LE CHOIX DU CONJOINT - Le site de Jean-Serge...

27
Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015 1 LE CHOIX DU CONJOINT : DÉTERMINISME OU STRATÉGIE ? INTRODUCTION Chacun d’entre nous est persuadé d’avoir épousé son conjoint par amour et qu’aucun déterminisme ne l’a poussé vers son partenaire. Affirmer le contraire relèverait de la provocation tant il est de bon ton d’attribuer à la rencontre amoureuse une grande part de hasard même s’il arrive à ceux qui s’aiment de se dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Dans notre société, deux personnes se marient parce qu’elles s’aiment et il y a quelque chose d’inconvenant à soupçonner dans cette union l’action de la main invisible de la société. Les individus ne sont quand même pas les marionnettes des structures sociales ! Tout au plus concède-t-on qu’il n’en fut pas toujours ainsi et que le mariage d’intérêt a pu exister. Pourtant, aujourd’hui, si l’on efface l’amour, si le sociologue règle ses lentilles de sorte que l’amour qui unit les conjoints reste dans le flou, ne constate-t-il pas la permanence des intérêts sociaux dans les choix qu’ils effectuent ? On se marie parce qu’on s’aime, mais aime-t-on n’importe qui ? On tentera de répondre à la question à partir d’une œuvre fondatrice, celle d’Alain Girard Le choix du conjoint (1964) qui fait de ce dernier un fait social équivalent au travail de Durkheim sur le Suicide malgré une technique d’enquête différente. Alain Girard y mettait en évidence la tendance de nos contemporains à épouser quelqu’un qui leur ressemble socialement parlant : c’est l’homogamie. Après avoir rappelé que le choix du conjoint est placé, dans la société traditionnelle, sous le contrôle familial, nous examinerons en quoi consiste l’homogamie pour Alain Girard avant de nous interroger sur sa persistance éventuelle. Enfin, il semble indispensable de replacer le choix du conjoint aujourd’hui dans un nouveau contexte social, celui de la fin ou de la crise du mariage qu’il conviendra cependant de questionner. I/ LE CHOIX DU CONJOINT DANS LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE Dans la société traditionnelle (la société française au dix-neuvième siècle), l’habitat rural est prédominant, la mobilité géographique peu importante et la division du travail faible. Dans la stratification sociale de la société traditionnelle, le critère de classement des individus repose sur la naissance et la famille par transmission du statut. On comprend alors que le choix du conjoint ne doit pas être laissé au hasard des sentiments. Il est impératif pour les familles d’en garder le contrôle à des fins de reproduction sociale. « La famille traditionnelle était plus une unité de production et de reproduction qu’une unité

Transcript of LE CHOIX DU CONJOINT - Le site de Jean-Serge...

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

1

LE CHOIX DU CONJOINT : DÉTERMINISME OU STRATÉGIE ?

INTRODUCTION

Chacun d’entre nous est persuadé d’avoir épousé son conjoint par amour et qu’aucun déterminisme ne l’a poussé vers son partenaire. Affirmer le contraire relèverait de la provocation tant il est de bon ton d’attribuer à la rencontre amoureuse une grande part de hasard même s’il arrive à ceux qui s’aiment de se dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Dans notre société, deux personnes se marient parce qu’elles s’aiment et il y a quelque chose d’inconvenant à soupçonner dans cette union l’action de la main invisible de la société. Les individus ne sont quand même pas les marionnettes des structures sociales ! Tout au plus concède-t-on qu’il n’en fut pas toujours ainsi et que le mariage d’intérêt a pu exister.

Pourtant, aujourd’hui, si l’on efface l’amour, si le sociologue règle ses lentilles de sorte que l’amour qui unit les conjoints reste dans le flou, ne constate-t-il pas la permanence des intérêts sociaux dans les choix qu’ils effectuent ? On se marie parce qu’on s’aime, mais aime-t-on n’importe qui ? On tentera de répondre à la question à partir d’une œuvre fondatrice, celle d’Alain Girard Le choix du conjoint (1964) qui fait de ce dernier un fait social équivalent au travail de Durkheim sur le Suicide malgré une technique d’enquête différente. Alain Girard y mettait en évidence la tendance de nos contemporains à épouser quelqu’un qui leur ressemble socialement parlant : c’est l’homogamie.

Après avoir rappelé que le choix du conjoint est placé, dans la société traditionnelle, sous le contrôle familial, nous examinerons en quoi consiste l’homogamie pour Alain Girard avant de nous interroger sur sa persistance éventuelle. Enfin, il semble indispensable de replacer le choix du conjoint aujourd’hui dans un nouveau contexte social, celui de la fin ou de la crise du mariage qu’il conviendra cependant de questionner. I/ LE CHOIX DU CONJOINT DANS LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE

Dans la société traditionnelle (la société française au dix-neuvième siècle), l’habitat rural est prédominant, la mobilité géographique peu importante et la division du travail faible. Dans la stratification sociale de la société traditionnelle, le critère de classement des individus repose sur la naissance et la famille par transmission du statut. On comprend alors que le choix du conjoint ne doit pas être laissé au hasard des sentiments. Il est impératif pour les familles d’en garder le contrôle à des fins de reproduction sociale. « La famille traditionnelle était plus une unité de production et de reproduction qu’une unité

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

2

affective ».1 Le choix du conjoint ne repose pas sur le sentiment amoureux qui diffuse cependant à partir du dix-huitième siècle.

A/ LE CHOIX DU CONJOINT NE REPOSE PAS SUR LE SENTIMENT

AMOUREUX Si les relations au sein du couple sont dénuées d’affection, le mariage ne

repose pas sur le sentiment amoureux et répond aux impératifs stratégiques des familles. Cette conception du mariage perdurera jusque dans la première moitié du vingtième siècle, à la campagne notamment.

1/ Le manque d’affection dans la plupart des couples de la société

traditionnelle Le mariage populaire ne devait sa cohésion qu’à des considérations de

propriété et de lignage. Les conjoints vivent dans un isolement affectif qui procède de la stricte démarcation entre les tâches et les rôles qui incombent à chacun d’entre eux. L’absence d’amour entre les conjoints proviendrait, selon certains observateurs, du poids accablant de la misère, mais le manque d’affection n’existe pas seulement chez les paysans pauvres.

Les sentiments des époux ne semblent pas s’élever par la disparition de l’un d’entre eux : le conjoint n’est pas mentionné dans les testaments. Les liens entre époux apparaissent plus économiques qu’affectifs. Il est devenu banal de dire que le paysan est plus intéressé par la santé de ses vaches que par celle de son épouse. La femme ne s’assoit à table que sur invitation, le tutoiement est rare chez les ruraux.

Le manque d’affection semble confirmé par l’indifférence avec laquelle les hommes infectaient leurs épouses de maladies vénériennes. Vers la fin du dix-huitième siècle, en effet, la syphilis fit de gros progrès dans les campagnes françaises. Au total, Edward Shorter parle d’un « infranchissable fossé affectif séparant les époux ».2 Le choix du conjoint ne peut reposer sur un sentiment qui n’existe pas (ou peu) au sein du couple.

2/ Un exemple : le choix du conjoint dans les hautes vallées des

Pyrénées occidentales

Dans les hautes vallées du Pays Basque, du Béarn et de Bigorre, les populations sont confrontées à un environnement difficile : l’aridité du sol et du climat, l’économie pastorale obligent à la mobilisation constante des moyens pour la survie. La cohésion du groupe y apparaît très forte et les coutumes ont

1 - Shorter (Edward), 1975, Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, 1977. 2 - Shorter (Edward), op cit.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

3

pour fonction d’assurer la solidarité fondée sur une conscience forte de l’égalité entre tous les membres de la communauté : les décisions importantes se prennent à l’unanimité.3

Les inégalités économiques sont réduites : l’importance des communs et l’égalité des droits d’usage compensent l’inégalité des propriétés. Les règles du mariage prohibent toute alliance susceptible d’aggraver les inégalités de patrimoine. La loi de succession repose sur le droit d’aînesse, garçons et filles pouvaient y prétendre.

L’hétérogamie est la règle. La plupart des mariages unissent un fils aîné, qui hérite, à une fille cadette qui n’hérite pas ou encore une fille aînée à un cadet. Les cadets en surnombre, les laissés pour compte du mariage, n’auront pas d’autres possibilités que la domesticité chez leur frère ou leur sœur (apport de leur force de travail sans contrepartie), la prêtrise, l’exil, « exil des cadets », aux États-Unis pour les basques notamment.

L’exemple met en évidence deux traits caractéristiques des modèles traditionnels : la survie du groupe est l’objectif premier, la stratégie caractéristique repose sur l’utilisation de l’institution du mariage comme régulateur du comportement Il faut entendre le terme stratégie, au sens que Pierre Bourdieu lui donne : dispositif qui doit permettre de comprendre « la logique de toutes les actions qui sont raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou, à plus forte raison, d’un calcul rationnel, ajustées au futur sans être le produit d’un projet ou d’un plan ».4

3/ Des stratégies qui perdurent bien au-delà de la société

traditionnelle : les paysans du Béarn (Pierre Bourdieu)

À partir de recherches menées en 1959 et 1960 dans un village, situé en Béarn, au cœur de son pays natal, sur les coteaux entre les deux Gaves et qu’il appelle Lesquire, Pierre Bourdieu a montré que les stratégies mises en évidence précédemment perduraient bien au-delà de la société traditionnelle et que l’on pouvait encore les repérer dans la première moitié du vingtième siècle.

Avant 1914, le mariage est régi par des règles strictes, il contribue à réaffirmer la hiérarchie sociale et la position de la famille dans cette hiérarchie : « il était l’affaire de tout le groupe plus que de l’individu ».5 Sa fonction première est d’assurer la continuité du lignage sans compromettre l’intégrité du patrimoine. « À la fois lignage et patrimoine, la maison demeure ».6 L’individu

3 - Roussel (Louis), La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989. Louis Roussel y rend compte de la thèse d’État d’André Etchelecou. 4 - Bourdieu (Pierre), Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980 5 - Bourdieu (Pierre), « Le système des échanges matrimoniaux dans la société d’autrefois » in Le bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002 6 - Bourdieu (Pierre), ibid.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

4

va parfois jusqu’à porter le nom de la maison. Jean Cazenave est par exemple appelé « Yan dou Tinou », Jean de la maison Tinou.

Il s’agit d’éviter le morcellement des propriétés et l’accord entre les deux familles est soumis à des règles rigoureuses. Le mariage fait l’objet d’un contrat, que les familles soient riches ou pauvres et il est toujours l’occasion d’une confrontation constante des jugements concernant les autres (mémoire des biographies et des généalogies). Le droit d’aînesse demeure la règle, il est en effet indissociable de la sauvegarde du patrimoine et de la continuité de la lignée. L’héritier est le premier garçon, mais le droit d’aînesse peut échoir à une fille quand il n’y a pas de garçon. Ce sont les parents qui « font l’aîné ». Le cadet peut assurer la continuité du lignage en épousant la veuve de l’aîné.

L’adot représente la part d’héritage revenant à chaque enfant et la donation faite au moment du mariage, le plus souvent en espèces afin d’éviter l’émiettement du patrimoine. Ces règles précises ne s’appliquaient jamais avec rigueur mathématiques parce que le chef de famille avait toujours la possibilité de réduire la part. Le cadet reçoit un dédommagement au moment de son mariage, mais il ne faut pas se laisser abuser par le mot partage. Il s’agit davantage d’une compensation.

Les mariages tendent à se contracter entre familles équivalentes du point de vue économique, mais la grande propriété ne fait pas forcément la grande famille : cette dernière a le sens de la dignité, de la générosité, de l’hospitalité. À l’inverse, de grandes familles peuvent survivre à l’appauvrissement. Les stratégies matrimoniales visent, du moins dans les familles favorisées, à faire non seulement un mariage mais un « beau mariage », c’est-à-dire à maximiser les profits (matériels et symboliques) et à minimiser les coûts du mariage.

Ces stratégies interdisent aux hommes de se marier de bas en haut, et la maîtresse de maison peut s’opposer au mariage de son fils avec une femme de trop haute condition (relative bien entendu) car elle peut plus facilement soumettre à son autorité une jeune fille de condition plus modeste. De plus, le mariage de bas en haut menace la prééminence des mâles. Ceux qui voulaient se marier contre la volonté des parents devaient quitter la maison et courir ainsi le risque d’être déshérités au profit d’un frère ou d’une sœur. L’adot des filles est presque toujours supérieur à celui des garçons. Leurs chances de mariage augmentent avec sa valeur. Cela répond à la nécessité de marier des bouches inutiles le plus rapidement possible. La naissance d’une fille n’est pas accueillie avec un réel enthousiasme : « quand une fille naît dans une maison, il tombe une poutre maîtresse ».7 Il faut en effet la doter, elle n’est pas un soutien, ne travaille pas comme un homme, elle s’en va une fois mariée. Cependant il est des cas où la dot revient à la famille d’origine (le tournedot) : quand l’aîné meurt sans enfant ou quand la femme elle-même meurt sans descendance.

7 - Bourdieu (Pierre), op cit.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

5

Les mariages entre cadets (ceux qui n’avaient rien), « mariages de la faim et de la soif »,8 les conduisaient parfois avec leur femme à se placer comme « domestiques à pension » (baylets a pensiou). Le célibat du cadet est incomparablement plus utile que celui de la cadette. Il fournit à certaines familles une main d’œuvre quasiment gratuite.

B/ LA MONTÉE DU SENTIMENT AMOUREUX Le mariage est donc longtemps apparu comme une alliance entre deux

lignages, « les filles regardaient le portail plus que l’homme », ce qui conférait aux parents le soin d’un bon choix du conjoint pour leurs enfants. Ce sont des calculs qui règlent les conditions de l’alliance et du même coup l’arrangement des mariages.

À partir de la fin du dix-huitième siècle, les jeunes gens ont commencé à prêter beaucoup plus d’attention à leurs propres sentiments qu’à des considérations extérieures (propriété, souhaits des parents) dans le choix d’un partenaire. Tous les calculs en matière de choix du conjoint sont désormais honteux et peu avouables. Seul est avouable le sentiment amoureux, qui après avoir été longtemps confiné hors du mariage, pour la majorité de la population, en devient la condition d’entrée. « Le choix du conjoint n’est plus stratégie délibérée d’ajustements patrimoniaux, mais désir réciproque d’union ».9 Au dix-neuvième siècle, les gens placent en tête de leurs critères pour choisir un conjoint l’affection et la compatibilité personnelle, critères nouveaux qui relèvent de l’amour romantique.

De quelles preuves dispose-t-on ? Les gens se déclarent amoureux. Les déclarations des célibataires venant expliquer aux fonctionnaires municipaux la grossesse que l’on était contraint de déclarer parlent d’amour, de passion, d’amitié. Pour Shorter, dans la mesure où l’endogamie régressait, où les gens se mettaient à épouser des partenaires différents d’eux, on est en droit de parler de progrès de l’amour.

Si le mariage ne repose plus sur l’intérêt, s’il n’apparaît plus contrôlé par les familles pour préserver le patrimoine, s’il est fondé sur le sentiment amoureux, il apparaît plus fragile. « Plus on s’aime, plus on se sépare ». Cette affirmation n’est pas forcément vraie au niveau microsociologique d’un seul couple pris isolément. Mais si l’on considère l’ensemble des couples, elle veut dire que dans une société plus on se marie par amour, plus le mariage est fragile (voir plus loin). Les intérêts demeurent alors que le sentiment amoureux s’émousse.

8 - Bourdieu (Pierre), ibid. 9 - Roussel (Louis), La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989, page 114.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

6

II/ DERRIÈRE L’AMOUR, LES PESANTEURS SOCIALES : le choix du conjoint au début des années 1960

Si le choix du conjoint s’effectue sur la base du sentiment amoureux, il est désormais à l’initiative des individus et l’emprise des parents et de la famille sur ce choix faiblit considérablement. On se marie donc parce qu’on s’aime, mais aime-t-on n’importe qui ? Au milieu des années 1960, Alain Girard va montrer dans Le choix du conjoint (1964) qu’il ne s’effectue pas au hasard, que derrière l’amour, les pesanteurs sociales sont à l’œuvre. De plus, l’enquête nous livre un témoignage sur le contexte social d’une époque, à la veille d’une profonde transformation de la famille.

A/ L’ÉQUIVALENT DU SUICIDE (DURKHEIM), LE CHOIX DU

CONJOINT (1964) D’APRÈS ALAIN GIRARD Alain Girard met en évidence un mécanisme, l’homogamie, qui peut

prendre plusieurs formes. Il s’inscrit ainsi dans une filiation durkheimienne, plus par sa méthode que par sa technique d’enquête.

1/ Alain Girard met en évidence un mécanisme : l’homogamie

L’enquête portait sur des ménages constitués, à l’exception des ménages dissous par la mort de l’un des deux conjoints ou par le divorce. Pour limiter la recherche dans le temps, les maris ne devaient pas avoir plus de 65 ans, les femmes plus de 62 ans. Les deux conjoints devaient être célibataires avant leur union. Compte tenu de la date de l’enquête (de juin à novembre 1959), l’étude portait sur des individus ayant contracté leur union entre la fin de la première guerre mondiale et le début des années 1960.

L’homogamie peut se définir comme la tendance à épouser son semblable. Il s’agit d’un concept, nouveau à l’époque, qui, depuis, va s’affirmer comme un cadre de référence à toute enquête sur le choix du conjoint dont il est devenu l’interprétation dominante.10 À la question « qui épouse qui ? », Alain Girard répond, à l’issue de son enquête « n’importe qui n’épouse pas n’importe qui ». Si le mariage a pour fonction d’assurer l’épanouissement de l’individu, puisqu’il se marie par amour, il n’apparaît cependant pas comme un acte improvisé. Les futurs époux apprennent à faire connaissance pendant les fiançailles et le mariage ne se fait généralement pas dans la précipitation.

L’égalité des conditions, la liberté des mœurs ont poussé au desserrement de l’emprise du groupe ou des familles sur les individus. Pourtant, alors que rien

10 - De Singly (François), « Théorie critique de l’homogamie » in L’Année sociologique n° 37, 1987.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

7

ne semble limiter l’autonomie de décision des candidats au mariage, le choix du conjoint s’opère dans des groupes plus ou moins étendus alors que les possibilités de choix apparaissent illimitées. Pour saisir le degré d’homogamie des conjoints, il convient d’apprécier la distance qui peut les séparer du point de vue géographique, professionnel, religieux, culturel.

2/ Les différentes formes d’homogamie

Malgré une mobilité croissante de la population (exode rural, urbanisation) le mariage a tendance à unir des individus ayant les mêmes origines géographiques. Girard ne fait pas le seul constat de la proximité géographique des conjoints, il remarque également leur proximité sociale et culturelle.

L’homogamie géographique

Les futurs conjoints habitent, sinon dans la même localité, du moins à une

distance qui permet, compte tenu des moyens de transport disponibles, une fréquentation quotidienne. La proximité des domiciles constitue un préalable au mariage des individus. 70 % des mariages unissent des personnes ayant les mêmes origines géographiques. Les deux conjoints sont même nés dans la même commune pour 20 % des ménages, dans le même canton pour 30 % d’entre eux, plus de 50 % dans le même arrondissement.

Pourtant la population se déplace, mais, dans les grandes villes, les individus ont tendance à se regrouper selon leurs origines géographiques. Dans l’agglomération parisienne, on rencontre des associations ou des groupements, civils ou religieux, politiques, culturels ou sociaux dont l’objectif est de maintenir les liens avec la région d’origine et de favoriser les contacts avec les migrants de même provenance. Et Alain Girard de citer les innombrables groupements de Savoyards et de Bretons de Paris qui ont leurs lieux de réunion et leurs fêtes. On pourrait ajouter aux exemples de Girard, celui des Basques et de leur Maison. La Maison Basque, à Paris, permet à ces immigrés de l’intérieur de jouer à la pelote ou au Mus et de retrouver un peu du pays.

En conséquence, lorsqu’il s’agit de prendre une épouse, ces jeunes hommes n’ont pas besoin de retourner au pays pour y chercher une fiancée mais ils ont des chances de rencontrer dans leur nouveau lieu d’habitation une jeune fille originaire de la même région qu’eux. Les circonstances dans lesquelles, dans une société mobile, se produit le « choix du conjoint » n’est pas sans rappeler celles qui prévalaient dans une société plus ancienne.

L’homogamie géographique varie dans le temps, elle diminue. Si, au moment de l’enquête de Girard, 70 % des conjoints étaient originaires de la même région, à la génération précédente, la proportion était de 80 %. De plus, la distance géographique varie avec l’âge, elle est plus grande parmi les couples jeunes que parmi les couples âgés. Enfin, l’homogamie géographique varie avec

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

8

la position sociale : elle est moins marquée quand on s’élève dans la hiérarchie sociale, mais aussi quand on passe des milieux ruraux aux milieux urbains. Chez les agriculteurs, 20 % des couples ne sont pas nés dans le même département alors que la proportion s’élève à 50 % pour les groupes tertiaires de la population.

L’homogamie sociale et culturelle

Un haut degré d’homogamie sociale subsiste dans la France de la fin des années 1950 malgré l’accroissement de la mobilité sociale. La proportion des conjoints de même condition sociale est deux fois plus importante que celle que donnerait une répartition au hasard des unions. L’homogamie représente 45 % des cas et même 69 % si l’on tient compte des unions contractées dans le milieu le plus proche. Elle est de 39 % et de 65 % si l’on compare la profession du mari à celle de son beau-père, la diminution s’expliquant par les changements de structure d’une génération à l’autre.

Cette forme d’homogamie varie selon les milieux : elle est la plus forte chez les cultivateurs, puis les ouvriers et enfin les catégories supérieures. Elle est la plus faible chez les commerçants, les employés et les cadres moyens. Les échanges les plus nombreux se font donc entre ces trois milieux qui relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler les classes moyennes.

Ces groupes sociaux ne sont pas homogènes. Par exemple, la distance est importante entre un fermier qui travaille sur une petite exploitation et le propriétaire d’un grand domaine comme est grande la distance entre un manœuvre du bâtiment et un ouvrier de l’électronique. Girard concède qu’il faudrait, à l’intérieur des grands groupes sociaux, étudier la répartition des mariages selon le niveau très précis atteint, dans la hiérarchie sociale, par les deux familles qui s’allient pour avoir une idée de l’ascension ou de la régression accomplie par chaque conjoint lors de son mariage. Une analyse plus fine des couples hétérogames conduirait sans doute à minorer la distance sociale entre conjoints.

L’homogamie culturelle renvoie au niveau d’instruction et à la pratique religieuse. La ressemblance culturelle demeure dominante dans les ménages français. Ayant des origines sociales communes ou voisines, les conjoints ont des niveaux d’instruction analogues. 66 % des ménages ont fait des études identiques, proportion qui s’élève à 83 % si l’on tient compte des niveaux d’études voisins. La rencontre entre un conjoint très diplômé et un autre peu ou pas diplômé est rare. Quel que soit le milieu, l’homme est plus diplômé que la femme.

À la fin des années 1950, la France est très majoritairement catholique (90 % des ménages). Pour le reste, les ménages sont protestants (2,1% pour les maris, 2% pour les femmes) ou juifs (0, 6 % tant pour les maris que pour les femmes) alors que seulement 8 % des maris et 5,2 % des femmes se déclarent « sans religion ». L’homogamie religieuse ne peut être que très forte, du seul

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

9

fait de la prédominance des Catholiques. Dans 92 % des ménages, les conjoints appartiennent à la même confession. Les mariages entre individus de confession différente sont rares. Les Catholiques n’épousent que rarement des personnes d’une autre religion ou sans religion. Dans ce cas, ce sont, le plus souvent, des Catholiques non pratiquants.

Religion et pratique religieuse dépendent, dans une large mesure, du milieu d’origine. Les enfants de cultivateurs, de cadre et de professions libérales sont les plus attachés à la pratique religieuse. À l’inverse, les salariés manuels, les employés, les artisans et commerçants déclarent, deux fois moins souvent, être pratiquants.

Dans tous les milieux sociaux, les femmes pratiquent plus que les hommes. On ne note aucune différence significative selon les générations. À chaque âge, les femmes pratiquent plus que les hommes et l’écart demeure à peu près le même quel que soit l’âge.

3/ Un héritage durkheimien : par la méthode (poids des contraintes

sociales) mais pas par la technique d’enquête. Girard travaille sur des données statistiques qu’il a lui-même construites.

D’un point de vue méthodologique, le choix du conjoint s’inscrit dans la

tradition durkheimienne et on peut considérer que l’ouvrage d’Alain Girard fait écho à celui de Durkheim. En effet, l’un et l’autre ont travaillé sur des actes personnels et intimes (le suicide, le choix du conjoint) et ont cherché à montrer qu’ils apparaissent comme des phénomènes sociaux.

Les volontés individuelles ne peuvent expliquer de telles régularités statistiques. Des forces extérieures impersonnelles agissent et la liberté de choix s’exerce dans le cadre de la stratification sociale : « l’élection amoureuse, de plus en plus présente aujourd’hui dans le choix du conjoint, obéit à des déterminismes, inaperçus peut-être des individus mais qui résultent de la structure même de la société ».11 On reconnaît, dans ce propos de Girard, les deux caractéristiques d’un fait social, l’extériorité (« inaperçus peut-être des individus ») et la contrainte, la coercition (« le choix du conjoint obéit à des déterminismes »).

Quand il examine les déterminations sociales du choix, Alain Girard applique la deuxième règle préconisée par Durkheim, « n’expliquer le social que par le social ». Il s’attarde sur l’observation des lieux de rencontre (TABLEAU 1). Les différents types de rencontre sont variés et chaque type représente une proportion analogue de l’ensemble même si le bal, sous toutes ses formes, arrive en tête.

Il apparaît que ce sont des individus de même milieu qui sont appelés à se rencontrer. On remarque l’importance de la famille, du voisinage, du travail

11 - Girard (Alain), 1964, Le choix du conjoint, Paris, Armand Colin, 2012.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

10

(TABLEAU 1). Les rencontres groupées sous la rubrique « circonstances fortuites » n’aboutissent pas automatiquement à des mariages, mais la rencontre ne peut se transformer en fréquentation que si les individus mis en présence sont socialement proches l’un de l’autre

Le bal est le lieu de rencontre qui arrive en tête, mais il n’est pas un lieu de rencontre indifférencié qui brasserait des personnes issues de tous les milieux : « c’est le bal de village ou de quartier, c’est la surprise-partie des milieux bourgeois, c’est le bal des cheminots, ou de l’École Centrale, le bal annuel des Auvergnats à Paris, ou celui qui termine la kermesse d’une paroisse ».12 Le choix du conjoint n’est pas une loterie où les billets seraient distribués au hasard et, sans distinction, à l’ensemble de la population. Les billets ne sont distribués qu’à l’intérieur de groupes plus ou moins restreints.

TABLEAU 1 À la question : comment vous êtes vous connus ?

(Alain Girard, 1964, Le choix du conjoint, Paris, Armand Colin, 2012)

Du point de vue de la technique d’enquête, Alain Girard va s’écarter de la tradition durkheimienne. Alors que Durkheim procède à l’analyse de données statistiques produites par d’autres (analyse secondaire de données statistiques), Girard va procéder à partir d’un échantillon représentatif de la population (1650 personnes). Un durkheimien des années 1930 aurait pu réaliser une telle enquête en utilisant par exemple les bans de mariage qui sont publiés dans chaque mairie. Ils donnent des informations sur le lieu de résidence des mariés ainsi que sur leur profession et le sociologue aurait certainement repéré l’homogamie

12 - Girard (Alain), 1964, ibid.

% Au bal 17 Circonstances fortuites 15 Lieu de travail ou d’études 13 Relations d’enfance, de famille 11 Relations de voisinage 11 Présentation 11 Lieux de distraction 10 Réunion de société, cercles 6 Cérémonies de famille 6 Autres cas ε

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

11

géographique et sociale. L’état civil aurait objectivé les données statistiques.13 Dans les années 1950, l’objectivation passe en partie par la constitution d’un questionnaire.

Cette technique d’enquête marque une rupture avec la sociologie durkheimienne dans la mesure où elle pousse à s’intéresser aux opinions des acteurs (seulement capables de pré-notions ou de notions vulgaires que Durkheim entendait écarter en traitant les faits sociaux comme des choses). Cependant, la rupture n’est peut-être qu’apparente quand elle permet d’analyser le choix du conjoint comme le produit de contraintes sociales.

B/ LE CHOIX DU CONJOINT, TÉMOIN DU CONTEXTE SOCIAL

D’UNE ÉPOQUE La relecture du Choix du conjoint, cinquante ans après sa parution, nous

indique le contexte social d’une époque.14

1/ L’homochtonie diminue du fait de la mobilité croissante des populations en France

Alain Girard accorde une place centrale à l’homogamie géographique dans

un contexte de mobilité croissante des populations en France. L’exode rural s’y poursuivra jusqu’au milieu des années 1970.

L’enquête fait apparaître que 60 % des conjoints étaient nés dans le même département, 60 % résidaient dans la même localité au moment de leur rencontre, 90 % dans le même département ou la même région. L’ « homochtonie » reste donc très forte bien qu’elle diminue au fil des cohortes de mariages, ce qui traduit la mobilité croissante de la population.

2/ La structure de la population active évolue au fil des générations

La façon dont Girard aborde la question de la situation sociale qu’il convient de prendre en compte pour mesurer le degré d’homogamie. Si l’on compare la situation sociale des conjoints, on se heurte au fait que le taux d’activité des femmes est plus faible qu’aujourd’hui (43 % au recensement de 1962).

On peut alors mettre en regard la profession de l’homme et celle de son beau-père, mais l’évolution des structures de la population active biaise la comparaison. C’est pour cela que Girard compare la situation sociale du père de chacun des époux. 13 - Béraud (Céline), Coulmont (Baptiste), Les courants contemporains de la sociologie, Paris, PUF, 2008. 14 - Rault (Wilfried), Régnier-Loilier (Arnaud), « Relire Le choix du conjoint cinquante ans après » (Préface) in Alain Girard, 1964, Le choix du conjoint, Paris, Armand Colin, 2012.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

12

3/ L’enquête est menée à la veille de profondes transformations

familiales

L’enquête de Girard fournit une image du couple à la veille des profondes mutations qui vont affecter la famille et la vie privée. La période étudiée par Girard, entre la fin de la première guerre mondiale et 1959, a vu le mariage d’amour, décidé par ses principaux protagonistes, se généraliser. On peut considérer, avec Martine Segalen, qu’il s’agit là de l’âge d’or de l’institution matrimoniale.15

Si l’on choisit son conjoint, souvent sous le regard des proches d’ailleurs, en revanche le mariage n’est pas un choix. Il est perçu comme allant de soi, comme naturel, c’est une institution qui s’impose aux individus, ce n’est pas une option (voir plus loin). III/LE CHOIX DU CONJOINT DEPUIS LE MILIEU DES ANNÉES 1980

Alain Girard avait constaté qu’en France on avait tendance à épouser son

semblable tant sur le plan social que culturel et géographique. C’est l’homogamie. Vingt-cinq ans plus tard, au milieu des années 1980, dans une nouvelle enquête, Michel Bozon et François Héran s’interrogeaient : le choix du conjoint suit-il toujours une logique homogame ? Si la réponse s’avère positive, comment l’expliquer ?

A/ L’HOMOGAMIE PERDURE-T-ELLE ? Il convient de distinguer l’homogamie géographique de l’homogamie

sociale.

1/ Déclin de l’homogamie géographique ?

En 1984, l’endogamie géographique diminue qu’elle soit communale ou cantonale. Les unions qui associent des individus de départements, de régions, voire de pays différents progressent.

L’exogamie progresse, elle accompagne la mobilité résidentielle et concerne plus particulièrement les cadres alors que les ouvriers non qualifiés et les agriculteurs sont endogames. La pratique matrimoniale des agriculteurs « exige [un] effort de prospection » qui peut les conduire à prendre un conjoint, non pas dans la commune de résidence, mais dans le canton, voire l’arrondissement.

15 - Segalen (Martine), Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2000.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

13

Les cadres ont une mobilité résidentielle forte et n’ont guère besoin de mettre en œuvre une stratégie exogame, leur mobilité résidentielle les fait accéder à un échantillon varié de partenaires.

Quant aux ouvriers, ils constituent le groupe social qui a le plus tendance à prendre un conjoint sur place. Comme ils constituent encore, en 1984, le groupe social le plus nombreux, ils peuvent trouver un conjoint sans effectuer un long déplacement.

Cependant, la baisse de l’endogamie géographique ne signifie pas forcément hétérogamie ou union des contraires. On peut être originaire d’aires géographiques différentes et provenir du même type de communes.

2/ L’ homogamie sociale se maintient

La tendance à l’homogamie sociale, mise en évidence par Girard en 1964, persiste en 1984.

Quand on compare les positions sociales des conjoints, on remarque une hiérarchie sociale dans le couple. Les cadres hommes épousent des femmes professions intermédiaires, les hommes des professions intermédiaires des employées. Il se dégage une forte tendance à se marier au plus proche.

Si l’on rapproche maintenant les professions des pères des conjoints, on découvre une homogamie sociale forte. Les classes supérieures sont fortement homogames et les échanges sont nombreux entre fractions détenant plutôt du capital économique et celles qui sont plutôt pourvues en capital culturel. L’homogamie est également forte chez les indépendants (artisans, commerçants, agriculteurs) qui détiennent un patrimoine spécifique.

Elle est moins nette chez les employés. À l’intérieur du monde ouvrier, on doit distinguer entre enfants d’ouvriers qualifiés et enfants d’ouvriers non qualifiés. Les premiers sont plus portés vers des conjoints enfants d’employés ou d’ouvriers bien établis. Les seconds, plus souvent ruraux, se retrouvent entre eux mais aussi avec des enfants de petits agriculteurs, sur le point parfois de quitter la terre.

L’homogamie ne doit pas s’entendre comme une recherche systématique de l’identique, mais elle désigne un résultat d’ensemble, les semblables s’associant plus fréquemment entre eux.16 En revanche, les extrêmes s’unissent peu. Les couples formés de personnes appartenant à des groupes sociaux éloignés sont peu nombreux. Par exemple les couples formés d’un cadre et d’une ouvrière ou d’une cadre et d’un ouvrier ne représentent que 1% de l’ensemble des couples.

Cependant, les couples homogames sont moins nombreux que par le passé : dans les années 1930, 36 % des couples étaient composés de deux personnes du

16 - Ce développement sur l’homogamie s’appuie sur Bozon (Michel), « Choix du conjoint » in Écoflash n° 64, Centre national de la documentation pédagogique, décembre 1991.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

14

même groupe social. Cette proportion n’est plus que de 29 % pour les couples ayant débuté leur union dans la deuxième moitié des années 1990.17 La baisse du taux de couples homogames s’avère moins marquée quand on le calcule sans tenir compte du groupe des agriculteurs dont le poids dans l’ensemble de la population a considérablement diminué. Ce taux est, en revanche, à la hausse chez les cadres, les professions intermédiaires et les employés. Enfin, on remarquera que les couples non mariés sont aussi homogames que les couples mariés.

17 - Vanderschelden (Mélanie), « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes » in Données sociales-La société française, INSEE, Édition 2006.

ENCADRÉ 1

L’homogamie dans le Bottin Mondain «Il fallait que j'épouse un polytechnicien, quelqu'un du même milieu et de la même

religion. ». Ce rapide «raccourci» de l'éventail des conjoints possibles pour une jeune fille de la bonne société traduit une certaine réalité des pratiques matrimoniales dans les familles de l'aristocratie et de la bourgeoisie. Le modèle homogame prévaut, toute mésalliance doit être évitée.

La perpétuation de ce modèle est facilitée par la mise en place de structures de contrôle des fréquentations des jeunes filles et des jeunes gens des milieux privilégiés, et ceci dès le premier âge. Des institutions scolaires socialement triées aux soirées dansantes à la clientèle «choisie», les catégories supérieures ont établi toute une palette d'infrastructures permettant à leurs enfants d'évoluer dans un monde socialement clos. L'apprentissage précoce des pratiques propres à leur milieu leur permet d'apprécier rapidement les particularismes sociaux qui les distinguent des autres catégories. La ligne de partage entre «eux» et «nous» est ainsi clairement dessinée.

À l'âge du mariage, la «pression» de la famille et des parents a toujours été forte. Jusqu'à une période encore récente, nombre de mariages étaient arrangés par des «marieuses», vieilles tantes ou vieilles cousines de la famille qui, en accord avec les parents, mettaient en présence des partis pouvant socialement s'accorder. À partir des années cinquante, de nouvelles structures de rencontres prennent le relais, notamment le «rallye», organisation «institutionnelle» de soirées dansantes. Même si les unions auxquelles il donne lieu semblent moins déterminées, le rallye répond à l'impératif de contrôle des fréquentations dans une perspective avouée de mariage.

(Luc Larrondel, Cyril Grange, « Logiques et pratiques de l’homogamie dans les familles du Bottin Mondain » in Revue Française de sociologie, 1993, 34-4, pages 597-626)

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

15

B/ COMMENT EXPLIQUER L’HOMOGAMIE ? À des approches qui privilégient le déterminisme du contexte social

(contrainte spatiale et poids du capital culturel) pour expliquer l’homogamie, on opposera des approches qui prennent en compte le point de vue des acteurs (refus de l’hétérogamie et modèle économique). Le choix du conjoint ne procèderait plus de contraintes, mais serait la conséquence de la mise en œuvre de stratégies par les acteurs. La méthode se fait ici individualiste contrairement au holisme des deux premières.

1/ Par des contraintes spatiales

Pour expliquer l’homogamie à la manière de Durkheim, on peut mettre en avant que le choix du conjoint est contraint par un contexte social. Les quartiers, les écoles, les loisirs ne sont pas socialement brassés. La probabilité d’y rencontrer un conjoint du même milieu y est grande (interprétation probabiliste). On n’épouse pas n’importe qui parce qu’on ne rencontre pas n’importe qui.

Si dans la France des « trente glorieuses », le bal constituait le premier lieu de formation des couples (25 % s’y rencontraient dans les années 1960), il n’en va plus de même aujourd’hui où il ne représente plus que 10 % des rencontres.18 Les rencontres dans le cadre familial ou le voisinage ont également décliné alors que les lieux de loisirs ont progressé. La discothèque a pris le relais à la fin des années 1980 pour décliner à son tour.

Les soirées privées entre amis, les lieux scolaires représentent, au début des années 2000, 20 % et 18 % des rencontres contre 13 % et 11 % au début des années 1980. Il n’y a pas lieu de considérer que les soirées entre amis où les liens noués sur les bancs du lycée ou de l’Université mettent davantage en présence des individus venant de milieux sociaux divers que le bal.

2/ L’importance du capital culturel

L’homogamie se fait par l’intermédiaire des caractéristiques personnelles et non plus de caractéristiques économiques. Cette transformation est à mettre en relation avec l’importance grandissante du capital culturel davantage incorporé que le capital économique.

On peut expliquer que l’on épouse quelqu’un parce qu’on partage les mêmes goûts et les mêmes centres d’intérêt. Or le goût est socialement déterminé, il dépend largement des milieux d’appartenance et de l’éducation que l’on a reçue. « Le goût assortit ; il marie les couleurs et aussi les personnes »19 18 - Bozon (Michel), Rault (William), « Où rencontre-t-on son premier partenaire sexuel et son premier conjoint ?» in Population & Société, INED n° 496, janvier 2013. 19 - Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

16

écrit Pierre Bourdieu en avançant l’importance du capital culturel (les biens culturels comme les livres, l’ensemble des titres et des diplômes, l’aisance dans les conversations et les situations) dans les phénomènes de reproduction sociale.

Ces deux pistes d’interprétation, contrainte spatiale et importance du

capital culturel (interprétation culturaliste), ont en commun d’insister sur le déterminisme qui conduit les individus, sans qu’ils en soient forcément conscients, vers leur semblable sur le plan social. Le déterminisme ne s’apparente pas cependant à une programmation d’ordinateur.

3/ Par le refus de l’hétérogamie

L’homogamie résulte, pour certains sociologues, non pas de contraintes sociales, mais d’un choix rationnel de la part des individus. La rationalité consisterait davantage à éviter l’hétérogamie qu’à rechercher l’homogamie. L’hétérogamie serait à écarter car les mariages hétérogames ont la réputation d’être plus fragiles.

Cette proposition figure souvent dans les manuels de sociologie de la famille pour montrer le bien-fondé des normes sociales, que les ressemblances culturelles et sociales favorisent la satisfaction réciproque des conjoints alors que les différences ne pourraient engendrer que des dysfonctionnements.

Dans la réalité cependant, « la fragilité des couples hétérogènes culturellement ou socialement n’est pas établie »20. On aborde ici une deuxième méthode pour expliquer le social. Ce dernier serait le produit des actions individuelles, contrairement à ce que défendait Durkheim. La méthode est ici individualiste. Peu importe de savoir que la fragilité des mariages hétérogames n’est pas établie, les acteurs pensent que cette fragilité existe. On parle de sociologie de l’action sociale, individualiste et compréhensive (qui prend en compte le point de vue des acteurs), qui s’opposerait ainsi à la sociologie du fait social, holiste et explicative (qui recherche des régularités statistiques, des lois).

4/ Le paradigme individualiste radicalisé par le modèle économique

L’objectif du candidat au mariage consisterait alors à conserver ou

augmenter ses capitaux matériels et symboliques. Dans cette logique, un mariage réussi serait un mariage hypergame qui consiste à se marier au-dessus de sa condition. L’hétérogamie (et non l’homogamie) résulterait d’une stratégie réussie.

Il convient de s’attarder sur l’hypergamie apparente des femmes. Par exemple, 25 % des femmes qui exercent une profession intermédiaire vivent avec un homme cadre contre 7% des hommes seulement. Chez les cadres, les

20 - De Singly (François), Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1987.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

17

hommes sont surreprésentés, en clair il y a plus d’hommes que de femmes, tous les hommes ne peuvent épouser une femme cadre ce qui les conduit à s’unir « vers le bas », avec une femme des « professions intermédiaires ». Chez les employés, les femmes sont très largement majoritaires ce qui les pousse à s’unir « vers le haut ». L’hypergamie des femmes n’est pas que le produit de stratégies, mais aussi l’effet de la structure sociale.

Cependant, les couples dans lesquels l’homme occupe une position sociale plus élevée sur l’échelle sociale que sa conjointe sont moins fréquents que si les couples s’étaient formés au hasard. Les comportements individuels viennent donc atténuer les effets de la structure sociale sur l’hypergamie des femmes.21

En 1987, François de Singly notait que les femmes d’une origine sociale donnée qui faisaient un meilleur mariage que les autres le devait à leur capital scolaire qui fonctionnait comme une dot. « Les filles d’employés qui en se mariant effectuent une mobilité ascendante se distinguent des filles d’employés en mobilité descendante par une dot scolaire de près de trois années »22. La dote scolaire peut avoir des effets pervers pour la femme. Alors que les hommes faiblement diplômés sont plus souvent célibataires (voir le cas des agriculteurs), ce sont au contraire les femmes les plus diplômés qui sont le plus souvent célibataires. Tout se passe comme si les femmes diplômées étaient vécues, par les hommes, comme des « femmes dangereuses »23, dangereuses pour le bon fonctionnement du couple et pour l’autorité personnelle du conjoint. Dans la dynamique interne du couple marié, les femmes sont d’autant plus en mesure d’imposer le partage des tâches domestiques qu’elles sont diplômées.

Les premières années de ce siècle marquent une rupture à cet égard. En 2006, les femmes trentenaires diplômées du supérieur vivent plus souvent en couple que les trentenaires de diplôme identique ne le faisaient en 1999. Inversement, les femmes titulaires d’un diplôme inférieur ou égal au baccalauréat sont moins fréquemment en couple en 2006 qu’en 1999. Pour les femmes de plus de 40 ans, les diplômées vivent d’autant moins en couple que leur niveau d’études est élevé.24 En 2006 comme auparavant, les femmes les plus diplômées restent à tout âge celles qui vivent le plus fréquemment seules : 11 % des femmes de 40 ans diplômées du supérieur sont célibataires et sans enfant, soit deux fois plus que les femmes sans diplôme.

Le modèle économique radicalise le paradigme individualiste. L’analyse assimile le candidat au mariage à un consommateur qui cherche à rendre sa satisfaction maximale. C’est le sens des travaux de Gary Becker, prix Nobel d’économie, aux États-Unis, et de Bertrand Lemennicier en France. Pour 21 - Vanderschelden (Mélanie), « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes » in Données sociales-La société française, INSEE, 2006. 22 - De Singly (François), Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1987. 23 - De Singly (François), op cit. 24 - Daguet (Fabienne), Niel (Xavier), « Vivre en couple. La proportion de jeunes en couple se stabilise » in INSEE-PREMÈRE, Février 2010.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

18

atteindre le bien-être maximal, les individus sont conduits à produire des biens et des services (repas, vacances, affection, enfants) pour lesquels il existe ou non des substituts sur le marché. On se marie si le mariage permet de produire plus ensemble que séparément. Le mariage procure des gains du fait de la division du travail et de la complémentarité des individus. Les gains issus de la division du travail apparaissent dans la production de biens pour lesquels il existe des substituts sur le marché : une boulangère épouse, par exemple, son meunier. Quand il n’existe que des substituts imparfaits, les gains issus de la complémentarité des conjoints seront plus importants dans la production de biens non marchands. Pour produire des enfants de qualité on recherchera un conjoint à son image, d’où l’impératif d’homogamie. Ainsi s’expliquerait le penchant des gens du Bottin Mondain pour des valeurs traditionnelles : « on ne s’achète pas un passé ».25

25 - Larrondel (Luc), Grange (Cyril), « Logiques et pratiques de l’homogamie dans les familles du Bottin Mondain » in Revue Française de sociologie, 1993, 34-4, pages 597-626)

ENCADRÉ 2

Être marié implique une perte d'indépendance et rompre le mariage ne se fait pas sans coût. Si le mariage n'entraînait pas ces difficultés, chacun épouserait la première personne rencontrée. Chacun profiterait du mariage dans un couple imparfaitement assorti et continuerait à prospecter, en même temps, d'autres partenaires. Une fois trouvé chacun quitterait l'ancien pour le nouveau. La perte d'indépendance interdit une prospection intensive et prive l'individu qui est marié de découvrir aisément un meilleur assortiment. Rompre la liaison avec son ancien partenaire n'est pas non plus une décision unilatérale. Elle engendre souvent des larmes. Elle entraîne des coûts. Il n'est donc pas dans l'intérêt de chacun d'épouser la première personne rencontrée. Au contraire, il est prudent d'en essayer plusieurs ou d'évaluer de façon plus approfondie les traits de la personnalité rencontrée avant de prendre une décision.

Exactement comme pour le choix d'un yaourt ou d'une automobile, chacun consacre du temps et de l'argent pour inspecter, évaluer et expérimenter les caractéristiques d'un conjoint potentiel. Dans tout produit, il existe des caractéristiques observables avant l'achat et d'autres se révèlent uniquement lorsque le produit est acheté ou consommé. Il en va de même avec les individus. Si vous êtes un homme et que vous préférez les brunes aux yeux bleus sans tenir compte du reste, une simple inspection suffira. Certes, il vous restera à convaincre cette jolie brune de vous épouser puisque la décision ici n'est pas unilatérale, mais vous vous serez épargné bien des coûts de prospection. En revanche, si vous attachez de l'importance à l'intelligence, aux goûts de votre partenaire en matière vestimentaire, à l'harmonie sexuelle et si en plus vous désirez une épouse d'une moralité irréprochable, honnête, capable de faire des enfants, alors une simple inspection sera insuffisante. Il vous faudra expérimenter le partenaire avant de prendre une décision définitive; ou prolonger sérieusement la prospection si le coût d'expérimentation est trop élevé. (Bertrand Lemenicier, Le marché du mariage et de la famille, Paris, PUF, 1988)

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

19

IV/ UN CONTEXTE NOUVEAU : LA FIN DU MARIAGE ?

Pour reprendre un bon mot de Françoise Battagliola, le mariage ne serait plus « à la noce ». Depuis le début des années 1970, les indicateurs s’affolent. Le nombre de mariages recule à un point tel que si la tendance qui se dessinait entre 1975 et 1986 se poursuivait, c’est près de la moitié des femmes qui seraient, à terme, célibataires à l’âge de cinquante ans.26La désaffection pour le mariage, chez les jeunes, est nette. Cependant, peut-on pour autant parler de fin du mariage ? N’assiste-on pas plutôt à la fin du mariage institution qui faisait du mariage le modèle unique de la vie conjugale ?

A/ LA DÉSAFFECTION POUR LE MARIAGE L’évolution d’un certain nombre d’indicateurs témoigne d’une désaffection

pour le mariage.

1/ La diminution du nombre de mariages

De 1946 à 2013, le nombre de mariages a considérablement baissé. L’année 1946 ne peut servir de point de départ pour mesurer une évolution. En effet, sur un total de 516 900 mariages, seuls 300 000 peuvent être considérés comme « normaux ». Les 215 000 mariages restants correspondent au nombre de mariages qui ne se seraient pas produits sans la guerre. Il s’agit de mariages différés, de remariages de veuves de guerre ou de divorcés.

Le pic des mariages au début des années 1970 est essentiellement à mettre sur le compte du « baby boom ». Les « baby boomers » sont âgés de 20 à 30 ans pendant cette période et ont l’âge de se marier. Une fois passé cet effet de structure, le nombre de mariages a baissé malgré le sursaut de 1994 à 2000, année pour laquelle il dépasse les 300 000 (305 234). On notera que ces données ne concernent que les mariages entre personnes de sexe différent. Pour mémoire, on notera que, pour l’année 2013, 7000 mariages entre personnes du même sexe ont été célébrés et que 60 % d’entre eux sont des couples d’hommes.

La diminution du nombre de mariages est spectaculaire : - 41, 3 % entre 1970 et 2013, - 31 % entre 1980 et 2013. L’effet du baby-boom s’est atténué et il est possible de considérer que la baisse du nombre de mariages est la résultante d’un comportement nouveau face à la vie en commun.

La baisse de la nuptialité est amplifiée par le recul de l’âge moyen au mariage. On se marie de plus en plus vieux avec une différence d’âge d’environ deux ans entre les conjoints (c’est l’homme le plus vieux) qui se maintient. L’âge moyen au premier mariage avait atteint son niveau le plus bas du

26 - Battagliola (Françoise), La fin du mariage ?, Paris, Syros-Alternatives, 1988.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

20

vingtième siècle dans les premières années de la décennie 1970, après une baisse continue depuis la Libération : 24,5 ans en 1972 pour les hommes et 22,5 pour les femmes en 1974 contre 26,2 et 23,3 ans en 1950. Les progrès de la cohabitation prénuptiale, l’allongement de la durée des études, la difficulté à trouver un premier emploi livrent la clé de l’explication.

TABLEAU 2

(D’après INSEE, Statistiques de l’état-civil)

2/ La progression de l’union libre comme mode de vie durable

La diminution du nombre de mariages s’accompagne d’une progression de l’union libre et de la cohabitation de personnes non mariées (on peut vivre en union libre sans cohabiter). Peu importante dans les années 1960, de 1954 à 1968 on ne compte guère que 3% de couples non mariés, en légère augmentation dans la première moitié des années 1970, en 1975 les couples non mariés ne représentent que 3,6 % de l’ensemble des couples, la part des couples non mariés a considérablement augmenté, elle est passée à 12,4 % soit un quadruplement depuis le milieu des années 1960.27 Ces pourcentages ne tiennent pas compte des unions commencées hors mariage. En 2011, parmi les adultes déclarant être en couple, 22,6 % indiquent être en union libre avec le conjoint, 19,2 % cohabitant et 3,4 % ne cohabitant pas. Les 4,3 % restants sont pacsés.28

Dans un premier temps, la cohabitation concerne moins les jeunes que leurs aînés pour lesquels elle constitue une alternative au remariage. Ce n’est qu’ensuite qu’elle a pris de l’ampleur parmi les jeunes encore célibataires. Dans

27 - Daguet (Fabienne), « Mariage, divorce et union libre » in INSEE-PREMIÈRE, n°482, août 1996. 28 - INSEE, enquête famille et logement 2011.

ANNÉES NOMBRE DE MARIAGES 1946 516 900 1950 331 100 1960 319 900 1970 393 700 1980 334 400 1990 287 100 2000 305 234 2010 251 654 2011 236 826 2012 241 000 2013 231 000

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

21

les années 1970, l’union libre ajourne le mariage sans pour autant le remplacer. On parle de cohabitation juvénile et les sociologues y voient comme une forme de « mariage à l’essai » supplantant les antiques fiançailles. Ces cohabitations débouchent sur un mariage quand le couple décide d’avoir un enfant. En revanche, dans les années 1980, la vie en couple non marié s’impose non seulement comme le mode principal d’entrée dans la vie en couple mais encore comme un mode de vie durable qui, pour un nombre croissant d’individus, concurrence le mariage.

La décision d’avoir un enfant ne conduit plus nécessairement au mariage comme en témoigne l’essor des naissances hors mariage. En 1970, elles représentaient 6 % des naissances, part remarquablement stable depuis des années. Rares et contraires aux normes sociales, elles touchaient les couches populaires de la société. On les qualifiait donc de naissances « naturelles » ou « illégitimes ». En 2006, la part des enfants nés hors mariage est devenue majoritaire (50,5 %). Les données provisoires pour l’année 2011 indiquaient que cette part avait encore progressé pour atteindre 57,1 %. Le changement de vocabulaire a accompagné cette progression. Comment qualifier d’illégitimes des naissances qui sont majoritaires ? On parle aujourd’hui de naissances hors mariage, c’est-à-dire de la naissance d’enfants dont les parents ne sont pas mariés.

3/ La montée du célibat

Le célibat se définit, selon l’Insee, comme un état matrimonial. Ce dernier désigne la situation conjugale d’une personne (de 15 ans ou plus) au regard de la loi : célibataire, mariée, veuve, divorcée. Le poids des célibataires dans l’ensemble de la population s’est accru : leur part a été multipliée par deux entre 1969 (6,1 % de la population) et 1998 (12,6 %).

Si l’on raisonne par rapport à l’état matrimonial, la part des personnes de 15 ans et plus qui sont célibataires est en augmentation : 34,8 % en 1996, 36,5% en 2006, 39,1 % en 2013 (prévisions). Être célibataire est un statut légal, cela ne signifie pas vivre seul. Vivre seul ne fait pas de quelqu’un un célibataire (exemple, de certains divorcés).

Vivre avec un conjoint est cependant de moins en moins fréquent entre 30 et 60 ans. En revanche, la proportion de jeunes de 20 à 24 ans vivant en couple, marié ou non est stable. Enfin, conséquence de l’augmentation de l’espérance de vie, les femmes de plus de 65 ans, les hommes de plus de 80 ans sont plus souvent en couple que les générations précédentes aux mêmes âges.29

29 - Daguet ( Fabienne), Niel (Xavier), « Vivre en couple : la proportion de jeunes en couple se stabilise » in INSEE-PREMIÈRE, n° 1281, février 2010.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

22

4/ L’explosion du divorce

Le repli du mariage s’est accompagné de la fragilisation du couple, non plus comme autrefois à cause de la disparition de l’un des époux, mais à cause du divorce. Hélène Théry a pu parler ainsi du « démariage ». Le divorce, rétabli sous certaines conditions en 1884, ne s’est banalisé que dans le dernier quart du vingtième siècle. Même si le nombre de divorces était plus élevé à la sortie de la guerre (2,5 fois plus qu’en 1938), à la suite d’un conflit aussi long nombre de situations matrimoniales se régularisent, il s’est stabilisé de 1953 à 1963 à 30 000 par an avant d’exploser dans les années 1970 et de dépasser les 100 000 par an depuis 1984. Il faut noter que la loi du 11 juillet 1975 autorisant le divorce par consentement mutuel, même si elle peut expliquer la hausse de 1976, n’a pas eu d’effet sur la tendance globale de l’évolution du divorce.

À la fin des années 1980, le nombre de divorces s’est stabilisé. Cette stabilisation peut s’expliquer par un ralentissement de la divorcialité mais aussi par le fait de la diminution du nombre de mariages dans la période précédente. Au total, entre 1962 et 1990, le nombre de divorces a plus que triplé (multiplié par 3,5) alors que celui des couples mariés n’a été multiplié que par 1,7. L’augmentation du risque de divorce a touché toutes les « promotions » de mariage, quelle que soit la durée de l’union. Cependant, les divorces sont plus fréquents en début de vie conjugale : les couples mariés de 1982 à 1987 ont été les plus nombreux à se séparer au terme de quatre ans de mariage alors que, dans les années 1960, la probabilité restait pratiquement la même jusqu’à vingt ans de mariage. De plus, parmi les divorcés de 1975, la proportion des remariés, quatre ans plus tard (45 % des hommes, 37 % des femmes) était plus importante qu’en 1985 (25 % des hommes, 22 % des femmes).30 Il faut sans doute y voir un effet de la hausse de la cohabitation hors mariage.

Le nombre de divorce, qui avait baissé dans les années 1990, est reparti à la hausse depuis 2001. Pour l’année 2005, le nombre de divorce prononcés s’élève à 155 253 soit une augmentation de 34,5 % depuis 2001. Cette augmentation concerne toutes les durées du mariage, plus particulièrement entre la troisième et la sixième année. Si 12 % des mariages de 1975 ont été suivis d'un divorce avant leur dixième anniversaire de mariage, c'est le cas de 18 % des mariages célébrés en 1995.

On peut citer rapidement quelques facteurs pour expliquer cette désaffection. Le mariage procède d’une conception moins sociale qu’auparavant. Il résulte des choix amoureux et il provoque sans doute une « inflation des attentes »31 qui ne peut déboucher que sur la déception. Notons également que la contraception moderne permet aux femmes de dissocier 30 - Daguet (Fabienne), « Mariage, divorce et union libre » in INSEE-PREMIÈRE, n° 482, août 1996. 31 - Roussel (Louis), La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

23

sexualité et procréation et que le travail à l’extérieur leur assure une certaine forme d’indépendance, grâce au salaire perçu.

TABLEAU 3

Évolution du nombre de divorces de 1995 à 2005

(Sources : Ministère de la justice, INSEE)

Dans la majorité des cas, les demandes de divorce émanent des femmes et notamment des femmes actives. D’une manière plus général, force est de constater les progrès de l’individualisme, ce qui ne veut pas forcément dire de l’égoïsme. L’individu est plus en mesure qu’autrefois de prendre une distance morale avec les tutelles traditionnelles au nombre desquelles il faut compter la famille.

B/ UNE DÉSINSTITUTIONNALISATION PLUTÔT QU’UNE FIN OU

UNE CRISE Face à une telle évolution, certains ont pu parler de fin du mariage, d’autres

de crise. Ne doit-on pas évoquer plutôt la fin du mariage institution, une désinstitutionnalisation dont il faut préciser le contenu ?

1/ Ni fin, ni crise

Malgré la désaffection pour le mariage, malgré la progression de l’union libre et du célibat, malgré l’explosion du divorce, on ne peut guère parler de fin du mariage. Comment évoquer cette fin alors que le mariage est toujours

Année du jugement Divorces prononcés 1995 121 946 1996 119 699 1997 118 284 1998 118 884 1999 119 549 2000 116 723 2001 115 388 2002 118 686 2003 127 966 2004 134 601 2005 155 253

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

24

majoritaire chez les personnes qui vivent en couple ? Début 2011, en France métropolitaine, 32 millions de personnes majeures déclarent être en couple, 72 % d’entre elles sont mariées et partagent la même résidence que leur conjoint, de sexe différent. 7 millions sont en union libre et 1,4 million sont pacsées.

Si le mariage n’est pas fini, ne serait-il pas, cependant, en crise ? Difficile de répondre par l’affirmative dans la mesure où la notion de crise évoque un phénomène conjoncturel, passager. Même si certains annoncent, souvent prématurément, que la désaffection pour le mariage est enrayée, les données statistiques démentent cet arrêt quelques années plus tard. Une crise évoque souvent une parenthèse qui, un jour ou l’autre, se referme. Tel ne semble pas être le cas, la désaffection pour le mariage apparaît bien comme une tendance de fond. Sans doute, vaut-il mieux parler de désinstitutionnalisation pour en finir avec la fin du mariage.

2/ Une désinstitutionnalisation

Il est nécessaire d’abord de préciser ce que l’on entend, au sens sociologique, par institution. Le sens commun fait en effet référence, immédiatement, aux institutions politiques, ce qui n’éclaire pas sur le sens sociologique du terme.

Au sens sociologique du terme, la notion d’institution désigne « la plupart des faits sociaux dès lors qu’ils sont organisés, qu’ils se transmettent d’une génération à l’autre et qu’ils s’imposent aux individus »32. On parlera d’institution pour les mœurs, les coutumes, les règles du marché, l’Église, la famille, l’École. Le mariage est bien une organisation humaine qui se transmet d’une génération à l’autre et qui s’imposait aux individus.

Dans l’enquête menée par Alain Girard, les candidats au mariage échappent à la tutelle familiale pour choisir leur conjoint, mais ils ne peuvent remettre en cause le mariage qui apparaît bien comme une obligation. En revanche, dans la société contemporaine, le mariage, bien qu’encore majoritaire chez les individus vivant en couples, n’est qu’une option parmi d’autres. On peut vivre en union libre, en cohabitant ou pas, on peut être pacsé, on peut préférer le célibat sans être pour autant stigmatisé.

Le mariage institution a vécu, il faut alors parler de désinstitutionnalisation pour caractériser cette évolution. Si l’on choisit son mode de vie en couple comme on choisit de construire sa maison, le mariage n’est plus une institution.

32 - Dubet (F), Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

25

CONCLUSION Le choix du conjoint pouvait donc apparaître, dans la société traditionnelle,

comme une stratégie familiale pour faire un « beau mariage » c’est-à-dire une union qui préservait, voire augmentait le patrimoine de la famille. En même temps le « choix » du conjoint était vécu comme une contrainte par les individus qui ne pouvaient se laisser aller à leur inclination pour se marier. Cependant, quand Alain Girard mène son enquête, à la fin des années 1950, il met en évidence que, derrière l’amour, persistent des pesanteurs sociales qui conduisent à l’homogamie c’est-à-dire à épouser son semblable, géographiquement, socialement et culturellement parlant.

Avec l’étude du choix du conjoint, on a abordé la deuxième façon d’analyser un phénomène social en utilisant, comme le préconisait Max Weber (1864-1920) une méthode strictement individualiste. Weber propose comme objet de la sociologie l’activité sociale. Que faut-il entendre par activité sociale ? L’activité est un comportement humain auquel les agents sont capables de donner du sens. L’activité devient « sociale » quand elle se rapporte au comportement d’autrui par rapport auquel elle oriente son déroulement. La définition de l’action repose sur l’association de deux éléments, le sens visé par l’acteur mais aussi l’environnement par rapport à autrui. L’action est donc à la fois sens et relation.

Le sens renvoie à la subjectivité des acteurs, aux motifs qu’ils énoncent.

Une deuxième façon d’envisager le social s’appuie sur une méthode individualiste. Contrairement à Durkheim qui insistait sur la contrainte du contexte social, la sociologie de l’action sociale, celle de Weber, s’appuie sur une méthode individualiste. Il faut partir des individus, de leurs intentions, de leurs motivations pour comprendre la vie sociale. Par cet effet de renversement,

ENCADRÉ 3

Max Weber (1864-1920)

Max Weber est né à Erfurt en 1864 dans une famille protestante. Son père appartenait à la bourgeoisie industrielle et sa mère à la bourgeoisie cultivée. Après des études secondaires et supérieures brillantes, il soutient une thèse d’histoire économique en 1891. Il fera une carrière universitaire, à Berlin, Fribourg, Heidelberg et Munich, mais restera toujours intéressé par la politique et les questions sociales.

En 1905 paraît le premier travail sociologique majeur de Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Pendant la première guerre mondiale, il entame son grand traité Économie et société qu’il ne terminera jamais et qui sera publié après sa mort par son épouse, Marianne. Autre oeuvre importante : Le savant et le politique (1918).

Il meurt en juin 1920, d’une pneumonie consécutive à la grippe espagnole qui sévissait alors dans toute l’Europe.

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

26

la société devient un produit de l’action des acteurs. Quand on a cherché à rendre compte de l’homogamie par le refus de l’hétérogamie, la méthode utilisée cherchait à prendre en considération le point de vue des acteurs et se situait du côté d’une sociologie de l’action sociale. La sociologie devient alors une science du vécu. Cette méthode est dite compréhensive dans la mesure où elle conduit à envisager le point de vue des acteurs sur leurs activités sociales, le sens subjectif qu’ils attribuent à leurs actions. Elle s’oppose à la démarche explicative de Durkheim qui consiste à dégager des lois du comportement humain, sur le modèle des sciences de la nature, indépendamment de ce que pensent les acteurs. Peut-on rencontrer ce même type d’opposition à propos des inégalités face à l’école ou du comportement électoral ?

BIBLIOGRAPHIE

. Battagliola (Françoise), La fin du mariage ?, Paris, Syros-Alternatives, 1988 Béraud (Céline), Coulmont (Baptiste), Les courants contemporains de la sociologie, Paris, PUF, 2008. Bourdieu (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 - Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980 - « Le système des échanges matrimoniaux dans la société d’autrefois » in Le bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002 Bozon (Michel), « Choix du conjoint » in Écoflash n° 64, Centre national de la documentation pédagogique, décembre 1991. Bozon (Michel), Rault (William), « Où rencontre-t-on son premier partenaire sexuel et son premier conjoint ?» in Population & Société, INED n° 496, janvier 2013 Daguet (Fabienne), « Mariage, divorce et union libre » in INSEE-PREMIÈRE, n° 482, août 1996. Daguet (Fabienne), Niel (Xavier), « Vivre en couple : la proportion de jeunes en couple se stabilise » in INSEE-PREMIÈRE, n° 1281, février 2010. De Singly (François), « Théorie critique de l’homogamie » in L’Année sociologique n° 37, 1987. - Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1987 Dubet (François), Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002 Girard (Alain), 1964, Le choix du conjoint, Paris, Armand Colin, 2012 Larrondel (Luc), Grange (Cyril), « Logiques et pratiques de l’homogamie dans les familles du Bottin Mondain » in Revue Française de sociologie, 1993, 34-4, pages 597-626) Rault (Wilfried), Régnier-Loilier (Arnaud), « Relire Le choix du conjoint cinquante ans après » (Préface) in Alain Girard, 1964, Le choix du conjoint, Paris, Armand Colin, 2012

Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2014-2015

27

Roussel (Louis), La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989 Segalen (Martine), Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2000 Shorter (Edward), 1975, Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, 1977. Vanderschelden (Mélanie), « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes » in Données sociales-La société française, INSEE, 2006.