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Le Carrefour des rencontres

Bernard Tellez

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 184 pages

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A la sortie de Vintimille, dès que j’eus dépassé la frontière italienne vers la France, j’aperçus la jeune femme qui faisait du stop sur la route de Menton. Elle s’arrêtait, puis se remettait à marcher sur le bord de la chaussée, en levant le pouce légèrement, sans regarder personne. Une impression étrange me saisit. Pourquoi me sentis-je obligé de la fixer davantage comme si elle évoquait en moi, par ressemblance, la silhouette chère de quelqu’un que j’avais connu, qui avait fait partie de ma vie ? Il s’agissait d’une femme à laquelle je ne pensais plus, que le temps m’avait forcé d’oublier.

Je venais de Milan, après avoir fait un détour par Turin. Des circonstances troubles, équivoques, m’avaient fait rencontrer Abel Mariano, qui avait quitté Paris et vivait en Italie. Dans ce contact, je m’étais fait passer pour quelqu’un qui vit en marge, de l’autre côté de la barrière. Cela n’avait pas été facile. J’avais cité des noms. Je lui avais proposé une affaire, juste pour gagner sa confiance : un hold-up que l’on

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devait faire à deux, voué d’avance à l’échec. Mariano ne devait jamais savoir d’aucune sorte que j’étais un flic, mandaté par Interpol, mis en disponibilité par la BRD, brigade de répression du banditisme, par réprésailles contre mes méthodes peu orthodoxes. « Dans la police, songeai-je, on vous décore de l’Ordre National du Mérite, le lendemain, on vous traîne dans la boue… Certaines initiatives sont à proscrire… » La BRI, brigade d’intervention et de recherche, m’avait laissé la chance de ramener Abel Mariano, en France, afin qu’il témoignât pour aider la justice, lors d’un procès retentissant. Le 36, quai des Orfèvres, connaîssait Francis Sartoman, parrain mafieux qui blanchissait son argent sale à l’aide de combines qui le plaçaient à l’abri de tout soupçon. Il manquait des preuves à l’appui, pour le coincer. Il fallait qu’Abel Mariano révélât une vérité accablante pour faire le tomber, en ancien comptable de ses sociétés véreuses, car il avait pris la fuite, afin que lui, les ténors de sa bande chutent aussi… Sartoman, atteint du délire des grandeurs, devenu parano, prenait l’habitude d’éliminer ses hommes de confiance dans le vivier où ils évoluaient. Il en désignait un, au hasard, presque pour rire. Ses sbires l’exécutaient, trop contents de garder leur emploi, en faisaint du zèle pour justifier sa décision de le désintégrer, mais Sartoman avait acquis de son expérience de bandit de ne jamais faire confiance à personne. La plupart tremblaient à l’idée de ses lubies, par crainte d’être déjà dans son

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colimateur. Sartoman se prenait-il vraiment pour un Néron ? « Se faire craindre sans être aimé », tel était son adage.

A Sein, les assauts d’embruns de l’océan noyaient l’île, par temps de pluie, en lui faisant oublier le ressac des vagues au bas du promontoire de la villa où il avait confiné sa femme, en Barbe Bleue géolier. Le râle de retrait des vagues, supérieur à la déflagration de la décharge d’un fusil de chasse ou d’assaut, à canon court, ourdissait tout bruit. Sans en être à un meurtre prèt, dès qu’il pensait à la femme qu’il avait aimé, l’idée d’une mer démontée, en furie, faisait jaillir de l’eau son image fantomatique de statue, sans pouvoir en nier l’évidence. Il se sentait ému à la vue de son épouse qui l’attendait, comme s’il était sous le charme d’une illusion perdue, voire hypnotisé par un tour de magie, au simple aperçu de sa silhouette qui marchait sur le pont du débarcadère. Il l’avait presque incarcérée, sans l’avoir oubliée…

J’étais toujours sur la route, j’avais ralenti et ma voiture avançait presque sur le bas-côté. L’inconnue qui marchait, avait-elle quelque chose de commun ou de comparable avec la physionomie de la femme que j’avais connue ? Le problème était là. Je me trompais sur toute la ligne, même si elle continuait à déclencher en moi un amalgame de souvenirs troublants. Je fis un effort pour me contrôler. A quoi bon revendiquer quoi que ce fût ? Elle ne pouvait pas être Elsa Bertoli qui avançait à sa place sur le bord de la route. C’était

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du temps cassé. Mais pourquoi l’inconnue évoquait-elle étrangement une ressemblance que, par un réflexe lucide, je finis par attribuer à l’incidence de la chaleur, au rayonnement du soleil à son comble, en ce début d’après-midi, à cause aussi d’un souvenir qui me troublait l’esprit ? Ce ne pouvait pas être elle. J’étais victime d’une hallucination.

J’ai cessé de rouler. J’ai attendu. Elle continuait d’avancer devant moi, sur le bord de la route. La distance qui nous séparait, s’allongeait à mesure et me rassura. J’avais autre chose à penser.

Abel Mariano, après m’avoir faussé compagnie sous un prétexte futile, quoique réel, (il paraissait évident de nous nous séparer), devait rejoindre sa femme à Naples, car leur petite fille atteinte d’une cirrhose du foie congénitale nécessitait un contrôle médical constant. J’espérais le revoir, car il me contacterait d’ici peu. Si le casse de la « Banca Populare di Navarro », à Milan, avait échoué, nous avions agi en duo. Cela ne pouvait que créer des liens. En cas de difficultés, je savais qu’il ferait appel à moi…

Le décor dans lequel mon véhicule avançait de nouveau, avait beau changer à mesure, il paraissait sensiblement identique, à le considérer dans son ensemble. La voie longeait la corniche, en surplombant la mer… L’allure de la jeune personne ne faiblissait pas. Je me rapprochais peu à peu. Si elle me rappelait indéniablement une démarche que je connaissais déjà,

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les contours de sa physionomie figuraient un constat flagrant, fascinant. J’essayais de réfréner mon émotion en substituant l’image de celle que j’avais connue, à celle qui se trouvait devant mes yeux. Mais le pourquoi je roulais ainsi au ralenti sur la chaussée qui longeait la corniche, devenait surprenant, car la marcheuse ne se retournait pas, et son apparence continuait de susciter en moi un ressenti que je pouvais plus vivre dans le présent : une aventure qui nous avait marquée l’un et l’autre, Elsa et moi, au cours d’une période que je désirais garder secrète. Mon égarement venait de la chaleur, pas de la faute de l’inconnue… Ce ne pouvait être que pure coïncidence. Je souhaitais voir la séance finir. Il suffisait d’accélérer, de la dépasser. Mais la jeune femme qui avançait sur le bord de la chaussée, suscitait en moi une sorte de fascination. Je me suis rapproché lentement avec la voiture. Je n’avais pas le choix. Dans la perspective de la route parfois déserte sur laquelle sa silhouette se dessinait, j’allais la rattraper. Elle marchait assez vite, en paraissant dans tous ses états. Je la voyais déambuler, avec sa valise, dans un soleil réverbérant qui devait l’obliger à cligner des yeux, car je m’étais muni de ray-bans pour me protéger de l’intensité lumineuse. Je me suis arrêté à son niveau. J’ai ébauché un semblant d’arrêt, avec la voiture. Devant l’offre que j’allais lui faire, j’ai cru qu’elle ne se refuserait pas de monter, de s’asseoir à l’intérieur, mais je dus réaliser le contraire. L’inconnue avait pris le parti de m’ignorer, de se décider à progresser sur le bord de la chaussée, sans se tourner

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vers moi. Elle ne pouvait pas ignorer la présence de la voiture, ni le bruit silencieux du moteur qui tournait. Son indifférence m’étonna. Ces troubles de vision que l’on qualifie de berlue, ces hallucinations qui nous font voir des mirages qui n’existent pas, dûs parfois à une sorte de dédoublement de pensée, je n’en avais jamais eues. Si cela m’échouait, c’était bien la première fois. Je n’y croyais pas. Le bruit, le mouvement du trafic qui avaient repris sur la chaussée, m’obligeaient à garder mon sang-froid. Je me sentais prêt à prévoir un accident ou un encombrement. Cela allait à l’encontre des apparences furtives qui peuvent naître d’une imagination déréglée par la canicule. Il suffisait d’être seul à tenir le volant, de ne pas être le seul à conduire dans l’air qui tremblait sur la route, pour en être conscient.

J’ai poussé un peu plus sur l’accélérateur, ce qui m’a permis de dépasser la marcheuse. Puis j’ai attendu. Elle arrivait de face, cette fois. En abaissant la vitre, à l’avant de la portière droite, en me proposant de lui parler, je sentis qu’elle n’était pas décidée encore à se tourner vers moi. Je l’entendis dire, néanmoins, avec stupeur :

– Dites, que me voulez-vous ? J’ai senti son regard froid se fixer sur moi.

L’inflexion de sa voix me permit de croire qu’elle s’exprimait d’une façon irritée, voire exaspérée.

Son air peu amène m’a contrarié. J’ai dû le mettre aussitôt sur le compte d’une fatigue apparente,

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compréhensive. La même question me tourmentait : pourquoi venais-je de me tromper à la vue de la jeune femme qui me rappelait quelqu’un que j’avais cru voir surgir devant moi, à cause de la ressemblance, même si elle ne cessait pas d’être une inconnue ? Je n’ai pas ôté mes lunettes de soleil pour ne pas montrer mon visage en entier. J’ai tenté de lui sourire. Je lui ai fait remarquer simplement :

– Vous faisiez du stop, il me semble ! Pour rester correct, en privilégiant une relation que je considère comme polie et réservée, je me suis demandé ce que vous faisiez sur le bord de la route, seule ?

– Vous le voyez, je suis entrain de marcher… N’en ai-je pas le droit ?

– Si, bien sûr ! Mais permettez-moi de vous le dire : quand on voit une jeune femme comme vous, vers les trois heures de l’après-midi, marcher seule dans la chaleur avec sa valise, on songe à une sorte de fuite ou d’exode. A moins que vous vous trouviez là, par erreur, qu’il s’agisse d’un malentendu ? Vous prendrais-je simplement pour une apparition ? S’il n’y a pas de hasard, il est impossible de nier certaines conjonctions. A moins que… C’est souvent vers cette heure-là, qu’il est toujours trop tard ou trop tôt, pour ce que l’on veut faire. Alors, ma belle, déclarai-je ensuite, vous souhaitez monter ou pas ? Etes-vous disposée à prendre place dans ma voiture ?

J’ai promené mon regard alentour, en considérant le paysage incendié :

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– Il fait si chaud, j’ai dit. Tout paraît vouloir flamber.

J’ai ébauché le mouvement de me pencher pour ouvrir la portière droite.

– Je ne suis pas… Je… Plus rien. Elle continua d’avancer, en détournant

le regard. Son comportement m’exaspéra : – Quoi donc ? Elle ne pouvait pas me répondre, le dos tourné.

J’en suis resté baba. J’ai repris ma position initiale, en continuant de rouler lentement avec la voiture. Je ne pouvais pas faire allusion à quoi que ce fût. Le hasard détient-il un sens caché, autant qu’il peut nous révéler autre chose ? Sans faire la moindre allusion à celle que j’avais cru reconnaître ou entrevoir, si j’avais pu faire un rapprochement avec Elsa, s’il convenait de relativiser, de démystifier l’impression pour s’en faire une idée précise, je me sentais quelque peu pris de court. Malgré les années écoulées, le souvenir peut parfois influer sur la conscience claire, se juxtaposer comme une décalcomanie appliquée, en surimpression, ce qui donne à croire que tout paraît possible, que l’on peut aussi bien revivre dans le présent des situations passées, anachroniques, si le monde a relativement changé depuis. Un pan entier d’existence peut ressurgir, malgré la conscience instantanée que nous avons du monde d’aujourd’hui, si rapide. J’avais certes d’autres préoccupations… Je devais absolument passer pour un truand. Il est vain

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de se remémorer un passage troublant de sa vie, à moins de devenir fou à lier. Le progrès évolue si vite, aujourd’hui, autant que la mentalité des gens change si peu ou se fige, que l’on ne peut que prendre conscience de l’absurdité de la vie. Ce ne pouvait pas être Elsa Bertoli que je venais de voir, non, ni son sosie, ni sa réincarnation. Rien ne pouvait évoquer un amour que j’avais vécu à Pavie, en Italie, quand j’étais beaucoup plus jeune. Je me trompais. Je délirais. Je devais avoir la fièvre ! J’avais dans les vingt-cinq ans, à l’époque. Je menais une autre vie. Par mon père d’origine italienne, ma mère française, j’avais choisi de garder double nationalité, ce qui n’est pas prévu toujours par la loi. Mais avec l’Europe nouvelle !

Il y a si longtemps ! Je n’étais pas encore flic… Quel espoir devais-je tirer de cette situation ? Il est drôle que l’on puisse sentir soudain, à un indice frappant, palpable comme un voile toujours sensible et vivant, la permanence d’un vécu que l’on croyait mort ? La jeune femme avançait toujours devant de moi, sans être Elsa, j’en étais persuadé. Mais quelle motivation me poussait à croire, à persister dans mon erreur de le vouloir, quelle illusion me poussait à être obnubilé, médusé par la supercherie, afin d’en jouir ensuite ? Cela tient-il à une particularité de mon caractère de me sentir floué constamment par un échec, alors que j’ai d’autres chats à fouetter ? Etait-ce seulement dû à la réverbération du soleil sur la chaussée, à mon ennui, à mon esprit tourmenté, à la

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chaleur écrasante ? La ressemblance était si frappante ! J’en avais le cœur barbouillé. Que m’arrivait-il ? Je ne pouvais pas être dans une autre vie, puisque je roulais sur la route… Devais-je me sentir floué à cause de l’idiotie de ma nature, d’une mémoire affective à laquelle je continue de faire confiance ? Cela venait-il du magnétisme que dégageait l’inconnue ? Rien ne se serait passé, si elle ne se trouvait sur le bord de la route, si mon attention ne s’était pas fixée sur elle, si je n’avais pas effectué un rapprochement, si je n’avais pas juxtaposé l’équivalence d’un transfert, à la nostalgie du souvenir !

– Je ne suis pas « votre belle », je ne suis pas celle que vous croyez, « papy » ! me répondit-elle, alors que je roulais toujours à son niveau.

– D’où tirez-vous cela ? – A l’évidence ! ajouta-t-elle, vous avez un look de

papa ! Vous avez l’air de quelqu’un qui me regarde, comme s’il pouvait s’agir d’une autre personne !

– A ce point ? – Oui, je n’en suis pas dupe. J’ai l’œil ! Elle m’adressa la parole. Je crus que la créature

irréelle ou fantomatique qu’elle semblait être, n’était plus pour moi une inconnue, mais quelqu’un de plus proche. Elle venait de me répondre. Je venais d’entendre sa voix, je roulais toujours à côté d’elle. J’ai cru qu’elle allait me dire :

– Allez-vous-en ! Fichez le camp !

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Le hasard n’est pas toujours celui que l’on croit. La fille qui me disait : « Je ne suis pas… Je… », d’une manière imprécise, avait désormais de l’humeur, de l’arrogance, voire un brin d’agressivité. Feignait-elle d’être ainsi exprès, dans ses réparties ? Ce qui aurait pu ressembler à Elsa se dissipait. Elle parlait sur un ton de voix qui ne pouvait pas être le sien, déguisé, car Elsa n’avait jamais eu de telles inflexions. Le décalage entre ce que nous avons vécu, peut s’amalgamer à l’approche d’une sensibilité qui lui ressemble, dans le présent. Mais c’est faux. Il faut tenir compte d’une mentalité différente, à cause des circonstances, d’une autre façon de réagir, de percevoir des choses par le fait d’une différence radicale de personnalité. Même si la voix change au cours de la vie, à supposer que rien n’est j’amais donné dans l’absolu, qu’elle est ce qu’elle devient, à un moment précis, le timbre de voix de la jeune femme était jeune. Elle ne pouvait pas être issue du corps, des cordes vocales d’Elsa, jeune et jolie aussi, à l’époque. Mais dans mon obstination, je persistais à croire qu’un doute demeurait. La véritable résonnance du timbre sans équivoque que mon imagination lui accordait, était liéé à l’idée de ce que peut devenir une voix à l’approche de l’autre, dans l’intimité. Mais je ne l’avais jamais connue ainsi. Je mettais une certaine persuasion à le croire, même si ce n’était plus un problème de vibrations… Sans être fou à lier, si j’ai encore la nostalgie du temps où j’étais plus jeune, quand tout paraissait possible, sans y

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croire tout à fait, l’inconnue n’y était pour rien. Je ne pouvais lui en tenir rigueur. Mais pourquoi ce doute m’inspirait-il de supposer qu’elle était capable de s’exprimer autrement que par son timbre de voix propre, en m’interdisant de croire que je pouvais reconnaître l’autre aussi, qu’elle pouvait imiter la tonalité que je recherchais ? Je ne pouvais pas lui dire : « Parlez, comme Elsa. Je l’ordonne ! » Je me contentai simplement de dire :

– Merci ! Je vous remercie infiniment. Je vous prie de m’excuser, mademoiselle. Je viens de faire une bévue !

Ceci dit, sans attacher d’importance au qualificatif de « papy, ou de « papa » qu’elle venait de m’attribuer.

– Qu’avez-vous cru ? – Rien, une fantasmagorie. Je n’ai rien ajouté, sans enlever mes ray-bans, afin

qu’elle ne pût voir mon regard, ni mon visage, à nu. Je venais de me reprendre, de recommencer à zéro, de nier la coïncidence ambiguë qui nous avait mis en présence. Je me reportais sur l’affaire Sartoman, là, sur la route, en évitant de tirer la moindre déduction, si l’inconnue continuait de marcher à ma droite, et me tracassait… J’eus soudain la stupeur de m’entendre dire, comme si j’étais vraiment quelqu’un d’autre, en souriant, avec l’intention de démarrer à fond, pour l’oublier et lui tirer ma révérence :

– Certaines similitudes dans les conjonctures

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peuvent donner l’espérance ou la désespérance d’une l’illusion. A croire qu’un filtre magique vous tombe dessus, qu’il peut produire une ressemblance avec quelqu’un d’une autre époque, dans un temps que vous ne pouvez pas connaître. Je venais d’ouvrir la voie à d’autres perspectives. Juste un dédoublement… Tant pis ! J’ai rêvé, quand je vous ai aperçue, aux prises avec certaines difficultés, si l’on peut dire. J’ai cru que je pouvais vous aider. Je ne pouvais pas croire que vous feriez la mauvaise tête, que vous refuseriez de monter dans ma voiture. Vous le pouvez encore, certes. N’hésitez pas ! Mais je ne saurais vous en prier. J’aurais un malin plaisir à vous voir prendre place sur le siège avant, afin de faciliter votre marche, d’éviter la chaleur, car vous me rappelez quelqu’un. C’est une erreur, un prétexte futile, dus plus à un besoin de compagnie qu’autre chose ? Vous me croyez ?

Elle se tourna brusquement vers moi. Le moteur cala. Elle s’arrêta :

– Intéressant ! Qui êtes-vous, donc, monsieur ! Qu’elle est cette personne à laquelle vous m’identifiez ? Est-ce mon sosie ?

– Vous paraissez intriguée ? D’accord, ajoutai-je, j’ai dit cela, mais c’est vraiment sans d’importance… J’ai tort sur toute la ligne ! Ce que je ressens n’est pas vraiment transmissible. Vous avez raison. La jeune femme en question s’appelait Elsa.

– Ah, oui, Elsa ! Qui était-elle ? me demanda-t-elle.

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Je ne pouvais rien ajouter. Je ne pouvais pas lui affirmer qu’elle ne serait jamais Elsa, malgré sa ressemblance, si j’avais pu le croire… Que me restait-il à envisager par un amalgame de sensations toujours vivaces, si je sentais le piège se refermer sur moi, comme un papillon de nuit se brûle les ailes à l’éclat d’une lampe autour de laquelle il ne cesse de tourner, de se cogner sans arrêt, si j’étais attiré encore par l’inconnue ? La jeune femme me donnait l’impression d’être lasse de se déplacer dans la fournaise. Il n’y avait pas d’ombre sur la route, sauf le feuillage de quelques pins sylvestres projetés sur la chausée ou de palmiers qui la bordaient. Le trafic continuait d’être dense et rapide.

– Je peux accepter, dit-elle, de monter dans votre voiture, de prendre place, puisqu’il s’agit d’avoir des idées dans la tête ! Mais qu’espérez-vous, après ? Qu’allez-vous supposer que je pourrais être ? D’ailleurs, pour qui vous prenez-vous de paraître si généreux, parce que je suis à pied ?

– Il y a Elsa, dis-je. – Je ne suis pas votre Elsa ! La jeune femme, par son arrogance, avait l’air si

réelle, là, devant mes yeux, si vivante ! Ce n’était pas un fantôme, ni une apparition. J’étais sensible à sa beauté qui ne cessait de me rappeler Elsa, car Elsa aussi était très belle. Mais celle que j’avais connue, était morte aujourd’hui.

– Vous désirez monter, ou pas ? Décidez-vous ! Je

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ne peux pas rester longtemps à attendre, à cause du trafic sur l’autoroute. Sinon, tant pis pour vous ! La route est longue jusqu’à Nice, si c’est à cet endroit que vous allez ?

La jeune femme a repris sa marche volontairement. « Depuis la frontière italienne ! l’ai-je entendue murmurer. Voyez-vous ça ! »

Je continuais de rouler lentement, à côté d’elle. – Alors ? demandai-je. – Encore ! Je l’entendis déclarer, sans m’accorder un seul

regard : – Le train que j’ai pris à San Remo, était bondé à

l’approche de la frontière. Les autorités avaient décidé d’arrêter le trafic à cause des migrants tunisiens refoulés par les Italiens… Je ne peux pas m’étendre là-dessus. Je ne fais jamais de politique. Mais je venais simplement de Pavie.

– De Pavie ? relevai-je. – Oui. J’ai préféré marcher seule, avec ma valise,

depuis Vintimille, pour ne pas être inquiétée par les autres. J’ai du mal à supporter la promiscuité dans un compartiment de train, le frôlement d’individus louches, à cause de leurs propos qui font toujours référence au sexe, provocateurs ou malséants, dans une langue que je ne comprends pas. Je ne suis pas une fille à soldats. J’ai préféré marcher seule, libre. Menton n’est pas si éloignée que cela de Vintimille.

– Neuf kilomètres. A peu près vingt, de Nice…

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Vous avez raison. En tous cas, si vous n’aviez pas pris la décision de descendre du train, je n’aurais jamais pu vous aborder sur la route. A croire que vous espériez qu’un automobiliste vous prenne en stop, dites ?

Elle s’est tournée vers moi, franchement : – Qu’allez-vous vous figurer, ou imaginer ? Un halo de lumière et de chaleur entourait son

visage presque en sueur. J’avais chaud, malgré la clim, à cause de la vitre entrouverte. J’ai pris le temps d’observer la ligne de son corps. J’ai posé mon regard sur son buste, tenté par les beaux seins sous la robe échancrée que ses formes promettaient. J’ai senti une flambée de désir m’envahir, jusqu’à ce que l’impression retombât comme elle était venue. Ne sachant que dire, ni ajouter, je l’observais. Elle s’était remise à marcher. Je venais de démarrer à nouveau le moteur de la voiture. J’avais pu croire presque avec certitude que je rajeunissais !

– Pardonnez-moi, dis-je… Vous allez quelque part, et je vous ai identifié à quelqu’un d’autre. Cela ne fait rien. Vous ne serez jamais Elsa, mais supposons…

L’inconnue a entendu, avec un frémissement léger, tout en saisissant ce que mon regard ou mes propos voulaient dire, ou ne pas dire. Elle m’a considéré de nouveau, avec défi, en restant sur ses gardes.

– Pourquoi pensez-vous que je puisse vous