Le carnaval de Malaval, ou Cosmétologie de la peinture · Le carnaval de Malaval, ou Cosmétologie...

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Colloque international l’Art Contemporain et la Côte d’Azur – Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011 Jeudi 29 et vendredi 30 septembre 2011 - Nice 1 Le carnaval de Malaval, ou Cosmétologie de la peinture Thomas GOLSENNE, Docteur en histoire de l’art. Enseigne l’histoire de l’art à l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson. Les liens entre le carnaval et les artistes sont nombreux à Nice. De Gustave-Adolphe Mossa au carnaval des arts en 1994 où avaient participé Ben et Arman, pour ne citer que les plus fameux, il y aurait toute une histoire à retracer de l’intérêt que les artistes ont accordé à cette institution. L’œuvre de Robert Malaval (1937-1980), exubérant peintre niçois d’origine qu’on associe au Nouveau Réalisme (bien qu’il n’ait jamais fait partie du mouvement), puis au Pop art, au glam rock ou à la culture psychédélique, semble à mille lieux de la tradition carnavalesque niçoise. Pourtant, le rapprochement jette un éclairage singulier et cohérent sur son œuvre. « L’expérience carnavalesque est probablement une expérience majeure dans la formation artistique de Malaval. Né à Nice en 1937, il y a vécu jusqu’en 1957. Pour lui, l’art sera toujours un carnaval de la vie, avec ses gestes et ses actes particuliers, avec le droit de transgresser les règles habituelles, avec le bouleversement des ordres et des hiérarchies. Le carnaval n’est jamais inoffensif, ni anodin. » 1 Cette hypothèse carnavalesque de Gilbert Lascault de l’œuvre de Malaval, qu’il associe à la question de la transgression, on la mettra ici à l’épreuve. D’abord à travers un parcours chronologique de son œuvre ; puis en s’attachant plus particulièrement à sa portée ornementale ; enfin, à travers son interprétation deleuzienne. Son premier travail connu, l’Aliment Blanc (1960-62), se base sur le papier mâché, dont on fait aussi les figures de carnaval 2 . L’idée lui serait venue en observant le travail des vers à soie, les cocons et les sécrétions. Il raconte comment, travaillant alors qu’il était à Vence dans son atelier, sur une table où il travaillait toutes sortes d’objets pour les coller sur son tableau, et les peignant en blanc ensuite, une petite fille serait entrée et lui aurait demandé si ça se mangeait. D’où le nom, « Aliment Blanc » 3 . Par cette technique, Malaval recouvre des tableaux, au début, mais aussi des objets, ainsi que des moulages anatomiques, des mannequins, des instruments de musique, des meubles etc. (fig. 1) L’Aliment Blanc est une sorte de maladie qui recouvre, qui envahit tout, mais surtout qui semble venir de l’intérieur des objets eux-mêmes. Il est important de souligner cette centralité du passage intérieur-extérieur (tous types de trous, bouche, anus, sexe etc.) comme axe principal de développement de l’Aliment Blanc. Cette démarche est en tous points opposée à celle qui préside les peintures « rose-blanc-mauve » des années 67-68 (fig. 2). Cette série de peintures, aux tons et aux formes féminines, sont toutes en surface : réalisées au pochoir et en série, elles montrent un corps qui n’est plus qu’un contour, une enveloppe extérieure. L’Aliment Blanc n’apparaît plus que sous la forme d’une dégradation du contour, pas comme une force intérieure. Il faudra se souvenir plus tard de cet abandon corrélatif de l’Aliment Blanc et de l’intériorité. Deuxième aspect du rapport de Malaval au carnaval : il marque son attachement à des matériaux associés à la culture festive populaire à travers l’utilisation des paillettes à partir de 1973 (fig. 3). En 1969 Malaval en a eu assez de la peinture ; traversant une crise artistique, il s’est obligé, pendant trois mois, à un travail extrêmement fastidieux et quotidien : remplir de petits points des feuilles blanches, une sorte d’expérience minimaliste qui marque chez lui une perte de confiance et de goût en la peinture. Les paillettes héritent, d’une certaine manière, de ce passage : ce sont aussi des petits points, sauf qu’ils sont appliqués d’un coup, facilement et non pas péniblement. D’autre part les paillettes expriment une joie, un amour retrouvé de la peinture. Malaval dit que les paillettes « amplifient le coup de pinceau » en lui donnant plus d’éclat, exactement comme les stars du rock qu’il admirait les utilisait dans leur maquillage et leurs costumes, pour rajouter du spectaculaire au sonore. D’où sa tendance, à affirmer une peinture « décorative », à travers l’usage des paillettes : « Après mon abandon de la peinture, quand j’ai repris mon travail, j’ai décidé de donner une grande importance à l’ornemental. […] J’aime le maquillage. La paillette, c’est le make-up de la peinture. » 4 *** 1 Gilbert Lascault, « Les paradoxes de l’Aliment blanc », dans Robert Malaval, catalogue de l’exposition, Angers, Musée des beaux-arts, 13 juin – 25 octobre 2009, p. 18. 2 Malaval. L’album de l’aliment blanc, Paris, Daniel Gervis, 1971. 3 Cité par Michel Braudeau, « Attention à la peinture » (1982), in M. Braudeau, Étoile de Malaval, Nice, William Blake & co., 1995, p. 30. 4 Robert Malaval à Michel Giroud in « Kamikaze Rock : Malaval pour un art jubilatoire », Canal, n° 29-31, juillet-septembre 1979, cité par Vincent Pécoil, « Blanche generation », in Robert Malaval, kamikaze, Lyon, Biennale d’art contemporain, 14 septembre – 31 décembre 2005 et Paris, Palais de Tokyo, 8 octobre 2005 – 8 janvier 2006, catalogue de l’exposition, Paris, Palais de Tokyo / Paris-Musées, 2005, p. 53.

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Le carnaval de Malaval, ou Cosmétologie de la peintureThomas GOLSENNE, Docteur en histoire de l’art. Enseigne l’histoire de l’art à l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson.

Les liens entre le carnaval et les artistes sont nombreux à Nice. De Gustave-Adolphe Mossa au carnaval des arts en 1994 où avaient participé Ben et Arman, pour ne citer que les plus fameux, il y aurait toute une histoire à retracer de l’intérêt que les artistes ont accordé à cette institution. L’œuvre de Robert Malaval (1937-1980), exubérant peintre niçois d’origine qu’on associe au Nouveau Réalisme (bien qu’il n’ait jamais fait partie du mouvement), puis au Pop art, au glam rock ou à la culture psychédélique, semble à mille lieux de la tradition carnavalesque niçoise. Pourtant, le rapprochement jette un éclairage singulier et cohérent sur son œuvre. « L’expérience carnavalesque est probablement une expérience majeure dans la formation artistique de Malaval. Né à Nice en 1937, il y a vécu jusqu’en 1957. Pour lui, l’art sera toujours un carnaval de la vie, avec ses gestes et ses actes particuliers, avec le droit de transgresser les règles habituelles, avec le bouleversement des ordres et des hiérarchies. Le carnaval n’est jamais inoffensif, ni anodin. »1 Cette hypothèse carnavalesque de Gilbert Lascault de l’œuvre de Malaval, qu’il associe à la question de la transgression, on la mettra ici à l’épreuve. D’abord à travers un parcours chronologique de son œuvre ; puis en s’attachant plus particulièrement à sa portée ornementale ; enfin, à travers son interprétation deleuzienne.

Son premier travail connu, l’Aliment Blanc (1960-62), se base sur le papier mâché, dont on fait aussi les figures de carnaval2. L’idée lui serait venue en observant le travail des vers à soie, les cocons et les sécrétions. Il raconte comment, travaillant alors qu’il était à Vence dans son atelier, sur une table où il travaillait toutes sortes d’objets pour les coller sur son tableau, et les peignant en blanc ensuite, une petite fille serait entrée et lui aurait demandé si ça se mangeait. D’où le nom, « Aliment Blanc »3. Par cette technique, Malaval recouvre des tableaux, au début, mais aussi des objets, ainsi que des moulages anatomiques, des mannequins, des instruments de musique, des meubles etc. (fig. 1) L’Aliment Blanc est une sorte de maladie qui recouvre, qui envahit tout, mais surtout qui semble venir de l’intérieur des objets eux-mêmes. Il est important de souligner cette centralité du passage intérieur-extérieur (tous types de trous, bouche, anus, sexe etc.) comme axe principal de développement de l’Aliment Blanc. Cette démarche est en tous points opposée à celle qui préside les peintures « rose-blanc-mauve » des années 67-68 (fig. 2). Cette série de peintures, aux tons et aux formes féminines, sont toutes en surface : réalisées au pochoir et en série, elles montrent un corps qui n’est plus qu’un contour, une enveloppe extérieure. L’Aliment Blanc n’apparaît plus que sous la forme d’une dégradation du contour, pas comme une force intérieure. Il faudra se souvenir plus tard de cet abandon corrélatif de l’Aliment Blanc et de l’intériorité.

Deuxième aspect du rapport de Malaval au carnaval : il marque son attachement à des matériaux associés à la culture festive populaire à travers l’utilisation des paillettes à partir de 1973 (fig. 3). En 1969 Malaval en a eu assez de la peinture ; traversant une crise artistique, il s’est obligé, pendant trois mois, à un travail extrêmement fastidieux et quotidien : remplir de petits points des feuilles blanches, une sorte d’expérience minimaliste qui marque chez lui une perte de confiance et de goût en la peinture. Les paillettes héritent, d’une certaine manière, de ce passage : ce sont aussi des petits points, sauf qu’ils sont appliqués d’un coup, facilement et non pas péniblement. D’autre part les paillettes expriment une joie, un amour retrouvé de la peinture. Malaval dit que les paillettes « amplifient le coup de pinceau » en lui donnant plus d’éclat, exactement comme les stars du rock qu’il admirait les utilisait dans leur maquillage et leurs costumes, pour rajouter du spectaculaire au sonore. D’où sa tendance, à affirmer une peinture « décorative », à travers l’usage des paillettes : « Après mon abandon de la peinture, quand j’ai repris mon travail, j’ai décidé de donner une grande importance à l’ornemental. […] J’aime le maquillage. La paillette, c’est le make-up de la peinture. »4

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1 Gilbert Lascault, « Les paradoxes de l’Aliment blanc », dans Robert Malaval, catalogue de l’exposition, Angers, Musée des beaux-arts, 13 juin – 25 octobre 2009, p. 18.2 Malaval. L’album de l’aliment blanc, Paris, Daniel Gervis, 1971. 3 Cité par Michel Braudeau, « Attention à la peinture » (1982), in M. Braudeau, Étoile de Malaval, Nice, William Blake & co., 1995, p. 30. 4 Robert Malaval à Michel Giroud in « Kamikaze Rock : Malaval pour un art jubilatoire », Canal, n° 29-31, juillet-septembre 1979, cité par Vincent Pécoil, « Blanche generation », in Robert Malaval, kamikaze, Lyon, Biennale d’art contemporain, 14 septembre – 31 décembre 2005 et Paris, Palais de Tokyo, 8 octobre 2005 – 8 janvier 2006, catalogue de l’exposition, Paris, Palais de Tokyo / Paris-Musées, 2005, p. 53.

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Mais plus généralement, c’est l’esprit Malaval qui est carnavalesque : le goût pour la fête, l’artiste l’exprimait à travers sa propre vie de night-clubber, mais aussi et surtout à travers ses projets d’aménagement de l’espace public et ses expositions. Pour Malaval il s’agissait de vivifier l’art en même temps que d’esthétiser la vie à travers le thème du divertissement (« La peinture est un divertissement, un défoulement comme la musique ou l’écriture. », disait-il5).

En 1963 il a le projet d’un spectacle chorégraphique où une danseuse, faisant le grand écart, aurait de l’Aliment Blanc produit par de la mousse qui lui sortirait du vagin grâce à un trou situé dans le parquet juste au bon endroit. En 1964-65, Malaval fait des dessins pour un projet de chars de carnaval, basés sur l’Aliment Blanc (fig. 4). L’Aliment Blanc est devenu un milieu, projeté par des bouches mécaniques spéciales dans la rue (des « générateurs de mousse »), dans lequel les gens baignent et s’amusent.

Il fait aussi des projets d’aménagement urbain. Pour le projet du parc de Saint-Cloud, il prévoit entre autres un restaurant décapotable en forme de main géante, une grenouille de pierre qui crache de l’aliment blanc, des sujets mous qui imitent les arbres ou flottent dans les bassins, des couleurs qui coulent dans l’eau etc. Il « rêve de faire vivre les hommes dans un paradis qui serait une sorte de Luna-Park géant », écrit Otto Hahn en 19666. Avec un groupe d’architectes, il imagine en 71 un projet d’aménagement du XIIIe arrondissement de Paris entre le boulevard Masséna et l’avenue d’Ivry : des fontaines aquatiques et une fontaine de lumière, un escalier à échos, des escaliers anti-vent en plexi rose fumé pour s’asseoir, des ambiances sonores pour contrer le bruit de la circulation : chants d’oiseau, ambiance montagne, mer ; il pense colorer les murs de béton en rouge ou en rose, construire des parois de marbre rose et en briques rouges. Le but est de changer la vie du quartier :

« ça change tout le temps et ça paraît plus vaste que ça l’est réellement. On va écouter les oiseaux et le son d’une source… On regarde courir l’eau sous le verre… On peut s’asseoir n’importe où… Les jeunes gens se réunissent près de la borne-radio… En passant par une allée le bruit des pas est enregistré, puis diffusé plus loin avec un certain retard… On redécouvre la beauté du bruit réel… Une bribe de conversation à demi compréhensible… La nuit, le chant des crapauds. »7

Le projet pour La Défense est présenté lors d’une exposition collective en 1974 (qui comprenait aussi des projets de Larry Bell, Jean Degottex, François Morellet, Ed Ruscha…). Face à un paysage urbain en construction, à « l’atmosphère dans l’ensemble déprimante avec des moments de beauté », il propose un étalage de couleurs et de sons variés :

« jamais assez d’occasions pour rompre la monotonie du paysage, jamais trop de couleur locale, jamais assez de motifs peints, jamais trop de luxe pour l’œil, faux marbres, fausse nacre, diamantine, cristal, multicolor, paillettes d’or et d’argent… jamais assez de surprises et de dépaysement dans l’univers urbain. Jamais assez de surprises et de dépaysement dans l’univers urbain qui se construit aujourd’hui. Tout doit être fait pour favoriser la vie. Il n’y a jamais assez d’émotion au cours d’une vie d’habitant de l’ère du béton-bitume. »8

Il propose aussi des « paysages sonores » avec bandes enregistrées et diffusées en boucle transmettant des sons de campagne, de grillons et d’oiseaux ; des guirlandes lumineuses qui animent les allées piétonnières, des réverbères colorés, des aménagements pour enfants, des cheminées à motifs jaunes et roses, des voiles anti-vent entre les tours, « tendues comme celles des navires » et ainsi de suite. Alors que d’autres artistes proposent des projets monumentaux tours obliques de Degottex, tours étoiles de Goeritz, pyramide de Kowalski), Malaval projette un aménagement à taille humaine, destinée aux usagers des lieux, non à l’immortalité de l’artiste.

Ce sens de la création d’ambiance visuelle et sonore, destiné à divertir, relaxer, amuser le spectateur-usager, se retrouve aussi dans ses expositions comme Transat-Marine-Campagne-Rock’n’Roll en 1971 où étaient présents des jeux électriques (billard, apollo, manège moto pour enfants), des distributeurs automatiques de boissons, des téléphones, une télévision, une radio, un juke box ; des lumières d’ambiance modulées et

5 Robert Malaval à Michel Giroud in « Kamikaze Rock : Malaval pour un art jubilatoire », Canal, n° 29-31, juillet-septembre 1979, cité dans Jean-Louis Pradel, « Vingt ans Malaval », in Robert Malaval, catalogue de l’exposition, Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, mars-mai 1981, s. p.6 Robert Malaval. 15 dessins pour la remise à jour du parc de Saint-Cloud, Galerie Yvon Lambert, 1966, s. p. 7 Cité par Gilbert Lascault, Malaval, Paris, Art press /Flammarion, 1984, p. 75.8 « Robert Malaval », dans Projets pour la Défense, catalogue de l’exposition, Nanterre, EPAD de la Région de la Défense, 8 octobre – 3 novembre 1974.

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scintillantes, un voile suspendu animé par des ventilateurs et une salle couverte de miroirs qui « réfléchissent l’image des regardeurs qui deviennent ainsi éléments visuels de l’animation » constituent dans cette exposition tout ce que l’artiste appelle des « aménagements décoratifs » ou non fonctionnels… Malaval explique : « La stimulation intelligente de l’ambiance d’un lieu ne doit pas imposer un quelconque comportement, mais donner à ceux qui passent ou vivent dans celui-ci, une sensation d’espace et de liberté propre à faciliter les gestes de chacun. »9

Malaval se détourne de l’Aliment Blanc pour suivre une recherche sur le divertissement, la distraction, le spectacle : « Il y a deux façons d’intervenir sur le paysage sonore urbain : créer de la distraction, ou créer de la signalisation, caractériser un lieu par un son que l’on y injecte. Ca se rapproche de la sculpture que l’on met dans un endroit pour agrémenter et pour marquer cet espace ; il y a un autre aspect de ce travail, qui est la rectification du bruit qui existe. […] Par exemple, si dans un endroit le bruit des voitures est une nuisance, stressant, on peut masquer ce bruit non en l’annulant mais en lui superposant des bruits de vagues, par exemple, qui s’en rapprochent le plus. Le résultat est complètement psychologique : le niveau de bruit augmente, mais le bruit qu’on rajoute “colore” le bruit de fond, et ce qui jusqu’alors était ressenti comme une agression devient fond sonore de la mer, gratifiant. »10 D’une certaine manière aussi, il anticipe le développement de « l’esthétique relationnelle » des années 90, l’art d’ambiance de Tiravanija ou de Janssens par exemple, dont la perspective sociologique est anticipée dans les années 70 par certaines manifestations artistiques auxquelles participent Malaval, comme l’exposition L’artiste et son environnement en 1977. Les concepteurs de cette exposition collective, qui comptait des projets de Fred Forest, Antoni Miralda, Jean-Pierre Raynaud, Jesus-Rafael Soto et d’autres, écrivent dans leur catalogue : « Aujourd’hui encore, l’artiste entend échapper au cercle fermé de la galerie et du musée agin de retrouver une communication directe avec un plus large public, et passer du stade du discours restreint, élitiste, à celui de l’émotion collective. Bref, il tend à rechercher une possibilité d’intervention plastique sur le milieu urbain, sur le cadre de vie. »11 Il n’est pas étonnant que Nicolas Bourriaud et Jérôme Sens, curateurs de la Biennale de Lyon en 1995 où était célébrée la génération des artistes de « l’esthétique relationnelle » aient trouvé là une occasion de « redécouvrir » Malaval et de lui consacrer une grande rétrospective.

Mais ce faisant Malaval rejoint la peinture par une autre voie : celle de Matisse et de Léger, dont il admire le sens du décoratif : « Être peintre, c’est quoi ? C’est donner aux autres quelque chose à voir, il faut que d’une manière ou d’une autre, ça fasse plaisir. Ca ne veut pas dire qu’il n’y ait que les choses gaies qui font plaisir. La peinture n’a pas uniquement pour but de “s’exprimer” mais de faire un objet concret pour les autres. C’est pourquoi le côté décoratif ne me dérange pas le moins du monde : Léger, Matisse ont été décoratifs. Si un tableau n’est pas du tout décoratif, on ne le regarde pas. »12 Créer un art d’ambiance, un art qui améliore le paysage visuel et l’état d’esprit de celui qui le regarde, qui le vivifie : ambition peut-être naïve mais qui animait cette famille de peintres dont faisait partie Malaval.

Cependant celui-ci pousse plus loin encore le sens de l’ornemental que ses prédécesseurs : son intérêt pour la science-fiction le mène à produire des tableaux « cosmiques » où les paillettes se présentent comme des étoiles, des nébuleuses, formant des vortex et des trous noirs. Ce n’est plus alors seulement dans le sens matissien que Malaval utilise l’ornemental pour vivifier le champ de vision et l’espace de vie : c’est dans le sens grec de kosmos, qui signifie à la fois ordre et ornement, et qui s’applique, en premier chez Platon, à l’univers. Cette puissance d’expansion dans l’œuvre de Malaval, qui s’exprime à travers une « cosmétologie » (Deleuze), ce sens du « délire » qui peut faire penser aux excès carnavalesques, part chez Malaval d’un besoin, d’une inquiétude. Refus du repli sur soi et expansion qui iront jusqu’à l’explosion finale, la mort du kamikaze suicidé en août 198013.

***

9 Malaval Transat Marine Campagne Rock’n’Roll, catalogue de l’exposition, Paris, Centre National d’Art Contemporain, 5 octobre – 1er novembre 1971.10 « Entretien avec Bernard Delage », dans Robert Malaval. Attention à la peinture, exposition pirate, Créteil, Maison des arts André Malraux / Maison de la culture de Créteil et du Val de Marne, 13 mai 29 juin 1980.11 L’artiste et l’environnement, exposition réalisée par l’Agence Art +, Paris, Unesco, 5-7 décembre 1977, n. p. 12 « Entretien avec Sylvain Lecombre », dans Robert Malaval. Attention à la peinture, exposition pirate, Créteil, Maison des arts André Malraux / Maison de la culture de Créteil et du Val de Marne, 13 mai 29 juin 1980. 13 Il semblerait que la thèse du suicide, reproduite partout, ne soit pas du goût de la famille de Malaval, d’après le té-moignage de Vincent Epplay.

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Mais la science-fiction n’explique pas tout. On peut lire l’évolution de la carrière et de l’art de Malaval, de l’Aliment blanc aux peintures kamikazes, des objets auxquels poussent des organes aux peintures cosmiques, comme le passage d’un rapport à l’art encore assez romantique, centré sur les névroses personnelles de l’artiste et ayant pour fonctionner de les « sublimer », à un rapport à l’art « schizo », au sens de Deleuze et Guattari : ceux-ci, dont L’Anti-Œdipe (1972) et Mille plateaux (1980) encadrent la seconde partie de la carrière de Malaval, bâtissent une théorie du délire schizo comme une façon de sortir de soi, de la cellule familiale foyer des névroses (complexe d’Œdipe etc.) et de multiplier les rapports avec le monde, avec l’univers14. Alors que le névrosé est prisonnier de ce qui lui vient du dedans (entrer et sortir, tout le problème de l’expression des symptômes), le schizo est en rapport d’extériorité pure avec le dehors qui le fait délirer. Alors que l’art, dans l’agencement névrotique, est une consolation, une sublimation, il devient, dans l’agencement schizotique, un désir sans fin, un appétit illimité. Or à lire les textes autobiographiques de Malaval, tout porte à croire qu’il est bien passé par une phase névrotique à ses débuts qui correspond à sa production de l’aliment blanc ; puis que son abandon et retour à la peinture a marqué la fin de cette première phase et la naissance d’une seconde, motivée par un « délire » dans lequel la drogue, la fête, la musique et la peinture se mélangent et bâtissent une « ligne en zig-zag »15, une ligne de fuite deleuzienne, sa carrière, dont la seule logique est d’échapper à l’étiquetage (« école de Nice », « artiste pop ») qui enferme l’artiste dans une identité. Or le délire schizo, c’est précisément multiplier les identités, vivre plusieurs vies – ce que tous les commentateurs ont remarqué chez Malaval. Il suffit d’ailleurs de feuilleter ses catalogues d’exposition, depuis sa mort, pour être frappé par la récurrence d’un album photo, en début de chaque ouvrage, qui montre toutes les métamorphoses vestimentaires et physiques par lesquelles Malaval est passé. Mais ce passage, on le retrouve aussi dans ses productions. Malaval décrit lui-même l’aliment blanc en termes de névrose : « Essayer de fabriquer quelque chose qu’on puisse voir et toucher, qui traduise mes obsessions de l’époque. Et mon obsession était le grouillement, l’envahissement. C’était très névrotique. J’étais complètement névrosé, j’étais aussi très névrosé quand j’étais enfant. Ce qui m’a rendu moins névrosé, c’est justement d’avoir fait l’Aliment blanc, c’était pour moi une cure. »16 Mais à la fin des années 60 (avec la découverte de la culture psychadélique), pendant la période rose-blanc-mauve, prennent fin en même temps l’Aliment Blanc et la névrose : « […] ces tableaux roses et mauves qui datent des années 67, […] ce sont des corps, mais c’est beaucoup plus dégagé, moins obsessionnel que les Aliments blancs. […] Cette idée de tableaux roses et mauves, c’est que tout d’un coup j’ai eu envie de faire quelque chose de grand, d’ornemental, j’en ai eu assez de faire un travail qui me repliait sur soi-même. »17 Tout est là : d’un côté le caractère narcissique de l’artiste névrosé, dont les créations sont des prolongements de ses obsessions ; de l’autre, le caractère ouvert de l’artiste délirant, dont l’ornementalité des œuvres manifeste précisément cette ouverture. La répétition de motifs comme les points, les croix, les losanges, l’usage de couleurs vives et de matériaux brillants comme les paillettes, ne doivent surtout pas être interprétés comme la manifestation de la « pulsion de répétition » dont parle Freud à propos du transfert, mais plutôt comme une façon de multiplier les centres visuels des tableaux, d’éclater leur composition, de produire des effets d’échelle (pluies de particules, bannières, constellations…) disproportionnés par rapport au corps de l’artiste et du spectateur. L’esprit carnaval est le point de départ biographique et culturel de la démarche artistique de Malaval, dominée par une puissante ornementalité. Le goût pour la fête et le divertissement se transforme en force de création ; d’abord d’auto-création, puisque Malaval construit son personnage fluctuant par les rencontres qu’il effectue, les styles qu’il traverse. Création ensuite de son œuvre plastique, où domine l’énergie digne d’une star du rock, une dépense d’énergie qui peut aller jusqu’à projeter des aménagements urbains ambitieux ou jusqu’au cosmos dans ses peintures à paillettes. La peinture ornementale de Malaval n’est pas la décadence du minimalisme (comme son abandon après les dessins à points de 69) ou l’épuisement du modernisme, mais au contraire le renouvellement d’un art et le moyen de l’ouvrir à la société et à autrui. Dans cette démarche, Malaval n’est pas seul mais il est précurseur : John Armleder, Philip Taaffe, Ashley Bickerton, Peter Halley ou par certains aspects Bertrand Lavier chercheront également, dans les années 80, à renouveler la peinture par l’ornement.

14 Le rapprochement avec Mille plateaux est aussi effectué par Michel Giroud, « Les mille voix (voies) de Robert Malaval », in Robert Malaval, catalogue de l’exposition, Angers, Musée des beaux-arts, 13 juin – 25 octobre 2009, p. 32.15 Propos recueillis par Michel Braudeau, 6 juin 1980, dans Robert Malaval, catalogue de l’exposition Paillettes, commissaires Claude Fournet et Marc Sanchez, Nice, Galerie d’art contemporain des Musées de Nice, 8 mai – 20 juin 1982, p. 43.16 Entretien avec Michel Giroud, in « Kamikaze-Rock, pour un art jubilatoire », Canal, n° 29-31, juillet-septembre 1979, p. 12-13. 17 Propos recueillis par Michel Braudeau, 6 juin 1980, dans Robert Malaval, catalogue de l’exposition Paillettes, commissaires Claude Fournet et Marc Sanchez, Nice, Galerie d’art contemporain des Musées de Nice, 8 mai – 20 juin 1982, p. 22, 26.

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IllustratIons

Fig. 1 Robert Malaval, Germination d’un fauteuil Louix XV, 1963, fauteuil, résine et bois, 90 x 63 x 68 cm. CNAP, Ministère de la Culture et de la Communication.

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Fig. 2 Robert Malaval, Diane 1 et Diane 2, 1968, acrylique sur toile, 130 x 195 cm chaque. Collection ville de Vence, don d’Yvon Lambert.

Fig. 3Robert Malaval, Nuage rouge, 1974, acrylique et paillettes sur toile, 130 x 97 cm. Galerie Sapone.

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Fig. 4 Robert Malaval, Projet Carnaval, char n° 2 « Super Girl » et Projet Carnaval, groupe de petits chars : n° 3, 1964, encre sur papier, 70 x 114 chaque. Galerie Yvon Lambert, Paris.