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RECHERCHES HISTORIQUES SUR LE CHAT SAUVAGE Dans le Département de l'Orne <•> Le Chat sauvage (Fclis sylvestris Briss), qui habite les forêts de l'Europe et de l'Asie septentrionale, est un peu plus gros que le Chat domestique ordinaire, plus robuste, d'une coloration plus régulière et plus chaudement vêtu. Il est en grande partie gris jaunâtre, marqué sur le dos d'une ligne longitudinale foncée, de laquelle partent des bandes transversales ou zébrures ; une courte bande part de l'angle interne des yeux et traverse les joues ; les lèvres sont noires, la queue est annelée de noir et son extrémité est de cette dernière couleur ; les oreilles sont de la couleur du corps et les yeux ont les pupilles à contraction verticale. Cette espèce se croise assez fréquemment avec nos variétés domestiques et c'est assure-t-on de ce rapproche- ment qu'est provenu le Chat tigré de nos habitations, dont les bandes latérales sont plus accusées que celles des exem- plaires sauvages. Le Chat sauvage vit d'Oiseaux et de petits Rongeurs ; il grimpe avec agilité sur les arbres ; ses moeurs sont noc- (i) Cet article a paru en partie dans le 'Bulletin de la Société des Amis des Sciences naturelles de ^Rouen (séance du 6 novembre 1903) sous le titre de : Le Chat Sauvage (Felis sylvestris Briss) existait-il encore au XVIII' siècle dans la foret du 'Perche ? En y taisant quelques additions, j'en ai légèrement modifié les conclusions.

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RECHERCHES HISTORIQUES

SUR

LE CHAT SAUVAGEDans le Département de l'Orne <•>

Le Chat sauvage (Fclis sylvestris Briss), qui habite lesforêts de l'Europe et de l'Asie septentrionale, est un peuplus gros que le Chat domestique ordinaire, plus robuste,d'une coloration plus régulière et plus chaudement vêtu.Il est en grande partie gris jaunâtre, marqué sur le dosd'une ligne longitudinale foncée, de laquelle partent desbandes transversales ou zébrures ; une courte bande partde l'angle interne des yeux et traverse les joues ; les lèvressont noires, la queue est annelée de noir et son extrémitéest de cette dernière couleur ; les oreilles sont de la couleurdu corps et les yeux ont les pupilles à contraction verticale.

Cette espèce se croise assez fréquemment avec nosvariétés domestiques et c'est assure-t-on de ce rapproche-ment qu'est provenu le Chat tigré de nos habitations, dontles bandes latérales sont plus accusées que celles des exem-plaires sauvages.

Le Chat sauvage vit d'Oiseaux et de petits Rongeurs ;il grimpe avec agilité sur les arbres ; ses mœurs sont noc-

( i ) Cet article a paru en partie dans le 'Bulletin de la Société des Amis desSciences naturelles de ^Rouen (séance du 6 novembre 1903) sous le titre de :Le Chat Sauvage (Fe l i s s y l v e s t r i s Briss) existait-il encore au XVIII' siècledans la foret du 'Perche ? En y taisant quelques additions, j 'en ai légèrementmodifié les conclusions.

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turnes ; il établit sa retraite dans les anfractu.osités derochers, les creux d'arbres, ou les terriers du Renard, duBlaireau, quelquefois même du Lapin. On ne le voit quedans les forêts et les grands bois.

Il se rencontrait autrefois dans toute la France, maisil y est aujourd'hui fort rare. On ne le trouve plus guèreque dans les massifs montagneux des Vosges, du Jura, desAlpes et des Pyrénées et quelques forêts du Midi et duCentre ( i ) .

Dans nos régions du Maine et de la Normandie enparticulier, sa présence, bien que signalée de temps entemps, me semble plus que problématique. Les indicationsdonnées par des naturalistes autorisés tels que MM. H. Ga-deau de Kerville (Faune de la'Normandie, Ier fasc. 1888,p. 196), et Gentil (Mammalogie de la Sarthe, 1884, p. 28),sont, de l'aveu des auteurs eux-mêmes, trop vagues outrop contestées pour mériter la confiance, je ne crois pasd'ailleurs qu'on puisse citer dans les collections particulièresou les Musées un seul exemplaire capturé chez nous.

Il semble donc certain que le Chat sauvage a depuis delongues années déjà disparu du pays ; les exemplaires quel'on voit encore çà et là dans les bois ne sont que des indi-vidus domestiques perdus ou égarés et ayant repriscertaines habitudes de sauvagerie et de férocité. Mais 3"1 estintéressant de recueillir les données historiques, qui cons-tatent la présence du Chat sauvage dans nos forêts, et derechercher la date au moins approximative de sa dispa-rition.

Quelques noms populaires, en usage dès le Moyen-Age,indiquent la présence du Chat sauvage dans la région.Le Buisson au Chai en Ecouves, la Roche au Chat dans les

(1) P a u l G E R V A I S , Histoire naturelle' des Mammifère.: ( 1 8 5 5 ) , T . I l , p . 8 7 ;D* TROUESSART, Histoire naturelle de la France, 2" partie, Mammifères (s. d.),p. 22; ; A. BOUVIER, Les Mammifères de la France (1891^, p. 57 ; MARTINet ROIXIXAT, Vertébrés sauvages de l'Inde (1S94), p. 58.

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bois de Roche-Hlie sur Livaie, le Nid au Chai dans la forêtde Bourse ne sont-ils pas des désignations de localitésempruntées aux animaux, qui habitaient alors ces forêts,comme la Mare aux Loups dans la forêt de Moulins, laFosse aux Biches dans la iorêt de Silly, Fosse-Louvière,Fontaine-Cervière, Pisseloup et le Nid au Pigeon en Ecouves,la Roche aux Loups en Andaine et à Roche-Elie, la Fosseaux Renards près du bois des Aulnais ( i ) ?

Le souvenir du Chat sauvage n'est pas d'ailleurs perdudans le pays, car d'après les traditions conservées chez lesvieux chasseurs voisins de nos forêts, on le voyait encore,il y a un siècle environ, en Andaine, Ecouves, sur la ButteChaumont et à St-Evroult (2).

Cependant il manquait un document positif pour eon-firmer ces traditions, lorsque j'ai eu la bonne fortune deretrouver, il y a quelques mois, dans les manuscrits de Magnéde Marolles (3), une lettre datée du Val, près Mamers,

(1) On retrouve plusieurs de ces noms, employés par l'Administration,pour désigner des quartiers de forêts, dans le 'Procès-verbal de bornage desforêts d'EcouveSj de 'Bourse et de Moulins dressé en 1667 par Bernard-Hectorde Marie, conservé aux Archives des eaux et forêts, et qui m'a été commu-niqué par mon excellent ami M. Sergent, inspecteur à Alençon. Ce documentimportant pour l'Histoire de nos forêts est resté manuscrit ; il n'en a étéimprimé que des extraits dans un Mémoire produit par M. Sergent à l'occa-sion d'un procès de l'administration forestière avec M. Boissière, propriétairedu domaine des Gastées ; (Caen, H. Delesques, 1890, in-fol., 53 p.).

(2) A.-L. LETACQ : Les Mammifères du département de l'Orne, Catalogueanalytique et descriptif, suivi d'indicasions détaillées sur les espèces utiles ou nui-sibles dans les champs, les jardins et les bois, Alençon, E. Renaut-de Broise, 1897,in-8°, 51 pages. Extrait du Bulletin de la Société d'Horticulture de l'Orne.— Dans cet opuscule j'avais cité, sur l'indication d'un ancien conserva-teur, comme provenant de la forêt de Cinglais (Calvados), l'exemplaireconservé au Musée de la Faculté des Sciences de Caen ; mais, M. AugustinLetellier ayant bien voulu, à ma prière, l'examiner à nouveau, a lu sur l'éti-quette : « Ce magnifique exemplaire est un mâle adulte qui provient desforêts des environs de Châtillon-sur-Seine (Côte-d'Or). »

(3) Charles-Pierre MAGNÉ de MAROLLES, né à Tourouvre le 12 septembre1728, mort à Paris en 1794, auteur de l'Essai sur la Chasse au fusil, qui ren-ferme un certain nombre d'indications intéressantes sur la faune régionale, Cfr.A.-L. LETACQ, Notice sur les Observations ^oologiques de Magné de Marolles auxenvirons d'Alencon et de Morlagne, B. S. L. N., 40 série, 6° vol.(1892), p. 46-62.

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(19 Janvier 1788), mentionnant le Chat Sauvage dans laforêt du Perche. Cette lettre est d'un nommé Boulay, quiavant de venir habiter le Val, comme garde des propriétésde M""-' de Viennay, avait rempli les mêmes fonctions à laTrappe de Mortagne, vers 1760, et elle était adressée àMagné de Marolles lui-même, qui sollicitait du vieuxchasseur des renseignements sur les animaux de la région,en lui adressant la description de plusieurs d'entre eux,entre autres celle du Chat sauvage.

Voici cette lettre dont je conserve le style et l'orthogra-phe : « Vous désirez savoir, Monsieur, si je connais le« Chat erré ou Chat sauvage; j'ai l'honneur de vous dire« que oui, je le connais. Cependant ils sont très rares dans« nos forêts. Je n'en ai jamais vu qu'un en vie et mort.« Vous avez très bien pris son désignalement, sinon la« barre noire qu'il n'a point depuis la tête jusqu'à la queue,« à moins que la femelle ne l'ait, et c'était un mâle et nous« l'avons eu sans y penser. Nous espérions déterrer un« Renard dans le milieu de la forêt du Perche, et nous« avons déterré un animal à nous inconnu, et le plus laid« que j'aie jamais vu et le plus malin. Il a la gueule plus« allongée que le chat domestique. Outre les bandes grises« et noires qu'il a sur le corps, il a le dessous du ventre« d'un jaune pâle et le dedans des cuisses aussi. La taille« est comme un bon Renardeau d'un an. Il se loge dans la« terre et dans de gros modernes (1) creux, où il y a des« trous assez grands pour y passer et il ne sort que la nuit« et voilà pourquoi on n'en voit pas tant. »

Voilà bien les habitudes du Chat sauvage, qui vit auxendroits les plus retirés des forêts, le jour se blottit aufond d'un terrier ou se cache dans un trou d'arbre, ensort le soir pour se mettre à la poursuite des lièvres, des

(1) Terme employé par les forestiers pour indiquer des arbres ayant aumoins 60 ans.

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lapins, des oiseaux, etc., et se fait remarquer par sa férocité;c'est un tigre en miniature. La taille égale à celle d'un jeunerenard, le pelage avec ses zébrures noirâtres, plus foncé endessus qu'en dessous, ne sont pas moins caractéristiques ;mais, au dire de Boulay, il manquait à cette bête la lignenoire sur le milieu du dos, qui est une des notes distinc-tives de l'espèce.

On peut d'abord se demander si Boulay avait examinéd'une façon bien attentive tous les détails de coloration deTanimal : la barre noire dorsale n'étant en somme quel'extrémité élargie des bandes transversales, qui se rejoi-gnent sur le dos, ce caractère prête à une confusion facile.De plus la lettre ayant été rédigée sur de lointains sou-venirs, l'auteur pouvait, à une distance de trente années,oublier un détail même des plus significatifs.

Malgré ces observations qui paraissent assez fondées, il estpermis d'émettre un doute sur l'identité de l'animal capturé-dans la forêt du Perche. Mais supposons la description deBoulay parfaitement exacte : le chasseur n'a pu se trompersur le genre de l'animal, bien qu'il lui fut inconnu; c'était bienun Chat, et un Chat comme il n'en avait jamais vu, ce quiprouve que ce n'était pas un Chat domestique devenusauvage. Or ce Chat ayant toutes les habitudes du Chatsauvage et à peu près tous ses caractères spécifiques nepouvait être qu'un métis du Chat sauvage et du Chatdomestique, mais alors il faut reconnaître que l'espèce typeexistait encore vers le milieu du xvnic siècle dans la forêtdu Perche.

Postérieurement à la rédaction de cet article, j'ai reçu deM. E. Maillard, lieutenant de Louveterie à Bellème etchasseur très expérimenté, des renseignements sur unecapture récente de Chat sauvage, que je m'empresse detranscrire : « J'ai tué, m'écrit-il, pendant l'hiver de« 1876-77 un Chat sauvage dans les bois de Saint-Paterne,« à côté d'Alençon. Ce Chat, qui me paraissait être d'une

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« conformation autre que celle des Chats devenus sauvages<i et qui correspond exactement aux indications caractéris-« tiques que vous me donnez, je l'ai envoyé à M. Delesalle:

« naturaliste à Paris, 67, rue des Saints-Pères.« M. Delesalle, à qui j'avais demandé des renseigne-

« ments sur le genre de l'animal, m'a affirmé que ce Chat« était parfaitement un Chat sauvage. C'était un mâle« pesant 9 kilogrammes. La peau en a été abîmée et« perdue. »

La présence du Chat sauvage en hiver dans les bois deSaint-Paterne s'explique par le voisinage de la forêt dePerseigne ; d'autre part l'indication de M. Maillard seprésente avec des garanties sérieuses, mais les naturalistesqui aiment à constater les faits de visu, ne peuvent queregretter la perte des pièces justificatives de cette curieusecapture.

Les Chats domestiques, qtii s'égarent dans nos bois,et finissent par y élire domicile, reprennent en recouvrantleur liberté quelques habitudes du Chat sauvage, entreautres celles de la chasse, et ils acquèrent bientôt, grâceà l'exercice forcé que leur impose la poursuite du gibier,d'assez fortes dimensions. J'en ai vu un au moisd'août 1895, qui venait d'être tué dans les bois de l'Ile àSaint-Germain-du-Corbéis et me fut apporté par M.Georges Lecointre ; la tête et le corps mesuraient plus deo m. 6o de longueur ; .le pelage était également plusfourni et plus long que chez le Chat domestique ordinaire.M. Ernest Lemée a capturé en Ecouves vers 1880 etM. Maillard a tué plusieurs fois dans la forêt de Bellêmed es Chats, qui rentrent dans cette catégorie.

A.-L. LETACQ.