Le corps de l’âme et ses états Taylor 2009

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Terrain Numéro 52 (2009) Être une personne ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Anne-Christine Taylor Le corps de l’âme et ses états Être et mourir en Amazonie ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le CLEO, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Référence électronique Anne-Christine Taylor, « Le corps de l’âme et ses états », Terrain [En ligne], 52 | 2009, mis en ligne le : 15 mars 2013, URL : http://terrain.revues.org/index13557.html. DOI : en cours d'attribution Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne à l'adresse suivante : http://terrain.revues.org/index13557.html Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info). Distribution électronique Cairn pour Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme et pour Revues.org (Centre pour l'édition électronique ouverte) © Terrain

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AmazoniaAntropología

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  • TerrainNumro 52 (2009)tre une personne

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    Anne-Christine Taylor

    Le corps de lme et ses tatstre et mourir en Amazonie...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueAnne-Christine Taylor, Le corps de lme et ses tats, Terrain [En ligne],52| 2009, mis en ligne le : 15 mars2013, URL : http://terrain.revues.org/index13557.html.DOI : en cours d'attribution

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  • Les hommes achuar portent sur leur visage les motifs de lesprit rencontr au cours de qutes visionnaires. (photo F. Ancellet / Rapho / Eyedea Presse)

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    Le corps de lme et ses tatstre et mourir en Amazonie

    Anne-Christine tAylorDirecteur du dpartement de recherche et denseignement,

    muse du quai Branly, Paris

    [email protected]

    Traduit de langlais par Olivier Allard

    1. The souls body and its states. An Amazonian perspective on the nature of being human , Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 2, n 2, 1996. Lessai prsent ici est une version traduite, abrge et partiellement remanie de la confrence Malinowski donne en 1995 la London School of Economics and Political Science. Je remercie vivement Olivier Allard pour sa traduction, ralise en un temps

    record, ainsi que les lecteurs qui ont amlior ce texte par leurs remarques critiques.2. Il serait plus juste de dire que lagent inten-tionnellement malveillant qui cause la mort est habituellement anthropomorphis, mais pas ncessairement humain. Pour des exemples dun agent conu comme strictement humain, voir Joo Capistrano de Abreu (1941) sur les Cashinahua, et Michael J. Harner (1972 : 152-153)

    et Philippe Descola (1993 : 257-270) sur les Jivaro Achuar et Shuar. Chez les Piaroa, lagent peut tre une divinit, un animal ou un sorcier tranger (Overing 1986) ; chez les Yagua, il peut sagir dun humain ou dun vgtal (Chaumeil 1983 : 264-311) ; chez les Guajiro (Perrin 1992 : 209-212) et les Tukano (Reichel-Dolmatoff 1971 : 80-86), il peut sagir dun animal (en tant quanimal ou sous laspect du Matre des animaux).

    Terrain 52 | mars 2009, pp. 38-49

    Deux proccupations thoriques orientaient largument que jai dvelopp dans un article publi en 1996 sous le titre The souls body and its states. An Amazonian perspective on the nature of being human 1. Dune part, celle denrichir et de nuancer les nombreuses analyses quon produisait lpoque sur le corps comme lieu dlaboration et dexercice de lorganisation sociale ces travaux me semblaient souvent difficiles concilier avec une vision plausible de la subjectivit et de ses variations culturelles. Dautre part, tant la critique dont faisaient lobjet les notions de culture et de socit que les propositions modularistes dveloppes par lanthropologie et la psychologie cognitive lais-saient en friche la question de la cohrence relative du mode de vie et de pense de tel ou tel groupe social ou collectif. Lanalyse des faits jivaro propose dans larticle tentait dapporter des lments de rponse ces deux questions.

    Je prendrai comme point de dpart un para-doxe mineur, implicite dans lethnographie des cultures indignes des basses terres dAmrique du Sud. Dun ct, on affirme foison dans cette littrature que les Indiens dAmazonie ne croient pas que la mort puisse avoir des causes naturelles ; ils lattribueraient au contraire un agent malveillant2 dot dune intentionnalit humaine. Dans une telle perspective, la mort existe seulement comme une forme dhomicide, quil soit dclar ou clandestin. Cette conception de la mortalit est au cur de deux pratiques sociales majeures : le chamanisme, et diffrentes formes institutionnalises de vendetta et dhos-tilit opposant tantt des groupes domestiques, tantt des segments de tribus, tantt des tribus ou des groupes ethniques. Cependant, dans tous ces groupes on raconte aussi un ou plusieurs mythes sur lorigine de la mort o celle-ci semble tre vue dune manire bien plus naturaliste ,

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    3. Un chantillon de ces mythes dorigine de la vie brve est analys par Lvi-Strauss (1964 : 155-171). 4. Cet article repose sur des donnes recueillies par Philippe Descola et moi-mme au cours de

    vingt-six mois de terrain entre 1976 et 1979, puis en 1984 et en 1992. Il sappuie aussi, bien entendu, sur labondante littrature concer-nant les Jivaro, en particulier sur les travaux de Michael F. Brown (1985), Michael J. Harner

    (1972), Rafael Karsten (1935) et Serio Pellizzarro (1978, 1980).5. Pour des versions publies de ce mythe, tel quil est racont parmi les Shuar de lquateur, voir Pellizzarro (1980).

    cest--dire comme une caractris-tique de ltat du monde, en bref comme une dimension inluctable de la vie3. Ce second point de vue semble indiquer que pour les Amazo-niens, la mortalit humaine est bien un phnomne naturel universel. La rationalit vidente de cette croyance, de notre point de vue, amne nombre dethnologues rduire la conception vindicative de la mort un outil idologique ncessaire la continuit des ins-titutions sociologiques principales

    lhypothse sous-jacente tant que les Indiens ny croient pas de la manire dont ils adhreraient la conception naturaliste. Aprs tout, si les gens sont destins mourir de toute faon, pourquoi supposer quils sont systmatiquement assassins ? Du coup, on a tendance traiter la perception de la mort en tant quhomicide comme sil sagissait dun simple artifice sociologique.

    Ce type dapproche est indfen-dable, ne serait-ce que parce que l idologie est prouve comme vrit et non comme illusion ou fausse conscience. De plus, en juger par leurs pratiques, les Indiens paraissent bien plus attachs lide de la mort comme homicide que comme phnomne naturel. Mais alors, comment rendre compte de la coexistence de deux ensembles de croyances apparemment contra-dictoires ? Dans ce qui suit, je vais essayer de montrer comment une dfinition prcise de la personne et de sa destine merge de lenchane-ment circulaire de notions implicites plutt que dune doctrine ou dune conception indignes explicitables la demande de lethnologue.

    Les Jivaro Achuar du pimont oriental de lquateur4 offrent un exemple parfait du problme voqu ci-dessus. Selon eux, la maladie et la mort sont toujours causes par une intention homicide agissant au moyen des armes invisibles qui com-posent loutillage de la sorcellerie. De plus, ils ne font aucune distinc-tion nette, mme lexicale, entre la maladie et la mort, la diffrence entre ces deux tats relevant dune question de degr plutt que de nature. Ce qui suggre que maladie et mort sont reprsentes comme un processus plutt que comme deux conditions ontologiquement distinctes. Autrement dit, comme une srie de mtamorphoses assu-rant le passage de lune lautre. En outre, pass un certain seuil de chronicit et de svrit, la maladie devient pour eux un phnomne unique, quels que soient ses symp-tmes, psychiques ou somatiques.

    Cependant, comme la plupart des autres Amazoniens, les Achuar racontent un mythe en loccur-rence trs bref et concis qui jus-tifie lapparition de la mort, suite une dsobissance5 accidentelle. Je nentrerai pas dans le dtail de ce mythe, qui se termine par la formule lapidaire ainsi la mortalit advint , si ce nest pour souligner deux de ses caractristiques majeures. Tout dabord, ce mythe postule le passage abrupt dune re dindiffrencia-tion o il y avait seulement la vie une re o il y avait la vie et la mort, cest--dire la vie telle quon la connat. Mais le mythe ne dit rien de ce changement brutal. Dit autrement, il est centr sur les termes dune opposition binaire plutt que

    sur la nature de la relation entre les ples. Ensuite, en attribuant lorigine de la finitude une triviale faute de comportement, le mythe tablit une disproportion scandaleuse entre la cause et leffet, entre un acte et sa consquence. Lexplication de cette proprit, au demeurant commune de nombreux rcits mythiques, tient au fait que certains types de mythes sont en fait des propositions anti-causales. En dautres termes, au lieu de justifier le monde et dexpliquer comment il est advenu et comment il convient de sy comporter, les mythes le dcrivent tel quil est dune manire minemment problmati-que, et transforment ainsi lvidence en paradoxe. Cest prcisment pour cette raison que personne ne croit ce que les mythes racontent comme on croit lexistence dun esprit. Ds lors, cest une question non de contenu mais de type de discours qui distingue les deux perspectives sur la mortalit : lune la conception meurtrire prsente la mort comme un processus graduel, dont les extr-mes restent indfinis, et explore la nature de la relation entre des termes non marqus ; lautre la conception mythique et naturaliste prsente des termes nettement dfinis dans une relation qui est paradoxale et par consquent indfinie. Ainsi, ce qui nous est apparu initialement comme une contradiction entre des contenus, cest--dire entre deux conceptions diffrentes de la mort, peut tre envisag prsent comme une articulation vraisemblablement ncessaire entre deux types distincts de reprsentation6 dune relation.

    Pour comprendre la nature de cette articulation, il faut commencer

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    6. On trouve implicitement dans cette formula-tion lide que le sens dun rcit mythique drive en partie du fait quil est mis en contraste avec une dclaration rituelle, et vice versa. Bien quil soit parfaitement lgitime disoler de tels corps de discours des fins analytiques, il est ncessaire un certain moment de prendre en compte leur interconnexion, mme si elle semble purement ngative.

    7. lexception dun groupe de mythes o appa-rat le thme du passage de la csarienne ltale la naissance naturelle . Ces mythes sont communs au moins aux Shuar, aux Achuar et aux Aguaruna. Selon ces rcits, la naissance dun enfant avait pour condition in illo tem-pore la mort de la mre, puisque les bbs ne pouvaient tre dlivrs quen ouvrant le ventre des femmes. Des rats ont finalement eu piti

    de celles-ci, et ont pass un march avec elles : ils leur ont appris donner naissance par les voies naturelles en change dune part de leur rcolte darachides. Pour des versions shuar de ce mythe, voir Pellizzarro (1980).

    par examiner de plus prs ce quim-plique lide de mortalit comme mode de relation processuel, et du coup tenter de comprendre ce qutre vivant signifie pour les Jivaro. un certain niveau, cest une question simple : tre vivant, cest tre peru et se percevoir soi-mme comme une personne, une notion dont lquivalent local est le terme shuar . Cette expression renvoie un ensemble feuillet de rapports entre des termes contrasts : suivant le contexte, shuar dsigne ma parentle bilatrale , oppose aux autres ; mon groupe local , oppos aux autres groupes territo-riaux ; les Achuar opposs aux autres units tribales jivaro ; les Jivaro opposs aux Blancs ou aux autres Indiens. En rsum, le terme fonctionne comme un classi-ficateur nous / eux dapplication trs gnrale.

    Or, le nous que dfinit ce clas-sificateur inclut dans des contextes particuliers deux classes dtres non tangibles. Lune delles regroupe des esprits caractriss par une apparence humaine normale et un comportement non humain ou plutt inhumain : ils sont solitaires, aveugles, ne mangent pas, et existent dans un tat de dsir indiffrenci et permanent. Lautre classe runit des esprits dapparence non humaine qui se comportent toutefois comme des humains, dans la mesure o ils utilisent un langage et des signes, suivent des rgles morales, et sont crdits dmotions et de penses humaines. La mythologie jivaro

    est consacre en grande partie aux agissements de ces derniers. Des entits ou shuar de cette espce occu-pent galement une grande place dans le discours et la pratique cha-maniques, ainsi que dans la magie horticole et cyngtique. Toutefois, si ces tres imaginaires peuvent dans certaines circonstances tre dfinis comme des personnes , cest--dire comme des membres du nous , dans dautres contextes ils se rvlent trs diffrents des per-sonnes relles : parfois parce quils sont morts, parfois parce quon les croit humains uniquement dans des conditions exceptionnelles dinter-action. Ce quils partagent avec les vrais humains vivants, cependant, cest la conscience et lintentionnalit. Il sagit l de proprits qui, selon les Achuar, ne sont pas restreintes des catgories spcifiques dtres, mais peuvent tre attribues, selon le contexte, une foule de choses, parfois mme inanimes comme des pierres, des temptes ou des paniers de vannerie. La vie, en bref, est un tat desprit imput plutt quun tat de la matire.

    Il sensuit quun tre humain vivant se caractrise par un type par-ticulier dapparence corporelle, doit communiquer et se comporter sui-vant certaines rgles, et doit possder des tats de conscience identifiables. Afin de prciser cette combinaison de traits qui dfinit lhumanit relle , commenons par exa-miner la question de lapparence corporelle, en abordant quelques notions achuar relatives au corps.

    Lapparence corporelle

    Comme bien dautres Amazoniens, les Achuar ont des thories de la pro-cration trs peu labores. Ils nont pas grand-chose dire de la concep-tion et du dveloppement dun enfant

    les questions de lethnographe sur ce thme leur paraissent clairement sans objet. En outre, la grossesse et la naissance ne sont gure ritualises, et peu de mythes font explicitement rfrence la conception et la procration7. Enfin, on notera que les prohibitions qui entourent la gestation et laccouchement sont peu nombreuses et observes de manire assez laxiste. En revanche, les interdictions et les obligations concernant les substances et les fonc-tions corporelles sont nombreuses et rigoureusement observes dans toutes les situations qui du point de vue indigne mettent en jeu un procs de transformation : devenir un cadavre, fabriquer une pirogue, prparer du poison curare, souffrir dune morsure de serpent. On peut infrer de ce fait que la naissance nest pas assimile ces mtamor-phoses culturellement marques. En dautres termes, et contrairement la manire dont la mort est perue, la reproduction ne semble pas tre pense comme un vrai changement. Devenir un tre humain rel vivant et cesser de ltre ne sont pas des phnomnes symtriques. Soulignons que, du point de vue de leurs effets, les substances corporelles ne constituent pas une catgorie en propre : le sperme, par exemple, a

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    les mmes proprits que le curare, le venin des serpents ou la sensation brlante du piment rouge ; le sang menstruel ne se distingue pas du sang qui coule de la blessure dun homme ou dun animal. Enfin, les tres considrs comme iwiak, cest--dire veills ou attentifs, crdits donc dintentionnalit et de conscience, sont prsums identiques en termes dorganisation anatomi-que et de mcanismes physiolo-giques : une chauve-souris ou un chien, voire un plant de manioc, sont tous organiss de la mme manire (Taylor 2008 ; Surralls 2003) et fonctionnent suivant des processus mtaboliques identiques. Leur substance corporelle est donc la mme, en dpit de la diversit de leurs apparences. Cest pour des rai-sons pistmologiques que nous (les humains) nen avons ordinairement

    pas conscience : parce quon ne com-munique pas avec ces tres, et non parce que leurs mtabolismes sont ontologiquement autres. Le postulat de lhomognit de lorganisation interne des entits subjectives drive du principe didentit ou de continuit des intriorits de tous les existants susceptibles de faire sujet, caractristique, selon Phi-lippe Descola (2005) des formations animistes : partir du moment o un arbre, un esprit ou un animal occupent une position dnonciateur

    autant dire de personne , ils sont dots ipso facto dune psychologie dhumain. Ainsi, conscience iden-tique, proprioception ou ressenti corporel identiques, donc corps vcu identique.

    Ds lors, cest essentiellement la forme ou plus prcisment lappa-rence pour autrui qui diffrencie

    les espces. Comme je lai montr ailleurs (Taylor 1993), dun point de vue jivaro la forme perue renvoie un stock de silhouettes corpo-relles singularises, en particulier des visages, spcifiques chaque classe dtres anims. Ces formes apparentes existent en nombre limit et sont recycles indfiniment, ce qui explique pourquoi la naissance nest pas vue comme un processus de transformation ou de cration qui ajouterait quelque chose dindit au monde. La naissance est une rappa-rition, et la personne achuar arrive prforme du point de vue de ses caractristiques corporelles, y com-pris de son identit sexuelle. En effet, tre un sujet suppose laffiliation un collectif : conu sur le modle de lespce, celui-ci implique, quil sagisse de tribus ou de classes danimaux, quil y ait des mles et

    Soins nourriciers et changes de regards forment limage du corps de personnes apparentes. Valle du Pastaza, quateur, 1996. (photo A.-Ch. Taylor)

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    des femelles capables dassurer la succession des gnrations. Do un principe de dimorphisme sexuel gnralis, quelle que soit la forme visible pour autrui de l habit cor-porel de tel ou tel collectif.

    Reste que les Achuar ne font sre-ment pas lexprience deux-mmes comme de pures individualits formelles. Lenveloppe corporelle singularise confre au Soi une identit et une compltude physique, mais ne le dote pas pour autant de subjectivit. Du point de vue jivaro, celle-ci semble tre avant tout une question de rfraction : elle prend sa source dans lintriorisation des perceptions de soi-mme par autrui. Il faut ici voquer le rseau de notions achuar relatives aux affects et la mmoire, en dfinissant cette dernire comme limage mentale que nous formons des personnes ou des choses. Comme la bien montr Peter Gow (1991), la mmoire, pour les peuples dAmazonie, est intimement lie la parent. Mieux : mmoire et parent sont consubstantielles. Les relations sociales propres la sphre du nous sont la condensation des dispositions affectives construites par les interactions quotidiennes lies aux soins nourriciers, la vie fami-liale et au travail. Limage mentale quun sujet se forge des autres comme parents est faonne par ce tissu de sentiments. Par consquent, limage de soi, dans la mesure o elle est fonde sur lintriorisation du regard dautrui, est ncessairement sature par la mmoire que les autres se forment de cette personne. Lexpres-sion vernaculaire wakan dsigne prcisment une reprsentation de limage de la personne, singularit gnrique particularise par une histoire unique dinteractions avec dautres, tant humains que non humains. Le mot est habituellement traduit par le terme me , mais il renvoie en ralit limage rflchie dune chose, lapparence de

    quelquun dans un rve autant qu la conscience du rveur. Par-dessus tout, il renvoie au fantme dune personne rcemment dcde, cest--dire une mmoire mutile, dans la mesure o le fantme incarne sur le plan sensible une intersubjectivit qui tait lorigine fusionne avec limage dune forme corporelle dsormais abolie.

    Le rapport constitutif entre la subjectivit et les liens interperson-nels permet de comprendre pourquoi la vision rciproque, le langage, et, plus gnralement, la communi-cation, forment un axe vital de la dfinition du Soi, puisque limage rfracte est dans une large mesure une description le plus souvent implicite, mais parfois explicite

    Le jaguar est limage mme du corps dot de capacits prdatrices. Jaguar dAmazonie, juillet 2001.(photo Greenpeace / D. Beltra)

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    8. Ces chants font partie dune classe dnoncs appels anent, un genre de discours entre mes ou wakan qui transcende les canaux normaux de communication. Voici un bref exemple dune telle invocation, adresse silencieusement par une femme son mari absent : Dferle sur le cur de mon petit pre / Fais quil me revienne en pleurant piteusement / Dferle

    sur ses penses (et fais le gmir :) Pourquoi ai-je ce sentiment ? / Vole vers ses penses et fais quil se rveille en larmes / (Disant :)

    Pourquoi est-ce que je me rveille ainsi ? / Oh, elle est en colre contre moi / Elle va me quitter ! / Fais quil se rveille avec cette pense / Pleurant, pleurant, dferle sur lui / Mon petit wakan, dferle sur lui (ma

    traduction ; la version vernaculaire, avec des donnes linguistiques, se trouve dans Taylor & Chau 1983 : 118-119).9. La perspective pacifiste des amricanistes anglais est lie leur intrt pour la morality, cest--dire pour les valeurs normatives de la vie sociale, telle quelle est exprime par leurs informateurs et incorpore dans leur pratique ;

    de la personne. Les Achuar eux-mmes ont une conscience claire de ce fait, comme on peut le dduire, notamment, de la structure de leurs chants de magie amoureuse. Il sagit de descriptions verbales, adresses laim(e), dtats dont il ou elle fait lexprience en voyant, ou plutt en ressentant, une image de lnon-ciateur produite par magie8. En rsum, les Achuar souscriraient certainement laffirmation de Wittgenstein selon laquelle le corps est la meilleure image que nous puissions avoir de lme, notamment en raison de la rversibilit de la

    proposition, puisquil est tout aussi vident pour eux que lme est la meilleure image que nous puissions avoir du corps en tant que forme gnrique personnalise.

    Lcole amricaniste anglaise a montr avec beaucoup de finesse et de discernement comment la mmoire affective tait inhrente la socialit. Cependant, ses ana-lyses mont souvent frappe par leur anglisme, dans la mesure o elles ne mnagent gure de place une composante essentielle des relations sociales, savoir lhostilit ou le ressentiment9. Lhostilit est un

    aspect particulirement important des relations sociales et des confi-gurations psychologiques qui y sont inhrentes, surtout dans une socit comme celle des Jivaro, structure par des vendettas endmiques et les guerres intertribales. Apprendre har, ou plutt imbiber de haine le tissu social, est pour eux tout aussi important quapprendre aimer. Et bien sr, lhostilit nourrit galement la conscience de soi, elle colore, tout autant que lamour, la texture de la silhouette corporelle comme appa-rence singularise qui se trouve au cur du Soi jivaro.

    Entre hommes allis, la relation a toujours une connotation agonistique : on se fait face peint et arm. Valle du Pastaza, quateur, 1979. (photo Ph. Descola)

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    voir par exemple Belaunde (1992), Gow (1991), McCallum (1989), Santos-Granero (1991). linverse, les amricanistes franais, qui adh-rent en gnral une approche dinspiration structuraliste, essaient dlaborer un modle des relations sociales observes en soulignant laspect constructiviste (au sens sociologi-que) du conflit. Pour des exemples mme si deux de ces auteurs ne sont franais que par affiliation intellectuelle , voir Albert (1985), Clastres (1972), Carneiro da Cunha & Viveiros de Castro (1985), Combs & Saignes (1991).10. Parmi les parents proches, la mre est la seule personne quon ne souponne pas. Il ne faut pas simaginer pour autant que le conflit

    et lincertitude minent en permanence la vie familiale des Jivaro. Dans des circonstances normales, les relations entre les membres dune maisonne ou dun groupe local sont dtendues et souvent imprgnes de tendresse. Toutefois, personne nest surpris ou particulirement scandalis mais certes en colre lorsque des membres proches dune mme famille se brouillent et en viennent laffrontement arm. Dans de tels cas, le groupe se divise et chaque faction rejoint une unit territoriale diffrente.11. Do limportance dans cette culture des formes de discours magique comme les anent qui ont pour but de faonner ou de modifier les affects dautrui.

    12. Les Achuar voquent souvent la situation des orphelins pour dcrire cet tat de dpres-sion, qui dbouche rapidement sur des tats de vritable prostration. On notera par ailleurs qu aimer et penser sont des disposi-tions identiques, dsignes par le mme terme vernaculaire. 13. Les Achuar distinguent et nomment un grand nombre de maladies. Certaines habituel-lement des pathologies pidmiques sont qualifies de maladies blanches ; dautres sont considres comme endognes , et on les traite initialement par le recours la phyto-thrapie ou aux formes domestiques de thrapie magique . Ces affections sont penses comme

    Des tats de conscience identifiablesLe sentiment de soi en tant que per-sonne constitue un tat par nature particulirement instable, dans la mesure o cest lintriorisation des perceptions que les autres ont de soi qui faonne le paysage intrieur. Lintgrit de la conscience de soi est vulnrable sous deux aspects. Tout dabord, elle est expose la mort des autres, vnement qui brise des fragments de ce miroir dont elle dpend et qui suscite tou-jours, comme premire raction, un intense dsir de vengeance. Elle est ensuite expose linstabilit chronique des relations, car les frontires des groupes de paren-tle constitutifs du nous varient constamment en fonction des aligne-ments et des alliances changeantes. La vie traditionnelle chez les Jivaro nourrit ainsi une incertitude per-manente sur la place quon tient dans le tissu des relations sociales. La suspicion, chronique, soriente surtout vers les affins, bien entendu, mais elle peut viser des consanguins de mme sexe, comme des frres ou des fils10. Or, lambigut des sentiments dautrui lgard de soi

    plus exactement de la perception quon peut en avoir affecte la texture de la conscience de soi11. Cest l que la maladie entre en jeu.

    La maladie, forme de prmor-talit , comme nous lavons vu, est la souffrance ressentie par des individus submergs par linstabilit de leur ancrage social, lorsque leur identit perd ses assises, quelle cesse dtre alimente par lassurance que leurs proches pensent eux

    forment des images dans une tonalit aimante12. Cest sans doute le haut niveau danxit produit par lextrme imprvisibilit des rela-tions sociales inhrente lexistence jivaro qui explique pourquoi toute affliction, sans considration de son origine et de son caractre apparem-ment bnin, devient un symptme de vise homicide sorcellaire si elle persiste plus de quelques jours ou mme quelques heures, ou si elle se manifeste par de fortes douleurs internes. Dans ces contextes, la taxinomie tiologique relativement dtaille que les informateurs jivaro sont mme de dployer abstraite-ment est trs vite rabattue sur un contraste unique et massif entre ltat de sant ou de bien-tre et la souffrance indiffrencie, cest--dire lannonce de la mort13.

    La cure chamanique

    Cet obscurcissement brutal de la conscience de soi, vcu comme une douleur dabandon et dalination et

    conceptualis comme une attaque meurtrire intangible, justifie le recours la pratique thrapeutique chamanique. La cure est fonde sur la construction dune structure pragmatique complexe au sein de laquelle le chamane produit une description, souvent incomprhen-sible pour le patient, de ses changes avec des non-humains. Par le biais des chants quil nonce, le chamane donne une forme narrative ltat de confusion du patient et met en place une identification entre lui-mme et le malade, avec cette diffrence cru-ciale que lui, le chamane, contrle ce monde chaotique et traite les cratures qui en relvent comme des familiers, alors que le patient, de son ct, est emprisonn dans un tat de rupture communicative, avec lui-mme autant quavec les autres. Cette mise en ordre du monde du malade se fait en voquant des interactions, en dcrivant des par-cours spatiaux, temporels et sociaux, descriptions qui permettent la fois de cristalliser ltat de confusion et de mutisme du malade et de le faire parler ses familiers non humains. La cure instaure donc un mouve-ment daffiliation active laltrit qui tourmente le malade, donne langue et direction sa sujit paralyse, et retourne lorientation de lagression subie vers le chamane ou lesprit attaquant. Surtout, la cure

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    accidentelles seulement dans la mesure o les agents responsables les ont peut-tre provoques involontairement, mais bien sr, l inintentionnalit de cette intentionnalit putative est toujours suspecte ; si une maladie persiste ou empire, la suspicion laisse bientt

    place la certitude de la malveillance dlibre. Les jugements concernant l tat de sant dindividus ou mme de communauts entires dpendent donc largement de la perception de ltat des relations sociales : en temps de conflit imminent ou ouvert, non seulement

    on dveloppe une propension inhabituelle tomber malade, mais la maladie, quel que soit son statut taxonomique, est immdiatement attribue lagression chamanique.14. Cela vaut pour les hommes. Les femmes en font plus rarement lexprience et ne cherchent

    chamanique redouble et intensifie lapparentement du sujet, reforme autour de lui un tissu de liens avec ses congnres la fois visibles et invi-sibles. Elle restitue au malade une position dnonciateur et dacteur sur autrui, en voquant, par le biais des noncs chamaniques, son engage-ment dans des changes linguistiques et gestuels mi-fictionnels, mi-rels, des dplacements tous saturs dintention prsume, mme si le contenu de ces changes et le terme de ces dplacements restent osten-siblement nigmatiques et indfinis.

    Magnifier le soi

    Les Jivaro disposent toutefois dune autre manire de se dfendre contre la fragilit du Soi : le recours une exprience rituelle, qui est bien des gards limage inverse de la cure chamanique. Il sagit de la qute des visions nommes arutam . Dans le cadre dun rituel solitaire et secret qui exige un jene rigoureux et lingestion de fortes doses dhal-lucinognes, limptrant cherche obtenir un message verbal ou une vision prmonitoire concernant sa destine. Lesprit responsable de cette prophtie, larutam (littrale-ment vieille chose use ), est lme (limage) dun Jivaro mort depuis longtemps. Aprs une succession de mtamorphoses complexes et terrifiantes, cette entit apparat brivement au postulant pour lui adresser un message ou lui trans-mettre une substance. Dans le cas des hommes, ce message concerne le plus souvent lissue dune opration

    guerrire ou dune vengeance pr-mdite, action de reprsailles que le visionnaire se sent dsormais, on sen doute, oblig de mettre en uvre. Lexprience arutam est ainsi lie aux situations et aux relations inter-personnelles les plus imprvisibles, et repose sur la mme logique que le recours la thrapie chamani-que. Bien videmment, la structure pragmatique de linteraction entre le postulant et lesprit est tout aussi complexe que celle qui est en jeu dans la cure chamanique. Je vais, par consquent, me limiter souligner deux caractristiques principales de la qute darutam.

    En premier lieu, cette exprience visionnaire repose sur la mise en contexte rituelle des interactions ordinaires constitutives de la sub-jectivit. Ainsi, quand les Achuar parlent du message de larutam comme dune sorte d me qui fera dornavant partie deux-mmes, ils voquent une rification, projete dans le futur, dune image de soi enracine dans un genre particulier de relation intersubjective entre eux-mmes ou plus prcisment entre un tat modifi de leur conscience et lesprit arutam. Cette hypostase est modele sur lintriorisation du regard dautrui qui sous-tend les tats normaux de subjectivit : de mme que le wakan lme du corps survit brivement au dfunt rcent comme une objectivation de la mmoire quen conservent ses parents survi-vants, de mme la vision arutam qua reue le quteur contient la descrip-tion verbale ou visuelle par lesprit

    ou limage de son futur Soi. En rsum, le wakan est une rification

    de la mmoire attribue, tandis que l me arutam est une rification du Soi projet. De manire paradoxale, cette promesse de destine est tout ce qui subsiste finalement des gens, sous laspect de larutam quils devien-nent ventuellement. En dautres termes, le rituel arutam nest pas li une cosmologie labore ou une mtaphysique explicite. Il est fond sur la perception de la conscience et de lintersubjectivit sous-jacente la notion de wakan. La signification quon lui accorde sancre dans la construction rituelle dun contexte particulier dinteraction plutt que dans llaboration dun contenu. En second lieu, leffet ou le rsultat de la qute darutam dcoulent dun v-nement d hyper communication satur de certitude.

    Cependant, cet aperu fugace quest lexprience mystique dune destine purifie de toute imprvi-sibilit doit rester en de de toute explicitation, dans la mesure o il est strictement interdit de rvler la teneur du message reu de larutam, sous peine de perdre le bnfice de la vision, cest--dire la vision ou le message lui-mme en tant qu me additionnelle qui fortifie la conscience de soi. Or, la motivation premire de lexprience mystique, tout autant que son rsultat final, est bien lacquisition dune forme dinvulnrabilit, rendue manifeste par la vigueur de la parole et du geste, par une manire spcifique de se peindre le visage, et par lostension dune colre accrue, autrement dit dune pulsion meurtrire inten-sifie14. En rsum, de mme que la maladie conduit une rupture de

  • Le corps de lme et ses tats

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    pas systmatiquement rencontrer des arutam. La force (kakarma) quelles en retirent est gnralement dcrite en termes dune vie plus longue et dun surplus de bien-tre ; dune rela-tion privilgie avec les entits qui contrlent

    la fertilit des plantes du jardin, des animaux et des humains ; et de relations affectives stables avec leurs conjoints. On notera que les rencontres fminines darutam ont lieu dans leurs jardins plutt que dans la fort, et

    quelles semblent survenir uniquement lors de crises motionnelles aigus au lieu dtre activement recherches.

    la communication avec autrui le corps tant rduit au langage muet des symptmes , de mme ltat de magnification du Soi suscit par la rencontre avec un arutam implique une suspension localise de lchange linguistique et la manifestation dun faisceau de signes indirects ou de symptmes qui dnotent un rap-port soi plus affirm.

    Si lon met en parallle les deux sortes dexprience rituelle que jai brivement voques, la cure chama-nique et la qute darutam, nous avons

    dun ct une description de la mise en ordre du chaos vcu par le malade, narration qui permet ce dernier de se librer de la souffrance cause par lexcs dambigut qui obscurcit son rapport soi, et de lautre ct une vision prmonitoire secrte, dote dun coefficient de certitude absolue, qui exalte la grandeur du Soi. Dans les deux cas, leffet de linteraction rituellement construite implique une suspension de la conscience inten-tionnelle ordinaire : dans la qute de larutam, ce nest pas le postulant

    lui-mme qui reoit le message de lapparition, mais plutt son wakan, l me de son corps, puisquil est dans un tat de conscience altre par lingestion de psychotropes et lobservation dun jene svre. Ainsi, la structure qui sous-tend la situation de communication dans les deux types de contextes rituels est similaire. Dans la cure chamanique, le patient est comme mort , totalement passif, alors que le chamane sidentifie progressivement aux entits sources du dsordre, figures par des cratures

    Le visage de cet homme achuar exprime la force acquise au cours de ses interactions avec des esprits arutam. Valle du Pastaza, quateur, 1979. (photo A.-Ch. Taylor)

  • tre une personne

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    et des langues trangres, et les fami-liarise par le fait mme de les dcrire. Dans le rituel arutam, le postulant est lui aussi assimil un mort (durant sa priode disolement en fort, ses parents doivent sabstenir dvoquer son image, tout comme ils viteraient de penser un proche rcemment dcd), de telle sorte que son me , sa conscience dsinten-tionnalise devient similaire la personne rellement morte (arutam) qui va ventuellement lui apparatre. Cette interaction avec une entit aussi extrieure la socit que les trangers que rencontre le chamane engendre un tat de clart existen-tielle. Davantage quune gurison qui est en ralit un retour au Soi ordinaire , elle constitue une sorte dhypercure, source dune conscience de soi magnifie.

    Conclusion

    Rsumons prsent la description propose ici des notions jivaro rela-tives la personne et des pratiques quelles alimentent. Jai commenc par montrer que la personne tait dfinie ngativement, en creux, par lintersection dun ensemble de pr-supposs implicites concernant la qualit dveil ou danimation (vue comme une subjectivit impute), la socialit (vue comme une facult rgle dinteragir avec des congn-res, inhrente la qualit de sujet du fait de son affiliation ncessaire un collectif ), et finalement la forme corporelle, ce principe de spciation qui cre des distinctions au sein dune matire physiologique par-tage par lensemble des existants. Cette forme corporelle propre aux diffrentes classes dtres est issue pour chaque collectif dun stock fini dapparences distinctives recycla-bles. Chez les Jivaro, la conscience de soi est fonde sur la saturation affective, travers la perception par

    autrui de cette enveloppe corporelle singulire. Parce que le sentiment de soi est un tissu collectif, parce que lintersubjectivit se dploie dans le contexte de relations socia-lement rgles, parce que enfin, les rapports des Jivaro reposent sur des liens de parent mouvants et des formes institutionnalises dhostilit rciproque, parce que, en un mot, ils vivent dans un monde impr-gn dincertitude et danimosit, le sentiment de soi est sujet de fortes fluctuations. Il alterne entre, dune part, des conditions dincertitude, drosion et de dpression, ressenties comme une douloureuse hostilit appelant lintervention dun cha-mane, et, dautre part, des tats de magnitude existentielle engendrs par une exprience rituelle de la certitude ancre dans une interac-tion secrte avec un esprit.

    Une personne, ou un sujet, nest donc pas une essence spcifique faonne par une thorie expli-cite, une conception indigne . Il nexiste pas chez les Achuar de discours canonique sur l indi-vidu , nul naffirme : Voici notre conception de ce quest un homme ou une femme. Et pourtant, la condition humaine est circonscrite avec prcision par larticulation dun ensemble de prmisses non explicites, prises dans une chane de mtamorphoses la fois ouverte et ferme. La chane est ouverte parce que la mort elle-mme est un processus sans fin, de mme que le passage du nous au ils , du Jivaro ltranger. La chane est fer-me, cependant, parce qutre une personne vivante ne peut se dfinir que par contraste avec ltat dtre moins que vivant (dans la maladie), ou dtre plus que vivant ( travers lacquisition dun arutam). Cest bien pour cette raison que nous trouvons la fois une opposition tranche et problmatique entre la vie et la mort dans les rcits mythiques, et,

    dans le rituel et dautres champs de la pratique, la vie et la mort en relation de continuit.

    Cest ici la clef du paradoxe que javais commenc par dfinir comme la coexistence de deux conceptions de la mort apparemment contra-dictoires. Il ne sagit pas, en ralit, de deux conceptions distinctes et cloisonnes de la mortalit lune naturaliste et lautre assimile une croyance , mais plutt de deux perspectives complmentai-res et indissociables. La premire privilgie les termes de la relation, tandis que la seconde privilgie la relation en mettant les termes entre parenthses. En outre, les diffrents contextes qui mettent en jeu des modifications du sentiment de soi sont relis de faon circulaire : la vision darutam prdispose lagres-sion et lhomicide, qui prdispose son tour la dsorientation et la maladie ; celle-ci conduit la thrapie chamanique ou une nouvelle qute darutam, et ainsi de suite. De cette faon, les diffrents types de relation et les mutations de la subjectivit quelles engendrent sont relis non seulement dun point de vue structurel, mais aussi dun point de vue pratique.

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