir plus efficace que la nôtre. Kôno nous fait découvrir un document qui raconte qu’à l’époque d’Edo, un

coureur professionnel a parcouru une distance de plus de 600 km en trois jours. Au moins 200 km par jour ! Dans les écrits d’un maître coureur, on trouve plusieurs techniques. Je ne les énumère pas ici. Mais l’important est de mettre

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le ki à tanden (zone sous le nombril), enlever toutes les tensions musculaires, et relâcher les hanches, les genoux, et les bouts de pied.

3.2 Le kimono

Le kimono est un élément essentiel qui a déterminé le mouvement du corps japonais. Pour les jeunes d’aujourd’hui, il est considéré comme quelque chose qui restreint la liberté du mouvement. La grosse ceinture serre la taille, on a du

mal à respirer, on ne peut pas marcher à grand pas, etc. Mais c’est peut-être parce que nous avons simplement perdu l’habitude. Les gens qui sont habitués de s’habiller en kimono disent tous que c’est un habit très confortable. Mais si un

corps occidentalisé porte le kimono, il est ressenti forcément comme contraignant. Le professeur Yatabé Hidémasa, spécialiste du rapport entre le vêtement et le

corps, analyse que l’obi qui occupe l’espace entre la hanche et les côtes stabilise le corps et aidait ainsi les travaux domestiques, artisanaux ou agricoles. A vrai dire, ce n’est pas tout à fait l’obi qui soutient le corps. C’est une ficelle de

préparation bien serrée autour de la hanche qui détient la clef. Si cette ficelle est mal mise, le kimono ne tient pas. Au contraire, si elle est correctement serrée, la liberté du mouvement est assez large. Une autre ficelle, obiagué, qui a en plus

un rôle décoratif, est serrée juste en dessous du plexus. La hanche et les côtes sont les deux parties du corps les plus solides. Grâce à l’obi, l’espace fragile entre les deux parties est ainsi bien couvert. Cela centre et stabilise

parfaitement le corps. Cela protège aussi le ventre du froid. Le kimono est en fait un habit très pratique, structuré autour de la hanche. Dans l’idéogramme « hanche » (koshi), on trouve un signe qui veut dire « le plus

important ». Aussi le hakama (la tenue masculine) soutient le sacrum et aide le corps à bien se tenir. Quand on est en position seïza en kimono, on n’a nul besoin de se tenir

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droit avec effort. L’obi soutient naturellement la hanche, et le haut du corps peut être décontracté.

Je me rends compte combien une belle posture japonaise et une chaise sont incompatibles. Bien sûr c’est à cause de l’obi qui a une fonction décorative dans le dos, mais surtout parce qu’en kimono, on n’a nullement besoin du dossier.

Être avachi en kimono sur le canapé est tout simplement impensable !

Position assise avec le kimono

Quand on compare les habits portés dans les occasions formelles au Japon et en occident, le décalage de l’idéal du corps est évident. Dans les pays

occidentaux, plus l’occasion est formelle, plus la femme se dévêt pour mieux montrer la ligne de sa silhouette. Mais au Japon traditionnel, au contraire, plus l’occasion est cérémonieuse, plus la femme se couvre. Au Japon, la beauté

devait se trouver plutôt dans les gestes, les manières et la façon de se mouvoir. En plus, on préfère que ce qui est beau soit caché. Par exemple, dans la culture du kimono, on utilise souvent un très joli tissu exprès à l’envers du kimono. C’est

très apprécié même si cela ne se voit qu’à peine par le bord de la manche ou du col.

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4 Où pouvons-nous retrouver encore aujourd’hui le « corps japonais »?

4.1 Aïkido

On retrouve le « corps japonais » évidemment dans le bujutsu ou dans d’autres pratiques des arts martiaux. Je prends ici l’exemple de l’aïkido, car il n’y a pas de compétition pour cet art martial. Dès qu’il y a un système de compétition

dirigé par une organisation sportive, cela déforme et éloigne la discipline de l’origine. L’aïkido est une des rares disciplines qui garde l’esprit initial probablement grâce à l’absence de compétition.

Morihei Ueshiba, le fondateur de l'aïkido

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J’énumère ici quelques principes de l’Aïkido: - Ne jamais répondre à une force par la force.

- Unifier tout le corps au moyen d’une respiration. - Libérer l’esprit : Même si les bras sont bloqués, tout le reste du corps est libre. - Jouer avec le poids du corps. Se relâcher pour mettre tout son poids du corps

sur un seul point. - Agir sur l’axe faible du corps de l’adversaire. - Chercher le « point zéro » de la force de l’adversaire.

- Profiter de la force de l’adversaire et y ajouter un peu la sienne. Etc.

Pour pratiquer cet art, nous avons besoin du « corps japonais ». En arts martiaux, ce qui est le plus important est de structurer le corps autour de son centre : le hara et ce fameux tanden. Les pratiquants n’ont pas spécialement

besoin de faire de la musculation ou d’autres exercices physiques à l’occidentale. Mais il faut « travailler » le tanden. En japonais, on utilise souvent cette expression : « travailler (ou élaborer) son tanden». Elle démontre bien que

désigner le tanden comme un point sur le corps n’est guère suffisant. Le tanden doit être ressenti et travaillé tous les jours, tout le temps, toute la vie. Et c’est seulement par une maîtrise de la respiration que l’on y arrive. C’est plus qu’une

simple technique de respiration. Quand le tanden est travaillé d’une façon quotidienne, nous arrivons à la sensation d’être lié directement à l’univers. Le corps est perçu dans son unité mais pas morcelé anatomiquement.

4.2 Nô, le théâtre traditionnel dansé et chanté

Le nô est un art transmis de génération en génération depuis 600 ans. Dans cette tradition, il n’est pas rare de voir des acteurs de 70, 80 ans ou plus. Et

souvent, l’âge va avec la distinction. Avec le travail du corps, ils ont une

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meilleure voix profonde, une souplesse et un dynamisme supérieurs à ceux des jeunes, ce qui est quand même rare dans d’autres disciplines corporelles ou sportives.

Jusqu’à l’époque d’Edo, cela faisait partie de la culture générale des samouraïs de pouvoir chanter et danser le nô. Ce n’était pas seulement vu comme un élément de culture générale mais bien comme une discipline de base pour

former le corps du combattant et élever son esprit. Les samouraïs se tiennent prêts à mourir à tout moment. Cela demande un sens de l’honneur et une forte spiritualité.

Le théâtre national du nô

Le sujet du nô est métaphysique. Ce n’est pas un art facile. Le personnage

principal est souvent quelqu’un qui est déjà trépassé, un fantôme ou un esprit. Un personnage secondaire l’écoute et fait parler son histoire. Les gens côtoyaient la mort d’une façon beaucoup plus intense qu’aujourd’hui.

Noboru Yasuda est acteur de nô et praticien du rolfing, une méthode américaine de travail corporel dont le but est de réaligner le corps sur son axe de gravité. Il

explique dans son livre « techniques corporelles à la japonaise pour former un corps qui ne connaisse pas de fatigue», comment et pourquoi le pratique du nô fait travailler les muscles profonds, comme le psoas ou le traverse.

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Les mouvements du nô sont extrêmement lents. La façon de marcher est très particulière. On ne lève jamais le talon et on avance comme si on glissait sur le plancher. Pour cela, la hanche doit être positionnée très bas, genoux bien

fléchis. Il dit que le port des zôri ou des guéta dans la vie quotidienne nous obligeait à faire cette marche glissée (suri-ashi) que l’on retrouve dans le nô et cela faisait travailler naturellement le psoas.

Le nô est aussi un spectacle très stylisé et donc constitué d’un grand nombre de codes. On dirait qu’il n’y a aucun espace de liberté. Les acteurs portent d’ailleurs

un masque. C’est à l’opposé du théâtre occidental. Les gestes et le décor sont les mêmes depuis 600 ans, mais l’art d’un acteur s’exprime dans l’approfondissement du rôle et dans la densité de sa présence. Une communion

apparaît au fur et à mesure entre la scène, les spectateurs et l’univers qui les entoure. C’est davantage une cérémonie qu’un spectacle, vouée à la recherche de notre âme.

J’ai dit « théâtre dansé » mais le mot « danse » ne convient pas tout à fait. Les Japonais font la différence entre la danse et le maï, qui est une certaine façon de mouvoir le corps en évoluant dans un espace limité. La marche est le pilier

du maï. On garde la hanche dans une position bien horizontale. Le temps d’arrêt est aussi important et intense que le mouvement lui-même.

Yasuda explique que le mouvement du nô est réalisable seulement quand nous avons pris conscience du hara et que nous sentons que ce centre du corps est tout à fait lié au centre de la terre. Cela trace une ligne de gravité tout droit entre

deux centres. L’idéal du corps voit le plein en bas et le vide en haut. Pour dire « corps », il y a aussi deux mots en japonais : karada et mi. Karada est plutôt une enveloppe, une boîte, la chair. Mi est ce qui est au plus profond du

corps. En nô, il faut jouer avec le mi. C’est pour cela qu’un acteur de 90 ans peut être mille fois meilleur que celui de 40 ans. L’acteur communique avec le ciel et la terre à travers le mi.

Dans « Fûshi-kaden », le livre de référence sur le nô, Zéami (1363 ?-1443 ?), le plus grand acteur et théoricien du nô écrit qu’il faut jouer au point de l’équilibre du yin et du yang. Dans le maï du nô, il y a des mouvements de yang et des

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mouvements de yin. La façon de jouer doit correspondre au climat de ce jour, au ki de l’espace-temps. C’est peut-être pour cela que la répétition générale au sens occidental n’existe pas en nô. Cela paraît incroyable car le nô est codé du

début à la fin, mais c’est en fait un art d’improvisation ! Dans la contrainte même, on trouve toute notre liberté. Et cette contrainte est une règle d’or qu’on trouve partout dans la culture japonaise comme l’art du haïku (poème en 5/7/5

syllabes), ou la cérémonie du thé.

4.3 Kyûjutsu, l’art de l’arc japonais

L’origine du tir à l’arc est aussi ancienne que l’histoire de l’humanité. Mais l’arc

japonais est un peu particulier. Il mesure 221 cm. On tire la corde jusque derrière les oreilles. En 1920, cet art a été reconnu comme sport sous le nom de kyûdô.

Un Allemand, Eugen Herrigel, a écrit d’après ses expériences « Kyûjutsu au Japon ». Il a séjourné au Japon entre 1924 et 1929 comme professeur de

philosophie, de grec et de latin. Il a appris le kyûjutsu avec Maître Kenzô Awa. Awa lui demande de tirer la corde en lâchant complètement les muscles. Herrigel se rebiffe en disant que c’est impossible ! La corde est très dure.

Awa lui demande de ne pas faire la respiration avec les poumons mais avec le bas du corps. Il s’indigne en disant que ce n’est pas possible ! On respire avec les poumons quand même !

Awa lui dit, ça ne marche pas parce que vous ne croyez pas. Là, Herrigel se révolte complètement : croire ? C’est quoi cette histoire ? Awa lui demande d’atteindre la cible sans la viser. Il craque. Il avoue à son

maître qu’il ne comprend rien du tout. Devant ses désarrois, le maître l’invite à le rejoindre en pleine nuit. Et devant lui, Awa tire deux flèches dans le noir. Quand Herrigel va vérifier le cible, il constate

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que la première flèche perce le milieu de la cible et la deuxième sépare en deux la première. Il a arrêté d’être incrédule.

Une compétition d’arc japonais En kyûjutsu, on doit prendre plus conscience des os que des muscles. On

travaille, d’une façon cérémoniale, le positionnement du corps. Il y a là aussi plein de codes gestuels. Comme si le but final n’est que le résultat naturel du positionnement et du centrage parfaits de son corps et de l’esprit.

4.4 Taïko, le tambour japonais

Le taïko, un instrument de percussion japonais, est d’une grande taille. On doit mettre tout le poids de son corps pour frapper avec deux bâtons. Si le corps

n’est pas bien centré autour du hara, le son ne résonne pas. On se positionne très bas. Seiïchi Tanaka, précurseur de l’art du taïko aux États-Unis, affirme qu’il faut

absolument comprendre le mouvement du ki pour pratiquer le taïko.

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Spectacle de taïko

« Il n’y a pas de chef d’orchestre quand on joue à plusieurs. Sur la scène, on joue souvent en face des spectateurs. Les joueurs ne peuvent pas se regarder l’un l’autre. Mais on doit être complètement synchronisé. Nous devons donc

sentir réciproquement le ki des autres joueurs pour avoir un rythme juste. Cela ressemble aux arts martiaux où l’on doit se combattre en sentant le ki de l’adversaire. »

Jouer du taïko, ce n’est pas juste une histoire de frappe. A chaque percussion, on transmet son ki. Évidemment, le positionnement du corps est primordial.

Pour frapper un taïko d’une demi-tonne, le joueur descend très bas, les jambes bien écartées, les bras relevés. Le hara est directement lié au centre de la terre. Et c’est cette position qui donne à la frappe une souplesse, la vitesse et la

puissance.

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4.5 La cérémonie du thé

Il y a un malentendu par rapport à cet art dans les pays occidentaux. Ce n’est pas tellement un art de la préparation du thé. C’est plutôt un art du partage,

avec un ou plusieurs invités, l’espace-temps d’une brève rencontre, et on goûte ce moment précis. L’hôte prépare et décore une minuscule salle de tatami dépouillée avec des fleurs de saison, souvent celles du jardin. Il choisit pour ses

invités des ustensiles, le bol, et le kakéjiku (peinture ou calligraphie). Les gens s’habillent souvent en kimono à l’occasion de la cérémonie du thé. Là aussi, on a des gestes codés, posés, concentrés mais en même temps

décontractés. Il y avait à mon collège-lycée un cours où on apprenait les gestes de politesse : ce qui était déjà très rare à l’époque. « Politesse » n’est peut-être pas une bonne traduction de reïhô. Reïhô veut dire loi de respect. On y

apprenait tout simplement, comment se mettre debout ou assis en salle de tatami, comment marcher, comment ouvrir les portes coulissantes, comment apporter un coussin à l’invité ou servir un thé, etc.

Cérémonie du thé de l’école Urasenke Étant jeunes filles, nous détestions ce cours. Quelle contrainte ! Il fallait

s’asseoir en seïza pendant une heure et on commençait à avoir mal aux jambes

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au bout de cinq minutes ! On se moquait de ce que nous apprenions dans cette salle de tatami si propre, si sereine. Mais, quand j’y pense, quelle chance j’ai eue ! Une chance énorme d’avoir simplement appris comment se mettre debout

et s’asseoir sur le tatami ! De nos jours, personne ne l’apprend aux jeunes sauf s’ils pratiquent une des disciplines citées dans ce chapitre. Tout ce que l’on m’a appris, tout ce b.a.-ba du bon comportement, disparu de

notre vie quotidienne, m’a bien servi pour assister à la cérémonie du thé, pour apprécier tous ces arts traditionnels ou pour ne pas être tout simplement ridicule quand je m’habillais en kimono.

L’entrée de la salle de cérémonie du thé est minuscule

Les gestes de la cérémonie du thé sont bien codés. Mais ils doivent être exécutés avec une certaine décontraction. Dans une salle silencieuse dédiée à la cérémonie du thé, on entend juste la marmite siffler. C’est tellement calme

qu’on entend presque la respiration des autres. Nous devons être en harmonie avec l’univers qui nous entoure. On est concentré mais pas contracté. Cela vient de la respiration. Si on est habillé en kimono, comme j’ai décrit plus haut, on est

très bien en position de seïza, bien centré, le dos bien droit, soutenu par nos habits même. La rencontre est brève, juste le temps de prendre un thé, mais on apprécie la saison, l’accueil de l’hôte, et le temps qui nous est donné de vivre

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dans ce petit espace de quelques tatamis. L’hôte et les invités sont reliés par l’étendue dépouillée et sobre des tatamis, tous au même niveau. Tout se passe par terre, sur le tatami.

Je me rends compte combien le tatami est la matrice du corps japonais.

Maison traditionnelle

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5 Quelques notions clés de compréhension de la culture japonaise en rapport avec le shiatsu

5.1 Le bain

En parlant du corps japonais, je ne peux pas m’empêcher de parler de l’importance du bain au Japon. Pour les Japonais, ce n’est pas une simple question d’hygiène comme la douche à l’occidentale. Le bain est une clé de la

santé morale et physique des Japonais. Les Japonais prennent un bain assez chaud, entre 35 et 40 degrés. Au bain public, la température dépasse facilement 40 degrés et peut atteindre 43

degrés. Se plonger brutalement dans un bain si chaud est imprudent, mais nous avons nos habitudes bien codées : se laver avant de se plonger dans l’eau chaude et s’acclimater petit à petit avec la température.

En général, le bain est pris le soir avant de se coucher pour enlever le stress accumulé pendant la journée. On se délasse complètement dans l’eau chaude. On transpire mais c’est bon pour la circulation.

On ne se lave jamais dans la baignoire ! On garde la même eau chaude pour toute la famille. Un système maintient sa température. Quand on se lave, on sort du bain : il y a un espace à part pour se laver. On s’immerge dans l’eau chaude

seulement pour se chauffer et goûter une sensation sur la peau. Les Japonais entretiennent ainsi un rapport intime avec le bain.

Le Japon est un pays volcanique. Deux tiers du pays sont montagneux. Il y a naturellement des sources thermales partout, qu’on appelle onsen. Chaque source thermale a sa spécificité et ses indications. Les gens s’y rendent dans un

but médicinal mais aussi pour le simple plaisir de la détente. Pour une escapade le temps d’un week-end, ne pas avoir l’onsen est impensable pour les Japonais.

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Même quand on va au ski, l’onsen est un must. S’il y a un roten-buro (bain en pleine nature), c’est encore mieux ! Et on peut prendre un bain plusieurs fois par jour, cela n’a rien d’exceptionnel.

Roten-buro, un bain thermal dans la nature

La vertu de l’onsen ne se limite pas au simple délassement. Un onsen se trouve

la plupart du temps dans les montagnes. Il y a donc des arbres et de l’eau. C’est un endroit directement lié avec le cœur de la terre car c’est de là que jaillit le feu, l’énergie de la terre. La qualité des rochers (élément métal) qui l’entourent est

aussi un élément important. On y trouve donc les cinq éléments de la médecine chinoise: arbre, feu, terre, métal, eau. Le ki y est forcément très concentré. L’endroit où se rencontrent deux couches différentes de terre est appelé « un

point zéro de force magnétique » et la source située sur cette zone est spécialement appréciée. Les gens s’y rendent depuis l’éternité pour y recevoir la force de la nature. C’est une communion entre les hommes et la nature. On se

ressource littéralement.

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Les Japonais ont cette culture du bain qu’ils ne voudraient abandonner pour rien au monde. A l’onsen, il y a pratiquement toujours un service de massage annma ou de shiatsu. Le shiatsu est inséparable de l’onsen dans la tête des Japonais.

Pour les Japonais, le corps a une importance particulière. Le corps est considéré comme un élément qui fait partie de la nature. Et ils ont développé

une sensibilité particulière aux moindres expressions de la saison. En haïku, par exemple, il y a une règle selon laquelle il faut toujours insérer un mot qui évoque une saison parmi ces 17 syllabes. Au printemps, on fait la fête sous les fleurs de

cerisier, symbole de la vie éphémère. En plein été, on mange de l’anguille pour se donner la vitalité et supporter la chaleur tropicale du pays. En automne, on fête la pleine lune pour recevoir une force cosmique et envoyer nos pensées

vers d’autres planètes. En hiver, on prend un bain de yuzu (une sorte d’agrume) pour avoir une bonne circulation et se protéger du froid. La vie des Japonais est parsemée de maintes coutumes et traditions qui évoquent la saison.

Il y a une vraie relation de corps à corps avec la nature. On est soucieux d’être accordé à la saison. On soigne le corps quotidiennement : avec de la nourriture,

avec un bain et avec un shiatsu et non pas seulement quand on tombe malade.

5.2 Le nettoyage

Le nettoyage est une des notions-clés de la culture japonaise dont on ne parle

pas beaucoup. En France, comme l’indique le terme « femme de ménage », le nettoyage est un travail déconsidéré qui se situe tout en bas de l’échelle sociale. Au Japon, c’est tout à fait différent. Les écoliers nettoient leur salle de classe

eux-mêmes et cela fait partie de l’éducation à l’école. Ils nettoient le couloir, le bureau du directeur et même les WC ! Ce n’est pas du tout un acte dévalorisant. Le nettoyage relève d’une dimension presque spirituelle pour les Japonais.

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Un grand cuisinier japonais déclare qu’il commence sa journée par un nettoyage à fond de sa cuisine, qu’il fait lui-même. Nettoyer, c’est se purifier. C’est un acte qui rend le lieu sacré. Le grand cuisinier, justement parce qu’il est grand,

prépare son cœur en faisant le nettoyage lui-même, même s’il a des assistants. Dans la cuisine bien nettoyée, il accueille la divinité de la cuisine.

Dans des exercices quotidiens des moines bouddhistes, il y a le nettoyage. Ils nettoient leur temple. Balayer le jardin zen et faire des traces régulières de râteau en bambou sur le sable fin et blanc est un acte élevé jusqu’à devenir un

acte spirituel, une façon de méditer. On nettoie un endroit et en même temps on nettoie son cœur. Les habitants nettoient très naturellement devant leur maison eux-mêmes. On

n’attend pas les employés municipaux. C’est tout à fait normal de nettoyer soi-même.

Pourquoi le nettoyage occupe tant d’importance dans la culture japonaise ? Cela vient sûrement du fait que nous vivions dans une maison de tatami. Les occidentaux, pour s’isoler de la saleté de l’extérieur, utilisent des meubles d’une

certaine hauteur. Les Japonais ont rehaussé la maison tout entière. D’ailleurs, au Japon, on « monte » dans la maison. Il y a toujours une marche à gravir à l’entrée et on s’y déchausse. Les chaussures doivent rester en bas. Quand vous

avez « monté » à l’intérieur de la maison, vous êtes en chaussons ou en chaussettes. A l’école, c’est pareil. Les écoliers laissent les chaussures à l’entrée et prennent

les chaussons. Les professeurs également. Dans certaines administrations, les employés travaillent toujours en chaussons et personne ne trouve cela bizarre. Les Japonais dormaient, mangeaient, faisaient tout sur le même sol. Le sol doit

donc être propre. Même en vivant en France, la plupart des Japonais ne peuvent pas se défaire de cette habitude et demandent aux invités de se déchausser, ce qui cause parfois un malaise. Certes, en France aussi, les gens

se mettent en chaussons à l’intérieur de la maison mais ce n’est pas tout à fait pareil. Où finit l’extérieur ? Où commence l’intérieur ? La frontière est très floue dans les pays occidentaux et l’intérieur et l’extérieur s’imbriquent souvent.

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Pour les Japonais, l’extérieur et l’intérieur doivent être strictement séparés. L’espace des chaussures et celui des chaussons ne se mélangent jamais. On ne marche jamais en chaussure sur l’espace dédié aux pieds nus ou aux

chaussons, et vice-versa. Il y a même des chaussons spéciaux pour les WC ! La séparation du sale et du propre est stricte.

Grand nettoyage au lycée

Il y a aussi sûrement une influence du shintoïsme, la plus ancienne religion japonaise, liée à la mythologie fondatrice du Japon. Se purifier est une notion importante dans cette religion. Avant d’aller prier devant l’autel, on doit se laver

les mains et la bouche à la fontaine installée devant le sanctuaire. Et la frénésie des Japonais pour le grand nettoyage du 31 décembre est bien connue. Pour accueillir un dieu du nouvel an, tout doit être propre avant minuit !

Tous les arts traditionnels sont pratiqués sur le tatami ou un plancher parfaitement propre. Cette propreté prépare le cœur des pratiquants et elle est même nécessaire pour la qualité de ce qu’on exécute. Le shiatsu n’est sûrement

pas une exception.

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5.3 Dô

Judô, aïkidô, kyûdo, shodô (calligraphie), kadô (art floral), sadô (cérémonie du thé)… Beaucoup d’arts martiaux ou activités traditionnelles ont un nom en dô.

Dô veut dire le chemin ou la voie. C’est un chemin à parcourir, la voie à suivre. J’ai remarqué depuis longtemps qu’il y a beaucoup de différences concernant l’attitude lors d’un apprentissage entre les occidentaux et les Japonais. En

France, si on suit un stage d’une semaine, on peut éprouver suffisamment de confiance en soi pour envisager d’enseigner soi-même aux autres. Mais pour les Japonais, l’apprentissage, c’est souvent l’histoire d’une vie. C’est pour cela que

nous appelons l’enseignant senseï ou shishô, le maître. Le maître vous apprend évidemment la technique mais aussi autre chose que la technique : tout simplement la vie.

Il y a une transmission d’une vérité du maître aux disciples. Peu importe la discipline. A travers une discipline, on aimerait atteindre à une vérité. Il y a une recherche spirituelle même si cela n’est pas dit explicitement. La vie des

Japonais est donc pleine de quêtes spirituelles notamment à travers ces dô. La spiritualité ne se réalise pas tellement dans la croyance religieuse, mais dans le cheminement d’un dô. (J’y reviendrai au chapitre 6). En arpentant le chemin

spécifique à chaque dô, on arrivera un jour à atteindre la vérité… Suivre un maître pour les Japonais; c’est d’abord l’écouter et l’imiter. On ne le

critique pas. En occident, la critique est tellement privilégiée que c’est inconcevable d’apprendre « à la japonaise ». L’absence de sens critique est perçue comme un manque d’intelligence.

Pour bien apprendre, il faut d’abord entrer dans le corps du maître. On y arrive seulement en l’imitant et en répétant ses gestes. Il faut mettre de côté son ego et sa fierté.

Apprendre simplement à s’asseoir comme le maître ou respirer comme le maître, cela prend beaucoup de temps. Cela peut prendre toute une vie.

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5.4 Le Ki dans le quotidien

Ki-mochi : sentiment Ki-bun : humeur

Ki-shô : météo Ki-setsu : saison Ki-hin : grâce, distinction

Ki-shitsu : caractère, tempérament Ki-ryoku : force morale Ki-sei : ardeur, exaltation

Ké-hai (l’idéogramme ki se prononce aussi ké) : air, signe, trace Kû-ki : l’air

L’idéogramme ki

En japonais, on peut dénombrer facilement une cinquantaine de mots qui

commencent par ki. Et autant de mots qui se terminent par ki et un millier d’expressions qui incluent ce mot. Ce sont des mots que les Japonais utilisent dans la vie quotidienne qui sont loin du sens savant du mot ki expliqué dans la

théorie de la médecine chinoise. En énumérant ces mots, on se rend compte naturellement que le ki, c’est quelque chose qui bouge, qui se transforme, ou quelque chose que dégage la

personne ou certaines choses. C‘est aussi une force insaisissable, une présence invisible. Dans l’idéogramme, il y a un signe qui désigne le riz. Le riz, c’est la source de la

vie. Cela veut dire que le ki, c’est ce qui donne la vie.

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Cela signifie aussi notre intention ou notre esprit. Exemples : Ki-kubari : être attentionné aux autres

Ki-o-tsukeru : faire attention Ki-ni-suru : être soucieux de

Certes le shiatsu a été développé au Japon, mais tous les Japonais ne connaissent pas la théorie du ki. Cependant le ki est partout dans la vie des Japonais.

Le mot ké-hai est particulièrement significatif. On utilise ce mot souvent pour dire que l’on sent la présence de quelqu’un ou de quelque chose sans le voir, ni

l’entendre. C’est quelque chose qui dépasse le langage. Dans le bujutsu, c’est important de sentir l’adversaire pour agir plus vite que lui. Sentir le ké-hai, c’est comme si on est doté d’un radar invisible. Cette faculté est quelque chose

d’évident pour les Japonais. Si vous regardez un film de samouraïs, vous allez sûrement tomber sur une scène où le samouraï devine la présence de l’adversaire sans aucun signe, juste par quelque chose comme l’intuition. C’est

cela le ké-hai. Cela signifie que chaque personne et chaque être vivant dégage le ki et qu’il peut être capté.

Au fil d’un apprentissage du shiatsu, j’ai redécouvert ma culture. Et je suis convaincue que ces quatre aspects de la culture japonaise cités ci-dessus (bain, nettoyage, dô, ki) rythment, comme les quatre saisons, la vie quotidienne des

Japonais quels que soient le temps et l’époque. Ces aspects sont tellement anodins et banals pour les Japonais qu’ils sont rarement l’objet d’attention. Pourtant la bonne compréhension de ces aspects ajoutera une dimension non

pas théorique mais très concrète pour suivre la voie du shiatsu.

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6 La Spiritualité et le corps

Longtemps je me suis demandé si les Japonais sont religieux ou pas. Quand la question est posée : en quoi croyez-vous ? la plupart des Japonais répondent :

je suis athée. Pour s’en moquer, on dit que les Japonais naissent en shintoïste, se marient en chrétien et meurent en bouddhiste. Ils s’en fichent un peu de l’appartenance religieuse.

Sanctuaire du shintoïsme Mais en même temps, la vie des Japonais est parsemée de gestes spirituels

sans même parler du dô que j’ai évoqué plus haut. Tous les Japonais ne pratiquent pas de dô. Pourtant, cette spiritualité est présente dans la vie de tous les jours. Cela n’a rien à voir avec la notion de Dieu. La notion de Dieu unique

est complètement étrangère à la culture japonaise.

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En redécouvrant le corps japonais, en énumérant les domaines où est encore vivant ce corps, je peux en conclure que la spiritualité des Japonais réside dans la quête de la posture parfaite du corps. Combien la posture du corps est

importante pour les Japonais ! Arriver à une belle posture est un chemin et en même temps le but de la vie.

Dans tous les arts traditionnels japonais, ce qui est le plus important est la posture. Pour avoir une bonne posture, il faut « trouver le hara ». Le seul moyen de trouver le hara, c’est d’apprendre une respiration profonde. On est un être

vivant qui respire. C’est seulement par la respiration qu’on est lié à la terre et au ciel. Pourquoi peut-on assimiler cette attitude à une religion ? Parce que le hara n’a

rien à voir avec la science anatomique occidentale. Il faut le sentir de l’intérieur. C’est comme la foi. Si la personne ne l’a pas ressenti au plus profond du soi, cela n’a aucun sens. Expliquer avec les mots n’a pas tellement de sens. Il faut

simplement pratiquer dans la vie quotidienne. C’est aussi une quête. Rien n’est acquis. Il faut constamment retrouver et travailler son hara.

Il n’y a pas de théorie pour cela. Pas de théologie. Les Japonais travaillent d’abord le corps, en laissant les arguments de côté. Comment se tenir debout ? Comment marcher ? Comment être assis ? Avoir

une belle posture demande une bonne concentration, le calme et l’équilibre intérieur. En cherchant une belle posture, on travaille notre esprit. On se dépouille de notre orgueil. On doit lâcher beaucoup de choses. C’est ce qui est

pratiqué en zazen, l’entraînement de certaines écoles bouddhiques. La posture (ou la forme) précède toujours le verbe (ou l’esprit) dans la culture

japonaise. D’abord la forme. Si vous avez une belle posture, tout le reste viendra naturellement. La belle posture est une preuve de la belle spiritualité. En travaillant le corps, on travaille le cœur. C’est pourquoi les Japonais soignent

leurs gestes. Ce n’est pas juste pour être snob ou pour montrer qu’on est bien éduqué. Il y a des milliers de codes gestuels : comment servir du thé, comment saluer en s’inclinant, comment ranger ses chaussures, comment prier en

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joignant les mains, comment tenir les baguettes, comment couper le chemin de quelqu’un… Étant jeune, je croyais que c’était de simples codes de politesse, mais je me rends compte aujourd’hui que ce sont des quêtes spirituelles à notre

façon pour être en harmonie avec l’univers qui nous entoure.

En passant, je cite un exemple de « malentendu » : souvent les occidentaux assimilent la position par terre avec la détente. Cela doit être lié à l’esprit de 1968. Avant cette date, les Français se mettaient rarement par terre. Pour les Japonais, il y a une tenue à prendre même en étant par terre ou justement parce

qu’on est par terre. Hida Harumichi (1883-1956), inventeur de la méthode Hida pour garder une

bonne santé, a laissé quelques écrits sur sa vie. Étant petit, il était très fragile et a failli mourir plusieurs fois. A 18 ans, il décide de prendre en main son corps. Il dévore tous les livres des médecines occidentale et orientale, et toutes les

méthodologies corporelles. Il a mené littéralement à corps perdu une quête pour trouver le secret de la bonne santé: comment obtenir et maintenir un corps sain et fort ?

Il essaie toutes les méthodes occidentales et japonaises pour se fortifier et en même temps, il travaille le tanden qu’il appelle « le centre sacré », le carrefour de la foi et la vie. Très rapidement il n’a plus besoin d’aucun médicament. Plus il

devient solide, plus le goût change. D’abord il arrête les gâteaux sans trop d’effort. Au fur et à mesure que son corps se transforme, il ne veut manger que des choses simples : du riz mélangé avec de l’orge, soupe de miso, quelques

légumes macérés. Cela suffit largement.

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Hida Harumichi (1883-1956), inventeur de la méthode Hida

Et vient le jour mémorable où il a trouvé le vrai « centre sacré » en s’entraînant, où il a vécu une expérience presque mystique en sentant la source de vie jaillir

en lui. Il compare cette expérience à la conversion de Paul de Tarse sur le chemin de Damas. Le ki a sûrement explosé en lui et ses pieds ont transpercé le sol en bois. Le monde autour de lui s’est transfiguré. Tout est beau,

harmonieux, calme comme une prière, mais passionné et exalté de joie. Il abandonne désormais tous les autres exercices et ne pratiquera que 10 minutes d’exercice par jour pour continuer à fortifier son tanden. Avec les années, ce

temps d’exercice diminue de plus en plus pour arriver enfin à seulement 40 secondes ! Son exercice est très simple : On tient une barre de fer (cela peut être un bâton

en bois). En le tenant entre deux mains devant le corps (les paumes vers le ciel), on se positionne. Le regard fixe devant, les jambes écartées à la largeur des épaules, le haut du corps détendu. On descend verticalement en faisant une

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grande respiration. Les talons relevés, on s’arrête. Le bassin doit être maintenu tout droit. Et on revient à la même position. On recommence dix fois. C’est tout ! Ce qu’il a trouvé tout seul correspond tout à fait à l’essentiel des arts martiaux et

du zazen. Il le vérifie d’ailleurs avec un moine réputé du bouddhisme zen. Ils se sont compris tout de suite en observant la posture l’un de l’autre. Sa vie montre que trouver le tanden, c’est une voie pour s’unir à l’univers. La

santé, c’est cela. Quand on est parfaitement en accord avec le temps et avec l’univers, on est « fort ». On n’a pas besoin de grand-chose. On respire pleinement et on arrive à assimiler 100 % ou plus de l’énergie donnée par une

nourriture très simple. Le dernier moment de vie de Hida, entouré de sa famille, est assez

impressionnant. Sachant que sa vie s’épuise, il refuse catégoriquement de boire et manger. Il dit qu’il se sent très bien et apparemment il ne souffre pas. Cela dure 49 jours (d’après le journal de sa fille). C’était très dur pour la famille de le

laisser dans cet état sans lui apporter une aide médicale. Mais il ne cédait pas. Il disait à sa fille qu’il la préviendrait le moment venu. Elle s’absentait de sa chambre. Sa sœur a entendu un grand bruit comme s’il

avait frappé d’un coup le tatami. Les deux sœurs se sont précipitées à son chevet. Et quelques minutes après, il avait rendu son dernier soupir, à 73 ans, sans aucune souffrance. Sa vie est une preuve que tout le monde, même le plus

faible, peut radicalement changer l’état de la santé avec un peu de volonté et d’exercice sans abîmer le corps, ce qui est souvent le cas du sport intensif.

Tous les grands principes des arts martiaux, des arts traditionnels, et du zen nous mènent à la conclusion suivante. Quand on arrive à se centrer (trouver le tanden), on est uni à la terre et au ciel.

Pas de tension musculaire mais il y a une certaine tension autour du hara. Pas d’effort de respiration. Le ki circule librement sans aucune entrave et donne une entière liberté au corps et aussi à l’esprit. Les moines zen sont souvent joyeux.

Ils sont bien dans leur assiette physiquement et spirituellement. Les deux sont inséparables. La spiritualité des Japonais ne tourne pas autour de la notion de Dieu unique mais elle est fondée sur la sensation concrète et la communion

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avec la nature. Elle réside aussi dans des gestes répétés et raffinés incessamment dans la vie quotidienne.

Au Japon, quand on transmet à l’autre soit une technique, soit une pratique, soit un art, on ne le fait pas par la parole. On demande simplement d’observer, imiter et répéter. En France, c’est plutôt mal vu d’imiter et répéter. Il faut tout de suite

être original. Au Japon, répéter a une grande importance. Imiter et répéter n’ont rien de ridicule ni de honteux. En calligraphie, par exemple, on imite et répète pendant des années. C’est parce qu’ils savent que la bonne posture sera

acquise seulement après des années de tâtonnements et de doutes. La posture n’est pas qu’une attitude du corps. C’est plutôt une attitude de l’esprit.

Il va sans dire que l’importance d’une belle posture est primordiale dans la pratique du shiatsu qui est née de cette culture. Le praticien doit donc constamment travailler son hara. Si les praticiens eux-mêmes n’ont pas de bon

ki, comment pourrions-nous faire un pont entre le receveur et l’univers qui nous entoure ? Notre posture doit donc être aussi belle et aussi puissante qu’un pont japonais qui dessine un arc rythmé au-dessus de l’eau qui reflètera la couleur de

saison.

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7 Faudrait-il acquérir le corps japonais pour pratiquer le shiatsu ?

Aujourd’hui, même au japon, beaucoup de praticiens travaillent avec une table.

C’est pratique car le praticien peut circuler autour du patient sans trop se fatiguer. Mais c’est difficile de donner le shiatsu avec son hara en se mettant à côté d’une table de travail à mi-hauteur. Personnellement, j’ai un peu de mal à

mettre en marche mon ki dans cette position. En tant que patiente, me mettre sur une table m’inflige plusieurs inconforts. D’abord cela me donne une impression de monter sur une table d’opération. On

devient ainsi un objet. Or, le patient en shiatsu ne peut pas être un objet. Il est un élément de l’univers comme le praticien, et on doit être tous les deux au même niveau.

D’ailleurs le mot « patient » ne va pas du tout avec le shiatsu. C’est un « receveur ». On n’est pas hiérarchisé. Le donneur peut devenir tout à fait

receveur. Deuxièmement, sur une table, le receveur n’est plus en contact direct avec le sol. Être connecté directement au sol nous procure une sensation rassurante.

Avoir ne serait-ce que 60 cm de vide en dessous de soi nous perturbe quelque part et nous ôte le sentiment d’enracinement. Enfin, en mettant un objet (une table) entre le praticien et le receveur, on perd

ce côté corps à corps du shiatsu. C’est dommage. A l’époque où tous les Japonais vivaient sur le tatami, c’était tout à fait normal

de pouvoir se mouvoir en étant assis ou courbé. La position assise n’était en aucun cas perçue comme une contrainte. Hélas, nous avons perdu la souplesse de ce « corps japonais », mais par la pratique quotidienne du chi-kong, par

exemple, ce n’est aucunement impossible de le retrouver.

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Mon intention n’est pas de pointer du doigt ceux qui pratiquent avec une table de travail. J’ai juste souhaité démontrer que le shiatsu est né d’une culture du tatami où les gens faisaient tout en étant assis ou recroquevillé par terre, et qu’il

prend pleinement de la substance seulement quand le hara du praticien est travaillé de façon quotidienne. S’impose donc à mes yeux la pratique du shiatsu au sol. C’est en tout cas le

plus naturel, le plus efficace et le plus confortable pour les praticiens et aussi pour les receveurs. Bien sûr hors le cas où le receveur se trouve dans l’impossibilité de s’allonger ou que le praticien ait un problème de genou, etc.

Nous, les praticiens, nous transformons en pont pour faire passer le ki entre le ciel et le receveur qui est en contact direct avec le sol. Le corps japonais devrait être assumé par chaque praticien.

Le corps japonais ne m’est plus étranger. C’est bizarre de le dire mais, c’est vrai, il m’a été longtemps étranger. Je suis fière de l’avoir retrouvé à travers la

pratique du shiatsu et à travers la réflexion autour du shiatsu. Cela unifie sans contradiction mon origine et mon éducation occidentalisée. Cette unification et la réconciliation me remplissent de joie et je me sens désormais solide et sereine.

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8 Application du corps japonais en position du shiatsu

8.1 Seïza

Avant de commencer le shiatsu, on fait un diagnostic en prenant les pouls du

receveur. Le receveur est allongé sur le dos. Le praticien se met en seïza à côté du receveur. Pour avoir une bonne position du seïza, le poids du corps ne doit pas être entièrement sur les talons. Le sacrum bien droit, le poids est réparti

entre les talons et les genoux. C’est comme si on aligne 20TM, le centre du hara (au milieu de la ligne qui lie 6RM et 4TM) et R1. Le haut du corps peut être légèrement incliné vers avant. On respire par le hara. M. Yasuda, acteur du nô,

dit qu’il faut respirer avec les deux diaphragmes : pas seulement avec le diaphragme du haut mais aussi avec celui du muscle pelvien. C’est un peu comme s’ils étaient deux voûtes de la cathédrale, qui est notre corps. On doit

mettre sa conscience sur le hara tout au long de la séance. C’est le sacrum et la hanche qui soutiennent le poids du haut du corps. Le haut

du corps est ainsi bien détendu, mais pas relâché. Le bas du corps est rendu naturellement stable et solide par le poids même du haut du corps. Il n’y a aucune tension artificielle autour du hara. Les épaules, le cou, les bras du

praticien sont également bien détendus. Cela paraît évident mais c’est un point très important. Le lâcher-prise est le fruit d’un travail quotidien.

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Une bonne position de seïza en kimono

Dôgen, grand moine zen, a écrit qu’en seïza, il fallait aligner les oreilles et les

épaules, le nez et le nombril. On doit sentir le grand axe qui lie 20 TM et 1RM qui est placé sous le sacrum. Cet axe remonte, en passant par le devant du sacrum, tout au long de la colonne vertébrale jusqu’au sommet du crâne. C’est

comme si on est suspendu par un fil qui descend de la voûte du ciel. Cette position conditionne l’état intérieur du praticien : le bas plein, le haut vide. On est tout à fait détendu mais calme et concentré, condition idéale pour prendre

les pouls.

Toutes les photos du shiatsu sont de

« L’art et la voie du Shiatsu familial » de Bernard Bouheret

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Dans notre protocole (le protocole de Sei-shiatsu-dô), on se met en seïza aussi quand on fait le shiatsu du ventre, bras et tête. Le haut du corps peut être un

peu incliné vers l’avant mais l’axe ne change pas. C’est en gardant l’axe du corps que nous pouvons transmettre, même étant assis, notre poids du corps verticalement par rapport aux points du méridien.

Pour le shiatsu du ventre, comme on est parallèle au corps du patient, on se sent un peu tordu au début. Mais si on garde bien son axe, on peut très bien

être équilibré et réguler la pression de nos mains.

8.2 Chevalier servant

Pour la prise de contact, les première et deuxième chaînes, le tour de

l’articulation lombo-sacrée, et les bandes fessières, le praticien est en position du chevalier servant sur le côté gauche du receveur. Les orteils droits du praticien sont relevés. C’est un point important pour réguler sa force. Bien que la

position soit très différente du seïza, l’axe qui traverse le corps du praticien ne change pas : R1-sacrum-TM20.

Bernard Bouheret écrit qu’il s’agit « plus d’une pénétration que d’une pression ». Pour cela, le praticien ne doit pas « presser » les points par ses pouces mais transmettre son poids du corps à travers les bras. On n’a pas à utiliser la force

musculaire. Avec la force musculaire, le ressenti du receveur est désagréable. Il se sentira presque agressé. La transmission du poids du corps se fait avec une respiration. Le praticien doit absolument être conscient de son hara. C’est

comme si on transmet son énergie du hara au receveur à travers l’axe initial qui passe par le sacrum et la colonne vertébrale.

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Les pouces doivent être positionnés bien aplatis, effacés. Les coudes doivent être un peu fléchis pour amortir la transmission du poids. Les quatre autres doigts accompagnent le pouce mais ils ne donnent pas de pression. Ils sont

juste posés sur le corps du receveur.

On descend perpendiculairement par rapport au receveur. La transmission doit être directe. C’est comme l’art du tir à l’arc. Pas d’hésitation. Une fois les doigts

posés, on descend directement vers le centre du corps du receveur. C’est un peu comme l’archet qui est tiré doucement mais du début à la fin d’une même concentration. Les doigts ne doivent aucunement glisser. C’est presque comme

si on tombe sur le corps du receveur avec tout le poids de notre corps. Mais toujours soutenu par l’axe. Si on le fait avec une profonde respiration du hara, le receveur ne ressentira aucune brutalité. Quand on ne peut plus descendre, ce

n’est pas la peine d’insister. On ressortira par le même chemin que pour aller. Pour la bonne transmission du poids du corps, le praticien se sert de ses orteils droits comme d’un ressort. C’est ce ressort qui donnera une souplesse à notre

shiatsu. Notre hara est bien descendu entre deux jambes et on est en parfait équilibre tout au long du shiatsu. C’est vrai que cela demande de la souplesse au niveau de la cheville.

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8.3 Hantachi (demi-debout / à genoux sur les orteils)

Le praticien se met dans cette position pour le méridien de la vessie de la cuisse et aussi pour le retour au dos quand le receveur est en position assise. On appelle aussi cette position kiza. Cette position nous procure une grande

stabilité. Le poids du corps doit être bien réparti entre les genoux et les orteils. Pour donner le shiatsu, le haut du corps est évidemment légèrement incliné vers

le receveur. Le grand axe qui traverse le corps ne change pas : R1-le sacrum-20TM sont toujours alignés. Comme on est face au corps du receveur, la transmission du poids du corps est aisée. Mais cela signifie que l’on a tendance à recourir à la force musculaire du bras d’autant plus que l’on peut aller assez

loin pour le méridien de la vessie de la cuisse. Il faut donc être très vigilant. La transmission du poids du corps vient du hara.

Position hantachi

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Quand les Japonais vivaient sur le tatami, ils se déplaçaient souvent en position assise, sur les genoux et les orteils. On ne devrait pas se mettre en position de domination par rapport à son supérieur. Les Japonais d’autrefois se déplaçaient

assis sur le tatami. En aïkido, par exemple, ils pratiquent ce mode de déplacement encore aujourd’hui pour travailler la souplesse de l’articulation. Mais se déplacer assis ne veut pas dire « marcher » sur les genoux.

On fait d’abord avancer le pied droit, le genou droit se décolle du sol. La position de la tête est bien en face mais l’autre genou pivote vers la gauche et le nombril

regarde donc aussi vers la gauche. On peut s’aider en posant les mains sur les cuisses. Quand le pied est posé par terre, on pose ensuite le genou par terre. Pendant ce temps-là, la partie droite du corps avance comme une planche sans

se tordre. Il ne faut pas que le talon quitte trop la fesse même en pleine action de déplacement. Du point de vue esthétique, il vaudrait mieux que le pied ne dépasse pas le genou de l’autre côté.

Ensuite on fait avancer le pied gauche, et c’est vers la droite que le nombril regarde. On pose le genou gauche dès que le pied est posé par terre. Et ainsi

de suite.

Comment marcher assis

Les gens qui pratiquent l’aïkido ou d’autres arts martiaux font souvent des exercices en position assise en cas d’attaque quand on est assis. Ce n’est pas facile de se défendre quand l’autre est debout ou que l’adversaire est très grand.

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Étant assis, il faut donc savoir réagir encore plus vite qu’en position debout. La souplesse des genoux et des chevilles est primordiale pour le bondissement. On devrait aussi savoir reculer ou tourner en position assise.

Cette position hantachi est donc très importante. Car c’est une position de transition entre l’immobilité et la mobilité. On doit être en parfaite stabilité mais

on doit pouvoir bondir à tout moment.

8.4 Se mettre debout

Dans notre protocole, après avoir terminé le shiatsu du pied en position seïza,

on secoue la jambe en position du Chevalier servant. Et puis, on se lève pour un brossage.

On retrouve parfaitement le corps japonais dans ces mouvements. Lors de la

cérémonie du thé, par exemple, l’hôte prépare le thé. Et celui ou celle qui fait le service en attente en seïza se relève pour le servir aux invités. Pour se relever de la position seïza, on se met d’abord sur les orteils des deux pieds (hantachi).

Les orteils sont les clés de la stabilité. On se stabilise en cette position de hantachi, et après seulement, en s’inclinant légèrement devant, on se met debout. On peut avancer un peu l’un des pieds avant de se relever pour une

meilleure stabilisation.

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Se lever de la position Chevalier servant est plus facile. Il ne faut pas avoir peur de s’appuyer sur le corps du receveur à condition que votre corps soit tenu et

centré. Il ne faut évidemment pas s’effondrer sur l’autre ! Où que vous soyez, en quelque position que vous soyez, vous imaginez toujours la ligne qui lie la terre et votre hara. Si cette règle est respectée, on n’agressera pas le receveur avec

son poids du corps. Il y a une position qui est appelée Ichimonnji-goshi (hanche qui dessine une

forme de « un ») que nous trouvons en bujutsu. C’est une position de base en vrai combat. Debout, les jambes bien écartées, on descend les fesses. Les deux cuisses dessinent presque le « un » en calligraphie, un trait horizontal. On

trouve aussi cette position chez les lutteurs de sumô. Bien qu’ils soient très gros, leur souplesse de hanche est étonnante. Bien descendre le centre de son corps vers la terre, c’est la clé de la stabilité du corps japonais.

Ichimonji-goshi

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En partant de cette position, si le corps est bien centré, cela ne pose aucun problème même si le haut du corps s’incline vers devant. On ne perd l’équilibre à aucun moment. Un samouraï ou un lutteur de sumô est souvent dans cette

position pour attaquer l’adversaire. En brossage, on est, de plus, en mouvement, de la fesse vers le pied du receveur. Le centre de notre équilibre se déplace en suivant le mouvement du bras ou c’est plutôt le déplacement de

hanche qui entraîne les bras. On garde ainsi la stabilité tout au long de l’exécution de ce mouvement. L’observation du joueur de taïko (page 30) peut être très instructive pour les praticiens.

Les agriculteurs japonais sont souvent dans cette position en travaillant dans les champs ou dans les rizières. Les genoux fléchis, le haut du corps penché en

avant, comme si le corps était plié en deux. Le corps japonais exécutait autrefois les mille tâches ménagères dans cette position. La clé est évidemment la stabilité de la hanche, qui soutient le haut du corps et le fléchissement des

genoux. Toute la conscience est toujours sur le hara.

8.5 Pour les trois Yin du pied

Pour faire le shiatsu des trois Yin du pied, le praticien prend une position tate-

hiza, le genou de la jambe qui est la plus proche de la hanche du receveur est levé, celui de l’autre jambe est plié, par terre. Cette position n’est pas perçue comme élégante en public dans la culture japonaise surtout chez les femmes à

cause du kimono qui nous oblige à garder les jambes plutôt en position serrée. Mais en réalité, même les femmes prenaient cette position pour travailler par terre : pour la lessive, pour la préparation de la cuisine, pour servir quelqu’un,

pour les travaux artisanaux. On se sent très stable car on peut s’appuyer complètement, si besoin, sur la jambe pliée. Le haut du corps est libre de ses mouvements entre deux jambes bien ancrées par terre. C’est en fait une

position idéale pour travailler assis.

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Quand on est au côté gauche du receveur, on traite sa jambe droite. Pour soutenir le genou du receveur, il ne faut pas raidir son bras. Si on s’appuie bien

sur la jambe dont le genou est relevé, ça tient presque tout seul. Il ne faut pas avoir peur de s’abandonner. La hanche du praticien et la main qui tient le genou du receveur prennent l’équilibre en couple de force.

Dans l’art de la danse traditionnelle japonaise, il n’y a aucun mouvement de hanche. Ce n’est donc pas « sexy » dans le sens occidental du terme. Mais

l’érotisme s’exprimait autrement : par le regard, par le mouvement des mains, par la façon de se tourner etc. La hanche est donc stable et bien basse même en danse. Quand on tourne, la partie entre le bassin et les épaules se comporte

souvent comme une planche. Il ne s’articule pas au niveau de la hanche. Mais cela ne veut pas dire que le corps soit rigide. Le haut du corps peut se pencher vers l’avant ou vers les côtés, avec une facilité étonnante. Tout vient de la

souplesse de l’articulation cheville/genou qui libère le haut du corps.

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Comment changer de direction en aïkido

Pour traiter les trois Yin qui sont sensibles en général, il faudrait faire très

attention pour la transmission du poids du corps. Le pouce du praticien doit être bien effacé, et posé toujours dans l’axe du poids du corps. Les deux chevilles vont jouer un rôle d’amortisseur pour bien doser la transmission du poids du

corps.

8.6 Seïza bis

Je parle à nouveau du seïza dans l’ordre du protocole car on revient à cette

position pour le shiatsu du ventre, de la poitrine, des bras et de la tête. Comme j’ai dit plus haut, le seïza est confortable seulement quand l’axe du

corps est vraiment aligné. Le haut du corps est bien posé sur le sacrum. Il est donc bien relâché et en même temps très mobile. Le seïza ne doit pas du tout être perçu comme une position figée. Quand les Japonais vivaient uniquement

sur le tatami, ils écrivaient également dans cette position. Le bureau bas était posé directement sur le tatami. On y écrivait et travaillait. Ils étaient très souples au niveau de la taille car pour saisir des choses posées autour d’eux, ils

déplaçaient le haut du corps en restant assis sans problème.

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Mais c’est vrai, cette position est devenue difficile pour les Japonais d’aujourd’hui. On conseille souvent de bien ouvrir les talons, ne pas transmettre

son poids du corps seulement sur les talons mais le répartir sur toute la longueur des cuisses, superposer les gros orteils et les échanger de temps en temps, et ne pas trop serrer les genoux. Le seïza est en train d’être reconsidéré

au Japon. Assis sur la chaise, l’abdomen est relâché. En seïza, on est obligé de se tenir. Cela dégage complètement l’abdomen et fortifie naturellement les muscles abdominaux et dorsaux. Les Japonais d’aujourd’hui se plaignent

souvent du mal du dos. Beaucoup de spécialistes pointent du doigt le changement de mode de vie où ils sont assis tout le temps sur la chaise avec l’abdomen relâché.

Les orteils croisés

Quand on pose notre main droite sur le ventre du receveur, le sacrum doit être le pilier de notre stabilité. Le haut du corps est un peu tordu par rapport au corps du receveur. Mais il ne faut pas se sentir coincé. Si besoin, on peut ouvrir

légèrement les genoux pour trouver son équilibre. On peut éventuellement décoller un peu ses fesses selon la distance entre son corps et là où nous voudrions poser la main.

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Surtout pour le shiatsu du ventre, il ne faut pas brusquer le receveur. C’est une partie sensible. Cela n’interdit pas le shiatsu profond mais pour la transmission du poids du corps, Il vaut mieux être délicat. Plus que la pression, c’est comme

si on transmet notre souffle à travers notre bras. Pour le shiatsu de bras qui a une certaine longueur, nous ne nous déplaçons

pas à chaque pression, mais nous rectifierons notre centralité par rapport aux points. La position du seïza qui n’est pas centré, ni tenu, n’a aucun sens. Elle n’est d’ailleurs pas belle si le corps n’est pas bien centré.

8.7 Iaï-goshi

Nous utilisons la position Iaï-goshi pour traiter les « Fenêtres du Ciel ». Le Iaï, c’est un art de la manipulation du sabre. La rapidité, la précision, la stabilité et la

souplesse du corps sont demandées. Goshi (Koshi) signifie la hanche. Le Iaï-

goshi est donc une position essentielle pour pratiquer le iaï.

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Le Iaï-goshi est d’abord une position pour le combat.

Comment se défendre contre plusieurs adversaires ? Comment les attaquer ? Dans quel ordre ?

Si on part de la position hantachi que nous avons vue plus haut, on relève un des genoux en avançant le pied. On décolle ensuite ou en même temps l’autre genou. Le poids du corps est entre deux talons. La hanche est presque flottante.

Le haut du corps est souvent incliné vers l’avant. C’est une position difficile à tenir si on n’est pas parfaitement centré. Mais en iaï, c’est une position indispensable car entre équilibre et déséquilibre, elle prépare

et initie un bondissement vers l’adversaire.

C’est bien adapté pour le shiatsu de Fenêtres du Ciel. Parce que le bas du cou où on trouve tous ces points est très mobile. Aidée par une main qui tient la tête du receveur, l’autre main travaille. C’est vers le centre du crâne que la pression

va être dirigée. Selon l’état du receveur, nous devrions régler la force de la pression et sa direction. En iaï-goshi, on peut bondir vers n’importe quelle direction. C’est donc une position idéale pour le shiatsu qui demande une

grande souplesse et un réglage de force.

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Kôno fait la démonstration de la position laï-goshi

Quand j’ai assisté au stage de Maître Kôno, à un moment nous avons travaillé cette position. Quand on est assis, et que l’on doit sortir le sabre du long

fourreau, on passe obligatoirement par cette position. Les fesses ne doivent pas se poser complètement sur les talons. C’est comme si vous avez un coussin d’air très fin entre les fesses et les talons. C’est très difficile, au début, de se

tenir dans cette position qui paraît bancale. Si on n’est pas bien centré, c’est presque intenable. C’est en fait le hara qui vous tient.

Une fois que le corps est modelé et que le hara est trouvé, cela devient paradoxalement une position de liberté. Car partant de cette position, on peut se déplacer où on veut, comme on veut.

8.8 Déplacement

Dans la salle de tatami, on ne marche pas comme on marche en chaussure. Je ne voudrais pas dire ici que l’on marche en posant d’abord la pointe du pied, car

c’est trop caricatural, mais ce qui est sûr, c’est que l’on n’attaque jamais par le

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talon. C’est comme si on fait glisser le pied sans vraiment relever la pointe du pied. Les deux pieds avancent par petits pas sur deux lignes parallèles.

Pour le shiatsu dans les pays occidentaux, je crois que cela n’a pas tellement de sens de demander aux praticiens de marcher comme les Japonais. Mais cela a probablement un sens de savoir quelques règles en salle de tatami. Par

exemple, il faut éviter de marcher sur le seuil en bois qui sépare le couloir et la salle de tatami. Ce n’est pas poli non plus de marcher sur le rebord du tatami. Tout cela est par respect envers le propriétaire. Le seuil en bois sur lequel glisse

la porte est une partie importante et délicate du point de vue architectural. On brodait autrefois un blason de famille ou autre motif sur le rebord du tatami. Par respect, on ne piétine pas ces parties.

Pareillement, c’est par respect envers les autres que l’on évite de se mettre debout et de marcher debout une fois installé dans la salle de tatami. Si on veut

se déplacer sur une petite distance, on change d’abord la direction du genou en s’appuyant sur les pouces posés sur le majeur et l’index. Après quoi on avance assis en soutenant le corps par les mains de la même façon. On peut aussi

« marcher » sur les genoux. En tout cas, marcher debout devant les autres qui sont assis est perçu comme dérangeant.

Appui de la main au sol

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Dans le même esprit, quand on est en face d’un receveur allongé, ce serait bien de réduire ses déplacements au minimum, par respect de l’autre. Je ne vais pas

jusqu’à dire que c’est malpoli, mais pour donner au receveur un cadre le plus calme possible, c’est mieux de limiter les déplacements. Bien sûr c’est aussi pour le praticien, pour ne pas se fatiguer. C’est dans sens-là que le protocole est

important. On n’enjambe jamais le corps du receveur en marchant à grand pas. Ce serait

aussi souhaitable, du point de vue japonais, d’éviter de le contourner par le côté de la tête.

8.9 Ténuguï

Cela n’a rien à avoir avec une position du corps mais je voudrais parler du ténuguï à la fin de ce chapitre, car le ténuguï fait presque partie du corps japonais. Ce morceau de tissu très fin en coton qui fait en général 35 cm par 90

cm (ça varie selon la taille du rouleau) n’a pas de bord cousu. Ce n’est pas à cause d’une négligence de la part du fabricant.

Le ténuguï a été utilisé à l’origine comme serviette ou torchon pour les objets religieux, mais il se transforme aussi en couvre-chef pour se protéger du soleil, ou bien en accessoire de décoration pour une cérémonie religieuse. Il s’est

répandu à l’époque d’Edo et les gens ont commencé à l’utiliser comme serviette, torchon, tablier, protège-cheveux, en hachimaki (on le serre comme un cordon et on s’entoure la tête avec), etc. C’est un objet multifonctionnel. L’avantage du

ténuguï est sa souplesse inégale sans aucune couture. En plus il sèche rapidement. Il faut se rappeler qu’il fait très chaud, humide et lourd au Japon en été ! Il est tout à fait transformable. Les agriculteurs l’ont sur eux tout le temps.

Ils le mettent autour du cou pour s’essuyer. Il peut aussi remplacer le chapeau. Il

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peut aussi servir comme bandage tel qu’il est ou coupé (il est solide mais c’est facile de le déchirer). C’est enfin un accessoire vraiment pratique qui accompagnait la vie des Japonais d’autrefois.

En ajoutant des dessins originaux, les gens l’utilisent aussi comme cadeau pour marquer un évènement. L’ouverture d’une boutique, par exemple, en imprimant

le nom de la boutique, ou bien juste pour souhaiter à ses clients une bonne année.

A cette fête populaire estivale, le tenuguï est un accessoire

indispensable sur la tête (hachimaki) Pour le shiatsu, le ténuguï est un outil idéal car il est très fin et en même temps

très solide. Quand il est bien étendu sur la peau du receveur, cela aide la pression à bien pénétrer sans perturber le receveur avec d’autres sensations que la peau puisse recevoir. Et puis, les Japonais ont une grande pudeur pour le

toucher. Mettre le tissu de ténuguï entre la peau du receveur (surtout sur le visage) et celle du praticien sécurise le contact. Cela symbolise à mes yeux le respect du corps de l’autre.

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Voilà, tout se résume dans ce mot « respect ». J’ai l’impression d’avoir prononcé beaucoup de « il faut » ou « il vaudrait mieux » mais, au bout du compte, si on a

un respect pour le corps de l’autre, on peut se sentir tout à fait libre.

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Bibliographie

Omoté no taiiku Ura no taiiku, Kôno Yoshinori, Sôjin-sha Bujutsu no shin-ningengaku, Kôno Yoshinori et Uchida Tatsuru, PHP

Hibikiau nô to karada, Kôno Yoshinori et Mogi Kenichirô, Ed. Basilico Karada kara kakumei o okosu, Kôno Yoshinori et Tanaka Satoshi, Shinchô-sha Kobujutsu de yomigaeru karada, Kôno Yoshinori, Takarajima-sha

Utsukushî nihon no karada, Yatabe Hidemasa, Chikuma-Shobô Wa no shinntai sahô, Yasuda Noboru, Shôden-sha Ki no kagaku, Nakazato Seiki, Natsume-sha

Aikidô nyûmon, Sahara Fumiharu, Nagaoka-shoten Revue Agora numéro de mars 2011, Jal International