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Hitotsubashi University Repository Title Le Comique Chez Marcel Proust Author(s) Suzuki, Michihiko Citation Hitotsubashi journal of arts and sciences, 1(1): 9- 28 Issue Date 1960-12 Type Departmental Bulletin Paper Text Version publisher URL http://doi.org/10.15057/4743 Right

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Hitotsubashi University Repository

Title Le Comique Chez Marcel Proust

Author(s) Suzuki, Michihiko

CitationHitotsubashi journal of arts and sciences, 1(1): 9-

28

Issue Date 1960-12

Type Departmental Bulletin Paper

Text Version publisher

URL http://doi.org/10.15057/4743

Right

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LE COMIQUE CHEZ MARCEL PROUST*

Par MICHIHIKO

Charg~ de cours (1 angue

SUZUKI

et litt~rature franfaises)

t*

Liste des abr~viatio,es employbes da,es cette itude.

Ms. Te;vte manuscrit des Cahiers. D2 Deuxi~me dactylographie de la Prisonni~re. D3 Troisi~me dactylographie de la Prisonni~re. A d . A d d ition .

Les chiffres romains indique,et la tomaiso,e soit des Cahiers, soit de l'idiiio,e de

la Pl~iade. Les chiffres arabes ilrdiquent les pages, soit de l'~ditiole de la Pl~iade,

soit des Cahi_・rs ou des dactylographies. Ainsi, ( Ms., V[II, 29 ) sign~fie ( Te;vte manuscrit, huiti~me Cahier, page 29 ). ( D2, 30 ) et ( D3, 50 ) sig,etfie,et respective-

me,et.' ( Deu;vi~me dactylographie, page 30 ), ( Troisi~me dactylographie, page 50 ). ( D2, ad. .' 111, 38 ) veut dire : ( A ddiiiole d la deuxi~me dactylographie, qui cor-

respolrd d la page 38 du troisi~me tome de l'~dition de la Pl~iade :, .

I

Que ce soit un tableau ou une statue, une ~uvre d'art est, par son caractere essentiel,

.un mythe. Ceci est d'autant plus frappant pour la litt6rature que les mots en sont les

instruments. Instruments abstraits qui ne correspondent pas ~ la r6alit6, ou plutot, qui

ne sont pas des objets r6els. Le mot ( visage ) n'est pas le visage d'une telle ou telle

personne. Il est une abstraction, alors que le visage d'une personne est une r6alit6, une

substance, une partie du corps vivant qui sent, qui se meut, qui n'est jamais compl~te-

ment traduite par les mots. Ceux-ci peuvent se substituer, dans le livre, au visage concret.

Mais, Ie visage ainsi cr66 par les mots, d6peint de tous c6t6s, n'est plus le visage qui

existait auparavant. D'oti le mythe de la litt6rature, et le lecteur est oblig6 de lire un

roman ou une pi~ce de vers, non pas pour y retrouver une r6alit6 < perdue ) , mais

pour y trouver une autre r6alit6; r6alit6 Iitt6raire.

De m~me qu'il y a des ~uvres qui se veulent mythes, de meme il y en a qui essaient

de detruire les mylhes, et la litt6rature du debut de notre si~cle a et6 marqu6e par une

tendance tr~s nette qui niait les mythes du XIXe si~cle: surr6alisme dans la p06sie, Gide,

Joyce, Kaika, dans le roman. Il est 6vident que Proust appartient ~ cette nouvelle 6cole,

si tant est que le mot ( 6cole ) puisse grouper ces auteurs qui n'ont pas de points communs,

sauf leur nouveaut6. A Ia Recherche dee Temps Perdu a detruit beaucoup de mythes anciens.

Ceci est vrai non seulement dans sa forme (style ou construction), mais aussi dans son

sujet m~me. C'est un roman ( mondain ) qui caricature le monde. C'est un roman d'amour

qui d6grade la notion de l'amour. Cependant,・pour. ~tre une litt6rature, une ~urve d'art

* L'etude que nous auons,pr6senter ci-dessous est la traduction de notre artide pubh6 dans les An-'4aies de ia Scieuce Humaine et de la Science Naturedle, revue de rUniversit6 de Hitotsubashi (tome ll, mars 1960). Nous avons remani6 et raccourci rartide au moment de Ja traduction.

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10 HITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES [December

devient in6vitablement un myihe. Aussi, peut-on qualifier 1'~uvre de Proust d'une gigan-

tesque mythologie destructive.

Notre t~che est de voir en' quoi se trouve, comment se forme la nouveaut6, et m~me

la n6gation des myihes, dans A Ia Recherche du Temps Perdu. Pour cette t~che, Ia con-

frontation des diverses etapes suivies par l'auteur est indispensable, car le roman de Proust

n'est pas une ~uvre achev6e une fois pour toutes. C'est une ~uvre qui est en train de

se former, une ~uvre en perp6tuelle cr6ation. C'est pourquoi nous avons recouru ~ quel-

ques manuscrits et textes dactylographi6s qui nous r6v~lent le secret de la cr6ation prous-

tienne. Il s'agit de cinq versions de la Prisoleni~re2, que l'obligeance de Mme Mante-Proust

nous a permis d'examiner d'assez pr~s. SYivant les abr6viatijons adopt6es par les 6diteurs

de la Pleiade3, nous appellerons ces cinq versions : Ms. (manuscrit autographe) , D I (copie

dactylographi6e des quelques premi~res pages de la Prisonni~re) , D2 (copie dactylo-

graphi6e du texte de D1 et du Ms., jusqu'~ la p. I15 du tome 111 de 1'6dition de la Pl6iade). D3 (copie dactylographi6e de D2 jusqu'~ Ia p. 73 de l'6dition de la Pleiade) bt D (derniere copie dactylographiee) . Nous allons d'abord fixer, avec exactitude, Ies

dates de composition (ou de r6vision) de ces textes, pour ensuite d6gager, ~ travers

l'6volution de l'~uvre et surtout en comparant les trois documents les plus importants:

Ms., D2 et D3, 1'activit6 cr6atrice de 1'auteur, Iaquelle pr6cisera le sens de la n6gation

proustienne des mythes.

II

On sait' qu'un roman de 3 volumes etait pr6vu en 1913, Iors de la publication chez

Grasset de Du C~ti de chez Sze'ame, Ie premier tome du Temps Perdu, et que l'6diteur pr6-

~arait, en 1914, Ie second tome: Ie C6t~ de Guermalttes. Les tpreuves de Guermantes,

imprim6es du 6 au 22 juin, attendaient les dernieres corrections de l'auteur, Iorsque la

guerre 6clata et que la publication fut arr~t6e. Pendant la guerre, Prous~ fit beaucoup

d'additions au deuxi~me et au troisieme tomes et modifia compl~tement le plan du roman.

Ainsi, ce n'est plus le C6ti de Guermantes, mais A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs qui

fut imprim6 en novembre 1918, et publi6 en juin 1919, chez Gallimard, en tant que second

tome. A Ia page d'annonce de Sze,auae (1913) et ~ celle des Jewnes Filles (1919), se trouve

respectivement le plan de 1'~urvre. Le premier plan pr6voit un ensemble de 3 volumes,

et le second de 5. La confrontation de ces deux plans montre comment le roman a 6volu6

pendant la guerre. D'une part, Ies Jewaes Filles, Ie second tome de 1'6dition Gallimard,

n'6tait, en 1913, qu'un petit chapitre qui se trouvait au debut du Temps Retrouvi, Ie troisi~me

et dernier tome. Gonfl6 et d6plac6, ce court chapitre constitue, en 1919, Ie second tome,

avec la premi~re moiti6 de Guermantes de l'6dition Grasset, tandis que la deuxieme moiti6

de Guermantes, un peu allong6e, forme le troisieme tome4. D'autre part, Ies nombreuses

' Quant aux raisons pour lesqueues nous avons choisi la Prisonni~re, voir notre article : Ie "Je" prous-

tie'e, paru dans Buuetin de la Sociit~ des Amis de Marced Proust et de Combray, No. 9. ' voir l'6dition de la Pl6iade, tome nl, p. 10S7. ( Ce qui explique pourquoi il ne reste plus rien des manuscrits des Jeunes Filles et de Guermantes.

Proust, ayant abandonn6 ses manuscrits, aurait travain6 sur les 6preuves. Voir 6galement la lettre de Proust adress6e ~ Bernard Grasset (L,~0n Pierre-Quint: Comment parut

< du C~ti de chez Swaun ), p. 228).

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1960~ I'E CoMlgUE CHEZ MARCEL PROUST 11 additions gonfl~rent encore le Temps Retrouv~ qui aurait dfi etre le troisi~me tome,-et modi-

fi~rent le plan primitif ~ tel point que l'auteur fut oblig6, semble-t-il, d'abandonner se~

premiers manuscrits et d'entreprendre une nouvelle version qui devait etre 6crite sur vingt

cahiers et porter pour titres Sodome et Gomorrhe I, et Sodome et Gomorrhe II.-Le Temps

Retrouvb. Le developpement des Jeulees Filles et du Ceti de Guermantes, Ia r6daction de'

la version sur les vingt cahiers, voila deux choses assez distinctes dans la modification du

plan primitf. En ce qui concerne la Priso,elFci~re, Albert Feuillerat pretend, dans son'

Comment Marcel Proust a composi so,, roman, qu'elle doit correspondre, dans le plan primitif,

~ une grande partie du cinqui~me chapitre du troisi~me tome, chapitre intitul6 Ies 1leter-

mittences du Cceur5. Il est possible que Proust eut tiac6, dans ce chapitre, Ia premi~re

esquisse de l'amour entre le narrateur et Albertine. Mais rien ne nous le prouve, etant

donn6 que le manuscrit du troisi~me tome est compl~tement perdu. Ainsi, Ia deuxicme

partie du livre de Feuillerat, oti il essaie de d6gager d6ductivement la matiere du troi-

si~me tome de l'6dition Grasset, ne reste qu'une simple supposition. ' Par contre, nous nous apercevons, d'apr~s la confrontation faite par A. Feuillerat

des 6preuves du second tome de l'6dition Grasset et du texte d6finitif, que tous les passages

otl il est question d'Albertine dans les Jeunes Filles et Guermanies sont soit des additions,

soit des passages corrig6s ou d6plac6s6. Cala prouve que l'auteur remania largement ces

passages pendant la guerre, afin de pr6parer le lecteur ~ l'anecdote de la < prisonni~re ) .

De la, deux hypotheses possibles. Ou bien, l'tpisode existait dej ~ dans le troisicme

tome de l'6dition Grasset, comme le pretend A. Feuillerat, et a pris une 6norme proportion

pendant la guerre, ce qui a n6cessit6 un remaniement complet et a renvers6 Ia structure

de l'~urve. Ou bien, cette anecdote est n6e apr~s 1914, probablement ~ cause de l'influence

de la fuite et de la mort d'Agostinelli7; il est en effet etonnant qu'il y ait une ressemblance

totale entre Agostinelli, d'abord chauffeur et ensuite secretaire de Marcel Proust,・et Albertine,

amie intime du h6ros du Temps Perdu : l'un est venu s'installer chez Proust, l'autre chez

le h6ros; tous les deux ont pris la fuite et ont 6t6 tu6s par un accident.

C'est, ~ notre avis, Ia deuxi~me hypoth~se qui est la plus plausible, car, elle explique

en m~me temps l'absence totale du nom d'Albertine dans la correspondance de Proust

avant 1914. ' ' , Plus importante 6videmment que ce remaniement est la r6daction des vingt cahiers,

et surtout celle des cahiers VIII. IX. X, XI. XII, qui correspondent au chapitre de la Priso,cni~re. C'est dans ces cahiers que naquit et prit forme l'Albertine que nous connais-

sons, et, faute du manuscrit du troisi~me tome de l'6dition Grasset, nous pourrions sans

doute les considerer comme la premi~re version de la Prisonni~re.

Cette version fut 6crite, ~ coup sfir, pendant la guerre, car, en premier lieu, Ie plan

du roman fut annonc6 avec pr6cision en 1919, et, en second lieu, Proust 6crivit ~ Bernard

Grasset une lettre ~ la veille de 1'armistice, Iettre ~ laquelle nous avons fait allusion plus

haut dans la note 4, et qui explique clairement que le plan primitif a et6 modifi6 pendant

la guerre. Pour plus de pr6cision en ce qui concerne la date de la premiere r6daction de

la -Pri~onni~re, signalons les trois faits suivants:

* A. Feuinerat : Comme'et Marcel Proust a compos~ son roma'e, p. 196 sqq.

' Ibid., pp. 110-111. . ' ' ' voir Robert vigneron : Ge'e~se de Swann. Revue d'Histoire de la Philosop~ie et d'Hi~toire Gin~rale

de ia civilisaiion, 15 janvier 1937. . I ' . '

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12 HITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES' [December

1) Au debut de novembre 1915. Proust 6crivit une longue d6dicace ~ Mme Scheik6vitch

sur un exemplaire de Swawa, d6dicace dans laquelle il analysa et r6suma l'histoire de la

PrisolvlF,i~re et de la Fugitive8. Ce r6sum6 nous permet de penser que Proust avait, ~ cette

6poque, sinon achev6 Ie premier j et de la Prisomei~re, du moins con9u ce chapitre jusqu'en

ses moindres d6tails.

2) Le 7 f6vrier 1916, Proust 6crivit ~ Mme Maria de Madrazo, demandant des con-seils sur des~ robes de Fortuny. Celle-ci lui r6pondit, semble-t-il, que Fortuny s'inspirait

ce quelques tableaux de Carpaccio qui se trouvaient ~ Venise. Quelques jours plus tard,

le romancier lui 6crivit de nouveau et parla du ( Ieit-motiv ) Fortuny, ( peu developp~,

mais capital )9. Or, dans la Prisowai~re, on trouve 9a et la des passages sur Fortuny, dont

la plupart sont 6videmment des additions, tandis que dans la Fugiiive se trouve le fameux

passage de Venise, appartenant au premier jet, dans lequel Proust parle justement de

Fortuny et des deux tableaux de Carpaccio : CompaglF~ons de la Calza et Patriarche di Grado.

Certes, ce passage fut 6crit apr~s les lettres de Proust ~ Mme Maria de Madrazo en f6vrier

1916. Pour les passages sur Fortuny dans la Priso,c,ei~re, nous pouvons avancer deux hypoth~ses : (A) Proust 6crivit le texte de la Prisomei~re apr~s ses lettres de f6vrier 1916.

~e projet du roman se modifiait ~ mesure que le texte avan9ait. Fortuny s'efia9ait peu

~ peu dans l'imagination du romancier. Plus tard, celui-ci ins~rera 9a et la des additions

pour pr6parer ses lecteurs au passage de Venise, qui se trouve vers la fin de la Fugitive.

(B) Proust demanda des renseignements ~ Mme de ~:adrazo au moment oti il envisageait d'6crire le passage de Venise dans la Feigitive. Plus tard,' revenant sur ses pas, il fit partout

des additions pour faire ressortir l'importance des rapports Venise-Fortuny. Selon cette

derniere hypoth~se, Ie premier j et de la Prisoleni~re aurait 6t6 6crit avant f6wier 1916,

tr~s probablement '10rsque Proust r6suma l'histoire d'Albertine dans sa dedicace ~ Mme

Scheikevitch. En m6me temps, cette hypothese, Ia plus vraisemblable, rend compr6hensible

ces mots de la seconde lettre adress6e ~ Mme de Madrazo:

< Si du moins je laisse les demiers volumes tels qee'ils sont ... ~FIO

3) Vers le printemps 191611, Proust 6crivit ~ Lucien Daudet deux lettres dans lesquelles il lui demandait des conseils sur ( Ie bij outier Cartier ) et ( Ie n6cessaire ) qu'il

comptait offrir ~ son ( heroine )12. Or, nous trouvons sur le Ms. Ies phrases suivantes,

aj out6es vers la fin de Sodome et Gomorrhe :

( ..,command6 chez Cartier un n6cessaire qui 6tait la joie d'Albertine et aussi la

mienne ) (Ms., VI, 561; II, 1037).

( Cartier ) , ( un n6cessaire ) . . . Curieuse coincidence? Nous pouvons maintenant sup-

poser que Proust 6crivit ces deux lettres ~ Lucien Daudet ~ la m~me 6poque que cette

addition dans la derni~re partie de Sodome et Gomorrhe. Le fait que c'est une addition nous

permet de conclure que Proust 6crivit ce chapitre avant le printemps 1916, ce qui confirme

encore l'une et 1'autre des hypoth~ses signal~es ci-dessus.

8 Cette d6dicace a et6 reproduite dans la Corrdspondance G~,eirale de Marcel Proust, tome v, pp. 234-

241. 9 voir Buuetin de la Soci~tb des Amis de Marcet Proust et de combray. No 3, p. 31.

10 voir Buuetin, No 3, p. 33. C'est nous qui souugnons.

・ *1 voir Phihp Kolb : La Correspondance de Marcel Proust, p. 206. *' voir ies Cahiers Marcel Proust, tome V, pp. 165~re7.

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1960] LE COMIQUE CHEZ MARCEL PRausT 13 Permettons-nous donc de fixer une date qui, bien que peu pr6cise; ne serait pas loin

de la v6rit6 : Proust aurait entrepris le premier j et de la Priso,e,,i~re soit dans le courant

de 1915, soit peu apr~s f6vrier 1916. Dans l'etat actuel des etudes._proustiennes, ce sont

les seules hypth~ses que nous puissions avancer.

Lorsque Proust 6crivit le mot ( FlN ) dans son vingti~me cahier, son travail venait

seulement de commencer. Il reprit son manuscrit et se mit ~ le corriger minutieusement.

Souvent, ne se contentant pas de changer quelques mots, il ajoutait de nouveaux passages.

Les additions, truffant le texte, pr6sentent un aspect curieux. Il est d'ailleurs fort probable

qu'il y a, 'dans ces additions, des passages 6crits pendant ou m~me avant la guerre et qui,

retrouv6s dans un tiroir ou dans une chemise, ont 6t6 de nouveau utilis6s. Quant ~ la date de ces additions, on l'ignore encore et on ne la saura j amais exactement. En revanche,

c'est l'en~emble du texte des cahiers (Ms.), avec toutes ces additions, qui pr6sent~ une

unit6. Convenons donc de consid6rer cet ensemble comme le premier etat de la Prisoluai~re,

malgr6 Ies phrases de diff6rentes 6poques qui s'y agglom~rent, et n'essayons de le diss6quer

que lorsque la n6cessit6 et la possibilit6 s'en pr6senteront.

Cependant, ~ part les additions au manuscrit, il y a encore d'autres retouches et,

pour la plupart des chapitres, ce* ,sont des retouches aux tpreuves. Pour la Prisoleni~re,

il n'existe aucune 6p~euve, Proust etant mort avant qu'on eut imprim6 Ies 6preuves de

ce chapitre. A Ieur place, l'existence de quatre copies dactylographi6es, corrig6es de

la main de l'auteur, est signal6e par les 6diteurs du texte de la Pleiade: Dl, D2, D3 et D,

dont nous avons parl6 plus haut. La. question est maintenant de savoir quand Proust

remania ces copies. D'apr~s sa correspondance, nous pouvons fixer exactement cette cate, qui est une date d6finitive dans la vie du romancier.

, Vers la fin de juin 1922, une lettre de Proust ~ Gaston Gallimard :

( Je poss~de bien le manuscrit ou, pour mieux dire, Ia dactylographie compl~te

(et le manuscrit aussi) de ce volume et du suivant, puisque vous vous rappelez que j 'avais

pris pour cela une dactylographe. Mais le travail de r6fection de cette dactylographie,

ot j'ajoute partout et change tout, est ~ peine commenc6 )13.

I1 s'agit de la Prisolelei~re. Enfin, dans un court billet adress6 6galement ~ G. Gallimard,

billet 6crit incontestablement peu avant sa mort, Proust annonce :

( L'esp~ce d'acharnement que j'ai mis pour la Prisolc1ei~re (pr~t mais ~ faire relire

-le mieux serait que vous fassiez faire les premi~res 6preuves que j e corrigerai) , cet

achamement, surtout dans mon terrible etat de ces j ours-ci, a 6cart6 de moi les tomes

suivants. Mais trois jours de repos peuvent sufiire )14.

Les trois jours de repos ne suffiront pas : Proust meurt le l~ novembre 1922, une

dizaine de j ours apr~s ce billet.

La correspondance de Marcel Proust nous montre, ainsi, que les retouches ~ la Pri-

18 voir Letters d la N.R.F., p. 214. .. . la Voir Lettres d la N.R.F., p. 273. Lettre dat~e par M. Ph. Kolb du debut de novenrbre 1922.

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14 HITOTSUBASHI JOURNAt OF ARTS AND SCIENCES ~December

soleini~re ont 6t6 faite~ ~endant ses cinq ou six derniers moisl5. Autrement dit, Ies quatre

dactylographies sont 'chronologiquement les derniers 6crits de Proust. C'est la que notre

6crivain est arriv6 au,bout de trente ans de recherche, et c'est en cela que r6side l'int6r6t

particulier de la Prisomei~re.

III

De la confrontation de ces diverses versions de la Prisom,i~re, 6crites ou corrig6es

~ des 6poques diff6rentes, nous pouvons tirer de nombreuses conclusions, dont nous etudie-

r9ns ici un seul aspect : Ie comique chez Proust et quelques probl~mes surgis ~ ce sujet.

Il ne s'agit cependant pas de definir ce qu'est le comique, car, pour cela, il faudrait prendre

en consid6ration la tradition fran9aise du comique, Ies rapports entre le comique et l'humour,

etc..., ce qui d6passe largement une petite 6tude de ce genre. Toutefois, il est utile de

nous rappeler la distinction bergsonienne entre ( Ie comique que le langage exprime, et celui,que le langage cr6e )16 et d'appliquer ces mots au comique de Proust, sans nous soucier

trop de gard~r le v6ritable sens de la'phrase bergsor}ienne. Chez le philosophe, il s'agit

de deux sortes de comique bien'diff~renci6es, mais ici, il est question de deux faces du m~me

comique; d'un_e ,part, l'auteur trouve dans telle ou telle sc~ne, qu'elle soit r6elle ou fictive,

un trait comique qu'il ( exprime ) dans son l.angage; d'autre part, cette sc~ne < cr6e ),

aux yeux du lecteur, un 616ment comique qui provoqu~ son rire. Rapports normaux entre l'auteur et le lecteur, 6tablis ~ travers 1'~urve et la lecture. Nous commencerons

par examiner, en tant que lecteur, des passages comiques dans la Prisoleni~re, pour voir

ensuite comment l'auteur est arriv6 ~ les d6crire.

Proust est-il un 6crivain comique? A ql4elques exceptions pr~s, il est vrai que cet

aspect a 6chapp6 Iongterrrps, pour la plupart des cas, aux critiquesl7. Pourtant, une lec-

ture attentive nous'permet de d6couvrir 9a et la des passages comiques ~ souhait. T6moins,

le portrait de Legrandin dans Du Ceii de chez Su,an,, (1, 131) , celui de la ( marquise ) , surnom

de la tenancicre du petit pavillion des Champs-Elys6es (1, 492; II, 310), et tant d'autres.

Le comique de ces passages est dfi avant tout au caract~re des personnages. En

effet, l'~uvre de Proust est comique parce que ses personnages nous font rire, ce qui est

assez surprenant puisqui le proj et primitif de 1'auteur 6tait le plus s6rieux possible. Avec

sa structure aussi solide que meticuleuse, l'~uvre aurait dfi etre tragique, on pourrait

dire m6taphysique. Proust n'a pas h6sit6 ~ 1'appeler < un roman bergsonien ) ; il a essay6

d'isoler la < substance invisible du temps ), ou d'etablir la ( distinction entre la m6moire

involontaire et la m6moire volontaire )18.

** Il est facile de suivre les traces du remaniement de l'auteur d'apr~s ses lettres de cette 6poque. Voir

notamment celle-ci : ( Et je recommence pour la troisi~me fois ma Prisonni~re... ) (Lettres d la N.R.F., p. 256, Iettre dat6e par M. Ph. Kolb du 3 septembre 1922).

16 Voir le Rire. P.U.F., p. 79. *' A notre connaissance, c'est Pierre Lasserre qtii a remarqu6 Ie premier le comique de Proust (Marcel

Proust humoriste et moralisle. Revue Universelle, juillet 1920). Il va sans dire que L~0n Pierre-Quint et Andr6 Maurois consacrent un~ partie de leurs ouvrages ~L cet aspect de Proust. Pourtant ce n'est qu'en 1953 et en 1955 qu'ont paru deux livres qui etudient et analysent particuli~rement le comique de Proust : L. Mansfield : Ie Comique de Marcel Proust et R. Donz6 : Ie Comique dans l'a;uvre de Marcel

*' Voir Robert Dreyfus : Souvenirs sur IV~arcel Proust, pp. 287-299.' -

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l 960] LE COMlgUE CHEZ MARCEL PROUST 15

Il est certain que le temps et la m6moire avaient constitu6 Ies premiers el6ments de

la cr6ation proustienne, et depuis Charles Blondel, nombre de critiques ,ont exprim6 Ieurs

opinions la-dessu~. Cepehdant, une fois 6crite, l'~urve diverge presque touj ours de l'inten-

tion de l'auteur, et c'est la que r6side un des secrets de la cr6ation litt6raire. Ainsi, ce

qui domine finalement toute l'~uvre de Proust, ce n'est plus le probl~me du temps, mais

celui de la connaissance des autresl9 (la, l'auteur n'avait pas pr6vu le r6sultat de son travail,

ne s'6tant pas aper9u de l'importance de ce th~me, Iequel, ~ son insu, ne cessait de se d6velop-

per en lui). En m~me temps, Ie comique particulier ~ Proust s'est form6 peu ~ peu dans

le cours de la cr6ation, ce qui nous fait d6couvrir la v6ritable significatioh de A Ia Recherche,

beaiucoup plus clairement que 1'explication donn6e par Proust lui-m~me.

Le ton comique ou humoristique n'avait donc pas et6 pr6par6 d~s 'le d6but. D'apr~~

la confrontation ' des versions de la Prisaulei~re que nbus avons ehoisies, c'est surtout au

moment des corrections que le comique a 6t6 introduit dans l'~uvre ' de Proust. Ceci' est si frappant qu'oh croirait m~me que 1'duteur a ajout6 tel 6u tel passage uniqtiement'

( pou'r faire rire ) son lecteur. ' ' ' ' ~ ' 'Les retouches effectu6es au portrait de la duchesse de Guermantes nous ~r6senteht,

un example typique. Sur' Ie' texte du Ms., c'est une dame el6gante, entour6e des admiri-~

tions en quelque sorte excessives du h6ros. Mais, les iatures sur'D2 et D3 se ~rapportent-

en g6n6ral ~ ce~ passages ot la duchesse est pei'nte 'd'urie fa9bn aussi eiogieuse que' pi6lixe.~

En revanche, Ies additions, faites ~ son portrait, sont' ~r6cises et tr~s corriiques : l'analysb ~_

est plus aigue et . Ia duchesse en sort parfois ridiculis~e. Cela ne signifie ,naturellement pas que les passages du ~:s., oti la duchesse, obj et d'~dmiration du~h6ros, a~p~rai~ < ennuag~e >

dans telle ou telle couleur de ses robes, soient tous~ supprim6s sur les d~dtylogr~phies: Au

contraire, il en reste beaucoup. Seulement, ce sont des pages 6drites ~ar le ~roust 'du M's.,

et non par celui de b2 et de D3.

Dans les additions de D2 et de D3, Proust modifie le portrai,t de la duchesse en re-

produisant d'abord sa prononciation. Elle dit par exemple : '

( C est I I Eon I b frere ~ Robert ) (D2, ad. ; 111, 36).

tela veut dire: ( C'est le petit L60n, Ie beau-fr~re ~ Robert >. De m~me, elle prononce

( Fitt-jam > au lieu de' < Fitz-Jammes ), < Frochedorf ) au lieu de ( Frohsdorf ), tics qui

apparaissent seulement sur D3 et qui font sourire le lecteur. Ainsi, sur ' Ies dactylographies,

Proust a souvent recouru ~; cette m~thode de transcription pour aj outer une sorte d'humour

~ son ~uvre et plus pr6cis6ment pour faire ressortir le ridicule de ses person~ages.

Une longue addition se trouve ~ la p. 39 de D2, addition dont sort pour ainsi dire achev6 Ie portrait de ~lme de Guermantes, avec un comique qu'il e~t impossible de trouver

dans le texte du Ms. Il s'agit du m~canisme de son oubli. Ell~ se rappelle une robe rou~e

qu'elle portait ~ une soir6e, mais pr6tend avoir tout ~ fait oubli~ que Mme de Chaussepierre 6tait-la. Or, c~tte derrii~re devait pr60ccuper sori esprit, car: M. de Chaus~epierre, deux:i~in~

vice-pr6sident du Jockey Club, a et6 elu pr6sident, au d6triment du duc de Guermarites.

premier vice-pr6sident. Certains membres du Club, j aloux de la puissance du duc, avaient

*9 Ecoutons Ramon Fernandez : < On a dit qu'n n'y avait pas de drame dans La Recherche du Temps Perdu, n y en a un cependant,

touj ours le m~me, qui ne varie que par son objet : un drame du d~sir et de rimagination qui se r6soud en connaissance; ou bien si ron pref~re, un drame de la p0~session, qui, reconnaissant sa vanit6, se

change en compr6hension > (Les Cahiers Marcel Proust, ll, p. Lx) . ' . - ~

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r6 HITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES [December fait courir le bruit que Mm~ de Guermantes 6tait dreyfusarde, ce qui zivait favoris6 Ia

candidature de M, de Chaussepierre.

Pourquoi Mme de Guermantes ne se souvient-elle pas de la pr6sence de Mme de Chaus-

sepient? Justement parce que l'6vocation de celle-ci 1'importunait. Bien qu'assez in-

diff6rente aux sentiments de son mari, Ia duchesse se sentait n6anmoins son 6pouse. De

voir le monde pr6f6rer M. de Chaussepierre ~ son mari lui 6tait une v6ritable avanie. Elle

en etait choqu6e. On pourrait croire, pourtant, que la blessure d'amour-propre aide la

m6moire: une chose nous revient, parce que nous en avons souflert. Mais, chez Proust,

cela peut ~tre aussi la cause de l'oubli.

Il est sl^rr et certain que l'oubli est en soi involontaire. Mais le dtbut en est, chez

la duchesse, quasi volontaire. Elle ne cherche pas ~ donner le change en affirmant ne

se rappeler plus si Mme de Chaussepierre avait 6t6 pr6sente. Elle a tout simplement voulu

se debarrasser d'un souvenir d6sagr6able et aga9ant. Elle 1'a voulu, et finalement, elle

a oubli6. Son oubli est ainsi presque volontaire, comme celui de M. de Norpois (D2, ad. ;

III, 38), ce qui fait un bon contraste avec la m6moire ( involontaire ) de M, de Br6aut6.

Chez celui-ci, une association d'id6es, th~me favori de Proust, fait prononcer les mots ( afiaire

Dreyfus ) . Nous pouvons facilement suivre le fil de ses id6es : l'histoire d'une robe rouge

que la duchesse portait ~ une soir6e 6voque l'image de Mme de Chaussepierre qui, 6tait

la, et lui rappelle 1'6chec de 1'6lection pr6sidentielle du duc, Ia cause de cet 6chec, Ie drey-

fusisme de la duchesse et ~nfin l'affaire Dreyfus.

( M. ~e Br6aut6 fut assez mal re9u quand, voulant dire quelque chose, par une as-

sociation d'id6es rest6e obscure et qu'il ne d6voila pas, il commen9a en faisant man~uvrer

sa'langue dans la pointe de sa bouche en cul de poule : ( A propos de 1'affaire Dreyfus... .

(pourquoi de 1'affaire Dreyfus? il s'agissait seulement d'une robe rouge et certes le pauvre

Br6aut6, qui ne pensait jamais qu'~ faire plaisir, n'y mettait aucune malice, mais le

seul nom de Dreyfus fit , se froncer les sourcils j upit6riens du duc de Guermantes... )

(D2, ad.; 111, 40). '

Il est naturel que chez la du~hesse de Guermantes la m~me association d'id6es fonc-

tionne. De la, sa mauvaise humeur ~ l'endroit de M. de Br6aut6, Iequel a commenc6 ~

parler de l'Affaire et d'un nomm6 Cartier.

( Je ne peux pas vous dire ce que votre Cartier m'a toujours embbait~e > (D2, ad.;

III, 41).

Ce long passage, ajout6 sur D2, fait nettement contraste avec la beaut6 et l'el6gance

de la duchesse que le narrateur ~e cesse de celebrer dans le texte du ~ls, D'apr~s celui-ci,

la duchesse semblait < plus agr6able qu'au temps ot ) Ie narrateur 1'aimait encore.' 11

compare ~ ( un couchant qui s'allume ) Ia duchesse en robe de chambre chinoise ayec des

flammes jaunes et rouges.

( Sa toilette n'6tait pas un d6cor quelconque, rempla9able ~ volont6, mais une

r~alit6 donn6e et ~0~tique ) (Ms.; 111, 33).

, Tous les hommages ~ la duchesse appartiennenf au texie du Ms.'A~clme addition de

passages de ce genre, mais u.n certain nombre de ratures20, de nouvelles phrases ins6r6es

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1960] LE COMIQUE CHEZ MARCEL PRousT. 17 qui, au lieu d'exalter l'616gante toilette de la' duchesse en'6voquant des ima~es p06tiques,

mettent en relief ~ brfile-pourpoint son mouvement d'esprit et analysent par 1'interm6diaire

de ses gestes et de ses paroles ce qu'est une femme appel6e Mme de Guermantes..., telle

est la tendance qui se d6gage clairement des retouches de D2 et de D3. La duchesse est

maintenant d6voil6e, et en meme temps, elle pr6sente un aspect, sinon d6plaisant, du

moins terriblement comique. Et, c'est ce: que nous reconnaissons dans les retouches ef-

fectu6es sur le portrait de tous les personnages.

Le duc de Guermantes n'apparait que sur D2 dans les premi~res cent pages (d'apr~s

la P16iade) de la Prisaulei~re. L~, toutes les additions qui le concernent sont purement

et simplement des caricatures. . C'est dans l'addition de la p. 39 de D2 que le duc a 6t~ introduit. Il r6agit vfolemment

contre -M. de .Br6aut6 qui parle de l"Affaire Dreyius, Iaquelle cohstituait la cause iridirecte

de l'6chec que le duc a subi ~ l'election pr6sidentielle du Jockey.

< ...1e seul nom de D}eyfus fit se froncer les sourcils jupit6riens du ~uc de Guer-,

mantes ) (D2, ad.; 111, 40). ' ' Sa fureur se d6veloppe jusqu'~ l'antis6mitisme, mais Proust,' en en parlant, n'a pas

qubli6 de caricaturer ses tics, methode habituelle du Proust de D2.

( C'est m~me la un argument ad homilcem (le duc employait un peu ~ tort et ~ tr~vers

l'expression ad homileem) qu'on ne fait pas 'assez valoir pour montrer la mauvaise foi

des Juifs ) (D2, ad.; 111, 41).

Le duc dit encore qtie 1'Afiaire Dreyfus a caus6 ( tant de mal~eurs~), < bien qu'il ne

soit sensible qu'~ un seul ) (D2, ad.; tll, 40), son ~chec ~ 1'6lection. Quand 'il dit < des.

effroyables r6percussions ) (D2, ad.; 111, 42), il ne 'pense qu'~ une : son 6chec. '

A cette figure comique, D3 met la derni~re touche. Il s'agit encore de son tic : < bel

et bien ). Chaque fois qu'on parle de l'Affaire, ces mots sortent de sa bouch~, ce qui ach~ve

sbn portrait en ridiculisant sa vanit6 bless6e. ' ' ' ~ ' ~ '

( Aflaire Dreyfus, afiaire Dreyfus, c'est bientdt. dit et le terme est impropre ; ce

n'est pas une affaire de religion, mais bel et biele uhe affaire politique ) (D3, ad. ; 111, 40).

( Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause juive, mais bel et bien une

immense affaire nationale qui... ; (D3, ,ad.; 111, 42).

C'est bel et bien pourquoi il existe deux figures du duc dans le texte d6finitif: d'un c6t6,

celui du d6but de la Prisole,ei~re, tr~s comique et presque vulgaire, qui appartient ~ D2

20 En voici deux exemples: . ( A chaque visite que je lui (~ Mme de Guermantes) faisais, on aurait dit que la toilette dans laqu~lle

elle apparaissait n'aurait pas pu ~tre autre, se trouvant determin6e par la fantaisie souveraine d'un gofit, qui dans ses caprices m~mes obeissait ~ des lois sup6rieures > (passage biff6 sur D2).

( De m~me quand il fit plus beau et que pourtant le printemps fut encore frais, si la Duchesse ayant

froid dans une robe ouverte par un Avril Gel6 (sic) et ayant jet6 sur ses 6paules un voile de soie bleue que je ne lui avais pas encore vu, j '6prouvais le m~tne plaisir qu'on a par un temps aigre oti le vent souffle

dans les bois ~ d6couvrir le fleurissement tout neuf d"un'tapis de violettes ) (passage:bifi6 sur D3).

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18 HITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES

et ~ D3, et de l'tutre c6t6 celui du Ms., qui eSt plutot sympathique21.

EDecetnber

C'est aussi le cas de Norpois. Sur D2. Proust ajoute une sc~ne oti le diplomate essaie

de renier ses pronostics ~ propos de l'alliance franco-allemande qui n'a pas eu lieu, et sur

D3, ses paroles deviennent vraiment comiques :

( Vous devez vous tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car dans ces sortes de conversations, je suis toujours tr~s laconique. . . Il est ind6niable

que, dans un avenir lointain, un rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer,

qui serait tr~s profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais

marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parl6, parce que la poire n'est pas mtre

encore... ) (D3, ad,j 111, 38).

Il est 6vident que Norpois avait autrefois pronostiqu6 ce rapprochement. Cependant, selon Proust, m6me s'il reniait de toute sa force ses propres paroles, ce n'est pas qu'il a

menti, mais < il avait simplement oubli6 ) (D3, ad.; 111, 38). Comme chez Mme de Guer-

Inantes, il s'agit la d'un oubli volontaire. On oublie ses propres erreurs et, souvent, c'est

~ cause du snobisme. Mais parfois, cet oubli peut r6sulter d'un caract~re commun aux

gens d'un m~me milieu, comme cette addition en t6moigne :

( Quant aux gens du monde, ils se souviennent de peu de choses ) (D3, ad.; 111, 39) .

L'attitude de l'auteur dans les corrections de D2 et de D3 est extr6mement s~v~re

vis-~-vis des gens du monde. Leur facilit6 d'oubli, que nous avons relev6e ici, vient du

fait qu'ils n'ont pas ( pens6 avec profondeur ) (D3, ad. ; 111, 39). Ils reproduisent simple-

ment ce qu'on leur a dict6 et prennent vite, avec une ( touchante docilit6 ), Ia prononcia-

tion de Mme de Guermantes, et disent sans cesse ( Frochedorf ) (D3, ad.; 111, 36).

Les exemples sont encore nombreux. Mais les corrections que nous avons 6tudi6es ci-dessus nous montrent dej ~ clairement que les personnages de A Ia Recherche deviennent

plus comiques sur D2 que sur le Ms., encore plus sur D3 que sur D2. Ceci n'emp~che pas

qu'on puisse trouver aussi des descriptions analogues dans le texte du :Ms. Tout de m6me,

on ne peut n6gliger cette tendance tr~s nette des corrections. Le rife de I'auteur sur D2 et D3 est plein d'ironie. La plupart des personnages subis-

sent des remaniements s6v~res (phrfois cruels) ; Ieur mouvement d'esprit et le secret de

leurs gestes sont mis ~ d6couvert. Leurs conversations, et surtout leur snobisme, servent

de cibles ~ la moquerie de Proust qui, ~ travers les retouches, d6nude leur ,v6ritable figure

comique et la d6crit sans piti6 (et 6galement avec un visible plaisir) , tout en rayant d'un

obt6 certains des eloges superficiels et excessifs qu'il a faits d'eux dans le Ms. Le rire de

21 Meme dans le Tenops Retrouvi, l'auteur semble garder une certaine sympathie pour le duc. ( J'admirais qu'il etait presque le m~me et seulement plus blanc. 6tant toujours aussi majestueux

.et aussi beau"> (III, 1007). ・ ' ・ . ・ . Ce passage appartient au Ms., et a 6t6 donc 6crit beaucoup plus tot que les additions de D2 et de

D3. Proust n'ayant.pas eu le temps de revoir cette partie. '-' 'l _ _ ' _,

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-1 960] - LE COMIQUE CHEZ MARCEL PROUST 19

・Proust sur les dactylographies, c'est ' aivant tout le rire d'un caricatuiriste:22

Est-ce simplement une tendande de Proust avant sa mort? Pourtant, nous sommes etonn6 de trouver les remarques ' analogues dans Commeni Marcel Proust' a composi sol~

romalc de Feuillerat. En confrontant les 6preuves du deuxi~me tome de Grasset (compos6

avant 1912 et imprim6 en, 1914) et les deuxi~me et troisi~me tomes de l'6dition Gallimard

(publi6s en 1919 et en 1920), il a tir6, entre' autres, Ia conclusion suivante ~ propos de 1'Ime

( Au fond, par chacun de ses actes, Ia duchesse de Guermantes 6veille chez le narra-

teur une id6e de frivolit6 qui l'apparente bien ~ M, de Charlus et ~ tous les Guermantes )23.

Pour le duc de Guermantes, Feuillerat signale qu'il etait das le d6but un personnage

comique, mais il est devenu ( vulgaire > dans l'6dition de Gallimard24, ce qui nous fait penser

~ son fameux ( bel et bien ) dans la Prisoluai~re. I1 en est de m~me pour ):!Iorpois. Proust a appuy6 ( sur les ridicules de l'aristocratiqu~

ambassadeur ) et a enrichi ses discours d'un grand nombre d'expressions < rebattues) 25

Ces remarques de Feumerat se conforment ~ nos observations ~ propos des divers etats de la Prisauni~re, du moins sur un point : Proust a ridiculis6 ses personnages. Mais,

avant d'approfondir cette question, il nous faudrait examiner le personnage principal

de la Prisonni~re : Albertine, et les corrections apport6es ~ son portrait.

Albertine est ( Ia prisonni~re ) m~me, et tout ce chapitre s'est,d6velopp6 autour d'elle.

Cependant, il faut noter ici une caract6ristique primordiale : Albertine est observ6e et

interpr6t6e essentiellement ~ travers les yeux du h6ros et ne vit pas elle-m~me. Elle n'a

pas sa propre existence. C'est pourquoi il est difiicile de s6parer son portrait 'de 1'amour

du heros qui le d6termine. Examinons donc maintenant dans quel sens vont les correci

tions concernant Albertine et l'amour du h6ros.

IV

Le vocabulaire des personnages et leurS mani~res de parler font l'un des soucis majeurs

de Proust. Quant au langage d'Albertine, nous trouvons dej ~, dans le Cet~ de Guermanies,

une s6rie d'expressions qu'elle ne connaissait pas autrefois et qui servent ~ montrer sa

maturit6 ou son 6volution int6rieure: < un laps de temps ), ( je suis confuse ), ( elle

a un pied de rouge sur la figure ), < ~ mon sens ., ( mousm6 >, etc. (II, 350-358).

Le m~me proc6d6 est utilis6 dans les corrections de la Prisomei~re.

Une addition sur D2 se rapporte au parler d'Albertine (III, 20-21). Il s'agit d'une

r6flexion ~ propos de ( c'est vrai? ), phrase interrogative qui revient sans cesse sur les I~vres

d~ la jeune fille. Ce tic presque insignifiant est lourd de significations pour le heros. D'une

part, il donne ( l'6trange impression d'une cr6ature qui ne peut se rendre compte des choses

2a ( Comme un,g60m~tre qui, d6pouillant les choses de leurs qualit6s sensibles, ne voient que leur substratum lin6aire, ce que racontaient les gens m"6chappait, car ce qui m'int6ressait, c'6tait non cb qu"ils voulaienf dire, mais la mani~re dont ils I~ disaient, en tant qu'elle etait r6velatrice de leur

caract~re ou de leurs ridicules ) (III, 718). :8 A. Feuillerat: Comme,et Marcel Proust a composi so,~ roman, p. 91. :' bid., p. 93. :5 Ibid., p. 23.

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20HITOTSUBASHI JOURNAL OF ART§AND SCIENCES rDecemb硫

par elle-meme》Ot,(lpautre part,il montre une origine)lusりr6cise:r6ponseムdes compli-

ments amoureux qu’Albertine aurait regus dans《sa jeuhesse aim6e》.Par《une mo(leste

coquetterie co血sentante》,la j eune血11e aurait T6pon(iu:《C’est vraiP》,aux af丑㎜ations

且atteuses de jeunes galants sur sa beaut60u sur les sent㎞ents qu7elle.1eur aurait inspir6s.

    Entre cette conclusion et le’tic lui-m6me de’1a jeune fi11e,il y a tout(1e m6me une

distance assez grande』Aussi,1’analyse de1’origine de ces mots ri(iiculise-t-elle moins la

jeune fUle que l’interpr6tation jalouse du h6ros,Au fond,c’est plut6t sur la jalousie et

多・n尋bsurdit6quePr・ustaessay6dンinsisiterparcetteadditi・n・

    Il est vrai que d色s le Ms。,Proust a accumul6de longues r6flexions sur la jalousie,a

rorigine de laquele,selon lui,il y a Ie(ioute et la connεしissance insu伍sante des choses.

Or、pamilesco汀ections,ilyenabeaucoupquiconcementcettequestion,etnouspouvonsconstater que le5gran(les lignes de la pens6e proustieme restent査peu pr色s identiques,mais

exprim6es sur un ton bien diff6rent:.comique.Une a(1(iition6n constitue un exemple.

Parlant de蔓uelque chose(1’insigni且ant,une petite phrase par exemple,qui pourra孟t

provoquer en nous un terrible doute,Proust a ajout6sur D2ces lignes(encore remani6essur D3):

   1《Il semble que naisse spontan6ment en nous(_)un doute du ge皿e(ie ceux qui

font qu’au cours de certains6tats nerveux on ne Fleut jamais se rapPeler si on a tir61e

verrou,et,pas plus a la cinquanti色me fois qu’註Ia pr6mi色re,On’dirait qu’on peut

recommencer ind6finime喚t1’acte sans qu’il s’accompagne jamais(1’un souvenir pr6cis

et lib6rateuL Au moins口ouvons-nous refermer une cinquante et uniさme fois la porte》

(III,61),

Une nuance comique’(le cette addition et notammeht les mots comme《lib6rate皿》et

《une cinqua・nte et uniさme fois》,r6ussissent(ou presque)査6nlever au(loute le c6t6tragique、

   Les moindres choses sufnsent a y donner prise,Si un geste d’Albertine,par exemple

celui(ie regar(ler une passante,excite la jalousie chez le h6τos en lui faisant supPoser qu2elle

la connait,ne pas la rega.rder rexasp色re autant.Cette contradiction et cette insigni丘ance

(ies亭estes ou des paroles prεtent a rire。Voici une petite ad(1ition sur D2,pleine d’humourl

   《Il est(i6ja dif五cile de(lire《pourquoi avez-vous regar(i6》telle passante,mais

bien plus 《 pouτquoi ne ravez-vous pas regar(i6e~ 》 (III,89)。

   Ac6t6dud・ute6重delajal・usie諏nsiridiculis6s,n・ustr・uv・nsuneautrecaract6ristique

(1es retouches:、pessimisme dans l’amour。Un gran(i nombre d’additions parlent en eflet

delalassitudeetdela’ 6pressi・nduh6r・s.

《 。mon amie dont rid6e m’6tait de plus en plus into16rable》(D2,ad.,III14).

   《Sans me sentir le moins du monde amoureux(1PAlbertine、sans f年孟re figurer au

nombre des plaisirs les moments que nous passions ensemble_》(D2,a(i、;III,21).

   Nombreuses sont les ad(litions qui nient ainsi ramour。Mais le plus frappant n’est

pas la quantit6de ces additions,mais le contraste qui existe entre elles et l’absehce totale

des《ajoutages》qui pourfaiehtりc616brer la joie(1e l’amour ou le plaisir dβla,poss6ssion。

En revanche,bien(ies passages qui racontent le bonheur du h6ros sont6hmin6s sur D2

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1960] LE COMIQUE CHEZ MARCEL PROUST 21 et D326, ou corrig6s bnticrement. L'accent est maintenant mis sur la jalpuslje ~t la douleur,

lesquelles, incarn6es dans ( Ia prisonni~re ) , remplacent l'amour et en font dispaiaitre tous

les el6ments positifs. .Une retouche significative sous cet angle (III, 58) :

(Ms.) ( ...j'6tais antoureux et jaloux d'elle ~.

(D3) ( ...j'6tais jaloux d'elle ).

Simple rature d'un mot? Oui, certes. Mais elle r6sume clairemeht la tendance des retouches

sur D2 et D3, car nous trouvons encore dans bien d'autres endroits le remplacement du

mot ( amoureux ) par ( jaloux )27 Les retouches ne s'arr~tent pas la. Elles s'el~vent peu ~ peu jusqu'au g6n6ral, ce

que Proust appelle la ( .loi g6n6rale )28. Surtout, Ia theorie qu'il donne du m6canisme

de la douleur est bien int6ressante. Il voit la-dedans le < changement ) de l'~tre aim6

et sa ( d6composition .. Ainsi, l'id6e maitresse de l'amour proustien s'explicite sur les

dactylographies. Dans le fameux passage < Ia regarder dormir ) , Proust r6sume ses pens6es

en une toute petite addition :

( Il me semble poss6der non pas une, mais d'inhombrabl~s jeunes fllles ) (D2, ad. ;

III, 72).

L'expr'ession tr~s proustienne ( etres de fuite ) n'est pas diff6rente de cette d6composi-

tion. Dej~, sur le Ms., 1'auteur a employ6 souvent le mot < fuite ) pour montrer cet aspect

de l'amour. C~pendant, c'est le Proust de D2 qui nomme ( etres de fuite ) ceux qui se

m6tamorphosent sans cesse et se d6robent ~ notre prise. Ce sont des ~tres < en mouvement >,

~ui s'envolent, et l'expression ( ~tres de fuite ) est con9ue par Proust comme l'oppos6 de

la < prisonni~re )29.

( Entre vos mains m~mes, ces etres-la sont des etres de fuite ) (D2, ad.; 111, 92).

( Et m6me aupr~s de nous, Ieur regard semble nous dire qu'ils vont s'envoler ) (Ibid.).

Ils tiennent ~ des lieux de rendez-vous ( implacablement voulus ), que nous n'avons

pas le droit de connaitre. Ils nous pr6sentent ( un champ infini de possibles ) dont pas

un ne sera r6alis6; on ne'pourrait atteindre leur r6alit6 qu'en dehors de ces possibles. Alber-

tine est de ces 6tres-la, de ces ( filles sous 1'enveloppe charnelle desquelles palpitent plus

a' Un des passages typiques biff6s sur D3: < ... nous 6changions ~ peine d'instant en instant (...) une plaisanterie qui r6clamait pour compl6-

ment un baiser. La tendresse que j'avais pour elle faisait que ses actions les plus simples me touchaient. Quand elle mettart une btiche dans le feu pour qu'elle vint passer la nuit dans mon lit, j'admirais cet ~tre docile, je trouvais pr6cieux d'avorr (. ..) une compagne qui me tint chaud dans mon lit ou m'aidait

~ passer les heures d'insomnie ). ' ' 2* Ms.) < Et elle me sentait toujours amoureux et juge ).

(D2) ( ~t toujours elle me sentirait amoureux et juge ). (D3) ( ~t toujours elle me sentirait jaloux et Juge ) (III, '58).

...

e ne m'attache qu'~ ce qui me semble (...) d6celer quelque loi g6n6rale ) (Lettre ~ Louis de s* (

Robert, Comment d~buta Marcel Proust, p. 69) . 2' 11 est significatif que Proust a pens6 au titre ( Ia Fugitive ) pour le tome suivant, juste au mo-

ment oti il corrigeart les dactylographies de la Prrsonni~re. 11 est 6vident que < Ia fugitive ) signifie

< etre de fuite ). ' ( Aussi, depuis que j'ai et6 tent6 par les propositions de Pr6vost, j'ai repens6 ~ ce que m'a dit Tronche

et j'ai pens6 que je pourrais peut-6tre intituler Sodome 111, Ia Prisonni~re et Sodome IV, La Fugstive, quitte ~ ajouter sur le volume (suite de Sodome et Gomorrhe) ).. (Lettres d la N.R.F., p. 235)

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22 HITOTSUBASHI JOURNAL OF 'ARTS AND SCIENCES rDecember

d'~tres cach6s (...) qtie,dans la foule immense, et renouvel6e ) (D2, ad.; 111) 94).

~_ Tais, ces 6tres de fuite sont 6galement, nos ~uvres

( Le mouvement et la fuit~ constat6s ne sont m~me pas indispensables, il suffit

que nous les induisions ) (D2, ad.; 111, 92).

( A ces ~tres-la, ~ ces ~tres de fuite, Ieur nature, notre inquietude attachent des

ailes ) (D2, ad. ; 111, 93).

Un petit doute, ou une anxi6t6 toute subjective nous fait croire ~ leur ( fuite ). Notre

esprit tranquillis6 s'6veille de nouveau, commence ~ s'agiter. Il suffit du retard d'une

lettre et voici dej~ l'amour qui renait, cet amour qui est ( fonction de notre tristesse ),

alors que nous croyons aimer ( en dehors de nous ) (D2, ad.; 111, 93).

Cette id6e est exprim6e encore dans d'autres additions.

, ( En elles-m~mes, qu'6taient Albertine et Andr6e? Pour le savoir, il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perp6tuelle de vous oh vous passez toujours

, autres (sic) ) (D2, ad.; 111, 64).

Vite, Ieur figure se m6tamorphose. Une jeune fille tendre nous tient, quelques jours apr~s

la premi~re rencontre, ( Ies propos d'une lubrique Furie ) (D2, ad.; 111, 65) ; une autre

jeune fille dont le charrne r6side dans sa duret6 nous avoue qu'elle est timide, qu'elle ne

peut causer tranquillement avec nous qu'au bout d"une quinzaine de jours. Elles ne 'sont

peut-~tre ni uniquement tendres, ni uniquement implacables. Elles sont capables d' ( ac-

b6der ~ tant de possibilit6s diverses dans le courant vertigineux de la vie ) (D2, ad. ; 111,

65) et ( Ia stabilit6 de nature > n'est que < fictive et pour la commodit6 du langage ) (1 bid . ) .

Les jeunes filles sont ainsi divis6es en ( plusieurs morceaux ) (D2, ad.; 111, 91), et

ce n'est que notre ( indiff6rence ) qui puisse leur assigner des caract~res tranch6s:

( Leur immobilit6 viendra de notre indiff6rence qui les livrera au jugement de l'es-

prit ) (D2, ad.; 111, 96).

Cela ne signifie pas qu'on voit de fa90n juste lorsqu'on est indifi6rent. Des caracteres

stables et d6finis seront le produit de notre jugement, c'est-~-dire de notre intelligence,

laquelle entre en jeu apr~s qu'on cesse d'aimer. Ce jugement de l'intelligence est ( faux )

(D2, ad.; 111, 66). Ces caract~res d6finis et immobiles ne nous apprendront pas plus que

( Ies faces diff6rentes )30 que les jeunes filles nous pr6sentaient chaque jour, Iorsque nous

les aimions. Amour et indiff6rence proposent, selon Proust, deux optiques oppos6es dont

autrui est l'objet soit changeant, soit stable. Et, en les opposant. Proust detruit d'abord

le mythe de l'amour, ensuite celui de la connaissance des autres, car, d'apr~s lui, ni 1'amour

ni l'indiff6rence ne nous font saisir les v6ritables caracteres des jeunes filles.

De ces observations, nous pouvons d6duire quelques tendances des retouches. En

premier lieu, Ies relations des deux amoureux se det6riorent de plus en plus. Le h6ros

ne trouve plus son amie jolie. Il n'est plus amoureux. En revanche, sa jalousie est accentu6e,

'o D2 ad 111 66 Ces mots sol~t remplac6s sur D3 par < Ies surprenants visages ).

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-1 960] LE COMI~UE CHEZ MARCEL PROUST 23

et les rapports 'des deux j eunes gens pr6sentent, ~ mesure que・les retouches s'accumulent, des aspects plus p6nibles et plus d6sastreux, ce qui fait ressortir 1'absence totale de retouches

favorables ~ Albertine et ~ 1'amour du heros pour elle.

En m~me temps, Ie cot6 comique est soulign6 dans cette histoire assombrie et il con-

stitue le second aspect des corrections. Il faudrait reconnaitre ici que le ton comique

existait dej ~ sur le Ms.; Ia description de la j eune fille, debout entierement nue devant

le h6ros (III, 79), en est un bon exemple. Nous devons pourtant signaler que ces passages

'comiques sur le Ms. sont tous gard~s sur D2 et D3, mais de nouveaux passages y sont in-

troduits, 6galement comiques et ironiques, ce qui accentue cet aspect de 1'amour et d6cide

la direction du texte dactylographi6. Ce phenom~ne, qui correspond ~ ce que nous avons

dej ~ vu dans le paragraphe pr6c6dant pour Mme de Guermantes et d'autres personnages,

va de pair avec le pessimisme de l"amour, car, il sert ~ caricaturer la jalousie qui remplace

d6sormais 1'amour, et ainsi, discr6dite celui-ci.

Le troisi~me caractere est l'analyse de cet 6chec de l'amour qui r6v~le la th60rie prous-

tienne de la connaissance humaine. Il y a des ~tres qui changent perp6tuellement et qui nous fuient. Ce sont ces < ~tres de fuite ) qui nous inspirent l'amour. Or, Ieur trans-

formation est, dans une certaine mesure, produite par notre amour. C'est notre inqui~tude,

n6e de l'amour, et la nature des etres aim6s qui leur attachent des ailes. Aussi, selon Proust,

ni autrui ni moi n'est absolu. Le moi travaille ~ modeler autrui ; celui-ci domine, par

contrecoup, notre moi qui r6agit ~ son tour, et ainsi de suite. L'analyse de cette influence

T6ciproque fait ressortir d'une part la diff6rence capitale entre 1'amour et 1'indiff6rence,

de l'autre 1'impossibilit6 de connaitre les autres. Car, ni l'inquietude dans 1'amour, ni

le jugement de l'intelligence dans l'indiff6rence ne nous r6v~lent ce qu'est autrui. Ainsi,

notre auteur arrive ~ une conception ( g6n6rale >, sombre et am~re, en partant de l'analyse

de la vie commune entre le h6ros et Albertine.

Tous ces probl~mes existaient dej ~ en germe dans le manuscrit primitif. Seulement,

il est ind6niable qu'ils pr60ccupaient plus fortement l'esprit du romancier lors des corrections.

Pour lui, ces retouches ne devaient pas touj ours viser ~ dire quelque chose de totalement

nouveau, mais plut6t i expliciter une pens6e, une tendance, qui etaient con9ues vaguement.

C'est en ce sens que l'etude de ces retouches peut 6clairer l'6volution de l'auteur.

lci aussi, nous constatons une curieuse ressemblance entre le Proust des 6preuves

de l'6dition Grasset (corrig6es de 1914 ~ 1919) et celui de D2 et de D3 (corrig6s en 1922).

I1 s'agit de l'amour du h6ros, d'un cot6 pour Gilberte, de l'autre pour Albertine. D'apr~s

l'6tude de Feuillerat dont nous avons d6j ~ parl6 ~ plusieurs reprises, 1'amour pour Gilberte,

qui ne couvrait que 20 pages dans les 6preuves de l"6dition Grasset, a et6 quadrupl6 dans

l'6dition d6finitive, et quelques nouveaux th~mes y ont 6t6 introduits, d'autres accentu6s:

j alousie, oubli, souffrance, apaisement de douleur, etc. Le portrait de Gilberte est devenu,

de plus en plus antipathique.31 Dans les conclusions de la premi~re partie de son livre,32

Feuillerat cite, comme caracteres essentiels des retouches sur les tpreuves de Grasset, une conception plus am~re de la vie et des hommes, un pessimisme, un d6sespoir, une impos-

sibilit6 du bonheur, une d6pr6ciation des personnages, etc. De plus, avant de se mettre

3* Comment Marcel Proust a compos~ son roman, pp. 36-41. *2 bid., pp. 108-132.

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24 HITOT5UBASHI・」OURNAL OF・ARTS AND SCIENSES [Decembeτ

査imaginer d6ductivement la forme du troisi壱me tome(1e l’6(iition Grasset((10nt il n’existe

plus ni manuscrit,ni6preuvεs),Feu皿erat d6clare d6j註qu’il y a deux styles〔iif[6rents de

Proust:

      《Toutes les fois que rauteur adopte une attitu(ie passive』expectante,un tantinet

  naive,ne retemnt que des sensations et des impressions,qu’il s’exprime en un style

  charg6d’images et d’originales suggestions,souple et nuanc6comme une6toffe de soie・

、on pourra6tre s負r qu’il s’agit d’un passage apPartenant a la premi今re version・guand》

  au contraire,1’aut蔓ur sort(1e sa passivit6,ne fait plus mystさre(le ce qu’il pense・explique

  et compose ses persomages,.s孔a(1resse directement au lecteurβnticipe・analyse les pas-

  sions longuement,m玉nutieusement,subtilement,disserte sur tous sujets et se sert dFune

  langue plus abstraite,raisonnante,adapt6e a ces pr60ccupations purement intellectuelles,

  on pourra6tre6galement s盒r qu’il s’agit bien(1e morceaux6crits apr6s1912》33.

Ces remarques n’ont-ellもs蚕as旦uelques points communs avec celles que nous avons pr6sen-

t6es jusqu’ici⊇

    D・oむvient・cette tenda血ceP唯Convaincu que Proust s16tait mis a la composition(ie

・24㍍R60h670hθd色s1905,Feuillerat semble se fonder avant tout sur1’avancement en age

de1’auteur et1’enrichissement de ses exp6riences.

      《11est impossible que,pen(iant ces dix-sept ann6es douloureuses,Proust soit demeur6

  tel qu’il6tait en19051(lue,en une6poque qui a sonn61e glas(le ta・nt d’i(i6es et(le croyances・

  sa conception du mon〔1e et des hommes n7ait pas vari6,que rexp6rience litt6raire acquise

n’ itpas,pourunepart,dirig61estransfomationssubiespar1’ceuvreaucoursdutravail  de refonte 》34,

Il est6vi(ient que la guerre,la mort de ses amis(F6nelon,Caillavet),et la《fuite》et

la mort d’Agostineni ont toutes inHu6sur Proust,Cepen(1ant,sont-elles les principales

ou les seules causes de la m6tampo甲hose de1’ceu〉reP Comment peut-on(liscemer,et

avec une telle nettet6,les(ieux Proust,celui(i7avant et celui d’apr6s1912,(lu moment

qubn sait que ZαP1φso㈱伽6(dont la premi奄re version a6t6compos6e pendant la guerre・

surtout apr6s la mort d’Agostinelli,de F6nelon et(ie Caillavet)a suivi la m色me6volution

queZ6s16㈱sF傭etσ%θ7耀癩(6chtsavant1912etc・㎡96spendantlaguerre)PCen’ st pas que nous nions l’inHuence de la gue皿e,cene(lu vieinissement de rauteur,ou celle

de la mort(ie ses amis,Nous voulons simplement dire que ces influences comptent beaucoup

ヌorsqu’on compare16㈱5α弼θ%μ(6crit de1895ム1899)・co曜y65α傭θ一B6卿θ(1908-1909)

et z4」αR60hθ70h6,mais elles sont moin(ires dans les transformations successives au sein

’(ie。4」αR60hθ10hθ,Ce qui est important ici,ce sur quoi nous devons nous fon(ier,cPest

avant tout,nous semble-t-il,la m6tho(ie(1u romancier.M6tho(1e qui consiste a cr6er

hne ceuvre,d’abord sur le Ms.,et ensuite soit sur les6preuves,soit sur les dactylographies・

Les retouches de Proust ne sont pas simplement des corrections de mots ou de phrases.

Elles font partie du travai1《cr6ateur》.En dンautres temes,leτomancierProust se forme

peu a.peu a travers les retouches、L註r6side le secret(le son art.La r6sident6galement

la pluralit6de ses styles et la complexit6de ses id6es、lesquelles embarrassent parfois son

lecteur.

331配4, pp,135-136,

341醐.P、17。

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'l960~ LE COMlgUE CHEZ MARCEL PROUST 25

V

Louis Martin-Chauffier touche ~ ce probl~me dans son Proust et le double ( je ) de quatre

personlees35. A Ia base de cette etude, nous trouvons une remarque perspicace, c'est que

chez Proust existent deux personnes: 1'homme Marcel Proust qui, menant une vie banale,

fournit les mati~res premi~res ~ 1'~uvre, et le romancier Proust qui, ( Iucide, indiff6rent

et pur )36, compose une ~Lrvre fictive avec ces matieres. Cette dualit6 peut 6tre appliqu6e

telle quelle au heros et au narrateur < j e ) de A Ia Recherche. En soulevant ces probl~mes,

Martin-Chauffier r6fl6chit 6galement sur la cr6ation proustienne elle-m~me. En effet, il

6crit :

< Son ~uvre est une cr6ation continue, une prolif6ration in6puisable(...) Il ne rature

gu~re, il aj oute; ses manuscrits, Ies 6preuves dactylographi6es, Ies 6preuves imprim6es

sont surcharg6es d'additions qui sont la marque de la vie dans son plein exercice )37.

Oui, l'~uvre de Proust est en perp6tuelle cr6ation, et nous apercevons, ~ travers les diverses versions de A Ia Recherche, quelques etats de la cr6ation de l'~uvre, voire, si 1'on

peut dire, quelques romancier~ difi6rents, dont chacun est pr~t ~ se m6tamorphoser ~

l'~tape suivante. ' Quand, pendant la guerre, Proust a ouvert son cahier pour r6diger la premi~re version

de Sodome, il 6tait sans aucun doute un romancier, et il conflait au narrateur de A Ia RecherL

che, Ies exp6riences de l'homme Marcel Proust, Iequel fr6quentait le monde, dtpensait quelques mille franc~ en une seule soir6e,38 aspirait ~ briller et attirait probablement chez

lui de jeunes gar90ns pour son plaisir. Mais, dans les intervalles de son travail, Ie romancier

redevenait un simple mondain et 6crivait des lettres pleines de snobisme, achetait des

actions, retournait aux 'salons pour charmer les gens du monde par son esprit. Ces deux

aspects de Proust, l'homme mondain et l'6crivain, s'opposent de tout point. Du moins,

la solitude dans sa fameuse charhbre tapiss6e de li~gb n'6tait que celle de l'6criv~in, et

l'homme Marcel Proust s'int6ressait ~ la soci6t6, bien qu'il cach~t en lui le regard et

la conscience du romancier. On ne peut pas en douter. Sinon, comment expliquer tant de lettres mondaines, l'ardeur avec laquelle Marcel Proust affirmait qu'il pensait toujours

~ ses amis, s'excusait trop poliment de son impolitesse aupr~s d'eux?

Ce Marcel Proust servait de mod~le au romancier, comme d'ailleurs_ beaucoup de ses

amis. Cela ne signifie naturellement pas qu'il 6tait le ( je ) de A Ia Recherche. Certes, Ie

( je ) montre des traits de Marcel Proust, mais nous en remarquons 6galement m~me chez

Charlus et Bloch. La question des clefs chez Proust est extr~mement complexe et nous

devons 6viter une simplification dangereuse qui consiste ~ identifier Marcel Proust et le

< je ), Ie comte de Montesquiou et Charlus, Laure Heymann et Odette, etc.

Pour un personnage, il y a ainsi plusieurs mod~les ; ou plutot, une personne r6elle

servait de mod~le pour plusierus personnages, Nous pouvons cependant dire, grosso

*5 voir Confiue'eces, numdro sp6ciaL juinet-aout 1943. *6 Ibid., p. 58.

37 Ibid., p. 61.

BB Voir Henri Bonnet: Morcel Proust de 1907 d 1914, .p. 29.

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26HITOTSUBAsHI JOURNAL OF ARTS’AND SCIENCES [Decembeτ

modo,que la premi色re version,6crite《d’une haleine》39,nous pr6sente註1’6tat bmt ces

mo(1色1es ou les morceaux(1e conversations gue Marcel Proust avait cueillis dans sa vie

mon(1aine.Ce qui ne revient pasムdire qu’on peut nier la《construction rigoureuse》du

roman,6tabhe dさs le(i6but par1’auteuL L亀(16(1icace adress6e a Mme Scheik6vitch nous

montre qu’en1915Proust avait d6jムau moins un projet pr6cis de ZαP■fso㈱伽6,11(1isait

clairement que ce serait une histoire d’amour pleine de lassitude et de jalousie.:Partant

(le ce projet,cyest pourtant l’homme Proust,ou tout au plus le m6moriariste Prouきt qui

travaillait,L’exemple suivant en t6moigne.Dans un passage(ie彪P7づso㈱癖θoむil

employait les mots《soutaches》,《boutons》,《cravate》,pour(16crire la toilette de

Mme(ie Guermantes,Proust ajoute une note:

   《(ne pas mettre des mots ayant servi dans la description(les toilettes de Mme

Swann)》(M:s,,VIII,26).

En eflet,ces mots sont ut丑is6s dans une description des robes de Mme Swann(1,620),et

(1ans le passage en question de ZαP1づεo㈱伽6,rauteur a laiss61e nom(le Mme Swam,au

lieu(ie Mme(1e Guermantes dont il s’agit6videmment ici,Voici le texte entier:

    《_je pressais M耀4β(}%θ筋α彫θs de questions:《Mais en五n comment cela s7ap-

pelle-t-il ces soutaches(ne pas mettre des mots ayant servi(ians la description des

toilettes de Mme Swann),ces boutons,cette bravate》lui demandais-je comme j’aurais

demand6a un musicien comment a’apPelait cette sorte de且nale,de trait,d’arp色ge,par

cette tendance que nous avons a croire faussement qupune classi丘cation g6n6rique nous

61ucidera le secret(1’un cha㎜e.Et M耀S別α㈱me r6pondait:《Mais cela s’appelle

des boutons,des soutaches,une cravate》comme le musicien e負t砒:《Mais cela sンappele

une丘nale,un trait,un arpさge》,peut-etre aussi pour dissimuler toute trace(i’effort,

avoir1’air de nyavoir imit6personne,et etre s盒re(1e ne pouvoir6tre imit6e par personne,

avec un sourire qui exprimait sa satisfaction d’une question qui6tait un hommage,ce

rire qu’elle n’avait jam証s su contenir quan(i on lui faisait(les compliments tels que ceux

que lui adressait une question_》(Ms.,VIII,26)40.

:La confusion des nQms ne prouve-t.e■e pas(lue ces mots,cueillis dans un coin de salon,

entrent tels quels dans1’oeuvre en tant que matiさres premiさres et constituent une scさneP41

L’6crivain est absent,Proust,s’int6ressant註ces conversations,a simplement copi61es

mots et il n’a pas jou6un grand r61e.11va sans dire que sur D2,1’auteur a ratur6ce

passage・    Comme ce passage en t6moigne,1a premiさre version(le Proust(qu7ele soit de1’6dition

Grasset ou(ie1’6dition Gallimar(i)est toujours profond6ment influenc6e par(iiverses ex-

p6riences de1’homme Marcel Proust.D’apr6s rexpression d’An(ir6Gi(1e,Proust est,sur

 3g Voir Co解ψo裾㈱σ8(}6瘤γα」θ4θハ4αyoθJ Pyo%s≠,tome III,P.195.

 40Cpest nous qui soulignons。 “Il faut signa正er qu’ムparthr de《j’a皿ais demand6銭un musicien》jusqu2註《qui6tait un hommage》,

1es phrases sQnt imprim6es et coll6es註la page du Cahier,ce qui prouve que cette pa面e a6t66crite avant

la version du真ls.Malgrφtout,il ne peut pas y avoir de doute que Proust s’int6ressait beaucoup Plus

a la conversation de ce genre qu’註ses personnages et surtoutムcette fagon de r6pondreゑune question

en reprenant exactement les memes mots:《soutaches》,《boutons》,《cravate》、   Proust auralt probablement entendu cette fagon de r6pondre dans un salou ou ailleuてs,et1’aurait

trouv6e si int6ressante qu’il aurait voulu la copier telle璽uelle dans son roman,sans se soucier trop de

ses personnages。 D’oh la cQnfusion des noms.

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1960] LE COMIgUE CHEZ MARCEL PROUST 27

son manuscrit primitif,un romancier《du c6t6de chez Verdurin》虚2.Ainsi,1es hQmmages

excessifs a(lress6s査Mme de Guermantes,qui se trouvent partout sur le Ms.,nous rapPellent

 (ies expressions habituelles (1u Proust-snob,qui vivait (lans la soci6t6 en y puisant un

plaisir profon(i,Et,tant que l’auteむr voyait dans ses personnages les traits(le ses amis,

il lui6tait impossible de les caricaturer,(1e meme qu》il ne pouvait m6priser le monde tant

 qu’il le fr6quentait.

    Mais,la premiさre version achev6e et ses mod61es une fois丘x6ぎ(ians les persomages,

ce sont maintenaht ceux-ci qui deviennent(ies matiさres.Ce n7est plus telle ou telle personne

(ie la vie r6elle,mais une Mme(ie Gue㎜antes,un Charlus,une Albertine,qui commencent

註vivre。Et直partir de ce moment,le romancier:Proust laisse de c6t6sa vie quoti(1ienne

et m色ne une nouvelle vie aupr色s de ses personnages.116coute les paroles(ie Mme de

Guermantes,(1e Charlus,ou d’Albertine,observe leurs gestes et interpr色te Ie mobile de

leurs mouvements.11ne se soucie plus de ses amis qui,une fois,ont servi de mo(1色les,

ses personnages6tant(i6so㎜ais fictifs.L’auteur est libre.Car,Mme de Guermantes,

Charlus ou Albertine,ne sont plus ses amis,ni sa maitresse,mais ils sont amis ou maitresse

〔1u h6ros(ie。4Z¢Rθohθ70hθ.La《prisonni壱re》est maintemnt lib6r6e duくprisonnier》

qui constituait le secret(1e rhomme Marcel Proustl les《etres de fuite》brisent leurs liens

avec Agostinelli,1e fugi{if;Mme de Gue㎜antes n’est plus ni la comtesse(ie Chevign6,

ni la comtesse Greffuhle,lesquelles n’ont apport6que certains traits au portrait de la

duchesse;1’auteur est libre vis-a-vis de1’homme Marcel Proust,qui6tait enchain6par

ses amiti6s,ses vices et ses habitu(ies.D色s qu’丑connait cette(louble libert6-d’un c6t6

a l’6gaτ(1(ie ses amis,(le l’autre(le ses persomages一,il s’apergoit(iu v甜table comique,

rit d’un hre ironique de la vanit6et du snobisme(ie ses persomages et caricat皿e ramour,

voire la jalousie.Le comique et1’ironie de:Proust,1esquels’apparaissent,tr6s accentu6s,

sur D2et D3,nous prouvent donc la formation(1’un6crivain ind6pendant.

    Il en est de mεme pour la froi(ieur du style,1’analyse cmelle des personnages,ou rinter-

pr6tation pessimiste de1’amour qui va jusqu’a une《10i g6n6rale》.Celes-ci supPosent

〆une dista・nce entre l’auteur et ses personnages,entre la vie quoti(1ienne de Marcel Proust

et la r6alit6de。4」αR60h6■ohθ。Telle est l’unique chance que les6crits puissent(ievenir

une htt6rature.

    Maintenant,le romancier peut rire,ironiser,toumer en ri(iicule,d6voiler cruellement,

parce qu’il n’est plus li6a ses amis,ni査ses personnages,par un int6ret particulier,commun

aux gens d’un m6me milieu・L’auteur acquiert peu註peu son in(i6pen(iance et sa libert6,

βt dest purquoiβu fur et a mesure que ses corrections s’avancent,il peut d6truire le mythe

de la soci6t6mondaine en la d6crivant,celui(le ramour en en faisant le thさme principal

(ie JαP7プso㈱伽θ.Ainsi se fo㎜e progressivement un6crivain d6mysti盒cateur,1ibre.

    Sur ce plan,il est assez signi五catif que,10rs(les retouches,1e romancier intervient

ga et la sur les dactylographies,comme s’il e負t voulu nous montrer sa pr6sence.En voici

quelques exemples二

    《Avant de revenir a la boutique de Jupien,1’auteur tientムdire combien il serait

contrist6que le lecteur s’offusquat de peintures si6tranges》(D3,ad.;III,46).

    《EHe retrouvait la parole,elle disait:《Mon》ou《Mon ch6ri》,suivis l’un ou

l’autre de mon nom de bapteme,ce qui en(iomant au narrate皿1e meme pr6nom qu’ム

42Voir Marcel Prouぎt:五θ”γθ5δ∠4%み6(%4θ、P.9.       …               ’ 1

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28 BITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES

  1’auteur de ce’1ivre,,e盒t fait:《Mon Marce1》、《Mon ch6ri Marcel》(D3,a(i。l III,75)。

魑 L’intervention de1’auteur ci一(lessus,n’apporte pas un r6sultat tr6s heureux。Mais,

ellp montre une6tape de la formation(1u romancieL

   Atraversplusieursversions,1’6chvainProustprendcorpspeu註peu。Ilesttoujoursen chemin,toujours en formation.Ainsi,Marcel Proust,rhomme riche,oisif et mondain,

ten(l a etre rOmanCier.,

     《...un livre est le produit(1’un autre吻oづque celui que nous manifestons dans nos

  habitu(1es,dans la soci6t6,dans nos vices.Ce moi-1註,si nous voulons essayer de le

  comprendre,c’est au fond de nous-m6m6s,en essayant(1e le recr6er en nous,que nbus

                   43 pouvons y pa「ven1「 》

   Un autre moi,tout est la.Pour y parvenir,le chemin6tait plein d’obstacles.Et

proust a recr66cet《autre moi》,non seulement par les r6v61ations subites qu’il a d6crites

a la fin de son㏄uvre gigantesque,mais aussi pζr les corrections de ses manuscrits et de

ses6preuves,Nous pouvons(lonq dire que le Comique proustien nous pr6sente la marche

p6nible de ce毛te recr6a,tion。Tout enβssayant(ie pr6senter la recr6ation(iu na,rra.teur,

Proust nous laisse voir,saps le pr6ten(1re,un fmit trさs pr6cieux:cette recr6ation de lui-

meme qui est la formation(1’un romancier・

   Solitaire,libre,ce《moi》rencontrera pourtant des persomes plus boudeuses et plus

6xigeantes que les amis de Marcel Proust:1es lecteurs,Apr壱s avoir qu趾61a soci6t6,le

rOmapCier Se trOuvera dOr6navant〔ianS Un nOuveaU mOnde,L註tOUt≠碗4,tOUt擁Sθa

6tre r6el sans etre pour cela(le tous les jours,L査un nouveau mythe se construit sur la

d6molition(1e l’ancien.Et si ce mythe obtient une r6alit6,cela ne prouve.t-il pas,la

grandeurdel’ceuvre~

_FIN

18Voir Co翅7θ5α加β一B側びθ,p,137.