Le corps : esthétique et cosmétique-M. Serres

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"LE CORPS : ESTHÉTIQUE & COSMÉTIQUE" Conférence de Michel Serres de l’Académie française

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Texte de Michel Serres, publié par la fédération de le beauté.

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"LE CORPS :

ESTHÉTIQUE&

COSMÉTIQUE"

Conférence de Michel Serresde l’Académie française

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Discours d'accueilde Michel Serres

par le Président Alain Grangé Cabane

(Assemblée Générale de la Fédération des Industries de la Parfumerie)

Laissez-moi d'abord vous dire, Monsieur, quelle fierté est lanôtre de vous recevoir. Laissez-moi, au nom de nos adhérents

et de nos invités réunis si nombreux ce matin, vous exprimer notreplaisir de vous avoir avec nous.

Car vous êtes ce qu'on appellerait – en cette Occitanie dont noussommes l'un et l'autre les enfants – vous êtes, disais-je, "un sacréphénomène" !

Un personnage tout entier gouverné par la troisième lettrede l'alphabet, la lettre "C". En effet vous êtes, entre autres :

- un homme de contrastes,- un homme de carrefours,- un homme de complexité,- un homme de culture,- un homme de clarté.

Un homme de contrastes d'abord.

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Bien que natif d'Agen, au cœur le plus terrien de notre Sud Ouest,vous ressentez très tôt l'appel de la mer et du large. Faut-il y voirl'émerveillement d'un garçon qui, au sortir de la guerre, découvrela Bretagne du haut de ses 16 ans ? Ou ce contraste ne serait-il pasdans vos gènes, vous le descendant d'une lignée de mariniers-paysans ?

Quoi qu'il en soit, vous entreprenez de solides études scientifiques,que sanctionne une brillante admission à l'Ecole Navale.

Mais comme beaucoup de scientifiques d'alors, vous prenezconscience, dans les angoisses et les chaos de cet immédiataprès-guerre, que la science, telle la langue d'Esope, est lameilleure comme la pire des choses. Vous décidez donc de prendreun peu de recul, de réfléchir et, pour ce faire, vous obliquez vers lalittérature et la philosophie, qui vous conduisent à Normale Sup(lettres) à 22 ans ! Vous en sortez agrégé de philosophie, à 25 ans.

Vous retrouverez la mer et la bourlingue, pendant ces deux annéesoù vous servez comme officier de marine, aux quatre boutsdu monde.

De retour sur la terre ferme, vous entamez à la fois votre carrièred'enseignant et votre œuvre de chercheur.

Vous professez, à Clermont-Ferrand, à Paris, à Vincennes(Université dont vous êtes avec Michel Foucault, un desfondateurs en 1968), puis aux USA, à Standford notamment.Votre œuvre, entrepris en 1968 par une thèse sur Leibniz, lui aussimathématicien et philosophe, s'égrène au fil des ans, avecpratiquement un livre chaque année.

Vous mettez ainsi joliment en pratique cette belle définition quevous donnez de l'écriture ; "écrire, avez-vous dit un jour, est

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le dernier des métiers manuels". Et c'est à ce titre que vousdevenez, en 1990, le premier "travailleur manuel" à entrer àl'Académie Française.

Votre œuvre témoigne, s'il en était besoin, de ce que vous êtes, nonseulement un homme de contrastes, mais aussi un homme decarrefours, un homme de curiosités. Au fil de ces35 ouvrages, vous avez traité de tout, ou presque : des sciences,de l'esthétique, des sens, du savoir, de la communication…D'un ouvrage à l'autre, votre pensée court et rebondit ; d'un thèmeà l'autre, vous tissez le grand œuvre de la complexité et dela culture.

Car parmi les leçons que vous donnez – à vos étudiants autantqu'à vos lecteurs –, figure ce souci d'exalter ce que l'aventurehumaine a de fulgurant et d'unique, par sa complexité.La clé que vous nous proposez pour déchiffrer et dépasser cettecomplexité, c'est dans la culture (encore un "C") que voussuggérez de la trouver.

Et, à cette confusion où mène souvent la complexité, vousopposez l'antidote de la clarté.

Clarté de la vision. Clarté du raisonnement. Clarté del'expression, où vous n'hésitez jamais à convoquer l'humour ou lapoésie. Vous hésitez d'autant moins, que le rocailleux accentagenais que vous conservez vous autorise à scander vos proposavec une verve jubilatoire…

C'est pour toutes ces raisons que nous vous avons proposé,Monsieur, de conclure maintenant notre Assemblée Générale.

Pour toutes ces raisons, plus une dernière, elle aussi commandéepar la lettre "C" : "C" comme "corps".

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En effet, la plupart des philosophes s'intéressent à notre âme ouà notre esprit. Vous aussi bien sûr. Mais en outre, vous avez delongue date voué une part importante de vos recherches au corpsde l'homme, plus précisément à la manière dont l'humanité, depuisses origines, habite son corps, l'assume ou l'exprime.

Loin que de tenir ce corps pour quantité contingente ounégligeable, vous le considérez comme une donnée de base, quiexplique largement les merveilles de l'aventure humaine.

C'est ce point qui nous intéresse particulièrement, nous lesindustriels de la cosmétique (au sens large), nous qui n'existonsque par le souci que nous avons de protéger, d'embellir et de pren-dre soin du corps humain. Nous sommes donc particulièrementattentifs à vous entendre sur le thème que nous avons choisiensemble : "Le corps, esthétique et cosmétique".

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L'apparence :ce qu'il y a de plus profond

Vos métiers, vos industries, vos préoccupations et votresavoir-faire touchent ce qu’il y a de plus profond chez la

femme et chez l’homme, je veux dire l’apparence.

Vous sculptez le corps, ce corps infiniment plus spirituel qu’onne le croit. Le corps est toujours plus que le corps ; toutchangement qui l’affecte bouleverse tout autour de lui,y compris les choses invisibles.

Or, durant ces dernières décennies, le corps humain changeasans doute plus qu’il n’évolua pendant plusieurs siècles etpeut-être même quelques millénaires. Vous avez dû dans votremétier tenir compte de cette révolution profonde et vous laconnaissez sans doute mieux que moi.

Je profiterai donc ce matin du seul avantage que j’aie sur vous- celui de l’âge - pour vous dire à quel point nous oublionssouvent le corps de nos ancêtres et celui même de nosprédécesseurs immédiats. Non ! vous ne lavez plus, vous neparfumez plus, vous n’ornez plus le même corps que le leur.

Médecine d'hier et d'aujourd'hui

Exemple : partant le matin pour ses consultations, le méde-cin de famille emportait jadis dans sa petite sacoche tous

les médicaments efficaces que l’époque d’avant la deuxième

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guerre mondiale mettait à sa disposition, huit à dix, pasvraiment plus. Or, dès les années 50, une automobile n’auraitplus suffi à ce transport. Découverts entre 1936 et 1945,les sulfamides et les antibiotiques en usage croissanttransformèrent en brèves bouffées de fièvre des maladiesinfectieuses jusqu’alors mortelles. Soudain reculèrent les deuxfléaux qui peuplaient de syphilitiques et de tuberculeuxla plupart des cabinets médicaux.

Autre exemple : jusqu’alors assez rare, le souci d’hygiène - motnouveau - se répandit dans des populations qui, habituées auxlitières des chevaux en ville ou couchées non loin de cellesdes vaches à la campagne, se souciaient peu de propreté. Lesprescriptions de santé publique imposèrent alors vaccins etprévention.

Plus tard apparurent les psychotropes ; la chimie ensuite sutrégler la procréation et (comme on dit) libéra la sexualité, enparticulier celle de nos compagnes ; la chirurgie put suivre uneimagerie médicale précise ; nous devînmes enfin attentifs à lanourriture de nos enfants. Je me souviens du temps où nul necomptait les milliers d’intoxications alimentaires par semaine,alors que seulement une dizaine par mois suscite aujourd’huile scandale des médias dans les pays riches.

Soudain la médecine guérit

Bref, autour de la seconde guerre mondiale et un peu plustard, la médecine parvint à un triomphe jamais connu : elle

guérit, elle qui, d’Hippocrate à Semmelweis, n’avait jamais

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vraiment réussi à guérir. Subitement efficace, elle bouleversanotre rapport à la santé, à la souffrance, à la vie, à la mort, brefsculpta de nouveau notre corps et nous-mêmes, d’autant qu’enplus la pharmacie et vous-mêmes fournirent un éventailde plus en plus ouvert et varié de remèdes appropriés et decosmétiques.

Jusqu'au milieu du XXe siècle, la fine description des maladieset le diagnostic lucide l’emportaient de beaucoup sur letraitement. Le praticien comprenait mieux les pathologies etmême parfois, grâce aux rayons X, voyait de mieux en mieuxles lésions, mais il guérissait rarement. Il le peut aujourd’hui,au point que le patient exige parfois, sous menace de procès,le retour à la santé. Jugez du bonheur nouveau du corps de vosprédécesseurs immédiats. Jadis rare, maintenant fréquent,le rétablissement devient un droit et la maladie, autrefoisquotidienne, quasi insupportable. Dans l’univers de l’incurableet de la douleur, le médecin à l’ancienne demeurait un sorcier,voire un demi-dieu ; dès qu’il se met à sauver, la société letransforme, ô paradoxe, en responsable pénal.

Habitat et hygiène

La bénédiction de l’eau courante et chaude sur l’évier, join-te aux clartés de l’électricité que notre début du XXe siècle

chanta comme une fée, transforma notre habitat de deuxmanières : moins glacés, les foyers s’équipèrent de toilettes etde salles de bain. J’avoue qu’avec un double frisson de gel et dedégoût, mon corps assez ancien se souvient encore d’intérieursoù, habillés comme dehors - tant le froid y dominait -,

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les résidents les plus délicats de nos campagnes se lavaientseulement aux fêtes carillonnées, les autres attendant lemariage. Le rite cérémoniel de la lessive ne revenait qu’avec leprintemps, car il fallait bien tout l’hiver pour amasser lescendres nécessaires à l’opération.

C'est de la seconde guerre mondiale que l'histoire de lamédecine date le moment décisif où les praticiens perdirentl’habitude d’envoyer systématiquement leurs patients àl’hôpital, là où le confort et la propreté l’emportaient debeaucoup sur les conditions de vie à la maison. L’améliorationde l’habitat fit que par un retournement curieux, ellesl’emportèrent à leur tour sur les conditions des hospicespublics, où pointaient déjà quelques maladies iatrogènes ounosocomiales. Ce retournement fait date, date qui estcontemporaine de l’explosion de vos industries.

La fin du travail de force

Sortis moins tôt de maisons plus accueillantes, les compa-gnons, les ouvriers quittèrent des lieux de travail

transformés alors par des machines. Les travaux péniblesvirent baisser le nombre de leurs forçats, la puissance desmoteurs soulageant l’agriculteur et l’artisan des peines dulevage, du forage ou du transport. Le terme « ouvrier » n’a plusdu tout le même sens quand les bras délaissent le manche dela pioche pour que les doigts poussent des boutons. Alors lepaysan quitte les bœufs, la charrue et le joug pour conduire letracteur. Avec des souvenirs de crampes dans la ceinturescapulaire, mon corps se souvient encore de petits levers avant

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l’aube et des camions poids lourds à charger à la pelle ou bienà la fourche à neuf brins. Désormais, le corps sue moins qu’ilne pilote. Ceux que nos amis anglophones nomment lescols bleus, passés désormais dans le tertiaire avec vous,devinrent des cols blancs.

Bref, l’humanité occidentale passe brusquement, dans lesannées 60 à 70, des moyens ou des forces de production aux réseaux de communication. Le début de notre siècle consacrela victoire de la toile mondiale et des téléphones mobiles, brefd’Hermès, dieu des interprètes et des traducteurs. Des angesporteurs de messages, en nombre incalculable, ont pris la placede Prométhée, vieux héros solitaire du feu.

Peu à peu, les hommes grandissent

Ainsi, d’avoir allégé sa peine, notre corps se transforma.Comment ? Dans les costumes de l’Académie Française

des premières années du XIXe siècle, pas une fillette de dix ansaujourd’hui n’entrerait. On se rappelle la prestance et la forcedes soldats de la Grande Armée de Napoléon que l’emphase deVictor Hugo appelait « des géants » ; grâce aux mesures duservice militaire obligatoire, nous savons désormais que leurtaille moyenne ne dépassait pas 1,50 mètre et que celle desconscrits français évolua de 1,55 mètre dans les années 1880à 1,67 mètre en 1940 pour atteindre 1,78 mètre ces dernières années. Embarqués à la fin du XVIIIe siècle pour l’un des plusatroces goulags de l’histoire, les premiers bagnards d’Australie,nous en avons la mesure, ne dépassaient guère 1,50 mètre.

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De même, les premières règles féminines, qui, au débutdu XIXe siècle, apparaissaient autour de 14 à 15 ans, ontaujourd’hui leurs débuts statistiques entre 11 et 12 ans.

Comment se déclinaient dans le temps et dans l’âge lesrelations amoureuses en des époques où le vieux barbonabusif de L’école des Femmes avoue quarante ans, et où Balzacdécrit la femme de trente ans comme entièrement finie ?En 1833, l’Octave des Caprices de Marianne dit à celle-ci, jeunebelle de 19 ans : « Madame, vous avez donc encore 5 ou 6 anspour être aimée, 7 à 8 pour aimer vous-même, enfin 2 ou 3 pourprier Dieu et sauver votre âme ». Musset donc comptait à peuprès comme Balzac, une espérance de vie qui ne dépassaitpas 35 ans.

… et vieillissent

Cette espérance de vie croissant régulièrement, nous ren-dons-nous compte qu’en parlant par exemple de la famille

et du mariage, nous n’évoquons plus du tout la mêmeinstitution que nos prédécesseurs, dont les couples duraient enmoyenne entre dix et douze ans, alors que les nôtres peuventse perpétuer pendant plus de 50 ans ? Je parierais même quel’explosion récente du nombre des divorces n’empêche pas queles mariés demeurent en somme unis aujourd’hui pluslongtemps que jadis et naguère. Et que dire du héros que nousavons tant admiré, chez Horace et Corneille par exemple, quioffrait sa vie à la patrie autour de 25 ans, lorsqu’il ne lui restaitque 5 ou 7 années à vivre ? Trouverions-nous au même âge le

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même héroïsme aujourd’hui quand il aurait plusieursdécennies de vie devant lui ? Le sacrifice ne coûte pas le mêmeprix quand il ne s’agit plus de la même espérance de vie.

Quand il ne s’agit plus du même corps ni du même temps vital,quand la rue et les mouroirs se peuplent aujourd'hui devieillards si rares naguère, organise-t-on encore les mêmes faitssentimentaux, patriotiques, juridiques, institutionnels,éthiques, esthétiques et cosmétiques ?

Bref, à cette transformation du corps a correspondu unetransformation profonde de la société et de la culture.

Le Roi Soleil chaque jour hurle de douleur

Souffrons-nous aujourd’hui pareillement que jadis et naguè-re ? Le plus grand monarque du monde en son temps,

je veux dire Louis XIV, entouré des meilleurs médecins de sonroyaume, hurla de douleur tous les jours. Qu’enduraient doncalors, misérables, ses sujets ? Inversement, beaucoup depraticiens aujourd’hui rencontrent des patients plus âgés quemoi encore qui n’ont jamais eu l’expérience de la souffrance.Devenus en partie responsables de notre santé, nous avonsplus de pouvoirs sur nos corps que n’en eut jamais l’homme leplus puissant du monde au XVIIe siècle, défiguré lui-mêmedes rictus de la douleur. En son temps, on avait perdu ses dentsavant quarante ans. À la campagne, mon enfance a entendusouvent des bouches chantant la langue d'oc sans dentales...À la fin du XIXe siècle, au milieu du XXe siècle, le tiers desLondoniens souffrait de la syphilis.

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Je mêle les dates et les faits tout exprès pour résoudre cettequestion : mais du corps de qui s’agit-il ? De quel corps s’agit-il ? Et j’ai choisi, vous l’avez remarqué, celui du Roi d’autrefoisen sa place excellente, pour le montrer misérable et faire voirla gloire aujourd’hui du corps commun. Cette double maximi-sation en nombre et en qualité fait donc apparaître des inva-riants sous les différences sociales. Ainsi donc, je mets en placeet je colore un paysage corporel quotidien qui a tant changéque peut-être nous ne comprenons plus la manière de vivre denos prédécesseurs immédiats.

Peintres et caricaturistes

Je vous en supplie, ne faites pas de contresens comme les cri-tiques d’art, ne traitez pas Vélasquez, Goya, Daumier,

Degas, Toulouse-Lautrec, de caricaturistes. Non, leurs toilesmontrent ce qu’ils voyaient des visages et des corps, sculptés àmort par la souffrance, par le travail lourd, la faim, le froid, lesprivations, les maladies incurables et les blessures apparentes.Les nouveautés que je vous décris nous ont fait perdre deleurs tableaux toute mémoire.

À grands traits, voici donc ce qu’était le corps au tempsde la douleur. Or donc, les nouvelles conditions de vie,de travail, de chauffage et d’habillement redressèrent le dos,l’hygiène de la vie domestique et une alimentation mieuxsurveillée lissèrent les peaux, le chauffage nous déshabilla etsoudain, l’humanité osa exhiber un corps moins enlaidi par lestraces des souffrances et des maladies.

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Pourquoi l'homme s'habilla-t-il ?

C’est une question philosophique profonde que celle desavoir pourquoi nous nous habillons. Pourquoi la bête

humaine s’est-elle soudain mise à se vêtir ? Il y a à cela desréponses profondes et des réponses vaines.

Je ne crois pas vraiment que la bête humaine se soit miseà s’habiller à cause du climat, et en particulier en raison dufroid, puisque les Indiens que les premiers visages pâlesrencontrèrent alentour des grands lacs du Canada sepromenaient quasiment nus. Je crois que nous noushabillâmes jadis pour voiler des imperfections visibles.La fraise des Renaissants fut inventée pour dissimuler le collierde Vénus déchaîné par la grande vérole.

Dans la mode vestimentaire, je crois que le souci de voilage desimperfections l'a emporté de beaucoup sur la pudeur ou sur leclimat. Non, je ne crois pas que l’on s’habille par pudeur ; oualors pour une pudeur qui n’est pas sexuelle, mais pour cacherles boutons, les bubons, les plaies ouvertes et les blessuressuppurantes.

Or, pour la première fois, l’humanité occidentale se vit nue etdéshabillée sur les plages parce que la santé avait rejointl’esthétique. Vénus dit-on naquit des ondes et Botticelli lareprésente renaissante sur les vagues, seulement vêtue d’unelourde tresse révélant sa nudité. Or, dans le même ourlet deslames, en Août de ces années-là, se leva le nouveau corpsdes hommes et des femmes. Le Panthéon divin explosa ennombre et le mythe ancien s’incarna.

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Corps divin, corps sportif

Certes, ladite société de consommation produisit en mêmetemps des obèses, mais en revanche, plus tolérante, elle ne

cache plus le corps de ses handicapés que la honte de naguèredissimulait. Des sculpteurs anciens tels Phidias aux modernescomme Houdon, les plasticiens nous montraient en gloire ouDiane chasseresse ou Hercule musculeux.

Nous les voyons aujourd’hui, hommes et femmes, toutbonnement sur les plages ou sur les stades. Délaissant l’idéal,une certaine beauté s’incarna. Oui ! pour la première fois del’histoire, des corps quasi divins qui ressemblent à ceux duPanthéon grec courent, sautent, luttent et jouent devant nous,pour battre des records à dates prévisibles.

Les sports et leurs succès mondiaux furent engendréspar l’émergence progressive de ce nouveau corps, dont lesperformances croissent parce qu’il vient de naître et dont lesluttes, parfois, je l’espère, remplacent les guerres.

En outre, quoique invisible, l’allongement dont j’ai parlé del’espérance de vie et l'allégement statistique de l’expérience dela douleur ont contribué chez nous à une autre appréhensiondu temps, des projets, de la vie et du monde.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui encore le vieillissement dela population paraisse à des yeux exclusivement formés àl’économie comme l’affaiblissement d’un groupe, alors qu’ilfavorise l’éducation, la culture et l’advenue d’une sagesse quela perspective seulement économique oublie, au point de neretenir de la vie humaine que ce qui vaut de ne pas être vécu.

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Imperfections, souffrances et inégalités

Bien entendu, je ne dis pas qu’en ces années 60-70, nousdélaissâmes toutes contraintes. Au contraire, le Tiers et le

Quart-Monde souffrent peut-être plus encore aujourd’hui denotre fait que nous ne souffrîmes jamais.

Certes, la pharmacie encore imparfaite n’apporte point à tousles mêmes bénéfices. Certes, le siècle précédent a vécu desabominations devant lesquelles toute notre histoire trembleencore. Certes, la médecine est aujourd’hui critiquée, voirevilipendée ; elle est certes aujourd’hui encore une fois de plusà la croisée des chemins. Elle paie le tribut de ses victoires, jel’ai dit, elle paie encore plus le tribut à des microbes redevenusrésistants, à des ignorances résiduelles toujours, aux mafias dela drogue encore, à l’administration des hôpitaux hélas. Certes,le meurtre toujours abominable court toujours, aussi difficile àmaîtriser et aujourd’hui célébré chaque jour en spectacle.Nous n’avons pas gagné toute la partie. Seule une naïvetésingulière contesterait la lourde constance du mal, de lasouffrance, de la douleur et de la mort.

Reste cependant que la révolution que je viens de décrire a eulieu, qu’elle a bouleversé le corps occidental, ainsi que lerapport que nous entretenons avec lui. Nous habitons cecorps, habitat si nouveau que probablement nous avons perdul’idée du rapport que nos ancêtres entretenaient avec lui, quenous avons perdu le souvenir de ces usages, et de leur morale.

D’où un changement d’éthique que nous sommes en train devivre aujourd’hui. Les anciennes morales exerçaient la volontéde vivre et les exerçaient contre des contraintes invincibles.

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Responsables de notre corps !

L’état de notre corps autrefois – et voici le centre même dema pensée –, l’état de notre corps autrefois ne dépendait

pas de nous. Aujourd’hui en grande partie, l’état de notre corpsdépend de nous. Notre corps, hier témoin de notre esclavage,devient aujourd’hui symbole de notre liberté. Nous devenonsen partie responsables de la durée de notre vie et de sa qualité.Certains cancers dépendent du tabac ou de l’alcool, lesmaladies cardio-vasculaires dépendent de l’alimentation et del’exercice, les affections sexuellement transmissiblesdépendent de conduites souvent délibérées. La philosophie eutdu mal pendant des siècles à définir la liberté. Quand centpathologies aujourd’hui dépendent de nos propres décisions,voici que la liberté s’incarne désormais dans notre proprecorps.

Devenus médecins de nous-mêmes, nous pouvons aujourd'huirefuser la mort précoce. L’explosion et la croissance desindustries du cosmétique ne correspondent-elles pasexactement à la naissance de ce nouveau corps ?

Maîtres de notre corps ?

Il faudrait écrire une histoire des représentations du corps, desa beauté, de son hygiène et de ses cosmétiques. Lorsque nos

ancêtres béaient devant la beauté d’Aphrodite ou lamusculature d’Hercule, ils mesuraient en même tempsl’infranchissable abîme qui séparait leur état, creusé desouffrances et de famines, de celui des Dieux réputés boire

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l’ambroisie au cours de leurs banquets quotidiens, de leursfestins d’immortalité. La douleur quotidienne leur inspirait l’état de mortels ; ainsi à distance de rêves se donnaient-ilseux-mêmes ce nom.

Et si le tableau concernant le corps se renverse, serait-ce direque nous avons mis la main sur la boisson d’immortalité ?Admirant le corps des Dieux, nos ancêtres subissaient le leurqui ne dépendait pas d’eux-mêmes.

Responsables de la santé du nôtre et parfois de son apparence,nous découvrons que nous pouvons presque à loisir letransformer par des régimes ou des exercices, par des droguesou des excès. Nous découvrons soudain l’immenseimportance de sa plasticité. Les réussites de la médecine et dela sculpture gymnastique, vos savoir-faire d’hygiène etde cosmétiques font de nous les auteurs partiels de notreapparence corporelle et de sa réalité. Connaissant ces pratiquesefficaces, change alors le fondement de toutes les morales :elles distinguaient entre ce qui ne dépend pas de nous et ce quidépend de nous. Désormais, nos corps dépendent en partie denous. Certaine immortalité (avec tous les guillemetsconcevables) devient non plus le rêve, mais le projet charnel etrationnel de notre humanité occidentale.

Mort et immortalité

Alors le plus récent, c'est-à-dire ce qui dans l’histoire faitnouveauté, rejoint tout à coup le plus mythique, le plus

archaïque, le rêve des anciens Dieux. Et là l’histoire des

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religions, l’histoire des mythes, l’histoire des culturesaccompagnent soudain - je ne sais pourquoi, mais je l’ai millefois constaté - l’histoire des sciences, des techniques,des industries, de nos réalisations.

Car cette nouveauté, la maîtrise éventuelle par la biochimiedes signaux d’apoptose - ces fameux signaux du suicidecellulaire, qui sculptent notre corps et commandent notremort - va tout à coup nous promettre une espérance de vienouvelle encore plus longue.

Tout d’un coup nous commençons à rêver à ce premier textede la plus haute Antiquité occidentale, celle du hérosGilgamesh qui, sachant déjà que la vie et la mort ne seséparaient pas, quêtait dans ses voyages cette fameuseimmortalité. La naissance du nouveau corps nous met soudainen rapport avec une nouvelle mort.

Mort, nous repoussons sans cesse la date exécutoire de ta loi ;mort, nous traquons ta victoire ; mort, ton aiguillon nous lemouchetons. Content d’avoir rencontré ce verbe, je me dissoudain : le mouchetons-nous avec ce que les marquises del’âge classique appelaient les mouches, c'est-à-dire l’ancêtre devos cosmétiques ?

Car je ne peux vous quitter sans me poser cette question etvous la poser : mais à quoi sert ce cosmétique, à quoi serventces mouches ?

Réponse profonde à cette immortalité ?

Pouvons-nous vivre sans cosmétiques ? Au fond, pouvons-nous vivre sans beauté ?

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Éloge de la beauté

Je crois que nous faisons tous le même métier. J’ai consacréen effet ma vie à la pensée, à la langue et au style, parce que

du fond de mon âme, je crois à la beauté. Je n’ai qu’un métier,je n’ai pour ferveur que de faire croître la beauté, autant que jele puis, au sein de mon petit atelier d’écriture.

Vous croyez que la beauté sert à sauver les corps, je le croisavec vous et de plus qu'elle peut sauver le monde. Jem’adresse à vous : il nous reste en France, pays rare, la beautéde nos femmes. Dès l’atterrissage de l’avion, dès l’accostaged’un bateau dans le pays que vous visitez, vous reconnaissezaussitôt la vivacité de sa culture à la beauté de ses femmes.

Parce que nous sommes peut-être aujourd’hui en danger del’oublier, jamais nous ne dirons assez ce que doit la grâceexceptionnelle des Françaises au passage quotidien devant laMonnaie ou le Louvre à Paris, ou à Bordeaux, Nantes ou Dijondans des quartiers d’architecture sublime, ou à la traversée depaysages que les cultivateurs avaient sculptés d’une infiniedouceur. Ce que doit l’éclatante beauté des Italiennes deFlorence, de Pise ou de Sienne à la contemplation, mêmedistraite mais journalière, de leurs églises baroques et de leurspalais renaissants ou à ce qu’elles hantent l’admirablecampagne de Toscane ou d’Ombrie.

Ce que doit de nouveau la beauté des femmes françaises aumaniement d’une langue que La Fontaine et Chateaubriandont ciselée, ce que doit la grâce chantante des jeunes fillesitaliennes à la pratique d’un langage entendu et repris parScarlatti ou Monteverdi, mais inversement les risques tristesque nous faisons aujourd’hui courir à nos filles en les laissant

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se vautrer dans la laideur et la vulgarité. Elles paieront lourde-ment notre faute, d’un visage inexpressif, d’un regard imbécileou d’un corps obèse et avachi ; alors le cosmétique n’y pourraplus rien…

Cosmétique et esthétique

Oui, avec le rouge et avant le rouge, la courbe de la bouchese modèle avec la parole. Avec le rimmel et avant lui,

l’éclat du regard s’allume avec les larmes que nous tire lagrandeur des paysages de campagne et la peinture qui s’ensuit.

Avec et avant tout cosmétique, le port et l’allure se sculptentavec l’espace qu’aménagèrent Michel-Ange ou Pierre deMontreuil.

Savons-nous vraiment ce qu’est le parfum si nous ignoronsque le parfum est au fumet ce que le pardon est au don ? Nousavons hérité d’une beauté culturelle qui fait l’admirationde l’univers et dont témoigne la prospérité de vos industries.

Cette beauté, son incidence, frappent le voyageur fraîchementdébarqué en comparaison des banalités fades qu’il vient dequitter. Nous connaissons tous des pays d’où toute tentationérotique depuis longtemps s’envola.

Plus d’amour, partant plus de joie. De ce legs aussi précieuxque la vie elle-même et le corps que nous habitons, noussommes aujourd’hui pédagogiquement comptables et vosindustries plus que quiconque.

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Culture, grâce et beauté

Si le monde entier nous juge et juge nos femmes parmi lesplus belles de la planète, nous devons apprendre à qui nous

le devons : à notre culture, à nos arts, et à notre langue.N’interrompons pas leur transmission.

Si la beauté des femmes en quelque façon jaillit de la culturequi la nourrit, la culture elle-même en retour rejaillit de labeauté des femmes qui la transmettent. Vous avez reçu la grâceen don et vous devez la donner avec grâce à la culture quis’ensuivra. Vous êtes, vous, par vos industries, votre savoir-faire et vos préoccupations, le chaînon indispensable de cetteculture-là aussi bien et peut-être mieux que moi. Stendhaldisait volontiers qu’il n’écrivait que pour les plus bellesdes marquises, mais il fallait au moins que les plus belles desmarquises eussent lu Stendhal.

Oui, la beauté vient d’abord de l’intérieur, de la communautéensuite, de la culture de cette communauté, avant de sedévelopper grâce à vous et vos ornements. Réciproquement,vous servez à cultiver l’intérieur, la culture et la communauté.

Il est vrai qu’on ne marche pas de la même manière, avecla même aise, dans une rue laide à Buffalo ou à Detroit, quedans la nef de Sainte-Sophie ou le long des rives de la Loire.Non, les lieux ne sont pas indifférents. Vous souvenez-vous dela beauté sereine et presque transcendante de la campagnefrançaise avant que les ingénieurs de l’EDF ou la rentabilitéagro-alimentaire ne l’assassinent ?

La paysannerie n’est pas morte seulement des progrès de l’in-dustrie, elle est disparue aussi comme dispensatrice de beauté.

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Beauté du corps, beauté du verbe

Àquoi sert la beauté ? Elle sert au corps. Il n’existe pas debeauté sans support, sans maquillage, sans bois, sans

pierre, sans toile, papier, ondes ou langages. Quelque choseque nous ne connaissons pas encore et que nous ne savons pasdéfinir descend dans cette matière, dans cette pierre, dans cepapier, dans cette langue.

La beauté, oui ! sert à la chair, à la matière, pour devenir uncorps. Elle sert à une face à devenir un visage. Par elle, un gestese fait offrande, et un mot indifférent devient un verbed’excellence.

La beauté se dit en un mot : le verbe se fait chair. Alors la chairse remplit de lumière, elle devient elle-même divine. Non, lecorps n’est pas le corps, la chair n’est pas la chair, le corps estpeut-être le divin lui-même qui sans doute l’a su avant nous,puisque son verbe accepta de se faire chair : lumière d’incarnatou d’incarnation que vos métiers, que vos préoccupations, quevotre savoir-faire ajoutent au corps.

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Conférence prononcée à Parisle 18 Juin 2003

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33, Champs-Elysées - 75008 ParisTél. : 01 56 69 67 89 / Fax : 01 56 69 67 90

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