Le Consttructivisme

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LE CONSTRUCTIVISME CHEZ J.-L. LE MOIGNE CONSEQUENCES POUR LA RECHERCHE EN GESTION Stéphanie Dameron Fonquernie Cahier de recherche n°53 1999

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LE CONSTRUCTIVISME CHEZ J.-L. LE MOIGNE

CONSEQUENCES POUR LA RECHERCHE EN GESTION

Stéphanie Dameron Fonquernie

Cahier de recherche n°53

1999

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LE CONSTRUCTIVISME CHEZ J.-L. LE MOIGNE

CONSEQUENCES

POUR LA RECHERCHE EN GESTION

A propos de l’épistémologie et de la méthodologie des ouvrages de J.-L. Le Moigne1 :

“ Le constructivisme. Tome 1 : des fondements ”2 “ Le constructivisme. Tome 2 : des épistémologies ”3

INTRODUCTION

Cet ouvrage, composé de deux tomes, se présente comme un recueil d'articles épistémologiques et

méthodologiques déjà parus, tous rédigés entre 1981 et 1991 par Jean-Louis Le Moigne. Il retrace les

réflexions de l’auteur en quête d’une épistémologie capable de rendre compte de ses recherches sur la

modélisation systémique. Directeur du centre de recherche GRASCE, à Aix en Provence, Jean-Louis Le

Moigne trouve dans la pensée de J. Piaget les fondements d’un renouveau épistémologique. Il se présente

ainsi comme l’héritier du logicien dont il veut poursuivre l’oeuvre.

Le constructivisme est le thème central de ce recueil, entendu comme un discours sur la constitution de

connaissances scientifiques : "le réel existant et connaissable peut être construit par ses observateurs

qui sont dès lors ses constructeurs" 4. Dix articles explorent les fondements du constructivisme (Tome I) et

dix autres exposent la pratique des épistémologies constructivistes d'une dizaine de disciplines (Tome II).

L'objet de ce recueil est de proposer un paradigme épistémologique alternatif à l'épistémologie positiviste,

alternative qui permette d'assumer les sciences de l'action, de les rendre intelligible dans leur complexité.

La mise en forme linéaire de cette succession d'articles est contraignante, cependant l'auteur revendique tout

de même une logique dans sa présentation. En effet, la récursivité fondatrice du constructivisme se manifeste

ici dans l'exercice de sa présentation, où on passe des fondements aux épistémologies et de celles-ci aux

fondements du constructivisme en permanente reconstruction. Chaque critique d'une épistémologie

1 Cet article est issu d’un séminaire de lecture en épistémologie de l’école doctorale de gestion de PARIS IX Dauphine . Je tiens à remercier tous les participants au séminaire pour leurs remarques, critiques et suggestions. 2 ESF éditeur, 1994. 3 ESF éditeur, 1995.

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disciplinaire suscite de nouvelles réflexions sur les fondements transdisciplinaires, lesquelles, à leur tour,

activent de nouvelles critiques dans les disciplines connexes.

Présenter cet ouvrage de manière linéaire apparaît alors artificiel, fondements et épistémologies

s'enchevêtrent dans une permanente reconstruction épistémologique. Nous choisirons donc de suivre le

mouvement qui semble caractériser à la fois l'argumentation d'un article et leur succession.

Nous présenterons ainsi dans un premier temps la position de l'auteur sur la nécessité et la légitimité d'un

paradigme alternatif. Le constructivisme semble nécessaire devant le développement de nouvelles disciplines

enseignables, il est légitime car il s'appuie sur un courant de pensée qui naît avec la philosophie. Nous nous

concentrerons alors, dans un second temps, sur les hypothèses fondatrices du constructivisme. Ces

hypothèses permettent de rendre intelligible l'activité du concepteur : la représentation des phénomènes

perçus complexes par la modélisation systémique.

Après cette présentation de l’ouvrage, la seconde partie s’intéressera aux implications épistémologiques et

méthodologiques du recueil sur la recherche en gestion. Nous traiterons dans un premier temps de l’enjeu

central du débat épistémologique entre positiviste et constructiviste : les relations entre le sujet connaissant et

l’objet à connaître. Le débat influe non seulement sur la démarche du chercheur mais aussi sur l’approche

constructiviste de l’organisation-entreprise. Cette question nous conduira à traiter des implications

méthodologiques du constructivisme et du problème de la validité des connaissances produites.

4 J.-L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes, Collection Que Sais -je?, PUF, 1995, p. 40.

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Première partie : Plaidoyer pour une réflexion épistémologique alternative

I- Nécessité et légitimité du constructivisme

L’auteur cherche à continuer l’oeuvre de J. Piaget sur la réflexion épistémologique. Sa démarche part d’une

constatation; l’apparition de nouvelles disciplines et les développements des sciences dures interrogent la

nature du statut scientifique positiviste, leur projet dépasse la recherche de lois causales universelles pour

comprendre et modéliser la complexité. Il apparaît alors nécessaire de proposer un paradigme

épistémologique alternatif : le constructivisme. Sa genèse ne date pas de notre siècle, l’auteur retrouve dans

les pensées de certains philosophes grecs, de Léonard de Vinci ou encore de G. Vico les bases d’une

modélisation globale d’un système plutôt que sa découpe en lois générales.

A/ Développement de nouvelles sciences dans un flou épistémologique

1) Des nouvelles sciences dans un paradigme épistémologique dominant

De nouvelles sciences apparaissent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. On les tient pour nouvelles

en ceci qu'elles n'ont pas encore, sauf exceptions mineures, droit de cité explicite au sein des institutions

académiques. J.-L. Le Moigne retient par commodité la date de 1948 qui vit paraître presque simultanément

des textes fondateurs : les articles de N. Wiener, W. Weaver, C. Shannon établissent la cybernétique et la

théorie de l'information, J. Von Neumann théorise les ordinateurs, la thèse d'H. A. Simon, Administrative

Behavior, est publiée en 1947, etc. L'auteur propose quelques illustrations de ces nouvelles sciences dans le

tome II notamment avec les sciences de la décision, de gestion, de la communication, de la cognition,

informatique, technologique, de la conception et de l'éducation.

Dans cette conjonction exceptionnelle, les nouvelles sciences ont pour trait commun une remise en question

de la vocation de la recherche scientifique : "ne pas se confiner dans les perfectionnismes des

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mécaniques rationnelles et statistiques, mais pénétrer dans l'immense entre-deux, la complexité

organisée."

Or ces disciplines sont enseignées, discutées, financées et diffusées. On doit alors, fut-ce simplement au nom

de l'éthique, s'interroger sérieusement sur leur statut proprement disciplinaire et scientifique afin d'en assurer

la discipline intellectuelle interne.

Cependant, s'interroger sur le caractère scientifique d'un énoncé nécessite de définir la notion de "science".

La science est caractérisée par le Grand Robert comme "l'ensemble des connaissances, d'études d'une

valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode déterminée, et fondées sur des relations

objectives véritables"5; or cette définition s'inscrit dans l'épistémologie positivo-réaliste.

En effet, le positivisme postule la connaissance d'une réalité en soi, objective, et l'existence de lois

universelles qui gouvernent l'univers, lois que la science a pour mission de découvrir. Deux hypothèses

président donc au positivisme, l'hypothèse ontologique et déterministe. Le Moigne présente ainsi l'essentiel

de cette philosophie à travers le paradigme de "l'univers câblé ” : "Il existe quelques plans de câblage de

l'univers, que la science se donne mission de découvrir et de valider expérimentalement, paradigme

qui implique une congruence rassurante avec une logique câblée".

Cette épistémologie se fonde notamment sur la pensée de trois auteurs.

Elle s'inspire des trois axiomes qu'Aristote impose au syllogisme et donc à la logique formelle contemporaine

: l'axiome d'identité (A est A), l'axiome de non-contradiction (A n'est pas B et non B) et l'axiome du tiers

exclu (A est B ou non B).

Elle reprend "les règles pour la direction de l'esprit" de R. Descartes qui postule la dualité sujet/objet et

préconise le raisonnement déductif.

Enfin, Auguste Comte institutionnalise ce paradigme à travers son tableau synoptique des sciences construit

en 1828 et le qualifie de positif, le mot positif désignant le réel.

Depuis, cette épistémologie domine et garantit dans nos institutions la scientificité d'un discours, comprise ici

comme la vérité objective, en raison.

Cependant le positivisme ne peut garantir le discours de ces nouvelles sciences. Ces nouvelles disciplines ne

se définissent en effet pas par leur objet positivement observable; l'information, la décision ou la

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communication sont autant de concepts abstraits que l'expérience physique ou l'observation biologique ne

savent guère identifier par le truchement rassurant de l'expérience sensible. Ainsi se dégagent les nouvelles

sciences, elles s'avèrent identifiables non pas par leur objet mais par leur projet : la connaissance des

systèmes artificiels, construits et non donnés.

Ces nouvelles sciences sont maintenues dans un flou épistémologique dont les chercheurs s'inquiètent

seulement depuis les années soixante. Or, face aux développements de ces sciences, la pression sociale

s'accentue pour garantir leur discipline interne, l'institution scientifique doit alors convenir du nécessaire

redéploiement de ses appareils épistémologiques de base.

L'objectif ici n'est pas de se substituer au positivisme mais de proposer un paradigme alternatif, socialement

acceptable, capable d'expliciter les procédures de validation de leurs énoncés enseignables.

Pour cela, L'auteur cherche à montrer la contingence du paradigme positiviste, contingence que les

institutions tendent à oublier.

"Ce n'est pas la rationalité des systèmes de valeur inhérents au cartésiano positivisme que l'on

commence à contester, c'est leur caractère totalitaire, leur impérialisme culturel, qui contraint en

particulier tous les systèmes éducatifs."6

2) Contingence de "l'esprit scientifique"

Ces nouvelles sciences se présentent selon l'auteur comme le prototype du nouvel esprit scientifique

qu'annonçait Bachelard en 1934, pour qui "rien n'est donné, tout est construit". L’auteur plaide pour une

transformation de la réflexion épistémologique; celle-ci s'inscrit dans des contextes et reste donc sujette à des

révolutions paradigmatiques, révolution qui touche actuellement le positivisme au regard des critiques internes

qui l'agitent.

L'auteur se réfère en effet à G. Bachelard qui annonçait le défilement chronologique des paradigmes en

écrivant dans Le nouvel esprit scientifique en 1934 :

"Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas

une constitution définitive de l'esprit scientifique... Y a-t-il des méthodes de pensée fondamentale qui

5 Cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur les fondements épistémologiques de l’autonomie des sciences ”, Tome I, p. 30. 6 Introduction générale, Tome II.

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échapperaient à l'usure... ? Il ne le semble pas... On peut, croyons-nous, aller plus loin et mettre en

doute l'efficacité des conseils cartésiens. (p. 139 et 141) "7

Cette thèse reconstruite sur le modèle de la succession des paradigmes par T. S. Kuhn trente ans plus tard

devait suggérer une sorte de relativité des épistémologies, désacralisant la définition arrêtée du systèmes des

sciences et légitimant la construction de paradigmes alternatifs.

Le caractère contingent de l'épistémologie dominante allait être accusé par un deuxième coup de boutoir,

une critique interne intense. K. Popper ébranle l'édifice épistémologique par le concept de "falsifiabilité d'une

théorie" qui remet en cause l'idée d'une vérité objective, en soi, vérifiable, dont l'existence intemporelle et a

priori constitue le fondement de la science. Les théories scientifiques ne sont pas "vraies", mais au contraire

falsifiables. E. Morin parle de "vérité biodégradable", il n'y a plus un seul vrai plan de câblage, mais des plans

changeants et différents du même univers, commodes et utiles un moment, que l'on rejettera ensuite.

L’argumentation de l’auteur en faveur d’une alternative épistémologique au positivisme repose ainsi sur deux

fondements, la légitimité scientifique et la nécessité culturelle. Jean-Louis Le Moigne cherche alors à re-

formuler un paradigme alternatif en s'appuyant sur des courants de pensée reconnus.

B/ Genèse et construction d'un paradigme épistémologique alternatif

Le terme "constructivisme" date du début du XXème siècle. Il est né de la querelle entre mathématiciens,

notamment entre Hilbert et Browner, sur la nature, donnée ou construite, des nombres. Malgré sa récente

dénomination, Le Moigne trouve dans la pensée des réthoriciens, des sceptiques et d'Aristote, les origines

du constructivisme. Par la suite, certains auteurs ont eu une influence déterminante sur ce courant de pensée

et sont ainsi constamment cités.

1) Les trois V du constructivisme

Trois auteurs influencent particulièrement Jean-Louis Le Moigne dans sa présentation d'un paradigme

alternatif socialement acceptable : Léonard de Vinci, redécouvert par Paul Valéry, et Gianbattista Vico.

La lecture de Paul Valéry (1870-1945) permet de redécouvrir le savant que fut Léonard de Vinci (1456-

1519). Ce dernier propose en effet une étonnante distinction dont l'esprit humain serait capable, entre deux

"univers naturels". Le "premier univers naturel" est celui des phénomènes physiques, où nous percevons et

7 Cité par J.-L. Le Moigne, “ Sur les fondsements épistémologiques de l’autonomie des sciences ”, Tome I, p. 34-35.

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représentons des objets tangibles que nous reconnaissons assujettis à quelques règles. Le "second univers

naturel" bien au contraire s'étend virtuellement à l'infini, c'est celui des images, des phénomènes mentaux, où

"l'homme avec les choses naturelles crée, à l'aide de cette nature, une variété infinie d'espèces."8

Léonard de Vinci procède par la modélisation-représentation. Par le "disegno", nous accédons non

seulement à la compréhension du premier univers limité aux phénomènes naturels mais aussi à celle du second

univers, et nous le découvrons inépuisable. Le disegno est une méthode de conception, de représentation

plutôt que d'analyse, de visualisation plutôt que de réduction. Il est à la fois dessin et représentation, action

de dessiner mais aussi de concevoir et, par là, imaginer; "il surpasse la nature parce que les formes

élémentaires de la nature sont limitées, tandis que les oeuvres que l'oeil exige des mains de l'homme

sont illimitées."9

"Les mécaniciens et les architectes grecs avaient ouverts la voie de cette science de la conception qui

invite à l'usage de toute la raison, sachant que la ruse est aussi raisonnable, et peut-être davantage,

que le syllogisme. Léonard de Vinci est un héritier d'Archimède et non pas d'Aristote. Il sait qu'il est

des logiques et non pas une logique. L'homme de science doit faire voir (dessiner) ce que l'on n'avait

pas encore vu : c'est un concepteur de modèles, de dessins et de théories."10

Or, selon Le Moigne, nous nous sommes limités, sous l'influence de R. Descartes, à découvrir les lois du

premier univers sans relever le défi de la complexité du second univers. Les nouvelles sciences cherchent

enfin à rentrer dans cette "complexité organisée et organisante".

Pour la modélisation du second univers, celui des phénomènes artificiels, P. Valéry dans ses Cahiers met en

exergue la puissance évocatrice des processus de symbolisation. Le symbole, ce "nombre plus subtil", nous

permet de concevoir "l'imprévisibilité essentielle" de la complexité, l'acte de symbolisation produit du sens.

Le poète appelle ainsi à un enrichissement de la symbolique afin d'exprimer moins sommairement la

complexité des perceptions et des raisonnements cognitifs.

Cette réflexion sur la connaissance comprise comme un processus de conception est enrichie par la pensée

de G. Vico sur le raisonnement dialectique.

8 Léonard de Vinci, cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur la reconstruction des sciences fondamentales de l’ingénierie ”, Tome I, p. 77. 9 Léonard de Vinci, cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur la reconstruction des sciences fondamentales de l’ingénierie ”, Tome I, p. 77. 10 “ Sur les fondements épistémologiques de l ‘autonomie des sciences ”, Tome I, p. 38.

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Gianbattista Vico (1668-1744) publie un demi siècle après la diffusion du Discours de la méthode, la

Scienza Nueva. Le penseur, professeur de rhétorique à Naples, conteste l'analyse réductionniste cartésienne;

il fonde la construction de la connaissance scientifique sur "l'ingenium" et non sur les sciences d'analyse.

L'ingenium est cette faculté mentale qui permet de relier de manière rapide, appropriée; c'est une conception

de la connaissance entendue par sa capacité à conjoindre à associer, plutôt qu'à séparer ou à atomiser. La

maîtrise des raisonnements dialectiques développe cette faculté de relier des choses séparées, de discerner

des relations entre les choses, et par là-même d'inventer et de créer.

Le Moigne est ainsi frappé de la congruence entre les trois auteurs qui cherchent avant tout à agencer en

système plutôt qu'à analyser en parcelles.

2) Le triangle d'or PSM

Sur cette base historique, l'auteur imbrique les apports contemporains de Piaget, Simon et Morin. Ces trois

auteurs, malgré des conceptualisations différentes, se retrouvent dans une méthodologie de la représentation

de la connaissance, méthodologie qualifiée de systémique. Leurs recherches sur la modélisation de la

complexité inspirent particulièrement Le Moigne.

a) J. Piaget : le constructivisme génétique

J. Piaget réhabilite le constructivisme dans Logique de la connaissance scientifique en 1967, ce manifeste

épistémologique montre incidemment les limites, les excès et les discordances entre les fondements sur

lesquels le positivisme prétend reposer et les pratiques disciplinaires par lesquelles il s'exerce. J. Piaget

propose de substituer une axiomatique constructiviste, il privilégie l'interaction du sujet connaissant et de

l'objet observé dans la construction de la connaissance. La connaissance est alors plus un processus que la

découverte de savoirs stables.

Le constructivisme de Piaget "ne naît pas tel Athéna, armé de pied en cap", il se construit en effet pendant

trente ans dans l'expérience scientifique des développements de la psychologie génétique. La psychologie

génétique étudie l'enfant afin de comprendre son développement, et notamment le processus de construction

de la connaissance. De ses recherches, il déduit la conception de la connaissance dans l'interaction sujet-

objet.

Ce pragmatisme méthodologique se retrouvera dans les contributions contemporaines aux épistémologies

constructivistes, notamment à travers de la science des systèmes. Cette réflexion autonome des sciences sur

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leurs propres fondements en permanente reconstruction constitue pour J. Piaget un fait nouveau, révélateur

de la crise du positivisme :

"Le fait nouveau et de conséquences incalculables pour l'avenir, est que la réflexion épistémologique

surgit de plus en plus à l'intérieur même des sciences, (...) parce que certaines crises ou conflits se

produisent en conséquence de la marche interne des constructions déductives ou de l'interprétation

des données expérimentales, et que, pour surmonter ces traditions latentes ou explicites, il devient

nécessaire de soumettre à une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-

là de manière à déterminer leur valeur épistémologique elle-même."11

Dans le même temps, le logicien dénonce la distinction de nature entre les problèmes scientifiques et

métaphysiques, ces derniers ne pouvant être énoncés en termes de formalisation logique et d’expériences au

sens strict. Pour le positivisme, qu’il soit comtien ou issu du cercle de Vienne, le raisonnement analytique est

seul propre à la démarche scientifique. J. Piaget tente au contraire de dépasser, par le pragmatisme logique,

de tels cadres limitatifs en revalorisant le raisonnement dialectique. L’auteur ne cherche ainsi pas à opposer

deux modes de raisonnement mais plutôt à désigner deux aspects distincts mais indissociables de la

connaissance.

Cette volonté de sortir du seul raisonnement analytique se retrouve chez H. A. Simon dans sa conception

d’une rationalité non plus optimisatrice mais procédurale.

b) H. A. Simon : la rationalité procédurale

Le Moigne tient pour révolutionnaire le manifeste épistémologique, publié en 1969, The sciences of Artificial.

H. A. Simon propose une alternative complète aux "sciences naturelles" avec les "sciences de l'artificiel". Il

réhabilite la connaissance quand elle est adaptation délibérée d'un projet dans un environnement, c'est-à-dire

la construction intentionnelle d'artefacts.

En effet, en concevant une rationalité procédurale plutôt que substantive, il substitue un principe de

satisfaction au principe de maximisation. Le principe de satisfaction met en oeuvre un principe de recherche :

les alternatives ouvertes à un agent ne sont pas données, mais doivent faire l'objet d'une exploration; l'agent

doit donc créer des artefacts pour adapter son projet aux possibilités offertes par le contexte.

11 J. Piaget est cité en introduction du tome II.

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"Il y a artefact lorsqu'il y a adaptation délibérée d'un projet dans un environnement."12

Selon Le Moigne, Simon désacralise ainsi implicitement le primat exclusif de la méthode analytique et

optimisatrice; il restaure le statut de l'ingenium, la construction d'artefacts, la connaissance par le traitement

des symboles physiques. Il s'intéresse donc plus aux procédures de décision qu'aux résultats de la décision; il

ne prend pas les objectifs et les moyens de la prise de décision comme donnés, mais comme construits,

objets d'une recherche. H. A. Simon fait une analogie entre l'oeuvre de l'artiste et celle de l'ingénieur, il écrit

dans la préface à l'introduction française de Sciences des systèmes, Sciences de l'artificiel :

"L'oeuvre du peintre, de l'écrivain, de l'architecte, toutes se révèlent identiques à celle de l'ingénieur,

du chimiste, de l'organisateur. Non pas une fantaisie arbitraire, ni un acte de pure volonté, mais la

découverte des formes qui harmonisent les besoins et les aspirations de l'homme intérieur avec les

lois qui régissent l'environnement naturel; ces artefacts avec le monde dans lequel il vit."13

Si H. A. Simon caractérise son oeuvre par le paradigme de la rationalité limitée, Le Moigne parle plutôt de

"rationalité ouverte", ouverte au champ des raisonnements intentionnels, par tâtonnements, mais en même

temps rusée.

E. Morin concrétise ces réflexions sur la production de connaissances en ouvrant les voies d’une

méthodologie constructiviste.

c) E. Morin : la complexité et l'autonomie

E. Morin, à travers la succession des volumes de la Méthode, explicite la méthode propre à la production de

connaissance constructiviste estime Le Moigne. En effet, en formulant "le paradigme de complexité", la

méthode scientifique peut sortir du champ clos des méthodes de modélisation analytique, de découpe, et

s'ouvre à la modélisation systémique.

La complexité, irréductible à ses composants, peut enfin être modélisée par un système. L'auteur permet ainsi

l’essor de la systémique fondant son projet sur l'étude des modes de modélisation des phénomènes perçus

complexes.

12 H. A. Simon, Cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur la re-construction des sciences fondamentales de l’ingénierie ”, p. 88, Tome I. 13 Cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur la re-construction des sciences fondamentales de l’ingénierie ”, p. 87, Tome I.

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Dans la construction de système artificiel E. Morin reconnaît le rôle premier du sujet connaissant. Il

symbolise l'acte de connaître par une boucle récursive entre le sujet connaissant et le sujet conçu. Il

autonomise ainsi la connaissance qui est capable de produire des connaissance sur elle-même.

"Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la

connaissance qui a permis de l'acquérir".14

On assiste ainsi, selon J.-L. Le Moigne, à une progressive convergence des recherches vers un mode

alternatif de production de la connaissance. Elle se construit dans l'interaction du sujet avec le milieu à

connaître, par la raison délibérante et la production d'artefacts, de systèmes artificiels. Ces recherches

aboutissent à l'édification de l'épistémologie constructiviste sur laquelle peuvent s'argumenter et se

développer les nouvelles sciences, les sciences de l'artificiel, identifiées par leur projet de connaissance.

La science est comprise alors comme l'organisation des apparences en systèmes de loi et non plus révélation

de la loi. La réalité scientifique devient un mode de connaissance critique, à la fois réflexif et prospectif.

"La science ainsi entendue n'a pas pour idéal l'approche asymptotique de quelques vérités

immanentes : elle se veut édification (conception-construction), par l'humanité, de son propre état

naturel; la nature pour la science cesse de n'être qu'une donnée (naturelle) pour devenir une oeuvre

(artificielle)."15

Ainsi le développement de nouvelles sciences participe à un travail épistémologique, notamment la science

des systèmes qui constamment fait un retour sur elle-même pour légitimer ses énoncés. Ce foisonnement

épistémologique remet en cause la prégnance du positivisme depuis Auguste Comte; il participe dans le

même temps à la reconnaissance du paradigme constructivisme qui s'appuie sur une pensée qui traverse

l'histoire.

II- Les hypothèses fondatrices du constructivisme

14 E. Morin, cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur les fondements épistémologiques de la science des systèmes ”, Tome I, p. 114. 15 “ Sur les fondements épistémologiques de l’autonomie des sciences ”, Tome I, p. 38.

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Le foisonnement épistémologique, dans lequel la science des systèmes joue un rôle particulier, remet en

cause le primat des hypothèses positivistes de la production de connaissances. S'appuyant sur de nombreux

courants de pensée, de Léonard de Vinci à E. Morin, J.-L. Le Moigne tente de re-formuler les hypothèses

fondatrices du constructivisme et ainsi de la représentation intelligible de la complexité.

A/ Les hypothèses épistémologiques et conception de la connaissance

L'auteur présente les hypothèses phénoménologique et téléologique dans leur confrontation aux hypothèses

ontologique et déterministe qui fondent le positivisme. Le choix entre les unes ou les autres apparaît comme

un "acte de foi", un choix idéologique, chacune étant raisonnablement plausible.

1) L'hypothèse phénoménologique alternative à l'hypothèse ontologique

Selon l'hypothèse phénoménologique, ou interactionniste, l'interaction du sujet connaissant avec l'objet

observé est précisément constitutive de la connaissance. La réalité connaissable est “ perçue ou définie par

l'expérience que s'en construit chaque sujet "prenant conscience ou connaissant. ”16. Elle est

représentation que se construit le sujet.

Le constructivisme nous invite donc à sortir du dualisme sujet/objet, corollaire d'une conception ontologique

de la connaissance. Nous ne connaissons pas une réalité en soi, constituée d'objet dotés d'une essence

propre, indépendante de l'action du sujet connaissant qui l'expérimente et la décrit. Nous ne connaissons que

les représentations par lesquelles nous percevons les phénomènes, dont nous expérimentons les sensations.

Si le positivisme admet l’interaction, elle est considérée comme un biais qu’il faut chercher à atténuer. La

rupture se situe donc dans la reconnaissance scientifique de la dialectique : l’opérateur récursif liant sujet et

objet est au centre de la production de la connaissance. L’héritage de Piaget est ici déterminant :

“ La position constructiviste ou dialectique consiste au contraire, en son principe même, à considérer

la connaissance comme liée à une action qui modifie l’objet et qui ne l’atteint donc qu’à travers les

transformations introduites par cette action. En ce cas le sujet n’est plus face à l’objet, -et sur un

autre plan-, à le regarder tel qu’il est ou à travers des lunettes structurantes : il plonge dans l’objet

16 “ Sur les fondements épistémologiques de la science des systèmes ”, tome I, p. 116.

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par son organisme, nécessaire à l’action, et réagit sur l’objet en l’enrichissant des apports de

l’action. ”17

2) L'hypothèse téléologique

En attribuant à l'acteur connaissant un rôle décisif dans la construction de la connaissance, l'hypothèse

phénoménologique a pour corollaire l’intentionnalité du sujet, son projet de connaissance. L'interaction

sujet/objet repose sur l’intentionnalité de l'acteur connaissant.

Le développement de l'hypothèse téléologique est suscité, avivé par la science des systèmes qui a su

développer la notion aristotélicienne de causes finales. L'auteur se sert de ses travaux de recherche sur la

systémique et des apports de H. A. Simon.

L'hypothèse téléologique est proposée ici comme une alternative plausible de l'hypothèse déterministe.

L'auteur se sert des quatre causes décrites par Aristote où la cause finale est aussi plausible que la cause

efficiente : interpréter un comportement selon quelques finalités est aussi bien raisonné que l'expliquer par une

cause certaine.

On passe ainsi d'un monde "câblé", soumis à des lois éternelles, à un monde "construit" par le sujet

connaissant; l'acteur a pour projet de connaître la réalité, et la représente par quelques projets possibles.

L’hypothèse téléologique a donc une double conséquence :

• L’intentionnalité du sujet connaissant est prise en compte, ce dernier interprète le réel et donc construit ses

connaissances en référence à des finalités qu’il a lui-même élaborées. L’action de connaître a pour cause les

buts que s’est fixé le sujet connaissant.

• Si l’acte cognitif est finalisé, il est aussi finalisant : l’objet ou le phénomène à connaître peut être compris

comme ayant une finalité. L’acteur attribue des projets à l’objet pour interpréter son comportement. A la

question “ pourquoi ” au centre de l’acte cognitif, on peut tout aussi bien s’exprimer en termes de “ à fin

de... ” qu’en termes de “ parce que... ”18

Ainsi, selon l'auteur, en acceptant le caractère intentionnel de l'action de connaître, il apparaît légitime

d'attribuer ce même caractère finalisé à la connaissance construite, au résultat de cet acte.

17 J. Piaget (éd.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1967, p. 1244. 18 J.-L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes, PUF, Collection Que sais -je?, 1995.

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Il nous faut donc choisir entre un monde connaissable fait de nécessités et un monde de possibles qui n'est

pas chaotique parce qu'il se finalise.

3/ Redéfinition de la valeur de la connaissance

Le développement des hypothèses épistémologiques constructivistes transforme notre regard sur la

connaissance, elle est alors :

"non plus la découverte ou le dévoilement d'objets naturels présumés indépendants de leurs

observateurs, mais l'invention ou la conception de phénomènes artificiels construits délibérément par

leurs observateurs (...) le modélisateur sait qu'il a projet et qu'il attribue projets aux artefacts qu'il se

propose de connaître."19

La connaissance résulte ainsi des interactions schématisées ci-dessous :

objet à projet sujet

connaître connaissant

Production de connaissance

Une discipline qui se réfère à une épistémologie constructiviste n'est donc plus définie par son objet mais par

son projet, et les méthodes qu'elle met en oeuvre ne s'évalueront plus à l'aune de son objectivité, mais à celle

de sa projectivité : c'est par rapport au projet de l'observateur que se légitimera la connaissance construite.

Le critère d'objectivité exogène s'oppose au critère de "faisabilité", pour reprendre l'acception de G. Vico ,

"le vrai est dans le faire"20. Le constructivisme propose ainsi de remplacer l'acception d'un vérité

objective, immuable, par le critère de "faisabilité cognitive". La connaissance valide n’est pas la reproduction

exacte d’un réel en soi, mais une représentation organisée de la réalité, représentation compréhensive et

faisable.

Cependant la définition de la validité des connaissances construites n’est pas véritablement opérationnelle.

Cela marque, nous le verrons par la suite, une des faiblesses principales de l’argumentation.

19 “ Sur la reconstruction des sciences fondamentales de l’ingénierie ”, p. 71, Tome I. 20 Cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur les fondements épistémologiques de la science des systèmes ”, tome I, p. 117.

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Ces hypothèses sont ainsi présentées comme idéologiques, postulées, un "acte de foi". Cependant, on peut

"jouer" sur l'intensité attribuée à chacune des hypothèses, interprétées de façon plus ou moins radicale. Cette

diversité des lectures possibles du paradigme constructiviste permet de se référer aux épistémologies

constructivistes (au pluriel) et donc de rendre compte de cette diversité des formes cognitives et symboliques

de la construction et de la présentation des connaissances humaines.

B/ La méthode pour concevoir la complexité

L’auteur cherche alors à montrer combien ces hypothèses permettent d’ouvrir le champ de l’acte cognitif, de

rentrer dans le second monde décrit par L. de Vinci. La possibilité de représenter la complexité est au coeur

de ce nouveau champ de connaissance.

En effet, il s'agit à ce stade pour J.-L. Le Moigne de comprendre et d'instrumenter l'acte de conception de

phénomènes perçus complexes. Peut-on concevoir un phénomène complexe? Le propre de la complexité

n'est-ce pas d'être inconcevable? Epuisant paradoxe que J.-L. Le Moigne cherche à dépasser par le biais du

constructivisme. Il se propose d'assurer de façon opératoire l'intelligibilité du concevable sans se contraindre

a priori à l'exhaustivité de l'analysable : tout ce qui est concevable n'est pas forcément analysable.

1) La conception de la complexité

Le paradoxe de la complexité peut être dépassé nous explique Le Moigne, mais pas par l'analyse. En effet,

l'analyse, la découpe de phénomènes perçus complexes, postule quelques hypothèses de fermeture du

modèle, de dénombrabilité de ses composants. Elle est en fait plus une évaluation de la complication d'un

système observé que de sa complexité : plus un système a de composants, plus il est, non pas complexe,

mais compliqué.

a) Qu’est-ce que la complexité?

L'auteur part alors d'une observation familière pour tenter de comprendre la complexité. Bien des

phénomènes initialement perçus complexes semblent devenir compréhensibles dès lors que les modélisateurs

trouvent un code pour les décrire. Dès lors que nous le décrivons à l'aide d'un nouveau code, purement

conceptuel, il apparaît que nous tenons pour intelligible, voire pour simple, tel phénomène hier

inextricablement complexe. Les exemples sont légions de cette complexité découverte, le cas du décryptage

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d'un message présumé chiffré est exemplaire : la complexité décourageante de sa traduction devient

parfaitement intelligible dès que l'observateur dispose du "chiffre".

Par cet exemple, l'auteur cherche à mettre en valeur le caractère fondamentalement artificiel du code,

concept pur, produit de la ruse humaine. En ce sens, la complexité n'est peut-être pas dans la nature des

choses, lesquelles ne seraient ni simples, ni complexes, mais probablement indifférentes aux interrogations de

l'acteur connaissant. La complexité résiderait dans la représentation que se fait le modélisateur, le concepteur

: le phénomène est perçu complexe plus qu'il n'est complexe.

"S'il nous faut admettre que la complexité d'un système n'est pas nécessairement une propriété de ce

système, mais une propriété de la représentation actuellement disponible de ce système, lui-même

décrit dans un ou plusieurs codes (langages), notre représentation de la complexité se transforme (...)

: la complexité est dans le code, et non dans la nature des choses."21

b) La modélisation systémique, alternative à la modélisation analytique

La modélisation systémique est présentée comme une alternative à la modélisation analytique pour

représenter la complexité. L'auteur suggère en effet une articulation des modes de connaissance selon qu'ils

privilégient la démonstration “ empirico-déductive ” par l'analytique ou la représentation “ axiomatico-

inductive ”. La modélisation systémique est instituée par et pour les disciplines scientifiques privilégiant la

seconde voie. Elle permet la représentation-modélisation par un système d'un phénomène perçu complexe.

En réaction contre la tendance autoritaire à l'efficacité de la simplification propre à l'analyse, Le Moigne milite

pour rendre intelligible la complexité. Selon lui, si la modélisation analytique se prête bien à l'appréhension

des phénomènes compliqués; "la modélisation systémique s'est développée précisément pour permettre

ce passage réfléchi du compliqué au complexe, de la prévisibilité certaine à force de calcul à

l'imprévisibilité essentielle et pourtant intelligible."22

L'apport de la systémique est de montrer que le réductionnisme de méthode n'est pas propre au

raisonnement scientifique. Sur le socle épistémologique établi par le constructivisme, une autre problématique

de la modélisation peut être reconnue et formulée. Elle cherche à relever le défi de la complexité : au lieu

d'établir des modèles simplifiés, elle propose de "remonter dans le processus cognitif de modélisation". Ce

n'est plus la résolution d'un problème bien posé, autrement dit déjà structuré par décompositions antérieures

21 “ Sur les fondements épistémologiques des sciences de la complexité ”, Tome I, p. 174. 22 “ Sciences des systèmes, sciences de la complexité ”, Tome I, p 154.

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implicites, qui constitue l'objectif premier de la science des systèmes. C'est la formulation, fut-elle

pauvrement structurée, du ou des problèmes que l'on va considérer dans telle situation perçue complexe. La

résolution d'un problème se construira ainsi dans le processus même de sa formulation. C'est le propre du

nouvel esprit scientifique annoncé par G. Bachelard.

"La méthode systémique se propose de résoudre le problème qui consiste à formuler le problème qui

concerne le modélisateur."23

H. A. Simon a proposé d'appeler les disciplines utilisant ce mode de connaissance les sciences de l'artificiel,

sciences de conception. La science des systèmes joue donc ici un rôle original, elle permet l'articulation entre

les différentes disciplines, des sciences des systèmes vivants aux sciences des systèmes matériels, le système

comme projet du modélisateur.

Aux axiomes de la logique analytique proposés par Aristote, se substitue donc les axiomes de la

modélisation systémique :

-axiome d'opérationalisation téléologique : tout phénomène modélisable est perçu comme une

action ayant une finalité.

-axiome d'irréversibilité : tout phénomène modélisable est perçu transformation, le modèle doit

rendre compte des processus.

-axiome du tiers inclus (de récursivité, d'inséparabilité) : tout phénomène modélisable est perçue

faisant la jonction entre le processus de connaissance et son résultat, l'opération et son produit.

Le constructivisme nous permet ainsi de concevoir des phénomènes perçus complexes sans chercher à les

réduire par l'analyse grâce à la modélisation systémique.

Cependant, puisqu'il nous faut concevoir la complexité par la modélisation systémique, il nous faut

maintenant explorer, comprendre ce qu'est la conception, ce processus cognitif, cet acte, ce tâtonnement par

lequel l'esprit "cherche ce qui n'existe nulle part et pourtant le trouve"24

23 “ Un exercice de diagnostic épistémologique ”, Tome I, p. 148. 24 Plaute, cité par Le Moigne dans “ Sur les fondements de la science de la conception ”, Tome I, p.201.

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2) La complexité de la conception

Et puisqu'il nous faut concevoir la complexité, l'auteur nous incite à explorer les sciences de la conception. Le

Moigne enroule ainsi sa pensée dans une spirale; il part du général, de l'englobant, des sciences de l'artificiel,

passe par les sciences des systèmes pour la compréhension de complexité, compréhension qui nécessite

l'exploration de la conception, elle-même centre de la production de connaissance.

Le Moigne développe la méthode de conception autour de deux référentiels :

-un référentiel conceptuel qui nous permet de comprendre l'acte de concevoir : le paradigme de

l'organisation selon E. Morin.

-un référentiel instrumental : le paradigme de l'intelligence selon H. A. Simon.

a) Qu’est-ce que la conception?

Selon l'auteur, les concepts théoriques dont doit disposer le concepteur en quête d'une méthode pour

concevoir sont ceux du paradigme de l'organisation. En effet, selon E. Morin, pour représenter sans les

mutiler les phénomènes perçus complexes, la puissance de la notion essentielle d'organisation apparaît

appropriée. La modélisation de la complexité peut être comprise comme organisée et organisante, comme

étant active, produisant elle-même sa propre intelligibilité, se construisant au fil du temps. Le modèle

complexe n’est pas fermé, mais reste ouvert au champs des possibles.

Concevoir, c'est organiser. La conception est à la fois l'acte d'organiser et son résultat. La conception est

ainsi un acte complexe mais intelligible par le concept d'organisation.

"Concevoir, c'est organiser; une conception est une organisation, organisée et organisante; un

modèle ne peut se réduire à un schéma organisé, aussi fin soit-il. Il nous faut le construire et le lire

dans sa potentialité organisatrice : il doit être organisant s'il prétend rendre compte de la complexité

perçue (l'essentielle imprévisibilité) du phénomène modélisé."25

L'acte de conception est rendu intelligible grâce à la notion d'organisation, il faut maintenant disposer d'un

outil instrumental pour comprendre comment concevoir.

b) Le principe d'action intelligente, alternative au principe de raison suffisante

25 E. Morin, cité par J.-L. Le Moigne dans “ Sur les fondements épistémologiques des sciences de la complexité ”, Tome I, p. 181.

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H. A. Simon propose un modèle des processus cognitifs à l'oeuvre dans l'acte de conception. La conception

de modèles se comprend comme le traitement de symboles. Le symbole est un opérateur qui, à la fois,

désigne un objet et produit d'autres symboles associés à cet objet.

En effet, puisque la complexité n'est peut-être pas dans la nature des choses, mais dans l'esprit des hommes,

nous ne l'entendons que par les codes et les symboles par lesquels nous nous la représentons. La

modélisation de la complexité passe alors par ce processus cognitif de symbolisation. La conception est une

action de “ computation symbolique ”; c'est l'action de chercher, par un exercice de manipulation des

symboles, ce qui n'existe pas et pourtant le trouver, le créer.

La notion essentielle de symbole permet de proposer une méthode qui rende possible la production de la

complexité. Le symbole n'est pas enfermé dans une relation univoque entre signifié et signifiant, il nous fait

entrer dans le champs ouvert des possibles, de potentialités, propres à la complexité du phénomène

modélisé.

L'activité du modélisateur est ainsi analogue à celle du compositeur musical : il conçoit un modèle à partir de

et en manipulant des symboles, et non pas en analysant ou en décomposant d'abord une réalité indépendante

de lui et qu'il prétend représenter.

Cette interprétation des processus cognitifs de conception implique une re-définition de la conception

traditionelle de la rationalité, de la rationalité substantive, optimisatrice, à la rationalité procédurale,

instrumentale et rusée. La raison est "intelligente" dans la conception de la complexité car elle construit des

réponses adaptées à son projet, elle délibère plus qu'elle calcule.

"Le concept d'action intelligente décrit l'invention et l'élaboration, par toute forme de raisonnement

descriptible a posteriori, d'une action (ou plus correctement une stratégie d'action) proposant une

correspondance adéquate ou convenable entre une situation perçue et un projet conçu par le système

au comportement duquel on s'interesse."26

26 “ Epsitémologies constructivistes et sciences de l’organisation, dans Epistémologies et sciences de gestion, coordonné par A.-C. martinet, Economica, 1990, p. 113. Article repris dans le tome II, chapitre 3.

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Conclusion de la présentation de l’ouvrage

L'auteur s'interroge ainsi sur le statut contemporain des épistémologies sur lesquelles se construisent les

disciplines scientifiques, nouvelles et anciennes. Cette interrogation le conduit à reconsidérer la légitimité des

épistémologies positivistes régnantes et à souligner la nécessité croissante de quelques discours alternatifs :

les constructivismes se reconstruisent. Il défend la pertinence et l'actualité des hypothèses interactionniste et

téléologique, antithèses réfléchies des hypothèses ontologique et déterministe sur lesquelles reposent, depuis

A. Comte, les épistémologies positivistes. Les sciences peuvent désormais concevoir la complexité sans la

réduire à l'analyse grâce à la modélisation systémique. Elle est héritière du disegno de Léonard de Vinci, de

l'ingenium de Gianbattista Vico; elle est construction d'une représentation artificielle par un système de

symboles.

Jean-Louis Le Moigne propose ainsi de discipliner l'organisation de la connaissance sans la contraindre à se

séparer en sciences disjointes. A. Comte, fondateur du positivisme, avait en effet hiérarchisé les

connaissances entre les disciplines supérieures (mathématiques, physiques) et disciplines annexes (sciences

humaines), par son tableau synoptique des sciences. Or, suivant le postulat d'une connnaissance construite

dans l'interaction du sujet avec l'objet, la récursivité régit aussi le rapport entre les sciences : le

constructivisme organise les connaissances dans un champ interdisciplinaire. Le Moigne, s'inspirant de J.

Piaget, propose une représentation des disciplines par un système spiralé des sciences; il exprime ainsi les

valeurs transdisciplinaires et interdisciplinaires propres au constructivisme.

Cependant on peut remarquer, en préambule à la seconde partie, quatre limites aux thèses de Le Moigne, en

sus d’un vocabulaire souvent hermétique, souvent du au recours fréquent à des néologismes. Tout d’abord,

l’auteur nous propose une présentation d’un positivisme dur, datant d’A. Comte, qui a pourtant connu

depuis des dépassements majeurs, les apports de K. Popper par exemple sont rarement pris en compte. La

seconde critique va de pair avec la première; certainement poussé par sa volonté de se démarquer du

positivisme, l’auteur néglige en effet le rôle de l’objet dans le processus de production de connaissance et

pousse parfois à son extrême l’hypothèse phénoménologique. Pourtant, si le sujet transforme l’objet dans

son acte de connaître, l’objet garde un rôle fondamental, c’est en quelque sorte la matière première de la

connaissance, ce qui permet de “ remplir ” les cases de l’entendement kantien. Cette perte de vue du rôle de

l’objet peut nous entraîner dans une relativité dangereuse. Dans le même temps, l’utilisation de la cause finale

est ambiguë, notamment l’auteur semble vouloir trouver systématiquement un projet dans un modèle,

représentation de la complexité; or, si l’acte de connaître est finalisé, il n’entraîne pas nécessairement des

représentations finalisées de la réalité. Enfin, la question des critères de validité scientifique reste peu étudiée;

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l’auteur propose d’abandonner l’idée de vérité pour celle d’adéquation , d’efficacité et de viabilité du

modèle par rapport au projet du chercheur, cependant ces notions demeurent floues et demandent à être

opérationnalisées.

L’analyse des conséquences de l’ouvrage pour la recherche en gestion va nous permettre de travailler plus

précisément sur ces quatre points. Nous pouvons auparavant tenter de résumer l'alternative constructiviste

grâce à un tableau récapitulatif; il faut excuser cette présentation dichotomique nécessairement réductrice, elle

a en même temps le mérite d’être claire.

Epistémologies positivistes Epistémologies constructivistes

Auteurs proches Platon, R. Descartes, A. Comte, Cl. Bernard, J. Monod, R. Thom

Léonard de Vinci, G. Vico, Kant, P. Valéry, G. Bachelard, J. Piaget, H. A. Simon, E. Morin

Conception

de la connaissance

• La connaissance est surtout un résultat.

• La réalité connaissable existe indépendamment du sujet. On connaît une réalité en soi, objective.

• La réalité est uniquement régie par des lois causales

• Rapport linéaire et hiérarchique entre les sciences. Chacune a un domaine bien réservé.

• La connaisance est davantage un processus.

• La réalité connaissable est construite par le sujet dans l'interaction avec son milieu.

• Le sujet se réfère à des finalités lorsqu'il construit le savoir.

• Système spiralé des sciences où chacune s'alimente à la source de l'autre. L'interdisciplinarité est privilégiée.

Conception

de la méthode

• Il faut réduire le problème à sa plus simple expression pour l'analyser : décomposer l'objet.

• Le principe de raison suffisante procède par déduction syllogistique

• Il faut situer le problème dans une dimension globale et systémique : articuler le projet à l'objet.

• Le principe de raison intelligente procède par l'argumentation, la dialectique.

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Deuxième partie: Conséquences épistémologiques et méthodologiques du

constructivisme selon J.-L Le Moigne

La science de gestion selon J.-L. Le Moigne a soigneusement veillé à faire apparaître son désir de

conformité au paradigme épistémologique dominant, le positivisme; elle veut être une discipline scientifique

comme les autres. L'auteur argumente la perversité de cette stratégie: "il n'y a pas de scientificité sérieuse

dans la science de gestion délibérément fondée sur une épistémologie positiviste".27 Cette discipline se

définit par un objet chimérique, la gestion, à la fois acte intangible et résultat de cette action; cet objet ne

présente pas de régularités stables, les mêmes causes ne produisant pas les mêmes effets, et se prête guère à

une manière uniforme de raisonner. Enfin, il s'avère rebelle à l'optimisation, parce qu'il se réfère à une

multitude de critères qu'il s'avère difficile de dénombrer.

Le Moigne nous propose ainsi une définition constructiviste de la science de gestion. Elle "se définit par son

projet, qui est celui de la représentation intelligible des interventions des acteurs au sein des

organisations; représentation intelligible qui postule une téléologie, autrement dit une capacité du

système représenté-représentant à élaborer en permanence quelques finalités : représentations qui

s'auto-évaluent par la qualité de l'adéquation des modèles du comportement du systèmes ainsi

construits aux projets que ce système élabore."28

Nous verrons ainsi dans un premier temps les conséquences d'une définition constructiviste de la science de

gestion sur la position du chercheur par rapport à son objet à connaître. Dans un second temps, nous

attacherons à définir les méthodes élaborées par une science de gestion constructiviste.

27 “ Epistémologies constructivistes et sciences de l’organisation ”, dans Epistémologies et sciences de gestion, coordonné par A.-C. martinet, Economica, 1990, p. 85. Article repris dans le tome II, chapitre 3. 28 Idem, p. 116.

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I- La position du sujet connaissant par rapport à l'objet à connaître

La question centrale posée par le constructivisme est le rapport entre sujet et objet. Elle constitue le point de

rupture principal avec l’épistémologie positiviste où le sujet connaissant est une sorte de miroir face à la

réalité. Le constructivisme au contraire sort le sujet de sa neutralité, l’acte cognitif transforme l’objet à

connaître que nous ne pouvons appréhender en soi. La connaissance n’est plus alors une image vraie de ce

qui se trouve à l’extérieur de nous-mêmes, mais une représentation organisée de la réalité.

Piaget écrit ainsi en 1937, dans La construction du réel chez l’enfant :

"L'intelligence (et donc l'action de connaître) ne débute ainsi ni par la connaissance du moi, ni par

celles des choses comme telles, mais par celle de leur interaction; c'est en s'orientant simultanément

vers les deux pôles de cette interaction qu'elle organise le monde en s'organisant elle-même."

La connaissance est à la fois le processus qui la forme ("l'intelligence s'organisant elle-même") et le résultat de

ce processus de formation ("elle organise le monde"); elle est à la fois résultat et processus actif produisant ce

résultat.

Pour le chercheur en gestion choisissant une démarche constructiviste, le processus de production de la

recherche est donc au moins aussi important que son contenu, ici la représentation de l’entreprise-

organisation.

A/ La démarche du chercheur en gestion

Nous nous intéressons en premier lieu au processus de production de la recherche. Il se manifeste à la fois

dans la construction de la problématique et dans l’interaction avec le terrain de recherche.

1) La construction de la problématique

Le chercheur a un projet de recherche formulé par sa problématique. La question principale qui guide sa

recherche est révélatrice d'un écart entre une situation perçue et un projet. Il invente ou élabore des

stratégies d'action proposant une correspondance adéquate entre une situation perçue et des projets

délibérés. La formulation du problème est donc le fondement du travail du chercheur. En ce sens, ce dernier

doit retracer, dans son travail de diffusion de sa recherche, le cheminement par lequel il est passé pour

construire son problème et expliciter ses fondements épistémologiques et méthodologiques

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En effet, le chercheur d’intention scientifique est amené à produire des énoncés enseignables dont peuvent

s’emparer les acteurs sociaux pour guider, voir justifier, leurs actions. Retracer les composantes de sa

démarche de recherche afin de donner tous les éléments de réflexions à la critique apparaît ainsi nécessaire :

“ Si le chercheur doit autoriser et d’ailleurs participer à la tradition critique qui caractérise, a

minima, le fonctionnement collectif de la production scientifique, encore faut-il qu’il donne à voir,

autant que faire se peut, les composants de ses produits. ”29

F. Wacheux appelle le "principe de rectification" le passage d'un thème d'intérêt à l'énoncé précis d'une

problématique30. La recherche constructiviste accepte une formalisation progressive au contact du terrain, à

partir d'une théorisation provisoire. Ce principe correspond à la volonté de prendre en compte l'ensemble

des dimensions du problème théorique dans un contexte particulier, et de le préciser, grâce aux interactions

constructives avec les acteurs.

Il faut alors, dans le travail de construction du plan d’une thèse, trouver un cheminement qui permette autant

que possible de rendre compte du processus d’investigation en lui-même. Il convient de retracer le

processus récursif qui va de “ l’angoisse à la méthode ”; le problème ne va pas de soi, il se construit parfois

petit à petit, parfois brusquement au cours d’un processus d’interaction avec le terrain. Le travail d’écriture

ne doit pas être considéré comme le véhicule neutre de résultats acquis antérieurement; son projet est de

révéler le travail de problématisation, la construction de sens, la transformation des données recueillies.

A ce travail s’ajoute l’explicitation des fondements épistémologiques et des conditions de recevabilité de la

recherche. La séparation entre les métiers de producteur d’énoncés scientifiques et d’épistémologue est ici

artificielle. Tout chercheur fait un travail de refondements épistémologiques.

L’approche constructiviste nécessite ainsi de mettre à découvert la démarche du chercheur, de montrer le

va-et-vient entre l’observation empirique et la réflexion théorique31. Dans cette perspective, une science de

gestion féconde doit faire une large part à l'étude de ce qui n'existe pas et proposer des constructions

spéculatives pour des mondes possibles. Le chercheur passe de l'observation de l'existant, propre à

l'épistémologie positiviste, à un renouvellement des questionnements et à l'invention de réponses viables; il

cherche à construire la réalité sociale.

29 A.-C. Martinet, Stratégie et pensée complexe, Revue Française de Gestion, mars-avril-mai 1993, p. 71. 30F. Wacheux, Méthodes qualitatives et recherche en gestion, Economica 1996. 31 H. Bouchikhi, Eléments d’une approche constructiviste des structures organisationnelles, cas de la structuration d’un champ de la micro-informatique à la RATP, Thèse, Université Paris IX Dauphine, 1988.

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2) L’interaction avec son terrain

La recherche constructiviste place le sujet et l’objet, ici l’organisation-entreprise, sur le même plan. Il n’y a

pas de frontière entre le sujet et l’objet.

L’intervention de l’acteur sur son objet est un acte cognitif qui se situe dans le temps et se déroule sur une

certaine durée. Le sujet élabore ses schémas d’interprétation, l’objet se transforme donc, enrichi par ces

apports, de telle sorte que sa connaissance porte toujours sur des interactions entre le chercheur et l’objet et

non pas sur celui-ci à lui seul.

L’interaction avec le terrain est donc source de richesse et non pas risque de biais :

L’objet est inépuisable en fait et constamment modifié par les actions tendant à le rejoindre, qui, en

se rapprochant de lui, l’enrichissent de nouvelles relations au lieu de le voiler.32

En tant qu’objet d’étude, l’organisation est socialement construite. Cette construction est mise en évidence

par les valeurs que les chercheurs projettent sur le réel, par leurs “ intérêts ” qui les incitent à n’étudier que

certaines facettes de la réalité de l’organisation, par les cadres théoriques qui orientent la construction des

données et leurs interprétations, et par le langage qui, à son tour, conditionne l’assimilation et l’interprétation

du réel33.

Dans le même temps, l’objet influence la recherche. Il fournit “ la matière première ” que le chercheur

assimile à des schémas préexistants. Mais l’assimilation ne suffit pas, et c’est là l’essence du chercheur, le

travail de recherche est en effet celui de l’accommodation, c’est-à-dire la transformation des schèmes

cognitifs existants34. Or, cette influence n’est pas suffisamment marquée par Le Moigne; dans sa volonté de

se démarquer du positivisme, l’auteur insiste sur le rôle du sujet dans la connaissance, étudiant peu l’impact

de l’objet dans l’acte de connaître, apport pourtant original dans le constructivisme génétique de J. Piaget.

Cette position a des conséquences néfastes, comme nous le verrons, sur la validité des connaissances

produites.

Les théories en gestion, aussitôt formulées, transforment ainsi l'objet même de leur propos; de façon

récursive, elles font partie intégrante des situations dont elles rendent compte. Cette récursivité qui

32 J. Piaget, Logique et connaissance scientifique, La Pléiade, 1967, p. 1262. 33 R. Dery, Enjeux et controverses épistémologiques dans le champ des sciences de l’administration, RCSA/CJAS, Vol 9, Iss. 1, janvier 1992. 34 Nous nous servons ici de l’analyse de l’apprentissage faite par J. Piaget, notamment dans La construction du réel chez l’enfant , 1937.

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caractérise les relations entre sujet connaissant et objet à connaître se retrouve dans l’interprétation du

fonctionnement de l’entreprise; l’éclairage constructiviste de l’organisation concentre notre attention sur les

processus d’interactions entre acteurs et entre objets et acteurs. Ces processus organisent et régulent

l’entreprise qui en retour les détermine.

B/ Le constructivisme comme éclairage particulier de l’organisation

Le chercheur qui choisit une approche constructiviste de l’organisation s’intéresse plus à celle-ci comme un

construit jamais achevé que comme le résultat de forces contingentes et/ou humaines.

1) L’entreprise organisée et organisante

L’organisation se comprend comme un construit humain; les hommes qui la composent la constituent et la

reconstituent à travers leurs actions et leurs interactions. La spécificité du “ regard constructiviste ” nous est

donnée par les axiomes de la modélisation systémique

• Axiome d’irreversibilité : l’approche constructiviste s’intéresse aux processus

L’organisation est perçue comme à la fois un état, résultat de l’action des hommes, mais aussi comme un

processus, une construction permanente jamais achevée.

Le projet du chercheur en gestion est alors de retracer ce processus de construction sociale. Il s’intéresse au

déroulement de cette construction, à traduire conceptuellement ce processus. Les recherches sur les

changements dans l’organisation se prêtent ainsi assez bien à cette vision de l’organisation.

Cette notion de processus semble inséparable d’un concept qui s’avère clé dans la recherche constructiviste

: le temps. Le chercheur doit déterminer ce qu’est le temps de l’organisation et les différentes temporalités à

l’oeuvre afin de retracer les évolutions et les transformations étudiées; il doit aussi tenir compte de l'histoire

de l'entreprise, son influence sur les évenements présents et à venir.A. Pettigrew plaide ainsi pour une

approche processuelle des changements organisationnels dont la modélisation reste trop souvent séquentielle

et purement linéaire:

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Give history and social processes the temporal space to reveal the deap seated continuities and often

idiosyncratic untidiness (...) history is not just an event in the past bur is alive in the present and may

shape the future.35

• Axiome de récursivité : l’itération à la base des mécanismes relationnels

L’opérateur récursif est central dans les relations entre les acteurs et l’entreprise; la dialectique semble

organiser toute la pensée constructiviste. E. Morin parle même de “ dialogique ” pour caractériser ce mode

de raisonnement. Le développement des modèles conventionnalistes ou de la théorie de la structuration de

Giddens nous fournit des exemples concrets de relations dialectiques, notamment sur la question de la

construction des règles et conventions. Les acteurs d’une organisation-entreprise construisent par leurs

activités les règles en présence qui les déterminent en retour. Ces règles n’existent pas indépendamment de

l’action des acteurs, elles sont le produit de leurs interactions, produit en permanente construction, et en

même temps le support de l’action des membres de l’organisation.

• Axiome d’opérationalisation téléologique : l’organisation-entreprise comme projet

L’auteur n’est pas toujours très clair quant à l’utilisation de la cause finale. Si le projet du chercheur est

clairement au centre des épistémologies constructivistes, Le Moigne ne fournit pas suffisamment d’outils pour

utiliser la finalité comme mode d’appréhension de l’objet. Encore une fois, il faut tenter d’extrapoler en

utilisant notamment d’autres auteurs ayant écrit sur le sujet. Le travail de modélisation de l’objet repose sur

sa compréhension, non pas seulement à partir des causes efficientes, mais aussi des causes finales.

L’organisation peut ainsi se comprendre comme une entité traversée par des objectifs contradictoires qu’il

convient d’analyser; ces “ courants de finalités ” peuvent être traités suivant leur degré de convergence;

l’entreprise existe aussi à travers son projet.

Les différentes dimensions de la causalité dans l’organisation sont à prendre en compte dans le travail de

compréhension de l’entreprise. L'étude des causalités matérielle et formelle d'une entreprise consiste par

exemple à prendre en compte les contraintes structurelles de son industrie, la causalité efficiente dénomme

l'enchaînement direct des causes et des effets, et la causalité finale correspond aux projets de l'organisation

(sa survie, sa performance, etc) ou aux objectifs de ses membres.

35 A. Pettigrew, Longitudinal field research on change : theory and practice, Organization Science, Vol.1, n°3, 1990, p. 267-292.

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Les recherches en gestion passent à travers le filtre de ces trois axiomes; ainsi, en théorie des organisations,

l'approche processuelle de l'entreprise nous permet d'étudier la récursivité des interactions, elles-même

tendues vers des finalités.

2) Une vision pluridisciplinaire et transdiciplinaire de l’organisation

L’organisation est au coeur de plusieurs champs disciplinaires : l’économie, la sociologie, la gestion, la

psychologie, l’histoire,...

L’approche positiviste sépare ces différents champs en frontières qui se veulent les plus hermétiques

possibles. L’incursion dans un champ différent, l’utilisation de plusieurs disciplines n’est pas toujours très

bien accueillie. A cela s’ajoute une hiérarchie entre sciences dures et sciences humaines qui relèguent ces

dernières au statut de “ sciences molles ” dont la rigueur scientifique reste vacillante voire douteuse.

L’auteur cherche à sortir de ce cloisonnement et de cette hiérarchie en définissant un système spiralé du

système des sciences où chaque discipline s’alimente des apports de ses voisines. L’interdisciplinarité et la

transdisciplinarité sont alors légitimées dans le processus de production des connaissances. L’organisation-

entreprise peut être étudiée dans la globalité de sa complexité, une même recherche s’inspire des différents

champs qui la constituent.

L'hypothèse interactionniste, en caractérisant les relations entre sujet et objet, rend ainsi compte de

l'influence d'une recherche sur son objet, et de l'objet sur la recherche. Ainsi , “ le propre d’une

épistémologie constructiviste qui relie la connaissance à l’action est de situer sur les mêmes plans

multiples le sujet et l’objet, leurs séparations n’étant que de méthode et pour ainsi dire

provisoires. ”36

36 J. Piaget, 1967, Ibid, p. 1265.

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II- Une méthodologie constructiviste

Si nous avons étudié dans un premier temps l’impact du constructivisme sur l’activité du sujet connaissant, il

nous faut maintenant évaluer la capacité modélisatrice d’une recherche constructiviste.

Le Moigne met en évidence la complexité de la réalité de l’administration, les limites des seules méthodes

quantitatives ou atomistes. La variété des objets constitutifs de cette réalité exige une variété de traitement.

Cependant, l’auteur n’aborde pas concrètement les méthodologies constructivistes pour une recherche en

gestion; il faut alors se concentrer la modélisation systémique dont la contribution est présentée comme

essentielle au constructivisme. D’ailleurs, l’étude des sciences des systèmes et leur rôle dans la modélisation

est certainement l’apport le plus original de Le Moigne au constructivisme.

A partir de cette analyse systémique de la modélisation, nous tenterons de déterminer les méthodologies

propres à une approche constructiviste de la gestion pour enfin questionner la validité scientifique de ces

recherches.

A/ La modélisation systémique

Une des particularités de l'apport de Le Moigne au constructivisme, outre son travail de synthèse, repose

certainement sur la place donnée aux sciences des systèmes. La systémique fonde en effet son projet de

recherche sur la modélisation des phénomène perçus complexes, projet auquel participe la science de

gestion.

La modélisation systémique est la construction d'une représentation artificielle par un système de symboles.

Elle apparaît au centre du programme constructiviste selon Le Moigne.

1) Les implications méthodologiques du programme constructiviste

Le Moigne évoque les implications méthodologiques du constructivisme pour la psychologie génétique,

proposées par P. Greco, et suggère une réflexion comparable pour la recherche en gestion.

• La méthode constructiviste doit accorder un privilège constant à la méthode critique qui est définie contre la

méthode des tests et de l'analyse. Elle repose sur le postulat, important, de l'habileté de l'observateur; elle fait

appel à la ruse, à la raison intelligente qui cherche à adapter son projet à l'environnement.

• La deuxième implication méthodologique est le souci d'établir des protocoles exhaustifs et consistants.

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• La troisième est le rôle imparti au modèle et à la formalisation. Le modèle n'a pas pour fonction de générer

des hypothèses à vérifier, mais de contribuer à l'intelligibilité de l'objet observé.

• La quatrième repose sur le rôle des concepts et des symboles qui à la fois désignent un état et rendent

compte d'un processus en production.

Ces implications méthodologiques sont le propre de la modélisation systémique présentée par Le Moigne; il

nous faut alors les présenter en des termes instrumentaux.

2) la représentation par la symbolisation

Nous tentons de retracer en termes opératoires l'axiomatique d'une modélisation systémique selon J.-L. Le

Moigne.

• La modélisation systémique est la conjonction de l'intention d'un modélisateur (ou de modélisateurs) et de

l'environnement.

• La modélisation représente l'acte et non pas la chose, le processus et non pas le résultat.

• Le temps est perçu comme irréversible : le modèle doit donc porter en lui l'hypothèse de ses propres

transformations.

• Le modèle doit être porteur de récursivité : l'action doit être productrice d'elle-même.

• L'information engendrée par les processus à modéliser doit être mémorisable sous forme symbolique. Les

systèmes de symbole permettent de concevoir des processus perçus comme complexes sans les réduire, de

"représenter effectivement, dans sa complexité sans cesse renouvelée, l'indicible et l'ineffable"37.

L'ellipse, ou encore l'opérateur récursif d'E. Morin constituent une illustration de cette nécessaire et délicate

entreprise.

• En tant que concepteurs, nous avons à être explicites sur tout ce qui est en jeu dans la création de la

conception.

Ainsi le travail de modélisation doit répondre à ces six exigences pour être valide. Le chercheur en gestion à

travers la conception d’un modèle tente ainsi de comprendre des phénomènes perçus comme complexes. Il

ne décompose pas la complexité, il la décode; il invente de nouveaux outils pour la rendre intelligible, la

représenter :

37 “ Sur l’épistémologie des sciences de la communication ”, tome II, chapitre 6.

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“ un phénomène complexe comme un problème socio-économique n’est pas un problème à résoudre,

c’est un problème à traiter, le processus de codage est plus important que le processus de

résolution. ”38

La modélisation systémique cherche à mettre en évidence la complexité de la réalité organisationnelle, et ainsi

les limites des méthodes quantitatives ou atomistes : la variété des objets constitutifs de cette réalité exige une

variété de traitement. Malheureusement, l’auteur ne cherche pas à proposer des outils opérationnels pour

nous fournir des modalités de recherches précises et effectives. On peut alors tenter d’extrapoler à partir des

principes cités.

B/ Les types de recherche à engager et la question de leur validité

J.-L. Le Moigne ne propose pas explicitement des modalités de recherche particulières. Nous allons tenter

d’utiliser les quelques éléments qu’il nous donne pour nous orienter et, dans le même temps, nous aider des

apports de F. Wacheux dans ce domaine39.

1) L'interaction avec le terrain

Le primat de l'interaction sujet/objet dans la construction de la connaissance oblige le chercheur en gestion à

interagir avec les acteurs. Une recherche en gestion simplement théorique, sans interaction avec le terrain,

semble illusoire.

L'interaction entre les chercheurs et les praticiens permet de construire une connaissance contextuelle et

pratique, raisonnée par des représentations théoriques. L'analyse des situations de gestion40 suppose une

présence auprès des acteurs pour comprendre la signification de leurs actes, puis pour élaborer une

représentation acceptée par ces derniers.

Le chercheur aborde ainsi la réalité avec la volonté de la représenter par des outils compréhensifs. Puis, il

raisonne ses intentions par les théories, les concepts et les symboles. Enfin, un processus de construction de

38 J.-L. Le Moigne & M. Orillard (dir), Systémique et complexité, numéro spécial, Revue internationale de systémique, vol 4, n°2, 1984. 39 Ibid 40 La notion de situation de gestion est définie par J. Girin dans “ Epistémologies et sciences de gestion ”, A.-C. Martinet (coord.) : elle "se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe." (p. 142)

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l'objet permet d'engager une analyse systématique jusqu'à une explication valide. On sort de la coupure entre

induction et déduction, pour préférer un aller-retour entre le théorique et le pratique41.

Ainsi les recherches comme les études de cas ou la recherche action permettent de construire des

représentations en accord avec le projet de recherche. La récolte des données par entretiens ou par

observations participantes par exemple sont des outils adéquats pour une recherche constructiviste.

Les modalités de recherches constructivistes doivent ainsi répondre à l’exigence d’interactions assumées

avec l’objet de recherche. Il nous faut alors questionner la validité des connaissances produites dans ces

interactions.

2) La validité de la recherche constructiviste

Si l’hypothèse interactionniste prend cette place primordiale, il appartient alors à la communauté scientifique

d'évaluer cette interaction entre sujet et objet et la connaissance produite. La question est essentielle : la

définition même de la validité de la production des connaissances est l’enjeu central des rapports sociaux.

Or, les recherches constructivistes ne résistent pas aux critères positiviste de scientificité; le critère de

réfutation de Popper, par exemple, accorde un primat important au processus empirique, mais il s'agit d'une

réalité empirique immédiatement accessible par un observateur distancié: le primat de l'hypothèse

ontologique demeure.

Le rôle du chercheur est en fait central dans le constructivisme, il se voit réinvesti de la responsabilité vis à vis

de la société des connaissances qu'il prend parti de communiquer, il se doit notamment de retracer le

processus d’investigation, le cheminement suivi dans la construction de ses énoncés.

Inévitablement, se pose ici la question de la relativité des représentations propres à l'acteur connaissant. Kant

résolve en partie ce problème par les "catégories de l'entendement" génériques à l'humanité; la raison

humaine ne connaît pas la réalité en soi, mais à travers le filtre de ces catégories qui ordonnent le réel. Dans

le même temps, sans référence à ce réel; les "cases" de l'entendement tournent à vide et notre raison ne peut

produire que des spéculations. Mais les aspects psychologiques propres de l'acteur inséré dans une culture

particulière demeurent.

41 J.-L. Le Moigne n’est pas toujours très clair dans la détermination de la démarche de recherche. Parfois, il prône l’induction, parfois, en accord avec le constructivisme dialectique de Piaget, un aller-retour entre le pratique et le théorique. La référence constante au logicien nous fait pencher plutôt pour la seconde optique.

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Le constructivisme nous oblige donc à abandonner le critère rassurant de vérité vraie; le raisonnement utilisé

pour mettre en oeuvre le projet doit répondre aux critères d'intelligibilité et de reproductibilité, l’auteur met

en exergue l'argumentation, le pouvoir de produire des représentations; c'est la "faisabilité" qui remplace le

critère de vérité, ou plutôt "l'adéquation des modèles du système construit aux projets que ce système

élabore"42. Mais l’adéquation se juge par rapport à quoi, ou plutôt par rapport à qui ? L’auteur ne donne pas

de définition instrumentale de ce critère et ne nous permet pas de sortir d’une relativité dangereuse. Si on fait

référence à l’adéquation par rapport au projet de performance des praticiens, alors l’utilisation réussie des

connaissances produites devient un critère de validité. On rentre ici dans une vision utilitariste des sciences

de gestion dont le caractère univoque semble réfutable. Le Moigne ne nous fournit pas les éléments

nécessaires pour déterminer les critères de scientificité, le raisonnement sur cette question peut même devenir

circulaire. La question de la validité de la recherche constructiviste a-t-elle alors une réponse ? A-t-elle

même un sens ?

F. Wacheux cherche à déplacer le problème en transformant la nature des critères de validité43. Le

chercheur n’a pas besoin d’adopter une démarche procédurale certifiée; par contre il doit démontrer la

“ valeur philosophique logique ” de son travail, les critères de scientificité reposent sur la fidélité du

processus de recherche et la capacité à expliquer les situations. Le constructiviste déclare scientifiques les

connaissances ayant le pouvoir de produire des représentations qui ordonnent les autres représentations.

Les critères de validité de la démarche inductive, énoncés par Glaser et Strauss dans leur “ Grounded

theory ”, peuvent peut-être traduire en pratique l'exigence de penser l'objet par des intuitions sensibles, puis

de convaincre par l'argumentation44. On retient notamment les critères d'acceptation interne et externe, la

complétude théorique, la saturation des données. La validité scientifique constructiviste repose alors sur la

précision dans le recueil des données, la volonté de complétude théorique et l'attention aux acteurs. La

question demeure cependant ouverte.

Conclusion

42 “ Sur l’épistémologie des sciences de la décision, sciences de la cognition ”, tome II, p. 88. 43 F. Wacheux, Méthodologie qualitative de la recherche, Economica, 1996. 44 F. Wacheux, L’utilisation de l’étude de cas dans l’analyse des situations de travail : proposition méthodologique constructiviste, Congrès de l’AGRH, Poitiers, novembre 1995, publié dans les actes du colloque, p. 127-135.

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Le Moigne se présente ainsi comme un farouche défenseur de l'alternative constructiviste. Son travail de

synthèse, notamment le rapprochement des pensées de Simon, Piaget et Morin est original; son apport

repose essentiellement sur la place donnée aux sciences des systèmes et à la modélisation dans le programme

de recherche constructiviste.

L'auteur a le mérite de soulever une question essentielle : une science de gestion construite sur une base

positiviste dure ne peut légitimer ses énoncés. Le problème est d'importance. La science de gestion se

développe, est enseignée, financée et diffusée. Si le critère d'une vérité, même falsifiable, ne suffit pas à

assurer une discipline interne dans sa production de connaissance, alors il est important de reconsidérer les

critères sur lesquels la science de gestion peut s'appuyer pour valider ses énoncés; on ne peut dire et

enseigner n’importe quoi. Ces critères doivent être plausibles, socialement acceptables, afin de proposer un

"nouveau contrat social".

Cependant l’auteur propose plus qu'il argumente; le problème central du constructivisme est la question de la

validité des énoncés scientifiques. Les critères d'intelligibilité et d'adéquation suffisent-ils à nous faire sortir

d'une relativité dangereuse ? Il est certain qu'il faut davantage étayer l'exposé, notamment en proposant des

outils opérationnels de scientificité d’un énoncé. L'entreprise reste inachevée; elle est peut-être elle-même en

éternelle construction.

Le statut de la discipline de gestion et son enseignement sont ainsi en jeu dans ce débat.

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Bibliographie

H. Bouchikhi, Eléments d’une approche constructiviste des structures organisationnelles, cas de la structuration d’un champ de la micro-informatique à la RATP, Thèse, Université Paris IX Dauphine, 1988.

R. Dery, Enjeux et controverses épistémologiques dans le champ des sciences de l’administration, RCSA/CJAS, Vol 9, Iss. 1, janvier 1992.

J. Girin, "Analyse empirique des situations de gestion : éléments de théories et de méthodes", in Epistémologies et Sciences de gestion, coordonné par A.-C. Martinet.

L. Honoré, L’économie est-elle une science ?, collection Dominos, Flammarion, 1997.

J.-L. Le Moigne & M. Orillard (dir), Systémique et complexité, numéro spécial, Revue internationale de systémique, vol 4, n°2, 1984.

J.-L. Le Moigne, Les épistémologies constructivistes, Collection Que Sais-Je?, PUF, 1995.

J.-L. Le Moigne, Le constructivisme, Tome I : des fondements, ESF éditeur, 1994 (textes épistémologiques et méthodologiques publiés antérieurement). La succession des chapitres de ce tome suit un déroulement logique, si les premiers textes présentent la légitimité et la nécessité d’un renouvellement épistémologique (§I, §II, &III), les articles suivant exposent les hypothèses fondatrices du constructivisme en s’opposant au positivisme (§IV, §V, §VI), pour ensuite travailler sur la méthode pour concevoir la complexité (§VII, §VIII, §IX), le dernier chapitre concluant l’ouvrage.

• Introduction générale

• Sur les fondements épistémologiques de l’autonomie des sciences

• Sur les fondements épistémologiques des nouvelles sciences

• Sur la re-construction des sciences fondamentales de l’ingénierie

• Sur un des fondements du constructivisme : l’hypothèse téléologique

• Sur les fondements épistémologiques de la science de la science des systèmes

• Un exercice de diagnostic épistémologique : d’une systémique molle à une systémique

douce... douce mais ferme

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• Sciences des systèmes, sciences de la complexité : considérations épistémologiques et

pragmatiques

• Sur les fondements épistémologiques des sciences de la complexité : concevoir la complexité

• Sur les fondements épistémologiques des sciences de la conception

• Des fondements à la méthode... et de l’expérimentation à la modélisation

J.-L. Le Moigne, Le constructivisme, Tome II : des épistémologies, ESF éditeur, 1995 (textes épistémologiques et méthodologiques publiés antérieurement). Le second tome n’est pas construit dans le même esprit que le premier; chacun des dix articles traite de l’épistémologie dans une discipline en particulier. Pour les gestionnaires, en sus de l’introduction, nous recommandons plus particulièrement les chapitres suivant :

• Sur l’épistémologie des sciences de la décision, sciences de l’organisation (§I)

• Sur l’épistémologie des sciences de la décision, sciences de la cognition (§II)

• Sur l’épistémologie des sciences de gestion (§IV)

• Sur l’épistémologie des sciences de la communication (§VI)

A. Martinet, Stratégie et pensée complexe, Revue Française de Gestion, n°93, Dossier “ Gérer la complexité ”, pp. 64-72, mars-avril-mai 1993.

J. Piaget, Logique et connaissance scientifique, La Pléiade, 1967.

J. Piaget, La construction du réel chez l'enfant, cinquième édition, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1973.

M. Perraudeau, Piaget aujourd'hui, Armand Colin, 1996.

A. Pettigrew, Longitudinal field research on change : theory and practice, Organization Science, Vol.1, n°3, 1990, pp.267-292.

F. Wacheux, L’utilisation de l’étude de cas dans l’analyse des situations de travail : proposition méthodologique constructiviste, Congrès de l’AGRH, Poitiers, novembre 1995, publié dans les actes du colloque, p. 127-135.

F. Wacheux, Méthodologie qualitative de la recherche, Economica, 1996.