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George Sand

LE BEAU LAURENCE

1870

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I

Laurence avait parlé pendant deux heures,et la sympathie qu’il m’inspirait me faisaitprendre un vif intérêt à ses aventures ; pour-tant, je m’avisai qu’il devait être fatigué, etje l’emmenai dîner à mon auberge, où, aprèsavoir repris des forces, il reprit aussi son récit.

Nous en sommes restés, dit-il, à mon départpour l’Italie avec la troupe de Bellamare.

Avant de quitter Toulon, j’assistai à une re-présentation de clôture qui me parut fortétrange. Lorsque le public était content d’unetroupe qui avait séjourné quelque temps, il luitémoignait sa gratitude et lui faisait ses adieuxen jetant des présents sur la scène. Il y avait detout, depuis des bouquets jusqu’à des boudins.Chaque métier donnait un spécimen de son in-

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dustrie, des étoffes, des bas, des bonnets de co-ton, des ustensiles de ménage, des aliments,des souliers, chapeaux, fruits, objets de coutel-lerie, que sais-je ? Le théâtre en était couvert,et quelques-uns furent attrapés au vol par lesmusiciens, qui ne les rendirent pas. Je n’ai pasbesoin de vous dire que cet usage patriarcal estpresque oublié aujourd’hui.

Tout alla bien au commencement de notrevoyage.

Bellamare, sacrifiant son impatienced’avancer, consentit à traverser l’Italie, oùnous fîmes, cette fois, quelques stations assezfructueuses. Nous y jouâmes l’Aventurière, Il nefaut jurer de rien, les Folies amoureuses, le Verred’eau, la Vie de bohème, Adrienne Lecouvreur, unDuel sous Richelieu, la Corde sensible, Jobin etNanette, je ne sais quoi encore. À cette époque,M. Scribe, qui commençait à n’être plus demode en France, faisait fureur à l’étranger, et,dans quelques petites localités, nous dûmes

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mettre en vedette sur l’affiche les noms deScribe et de Mélesville pour faire passer lesœuvres de Molière ou de Beaumarchais. Demême, pour faire goûter les chansonnettes bur-lesques que Marco chantait dans les entr’actes,il fallut compromettre les noms de Béranger etde Désaugiers.

C’est à Florence que m’arriva une aventuredont le souvenir ne marqua pas plus en moique le passage d’un rêve. La chose va vous pa-raître surprenante ; mais, quand vous saurezles événements qui se succédèrent rapidementau lendemain de cette rencontre, vous com-prendrez qu’elle n’ait pas laissé de traces pro-fondes dans mon esprit.

Au moment où nous quittions cette ville, jereçus le billet suivant :

« Je vous ai applaudis tous deux, soyezheureux avec ELLE.

» L’INCONNUE. »

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Je suppliai Bellamare de me dire si, durantnotre séjour à Florence, il avait vu la comtesse.Il me jura que non, et, comme il ne donnait ja-mais en vain sa parole, cela était certain. Flo-rence n’était pas alors une ville assez peupléepour qu’on ne pût aller aux informations avecchance de succès.

— Veux-tu rester ? me dit Bellamare.

J’avais déjà, comme on dit, le pied à l’étrier,et, bien que je me sentisse très ému, je ne vou-lus pas tenter l’aventure.

— Vous voyez bien, répondis-je, qu’elle esttoujours persuadée que j’ai voulu la tromper ;je ne peux pas accepter cette situation ; je nel’accepterai pas.

Et je passai outre, non sans effort, jel’avoue, mais en croyant m’honorer moi-mêmepar ma fierté.

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Il avait été débattu si nous irions à Venise età Trieste comme l’année précédente ; mais ladestinée nous emportait à ses fins. Une lettrede M. Zamorini mettait à notre disposition unegrosse vilaine barque, décorée du nom de tar-tane, qui devait nous transporter à moitié fraisd’Ancône à Corfou. Là, nous pourrions donnerquelques représentations qui, aux mêmesconditions de partage des déboursés entre l’en-trepreneur et nous, nous permettraient de nousrendre à Constantinople.

Cette embarcation avait très mauvaisemine, et le patron, espèce de juif qui se donnaitpour Grec, nous parut plus bavard et plus ob-séquieux qu’honnête et intelligent ; mais nousn’avions pas le choix, il avait fait marché avecZamorini par l’intermédiaire d’un autre patronde Corfou qui devait nous transporter plus loin.

Nous donnâmes une représentation à An-cône, et, comme nous sortions du théâtre, lepatron de l’Alcyon –c’était le nom poétique de

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notre affreuse barque – vint nous dire qu’il fal-lait mettre à la voile au point du jour. Nousavions compté ne partir que le surlendemain,rien n’était prêt ; mais il nous objecta que lasaison était capricieuse, qu’il fallait profiter dubon vent qui soufflait et ne pas attendre desvents contraires qui pourraient retarder indé-finiment le départ. Nous étions aux derniersjours de février.

On avertit les femmes de fermer leursmalles et de dormir vite quelques heures ; leshommes de la troupe se chargèrent de portertout le bagage sur l’Alcyon. Nous y passâmesla nuit, car ce bagage était assez considérable.Outre nos costumes et nos effets, nous avionsquelques pièces de décor indispensables dansles localités où l’on ne trouve au théâtre queles quatre murs, une certaine quantité d’acces-soires assez volumineux, des instruments demusique et des provisions de bouche ; car nouspouvions rester plusieurs jours en mer, et onnous avait informés que nous ne trouverions

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rien dans certains ports de relâche sur les côtesde la Dalmatie et de l’Albanie.

Le patron de l’Alcyon avait un chargementde marchandises qui remplissait toute la cale,ce qui nous força d’amonceler le nôtre sur lepont, circonstance gênante, mais heureuse,comme la suite vous le prouvera.

Au lever du jour, harassés de fatigue, nouslevâmes l’ancre, et, poussés par un fort vent dunord, nous filâmes très rapidement sur Brindi-si. Nous allions presque aussi vite qu’un bateauà vapeur. Partis d’Ancône un jeudi, nous pou-vions espérer être à Corfou le lundi ou le mardisuivant.

Mais le vent changea vers le soir de notredépart et nous emporta au large avec une ra-pidité effrayante. Nous témoignâmes quelqueinquiétude au patron. Son embarcation ne pa-raissait pas capable de supporter une lame siforte et de faire ainsi la traversée de l’Adria-tique dans sa plus grande largeur. Il nous ré-

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pondit que l’Alcyon était capable de faire le tourdu monde, et que, si nous ne relâchions pasà Brindes, nous toucherions à la rive opposée,soit à Raguse, soit à Antivari. Il jurait que levent était un peu nord-ouest et tendait à aug-menter dans cette direction. Il se trompait ou ilmentait. Le vent nous porta vers l’est pendantenviron quarante heures, et, comme, malgréun tangage très fatigant, nous allions très vite,nous primes confiance, et, au lieu de nous re-poser, nous ne fîmes que rire et chanter jusqu’àla nuit suivante. À ce moment, le vent nous de-vint contraire, et notre pilote assura que c’étaitbon signe, parce que, sur les côtes de la Dal-matie, presque toutes les nuits, le vent soufflede terre sur la mer. Nous approchions donc durivage ; mais quel rivage ? Nous l’ignorions, etl’équipage ne s’en doutait pas plus que nous.

Durant la soirée, nous ne fîmes que rangerà bonne distance les côtes brisées d’une mul-titude d’îlots dont les spectres sombres se des-sinaient au loin sur un ciel blafard. La lune se

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coucha de bonne heure, et le patron, qui avaitprétendu reconnaître certains phares, ne re-connut plus rien. Le ciel devint sombre, le rou-lis remplaça le tangage, et il nous sembla quenos matelots cherchaient à regagner le large.Nous nous impatientions contre eux, nous vou-lions aborder n’importe où ; nous avions assezde la mer et de notre étroite embarcation. Léonnous calma en nous disant qu’il valait mieuxlouvoyer toute une nuit que d’approcher desmille écueils semés le long de l’Adriatique. Onse résigna. Je m’assis avec Léon sur les ballots,et nous nous entretînmes de la nécessité d’ar-ranger beaucoup de pièces de théâtre pour lacampagne que nous allions faire. Nous avionsmoins de chances qu’en Italie de rencontrerdes artistes de renfort, et notre personnel mesemblait bien restreint pour les projets de Bel-lamare.

— Bellamare a compté sur moi, me répon-dit Léon, pour un travail de mutilation et de re-maniement perpétuel, et j’ai accepté cette hor-

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rible tâche. Elle n’est pas difficile. Rien n’est siaisé que de gâter un ouvrage ; mais elle est na-vrante, et je me sens si attristé, que je donne-rais pour un fétu le reste de ma vie.

J’essayai de le consoler ; mais notre cause-rie était à chaque instant brisée. La mer de-venait détestable, et les mouvements de nosmatelots nous forçaient de nous déranger sanscesse. Vers minuit, le vent se mit à pirouetter,et il nous fut avoué qu’il était impossible degouverner avec certitude.

Le patron commençait à perdre la tête ; illa perdit complètement quand une secousse,d’abord légère, suivie d’une secousse plusforte, nous avertit que nous touchions les ré-cifs. Je ne sais s’il eût été possible de jeterl’ancre pour attendre le jour ou de faire touteautre manœuvre pour nous sauver ; quoi qu’ilen soit, l’équipage laissa l’Alcyon s’engagerdans les écueils. Le pauvre esquif n’y prit pasde longs ébats ; un choc violent accompagné

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d’un craquement sinistre nous fit rapidementcomprendre que nous étions perdus. La calecommença de se remplir, la proue était éven-trée. Nous fîmes encore quelques brasses, etnous nous trouvâmes subitement arrêtés, prisentre deux roches, sur l’une desquelles jem’élançai, portant Impéria dans mes bras. Mescamarades suivirent mon exemple et sau-vèrent les autres femmes. Bien nous en pritde songer à elles et à nous-mêmes, car le pa-tron et ses aides ne songeaient qu’à leurs mar-chandises, et tâchaient vainement d’en opérerle sauvetage sans s’occuper de nous. La tar-tane, arrêtée par les récifs, bondissait commeun animal furieux ; ses flancs résistaient en-core ; nous eûmes le temps de sauver tout cequi était sur le pont, et, au bout d’une demi-heure consacrée à ce travail fiévreux, heureu-sement couronné de succès, l’Alcyon, soulevépar des vagues de plus en plus fortes, se déga-gea de l’impasse par un bond de recul, commes’il eût voulu prendre son élan pour le franchir ;

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puis, lancé de nouveau en avant, il l’abordaune seconde fois, mais noyé jusqu’à la moitié,la quille rompue, les mats rasés. Une lame for-midable souleva ce qui restait du misérable bâ-timent, et jeta sur le rocher où nous avionstrouvé un refuge une partie du tablier etquelques débris de la coque ; le reste était en-glouti. On n’avait pu rien sauver de ce qui étaitdans la cale.

L’îlot où nous nous trouvions et dont je n’aijamais su le nom, – il n’en avait peut-être pas, –pouvait mesurer cinq cents mètres de longueursur cent de largeur. C’était un rocher calcaireblanc comme du marbre et à pic de tous côtés,sauf une échancrure par où la mer entrait etformait une rade microscopique semée deblocs détachés, représentant en petit l’aspectde l’archipel dont notre écueil faisait partie.

C’est grâce à cette petite rade où le capricedu flot nous avait jetés que nous avions puprendre pied ; mais nous n’eûmes pas d’abord

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le loisir d’étudier le dedans ni le dehors denotre refuge. Au premier moment, nous nouscrûmes à terre, et c’est avec surprise que nousnous vîmes prisonniers sur ce roc isolé. Quantà moi, je ne compris nullement le danger denotre situation, je ne doutai pas un instant dela facilité d’en sortir, et, tandis que Bellamareen faisait le tour pour tâcher de se rendrecompte, je cherchai et trouvai un refuge pourles femmes, une sorte de grande cuvette creu-sée naturellement dans le roc, où elles purents’abriter du vent. Vous pensez bien qu’ellesétaient terrifiées et consternées. Seule, Impériaconservait sa présence d’esprit, et s’efforçait derelever leur courage. Régine devenait dévoteet disait des prières, Anna avait des attaquesde nerfs, et rendait notre situation plus lugubrepar des cris perçants. C’est en vain que Bel-lamare, intrépide et calme, lui disait que nousétions sauvés. Elle n’entendait rien, et ne secalma que devant les menaces de Moranbois,qui parlait de la jeter à la mer. La peur agit sur

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elle comme sur les enfants : elle demanda par-don, pleura et se tint tranquille.

Quand nous fûmes sûrs que personnen’était blessé et ne manquait à l’appel, carl’obscurité nous enveloppait toujours, nousvoulûmes nous concerter avec le patron sur lesmoyens de sortir de ce maussade refuge.

— Le moyen ? nous dit-il d’un ton déses-péré ; il n’y en a pas ! Voici la cruelle bora, leplus pernicieux des vents, qui souffle à présent,Dieu sait pour combien de jours, entre la terreet nous. Et puis, mes chers seigneurs, il y aencore autre chose ! La vila nous a fascinés,et tout ce que nous pourrions tenter tourneraitcontre nous.

— La vila ? dit Bellamare, est-ce un autrevent contraire ? C’était bien assez d’un, ce mesemble !

— Non, non, signor mio, ce n’est pas unvent, c’est bien pire ; c’est la méchante fée quiattire les navires sur les écueils et qui rit de

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les voir brisés. L’entendez-vous ? Moi, je l’en-tends ! Ce ne sont pas les galets que la mersoulève. Il n’y a pas de galets sur ces côtes es-carpées. C’est le rire de l’infâme vila, vous dis-je ; son rire de mort, son méchant rire !

— Où sommes-nous, voyons, imbécile ? ditBellamare en secouant le superstitieux patron.

Le malheureux n’en savait rien et répétaitsans cesse : Scoglio maledetto ! pietra del Dia-volo ! si bien que nous étions libres de donnerl’une ou l’autre de ces épithètes désespéréesen guise de nom à notre écueil. Cela ne nousavançait à rien. L’important était de recon-naître la côte en vue de laquelle nous devionsnous trouver et que ne signalait aucun phare.Le patron interrogea ses hommes. L’un répon-dit Zara, l’autre Spalatro. Le patron haussa lesépaules en disant Raguse.

— Eh bien, nous voilà fixés, dit en riant tris-tement Bellamare.

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— C’est pas tout ça, dit à son tour Moran-bois. Quand nous serons à la côte, nous ver-rons bien. Ce n’est pas le diable de faire un ra-deau avec les débris de la tartane !

Le patron secoua la tête, ses deux hommesen firent autant, s’assirent sur les débris et setinrent cois.

— Réveillons-les, battons-les, dit Moran-bois en jurant. Il faudra bien qu’ils parlent ouqu’ils obéissent.

À nos menaces, ils répondirent enfin qu’ilne fallait pas bouger, ne pas se montrer, nefaire aucun bruit, parce que le vent commen-çait à tomber, et que, si nous étions du côtéd’Almissa, dont l’archipel était infesté de pi-rates, nous les attirerions et serions infaillible-ment pillés et massacrés. Il fallait attendre lejour, ces brigands n’étaient hardis que la nuit.

— Comment ! s’écria Léon indigné, noussommes ici dix hommes plus ou moins armés,et vous croyez que nous craignons les écu-

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meurs de mer ? Allons donc ! cherchez vos ou-tils, vite, et mettons-nous à l’œuvre. Si vousrefusez de nous aider, voici un des nôtres quinous dirigera, et on se passera de vous.

Il désignait Moranbois, qui avait assez long-temps vécu sur le port de Toulon pour avoirdes notions suffisantes, et qui se mit à l’œuvresans attendre l’assentiment du patron. Léon,Lambesq, Marco et moi, nous prîmes sesordres et travaillâmes avec activité, tandis queBellamare s’occupait de rassembler et de char-ger les armes. Il pensait que les craintes du pa-tron n’étaient pas tout à fait illusoires, et quenotre naufrage pourrait bien attirer les banditsde la côte, si nous nous trouvions loin d’unport.

Le patron nous regarda faire. La perte deses marchandises l’avait complètement démo-ralisé. Craignant la mer beaucoup moins queles hommes, il se lamentait de nous voir allu-

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mer la torche et frapper à grand bruit sur lesdébris de l’Alcyon.

— Il ne faut pas nous mettre le doigt dansl’œil, me dit Moranbois ; avec ce méchant boutde tablier et ces épaves détestables nous ne fe-rons pas un radeau pour quinze personnes ; sinous pouvons en loger quatre, ce sera le boutdu monde. Allons toujours, le radeau ne lo-geât-il que moi, je vous réponds de m’en servirpour aller chercher du secours.

Dans un moment de répit, je courus voirce que devenaient les femmes. Serrées commedes oiseaux dans le nid, elles grelottaient defroid, tandis que nous étions en sueur. Je lesengageai à marcher, aucune ne s’en sentit lecourage, et, pour la première fois, je vis Impé-ria abattue.

— Est-ce possible, vous ? lui dis-je.

Elle me répondit :

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— Je pense à mon père ; si nous ne réussis-sons pas à sortir d’ici, qui le nourrira ?

— Moi, repris-je en déclamant une répliquetirée d’un drame moderne ; il aura l’amitié deBeppo, s’il en réchappe !

J’étais gai comme un pinson ; mais le restede la nuit dut paraître mortellement long àces pauvres naufragées. Pour nous, il passacomme un instant, et le soleil nous surprit tra-vaillant depuis quatre heures sans nous douterdu temps écoulé. Aucun pirate ne s’était mon-tré, le radeau était à flot ; Moranbois en prit lecommandement et s’y installa avec le patronet un des matelots. Il n’y avait place que pourtrois, et Moranbois ne se fiait qu’à lui-mêmepour nous amener de prompts secours. Nousle vîmes avec émotion sauter sur cette misé-rable épave sans vouloir dire adieu à personneet sans montrer la moindre inquiétude. La merétait furieuse autour de l’écueil ; mais nousapercevions à quelques milles une longue

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bande de rochers qui nous semblait être la côtede Dalmatie, et nous espérions que la traverséede notre ami serait rapide. Nous fûmes doncsurpris de voir que le radeau, au lieu de se diri-ger de ce côté, gagnait le large, et bientôt il dis-parut derrière les lames amoncelées qui nousfaisaient un très court horizon. C’est que le pré-tendu rivage n’était qu’une série d’écueils piresque celui où nous nous trouvions ; nous pûmesnous en convaincre quand la brume du matinse dissipa. Nous étions dans une véritable im-passe, entourés d’îlots plus hauts que le nôtreet qui nous dérobaient entièrement l’horizondu côté de la terre, sauf quelques pointes d’unblanc rosé qui nous apparaissaient au loin ;c’était le sommet des alpes de la Dalmatie quenous avions déjà aperçues de la côte d’Italie,et dont il semblait que la traversée de l’Adria-tique nous eût à peine rapprochés. Le matelotqu’on nous avait laissé ne nous renseigna enaucune façon ; il ne parlait qu’un esclavon inin-telligible, et, comme Marco l’avait un peu raillé

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en mer, il ne voulait plus répondre à nos ques-tions.

Du côté de la pleine mer, nous n’avions qued’étroites échappées, l’Alcyon s’étant buté defaçon à cacher son désastre à tous les points del’horizon. Le splendide écroulement de mon-tagnes submergées qui nous environnait pré-sentait un décor magnifique d’horreur et na-vrant de nudité : pas un brin d’herbe sur laroche, pas un varech attaché à ses flancs, au-cun espoir fondé de pêcher quoi que ce soitdans ces eaux claires et profondes, aucunechance d’en franchir les vagues toujours irri-tées, sans un secours du dehors. Nous fîmesen vain dix fois le tour de notre prison. Denulle part on n’apercevait un rivage hospitalier,et nous consultions en vain nos guides et noscartes. En vain nous nous disions que les côtesorientales de l’Adriatique sont semées d’îleshabitées ; il n’y avait pas trace de vie autour denous.

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Nous ne fûmes pas encore trop effrayés decette situation. On devait circuler sur toutes lescôtes, et nous ne tarderions pas à voir appa-raître de petites voiles autour de nous ; danstous les cas, le radeau ne pouvait tarder à enaborder quelqu’une et à lui signaler notre dé-tresse.

Avec le retour du soleil, le vent avait com-plètement changé. Il soufflait de l’ouest avecviolence, circonstance inquiétante sous tousles rapports. Aucune barque de pêche ne pou-vait se mettre en mer, et aucune embarcationde voyage ne devait s’aventurer dans le voisi-nage des écueils. Moranbois pourrait-il abor-der quelque part sans se briser ! On avait lestéson radeau d’autant de vivres qu’il avait pu encontenir. Ce qui nous restait n’était pas rassu-rant, et nous jugeâmes prudent de retarder leplus possible le moment d’y recourir. La pe-tite marée qui se fait sentir dans l’Adriatiquegagnait l’entrée du bassin, et nous espérions,Marco et moi, qu’elle nous apporterait des co-

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quillages, dont nous étions résolus à nouscontenter pour ne pas toucher à la soute auxprovisions.

Nous guettâmes le flot pour l’empêcher deremporter les richesses qu’il devait nous livrer.Il n’apporta que des coquilles vides. Impéria,qui avait repris son sang-froid, me pria de luiramasser les plus jolies. Elle les prit, les tria,et, assise sur une pointe du roc, elle tira desa poche la petite trousse à ouvrage d’aiguillequi ne la quittait jamais, et se mit à enfileren collier ces tristes joyaux comme si elle eûtdû s’en parer le soir pour aller au bal. Pâleet déjà amaigrie par une nuit de souffranceet d’angoisse mortelle, battue du vent, qui nejouait pas avec sa chevelure, mais qui semblaitvouloir la lui arracher, elle était sérieuse etdouce comme je l’avais vue dans le foyer del’Odéon, sortant de maladie et déjà travaillantà sa guipure, en attendant qu’on l’appelât pourtravailler sur la scène.

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— Tu la regardes, me dit Bellamare, qui lacontemplait aussi ; cette fille est certainementà un échelon au-dessus de l’humanité ; elle estlà comme un ange au milieu des damnés.

— Est-ce que vous souffrez ? lui dis-je en leregardant avec surprise.

Je le trouvais si changé, que j’en fus effrayé.Il comprit et me dit en souriant :

— Tu n’es pas moins effrayant que moi ;nous sommes tous effrayants ! Nous sommessurmenés de fatigue. Il faut manger ; autre-ment, nous serons tous fous dans dix minutes.

Il avait raison. Lambesq commençait à seprendre de querelle avec Marco, et Purpurin,couché à moitié dans l’eau, récitait d’un air hé-bété des vers qui n’avaient aucun sens.

On courut aux provisions ; elles n’étaientpoint avariées, mais, fournies par le patron del’Alcyon, qui spéculait sur tout, elles étaient detrès mauvaise qualité, sauf le vin, qui était bon

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et en quantité suffisante pour plusieurs jours.Les femmes furent servies les premières. Uneseule mangea de grand appétit, ce fut Régine,qui but d’autant, et comme nous n’avions pasd’eau potable, la caisse s’étant effondrée dansle naufrage, elle fut bientôt complètement ivreet alla dormir dans un coin où la vague l’eûtemportée, si nous ne l’eussions conduite unpeu plus haut sur la falaise.

Lambesq, déjà surexcité, s’enivra aussi, etle petit Marco, qui pourtant était sobre, futvite pris d’une gaieté fébrile. Les autres s’ob-servèrent, et je mis de côté une partie de maration d’aliments sans qu’on s’en aperçût. Jecommençais à me dire que Moranbois, s’iln’était pas englouti par la mer ou brisé à lacôte, pouvait tarder à revenir, et je voulaissoutenir les forces d’Impéria aux dépens desmiennes jusqu’à la dernière heure.

Aucune voile ne nous apparut durant cettejournée qui devint brumeuse vers midi. Le vent

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tomba et le froid diminua. Nous nous occu-pâmes de construire un abri pour les femmesen brisant le rocher qui tenait le milieu entre lemarbre blanc et la craie, et nous offrait peu derésistance. On y creusa une espèce de grottedont on augmenta l’étendue avec un petit muren pierres sèches. On leur fit un lit communavec des caisses et des ballots, et on couvrit letout d’une toile de décor qui, étrange dérisionde la destinée, représentait la mer vue à tra-vers des rochers. Une autre toile, retenue auxparois des rochers véritables par des cordes,forma le cabinet de toilette et le vestiaire deces dames.

On s’occupa ensuite d’établir une vigie quipût dépasser les écueils du côté de la mer.Nous guettâmes en vain les flots qui battaientnotre prison ; ils n’apportèrent pas le moindredébris de la mâture de l’Alcyon. Les faibles rou-leaux de nos toiles de théâtre ne purent résis-ter à la plus faible brise de mer ; malgré l’artet le soin que nous mîmes à les assujettir, ils

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furent emportés au bout de peu d’instants et ilfallut renoncer à planter le signal de détresse.

La nuit nous surprit avant que nous eus-sions pu songer à nous construire un abri quel-conque. Le vent d’est revint et souffla de nou-veau très froid et très rude. Trois ou quatrefois, nous dûmes replacer et consolider la tentedes femmes, qui reposaient quand même, saufAnna, qui rêvait et jetait de temps en temps uncri perçant ; mais les autres étaient trop acca-blées pour s’en préoccuper.

Il nous restait bien quelques mauvais co-peaux pour allumer du feu ; Bellamare nousengagea à ménager cette ressource pour le mo-ment extrême et dans le cas où l’un de nousse trouverait malade sérieusement. Nous pou-vions être délivrés d’un moment à l’autre parl’approche d’une embarcation ; mais il étaitévident aussi que nous pouvions être prison-niers tant que le vent forcerait les navires à se

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tenir en pleine mer, ou tant que le brouillard dela journée nous empêcherait d’être signalés.

Le froid devint si vif vers le matin, que noussentions tous la fièvre nous envahir. Nousavions encore quelques vivres, mais personnen’avait faim, et on essayait de se réchaufferavec le contenu du tonneau de vin de Chypre,qui soulageait un instant et augmentait bientôtl’irritation.

Nous n’étions pourtant qu’au début de nossouffrances. La journée qui suivit nous apportades torrents de pluie dont on se réjouit d’abord.Nous pûmes étancher notre soif et faire une pe-tite provision d’eau douce dans le peu de vasesqu’on avait ; mais nous étions glacés, et, la soifapaisée, la faim revint plus intense. Bellamare,secondé par l’assentiment de Léon, de Marcoet de moi, décréta que nous devions résister leplus longtemps possible avant d’attaquer nosdernières ressources.

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Cette seconde journée de vaine attenteamena pour tous la première notion d’un aban-don possible sur cette roche stérile. Le senti-ment de détresse morale augmenta le mal phy-sique. Nous fûmes plus consternés que nousne l’avions été au moment du naufrage. Lam-besq devint insoutenable de plaintes inutiles etde vaines récriminations. Le matelot qui nousétait resté et qui était une véritable brute, par-lait déjà en pantomime de tirer au sort lequelde nous serait mangé.

Le soir, la pluie ayant cessé, on brûla, pourranimer Anna qui s’évanouissait à chaque ins-tant, le peu de bois que l’on avait. Impéria, àqui je fis accepter les aliments que j’avais misen réserve, les lui fit prendre ; ce qui restait enmagasin disparut pendant la nuit, dévoré parLambesq ou par le matelot, peut-être par tousles deux. Toute l’eau douce mise en réserve ypassa ou fut gaspillée.

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Cette troisième nuit fit succéder un froid sivif à la pluie qui avait percé nos vêtements,que nous ne pouvions plus parler, tant nosdents claquaient. On éventra la caisse aux cos-tumes et on revêtit au hasard tout ce qu’ellecontenait de pourpoints, de robes, de pelisseset de manteaux. Les femmes aussi étaientmouillées, la pluie avait pénétré et la toile quileur servait de velarium et la voûte de rochesspongieuses que nous leur avions creusée.Cette maudite roche ne gardait pas l’eau quenous eussions pu mettre en réserve dans destrous, et elle ne nous protégeait pas.

On voulait brûler la caisse qui avait contenunos oripeaux : Bellamare s’y opposa. Elle pou-vait servir d’abri au dernier survivant.

Enfin le troisième jour ramena le soleil etavec la fin du brouillard l’espérance d’êtreaperçus. On se réchauffa un peu, on se fit desillusions, Anna reprit un peu de forces ;l’ivresse consola encore ceux qui voulurent y

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recourir. Je ne pus empêcher le petit Marco dedépasser la dose nécessaire. Il détestait Lam-besq, dont l’arrogance et l’égoïsme l’exaspé-raient. Nous eûmes fort à faire pour les empê-cher de se battre sérieusement.

Un soudain espoir de salut fit diversion, onapercevait enfin une voile à l’horizon ! On fitles signaux qu’on put faire. Hélas ! elle étaittrop loin, et nous étions trop petits, trop mas-qués par les écueils ! Elle passa ! Une seconde,une troisième, deux autres encore vers le soir,nous jetèrent dans un enthousiasme délirant etdans un accablement désespéré. Anna s’endor-mit sans qu’il fût possible de la réveiller pourlui faire prendre quelques coquillages que nousavions réussi à saisir. Lucinde mit sa tête dansson châle et resta comme pétrifiée. Régine re-commença ses dévotions ; une pâleur livideavait remplacé sur son visage la rougeur viola-cée de l’ivresse. Nous dûmes attacher Purpurinpour l’empêcher de se jeter à la mer et calmer

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à grands coups de poing le matelot, qui se je-tait sur nous pour boire notre sang.

La soif était redevenue notre supplice ; levin de Chypre ne faisait plus que l’exaspérer,et il y eut des moments où, la bête prenant ledessus, je dus prier Bellamare et Léon, encoremaîtres d’eux-mêmes, de m’empêcher de m’en-ivrer jusqu’à la mort.

Sans ce vin qui nous brûlait le sang et dé-vorait nos entrailles affamées, eussions-nousmoins souffert ? Peut-être ; mais peut-être aus-si aurions-nous péri par le froid et l’humiditéavant de recevoir du secours.

La hutte que nous nous étions bâtie ne nouspréservait guère. La caisse aux costumes étaitassez grande pour contenir une personne ac-croupie. Lambesq s’en était emparé, et, blottidans ce refuge, il criait des injures et des me-naces à quiconque en approchait, tant il crai-gnait d’en être dépossédé. À force de tirer sur

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lui le couvercle, au risque d’étouffer, il le brisaet maugréa d’autant plus.

— C’est bien fait, lui dit Bellamare, rien neprofite aux égoïstes. Vous ferez bien de noussurvivre, car, si c’est un autre qui est destiné àce triste avantage, il ne fera certainement pasvotre éloge funèbre.

Pour ne pas entendre l’aigre réponse deLambesq, il m’emmena un peu plus loin et medit :

— Mon cher enfant, ce que nous souffronsici n’est rien, si nous devons en sortir. Je neveux pas en douter, mais je mentirais si je di-sais que j’en suis assuré, et, quand même le faitserait évident, je ne pourrais secouer le pro-fond chagrin que me cause la mort plus queprobable de Moranbois. C’est la première foisde ma vie que la tristesse est plus forte quema volonté. Tu es jeune, tu as du cœur et del’énergie, Léon est un stoïque muet, Marco estun enfant excellent, mais trop jeune pour une

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telle épreuve. C’est donc à toi de me donner ducourage, si j’en manque. Veux-tu me promettred’être l’homme et le chef de notre pauvre fa-mille échouée, si Bellamare s’éteint soit dans lamort, soit dans le délire ?

— Vous êtes ingénieux en tout, lui répon-dis-je, même dans l’enseignement. J’ai com-pris… Tout à l’heure, je faiblissais, vous trou-vez le moyen de me ranimer en feignant de fai-blir aussi. Merci, mon ami, je tâcherai, jusqu’àla dernière heure, d’être digne de vous secon-der.

Il m’embrassa, et je sentis des larmes surles joues de cet homme que j’avais toujours vurire.

— Laisse-moi pleurer comme une bête, re-prit-il avec son sourire accoutumé, qui étaitdevenu navrant. Moranbois n’aura pas d’autreadieu que ces larmes d’un ami, peut-être bien-tôt disparu aussi. Ce rude compagnon de mavie errante était le dévouement personnifié. Il

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sera mort comme il devait mourir, celui-là !Tâchons aussi de bien mourir, mon enfant, sinous devons rester sur cet écueil qui prolongenotre agonie. Il eût été facile de périr en som-brant avec la barque. Succomber à la soif et aufroid, c’est plus long et plus grave. Soyons deshommes, allons ! Abstenons-nous de ce vin quinous exalte et nous affaiblit, j’en suis sûr. J’ailu bien des relations de naufrages et le récit desuicides par inanition. Je sais que la faim cesseau bout de trois ou quatre jours ; nous sommesarrivés à ce terme ; dans deux ou trois autresjours, la soif aussi aura disparu, et ceux denous qui sont bien constitués pourront encorevivre quelques jours sans délirer et sans souf-frir. Arrangeons-nous pour soutenir par l’espoiret la patience les plus faibles, les femmes sur-tout. Anna est la plus nerveuse, c’est elle quirésistera le mieux. C’est la plus courageuse,c’est Impéria qui m’inquiète le plus, parcequ’elle s’oublie pour les autres et ne songe plusà se préserver de rien. Sache que j’ai caché sur

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moi un trésor et que je le lui réserve, une boîtede dattes, bien petite, hélas ! et une fiole d’eaudouce. N’attendons pas son premier symptômede faiblesse, car avec ces natures-là, qui netombent que pour mourir, les secours tardifssont superflus. Va la chercher de ma part, et,quand nous la tiendrons ici, nous la forceronsde boire et de manger.

J’obéis en hâte sans dire à Impéria de quoiil s’agissait. Nous l’emmenâmes à la pointe del’îlot, et, là, Bellamare lui dit :

— Ma fille, tu vas obéir, ou je te donne maparole d’honneur que je me jette à la mer. Jene veux pas te voir mourir de faim.

— Je n’ai pas faim, répondit-elle, je nesouffre de rien ; c’est moi qui me jetterai à lamer, si vous ne mangez pas tous les deux cequi vous reste.

Elle refusait avec obstination, jurant qu’elleétait forte et pouvait attendre encore long-temps. En parlant ainsi avec animation, elle

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s’évanouit tout à coup. Quelques gouttes d’eaula ranimèrent, et, quand elle fut mieux, nous laforçâmes, avec une autorité presque brutale, àmanger quelques dattes.

— N’en mangerez-vous pas aussi ? nousdit-elle d’un ton suppliant.

— Rappelez-vous votre père, lui dis-je, il nevous est pas permis de renoncer à la vie.

Le jour suivant, qui fut le quatrième, il fai-sait encore un temps magnifique, nous nous ré-chauffions au soleil. La faiblesse commençait ànous envahir tous ; on était calme, il n’y avaitplus de vin. Lambesq et le matelot dormaientenfin profondément. Purpurin avait perdu lamémoire et ne récitait plus de vers. Nous en-trâmes, Bellamare, Léon, Marco et moi, dans lapetite enceinte réservée aux femmes. Impériaavait réussi à les ranimer par son inaltérablepatience. Elle soutenait ses compagnes commeBellamare soutenait ses compagnons.

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— Restez près de nous, nous dit-elle, nousne sommes plus ni malades ni maussades,voyez ! nous nous sommes coiffées et ha-billées, nous avons rangé notre salon et nousrecevons nos amis. Il nous semble impossible àprésent que le secours n’arrive pas aujourd’hui,il fait si beau ! Régine, qui est devenue unesainte par la peur de mourir, se figure qu’ellejeûne volontairement pour se racheter de sesvieux péchés. Lucinde a retrouvé son miroirégaré dans le déménagement et s’est convain-cue que la pâleur lui allait très bien. Elle a prismême la résolution de pâlir son fard quand elleremontera sur les planches. Notre petite An-na est guérie, et nous avons projeté de fairela conversation comme si nous étions dans unentr’acte, sans nous rappeler que nous nesommes pas ici pour notre plaisir.

— Mesdames, répondit Bellamare très gra-vement, nous acceptons votre gracieuse invi-tation, mais c’est à la condition que votre pro-gramme sera sérieux. Je propose de faire don-

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ner un gage à celui qui parlera de la mer, ou duvent, ou du rocher, ou de la faim et de la soif,enfin de quoi que ce soit qui rappelle l’accidentdésagréable qui nous retient ici.

— Adopté ! s’écria tout le monde.

Et on pria Léon de réciter des vers de sa fa-çon.

— Non, répondit-il, mes vers sont toujourstristes. J’ai toujours considéré ma vie commeun naufrage, et il ne faut point parler de celaici. Ce serait du plus mauvais goût, la chose estdécrétée.

— Eh bien, reprit Bellamare, nous allonsfaire un peu de musique. La caisse aux instru-ments est chez vous, mesdames, elle vous sertde lit, si je ne me trompe ; ouvrons-la, et quechacun fasse ce qu’il pourra.

Il me donna le violon et prit la basse, Marcos’empara des cymbales, et Léon de la flûte ;nous étions tous un peu musiciens, car, dans

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les localités où l’on ne comprenait pas le fran-çais, nous chantions tant bien que mal l’opéra-comique, et, quand les musiciens manquaientà l’orchestre, l’un de nous dirigeait les ama-teurs et faisait sa partie.

L’effet de notre concert fut de nous fairefondre tous en larmes. Ce fut comme une dé-tente générale. Purpurin, attiré par la musique,vint embrasser les genoux de son maître en luidisant qu’il irait avec lui au bout du monde.

— Au bout du monde ! répondit mélancoli-quement Bellamare, il me semble que nous ysommes assez comme ça.

— Un gage ! lui cria Impéria, on ne fait pasd’allusion ici. Purpurin a bien parlé, nous ironstous au bout du monde, et nous en revien-drons.

Elle se mit alors à chanter et à danser ennous prenant par la main, et nous suivîmes sonexemple sans nous souvenir de rien et sansnous apercevoir de la faiblesse de nos jambes ;

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mais, quelques instants après, nous étions touscouchés et endormis sur la grève.

Je m’éveillai le premier. Impéria était prèsde moi. Je la saisis dans mes bras et l’embras-sai passionnément sans savoir ce que je faisais.

— Qu’est-ce donc ? me dit-elle avec effroi,qu’est-ce qui nous arrive encore ?

— Rien, lui dis-je, sinon que je me sensmourir, et que je ne veux pas mourir sans avoirdit la vérité. Je vous adore, c’est pour vous queje me suis fait comédien. Vous êtes tout pourmoi, et je n’aimerai jamais que vous dans l’éter-nité.

Je ne sais pas ce que je lui dis encore,j’avais le délire. Il me semble que je lui parlailongtemps et d’une voix forte qui n’éveilla per-sonne. Bellamare, habillé en Crispin, était im-mobile et inerte à côté de nous ; Léon, en cos-tume russe, avait la tête sur les genoux de Mar-co, enveloppé d’une toge romaine. Je les regar-dai avec hébétement.

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— Voyez, dis-je à Impéria, la pièce est fi-nie ! tous les personnages sont morts. C’étaitun drame burlesque ; nous allons mourir aussi,nous deux ; c’est pour cela que je vous dis lesecret, le grand secret de mon rôle et de mavie. Je vous aime, je vous aime éperdument, jevous aime à en mourir, et j’en meurs.

Elle ne me répondit pas et pleura. Je devinsfou.

— Il faut que cela finisse, lui dis-je en riant.

Et je voulus la lancer dans la mer ; maisje perdis connaissance, et des deux jours quisuivirent je n’ai conservé qu’un vague souve-nir. Il n’y eut plus ni gaieté, ni colère, ni tris-tesse ; nous étions tous mornes et indifférents.La mer nous apporta quelques épaves char-gées de misérables anatifes qui nous empê-chèrent de mourir de faim et que nous ramas-sions avec une indolence étonnante, tant nousétions sûrs de périr quand même. Quelquesgouttes de pluie tombèrent et allégèrent à

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peine la soif ; quelques-uns ne voulurent mêmepas profiter de ces minces soulagements quiréveillaient le désir assoupi de la vie. Je mesouviens à peine de mes impressions et je neretrouve que certains retours de l’idée fixe. Im-péria était continuellement dans mes rêves, carj’étais continuellement assoupi ; quand Bella-mare, qui résistait encore à cet accablement,venait me secouer un peu, je ne distinguaisplus la fiction de la réalité, et, croyant qu’ilm’appelait pour la représentation, je lui de-mandais ma réplique d’entrée, ou bien je me fi-gurais être avec lui dans la fameuse chambrebleue, et je lui parlais bas. Je crois que je révé-lai encore mon amour à Impéria, et qu’elle neme comprit plus. Elle faisait de la guipure oucroyait en faire, car ses doigts raidis et trans-parents de maigreur s’agitaient souvent dans levide. Un matin, je ne sais lequel, je sentis quequelqu’un de très fort me soulevait et m’em-portait comme un enfant. J’ouvris les yeux, mafigure se trouva près d’une figure basanée que

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j’embrassai sans savoir pourquoi, car je ne lareconnaissais pas ; c’était celle de Moranbois.

Nous avions passé sept nuits et six jours surl’écueil entre la vie et la mort. Ce qui advintde ma personne, je ne vous le dirai pas d’aprèsmes impressions personnelles, je fus complè-tement abruti et comme idiot pendant une se-maine. La plupart de mes camarades subirentla même conséquence de nos misères ; mais jevous tiendrai au courant, d’après ce que je suspar Bellamare et Moranbois, à mesure que jerecouvrai la raison et la santé.

La dernière nuit de notre martyre surl’écueil maudit, Bellamare avait été réveillé ensursaut par le matelot qui voulait l’étranglerpour le manger. Il s’était défendu, et le résultatde la lutte avait été un plongeon de l’ennemidans la mer. Il n’avait pas reparu, et personnene l’avait pleuré ; seulement, Lambesq avaitexprimé quelque regret de ce que, l’ayant occisen cas de légitime défense, Bellamare avait cé-

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dé aux poissons les restes de ce misérable.Lambesq ne reculait nullement devant l’éven-tualité de manger son semblable, si peu appé-tissant qu’il fût, et, s’il s’en fût senti la force, jene sais à quelle tentative il se fût porté contrenous.

Mais c’est la campagne de Moranbois quidoit vous intéresser. Voici ce qui lui arriva àpartir du moment où il s’embarqua sur le ra-deau.

À peine fut-il sorti du flot qui battait lesécueils avec tant de rage, qu’il se sentit em-porté au large par un courant extraordinaire ettout à fait inexplicable. Le patron de l’Alcyonn’y comprenait rien, et disait que, de mémoired’homme, on n’avait vu chose pareille surl’Adriatique. En gagnant la terre où, après vingtheures de lutte désespérée, il arriva seul et rou-lé sur les rochers avec les débris du radeau etles cadavres de ses deux compagnons, notreami comprit ce qui s’était passé. Un tremble-

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ment de terre, dont nous n’avions pas euconscience au moment de notre naufrage,avait jeté l’épouvante sur les côtes de la Dal-matie, et, changeant peut-être la configurationsous-marine des récifs où nous avions échoué,avait produit une sorte de raz de marée qui du-ra plusieurs jours.

Moranbois venait d’échouer, lui, sur unpauvre îlot habité par quelques pêcheurs, dansles parages de Raguse. Il fut recueilli par euxà demi mort. Ce ne fut qu’au bout de quelquesheures qu’il put s’expliquer par gestes, car ilsne comprenaient pas un mot de français nid’italien. Tout ce qu’il put obtenir d’eux, ce futd’être conduit dans une autre île, où il trouvales mêmes obstacles pour se faire comprendre,les mêmes difficultés pour gagner le continent.Vous savez que ce pays a été autrefois ravagépar de furieux tremblements de terre, dont l’una même détruit de fond en comble la splendidecité de Raguse, la seconde Venise, comme onl’appelait alors. Moranbois trouva les habitants

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du rivage beaucoup plus effrayés pour eux-mêmes que pressés d’aller au secours desautres. Il se traîna jusqu’à Gravosa, qui est lefaubourg et le port de guerre de Raguse, et, là,succombant à la fatigue, au chagrin, à la co-lère, il fut si mal, qu’on le porta à l’hôpital, oùil crut mourir sans pouvoir nous sauver.

Quand il put se lever et s’aboucher avecles autorités locales, on le prit pour un fou,tant il était exalté par la fièvre et le désespoir.Son récit parut invraisemblable, et on parlade l’enfermer. Vous devinez bien que son lan-gage, habituellement peu parlementaire, avaitpris en de telles circonstances une énergie quine prévenait pas en sa faveur. On le soupçon-nait de vouloir emmener une embarcation pourune vaine recherche de naufragés imaginaires,afin de livrer cette capture à des pirates. Ilfut même question de le constituer prisonnier,comme ayant assassiné le patron de l’Alcyon.Enfin, quand il fut parvenu à prouver sa sincé-rité et que le temps fut devenu calme, il réussit

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à louer à tout prix une tartane dont l’équipagese moquait de lui et le conduisait à l’aventure,sans se presser et sans consentir à approcherdes écueils où il voulait précisément la faireentrer. Il louvoya très longtemps avant de re-connaître l’endroit où nous étions et n’y put pé-nétrer qu’avec une barque de sauvetage dont ils’était fait accompagner.

Tout ceci vous explique comment il ne putarriver à nous qu’au moment où nous neconservions plus ni espérance ni désir de lut-ter. Je dois excepter Bellamare, dont les souve-nirs nets nous prouvèrent qu’il n’avait pas ces-sé un instant de veiller sur nous et de se rendrecompte de notre situation.

La tartane nous transporta au port de Ra-guse, et c’est là seulement qu’au bout dequelques jours je retrouvai la mémoire du pas-sé et la notion du présent. Nous avions tousété très malades, mais, avec mon grand corpsjeune, robuste et par conséquent exigeant en

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fait d’alimentation, j’avais été plus éprouvé queles autres. Moranbois s’était remis en deuxjours ; Anna était encore si faible, qu’il fallaitla porter ; Lambesq était mieux que nous tousau physique, mais le moral était profondémenttroublé, et il continuait à se croire sur l’écueilet à se lamenter stupidement. Lucinde juraitque jamais plus elle ne quitterait le plancherdes vaches, et, collée à son miroir, se tour-mentait de la longueur de son nez, rendue plusapparente par l’affaissement de ses joues. Ré-gine, au contraire, n’était point fâchée d’êtremaigrie et trouvait encore le mot pour rire, lemot cynique surtout ; elle avait fait des pro-grès sous ce rapport. Léon avait gardé tout sonjugement, mais il souffrait du foie, et, sans seplaindre, paraissait plus misanthrope qu’aupa-ravant. Marco était en revanche plus sensibleet plus affectueux, ne parlant que des autreset s’oubliant lui-même. Purpurin était devenupresque muet d’hébétement, et Moranbois luisouhaitait de rester ainsi.

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Quant à Impéria, qui m’intéressait plus quetous les autres, elle était mystérieuse dans l’ac-cablement comme en tout : elle avait moinssouffert physiquement que ses compagnes,grâce aux petits secours que Bellamare et moil’avions forcée d’accepter ; mais son espritsemblait avoir subi une commotion particu-lière. Elle avait été moins malade, elle étaitplus affectée et ne pouvait souffrir qu’on repar-lât des souffrances passées.

— Elle a été sublime jusqu’au bout, me ditBellamare, à qui je témoignais ma surprise ;elle n’a songé qu’à nous, nullement à elle. Àprésent, il se fait une réaction, elle paye l’excèsde son dévouement, elle nous a tous pris unpeu en grippe pour lui avoir causé trop de fa-tigue et de souci. Autant je l’ai vue douce etpatiente avec les agonisants que nous étions,autant elle se sent exigeante et irritable avecles convalescents que nous sommes ; elle nes’en rend pas compte. Faisons comme si nousne nous en apercevions pas. Dans quelques

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jours, l’équilibre sera rétabli. Dame nature estune implacable souveraine ; le dévouement ladompte, mais elle reprend ses droits quand cegrand stimulant n’a plus besoin de fonctionner.

Impéria retrouva en effet son équilibre enpeu de temps, excepté avec moi. Elle me sem-blait méfiante, elle était même épilogueuse etrailleuse par moments. Elle se reprenait en mevoyant surpris et affligé, mais ce n’était plusl’abandon et l’amitié d’auparavant. Que s’était-il donc passé durant mes jours de délire ? Jene pus me rappeler que ce que je vous ai dit.C’était bien assez pour la mettre en gardecontre moi ; mais l’avait-elle compris ? pou-vait-elle s’en souvenir ? ne devait-elle pas at-tribuer mon transport à la fièvre qui me dé-vorait alors ? Je n’osai pas l’interroger, dansla crainte précisément de lui remettre en mé-moire un fait peut-être oublié. J’y mis aussi del’insouciance au commencement. J’étais tropaffaibli pour me sentir amoureux, et j’aimaisà me persuader que je ne l’avais jamais été.

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Il est certain que nous étions tous singulière-ment dépéris et calmés. Quand nous nous trou-vâmes réunis pour la première fois sur la ter-rasse d’une petite villa qu’on nous avait louéesur la colline boisée qui domine le port, ce nefut pas la maigreur et la pâleur de nos visagesqui me frappèrent, ils étaient déjà moins ef-frayants qu’ils n’avaient été sur l’écueil ; ce futune expression commune à tous et qui établis-sait une sorte de ressemblance de famille surles traits les plus dissemblables. Nous avionsles yeux agrandis et arrondis, comme terrifiés,et, par un contraste douloureux à voir, un sou-rire d’hébétement crispait nos lèvres trem-blantes. Nous avions tous une sorte de bégaie-ment et plus ou moins de surdité. Quelques-uns s’en ressentirent même longtemps.

Bellamare, qui ne s’était pas reposé un ins-tant, veillant sur nous tous, contrôlant les or-donnances des médecins du pays qui ne lui ins-piraient pas de confiance, nous administrantlui-même les médicaments de sa pharmacie

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portative, commençait à ressentir la fatigue aumoment où la nôtre se dissipait. Nous étionsdepuis quinze jours dans ce petit port, sur uncoteau charmant, en vue des belles montagnesd’un gris bleuâtre qui l’enserrent, et aucun denous n’était encore en état de travailler ni devoyager. Depuis Ancône, c’est-à-dire depuisprès d’un mois, nous n’avions rien gagné, etnous avions beaucoup dépensé, Bellamaren’ayant rien voulu épargner pour notre réta-blissement. La situation financière s’aggravaitchaque jour, et chaque jour aussi se rembrunis-sait le front de Moranbois : mais il n’en voulaitrien dire, craignant que, pour organiser des re-présentations à Raguse, Bellamare ne se don-nât trop vite des soucis et des fatigues nou-velles. Y avait-il un théâtre à Raguse ? Nousavions sauvé nos toiles de fond, et Léon sedisposait à les repeindre, tandis que, Marco etmoi, nous occupions nos loisirs à les remarou-fler(1). Je ne m’inquiétais de rien, moi. J’avaisencore ma petite fortune en papier dans ma

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ceinture, et je regardais cette valeur commele salut du directeur et de la troupe quand lacaisse serait tout à fait vide.

Mais le salut ne devait pas encore venirde moi. Un soir, comme nous prenions le cafédans le verger, sous les citronniers en fleur, onnous annonça la visite du propriétaire de la vil-la, qui était aussi le propriétaire de la tartaneque Moranbois avait louée pour aller à notrerecherche. Rien n’était encore payé.

— Voici le quart d’heure de Rabelais, nousdit Bellamare en regardant Moranbois, qui ju-rait entre ses dents.

— Soyez tranquilles, leur dis-je, je suis en-core en fonds ; recevons poliment le créancier.

Nous vîmes alors apparaître un jeunehomme de haute taille, serré à la ceinturecomme une guêpe, ruisselant d’or et depourpre, beau de visage comme l’antique, etplein de grâce majestueuse dans son riche cos-tume de palikare.

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— Lequel de vous, messieurs, dit-il en bonfrançais et en saluant avec courtoisie, est le di-recteur de la troupe ?

— C’est moi, répondit Bellamare, et j’ai àvous remercier de la confiance avec laquelle legardien de cette villa m’a, en votre nom, auto-risé à m’y installer avec mes pauvres naufragésencore malades, sans me demander d’arrhes ;mais nous sommes en mesure…

— Il ne s’agit pas de cela, reprit le brillantpersonnage ; je ne loue pas cette maison, je laprête. Je ne fais pas non plus payer à des nau-fragés le secours que tout homme doit à sessemblables.

— Mais, monsieur…

— Ne parlez plus de cela, ce serait m’offen-ser. Je suis le prince Klémenti, riche en monpays, ce qui serait pauvreté dans le vôtre, oùl’on a d’autres besoins, d’autres habitudes,mais aussi d’autres charges. Tout est relatif.J’ai été élevé en France, au collège Henri IV. Je

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suis donc un peu civilisé et un peu Français ;ma mère était Parisienne. J’aime le théâtre,dont je suis privé depuis longtemps, et jeconsidère les artistes comme gens d’esprit etde savoir qui seraient bien nécessaires à notreprogrès. Ma visite n’a pas d’autre objet que ce-lui de vous emmener passer le printemps dansnos montagnes, où vous vous rétablirez touspromptement dans un air salubre, au milieu degens de cœur que vos talents charmeront, etqui se regarderont, ainsi que moi, comme vosobligés, quand vous voudrez bien leur en fairepart.

Bellamare, séduit par cette gracieuse invita-tion, nous consulta du regard, et, se voyant gé-néralement approuvé, promit de se rendre auxordres du prince pour quelques jours seule-ment, aussitôt que nous serions en état dejouer et de chanter.

— Non, non, reprit le beau Klémenti, je neveux pas attendre. Je veux vous emmener,

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vous donner du bien-être et du repos chez moitout le temps qu’il vous en faudra ; vous n’yjouerez la comédie que quand il vous plaira, etpas du tout, si bon vous semble. Je ne vousconsidère encore que comme des naufragésauxquels je m’intéresse, et dont je veux fairemes amis en attendant qu’ils soient mes ar-tistes.

Léon, qui n’aimait pas les protecteurs, ob-jecta que nous étions attendus à Constanti-nople et que nous avions pris des engage-ments.

— Avec qui ? s’écria le prince, avec M. Za-morini ?

— Précisément.

— Zamorini est un coquin qui va vous ex-ploiter et vous laisser sans ressources sur lepavé de Constantinople. L’année dernière, j’aitrouvé à Bucharest une Italienne qu’il avaitemmenée comme prima donna, et qu’il avaitabandonnée dans cette ville, où elle était ser-

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vante d’auberge pour gagner son pain ; sansmoi, elle y serait encore. Aujourd’hui, ellechante à Trieste avec succès. C’est une per-sonne distinguée, qui a conservé de l’amitiépour moi, et à qui j’ai rendu sa liberté après luiavoir demandé quelques leçons de chant. Je nevous demanderai, à vous, que de causer avecmoi de temps à autre pour me dérouiller etme perfectionner dans le français, que je crainsd’oublier. Quand vous serez tous bien portants,vous reprendrez votre volée, si vous l’exigez,et, si vous tenez à aller chez nos ennemis lesTurcs, je vous en faciliterai les moyens ; maisje serais bien étonné si Zamorini n’a pas faitfaillite avant ce moment-là. Il avait une femmefort belle qui remontait son commerce quand ilétait à bas. Elle s’est lassée d’être exploitée parce misérable, et l’a quitté afin d’exploiter pourson propre compte un Russe de la mer Noire,qui l’a emmenée il y a trois mois.

Le beau prince continua de causer ainsiavec cette facilité d’élocution qui est particu-

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lière aux Esclavons, car il n’était point Alba-nais, comme nous l’avait fait croire la ressem-blance de son costume avec celui de cette na-tion. Il se disait Monténégrin, mais il était plu-tôt de l’Herzégovine ou de la Bosnie par sesancêtres. Chose très plaisante, lesdits ancêtres,dont nous vîmes bientôt les portraits chez lui,avaient le type carré et osseux des Hongrois,et il devait son beau type grec à sa mère qui,nous le sûmes plus tard, était une marchandede modes de la rue Vivienne, pas plus Grecqueque vous et moi. Ce personnage expansif etparfaitement aimable à la surface nous séduisitpresque tous, et, comme il assurait que sa prin-cipauté n’était qu’à une journée de Raguse,nous cédâmes au désir qu’il exprimait de nousemmener dès le lendemain.

Comme la rade de Gravosa est fort pro-fonde dans les terres, nous fûmes rembarquésavec tout notre matériel dans la tartane quinous avait amenés, et dont le prince nous fitles honneurs avec beaucoup de désinvolture.

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Il ne parut pas se douter que l’intérieur eûtpu être plus propre, et ce détail nous donnaità penser sur les habitudes du pays. Du reste,cette embarcation, dont le prince se servait ra-rement, et qui le reste du temps faisait le ca-botage à son profit, ne manquait pas de pré-tentions quand elle transportait Son Altesse.On la couvrait alors d’une tente bariolée et ony adaptait une sorte de roof découpé et déco-ré dans le goût des féeries de nos boulevards.Il est vrai que cette ornementation semblaitavoir passé par les mains d’un décorateur deCarpentras.

On nous débarqua pour nous faire gagneren voiture Raguse, où un copieux déjeunernous attendait, et où il nous fut permis de vi-siter le palais des doges avant de remonterdans les voitures de louage. Enfin nous nousdirigeâmes vers les montagnes, par une belleroute ombragée qui montait assez doucement,et qui à chaque détour nous faisait embrasserun pays admirable. Nous étions redevenus

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gais, insouciants, prêts à tout accepter. Levoyage en terre ferme était notre élément,toutes nos peines s’effaçaient comme un rêve.

Mais, au bout d’un court trajet, plus deroute, un affreux sentier à pic. Les voituressont payées et renvoyées. Les caisses et les dé-cors sont confiés à des gens ad hoc, qui lestransporteront à bras en deux jours. Desmules, conduites par des femmes aux haillonspittoresques, nous attendaient sur le sommetde la montagne, qu’il nous fallut gravir à pied.Je le fis avec plaisir pour mon compte, en sen-tant que mes jambes, loin de refuser le service,s’affermissaient à chaque pas ; mais je crai-gnais pour Bellamare et pour Impéria la suited’un voyage qui ne s’annonçait pas comme se-mé de fleurs.

Il fut très pénible en effet. D’abord, nosfemmes eurent peur en se trouvant perchéessur des mules dans des sentiers vertigineux,et confiées à d’autres femmes qui ne cessaient

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de jaser et de rire, tenant à peine la bride desmontures et leur laissant raser avec insou-ciance le bord des précipices. Peu à peu ce-pendant, nos actrices se fièrent à ces robustesmontagnardes, qui font tous les durs travauxdont se dispense l’homme, adonné seulementà la guerre ; mais la fatigue fut grande, car ilnous fallut faire ainsi une dizaine de lieues,presque toujours courbés en avant ou en ar-rière sur nos montures, et ne pouvant respirerqu’à de courts intervalles sur un terrain uni.Léon, Marco et moi, nous préférâmes marcher,mais il fallut aller vite ; le prince, monté sur unexcellent cheval qu’il maniait avec une maes-tria éblouissante, tenait la tête de file avecdeux serviteurs à longues moustaches, courantà pied derrière lui, la carabine sur l’épaule et laceinture garnie de coutelas et de pistolets. Lesmontagnardes, fières de leur force et de leurcourage, se faisaient un point d’honneur de lessuivre à courte distance. Nous marchions der-rière, ennuyés et embarrassés de nos mules

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et de nos chevaux qui ne se faisaient pas re-morquer par la bride, – ils étaient pleins d’ar-deur et d’émulation, – mais qui, voulant tou-jours passer devant nous, faisaient rouler desavalanches de pierres dans nos jambes. Lam-besq se fâcha tout rouge avec son mulet, qui,en évitant ses coups, perdit la tête et se lançadans l’abîme. Le prince et son escorte n’enprirent pas le moindre souci. Il fallait sortir dudéfilé avant la nuit, nous mourions de soif, et lerocher calcaire n’avait pas un filet d’eau à nousoffrir.

Enfin, au crépuscule du soir, nous noustrouvâmes sur le gazon d’une étroite valléeque surplombaient de tous côtés des cimes dé-solées. Une grande maison surmontée d’undôme, et d’où partaient des lumières, s’étendaitsur une colline à peu de distance. Cela avaitl’air d’un vaste couvent. C’était un couvent eneffet. Notre prince avait rang d’évêque, bienqu’il fut laïque, et cet antique monastère, où

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ses oncles avait régné en princes, était devenula résidence où il se prélassait en évêque.

Je ne vous expliquerai pas les étrangetés decet état social d’un pays chrétien qui est cen-sé turc, et qui, toujours en guerre contre sesoppresseurs, n’obéit et n’appartient en sommequ’à lui-même. Nous étions à la limite de l’Her-zégovine et du Monténégro. Je n’ai presquerien compris à ce que j’ai vu là de bizarre etd’illogique selon nos idées. J’y ai peut-être por-té l’insouciance du Français et la légèreté del’artiste qui voyage pour promener son esprità travers des choses nouvelles sans vouloir sepénétrer du pourquoi et du comment. À des ac-teurs, tout est spectacle ; à des acteurs ambu-lants, tout mieux encore est surprise et diver-tissement. Si le comédien se pénétrait en phi-losophe des idées d’autrui, les choses ne l’im-pressionneraient plus comme il a besoin d’êtreimpressionné.

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Mes camarades étaient comme moi sous cerapport. Rien ne nous parut plus simple qued’avoir un couvent pour palais, et un guerriermonténégrin pour abbé.

Nous nous attendions pourtant à voir ap-paraître une longue file de moines sous cesvoûtes romanes. Il n’y avait qu’un seul reli-gieux, qui gouvernait la pharmacie et la cui-sine. Le reste de la communauté grecque avaitété transféré dans un autre couvent que leprince lui avait fait bâtir à peu de distance del’ancien. Celui-ci tombant en ruine, il l’avaitfait réparer et fortifier. C’était donc aussi unecitadelle, et une douzaine de têtes de mortqui ornaient le couronnement d’une tourelled’entrée témoignaient de la justice sommairedu souverain hobereau. Couper des têtes avecle chic oriental tout en parlant de Déjazet, sebattre comme un héros d’Homère tout en imi-tant Grassot, ces contrastes vous résumeronten deux mots l’existence inénarrable du princeKlémenti.

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Il avait des vassaux comme un baron dumoyen âge, et ces vassaux guerriers étaientplutôt ses maîtres que ses clients. Il était chré-tien fervent, et il avait un harem de femmesvoilées qu’on n’apercevait jamais. Commeavec le mélange des mœurs et coutumes quicaractérise les provinces limitrophes il avaitcette particularité d’être Français par sa mèreet par ses années de lycée, il offrait le type leplus bizarre que j’aie jamais rencontré, et jedois vous dire que, sans sa richesse relative etson patriotisme éprouvé, il n’eût probablementpas été accepté par ses voisins, plus sérieuse-ment dramatiques, les chefs éternellement in-surgés du Monténégro et de la Bosnie.

Ses sujets, au nombre d’environ douzecents, étaient de toutes les origines et se van-taient d’avoir des aïeux mirdites, guègues, bos-niaques, croates, vénitiens, serbes, russes ; ily avait peut-être aussi des Auvergnats ! Ilsétaient de toutes les religions, juifs, arméniens,coptes, russes, catholiques latins, catholiques

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grecs ; il y avait même parmi eux bon nombrede musulmans, et ceux-ci n’étaient pas lesmoins dévoués à la cause de l’indépendancenationale. Le prince possédait aussi un village,c’est-à-dire un campement de tchinganes ido-lâtres, qui sacrifiaient, dit-on, des rats et deschouettes à un dieu inconnu.

Nous fûmes installés tous dans deuxchambres, mais si vastes, que nous aurions punous y livrer à des exercices d’hippodrome.Des tapis d’Orient un peu fanés, mais encoretrès riches, divisaient en plusieurs comparti-ments la chambre des femmes, leur permet-taient d’avoir chacune un chez-soi. Dans celledes hommes, une énorme natte d’aloès divisaitl’espace en deux parts égales, une pour dormir,l’autre pour se promener. En fait de lits, des di-vans et des coussins à profusion ; pas plus dedraps et de couvertures que dans la chambrebleue.

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Le prince, après nous avoir souhaité le bon-soir, disparut, et le moine cuisinier nous ap-porta du café et des conserves de rose. Nouspensâmes que c’était l’usage avant le repas, etnous attendîmes un souper qui ne vint point.On se jeta sur les confitures, et, comme nousétions très fatigués, on s’en contenta, espérantêtre dédommagé par le déjeuner du lendemain.

Dès la pointe du jour, me sentant très dis-pos quand même, je courus voir le pays avecLéon. C’était un décor admirable, une oasis deverdure dans un cadre d’escarpements gran-dioses couronnés par des cimes encore cou-vertes de neige. À une brèche de forme parti-culière, je reconnus ou crus reconnaître la den-telure d’alpes roses que nous avions eu le loi-sir d’admirer dans cette direction durant notrecaptivité sur l’écueil.

La vallée que dominait le manoir n’avait pasdeux kilomètres d’étendue, c’était une longueprairie que nous franchîmes rapidement pour

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voir au delà. Ce bel herbage bordé d’amandiersen fleur semblait fermé par une muraille cal-caire à pic ; mais nous avions remarqué dansnotre voyage, la veille, que les innombrablesvallons enfermés dans le réseau bizarre de cesalpes communiquaient entre eux par desbrèches étroites, et un peu d’escalade nouspermit de pénétrer dans une autre vallée plusvaste que la première et bien cultivée, qui fai-sait la meilleure partie des domaines du prince.Un ravissant petit lac y recevait les eaux sor-tant d’une grotte et ne les rendait pas à lasurface. Léon m’expliqua que c’était un ponor,c’est-à-dire un de ces nombreux ruisseaux etfleuves souterrains qui montrent et cachent deplace en place leur cours mystérieux dans cepays peu accessible, dont la géographien’existe pas encore.

Cette eau faisait la richesse du prince Klé-menti, car c’est la sécheresse qui est le fléau deces contrées en même temps que la garantiede leur indépendance. Il y existe, m’a-t-on dit,

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des espaces considérables, de véritables saha-ras, où, faute d’eau, les troupes ennemies nepeuvent faire campagne.

En rentrant de notre promenade, nous trou-vâmes nos actrices faisant une razzia de sou-pières et de baquets dans les cuisines. Onn’avait pas soupçonné que des chrétienseussent besoin de faire des ablutions, et les cu-vettes et autres vaisseaux de toilette de faïenceanglaise qui décoraient l’office servaient àcontenir des pâtés de gibier.

De son côté, Bellamare réclamait au moinecuisinier un déjeuner plus solide que le souperde la veille. Celui-ci s’excusa avec une poli-tesse obséquieuse, disant que le repas seraitpour midi, et qu’il n’avait pas d’ordre pour ledevancer. On prit encore patience et beaucoupde café. Le frère Ischirion, ce cuisinier barbu,en robe noire et en bonnet de juge, avait bienautre chose à faire que d’écouter nos plaintes.C’était une sorte de maître Jacques qui, en ce

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moment, fourbissait des armes et des mors dechevaux. Comme il parlait italien, il nous ap-prit que le prince était parti de grand matinpour organiser la revue de son armée, qui de-vait avoir lieu sur la pelouse à dix heures. Ilajouta que probablement Son Altesse avait àcœur d’offrir ce divertissement à Nos illustris-simes Seigneuries. Libre à nous de le croire,mais en réalité le prince avait de plus sérieusespréoccupations.

Nos actrices, averties de la solennité quise préparait, s’habillèrent du mieux qu’ellespurent. Leurs toilettes de ville avaient bienéprouvé quelques avaries sérieuses sur le sco-glio maledetto ; mais, avec le goût et l’adressedes Françaises et des artistes, elles réparèrentlestement le dommage, et purent se montrerdans une tenue qui nous faisait honneur. Ellesnous rendirent le service de recoudre bien desboutons absents à nos habits et de repasserplus d’un col de chemise outrageusement dé-formé. Enfin, à dix heures, nous étions assez

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présentables, et après s’être fait annoncer, leprince nous apparut dans tout l’éclat de soncostume de guerre, les jambières blanches re-haussées de galons rouges et or d’un travailmerveilleux, la fustanelle d’un blanc de neigesur des grègues de cachemire écarlate, le dol-man de drap rouge chamarré de boutons et depassementeries étincelantes avec des manchesde soie brodées d’or et d’argent, la toque d’as-trakan et de velours surmontée d’une aigretteretenue par une agrafe de pierreries, la cein-ture tout en or, remplie d’un arsenal d’yata-gans et de pistolets qui s’allongeaient en têtesd’oiseaux et de serpents. Il était si beau, sibeau, qu’il avait l’air de sortir de la boîte en-chantée de quelque génie des Mille et une Nuits.Il nous conduisit sur la plate-forme de la tourd’entrée, et c’est là que les têtes coupées, aux-quelles nos femmes n’avaient pas encore faitattention, les frappèrent d’horreur et de dé-goût. Impéria, à qui le prince avait offert sonbras et qui s’avançait la première, étouffa un

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cri, et, quittant son guide avec précipitation,s’élança sur l’escalier en spirale en disant à sescompagnes, qui la suivaient :

— Pas là ! n’allez pas là, c’est hideux !

La peur des femmes est toujours accompa-gnée d’une avide curiosité. Bien que très ef-frayées d’avance, Anna, Lucinde et Réginevoulurent voir, et revinrent à nous en criantcomme des folles. Le prince se mit à rire dubout des lèvres, un peu surpris, un peu blessé ;mais il ne put les décider à rester dans un lieusi empreint de couleur locale. Il eut beau leurdire que des têtes de Turcs n’étaient pas destêtes humaines et qu’elles étaient desséchéespar le vent, par conséquent fort propres, ellesdéclarèrent qu’elles renonceraient au plaisir devoir la revue plutôt que de la voir en cette com-pagnie. Klémenti nous conduisit sur une autretour, ce qui le contrariait un peu et le forçait àmodifier son programme de spectacle, c’est-à-dire son plan de manœuvre ; puis il nous quit-

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ta, et nous le vîmes reparaître sur le pont-levis,piaffant et rutilant sur un magnifique cheval demontagne qui jetait du feu par toutes ses ou-vertures, et qui semblait vouloir avaler tous lesautres.

Le spectacle fut très beau. L’armée se com-posait de deux cent cinquante hommes, maisquels hommes ! Ils étaient tous grands etmaigres, élégants, bien costumés, armés jus-qu’aux dents et cavaliers admirables. Leurs pe-tits chevaux, hérissés et nerveux comme deschevaux cosaques, dévoraient le terrain. Ilsexécutèrent plusieurs figures très habilementrendues, imitant surtout des charges de cava-lerie, descendant et remontant du même galopla pente rapide de la vallée, sautant des fossésénormes et se retrouvant en bon ordre de ma-nœuvre après un steeple-chase à faire frémir.Il y eut ensuite une petite guerre d’embuscadedans les rochers qui nous faisaient face. Les ca-valiers se serraient sur d’étroites plates-formesavec leurs chevaux, qu’ils tenaient d’une main,

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tandis que de l’autre ils s’envoyaient des coupsde fusil ; ensuite ils s’exercèrent à tirer à balleau galop sur des têtes de Turcs, cette fois pos-tiches.

Le prince prit part à tous ces exercices ety déploya une adresse accompagnée de grâcequi donna un nouveau lustre à sa prestigieusebeauté. Un festin homérique réunit ensuitetous les guerriers sur la pelouse. Vingt mou-tons y furent servis entiers. Officiers et soldatsassis sur l’herbe, sans distinction de rang, man-gèrent avec leurs doigts fort gravement et fortproprement, sans faire une tache à leurs beauxhabits.

La fumée de ces viandes nous rappela quenous étions presque à jeun depuis Raguse, et,bien que l’on ne parût point songer à nous,nous nous invitâmes nous-mêmes et descen-dîmes de notre observatoire avec la résolutionde gens qui n’avaient nulle envie de recom-mencer le jeûne de l’écueil maudit.

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Le prince, qui présidait le banquet, étaiten train de porter un toast qui dégénérait enspeech. Nous nous dirigeâmes droit sur le frèreIschirion, qui officiait en plein vent, et Bella-mare s’empara d’une casserole qui bouillait surla cantine et qui contenait la moitié d’un mou-ton avec du riz. Le moine voulut s’y opposer.

— Veux-tu que je te crève ? lui dit Moran-bois en fixant sur lui son regard d’oiseau deproie.

Le malheureux comprit ce regard à défautde la formule de menace, soupira et laissafaire.

Réfugiés et cachés dans un massif de len-tisques, nous fîmes chère lie, chacun de nousse détachant à son tour pour aller s’emparerouvertement, qui d’une pièce de gibier, quid’un poisson du lac de la vallée voisine. Leprince s’aperçut de notre manège, et, se dé-robant un moment aux soins de son empire,il se glissa parmi nous, s’excusant de ne pas

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nous avoir invités à ce festin tout militaire,parce que ce n’était pas l’usage d’y admettredes étrangers, et qu’en tout temps d’ailleurs lesfemmes ne mangeaient pas avec les hommes.

— Monseigneur, lui répondit Bellamare,nous sommes tous Auvergnats, nous autres,ni hommes ni femmes, c’est-à-dire tous égaux.Libre à vos guerriers de l’Illiade de nousprendre pour des tchinganes ; mais nousavions faim et nous ne pouvons pas vivre deconfitures sèches. Faites que nous mangionsde la viande, ou renvoyez-nous ; car, avec lerégime trop recherché auquel votre ministredes affaires culinaires paraît vouloir nous sou-mettre, jamais nous ne serons capables devous réciter trois vers.

Le prince daigna sourire et nous promettreque dès le lendemain nous serions traités àl’européenne.

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— Il faut, ajouta-t-il, que vous me laissiezcette journée, consacrée à des affaires bien sé-rieuses. Demain, je serai tout à vous.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Moranbois dèsqu’il eut tourné les talons, lestons nos pochespour le reste de la journée.

Et il plongea plusieurs perdrix rôties danssa vaste sacoche de voyage.

Nous allâmes passer le reste de la journéeau bord du petit lac que Léon et moi avionsdécouvert le matin. C’était un endroit vraimentdélicieux. Au milieu, l’eau était limpide commedu cristal ; à l’entrée et à la sortie du torrentsouterrain qui l’alimentait, elle bouillonnaitdans des rochers couverts de lauriers-roses etde myrtes en fleur. Nous nous sentîmes tousguéris dans cette oasis, et on se livra à des ac-cès de gaieté folle que depuis bien longtempsnous ne connaissions plus ; même Moranboiset Léon se déridèrent, et Purpurin essaya defaire de la poésie.

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Nous eûmes un reste de spectacle envoyant défiler sur le chemin qui traversait laprairie les beaux cavaliers qui nous avaientdonné la fantasia et qui s’en allaient pargroupes, s’enfonçant dans divers angles de lamontagne par des sentiers que nous ne pou-vions deviner. De temps en temps, ces groupesreparaissaient sur des hauteurs vertigineuses.L’or de leurs costumes et leurs belles armesétincelaient au soleil couchant.

— Je n’ai jamais été à l’Opéra, dit judicieu-sement Purpurin, mais je trouve que ceci estencore plus beau.

Nous nous serions oubliés là jusqu’à la nuit,quand un grand vieillard à longues moustachesblanches, les bras nus jusqu’à l’épaule, et por-tant un fusil démesuré en guise de houlette,passa avec un troupeau, s’arrêta en nous sa-luant d’un air affable et grave, et nous tint undiscours qu’aucun de nous ne comprit ; mais,comme il nous montrait avec insistance tantôt

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le soleil et tantôt le monastère, nous devi-nâmes que, pour une raison ou pour une autre,nous devions rentrer. Bien nous en prit, caron allait lever le pont quand nous nous pré-sentâmes. La petite forteresse était rigidementclose aussitôt que le soleil plongeait derrière laplus basse des montagnes. Nous ne fûmes paseffrayés à l’idée d’être ainsi prisonniers toutesles nuits : aucun de nous ne prévoyait que lachose pût devenir très désagréable.

Frère Ischirion étant le seul serviteur avecqui l’on pût s’entendre, nous essayâmes de lefaire causer quand il nous apporta l’excellentcafé à la turque et les éternelles confitures quidevaient, selon lui, nous suffire après le repasde midi. Il nous apprit que le prince avait gardéprès de lui les principaux chefs de son arméeet qu’il tenait conseil avec eux dans l’anciennesalle du chapitre.

— Dieu sait, ajouta-t-il, d’un ton empha-tique et pénétré, quel rayon de soleil ou quel

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éclat de foudre sortira de cette conférence ! lapaix ou la guerre !

— La guerre avec les Turcs ? lui demandaBellamare. Est-ce que ces messieurs les at-taquent quelquefois ?

— Tous les ans, répondit le moine, et voicibientôt la saison propice pour leur prendrequelque fort ou quelque passage. Dieu veuilleque ce ne soit pas avant deux mois, car alorsnotre lac sera desséché ! Les excellents pois-sons qu’il nourrit seront rentrés avec lui dansles cavernes, et l’ennemi, ne trouvant ni à man-ger ni à boire dans le pays, ne s’aventurera pasjusque chez nous, au cœur de la montagne.

— De quoi donc vivez-vous durant l’été ?lui demanda Régine.

— L’été, répondit le moine, notre gracieuxmaître, le prince Klémenti, va à Trieste ou àVenise. Nous autres, nous buvons du lait aigreet nous mangeons du fromage frit dans le

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beurre, comme les autres habitants de la prai-rie.

— Ça n’engraisse pas, dit Régine, car onvoit le jour à travers vos côtes.

— Il paraît, nous dit Bellamare quand lemoine fut sorti, que notre amphitryon veuts’amuser jusqu’au moment d’entrer en cam-pagne. C’est une singulière idée de nous avoiramenés chez lui au milieu de pareilles préoccu-pations, à moins qu’il ne nous ait racolés pourfaire partie de son armée, qui est plus bellequ’elle n’est grosse. Voyons, mes enfants, est-ce que cela ne vous amuserait pas de faire lecoup de fusil contre les infidèles ?

— Non certes ! s’écria Lambesq. Il ne nousmanquerait plus que cela ! Nous serions tom-bés dans un joli guêpier !

— Moi, dit Moranbois, qui aimait commetout le monde à contrarier Lambesq, je ne se-rais pas fâché de pointer le canon sur ces petits

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remparts et de casser la tête à quelques musul-mans.

— Alors, réjouis-toi, dit Léon continuant laplaisanterie ; je sais que l’intention du princeest de nous confier la garde de sa forteressequand il entrera en campagne, et il y a dix àparier contre un que nous aurons à soutenirquelque assaut.

— Je ne m’en sens pas de joie, s’écria Mar-co, j’ai toujours rêvé de jouer le mélodrame aunaturel.

La colère et la peur de Lambesq nous re-mirent en belle humeur, et on se proposa depasser gaiement la soirée ; mais avant toutnous voulûmes savoir si nous étions bien cheznous, et si nous pouvions être bruyants sansmolester notre hôte et sans troubler la solenni-té de son conseil de guerre. Bellamare, Léon,Marco, Impéria, Lucinde et moi, marchant entête avec un flambeau, nous résolûmes d’allerà la découverte dans ce romantique monastère

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que nous n’avions pas encore eu le loisir d’ex-plorer. Nos chambres avaient accès sur un bas-tion que dominait une autre construction cré-nelée sur laquelle une sentinelle se promenaitjour et nuit. Nous pouvions contempler un beleffet de lune plongeant à travers les lignes ai-guës des fortifications ; mais la présence decette sentinelle et son pas régulier avaientquelque chose de gênant et d’irritant. Le décorn’était point gai, et la soirée était froide. Nousvoulûmes chercher ailleurs un lieu propice ànos ébats ou aux douceurs d’un farniente géné-ral, quelque chose qui nous rappelât le foyerd’un grand théâtre. À travers de longs cloîtresà voûtes surbaissées et des escaliers mysté-rieux qui ne conduisaient parfois qu’à desportes murées ou à des effondrements, – carcertaines parties intérieures du monastèreétaient encore ruinées, – nous découvrîmes labibliothèque, qui était fort belle et complète-ment privée de ses livres vénérables, transpor-tés, ainsi que l’imprimerie, dans le nouveau

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couvent. Dans une des armoires erraient seule-ment quelques volumes dépareillés d’EugèneSue et de Balzac avec les Chansons de Béran-ger, plus un livre donné en accessit, au col-lège Henri IV, à l’élève Klémenti. Une guitareturque privée de ses cordes ou plutôt de sacorde, car la guzla n’en a qu’une, quelqueslongs fusils hors de service, de vieux divansplacés au hasard, des escabeaux pour monteraux rayons vides, des tapis roulés, des tablesboiteuses, enfin mille choses d’en cas ou de re-but dans un désordre poudreux, témoignaientde l’entier abandon de cette salle, aussi vastequ’une église et largement éclairée par dehautes fenêtres cintrées ; mais la lune jetait surle pavé des lueurs de sépulcre. Il eût fallu unluminaire de théâtre pour égayer ce désert. Lesfemmes jurèrent qu’elles y mouraient de peuret qu’il fallait chercher autre chose.

— Attendez ! dit Lucinde, voilà sur unrayon là-haut une quantité de cierges qui nous

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procureraient une illumination. Essayez d’ygrimper, messieurs !

Nous aidâmes Marco à rouler un des mas-sifs escabeaux, et déjà il atteignait la provisionde cierges, lorsque nous entendîmes marcherdans la galerie qui s’ouvrait au fond de la bi-bliothèque ; c’était le claquement traînard dessandales du frère Ischirion, et chaque pas lerapprochait de nous. Comme des écoliers enmaraude surpris par le pion, nous éteignîmesnotre lumière, nous nous cachâmes tous, quiçà qui là, derrière les divans et les piles decoussins ; Marco, accroupi sur le haut de sonescabeau, se tint prêt à souffler la lampe dumoine, s’il passait à sa portée. Nous étions dé-cidés à lui faire peur plutôt que de lui laisserconstater notre délit de vagabondage ; maisce fut lui qui nous glaça le sang par l’étrangescène dont il nous rendit témoins.

Il portait un vaste panier qui paraissait fortlourd et il marchait lentement, élevant sa

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lampe pour se diriger à travers l’encombre-ment des vieux meubles. Quand il fut tout prèsde nous, il s’arrêta devant l’armoire qui conte-nait la mince bibliothèque et l’accessit duprince. Là, tenant toujours sa lampe et posantson panier près de lui, il en tira une à une lesdouze têtes desséchées que nous avions vuessur la tour ; puis, de ses mains qui préparaientles aliments de son maître et de ses hôtes, ilplaça et rangea avec soin, on pourrait dire avecamour, ces hideux trophées sur le rayon le plusapparent ; après quoi, il les regarda avec atten-tion, les aligna de nouveau comme il eût faitd’une rangée de mets sur une table, et avec sesdoigts noueux repeigna un peu les barbes quipendaient encore à quelques mentons.

Le pauvre diable ne faisait qu’obéir auprince, qui, pour complaire à nos dames, luiavait ordonné de cacher ces têtes, tout en lesconservant avec soin dans son musée ; mais lesang-froid qu’il portait dans cette lugubre oc-cupation irrita Marco, qui, en imitant le cri de

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la chouette, lui jeta une brassée de cierges surle corps et descendit précipitamment de l’es-cabeau avec l’intention de le battre. Nous leretînmes ; le malheureux moine, prosterné surle pavé, invoquait d’une voix plaintive tous lessaints et tous les dieux du paradis slave, et s’ef-forçait d’exorciser les démons et les sorciers.Sa lampe s’était échappée de ses mains et fu-mait dans les plis de sa robe. Nous pûmes nousesquiver sans qu’il nous vît, mais en imitant lecri de divers animaux, chacun selon son talent,afin de lui laisser croire qu’il avait affaire auxesprits de la nuit.

Nous n’avions plus de lumière et nous nouségarâmes dans les ténèbres. Je ne sais où etcomment nous nous trouvâmes dans une tra-vée, près d’une voûte faiblement éclairée d’enbas. Nous vîmes au-dessous de nous, dans laprofondeur d’une sorte de chapelle, le princedebout, dans une petite chaire, en face d’unedouzaine de jeunes et vieux seigneurs ou pay-sans, tous également nobles, officiers de son

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corps de partisans : c’était le conseil de guerredans la salle du chapitre. Klémenti les haran-guait d’une voix claire et sur un ton de résolu-tion énergique. Comme nous ne comprenionspas un mot d’esclavon, nous pûmes, commed’une loge de quatrième rang, assister sans in-discrétion à cette scène sérieuse qui ne man-quait pas de couleur. J’ignore si l’orateur étaitéloquent. Peut-être ne disait-il que des lieuxcommuns, et sans doute il n’en fallait pas da-vantage à des gens si convaincus de leursdroits et si bien disposés à couper des têtesde mécréants ; mais sa prononciation était har-monieuse et ses inflexions assez bonnes.Quand il eut fini, nous faillîmes l’applaudir.Bellamare nous contint et nous emmena vite,sans qu’on se fût aperçu de notre présence.

Enfin nous retrouvâmes notre appartement,qui était assez loin et assez isolé pour nouspermettre de parler haut et sans contrainte.Cette certitude étant le but principal de notreexpédition, nous résolûmes de nous en conten-

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ter. Nous trouvâmes le souper servi dans notregrande chambre par Moranbois et Régine, quiavaient étalé leurs provisions sur une tabled’un pied de haut entourée de coussins enguise de sièges, selon la coutume orientale.Anna et Purpurin avaient maraudé de leur cô-té. Ils avaient pénétré dans l’office, et, pendantque frère Ischirion rangeait ses têtes sur ledressoir de la bibliothèque, ils avaient fait mainbasse sur les gâteaux et sur quelques bouteillesde vin de Grèce. Le souper fut donc très pré-sentable, et le café, les pipes turques, les quoli-bets, les chansons nous conduisirent gaiementjusqu’à trois heures du matin.

Je me sentais pourtant un peu troublé inté-rieurement, en dépit des lazzis que l’habitudefaisait pleuvoir de mes lèvres. La beauté duprince et le prestige de sa fantastique existenceavaient, en dépit des têtes coupées, surexcitéles imaginations féminines. La grande Lucinde,la petite Anna, voire la grosse Régine, ne se ca-chaient pas d’être follement éprises de lui. La

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discrète Impéria interrogée avait répondu avecle mystérieux sourire qu’elle avait en certainesoccasions :

— Je mentirais si je vous disais que je netrouve pas ce paladin admirable sur son che-val. Quand il en descend, et surtout quand ilparle français, il perd un peu. Un hommecomme celui-là ne devrait parler que la languedes temps fabuleux ; mais enfin ce n’est pas safaute s’il est notre contemporain. Hier, j’étaistrop fatiguée pour le regarder ; aujourd’hui, jel’ai vu, et, s’il continue à être ce qu’il a l’aird’être, c’est-à-dire un Tancrède du Tasse dou-blé d’un Ajax d’Homère, je dirai, comme cesdames, que c’est un idéal ; mais…

— Mais quoi ? dit Bellamare.

— Mais la beauté qui parle aux yeux, reprit-elle, n’est que le prestige d’un moment : l’œildu corps n’est pas toujours celui de l’âme.

Il me sembla qu’elle me regardait, et j’enpris du dépit : avec la santé, l’amour se ré-

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veillait en moi, je ne pus dormir. Comme Léonne dormait pas non plus, je lui demandai, pourfaire diversion à mon inquiétude personnelle,s’il avait remarqué l’enthousiasme d’Anna pournotre hôte. Il me répondit sur un ton d’amer-tume qui m’étonna.

— Qu’as-tu contre moi ? lui dis-je.

— Contre toi, répondit-il, rien ! J’en ai à lafemme en général, et à celle que tu viens denommer en particulier. C’est la plus écerveléeet la plus vaine de toutes.

— Que t’importe ? Il faut en rire. Tu nel’aimes pas, tu ne l’as jamais aimée.

— C’est ce qui te trompe, reprit-il en bais-sant la voix ; je l’ai aimée ! Sa faiblesse mesemblait une grâce ; elle était pure alors, et, sielle eût eu la patience de rester ainsi quelquetemps, j’aurais fait l’immense sottise de l’épou-ser. Elle a eu celle de céder trop vite à ses ab-surdes entraînements.

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— Ce qui est fort heureux pour toi ; tu luidois de la reconnaissance.

— Non, elle m’a rendu défiant et misan-thrope dès le début de ma carrière. T’avouerai-je tout ? c’est pour elle que je m’étais fait co-médien, comme toi pour…

— Pour personne ! que dis-tu là ?

— Ta prudence et ton silence ne metrompent pas, mon camarade ! Nous sommesblessés tous deux, toi par un amour domptéfaute d’espoir, moi par un amour enterré fauted’estime.

Ce fut la seule fois que Léon m’ouvrit soncœur. J’ai bien vu depuis que, s’il n’aimait plusAnna, il souffrait toujours de l’avoir aimée.

Le jour suivant, frère Ischirion vint nousdire que le prince désirait savoir l’heure à la-quelle il plairait à ces dames de dîner avec lui.Avant de répondre, nous voulûmes connaîtreles habitudes de Son Altesse. Des réponses du

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moine, il résulta pour nous que le héros étaità la fois sobre et glouton. Comme les loups,il pouvait jeûner indéfiniment et, au besoin,manger de la terre ; mais, quand il s’attablait, ilmangeait comme quatre et buvait comme six.En temps ordinaire, il ne faisait qu’un soliderepas par jour, à trois heures de l’après-midi.Le matin et le soir, il se contentait de quelquesfriandises. Nous résolûmes de nous conformerau programme, à la condition qu’aux friandiseson ajouterait pour nous des œufs, du fromageet beaucoup de jambon. Tout ceci décidé, ondemanda au bon frère pourquoi il était si pâleet paraissait si languissant. Il mit sa fatigue surle compte du repas monstre qu’il avait dû or-donner la veille et se garda bien de parler deson hallucination dans la bibliothèque. Je mehasardai à lui demander d’un air ingénu pour-quoi les têtes n’étaient plus sur la tour. De pâle,il devint livide, fit un signe cabalistique dansl’air et répondit d’un air égaré en se sauvant :

— Ce que fait le diable, Dieu seul le sait !

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— Voilà, nous dit Bellamare, une belle oc-casion de continuer le rôle du diable ! allonschercher les têtes, faisons-les disparaître.

— C’est fait, répondit Marco, je n’ai pasvoulu m’endormir sans me procurer une satis-faction. J’ai pris une pincette de brasero, et jeme suis glissé dans la bibliothèque. Le moine,qui s’était enfui sans demander son reste, avaitlaissé sa lampe éteinte et son grand panierbéant, j’y ai fourré les têtes et je les ai empor-tées.

— Et où diable les as-tu mises ? s’écria Ré-gine ; pas ici, j’espère ?

— Non ! je les ai cachées dans un trou devieux mur que j’ai bouché avec des pierres. Jeveux les y garder jusqu’à ce que je découvre oùce vieux animal perche. Alors, j’en ornerai sonlit ; je veux qu’il en crève de peur ; c’est une le-çon de propreté que je compte lui donner.

— Tu ferais mieux, observa Moranbois,d’infliger cette leçon-là au maître qu’au valet.

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— J’y songerai, répliqua gravement le petitbouffon.

À trois heures, le son retentissant d’une ef-froyable crécelle nous annonça le dîner, et unvalet en livrée, dont le costume européencontrastait avec ses longues moustaches et samartiale figure, vint nous annoncer par gestesque le dîner était servi. Pour la première fois,Purpurin, recouvrant la notion de la vie civili-sée et appréciant les choses à sa manière, dé-clara que ce cosaque du Monténégro avait unefichue tournure dans son habit de cérémonie,et qu’il voulait lui donner une leçon de belle te-nue et de belles manières. Il courut donc en-dosser une vieille livrée de théâtre à la modeLouis XV, mit une perruque poudrée, un peude fard et des gants de coton blanc, et, dèsque nous fûmes au réfectoire, il vint se plan-ter, d’un air gracieux et important, derrière lachaise destinée à Bellamare. L’accès de fou rirequi s’empara de nous et qui se prolongea long-temps, l’agréable surprise que nous fit éprou-

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ver la vue d’une table, d’une vraie table ser-vie à l’européenne avec tous les ustensiles quipermettent de ne pas déchiqueter la viandeavec les ongles, nous firent oublier que nousavions grand’faim, que les mets refroidissaientet que le prince se faisait attendre plus qu’il neconvenait à un homme élevé en France. Enfinla porte du fond s’ouvrit, et nous vîmes appa-raître d’abord un petit groom du type parisienle mieux accentué, en costume anglais irrépro-chable, puis un grand jeune homme maigre,vêtu à l’avant-dernière mode française, c’est-à-dire de quatre à cinq ans en arrière du mouve-ment. Il était joli garçon, mais sans grâce, etle bas de son visage avait comme un ravale-ment de sottise ou de timidité. Nous pensâmesque c’était un secrétaire, peut-être un parentdu prince, sortant à son tour du collège Hen-ri IV, peut-être son frère, car il lui ressemblait.Il parla, s’excusant d’avoir mis trop de tempsà une toilette dont il avait un peu perdu l’ha-bitude… déception ! c’était le prince lui-même

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rajeuni et amoindri par la chute de ses puis-santes moustaches, rasé, coiffé, pommadé, en-cravaté, les mouvements emprisonnés dans unhabit noir, la poitrine rétrécie dans un giletblanc à boutons de perles fines accompagné debeaucoup trop de chaînes d’or ; le prince tom-bé du paladin de l’Arioste dans le dandy italien,ou plutôt dans le Schiavone déguisé en mon-sieur, dont nous avions vu l’année précédenteles types nombreux à Venise, où ils sont insup-portables aux gens tranquilles par leur caquet,leur étourderie et le tapage qu’ils font dans lesthéâtres.

Notre Klémenti était plus intelligent etmieux élevé que ces petits seigneurs dépaysésqui vont chercher la civilisation hors de chezeux, et qui n’y rapportent pas toujours cequ’elle a de meilleur. Il y avait en lui un côtéchevaleresque et féodal qui l’empêchait d’êtreridicule ; mais, comme l’élément françaistransmis par sa mère s’était atrophié dans savie belliqueuse et dure, ce qu’il essayait d’en

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faire reparaître n’était ni de la dernière fraî-cheur ni de la première qualité. Ce revers de labelle médaille faisait regretter le profil antiquede la veille. Le camée était redevenu pièce decent sous.

Dépouillé de son costume pittoresque, il nenous parut plus qu’un personnage de troisièmerôle. En toquet à aigrette et en fustanelle, ilnous avait semblé parler notre langue aussibien que nous ; vêtu comme nous, les défautsd’élocution nous sautèrent aux oreilles. Il avaitun zézaiement désagréable et se servait d’ex-pressions vulgaires ou prétentieuses. Ce futbien pis quand il voulut se faire enjoué à notremanière. Il avait mis en réserve depuis sonadolescence (et il avait trente-deux ans) un re-cueil de vieux lazzis qui avaient trop traîné surles petits théâtres pour nous sembler drôles.Les lazzis qu’on transporte sur la scène sontdéjà usés dans la coulisse quand on les aban-donne au public. Jugez s’ils paraissent neufsquand ils ont passé par deux ou trois cents

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représentations ! Le prince tenait pourtant ànous les débiter pour nous faire voir qu’il étaitau courant, et, au lieu de nous parler de son ro-mantique pays, de ses combats et de ses aven-tures, choses qui nous eussent grandement in-téressés, il nous entretenait d’Odry dans lesSaltimbanques ou des aventures scandaleusesde certains rats d’Opéra déjà hors d’âge et par-faitement oubliés.

Il essaya aussi d’être égrillard, bien qu’il fûtchaste et froid comme un homme qui a troisfemmes, c’est-à-dire deux de trop. Il crut plaireà nos actrices ; mais Régine seule lui tint tête,et il comprit qu’il faisait fausse route auprèsdes autres. S’il manquait souvent de goût, il nemanquait pas de finesse.

Le dîner fut assez copieux pour nous per-mettre de manger ce qui était mangeable. Lereste était un mélange insensé d’aliments scan-dalisés de se trouver ensemble. L’ail, le miel, lepiment, le lait caillé, s’arrangeaient comme ils

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pouvaient avec les viandes et les légumes. Leprince dévorait tout sans discernement. Mo-ranbois, voulant faire allusion au repas des an-ciens, remarqua tout bas que notre hôte étaitgueulard comme l’antique. Le groom parisien,qui était un malin singe, l’entendit et se fenditla bouche jusqu’aux oreilles dans un sourired’approbation. Le drôle était fort réjoui de lafigure hétéroclite de Purpurin, et, tout en ser-vant, il lui faisait des niches qui compromet-taient cruellement la dignité de notre valet decomédie. Les autres valets, il y en avait unedemi-douzaine plantés autour de nous, graveset fiers dans leur costume national, étaient làpour la montre et ne bougeaient non plus quedes statues. Heureusement, le groom, lestecomme un lézard, courait de l’un à l’autre,nous versant des flots d’un Champagne fabri-qué à Trieste, à Vienne ou ailleurs, qui nouseût porté vite à la tête s’il eût été assez bonpour nous faire perdre la prudence. Moranboisn’était pas difficile, mais il pouvait boire impu-

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nément ; Lambesq se croyait encore trop ma-lade pour se risquer, et Marco, placé près deLéon, fut contraint par lui à s’observer.

Le prince seul s’alluma un peu, et, l’instinctbatailleur se réveillant, il nous dit quelquesmots au dessert sur l’éternelle lutte du payscontre les Turcs. Un bon grain d’ambition semêlait à son patriotisme, et il nous donna à en-tendre qu’il pourrait bien être nommé chef del’insurrection permanente qui avait pour idéefixe l’unité du pays et son indépendance.

Quelqu’un fit demander à lui parler, et ilsortit en nous priant de l’attendre à table.Alors, le groom, qui était un rabougri de vingt-deux ans, ivre de joie de trouver à qui parler etambitieux de parler à des comédiens, se mêlasans hésiter à notre conversation.

— N’allez pas croire, nous dit-il, tout ce quevous débite mon maître. C’est un homme ter-rible à la bataille, je ne dis pas non, mais pasplus que les autres, allez ! Ils sont comme ça

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une cinquantaine de princes qui s’entendentbien pour flanquer des tripotées aux chiens deTurcs, mais qui voudraient tous commanderen premier. Mon maître n’y arrivera pas, il esttrop Français ; sa mère n’était pas plus nobleque moi, et son père ne descendait pas toutdroit des fameux Klémenti de l’ancien temps.On ne voit pas de bon œil les genres européensque se donne monsieur, et ces gardes du corpsque vous voyez là, plantés comme des chan-delles, sans entendre un mot de ce que nous di-sons, nous méprisent ; ils voudraient me tordrele cou parce que je rase monsieur quand il veutêtre propre pendant quelque temps.

— S’il veut être propre, c’est pour nousplaire apparemment, dit Régine ; mais dis-nous, petit ! cette moustache coupée prouveque, d’ici à quelque temps, ton maître necompte pas sur la guerre, car cette lèvrebleuâtre ne serait pas d’ordonnance ?

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— Ça prouve peut-être, répondit le groom,que monseigneur veut tenter un coup de mainsans être reconnu ; on ne sait pas. Ça m’estégal, à moi : la paix, la guerre, ça se ressembletant dans ce pays de brigands, qu’on n’en voitpas la différence.

— Des brigands ? s’écria Lucinde ; j’ai tou-jours désiré d’en voir. Il y a en a donc par ici ?

— Il n’y a que de ça, mademoiselle, et vousen voyez là autour de vous.

— Allons donc ! Ces beaux hommes-là ?

— Aussi vrai que je vous le dis ! C’estcomme les loups : ça ne fait pas de mal quandça n’a pas faim ; mais, quand ça manque detout, gare aux gens qui prennent fantaisie devoir leurs montagnes ! Ils sont très doux etmême accueillants quand tout va bien chezeux ; mais, quand ils sont trop molestés par lesTurcs, il faut bien qu’ils prennent aux étran-gers de quoi acheter du pain et de la poudre.Braves gens tout de même ! seulement, c’est

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sauvage et il ne faudrait pas les agacer ! Il y aaussi des ramassis de bandits de tout pays quiparcourent la frontière, soi-disant comme pa-triotes, mais dont il y a bien à se méfier. N’allezjamais vous promener plus loin que le petit lacet ne vous risquez jamais dans la montagne. Jevous le dis sans rire.

Ce garçon intelligent et effronté, qui s’appe-lait Colinet et que son maître avait surnomméMeta, moitié d’homme, eût volontiers bavar-dé toute la nuit ; mais le prince rentra et nousemmena prendre le café dans son salon, quiétait délicieusement arrangé dans un goût bas-empire très intéressant. Il nous montra toutl’appartement, – sa chambre à coucher, déco-rée à la française, avec un lit français où ilne couchait pas, préférant s’étendre sur unepeau d’ours en hiver et sur une natte en été,– son boudoir et son cabinet de travail. Cespièces étaient riches, dorées sur toutes les cou-tures, mais sans caractère ni confortable sé-rieux. Nous préférâmes rester dans le salon

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oriental, où nous attendaient de superbes chi-bouques et des cigares détestables ; mais le ca-fé épais commençait à nous paraître délicieux.On s’y fait, et le rude marasquin du pays nenous parut plus si terrible qu’au commence-ment.

Le prince s’en abreuva de manière à tomberdans une torpeur qui ressemblait beaucoup ausommeil ; Impéria prit sa guipure ; Régine, avi-sant des cartes, défia Moranbois au besigue ;Bellamare défia Léon aux échecs ; Lambesqprit un numéro du Siècle qui avait trois se-maines de date, et Marco s’endormit, ce quilui arrivait toujours quand il ne pouvait rire etgambader. La soirée menaçait d’être trop pai-sible pour nous, lorsque le prince, se redres-sant sur son divan, se mit à réciter des vers deRacine en feignant de les avoir oubliés, pournous engager à les déclamer devant lui.

— C’est nous faire payer notre écot un peuvite, me dit tout bas Bellamare ; mais autant

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vaut payer comptant que de faire des dettes.Allons-y gaiement.

Le prince demandait une scène de Phèdre.C’était l’emploi de Lucinde ; mais elle avait prissur l’écueil une extinction de voix qui n’étaitpas entièrement dissipée, et elle était trop fièrede son bel organe pour consentir à le compro-mettre ; elle engagea Impéria à la remplacer.

— Je n’ai jamais joué qu’Aricie, réponditImpéria. Phèdre n’est ni dans mes moyens, nidans mes études.

— Ça ne fait rien, dit Bellamare. Tu sais lerôle, et, d’ailleurs, Moranbois est là.

Moranbois avait une mémoire prodigieuseet savait par cœur tout le répertoire classique.Il se dissimula derrière un écran, Impéria etRégine se drapèrent dans de grand châles decachemire que leur offrit le prince, et, se pla-çant à distance convenable, les lumières biendisposées et le fauteuil royal mis en état, c’est-

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à-dire posé à son plan, elles commencèrent lascène :

Ah ! que ne suis-je assise à l’ombre des fo-rêts !

J’étais curieux de voir comment Impéria,dont la voix était cristalline plutôt que tra-gique, réciterait ces vers de contralto, et com-ment son jeu si délicat et si mesuré se plieraità la sombre attitude de la femme dévoréed’amour. Elle avait ri d’avance du fiasco qu’elleallait faire et nous avait priés de l’applaudirquand même, afin que le prince, qui ne devaitguère s’y connaître, ne s’aperçût pas de son in-suffisance.

Quelle ne fut pas ma surprise, celle de Bel-lamare et de tous les autres, quand nous vîmestout d’un coup Impéria changer de figure, et,comme inspirée par la pensée du rôle, trouver,sans l’avoir jamais cherchée, l’attitude brisée etabsorbée de la grande victime du destin ! Sonœil se creusa et redevint fixe comme si elle in-

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terrogeait encore sur l’écueil maudit les voilesdécevantes qui s’effaçaient à l’horizon. Tout ceque nous avions souffert nous redevint présentet un frisson passa dans nos veines. Elle le sen-tit vibrer autour d’elle et sa figure prit une ex-pression que nous ne lui connaissions pas. Sonirréprochable diction s’accentua par degrés, safroide poitrine palpita, et sa voix frêle, devenuestridente, trouva des accents de détresse, derévolte et d’étouffement qui ne ressemblaient àrien de connu. Avait-elle la fièvre ? est-ce nousqui avions le délire ? Elle nous fit verser devéritables larmes, et cette émotion, nécessairesans doute à des gens qui s’étaient efforcé derire jusque dans les affres de la mort, nous em-porta jusqu’au délire. On applaudit, on cria, onse jeta dans les bras les uns des autres, on bai-sa les mains d’Impéria en lui disant qu’elle étaitsublime. On fit plus de bruit qu’une salle toutentière. Le prince fut oublié comme s’il n’eûtjamais existé.

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Quand je me souvins de lui, je vis qu’il nousregardait avec étonnement ; sans doute il nousprenait pour des fous, mais c’était encore unspectacle. Il croyait étudier la vie intime descomédiens, dont les gens du monde sont prodi-gieusement curieux, et qu’il ne saisissait là quedans un moment tout exceptionnel.

Il prenait intérêt à la chose. Tout ce quenous lui devions, c’était de ne pas l’ennuyer.Tout était donc pour le mieux. Il n’eut pas be-soin de nous demander une autre scène, nousavions tous un besoin enragé de jouer la tra-gédie et de nous sentir excités les uns par lesautres. L’hercule Moranbois alla chercher lacaisse aux costumes. Le boudoir du prince ser-vit de vestiaire aux hommes, son cabinet detravail aux femmes. Il remarqua un peu bê-tement la décence de nos habitudes, et Mo-ranbois, qui ne pouvait se contraindre long-temps, lui dit du ton le plus courtisan qu’il putprendre :

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— Alors, Votre Altesse s’était mis en têteque nous n’étions que des pignoufs ?

Le prince daigna rire aux éclats de cettesortie.

En un quart d’heure, nous avions passé nosmaillots et endossé nos draperies. Je faisaisHippolyte, Lambesq faisait Thésée, Anna Ari-cie, Léon Théramène. Nous jouâmes toute lapièce je ne sais comment ; nous étions touspris et enlevés au-dessus de terre par le talentqui se révélait chez Impéria. Il semblait quele naufrage eût changé son tempérament d’ar-tiste ; elle était nerveuse, enfiévrée, admirablequelquefois, déchirante toujours. Elle se livraitau hasard de l’inspiration, elle ne se rendaitpas compte de ce qu’elle faisait. Elle était prisepar moments d’une envie de rire qui se résol-vait en sanglots. Ce besoin de rire commen-çait aussi à solliciter notre système nerveux ;c’était la réaction inévitable après nos larmes.Quand Léon arriva au récit de Théramène,

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qu’il avait en horreur, il prétendit qu’il ne s’ensouvenait plus, et Marco, averti par lui, poussaPurpurin, costumé de la plus désopilante fa-çon, en face de Thésée. Purpurin ne se fit pasprier. Enchanté de montrer son talent drama-tique, il commença ainsi, mêlant ses deux ti-rades de prédilection :

À peine nous sortions des portes de Trézène.C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit,Ma mère Jézabel… Ses gardes affligés…

Il n’en put dire davantage. Le prince se ren-versa en riant sur les coussins, et ce fut pournous le signal d’une hilarité exubérante.

Pendant que nous quittions nos costumes,Bellamare eut aussi la comédie, et ce fut leprince qui la lui donna.

— Monsieur l’imprésario, lui dit ce naïf po-tentat, vous m’avez fait un mystère, je ne saispourquoi ;… mais enfin je le découvre, et vous

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allez avouer la vérité. Cette jeune actrice quevous appelez Impéria, c’est un nom de guerre ?

— Nous avons tous des noms de guerre, ré-pondit Bellamare, et cela ne couvre aucun se-cret digne d’intéresser Votre Altesse.

— Pardonnez-moi. J’ai parfaitement recon-nu mademoiselle Rachel.

— Qui ? s’écria Bellamare effaré de sur-prise ; laquelle ?

— Impéria, vous dis-je. J’ai vu Rachel unefois, dans Phèdre précisément. C’est sa taille,son âge, sa voix, son jeu… Allons, convenez-en, ne me mystifiez pas plus longtemps. C’estbien Rachel, qui, pour me punir de ne l’avoirpas reconnue tout de suite, vous a défendu detrahir son incognito.

Bellamare était trop honnête pour mentir,et en même temps trop malin pour renoncer audivertissement que nous promettait l’étrangeerreur du prince. Il assura qu’Impéria n’était

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pas Rachel, mais il l’assura d’un ton craintif etavec des airs embarrassés qui persuadèrent ànotre hôte qu’il ne s’était pas trompé.

Quand Impéria rentra au salon, Klémentilui baisa respectueusement et tendrement lesmains en la suppliant de garder le cachemirequ’elle lui rapportait. Elle le refusa, disantqu’elle n’avait pas assez de talent et de réputa-tion pour accepter un tel cadeau. Lucinde, quisurvint, la trouva bien sotte et regretta beau-coup de n’avoir pas joué Phèdre. Régine lui dittout bas :

— Prends-le, tu me le donneras, si tu n’enveux pas.

Le prince paraissait blessé du refus. Bella-mare prit le châle et dit au prince qu’il le feraitaccepter ; mais il le replaça adroitement dansla chambre de Son Altesse, jugeant avec raisonqu’il ne fallait pas exploiter le nom de Rachel,et que le présent ne serait acceptable que lors-

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qu’il serait offert à Impéria appréciée pour elle-même.

Quand nous fûmes rentrés chez nous, ilnous régala de l’anecdote, tout en ajoutantqu’Impéria avait révélé ce soir-là des qualitésqui rendaient la méprise de notre hôte excu-sable.

— Taisez-vous, mon ami, répondit Impériatout à coup attristée. Ce que j’ai été ce soir,je l’apprécie mieux que vous. Je me suis livréeà un essai, j’ai joué d’inspiration, croyant êtredétestable, et en me promettant de charger en-core, si je vous faisais rire. Je vous ai fait pleu-rer parce que vous aviez besoin de pleurer ;mais vous rirez demain si je recommence.

— Non, dit Bellamare, je m’y connais ; ceque tu as trouvé ce soir était vraiment beau ; jet’en donne ma parole d’honneur.

— Eh bien, si cela est vrai, reprit-elle, je nele retrouverai pas demain, puisque je l’ai faitsans intention.

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— On verra ! dit Lucinde, qui s’était laisséentraîner comme les autres à applaudir sacompagne, mais qui en avait assez déjà et nese souciait pas d’être mise hors de concours.

— Voyons tout de suite, reprit Bellamareavec la passion qu’il portait dans son enseigne-ment ; si c’est une inspiration fugitive commetant d’artistes distingués en ont eu une dansleur vie pour ne plus la ressaisir, je vais le voir,moi ! Recommence moi ça !

Ah ! que ne suis-je assise…

— Je suis fatiguée, répondit Impéria, celam’est impossible.

— Fatiguée ? raison de plus, allons ! essaye,je le veux, c’est pour toi, ma fille ! tâche de gra-ver ton inspiration sur le marbre avant qu’ellesoit refroidie. Si tu la retrouves, je vais la noter,et je te l’incrusterai après pour que tu ne laperdes plus.

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Impéria s’assit, essaya de composer son at-titude et sa physionomie. Elle ne retrouva nison aspect, ni son accent.

— Vous voyez bien, dit-elle, c’était le pas-sage d’un souffle. Peut-être même n’y avait-ilrien en moi. Vous avez eu l’hallucination col-lective qui appartient aux imaginations exal-tées.

— Ce sera donc comme pour moi ? lui dis-je. J’ai eu le feu sacré un certain soir, et,après…

— La chose arrive à tout le monde, répon-dit Bellamare. Je me souviens d’avoir joué Ar-nolphe tout un soir sans parler du nez. J’avaisbattu ma femme le matin, et j’étais radieuxcomme les astres. De ce qu’on retombe dans sanature après ces prodiges-là, il n’en résulte pasqu’on ne puisse pas les reproduire et les fixer.Ne vous découragez jamais, enfants ; Apollonest grand et Bellamare est son prophète !

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Le lendemain, Bellamare fut mandé par leprince dans son cabinet.

— Il faut, lui dit-il, que vous fassiez acte decourage, fussiez-vous encore un peu fatigué.J’espérais vous laisser quelques jours de re-pos ; mais la situation me presse, et, d’ailleurs,la présence de Rachel parmi vous… Ne ditespas non, mon groom a causé ce matin avecvotre jeune comique, qui lui a tout avoué ; c’estbien Rachel qui se cache sous le nom d’Im-péria. Je n’aurais pas pu m’y tromper, moi !J’ai encore la voix de Rachel dans l’oreille etson fin profil devant les yeux. Si elle persisteà se dissimuler, ne la contrariez pas, nous fe-rons semblant de garder son secret ; mais leprestige de son vrai nom et la séduction deson merveilleux talent vont être d’une grandeutilité à ma patrie. Entendez-moi bien ; per-sonne n’est capable de commander une vasteinsurrection. Tous ces petits seigneurs, égale-ment braves et dévoués, manquent tous égale-ment du nécessaire : l’argent et l’intelligence.

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Je suis riche, moi, et j’ai reçu l’éducation quitire un homme d’un sauvage. Le salut généralest donc dans mes mains, si l’on veut ouvrirles yeux. Il y a des préventions contre moi pré-cisément à cause de cette éducation dont onne comprend pas les avantages. On me traitede baladin parce que j’aime les arts ! Aidez-moi à séduire et à charmer ces esprits incultes.Dites-leur de beaux vers dont je leur donneraila traduction faite par moi, et dont l’harmo-nieuse solennité les frappera de respect. Mon-trez-leur des costumes sérieux, chantez-leur debeaux airs guerriers, je sais que vous êtes tousmusiciens… et enfin… enfin, si Rachel voulait,si Rachel, revenant de très peu d’années enarrière, consentait à leur chanter cette Mar-seillaise qui a, dit-on, passionné le peuple fran-çais… Voyons ! je sais qu’elle ne veut plus lachanter ; mais ici, sous un pseudonyme trans-parent… Impéria ! impératrice, c’est si clair !Je sais bien que ce chant la fatigue beaucoup,mais j’ai des pierreries pour l’indemniser, et de

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plus beaux cachemires que celui qu’elle a re-fusé hier. Quant à vous, monsieur l’imprésa-rio, j’en passerai par tout ce que vous voudrez.Vous ne m’avez pas fait de conditions ; voici lemoment, mettez-vous à mon bureau. Écrivez,et je signerai.

À moins d’être un coquin, tout autre queBellamare eût été embarrassé d’accepter ; maisil savait être honnête homme et homme d’es-prit en même temps, il prit son parti surl’heure, et il écrivit ce qui suit :

« Le prince Klémenti engage pour un moisla troupe du sieur Bellamare à mille francs parchaque représentation qu’elle donnera dans lechâteau de Son Altesse, avec le concours demademoiselle Impéria. Il sera, en outre, allouéà ladite demoiselle Impéria une somme demille francs par représentation, si, à la fin duditengagement, le prince Klémenti persiste à voiren elle l’égale de mademoiselle Rachel dansle chant de la Marseillaise et dans la tragédie ;

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faute de quoi, il ne sera dû à ladite Impériaqu’un présent à la convenance dudit prince. »

Le prince trouva la rédaction ingénieuse,signa et donna mille francs d’avance. Bella-mare, en se retirant, lui dit, pour l’acquit de saconscience :

— Je vous jure, Altesse, qu’Impéria n’estpas Rachel.

— Parfait ! parfait ! s’écria le prince enriant. Appelez votre monde et choisissez votresalle de spectacle. Moi, je vais envoyer mes in-vitations pour dimanche.

Il sonna Meta, qui, à son service depuistrois ans, avait appris la langue du pays, etil lui ordonna de servir de truchement entrela troupe et les ouvriers qu’elle aurait à em-ployer. De ce moment, Meta, qui nous aimaitavec passion, ne nous quitta plus que pour ha-biller et raser le prince. C’était un garçon in-telligent, audacieux et corrompu, un vrai ga-

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min de Paris, qui se vantait d’avoir joué sonrôle sur mainte barricade. Il avait vu Rachelaux spectacles gratis, et, bien certain qu’ellen’était point parmi nous, il avait abondé mali-cieusement dans la fantaisie de son maître, surlequel il avait l’ascendant qu’on laisse prendreaux enfants gâtés. Il était donc le principal au-teur du roman dont nous allions aborder lesaventures.

Léon blâma beaucoup le mezzo termine deBellamare, et prétendit que nous faisions dunom de Rachel une exploitation jésuitique. Im-péria se sentit beaucoup de répugnance à êtrel’objet de cette supercherie du prince vis-à-visde ses invités ; mais le prince y mettait unebonne foi si obstinée ou si bien imitée, tousnos efforts pour le détromper furent tellementvains, que les scrupules s’envolèrent et qu’onse prépara gaiement à jouer du Corneille et duRacine au couvent-évêché-palais-forteresse deSaint-Clément.

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Nous ne pouvions trouver mieux que la mo-numentale bibliothèque. Il y avait place pourun public de quatre cents personnes, maxi-mum indiqué par le prince, plus pour un jolipetit théâtre, avec ses coulisses, vestiaire etdégagements. Les solides rayons qui avaientjadis porté des in-folio manuscrits, des vo-lumes imprimés dans toutes les langues, furentdémontés et rajustés de façon à former unetrès belle estrade pour le public. Nous avionsdes ouvriers à discrétion, très actifs et soumis.C’étaient des soldats de l’armée du prince. Onfit venir du nouveau couvent deux moines qui,pensant décorer une chapelle, nous peignirentà la détrempe, dans le style gréco-byzantin,une forte jolie devanture et les manteaux d’arle-quin, c’est-à-dire les premières coulisses à de-meure qui servent de repoussoir aux autres.Un immense tapis fit l’office de toile ; c’étaitun peu lourd, il fallait quatre hommes pour lemanœuvrer, cela ne nous regardait pas. Mo-ranbois se chargea de composer le décor, qu’il

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entendait mieux que personne. Léon le dessi-na, je le peignis avec l’aide de Bellamare et deMarco. La toile de fond du péristyle classiquepour la tragédie avait déjà été réparée à Gra-vosa. Lambesq répara de son mieux les instru-ments qui avaient souffert. L’orchestre, c’est-à-dire le quatuor qui nous en tenait lieu, futcaché dans la coulisse pour que les acteursen représentation pussent faire de temps entemps leur partie, sans être vus jouant du vio-lon ou de la basse en costume d’empereur oude confident. Bellamare avait introduit une in-novation : un coryphée récitait en guise dechœur une pièce de vers à la fin ou à l’entréedes actes. Ces vers, imités des anciens textes,étaient fort beaux, ils étaient de Léon. L’or-chestre les accompagnait en sourdine sur unrythme grave et monotone que j’avais compo-sé, c’est-à-dire pillé, mais qui faisait très boneffet.

Pendant que nous nous hâtions ainsi, Impé-ria étudiait la Marseillaise, qu’elle n’avait chan-

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tée de sa vie et qu’elle n’avait jamais entenduchanter par Rachel ; elle savait seulement que,sans voix et sans aucune méthode musicale,la grande tragédienne avait composé une sortede mélopée dramatique qui était plutôt miméeet déclamée que chantée. Impéria musiciennene pouvait pas faire si bon marché du thèmemusical et n’espérait point arriver à la beautésculpturale, à l’accent voilé et terrible de cellequ’on avait appelée la muse de la liberté. Savoix pure voulait chanter, mais elle était tropdouce pour armer des bataillons. Elle prit le par-ti de s’exprimer selon sa nature, dont le fondétait calme, résolu et tenace. Elle fit appel auxcordes de sa volonté stoïque et fière ; elle futtoute simple, elle chanta toute droite, elle re-garda son public en face avec une fixité fasci-natrice, elle marcha sur lui en étendant les brascomme si elle eût marché à la mort au milieudes baltes avec une indifférence dédaigneuse.Cette interprétation fut un chef-d’œuvre d’in-telligence. La première fois qu’elle l’essaya de-

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vant nous, la première strophe nous étonna,la seconde commença de nous agiter, la troi-sième nous emporta. Ce n’était pas un appel àl’enthousiasme, c’était comme un défi d’autantplus excitant qu’il était froid et hautain.

— C’est cela ! dit Moranbois, qui, vous vousen souvenez, était le juge infaillible de l’effet,par conséquent du résultat. Ce n’est pas laMarseillaise vociférée aux titis, ni drapée pourles artistes ; c’est la Marseillaise crachée au vi-sage des capons.

Nous ne vîmes le prince qu’à dîner duranttous ces préparatifs. Il avait fort à faire de soncôté pour rassembler et attirer son public, dontles principaux membres étaient séparés de luipar des montagnes et des précipices. Tous ceschefs de clan n’étaient pas bien difficiles à hé-berger. Une salle commune, des tapis et descoussins, ils n’en demandaient pas davantage.Ils apportaient tout leur bagage dans leur cein-ture, armes, pipes et tabac. N’admettant pas

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leurs femmes à se promener et à se divertiravec eux, ils simplifiaient beaucoup les em-barras de l’hospitalité. Ce public sans femmesnous refroidit d’abord, mais il excita l’entraind’Impéria pour la Marseillaise.

Lucinde avait repris son rôle de Phèdre, et,sauf le prince et son groom, tout l’auditoirela prit sérieusement pour la célèbre Rachel.Impéria récitait admirablement les tirades ducoryphée, mais on n’y faisait pas grande at-tention. Quand elle parut à la fin en tuniquecourte, manteau rouge et bonnet phrygien,avec un drapeau aux couleurs de l’insurrectionlocale, on se ravisa, et la Marseillaise fit lemême effet qu’elle avait fait sur nous. On écou-ta en silence, puis un murmure s’éleva commeun souffle d’orage, puis une sorte de fureuréclata en cris, en trépignements et en menaces.Un éclair passa dans la salle, c’étaient tous lesyatagans tirés de la ceinture et brandis au-des-sus des têtes. Toutes ces longues figures im-posantes, qui depuis le commencement de la

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représentation nous contemplaient avec uneattention majestueuse et froidement bien-veillante, devinrent terribles : les moustachesse hérissèrent, les yeux lancèrent des flammes,les poings menacèrent le ciel, Impéria eutpeur. Ce public de lions du désert, qui semblaitvouloir s’élancer sur elle en rugissant et enmontrant les griffes, faillit la faire fuir dans lacoulisse ; mais Moranbois lui criait de sa voixrauque au milieu du vacarme :

— Tiens ton effet, tiens-le ! toujours, tou-jours !

Elle fit ce qu’elle croyait ne pouvoir fairede sa vie ; elle s’avança jusque sur la rampe,bravant le public et gardant son impassible au-dace, rendue plus émouvante par la délicatessede sa taille et de son type d’enfant. Alors, ce futun transport de sympathie dans la salle ; tousces héros de l’Illiade, comme les appelait Bel-lamare, lui envoyèrent des baisers ingénus etlui jetèrent leurs écharpes d’or et de soie, leurs

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chaînes d’or et d’argent, et jusqu’aux richesagrafes de leurs toques : on en eut pour uneheure à tout ramasser.

Le prince avait disparu pendant ce tumulte.Où était-il ? Très naïf avec nous, mais très ma-lin avec les gens de son pays, il s’était ménagéson effet. Il avait reçu ses hôtes en costumefrançais, prenant plaisir à les agacer par cetteaffectation, et voulant les forcer à l’accepterpour un métis qui valait tous leurs pur-sang.Dans l’entr’acte que lui ménageait le long etbruyant triomphe d’Impéria, il avait été les-tement revêtir son plus magnifique costumed’apparat et il avait replacé sa belle moustachede cérémonie, qui était en tout temps postiche,la sienne étant pauvre naturellement. Il fit ainsison entrée sur la scène et présenta à la pré-tendue Rachel un énorme bouquet d’anémonesde montagne et de fleurs de myrte dont la tigeétait passée dans un bracelet de diamants.

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Il accompagna cette offrande d’un speech enlangue du pays, qu’il débita en se tournant versle public, et qui exprimait l’ardent patriotismeet l’implacable vendetta nationale que le géniede l’artiste avait fait vibrer et tressaillir dansdes âmes héroïques. Puis, voyant que le pu-blic hésitait à accepter les faciles transforma-tions de sa personne, le prince ajouta quelquesmots en touchant son dolman et sa barbe enfrappant sur son cœur. Cela était facile à com-prendre. Il leur disait que la valeur d’unhomme n’était pas dans un costume qu’on pou-vait se procurer avec de l’argent, ni dans unemoustache que le barbier pouvait aussi bien re-planter qu’abattre, mais qu’elle était dans uncœur vaillant que Dieu seul pouvait vousmettre dans la poitrine. Il accentua si bien cedernier trait et son geste fut si énergique, qu’ilenleva son effet en maître comédien brûleur deplanches. Il avait certes étudié Lambesq, et di-sait tout aussi bien que lui dans son idiome.Nous donnâmes le signal des applaudisse-

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ments dans la coulisse, et le public entraîné luifit l’ovation qu’il avait couvée.

Impéria, rentrée au foyer, s’évanouit de fa-tigue et d’émotion. En reprenant ses esprits,elle vit à ses pieds le monceau d’hommagesqui lui avaient été jetés. Elle les fit emporterpar Moranbois, comme appartenant à l’asso-ciation, et, quoi qu’on pût lui dire, il fallut lesmettre à la caisse commune. Elle n’en gardaque deux belles écharpes dont elle fit cadeauà Lucinde et à Régine, lesquelles n’étaient quepensionnaires. Bellamare exigea pourtantqu’elle reprit le bracelet de diamants pour leporter devant le prince, qui ne comprenait pasles refus, et ne les attribuait qu’au dédain pourla valeur de l’objet offert.

Nous jouâmes ainsi quatre fois la tragédieen un mois devant un auditoire toujours plusnombreux, et toujours la Marseillaise excita lesmêmes transports et fit pleuvoir une grêle decadeaux. C’était comme à Toulon, seulement

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c’était plus luxueux, et, comme le prince per-sistait à vouloir persuader aux autres et à lui-même que personne autre que Rachel n’étaitcapable de chanter la Marseillaise comme Im-péria la chantait, nous nous vîmes à la têted’une belle somme et d’une valeur réalisabletant en bijoux anciens et en tissus brodés qu’encouteaux, pipes et autres objets riches et cu-rieux. Impéria se fâchait très sérieusementquand on essayait de séparer ses intérêts desnôtres. Elle entendait que le traité d’associa-tion fût exécuté à la lettre. Elle ne profita deses avantages que pour faire donner une bellegratification aux pensionnaires. Lambesq n’enfut point exclu, malgré tous ses torts. Il avaitfait ronfler les vers avec des vibrations cyclo-péennes qui avaient produit plus d’effet que lejeu correct et approfondi de Léon. Il avait donccontribué à nos succès, on lui devait une ré-compense. Il ne s’y attendait pas et se montratrès reconnaissant.

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Le succès, c’est la vie pour le comédien,c’est la sécurité du présent, c’est l’espéranceillimitée, c’est la confiance dans la bonneétoile. Nous étions unis comme frères etsœurs ; plus de jalousies, plus de dépits, plusde bourrasques ; une obligeance parfaite detous pour tous, une gaieté intarissable, unesanté de fer. Nous avions cette prodigieuseexubérance de vitalité et cette imprévoyanceenfantine qui caractérisent la profession quandelle va bien. Nous faisions d’ardentes études,nous introduisions des perfectionnements ànotre mise en scène. Bellamare, n’ayant pas lessoucis du dehors, était tout à nous et nous fai-sait faire des progrès réels. Léon n’était plustriste. Le plaisir d’entendre bien dire ses verspar Impéria le remettait en veine d’inspiration.Nous menions une vie charmante dans notreoasis. Le temps était superbe et nous permet-tait de temps en temps des promenades dansun pays entrecoupé d’horreurs splendides etde merveilles cachées. Nous n’apercevions pas

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l’ombre d’un brigand. Il est vrai que, quandnous devions nous aventurer un peu dans lamontagne, le prince nous faisait escorter ; nousallions alors chasser, et les femmes nous rejoi-gnaient avec les provisions pour déjeuner dansles sites les plus sauvages. Nous étions affolésde découvertes, et personne ne se souciait plusdu vertige.

Les habitants de la vallée nous avaient prisen amitié et nous offraient une hospitalité tou-chante. C’était les plus honnêtes, les plusdouces gens du monde. Le soir, quand nousrentrions dans la forteresse, il nous semblaitrentrer chez nous, et le grincement du pont-le-vis derrière nous ne nous causait aucune mau-vaise impression. Nous prolongions les études,les dissertations littéraires, les gais propos, lesrires et les gambades jusque fort avant dans lanuit. Nous n’étions jamais épuisés, jamais las.

Le prince s’absentait souvent et toujours in-opinément. Se préparait-il à un coup de main,

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comme son groom le pensait, ou chauffait-ilson parti pour en prendre la direction su-prême ? Meta, qui bavardait plus que nous nele lui demandions, prétendait qu’il y avait degrandes intrigues pour et contre son maître,qu’il y avait un compétiteur plus sérieux quelui, appelé Danilo Niégosh, lequel réunissaitplus de chances dans la province de la Mon-tagne-Noire, où Klémenti échouerait certaine-ment malgré ses efforts, ses dépenses, ses ré-ceptions et son théâtre.

— Il n’y a, disait-il, qu’une chose qui pour-rait le faire réussir : ce serait d’enlever auxTurcs, à lui tout seul, une bonne place deguerre. C’est comme ça dans le pays. Ces mes-sieurs, quand ils vont tous ensemble, font au-tant les uns que les autres ; aussi les ambitieuxvoudraient bien faire un coup d’éclat sansavertir personne, ou réussir avec leur petitebande dans une entreprise que tous les autresauraient jugée impossible. C’est comme çaqu’ils font quelquefois des choses étonnantes ;

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mais c’est comme ça aussi qu’il leur en cuitbien souvent pour s’être attaqués à plus fortqu’eux, et c’est toujours à recommencer.

Le groom avait peut-être raison ; nous nepouvions cependant nous empêcher d’admirerces beaux seigneurs, barbares de mœurs etd’habitudes, mais fiers et indomptables, qui ai-maient mieux vivre en sauvages dans leurs in-expugnables montagnes que de les abandon-ner à l’ennemi pour aller vivre dans les pays ci-vilisés. Nous sentions plus d’estime et de sym-pathie pour eux que pour notre prince, et ilnous semblait que les autres chefs n’avaientpoint à lui envier sa littérature et sa barbed’emprunt. Nous nous trouvions ridicules deleur vouloir infuser une civilisation dont ilsn’avaient aucun besoin, et qui n’avait servi auprince qu’à le dépoétiser de moitié.

Peut-être trouverez-vous que nous avionstort et que nous raisonnions trop en artistes,c’est possible. L’artiste s’éprend de la couleur

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locale et se soucie peu des obstacles qu’elleapporte au progrès. Je vous l’ai dit, il ne vapas au fond des idées : il s’y noierait ; il estfait d’imagination et de sentiment. Nous ne dis-cutions pas avec le prince. C’eût été fort in-utile et il ne nous en donnait pas le temps.Quand il venait nous trouver à nos répétitions,ou quand il nous emmenait dans son salonbyzantin, il nous pressait comme des citronspour exprimer à son profit notre esprit et notregaieté. Avait-il un réel besoin de s’amuser etd’oublier avec nous sa petite fièvre d’ambition,ou s’exerçait-il avec nous à jouer le rôle d’unhomme frivole, pour endormir les soupçons decertains rivaux ?

Quelle que fût sa pensée, il était parfaite-ment aimable et bon enfant, et nous ne pou-vions pas lui refuser d’être aimables avec lui. Ilnous faisait bien payer notre écot à sa table etgagner l’argent de notre traité, car il nous de-mandait très souvent la comédie gratis pour luiseul, et il riait à se tordre devant l’excellent co-

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mique de Bellamare et la gentillesse burlesquede Marco ; mais il ne s’était montré ni défiantni avare, et nous ne voulions pas être en resteavec lui. S’il n’avait pas toujours un excellentton, il avait au moins l’esprit de combler nosactrices d’attentions et de prévenances sansfaire la cour à aucune. Comme Anna continuaitd’avoir la tête fort montée pour lui, nous avionscraint quelque tiraillement dans nos rapports àce sujet. Nous ne faisions pas les pédagoguesavec ces dames, mais nous détestions les gensqui viennent roucouler sous les yeux des ac-teurs et qui les obligent ainsi à faire des figuresde jaloux ou de complaisants, encore qu’ils nesoient ni l’un ni l’autre. En province et dansune petite troupe, la situation est parfois insup-portable, et nous n’étions pas plus disposés àla subir dans un palais d’Orient que dans lescoulisses de Quimper-Corentin. Anna avait étébien avertie que, si le prince lui jetait le mou-choir, nous ne voulions être ni confidents ni té-moins.

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Le prince fut plus fin que de cacher sesamours, il s’abstint de toute galanterie. Il nousvoulait dispos et en possession de tous nosmoyens ; il ne voulut pas mettre le troubledans notre intérieur, et nous lui en sûmesbeaucoup de gré. Nous lui avons dû un mois debonheur sans nuage. J’ai besoin de me le rap-peler pour vous parler de lui avec justice. Com-bien nous étions loin de prévoir par quelle hor-rible tragédie nous devions payer sa splendidehospitalité !

Il faut pourtant que j’arrive à ce déchire-ment, à cette scène atroce dont le souvenir mefait toujours venir une sueur froide à la racinedes cheveux. Nous avions rempli notre enga-gement. Nous avions joué Phèdre, Athalie, Po-lyeucte et Cinna. Le prince tint ses promesseset nous fit riches. En réglant avec nous, il nousmontra une lettre de Constantinople où on luiapprenait que Zamorini était parti pour la Rus-sie. Cet exploiteur nous faussait compagnie,nous étions dégagés envers lui. Il laissait à

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notre charge le voyage que nous avions fait,mais nous étions trop bien dédommagés pournous plaindre, et Bellamare hésitait à décidersi nous irions à Constantinople pour notrecompte, ou si nous retournerions en Francepar l’Allemagne. Le prince nous conseillait cedernier parti ; la Turquie ne nous donneraitque déceptions, périls et misères. Il nous enga-geait à nous rendre à Belgrade et à Pesth, nousprédisant de grands succès en Hongrie ; mais ilnous pria de ne prendre aucun parti avant unecourte absence qu’il était forcé de faire. Peut-être nous demanderait-il encore une quinzaineaux mêmes conditions. Nous promîmes de l’at-tendre trois jours, et il partit en nous répétantde considérer sa maison comme la nôtre. Ja-mais il ne se montra plus aimable. Il persistaitsi bien à prendre Impéria pour Rachel, qu’il luidit eu lui faisant ses adieux :

— J’espère que vous ne garderez pas unmauvais souvenir de mon sauvage pays, et que

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vous direz un peu de bien de moi à vos géné-raux et à vos ministres.

Nous restâmes donc fort tranquilles sousla garde des douze hommes de garnison quiveillaient au service de la maison et à celuide la forteresse, tour à tour domestiques etsoldats. Je vous ai dit que c’étaient de beauxhommes graves qui n’entendaient pas un motde français. Une espèce de lieutenant, qui s’ap-pelait Nikanor (je ne l’oublierai jamais), et quicommandait en l’absence du prince, parlaittrès bien italien, mais il ne nous parlait jamais.Nous n’avions point affaire à lui, ses fonctionsétant toutes militaires. C’était un grandvieillard dont le regard oblique et la lèvremince ne nous plaisaient pas. Nous nous ima-ginions, non sans raison, qu’il avait un profondmépris, peut-être une secrète aversion pournous.

Notre service immédiat était fait par le frèreIschirion et par le petit Meta, et autant que

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possible nous nous passions d’eux. Le moineétait malpropre, curieux, obséquieux et faux.Le groom était bavard, familier, loustic mais ca-naille, disait Moranbois.

Ce ne fut donc pas sans déplaisir que nousvîmes notre petit Marco se lier jusqu’au tutoie-ment réciproque avec ce garçon et s’isoler denous de plus en plus pour courir avec lui dansles cloîtres et dans les offices. Marco répondaità nos reproches qu’il était le fils d’un ouvrierde Rouen, comme Meta était celui d’un ouvrierde Paris, qu’ils avaient parlé le même argot dèsl’enfance, que Meta avait tout autant d’espritque lui, enfin qu’ils n’étaient pas plus l’un quel’autre. Il donnait pour prétexte à son éternellemaraude avec ce Frontin le plaisir de faire en-rager le moine, qui était une vieille peste et lesdétestait tous les deux. Il était facile de voirque le moine les avait effectivement en hor-reur, bien qu’il ne se plaignit jamais de leursmalices et parût les supporter avec une an-gélique patience. L’histoire des têtes de Turcs

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lui était restée sur le cœur. Il les avait retrou-vées sur l’autel d’un petit oratoire où il faisaitses dévotions et serrait ses confitures. Il avaitfort bien deviné l’auteur de cette profanation.J’ignore s’il s’en était plaint au prince. Leprince avait paru ignorer tout, et les têtesn’avaient jamais reparu.

Comme notre table était désormais aussibien servie que le permettaient les ressourcesdu pays et les notions culinaires d’Ischirion,nous avions formellement défendu à Marco età Meta de dérober quoi que ce soit à l’office,et, s’ils continuaient ce pillage, c’était pour leurcompte et à notre insu.

Un jour, ils vinrent à la répétition avec desfigures toutes bouleversées, riant d’un rireétrange, plutôt convulsif que gai. Nous n’ai-mions pas que Meta se tînt dans nos jambespendant l’étude. Il nous dérangeait, touchait àtout et ne faisait que babiller. Bellamare, im-patienté, le mit à la porte un peu durement, et

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gronda Marco qui s’était fait attendre et qui ré-pétait tout de travers. Marco se mit à pleurer.Comme cela ne lui arrivait pas souvent et qu’ilétait réellement en faute, on crut devoir laisserla leçon de Bellamare entrer un peu en lui,et on ne chercha pas à les réconcilier tout desuite. Après la répétition, il disparut. Nous nenous sommes jamais pardonné cette sévérité,et Bellamare, si sobre de réprimandes et si pa-ternel avec les jeunes artistes, se l’est repro-chée comme un crime.

Nous dînions toujours à trois heures dans legrand réfectoire. Ni Marco ni Meta ne se mon-trèrent. On pensa qu’ils boudaient comme desenfants qu’ils étaient.

— Qu’ils sont bêtes ! dit Bellamare, j’avaisdéjà oublié leurs méfaits.

Le soir vint, et la collation nous fut serviepar Ischirion en personne. Nous lui deman-dâmes où étaient les jeunes gens. Il nous ré-pondit qu’il les avait vus sortir avec des lignes

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pour pêcher dans le lac, que sans doute ilsétaient revenus trop tard et avaient trouvé lepont levé, mais qu’il n’y avait pas lieu de s’eninquiéter. Partout dans le village ils trouve-raient des gens empressés à leur donner l’hos-pitalité jusqu’au lendemain.

La chose était si vraisemblable, nous avionsété si bien accueillis toutes les fois que nousavions parcouru le village, que nous neconçûmes aucune inquiétude. Cependant,nous fûmes frappés de ce que Lambesq nousdit en rentrant dans notre chambre. Il nous de-manda si nous savions que le prince avait unharem.

— Non pas un harem précisément, lui ré-pondit Léon ; c’est, je crois, ce qu’on appelle unodalik. Il n’est pas, comme les Turcs, marié àl’une de ses femmes et possesseur des autrespar droit d’acquisition. Il a tout simplementplusieurs maîtresses qui sont libres de le quit-ter, mais qui n’en ont nulle envie, parce qu’elles

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seraient vendues à des Turcs. Elles vivent enbonne intelligence, probablement parce quecela est dans les habitudes des femmes del’Orient, et on les tient cachées, parce que celaest la manière d’aimer ou le point d’honneurdes hommes.

— C’est possible, reprit Lambesq ; mais sa-vez-vous dans quel coin de ce mystérieux ma-noir elles sont murées ?

— Murées ? dit Bellamare.

— Oui, murées, bien murées. On a suppri-mé toutes les portes qui communiquaient avecla partie du couvent qu’elles habitent ; c’estl’ancienne buanderie, où il y a une belle ci-terne. On a fait de cette buanderie une salle debains très luxueuse, on a planté un petit jardindans le préau, on a bâti un très joli kiosque, etces trois dames vivent là sans jamais sortir. Il ya une négresse pour les servir et deux gardienspour surveiller l’unique porte de leur prison, oùle prince se rend la nuit par un couloir pratiqué

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dans l’épaisseur des murs. Ce cher prince a lalasciveté pudique des Orientaux.

— Comment savez-vous ces détails ? lui ditBellamare avec surprise. Est-ce que vous au-riez eu l’imprudence de rôder par là ?

— Non ; ce serait de mauvais goût, réponditLambesq, et Dieu sait si ces dames sont deshouris ou des guenons ! Enfin je n’ai pas ététenté ; mais le petit effronté de groom a trouvédans l’appartement du prince la clef du pas-sage mystérieux, et il s’en est servi plusieursfois pour voir, sans être aperçu, ces damesdans le bain.

— Il vous l’a dit ?

— Non ; c’est Marco qui me l’a dit, etmême…

— Et même quoi ?

— Je ne sais si je dois vous le dire… il mel’a confié un soir qu’il était gris et qu’il se ré-conciliait avec moi plus qu’il n’était nécessaire.

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Je me serais bien passé de sa confiance ; maisj’avoue que j’étais curieux de voir s’il se mo-quait de moi, et il m’a donné des détails quime prouvent… Enfin je crois qu’il est bon quevous le sachiez ; Meta l’a emmené avec lui voirla toilette des odalisques, et il en a eu la têtetournée. Je gage qu’il était là hier quand nousl’avons attendu à la répétition, et peut-être lachose n’est-elle pas sans danger pour lui. Je nesais pas comment les icoglans du prince pren-draient la plaisanterie, s’ils le pinçaient en fla-grant délit de curiosité.

— Bah ! nous ne sommes pas chez lesTurcs, reprit Bellamare, on ne l’empalerait paspour ça ; mais le prince serait fort mécontent,je suppose, et je vais m’opposer sévèrement àces escapades. Marco est un bon et brave en-fant ; quand il comprendra que ces petites fo-lies-là peuvent porter atteinte à notre honneur,il y renoncera. Vous avez bien fait, Lambesq,de me dire la vérité, et je regrette que vous neme l’ayez pas dite plus tôt.

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On se coucha tranquillement, mais je nesais quel vague pressentiment troubla monsommeil et m’éveilla avant le jour. Je pensais àMarco malgré moi, j’aurais voulu qu’il fût ren-tré.

Il avait tonné dans la nuit et une lourde cha-leur s’était concentrée dans les appartements.Me sentant oppressé, je ne voulus pas réveillermes camarades ; je passai sans bruit sur la ter-rasse que dominait un bastion voisin et d’oùl’on voyait, un peu plus loin, la tour d’entréese dessinant sur un ciel chargé de nuages. Lalueur verdâtre du matin faisait ressortir lesformes bizarres de ces nuées immobiles. Laforteresse, vue ainsi, présentait un amas demasses noires solennellement tristes.

Il y avait, à ce qu’il me sembla, quelquespersonnes sur la tour, mais elles ne bougeaientpas. Je pensai que c’était des groupes de ci-gognes endormies sur les créneaux. Cepen-dant, le jour augmentait, et bientôt il me fut

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impossible de ne pas reconnaître les têtes deTurcs replacées triomphalement sur leurs tigesde fer. C’était sans doute une infraction auxordres du prince absent, car son intention nepouvait pas être de présenter ce défi à la sus-ceptibilité nerveuse de nos actrices ; maisc’était un défi de ses gens, peut-être une me-nace à notre adresse. J’allai doucement ré-veiller Bellamare pour lui faire part de cettecirconstance. Pendant qu’il s’habillait pour ve-nir avec moi s’en assurer, le jour s’était com-plètement dégagé de la nuit, et nous vîmesdistinctement, entre deux créneaux qui nousfaisaient face, Marco et Meta qui nous regar-daient.

— On les a donc faits prisonniers ? me ditBellamare, et on les a forcés de passer la nuiten compagnie de ces têtes coupées, pour lespunir…

La parole expira sur ses lèvres, chaque se-conde augmentait l’intensité du rayon matinal.

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Les deux jeunes gens étaient immobilescomme s’ils eussent été étroitement enchaînés,le menton appuyé sur le rebord de la plate-forme. Leur pâleur était livide, un rictus ef-frayant contractait leurs bouches entr’ou-vertes, ils nous regardaient d’un œil fixe. Nosgestes et notre appel ne leur faisaient aucuneimpression… Quelques gouttes de sang suin-taient sur la pierre…

— Ils sont morts ! s’écria Bellamare en meserrant dans ses mains crispées, on les a déca-pités… Il n’y a là que leurs têtes !

Je faillis m’évanouir, et, pendant quelquesinstants, je ne sus où j’étais. Bellamare aussitournait sur lui-même et chancelait comme unhomme ivre. Enfin il raffermit sa volonté.

— Il faut savoir, me dit-il, il faut châtier…Viens !

Nous réveillâmes nos camarades.

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— Écoutez, leur dit Bellamare, il y aquelque chose d’atroce, un meurtre infâme…Marco et Meta !… Taisez-vous ! pas un mot,pas un cri… Songeons à nos pauvres femmes,qui ont déjà tant souffert !

Il alla fermer leur porte en dehors, et donnala clef à Léon en lui disant :

— Tu n’es pas fort, tu ne pourrais pas nousaider. Je te confie les femmes ; si on venait lesinquiéter, frappe sur notre tamtam, nous t’en-tendrons, nous ne sortons pas de la maison.Ne leur dis rien si elles ne s’éveillent pas avantl’heure accoutumée et si elles n’essayent pasde sortir. De leur chambre, elles ne peuventpas voir cette chose horrible. — Viens, Moran-bois ! viens, Laurence ! pour les muscles, vousvalez dix hommes à vous deux ; moi aussi, jesuis fort quand il le faut. — Et vous, Lambesq,écoutez ! vous êtes très solide aussi ; mais vousn’aimiez pas Marco. Êtes-vous assez généreux,

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assez bon camarade, pour vouloir le venger,même au péril de votre vie ?

— Vous en doutez ? répondit Lambesq avecun accent de bravoure et de sincérité qu’iln’avait jamais eu sur la scène.

— C’est bien ! répondit Bellamare en luiserrant la main avec énergie. Prenons desarmes, des poignards surtout, nous n’en man-quons pas ici.

Moranbois ouvrit la caisse et, en un clind’œil, nous fûmes armés ; puis nous nous ren-dîmes à la tour d’entrée. Elle n’était pas gardée,personne ne paraissait levé dans cette partiede la forteresse ; le pont n’était pas encorebaissé. Seule, la sentinelle qui veillait sur lebastion voisin nous regarda d’un œil indiffé-rent et n’interrompit pas un instant ses volte-face monotones. Sa consigne n’avait point pré-vu notre dessein.

Avant tout, nous voulions nous assurer dela vérité, quelque évidente qu’elle fût. Nous

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montâmes l’escalier en vis de la tour, et nousn’y trouvâmes que les têtes sanglantes desdeux malheureux enfants. Elles avaient ététranchées net par le damas dont les Orientauxse servent si cruellement bien, leurs corpsn’étaient point là.

— Laissons leurs têtes où elles sont, dit Bel-lamare à Moranbois, dont les dents claquaientde douleur et de colère. Le prince revient au-jourd’hui, il faut qu’il les voie.

— Eh bien, il les verra, répondit Moran-bois ; mais je ne veux pas que ces innocentsrestent en la compagnie de ces charognes deTurcs.

Et, comme il avait besoin d’exhaler sa rage,il arracha les têtes desséchées de leurs sup-ports et les jeta sur le pavé de la cour, où leurscrânes se brisèrent avec un bruit sec.

— Ceci est inutile ! lui disait Bellamare.

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Mais il ne put l’empêcher, et nous quit-tâmes la tour après avoir couvert de nos fou-lards ces deux malheureuses figures que nousne voulions pas laisser en spectacle dérisoireà leurs bourreaux. Nous primes la clef de latour, et, comme nous en sortions, nous vîmesque, malgré le soleil levé, le pont était toujoursdressé, contre l’usage ; on nous faisait prison-niers.

— Ça nous est bien égal, dit Moranbois, cen’est pas dehors que nous avons affaire.

Il y avait deux gardes placés sous la herse.Bellamare les interrogea. Leur consigne leurdéfendait de répondre, ils eurent l’air de ne pasentendre. En ce moment, le frère Ischirion pa-rut de l’autre côté du fossé. Il portait un pa-nier rempli d’œufs qu’il avait été chercher dansle village. Donc, il avait été debout assez ma-tin pour savoir ce qui s’était passé la veille oudans la nuit. Bellamare attendit qu’on l’eût faitrentrer, et, comme Moranbois le secouait rude-

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ment pour le faire parler plus vite, nous dûmesprendre sa défense ; il était là le seul qui pûtnous comprendre et nous répondre.

— Qui a assassiné notre camarade et legroom du prince ? dit Bellamare au moineéperdu. Vous le savez, voyons, ne jouez pas lasurprise.

— Au nom du grand saint Georges, répon-dit le moine, ne cassez pas mes œufs, Excel-lence ! ils sont tout frais, c’est pour votre dé-jeuner…

— Je vais t’écraser comme une vipère, luidit Moranbois, si tu fais la sourde oreille. Est-ce toi qui as assassiné ces enfants ? Non, tun’aurais pas eu ce courage ; mais c’est toi quiles as espionnés, dénoncés, livrés, j’en suis sûr,et je te réponds que tu ne porteras pas ta saletête en paradis.

Le moine tomba sur ses genoux, jurant partous les saints du calendrier grec qu’il ne savaitrien, et qu’il était innocent de toute mauvaise

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intention. Il mentait évidemment ; mais lesdeux gardes, qui regardaient tranquillement lascène, commençaient à s’émouvoir un peu, etBellamare ne voulait pas qu’ils intervinssentavant d’avoir obtenu une réponse du moine. Illui fit déclarer que la seule autorité qui pût êtreresponsable d’une exécution dans la forteresseétait le commandant Nikanor.

— Et quel autre aurait droit sur les per-sonnes ? répondit le moine. En l’absence duprince, il faut bien un maître ici : le comman-dant a droit de vie et de mort sur tous les habi-tants de la forteresse et du village.

— Sur vous, chiens d’esclaves, c’est pos-sible, lui dit Moranbois ; mais sur nous, c’estce que nous allons voir ! Où est-elle terrée, tabête fauve de commandant ? conduis-nous àson chenil, vite, et ne raisonne pas !

Le moine obéit en se lamentant sur sesœufs cassés par les mouvements brusques deMoranbois, et en souriant sous cape de notre

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indignation. Il nous menait à l’antre du tigre ;il espérait sans doute que nous n’en sortirionspas.

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II

À l’extrémité de la seconde cour, dans unesalle voûtée, basse et sombre, nous trouvâmesle commandant couché sur une natte et fumantsa longue chibouque avec une majesté pai-sible. Il n’était nullement gardé. Nous consi-dérant comme de vils saltimbanques, il ne luiétait pas venu à l’esprit que nous pussions luidemander des comptes.

— Est-ce vous qui avez assassiné notre ca-marade ? lui dit Bellamare en italien.

— Je n’ai jamais assassiné personne, répon-dit le vieillard avec une douceur imposante quinous ébranla un instant.

Et, sans quitter sa nonchalante attitude, iltira une bouffée de tabac de sa pipe et regardad’un autre côté.

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— Ne jouons pas sur les mots, reprit Bella-mare. C’est par votre ordre qu’on a égorgé lesdeux jeunes gens ?

— Oui, répliqua Nikanor avec le mêmesang-froid, c’est par mon ordre. Si vous n’êtespas contents, adressez-vous au prince, et, s’ilme blâme, c’est que je l’aurai mérité ; mais jen’ai de comptes à rendre qu’à lui. Soyez pru-dents et laissez-moi tranquille.

— Nous ne sommes pas venus pour respec-ter votre repos, reprit Bellamare. Nous vous in-terrogeons, il faut répondre, que la chose vousplaise ou non. Pourquoi avez-vous condamnéces malheureux ?

Nikanor hésita un instant, puis, accentuantla lenteur prétentieuse avec laquelle il parlaititalien, il répondit :

— C’est pour une offense personnelle auprince.

— Quelle offense ?

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— Le prince seul le saura.

— Nous voulons le savoir et nous le sau-rons, s’écria Moranbois de sa voix enrouée, quidevint terrible.

Et, en un clin d’œil, saisissant Nikanor parla barbe, il lui retourna la face sur le pavé et luimit son genou sur la nuque.

Le vieillard crut que son heure était venue,il n’avait pas daigné songer à se défendre ; il sedit sans doute qu’il était trop tard, et qu’il allaitsubir la peine du talion ; il garda le silence etne donna aucun signe d’espoir ou de frayeur.

— Je te défends de le tuer, dit Bellamare àMoranbois, qui était véritablement hors de lui.Je veux qu’il se confesse.

Il nous fit signe, nous fermâmes les portesderrière nous, en poussant la lourde gâchetted’une serrure très primitive. Le moine nousavait suivis par curiosité ou pour appeler ausecours, s’il était nécessaire. Lambesq, avisant

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des cordes et des bâillons qui étaient là en per-manence, le garrotta et le bâillonna lestement.Nous avions dépouillé le commandant de sesarmes, et, comme il y avait à une sorte de râ-telier une demi-douzaine des longs fusils de lagarnison, nous étions en état de soutenir unsiège.

— À présent, dit Bellamare, qui avait relevéNikanor et qui lui tenait un pistolet sur lagorge, vous parlerez.

— Jamais, répondit le montagnard in-flexible sans quitter son accent prétentieux etglacé.

— Je vais te tuer ! lui dit Moranbois.

— Tuez, reprit-il ; je suis prêt.

Que faire ? Nous étions désarmés par cestoïque mépris de la vie. La vengeance étaitd’ailleurs trop facile.

— Tu nous diras au moins, reprit Moran-bois, le nom du bourreau ?

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— Il n’y a pas de bourreau, répondit le com-mandant. J’ai tué moi-même les coupablesavec ce sabre que vous tenez. Si vous vous enservez contre moi, vous ferez un crime. Moi,j’ai fait mon devoir.

— Je ne te tuerai pas, reprit Moranbois ;mais je veux te battre comme un chien, et je tebattrai. Mets-toi en défense, tu es l’homme leplus fort du pays, je t’ai vu à l’œuvre dans lesexercices. Allons, défends-toi. Je veux te ren-verser et te cracher au visage. Seulement, pasun cri, pas un signal à tes gens, ou je te faissauter la cervelle comme à un lâche.

Nikanor accepta le défi avec un sourire dé-daigneux. Moranbois le saisit à la ceinture, ettous deux restèrent embrassés un instant etcomme pétrifiés dans la tension de leursmasses ; mais, au bout de cet instant rapide,Nikanor était encore une fois sous les pieds del’hercule qui lui crachait au visage, et lui cou-

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pait les moustaches avec le damas qui avaittranché la tête de Marco.

Nous assistions immobiles à ce châtiment,le sang de notre camarade était entre nous ettout sentiment de pitié ; mais nous ne pouvionspas tuer un ennemi désarmé et nous nous te-nions prêts à empêcher Moranbois de s’enivrertrop de sa propre colère. Tout à coup nousfûmes enveloppés d’un nuage de fumée, et desballes parties de la fenêtre du rez-de-chausséecrépitèrent autour de nous. Par je ne sais quelmiracle, elles ne frappèrent que le malheureuxmoine, qui eut un bras cassé. Avant que lessoldats qui venaient au secours de leur chefpussent recommencer l’attaque, nous avionspoussé devant la fenêtre étroite et longue lelong et étroit divan du capitaine. Nous étionsassiégés, et nous étions ravis d’avoir quelquechose à faire. On battait la porte, mais elletenait bon. Le commandant évanoui ne bou-geait plus, le moine se tordait en vain. Vouspensez bien qu’aucun de nous ne songeait à

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lui. Nous nous ménageâmes une fente entrele divan et la fenêtre, et nous fîmes une dé-charge qui éloigna l’ennemi ; mais il revint, ilfallut se renfermer de nouveau et recommen-cer. Je crois qu’il y eut un homme blessé. Onjugea que nous étions inexpugnables de ce cô-té-là, on réunit tous les efforts contre la porte,qui céda, mais que Moranbois soutint de ma-nière à ne laisser passage que pour un hommeà la fois. Bellamare saisit le premier qui seprésenta, il l’étreignit au cou et le jeta sousses pieds ; les autres en se précipitant l’étouf-fèrent presque en lui marchant sur le corps.Je m’emparai du second. Il nous était facilede saisir le canon de leurs fusils aussitôt qu’ilsse présentaient, de détourner le coup et d’atti-rer l’homme à nous. Cette lutte corps à corpsn’était nullement prévue par eux. Ils ne nouscroyaient pas capables de résister ainsi. Ils nese faisaient pas la moindre idée de cette forced’élan spontané qui rend le Français invincibleà un moment donné ; ils étaient neuf contre

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nous quatre, mais nous avions l’avantage dela position. Ils vinrent dix, ils vinrent douze,ils étaient tous là ; mais trois ou quatre étaienthors de combat, et les autres reculèrent… Ilsnous prenaient pour des démons.

Ils revinrent, ils croyaient que nous avionstué leur commandant, ils voulaient le venger,dussent-ils périr un à un. Vraiment ils étaientbraves, et, en les terrassant, nous ne pouvionsnous résoudre à les égorger. Nous l’aurions pu.À peine étaient-ils dans nos mains que leurs fi-gures exprimaient non la crainte, mais la stu-peur, je ne sais quelle horreur superstitieuse, ettout aussitôt la résignation du fatalisme devantune mort qu’ils croyaient inévitable. Nous leslaissions étendus par terre et ils ne bougeaientplus, craignant d’avoir l’air de demander grâce.

Je ne sais combien dura cette lutte insen-sée. Aucun de nous n’en eut conscience. Au-tant que je pus saisir quelques mots que j’avaisappris de leur langue, ils dirent que nous étions

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sorciers et parlèrent d’aller chercher de lapaille pour nous enfumer ; mais ils n’en eurentpas le temps : une exclamation du dehors et leson d’une voix bien connue arrêta le combat ettermina le siège. Le prince arrivait. Il imposasilence, fit mettre bas les armes et se présentaen criant :

— C’est moi ! qu’y a-t-il ? expliquez-vous !

Nous étions trop essoufflés pour répondre.Ruisselants de sueur, noirs de poudre, les yeuxhors de la tête, nous étions tous bègues.

Bellamare, qui s’était battu comme un lion,fut le plus vite remis, et, imposant silence àMoranbois qui voulait parler, il conduisit leprince auprès du commandant qui avait reprisconnaissance, comme si l’apparition inespéréede son maître l’eût rappelé à la vie et à laconsigne.

— Monseigneur, dit Bellamare, cet hommea coupé de sa propre main la tête à notre ca-marade Marco et à votre domestique Meta,

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deux Français, deux enfants, pour une faute,peut-être une espièglerie qu’il n’a pas voulunous dire, et qu’il a juré de ne dire qu’à vous.Nous étions fous, nous étions ivres, nousétions enragés, et pourtant un seul de nous l’adéfié, renversé par terre et lui a coupé la mous-tache… en lui crachant au visage, je dois etje veux tout dire : s’il n’est pas content, noussommes prêts à nous battre en duel avec lui,tous, les uns après les autres. Voilà toute lavengeance que nous avons tirée de lui, et, sivous ne la trouvez pas douce, vous en deman-dez trop à des Français qui ont horreur de lalâcheté féroce et qui regardent comme un in-fâme le meurtrier de sang-froid. Vos soldatssont venus au secours de leur chef ; je ne dispas qu’ils aient eu tort ; ils ont tiré sur noussans sommation, ce n’est peut-être pas la cou-tume chez vous ; nous nous sommes défendus.Ils ont blessé votre cuisinier en voulant noustuer. Nous n’y sommes pour rien, il vous ledira lui-même. Nous aurions pu tuer nos pri-

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sonniers, et nous ne les avons pas même frap-pés de nos armes, mais nous avons joué despoings et des bras. S’il leur en cuit, c’est tantpis pour eux ! Vous ne nous trouvez pas dis-posés au repentir, et nous périrons tous avantde dire que vos usages sont humains et queles actes de rigueur commis en votre nom sontjustes. Voilà, j’ai dit.

— Et nous t’approuvons, ajouta Moranboisen enfonçant sa casquette de loutre sur soncrâne.

Le prince avait écouté sans manifester lamoindre surprise, la moindre émotion. Il étaitdevant son escorte, devant Nikanor, qui écou-tait impassible et muet aussi. Il jouait son rôled’homme supérieur ; mais il était pâle, et sonœil semblait chercher une solution qui satisfîtl’orgueil de ses barbares et les exigences denotre civilisation.

Il se renferma encore un instant dans cetteméditation silencieuse avant de répondre, puis

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il donna rapidement quelques ordres en langueslavonne. On emporta aussitôt le moine, onversa un verre d’eau-de-vie à Nikanor qui avaitpeine à se tenir debout, et à qui le prince nevoulait pas permettre de s’asseoir devant lui ;puis tout le monde sortit, et le prince, s’adres-sant au commandant, lui dit en italien, d’un tonsec et glacé :

— Avez-vous tué Meta et Marco ? Répon-dez dans la langue dont je me sers pour vousinterroger.

— Je les ai tués, répondit Nikanor.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Nikanor répondit en esclavon.

— Je vous ai ordonné, reprit le prince, derépondre en italien.

— Dirai-je cette chose devant des étran-gers ? répondit le montagnard ému, en rougis-sant presque.

— Vous la direz, je le veux.

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— Eh bien, maître, le valet et le comédienont vu tes femmes dans le bain.

— Est-ce tout ? dit le prince froidement.

— C’est tout.

— Et tu les as tués par colère, en les pre-nant sur le fait ?

— Non, j’étais averti que cela durait depuisquelques jours. Je les ai guettés et saisis dansle couloir de ton appartement, hier, à deuxheures après midi. Je les ai menés sans bruitau cachot, et, cette nuit, en présence de tesfemmes, j’ai fait tomber leurs têtes qui sontmaintenant sur la tour. Nul autre homme quele moine n’a su la cause de leur mort. Tonhonneur n’a pas été souillé ; j’ai fait ce que tuavais ordonné, ce que tout homme doit faire,ou commander à son serviteur, ou attendre deson ami.

Le prince devint pâle. Il ne pouvait plusnous cacher la similitude de ses mœurs chré-

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tiennes avec les mœurs turques, et il en étaitprofondément humilié. Il essaya pourtant deles justifier à nos yeux.

— Monsieur Bellamare, dit-il en français, sivous étiez marié, et qu’un débauché cyniquevînt regarder votre femme nue à travers uneporte, lui pardonneriez-vous cet outrage ?

— Non, dit Bellamare. Dans mon premiermouvement, je le jetterais probablement par lafenêtre, ou je le précipiterais la tête en avantdans les escaliers ; mais je ferais cela moi-même, et, si j’avais affaire à deux enfants, jeme contenterais de les chasser à coups de piedau derrière. Dans tous les cas, fussé-je encoreplus outragé, eût-on déshonoré ma femme ouma maîtresse, je ne chargerais aucun de mesamis de couper froidement la tête à mon rivalet de la planter en triomphe sur le toit de mamaison.

Le prince se mordit la lèvre, et, se tournantvers Nikanor :

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— Vous n’avez jamais compris votreconsigne, lui dit-il, et, comme une brute quevous êtes, vous avez interprété à la modeturque les lois et usages de notre nation. Ily a peine de mort contre ceux qui pénètrentdans notre gynécée et qui établissent des rap-ports coupables avec nos femmes ; mais icile cas était différent, vous n’avez surpris per-sonne dans mon gynécée, et vous avez puni dudernier supplice deux étrangers affranchis denotre autorité et coupables seulement enversleur propre honneur. Allez vous mettre aux ar-rêts, monsieur, en attendant que votre punitionsoit décrétée.

Il ajouta d’un ton ferme :

— Justice sera faite !

Mais je crus saisir un regard d’intelligencequi disait au commandant : « Sois tranquille, tuen seras quitte pour quelques jours de prison. »

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvions exigerdavantage, et aucune satisfaction à notre di-

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gnité ne pouvait rendre la vie à notre pauvrepetit camarade. Nous demandâmes seulementau prince, et sur un ton assez raide, que sesrestes nous fussent rendus pour être ensevelisavec décence.

— C’est trop juste, répondit-il, évidemmentcontrarié et troublé de cette demande ; mais jene puis permettre que l’inhumation ait lieu os-tensiblement ; attendez la nuit.

— Et pourquoi donc ? dit Moranbois indi-gné. Une infamie a été commise chez vous,et vous ne voulez pas que la réparation soitfranche ? Ça nous est égal, nous n’avons be-soin de personne pour enterrer nos morts ;mais nous voulons le corps de notre pauvre en-fant, nous le voulons tout de suite, et, si onnous le cache, nous le chercherons partout ; et,si on veut nous empêcher de le soustraire auxoutrages… eh bien, nous voilà reposés, nousrecommencerons à houspiller vos janissaires.

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Le prince fit semblant de n’avoir pas enten-du cette harangue, dont le dernier mot, qui lecomparait à un sultan, dut le blesser beaucoup.Il se promenait dans la salle du corps de garded’un air préoccupé.

— Pardon, dit-il, comme s’il sortait d’uneprofonde rêverie.

Et, en s’adressant à Bellamare :

— Que me demandez-vous ?

— Le cadavre de notre camarade, réponditBellamare. Votre Altesse disposera de celui deson malheureux domestique comme elle l’en-tendra.

— Pauvre enfant ! dit le prince avec un pro-fond soupir vrai ou simulé.

Et il sortit en nous disant d’attendre un ins-tant. Il ne revint pas ; mais, au bout de dix mi-nutes, deux hommes de son escorte nous ap-portèrent roulé dans une natte le corps muti-lé de l’infortuné Marco. Moranbois le prit dans

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ses bras, et, tandis qu’il l’emportait, Lambesqet moi, nous allâmes chercher la pauvre têtelivide sur la tour. Nous portâmes ces tristesrestes sur notre théâtre, on les enveloppa dansla robe blanche que le jeune artiste avait por-tée quelques jours auparavant lorsqu’il avaitjoué le rôle du lévite Zacharie dans Athalie.Nous lui mîmes une couronne de feuillage surla tête et brûlâmes des parfums autour de lui.Moranbois sortit pour lui faire creuser unefosse dans le cimetière du village, et Bellamarese rendit auprès de nos actrices pour les infor-mer de ce qu’elles ne devaient plus ignorer. Ilétait encore de bonne heure ; nous en étionssurpris, nous avions vécu dix ans depuis le le-ver du soleil.

Léon avait été en proie à une vive inquié-tude jusqu’au moment où il avait vu rentrerle prince. Il avait entendu des coups de fusil ;mais on faisait si souvent l’exercice à feu dansles cours du manoir, qu’il n’avait pas vu là unindice certain de notre danger, et, comme il

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avait donné sa parole de ne pas quitter lesfemmes, il était resté à son poste.

Il vint nous rejoindre avec elles sur cethéâtre de tragédie à façade byzantine, dontnous avions fait une chapelle funéraire. Si vousvoulez vous représenter une scène dramatiquerendue comme on ne la joue jamais pour le pu-blic, figurez-vous le tableau que composaient àleur insu mes camarades des deux sexes. Épui-sé de fatigue morale et physique, je m’étaislaissé tomber dans un coin sur l’estrade, et jeles regardais ; les femmes avaient toutes pris ledeuil. Impéria, debout, déposait un pieux bai-ser sur le front de marbre du pauvre enfant.Les autres femmes, agenouillées, priaient au-tour de lui. Bellamare, assis sur le bord duthéâtre, était morne et immobile. Je ne l’avaisvu ainsi qu’une seule fois, sur l’écueil. Léonsanglotait, appuyé sur un fût de colonne dudécor. Lambesq, véritablement affecté, entre-tenait les parfums sur un beau trépied que leprince nous avait prêté pour figurer dans la

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tragédie, puis il allait de l’un à l’autre commepour parler, et il ne disait rien. Il se reprochaitsa longue inimitié contre Marco, et semblaitéprouver le besoin de s’en accuser tout haut ;mais tout le monde la lui pardonnait intérieu-rement. Il s’était vraiment bien conduit dansnotre campagne de la matinée, et nousn’avions plus aucune amertume contre unhomme qui voulait se réhabiliter.

Moranbois revint nous annoncer que lafosse était prête. Nous trouvions que c’étaitnous séparer trop vite de notre pauvre cama-rade, comme si nous étions pressés de nousdébarrasser d’un spectacle douloureux. Nousvoulions passer la nuit à le veiller. Moranboispartageait nos idées ; mais il nous avertit quenous n’avions pas de temps à perdre pour plierbagage. Le secret du harem n’avait pas transpi-ré au dehors ; mais, bien que Nikanor ne l’eûtpas révélé, les gardiens du dedans l’avaient de-viné, et commençaient à le faire pressentir auxhabitants de la vallée. Le meurtre des deux

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enfants ne pouvait manquer d’être regardécomme une chose très juste, et leur fautecomme exécrable. Plus d’une famille professaità la fois le christianisme et l’islamisme. Danscet étrange pays, la guerre patriotique faitqu’on oublie les dissidences religieuses. Oncommençait à savoir aussi que les ambitionsdu prince étaient déçues, que les chefs desmontagnes avaient repoussé l’idée de se don-ner un maître, et que ses soldats, après s’êtreflattés d’être les premiers dans la confédéra-tion, étaient humiliés de son échec. Ils l’attri-buaient à ses idées françaises et commençaientà prendre ses histrions en horreur. Voilà ce quele prince avait fait entendre à Moranbois, à quiil venait de parler. Il lui avait donné le conseild’ensevelir Marco dans un petit bois de cyprèsqui faisait partie de son domaine particulier, etnon dans le cimetière, où il y avait un coin derebut pour les suppliciés et pour les ennemisde la religion : laquelle ?

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Moranbois n’avait pas cru devoir résister.Sachant fort bien que, si nous blessions lescroyances du pays, les restes de notre cama-rade seraient outragés dès que nous aurions ledos tourné, il avait accepté l’offre du prince etcreusé lui-même la fosse au lieu que celui-ci luiavait indiqué.

C’était un massif très touffu où l’on péné-trait par la porte de derrière de la chapelle,en suivant une sinueuse allée de lauriers et demarasques. Nous pûmes donc, en plein jour,et sans être vus du dehors, transporter notrepauvre mort sous cet impénétrable ombrage.Le prince avait à dessein éloigné tous ses gensde ce point de ses dépendances et de la partiedu manoir qu’il nous fallait traverser. Nouspûmes déposer quelques instants le corps dansla chapelle grecque ; nous voulûmes mêmequ’il en fût ainsi, non qu’aucun de nous, saufRégine et Anna, fût très bon chrétien ; maisnous voulions rendre à la victime d’une cou-

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tume barbare tous les honneurs dont la barba-rie peut disposer.

Quand nous eûmes couché le mort dansson dernier lit, nivelé la terre avec soin, etrecouvert la place avec de la mousse et desfeuilles sèches, Léon, pâle et la tête décou-verte, prit la parole.

« Adieu, Marco, dit-il, adieu, toi, la jeu-nesse, l’espoir, le rire, la flamme de notre fa-mille errante, le doux et filial compagnon denos travaux et de nos misères successives, denos joies imprévoyantes et de nos amers dé-sastres ! Voici le plus cruel de nos revers, etnous allons te laisser ici, seul, sur une terre en-nemie, où il nous faut cacher tes restes commeceux d’un être maudit, sans qu’il nous soit per-mis de laisser une pierre, un nom, une pauvrefleur, sur la place où tu reposes.

» Pauvre cher enfant, ton père, un brave ou-vrier, ne pouvant s’opposer à ta brûlante es-pérance, t’avait confié à nous comme à d’hon-

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nêtes gens, et parmi nous tu as trouvé despères, des oncles, des frères et des sœurs, carnous t’avions tous adopté, et nous devions teprotéger et te guider longtemps dans la car-rière et dans la vie. Tu méritais notre affection,tu avais les plus généreux instincts et les pluscharmantes aptitudes. Perdu avec nous sur unécueil au milieu des vagues furieuses, tu as été,malgré ton jeune âge, un des plus dévoués.Une mauvaise influence, un entraînement fatalde la puberté, t’ont livré à un péril que tu asvoulu braver, à une folie que tu as expiée ef-froyablement, mais avec vaillance et résolu-tion, j’en suis certain, puisque nul cri de dé-tresse, nul appel désespéré à tes camarades n’arompu l’horrible silence de la nuit maudite quivient de nous séparer pour jamais.

» Pauvre cher Marco, nous t’avons bien ai-mé, et nous te garderons un souvenir ineffa-çable, une bénédiction toujours tendre ! Arbresdes tombeaux, gardez le secret de son derniersommeil sous votre ombre. Soyez son linceul,

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neiges de l’hiver et sauvages fleurs du prin-temps ! Oiseaux qui traversez le ciel sur nostêtes, voyageurs ailés plus heureux que nous,vous êtes les seuls témoins que nous puissionsinvoquer ! La nature, indifférente à nos larmes,rouvrira du moins son sein maternel à ce quifut un corps, et reportera à Dieu, principe dela vie, ce qui fut une âme. Esprits de la terre,essences mystérieuses, souffles et parfums,forces indéfinissables, recueillez la parcelle degénéreuse vitalité que laisse ici cet enfant im-molé par la férocité des hommes, et, si quelquemalheureux exilé comme nous vient par ha-sard fouler sa tombe, dites-lui bien bas : « Icirepose Pierre Avenel, dit Marco, égorgé à dix-huit ans loin de sa patrie, mais béni et arrosédes larmes de sa famille adoptive. »

Impéria nous donna l’exemple, et nous bai-sâmes tous la terre à la place qui cachait lefront du pauvre enfant. Nous trouvâmes leprince qui nous attendait dans la chapelle. Il

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était triste, et je crois qu’il nous parla sincère-ment cette fois.

— Mes amis, nous dit-il, je suis navré dece double meurtre, et, accompli dans de tellesconditions, je le regarde comme un crime.Vous allez emporter de nous une triste opi-nion ; mais faites la part de chacun. J’ai vouluintroduire quelque civilisation dans ce payssauvage. J’ai cru qu’il était possible de faireentrer la notion du progrès dans des têtes hé-roïques, mais étroites et dures. J’ai échoué.Prendrai-je ma revanche ? Je l’ignore. Peut-être remporterai-je la palme au moment où laballe d’un musulman me couchera par terre.Peut-être me reverrez-vous en France, rassasiéde périls et de déceptions, me consolant aufoyer des arts et des lettres. Quel que soit l’ave-nir, gardez-moi un peu d’estime. Je ne regrettepas de vous avoir associés à une tentative gé-néreuse. Que Rachel soit ici ou ailleurs, l’ar-tiste qui m’a charmé doit garder en toute sé-curité de conscience l’hommage de ma satis-

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faction et de ma gratitude. Il faut que désor-mais je me prive de plaisirs élevés, et je com-prends que ma résidence vous soit devenueodieuse. N’attendons pas qu’elle soit impos-sible, car, vous le voyez, je ne suis pas toujoursun maître aussi absolu que j’ai l’air de l’être.Je vais donner des ordres pour que demain, àla pointe du jour, votre départ s’effectue sansbruit et sans obstacle. Je vous donnerai une es-corte aussi sûre que possible, mais soyez ar-més à tout événement. Je ne puis vous accom-pagner, ma présence serait une cause d’irrita-tion de plus contre vous. Je sais que vous êtesbraves, terribles même, car vous avez grave-ment maltraité quelques-uns de mes hommesqui se croyaient invincibles. Ceux-là ne sontpoint à redouter pour le moment ; mais ils ontdes parents au dehors, et la vendetta est autre-ment redoutable dans nos montagnes que danscelles de la Corse. Soyez prudents, et, si vousentendez sur votre passage quelque insulte ou

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quelque menace, faites ce que je fais souvent,ayez l’air de ne pas l’entendre.

Il nous demanda ensuite où nous voulionsaller ; nous n’en savions rien, mais notre partifut pris à l’instant de retourner en Italie. Nousavions horreur de l’Orient, et, dans ce premiermoment de consternation et d’indignation, ilnous semblait que nous y aurions toujours àtrembler les uns pour les autres.

— Si vous retournez à Gravosa, dit leprince, ma petite villa est toujours à votre dis-position pour tout le temps que vous voudrez.N’emportez pas les décors et les costumes quipourraient embarrasser et retarder votremarche dans la montagne ; je vous les enverraidemain.

Nous fîmes nos paquets dans la soiréemême, et le lendemain nous nous présentâmesdès le jour au pont-levis. Les mules, les che-vaux et les hommes d’escorte étaient prêts surles revers du fossé ; mais, par une lenteur qui

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nous parut volontaire, on nous fit attendrelongtemps le pont. Enfin nous franchîmes lavallée sans voir personne, et nous entrâmesdans le défilé qui s’enfonçait dans la montagne.Nous n’étions pas sans appréhension ; si nousavions des ennemis, ils devaient nous attendrelà. Nos guides, au nombre de quatre, mar-chaient en avant avec insouciance, leurs che-vaux allaient plus vite que nos mules, et, quandils avaient de l’avance, ils ne se retournaientpas pour voir si nous pouvions les suivre, ilscontinuaient à augmenter la distance entre euxet nous. Si nous eussions été attaqués, ils nese seraient probablement pas retournés davan-tage.

Pourtant nous ne fûmes pas inquiétés, nousne rencontrâmes aucune figure hostile, et nousétions vers trois heures de l’après-midi auxdeux tiers du chemin, assez près de la plainepour nous croire hors de danger. Nous ne sa-vions pas que le danger était précisément à lasortie des États du prince.

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Il faisait beaucoup plus chaud qu’à notrepremière traversée dans ces montagnes, et nosbêtes firent mine de refuser le service. Notreescorte s’arrêta enfin en nous voyant forcé-ment arrêtés, et un des cavaliers nous fit en-tendre par signes que, si nous voulions boire etfaire boire les animaux, il y avait de l’eau à peude distance.

Nous n’avions pas soif, nous nous étionsmunis de fioles ; mais les bêtes, et surtout cellequi portait notre petite fortune et nos effetsles plus précieux, se dirigeaient d’elles-mêmesavec obstination vers le lieu indiqué. Il fallaitbien les suivre. Quand nous vîmes dans quelprécipice elles nous conduisaient, nous mîmespied à terre et leur lâchâmes la bride. Nosguides en avaient fait autant de leurs chevaux ;un seul d’entre eux les suivit en sautant deroche en roche pour les empêcher de restertrop longtemps dans l’eau. Moranbois retint lamule, qui n’eût pu remonter avec son charge-ment ; mais, avant qu’il l’eût débarrassée de

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la caisse, c’est-à-dire de la sacoche qui conte-nait nos valeurs, elle s’échappa de ses mains ets’élança dans le ravin.

Moranbois, craignant qu’elle ne perdit nosrichesses, la suivit avec intrépidité. Nousconnaissions son adresse et sa force, et l’en-droit était praticable, puisqu’un autre hommes’y risquait. Pourtant nous avions l’esprit frap-pé et nous ne le vîmes pas sans inquiétudes’enfoncer et disparaître sous les broussaillesqui tapissaient le talus. Au bout d’un instant,n’y pouvant tenir, je le suivis, sans faire partaux autres de ma préoccupation.

L’abîme était encore plus profond qu’il nenous avait paru ; à la moitié de son escarpe-ment, il devenait moins difficile, et je commen-çais à voir le fond, quand un homme d’un as-pect repoussant de saleté et armé d’un fusil di-rigé sur moi sortit de derrière un rocher et medit en mauvais français :

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— Vous pas bouger, pas craindre, pas crier,– ou mort. Vous avancer, vous voir !

Il me saisit le bras et me fit faire deux pasen avant. Je vis alors dans une sorte d’enton-noir à pic où coulait, je crois, un filet d’eau,Moranbois l’intrépide, l’invincible Moranbois,terrassé par six hommes qui le garrottaient etle bâillonnaient. Autour d’eux, une vingtained’autres, armés de fusils, de pistolets et de cou-teaux, rendaient tout espoir de secours impos-sible. Le guide et les autres montures avaientdisparu. Seule, la mule de Moranbois était auxmains de ces bandits qui commençaient à ladépouiller.

Tout cela m’apparut en un clin d’œil avecune netteté désespérante. Je ne pouvais tirersur les bandits, sans risquer d’atteindre le pri-sonnier. Je compris rapidement qu’il fallait metaire.

— Pas faire de mal, reprit l’affreux drôle quime tenait le bras ; rançon, rançon ! c’est tout !

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— Oui, oui, criai-je de toutes mes forces,rançon, rançon !

Et le truchement cria aussi, répétant proba-blement le même mot à ses compagnons dansleur langue.

Aussitôt tous les bras se levèrent de notrecôté en signe d’adhésion, et mon interlocuteurreprit :

— Vous, laisser là-haut tout, les bêtes et lescaisses, les armes, l’argent de poche et les bi-joux. Pas de mal à vous.

— Mais lui ! m’écriai-je en lui montrant Mo-ranbois, lui, je le veux, ou nous nous feronstous tuer !

— Aurez lui sain et sauf ; faites vite, ou luimort. Dire là-haut, et filer ! trouver lui au basde montagne.

Je remontai comme un ouragan. Bellamareet Léon avaient entendu des voix étrangères,ils venaient à ma rencontre.

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— Remontons, leur dis-je épuisé ; aidez-moi, remontons !

En trois mots, tout fut compris, et il n’y eutpas un moment d’hésitation. La défense étaitimpossible, les trois guides qui nous restaientavaient disparu. Sans doute, n’osant se vengereux-mêmes, ils nous avaient conduits et livrésaux brigands de la frontière.

Nous laissâmes tout, même nos manteauxde voyage et nos armes. Nous jetions tout parterre avec une hâte fiévreuse, délirante. Nousn’avions qu’une pensée, courir plus vite au basde la montagne et retrouver notre ami. Onnous trompait peut-être ! on l’assassinait peut-être pendant que nous laissions tout pour lesauver. On allait peut-être nous assassiner aus-si quand on nous verrait seuls et désarmés.N’importe ; une chance de salut pour Moran-bois et cent contre nous, il ne fallait pas hési-ter.

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Le bandit, qui m’avait suivi, était là perchésur une roche, le fusil armé entre les mains.Nous ne faisions aucune attention à lui. Quandil se fut assuré que nous n’emportions rien etque nous y mettions une conscience exaltée,il daigna nous crier : « Merci, Excellences ! »d’un air de courtoisie dérisoire qui nous fit par-tir d’un rire nerveux.

— Lui, lui ! s’écria Impéria en tendant aubandit son bracelet de diamants qu’elle étaitsur le point d’emporter à son bras par mégarde.Ceci pour vous ! sauvez notre ami !

Le drôle sauta comme un chat, prit le bra-celet et voulut baiser la main qui le lui tendait.

— Lui, lui ! répéta Impéria en reculant.

— Courez, reprit-il, courez !

Et il disparut.

Il s’en allait à vol d’oiseau, et nous avionsun long circuit à faire. Enfin nous arrivâmeséperdus au lieu désigné. Moranbois était là,

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couché en travers du sentier, toujours bâillon-né, évanoui, les mains liées. Nous nous hâ-tâmes de le délier et de l’examiner. On nousavait tenu parole, on ne lui avait fait aucunmal ; mais les efforts qu’il avait faits pour sedégager l’avaient épuisé. Il fut plus d’une heuresans reprendre connaissance.

Nous l’avions emporté jusqu’à la plaine, carnous avions vu de loin une trentaine de banditss’abattre sur nos dépouilles, et nous avionspeur qu’il ne leur prit fantaisie de venir nousenlever nos habits, peut-être outrager lesfemmes. Évidemment ils étaient lâches, puis-qu’ils avaient agi par ruse ; mais nous n’étionsplus à craindre, grâce au soin qu’ils avaientpris de nous faire abandonner nos armes.

Quand nous nous trouvâmes en vue dequelques misérables habitations, notre pre-mière pensée fut d’y courir ; puis nous crai-gnîmes de nous trouver chez des affiliés d’unebande qui venait détrousser les voyageurs à

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si peu de distance, nous nous jetâmes dansun massif de buis et de lentisques. Nous nepouvions plus porter Moranbois, nous ne pou-vions plus soutenir les femmes. Nous nous lais-sâmes tous tomber par terre. Moranbois revintà lui, et, au bout d’une heure de repos, où nousn’échangeâmes pas une parole dans la crainted’attirer de nouveaux ennemis, nous recom-mençâmes à marcher dans une plaine aride se-mée de pierres. Nous voulions gagner un petitbois que nous apercevions devant nous, sur ladroite de la route ; quand nous y arrivâmes, ilfaisait nuit.

— Il faut nous arrêter ici ou mourir, dit Bel-lamare. Demain, au jour, nous saurons où noussommes, et nous aviserons. Allons, mes amis,remercions Dieu ! Nous sommes ses enfantsgâtés, nous avons sauvé Moranbois !

Ce mot, dit avec une conviction et une gaie-té sublimes, réveilla toutes les fibres de nos

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cœurs. Nous nous jetâmes dans les bras les unsdes autres en criant :

— Oui ! oui ! nous sommes heureux, etDieu est bon !

L’hercule fondit en larmes ; c’était proba-blement la première fois de sa vie.

La nuit fut froide et nous parut longue.Nous n’avions plus de manteaux pour nous ga-rantir et rien à manger ni à boire après unejournée de fatigue et d’émotions terribles ;mais personne ne songea à se plaindre, etmême aucun de nous ne consentit à faire partaux autres de son malaise et de sa souffrance.Les femmes étaient aussi stoïques que nous.Le scoglio maledetto nous avait recuits, commedisait Moranbois, et nous pouvions supporterune dure journée et une mauvaise nuit.

Dès le jour, nous nous orientâmes. Le che-min qui serpentait dans la plaine était bien laroute de Raguse ; nous n’avions que les mon-tagnes dalmates à traverser, et nous nous

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mîmes en route, toujours à jeun. Nous ren-contrâmes des habitations ; nous n’avions pasun sou pour payer un déjeuner quelconque.On se fouilla, on s’éplucha ; quelques boutonsde manchettes oubliés dans le dépouillementopéré pour la rançon, quelques foulards, uneboucle d’oreille, c’était de quoi vivre jusqu’àRaguse, et on se trouvait riche encore pour unjour. Après cela, ce serait la mort ou la men-dicité, nouvelle face de cette aventureuse exis-tence qui semblait vouloir ne nous épargneraucune mauvaise chance.

Nous avisions devant nous une petite fermequi avait un peu l’aspect d’une chênaie nor-mande.

— Allons frapper là, dit Bellamare ; mais ils’agit de ne pas faire peur aux gens, et nousavons piteuse mine. – Mesdames, un peu detoilette, s’il vous plaît ; redonnez un peu dechic à vos petits chapeaux déformés ; ratta-chez avec des épingles, si vous avez des

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épingles, vos jupes déchirées. – Messieurs, re-faites le nœud de vos cravates… – Et toi, Lau-rence…, rentre ce bout de courroie qui te faitune queue. Les naturels du pays sont capablesde te prendre pour un Nyam-Nyam.

Je cherchai et tirai ce bout de courroie ;c’était le reste de la petite ceinture que je por-tais toujours sous mon gilet et qui contenaitmes billets de banque. Ne pouvant la débou-cler assez vite, je l’avais tirée avec impatienceet, comme elle était fort usée, elle s’était rom-pue. J’avais jeté sur le tas de nos dépouillesopimes ce qui m’était venu à la main, croyantsacrifier ainsi en conscience ma dernière res-source.

Quelle fut ma surprise lorsqu’en regardantla portion qui restait pendue à mes reins, je visqu’elle contenait encore mes cinq mille francsà peu près intacts !

— Miracle ! m’écriai-je ; mes amis, la for-tune nous sourit, et l’étoile des bohémiens

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nous protège ! Voici de quoi retourner enFrance sans demander l’aumône. Déjeunons ri-chement, s’il se peut. J’ai de quoi remplacer lesboutons de manchettes et les foulards qui vontpayer notre écot, car mon papier n’a pas coursdans ce désert.

Nous fîmes un excellent repas champêtrechez des gens très hospitaliers qui nous par-laient par gestes et qui furent si contents denous, qu’ils nous firent faire un bon bout dechemin sur une espèce de char antique à rouespleines, qui criait comme un damné. Nos petitscadeaux avaient eu grand succès.

Nous arrivâmes à Raguse moins pimpantsque nous n’en étions sortis. Notre premier soinfut de courir au consulat français, où j’échan-geai un de mes billets et où nous racontâmesnotre triste aventure. Il nous fut dit qu’il n’yavait aucun espoir de recouvrer notre fortune ;nous étions bien heureux d’avoir conservé lavie.

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Il fallait que les heiduques, c’est le nomque l’on donnait à ces brigands, fussent trèsnombreux en ce moment et que leurs bandeseussent peur les unes des autres, puisqu’onn’avait pas pris le temps de nous débarrasserde nos habits et même de nos chemises. Sansdoute on ne nous avait pas massacrés pour nepas attirer d’autres oiseaux de proie par le bruitd’un combat ; on s’était contenté de nous dé-valiser en gros plutôt que de partager avec denouveaux venus les menues dépouilles.

Lambesq, qui était soupçonneux, pensa quele prince n’était pas étranger à ce coup de mainpour rentrer dans ses dépenses ; mais aucunde nous ne voulut partager cette opinion. Leprince n’avait qu’un tort apparent : c’est denous avoir donné une escorte aussi peu nom-breuse et aussi peu sûre ; mais ne nous avait-il pas avertis qu’il ne pouvait mieux faire ? Etpuis étions-nous certains d’avoir été trahis parnos guides ? Voyant les bandits en nombre etne voulant pas se faire tuer pour nous, trois

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avaient pris la fuite. Le quatrième, celui quiavait dû être pris avec Moranbois, ne pouvantfaire espérer une rançon pour lui-même, devaitavoir été tué.

Le chancelier du consulat nous dit que cer-tainement nos bandits étaient étrangers aupays. Les indigènes tuent par vengeance et nedévalisent les morts qu’en temps de guerre. Ilsne connaissent pas la coutume italienne de larançon. Je me souvins que le drôle avec quij’avais dû composer avait un type et un accenttout à fait différents de ceux des gens de lacontrée.

Tous les commentaires étaient, du reste,bien inutiles, nous étions ruinés sans retour.Nous nous occupâmes du départ pour le sur-lendemain. Nous ne voulions pas exploiternotre mésaventure en battant la grosse caissepour faire quelque argent dans le pays ; nousétions d’ailleurs trop fatigués pour nous re-mettre au travail. Le jour suivant, nous vîmes

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arriver nos costumes et nos décors que leprince nous renvoyait, sans se douter de nosrevers. Sans doute, s’il les eût connus, il nouseût offert quelque dédommagement, et peut-être l’eussions-nous accepté sans le souvenirde notre pauvre Marco, qui était désormaisentre nous et ses largesses. Nous ne voulûmesmême pas lui écrire ce qui nous était arrivé. S’ilsévissait contre nos guides, une révolte contrelui pouvait éclater. C’était assez de victimescomme cela. – Nous n’avions qu’une idée, quit-ter au plus vite ce pays qui nous avait été si dé-sastreux.

Nous achetâmes quelques nippes et nousretînmes nos places sur le bateau à vapeurdu Lloyd autrichien pour Trieste. En soupantdans l’unique hôtel de la ville et en causantde notre dernière aventure, Moranbois nous ditqu’il nous coûtait plus cher qu’il ne valait.

— Tais-toi, lui dit Bellamare ; rien ne vautun homme de cœur, et rien n’est meilleur pour

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la santé qu’un bon mouvement ! – Voyons, mescabotins bien-aimés, est-ce que, depuis ce mo-ment-là, nous ne sommes pas plus heureuxque nous ne l’étions en quittant cette forteressede malheur ? Nous emportions une fortune quivraiment nous était trop amère ! Nous avionsbesoin de détester les sauvages qui nousl’avaient donnée au prix d’une de nos têtes lesplus chères. Chacune des jouissances que cetargent nous eût procurées nous eût serré lecœur comme un remords, et nous n’aurions ja-mais pu nous égayer sans voir au milieu denous la face pâle de Marco. À présent, cette fi-gure nous sourira ; car, si le brave enfant pou-vait revenir, il nous dirait : « Ne pleurez plus,ce que vous n’avez pu faire pour me sauver,vous l’avez fait pour un autre, et, cette fois,vous avez réussi. » Allons, Moranbois, ne soisplus triste. Est-ce parce que, pour la premièrefois de ta vie, tu as été tombé, mon hercule ?Avais-tu la prétention de battre à toi seul trentehommes ? Est-ce comme caissier que tu sou-

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pires ? Qu’est-ce qu’il y a de si dérangé dansnos finances ? Quand nous sommes partisd’ici, il y a cinq semaines, nous n’avions pasgrand’chose ; nous nous sommes trouvés bienfiers de tant gagner en si peu de temps, cen’était pas naturel, ça ne pouvait pas durer ;mais nous voilà encore sur nos pieds, puisquenous avons nos instruments de travail, nos dé-cors et nos costumes. Un de nous retrouve parmiracle le premier fonds de roulement. Nousallons nous reposer en mer, saluer en passantlo scoglio maledetto et lui faire un pied de nez ;après quoi, nous travaillerons, et nous seronstous des talents de premier ordre ; vous ver-rez ! Purpurin lui-même dira des vers corrects.Que voulez-vous ! nous avons beaucoup souf-fert ensemble, et les heures de dévouementnous ont grandis. Nous avons gagné quelquechose de plus que la richesse, nous sommesdevenus meilleurs. Nous nous aimons davan-tage ; nous nous chamaillerons peut-être en-core aux répétitions, mais nous sentons bien

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d’avance que nous nous pardonnerons tout etque nous pourrions nous battre sans cesser denous aimer. Allons ! depuis le départ de Saint-Clément, tout est pour le mieux, et je bois à lasanté des brigands !

La parole de Bellamare gouvernait nosâmes, et je ne sais aucun découragement dontelle ne nous eût arrachés. Nous étions, commetous les artistes, très railleurs et très facétieuxles uns avec les autres ; mais lui, le plus fa-cétieux et le plus railleur de tous, il avait uneconviction si ardente dans les occasions sé-rieuses, qu’il nous rendait enthousiastescomme lui.

Nous n’eûmes donc pas un regret pournotre fortune évanouie, et Moranbois dut enprendre son parti comme les autres.

Durant la traversée, nous eûmes tous lapréoccupation de retrouver lo scoglio maledet-to.

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Nous l’eussions certes reconnu entre mille ;mais nous ne le rencontrâmes certainementpas, ou nous le rencontrâmes durant la nuit. Envain interrogions-nous les gens de l’équipageet les passagers ; on ne pouvait nous rensei-gner, puisque nous avions baptisé notre île auhasard, et qu’aucun de nous n’était assez géo-graphe pour mettre les gens compétents sur latrace. Deux ou trois fois, il nous sembla qu’ellenous apparaissait dans la brume du soir :c’était un rêve. Là où nous pensions voir desformes connues, il n’y avait rien.

— Gardons ce rocher dans notre imagina-tion, nous dit Léon. Il y sera toujours plus ter-rible et plus beau que la vision réelle ne nousle rendrait.

— Plus beau ! s’écria Régine : tu l’as trouvébeau, toi ? Les poètes sont-ils assez fous !

— Non, reprit Léon, les poètes sont sages,ils sont même les seuls sages qui existent.Quand les autres s’inquiètent et s’effrayent, ils

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rêvent et contemplent ; tout en souffrant, ilsvoient : ils ont, jusqu’à la dernière heure, lajouissance de regarder et d’apprécier. Oui, mesamis, c’était un lieu splendide, et jamais je n’aisi bien compris la fascination de la mer que du-rant cette semaine d’angoisses où nous étionsseuls face à face et côte à côte avec elle, tou-jours menacés et insultés par son aveugle co-lère, toujours protégés par cette roche qu’elleronge depuis des siècles incalculables sanspouvoir la dévorer. Nous étions pourtant enplein dans le ventre du monstre, et j’ai souventpensé alors à la légende de Jonas dans la ba-leine. Sans doute le prophète était échouécomme nous sur un écueil. Dans son temps,on racontait tout en métaphore, et peut-êtreson refuge avait-il la forme fantastique du Lé-viathan de la Bible ; peut-être, comme nous, yavait-il pu creuser une grotte pour s’abriter du-rant ses trois jours et trois nuits de naufrage.

— Ton explication est ingénieuse, dit Bella-mare ; mais raconte-nous donc tes impressions

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de sept jours et de sept nuits dans le ventre durocher, car, pour moi, j’avoue n’avoir pas eu lasagesse d’admirer autre chose que notre per-sistance à ne pas vouloir y mourir.

— Raconter les contemplations à chaqueinstant interrompues par le spectacle du mar-tyre des autres est impossible, reprit Léon.Vous ne vouliez pas mourir, vous autres, etchacun de vous était providentiellement sou-tenu par son instinct ou sa pensée dominante.Régine pensait à faire son salut à la conditionde ne plus jeûner ; Lucinde se sentait encoretrop belle pour quitter la partie ; Anna…

— Ah ! moi, dit Anna, je n’étais soutenuepar rien. Je me laissais aller à mourir.

— Non ! puisque tu criais de peur en voyantvenir la mort.

— Je criais sans savoir pourquoi ; cepen-dant, lorsque je me calmais, c’était par la pen-sée de revoir dans un autre monde les deux

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pauvres petits enfants que j’ai perdus… Maisparlons des autres, si ça ne vous fait rien !

— Moi, dit Bellamare, je pensais à voustous, et jamais je ne vous ai si bien appréciéstous. Mon amitié pour vous se mêlait à monsentiment d’artiste, et j’ai dû rabâcher souventà mon insu cette réflexion qui ne me sortaitpas de la tête : « Quel dommage qu’il n’y aitpas là un public éclairé pour voir comme ilssont beaux et dramatiques ! » Sérieusement, jeprenais machinalement note de tous les effets.J’étudiais les guenilles, les poses, les groupes,les aberrations, l’accent, la couleur et la formede toutes ces scènes de désespoir, d’héroïsmeet de folie !

— Et moi, dit Impéria, j’entendais conti-nuellement une musique mystérieuse dans levent et dans les vagues. À mesure que je m’af-faiblissais, cette musique prenait plus de suiteet d’intensité. Un moment est venu, c’est du-

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rant les derniers jours, où j’aurais pu noter desmotifs admirables et des harmonies sublimes.

— Moi, dit Lambesq, j’étais irrité par lebruit sec que rendaient les pierres amonceléespar nos travaux d’installation quand le ventles dispersait : c’était comme les applaudisse-ments dérisoires d’un public en déroute, etj’étais furieux contre le chef de claque qui lais-sait aller notre succès à la dérive.

— Vous voyez bien, reprit Léon, que vousétiez tous rattachés à la vie par la force de l’ha-bitude et par l’obstination de la spécialité. Iln’est donc pas étonnant que, jusqu’au momentoù j’ai vu la tartane cingler sur nous et la figurede Moranbois se dresser sur le tillac, j’aie étépréoccupé et soutenu par le besoin d’admireret de décrire. Cet archipel où nous étions en-fermés, ces roches dénudées et déchiquetéesqui prenaient à la base tous les reflets glauquesde la mer, et au sommet toutes les nuanceséthérées du ciel, ces formes bizarres, repous-

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santes, cruelles des îlots déserts que nous nepouvions pas atteindre, et qui semblaient nousappeler comme des instruments de supplice,avides de nous broyer et de nous déchirer sousleurs dents aiguës, tout cela était si grand et simenaçant, que je me sentais avide de me me-surer, par la poésie, avec ces choses terribles.Plus je sentais notre abandon et notre impuis-sance, plus j’avais soif d’écraser par le géniede l’inspiration ces mornes géants de pierre etcette implacable fureur des flots. Il m’était in-différent de mourir, pourvu que j’eusse eu letemps de composer un chef-d’œuvre et de legraver sur le rocher.

— Et ce chef-d’œuvre, tu l’as fait ? m’écriai-je. Tu vas nous le dire !

— Hélas ! répondit Léon, j’ai cru le faire !N’ayant plus la force d’écorcher la roche avecun canif, je l’ai écrit sur mon album. Je l’aigardé précieusement sur ma poitrine durantles jours d’hébétement qui ont suivi notre dé-

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livrance. J’essayais de le relire en cachette ; jene le comprenais pas, et je me persuadais quec’était par suite de l’état de faiblesse physiqueoù j’étais tombé. Quand je me suis senti guériet rassuré, chez le prince Klémenti, j’ai consta-té avec épouvante que mes vers n’étaient pasdes vers. Il n’y avait ni nombre, ni rime, l’idéemême n’avait aucun sens. C’était le produitd’une complète aliénation mentale. Je m’ensuis consolé en me disant que cette fureur derimer jusque dans l’agonie m’avait, du moins,rendu insensible à la souffrance et supérieur audésespoir.

— Mes enfants, dit Bellamare, si nous neretrouvons pas notre écueil dans cette traver-sée, il est probable que nous n’aurons jamaisni le temps ni le moyen de le chercher. Nevous semble-t-il pas inouï qu’à deux journéesde l’Italie, en pleine Europe civilisée, sur unemer étroite fréquentée à toute heure, exploréedans tous les sens, nous ayons été perdus surune île inconnue, comme si nous eussions été

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en quête d’une terre nouvelle dans un voyaged’exploration vers les pôles ? Cette aventure-làest si invraisemblable, que nous n’oserons ja-mais la raconter. On ne nous croira pas quandnous dirons que le patron et les deux matelotsqui nous accompagnaient sont morts sansavoir pu dire le nom de l’écueil, sans le savoirprobablement, et que ceux qui sont venus nousy chercher et qui ont dû nous l’apprendre n’ontpas trouvé un seul de nous capable de l’en-tendre et de le retenir. J’avoue que, pour moncompte, j’étais tout à fait imbécile. J’agissaistoujours machinalement, je vous soignais tous,et Impéria m’aidait. Léon et notre pauvre Mar-co s’occupaient aussi des malades ; mais il meserait impossible de dire combien de tempsnous avons mis pour gagner Raguse, et j’y aibien passé deux jours avant de savoir dansquel pays nous étions et sans songer à m’en en-quérir.

— J’avouerai la même chose, dit Impéria,et Léon a été plus longtemps, je le parie.

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— Savez-vous, reprit Léon, que nous avonspeut-être rêvé ce naufrage ? Qui peut jurer quece qu’il voit et entend soit réel ?

— J’ai ouï parler, dit Bellamare, d’unecroyance, d’une métaphysique ou d’une reli-gion de l’antique Orient qui enseignait que rienn’existe, excepté Dieu. Notre passage sur laterre, nos émotions, nos passions, nos dou-leurs et nos joies, tout cela n’était que vision,effervescence de je ne sais quel chaos intel-lectuel : monde latent qui aspirait à être, maisqui retombait sans cesse dans le néant, pour seperdre dans la seule réalité, qui est Dieu.

— Je ne comprends rien à ce que vouscontez là, dit Régine ; mais je vous jure que jen’ai pas rêvé la faim et la soif sur l’écueil mau-dit. Toutes les fois que j’y pense, j’ai commeune cloche en branle dans l’estomac.

Nous arrivâmes à Trieste sans avoir retrou-vé l’écueil. Là, nous fîmes des recherches etdes questions. À l’inspection des cartes dé-

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taillées, nous pensâmes et on nous dit quenous devions avoir échoué sur lo scoglio pomo,en pleine mer, ou les Lagostini, plus près deRaguse ; mais nous dûmes rester dans uneéternelle incertitude, d’autant plus qu’un sa-vant nous donna une autre version qui plut da-vantage à nos imaginations excitées. Selon lui,notre naufrage coïncidant avec la secousse detremblement de terre qui s’était fait sentir surles côtes de l’Illyrie, l’écueil irretrouvable de-vait être spontanément sorti de la mer à ce mo-ment et s’y être replongé ensuite. Ainsi nousn’avions pas été seulement menacés d’y mourirde faim et de froid, mais encore nous eussionspu, à tout instant, disparaître dans le troisièmedessous, comme les maudits et les démonsd’un dénouement d’opéra.

En quittant Trieste, où nous jouâmes les Fo-lies amoureuses, Quitte pour la peur, les Capricesde Marianne, Bataille de dames, nous parcou-rûmes le nord de l’Italie en nous adjoignantune troupe française dont quelques sujets

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étaient passables. Ceux qui ne valaient rien fai-saient nombre, et nous pûmes étendre notrerépertoire et aborder le drame à beaucoup depersonnages : Trente Ans ou la Vie d’un joueur,le Comte Hermann, etc. Nos affaires ne furentpas mauvaises, et le public se montra trèscontent de nous. Cependant, le métier perditpour moi beaucoup de son prestige. Le per-sonnel nouveau était si différent du nôtre ! Lesfemmes avaient des mœurs impossibles, leshommes des manières intolérables. C’étaientde vrais cabotins, dévorés de vanité, suscep-tibles, grossiers, querelleurs, indélicats,ivrognes. Chacun d’eux avait un ou deux deces vices ; il y en avait qui les possédaient tousà la fois. Ils ne comprenaient rien à notre ma-nière d’être et nous en raillaient. J’avais étéélevé avec des paysans assez rudes ; ils étaientgens de bonne compagnie en comparaison deceux-ci. Et tout cela ne les empêchait pas desavoir porter un costume, de se mouvoir enscène avec une certaine élégance et de dissi-

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muler les hoquets de l’ivresse sous un air graveou ému.

Dans la coulisse, ils nous étaient odieux.Régine seule les tenait en respect par ses mo-queries cavalières. Lambesq, à la répétition,leur jetait les accessoires à la tête. Moranboisen remit quelques-uns à leur place à la force dupoignet. Bellamare les plaignait d’être tombéssi bas par excès de misère et lassitude de leursdéceptions. Il essayait de les relever à leurspropres yeux, de leur faire comprendre que lemal de leur condition venait de leur paresse, deleur manque de conscience dans le travail et derespect envers le public. Ils l’écoutaient avecétonnement, quelquefois avec un peu d’émo-tion ; mais ils étaient incorrigibles.

Il devenait évident pour moi qu’au théâtrela médiocrité conduit fatalement au désordreles gens qui n’ont pas une valeur morale excep-tionnelle, et je me demandais si, privé de la di-rection de Bellamare et de l’influence d’Impé-

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ria et de Léon, qui étaient, eux, des êtres d’ex-ception, je ne serais pas tombé aussi bas queces malheureux acteurs. Le personnel des di-recteurs de ces troupes ambulantes était le pirede tous. L’insuccès presque continuel les ré-duisait à la faillite perpétuelle. Ils en prenaientleur parti avec une philosophie honteuse et nereculaient devant aucun manque de foi pourse rattraper. Ils se demandaient par quel mi-racle Bellamare, resté pauvre, avait conservéson nom sans tache et ses honorables rela-tions. Il ne leur venait pas à l’esprit de se direqu’il n’avait pas eu d’autre secret que d’êtrehonnête homme, pour trouver en toute occa-sion l’appui des honnêtes gens.

Il nous tardait de nous séparer de cet élé-ment hétérogène, et, quand nous nous retrou-vâmes en France, vis-à-vis les uns des autres,nous éprouvâmes un grand soulagement. Nousremplaçâmes Marco par un élève du Conser-vatoire qui n’avait pu être engagé à Paris etqui n’avait aucun talent en propre, puisqu’il

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se bornait à singer Régnier. Régine et Lucindenous restèrent comme pensionnaires, et Lam-besq demanda à être associé. Nous n’hési-tâmes pas à l’admettre. Il avait certes des dé-fauts incorrigibles, une immense vanité, unesusceptibilité puérile et un amour de sa proprepersonne qui était invraisemblable à force d’in-génuité ; mais il avait pourtant trouvé un en-seignement dans le malheur, et, après nousavoir indignés lors du naufrage, il s’était réha-bilité à Saint-Clément et dans la montagne. Ilavait fait des réflexions sur les inconvénientsde l’égoïsme. Le fond de son cœur n’était pasglacé, il s’était attaché à nous. Il alla jusqu’àproposer à Anna de l’épouser, car Anna avaitété sa maîtresse, et dans ce temps-là elle eûtvoulu être sa femme ; mais depuis elle en avaitaimé plusieurs autres, et elle refusa, tout en leremerciant et en lui promettant une fidèle ami-tié.

À ce propos, Anna, qui avait coutume dene jamais parler du passé, s’expliqua avec moi

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dans un moment de tête-à-tête amené par lehasard. Je désirais savoir ce qu’elle pensait deLéon, et si les regrets étouffés de celui-ciavaient quelque solide raison d’être.

— Je n’aime pas, me dit-elle, à regarder enarrière. Il n’y a là pour moi que chagrins et dés-illusions. Je suis très impressionnable, et je se-rais dix fois morte, si je n’avais dans le carac-tère une ressource suprême, qui est d’oublier.J’ai cru aimer bien souvent ; mais en réalité jen’ai aimé que mon premier amant, ce fou deLéon, qui eût pu faire de moi une femme fidèle,s’il n’eût été soupçonneux et jaloux à l’excès. Ila été très injuste avec moi ; il s’est cru trompépar Lambesq dans un moment où il n’en étaitrien ; je me suis alors donnée à Lambesq pardépit, et puis à d’autres par ennui, par capricede désespoir. Songe à cela, Laurence : on plai-sante l’amour quand on peut l’appeler fantai-sie ; mais il y a des fantaisies de galanterie quisont gaies, et il y en a qui sont tragiques, parcequ’elles ont pour cause l’effroi du souvenir et

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l’horreur de la solitude. Ne me raille donc ja-mais ; tu ne sais pas le mal que tu me fais, toiqui vaux mieux que les autres, et qui, ne m’ai-mant pas, n’as pas voulu feindre de m’aimerpour me faire commettre une faute de plus ! SiLéon te parle quelquefois de moi, dis-lui quema vie absurde et brisée est son ouvrage, etque sa méfiance m’a perdue. À présent, il esttrop tard… Je n’ai plus qu’à pardonner avecune douceur que l’on prend pour de l’insou-ciance, et qui finira sans doute par en être.

Notre vie recommençait à être ce qu’elleavait toujours été avant nos désastres, unvoyage enjoué sans pertes ni profits, un pêle-mêle d’occupations fiévreuses et de temps per-du, un ensemble de bonnes relations seméesde petites brouilles et de chaleureuses réconci-liations. Cette vie sans repos et sans recueille-ment fait peu à peu du comédien de provinceun être qu’on pourrait considérer, non commeivre à l’état chronique, mais comme toujoursentre deux vins. Le théâtre et le voyage alcoo-

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lisent comme des spiritueux. Les plus sobresd’entre nous étaient souvent les plus irritables.

Au commencement de l’hiver, je reçus unelettre qui brisa ma carrière d’artiste et décidade ma vie. Ma marraine, une bonne femme quiest ici marchande d’épiceries, m’écrivait :

« Viens vite. Ton père se meurt ! »

Nous étions alors à Strasbourg. Je pris àpeine le temps d’embrasser mes camarades,et je partis. Je trouvai mon père sauvé. Maisil avait eu une attaque d’apoplexie à la suited’une violente émotion, et ma marraine me ra-conta ce qui s’était passé.

Personne, dans ma petite ville, ne s’était ja-mais douté de la profession que j’avais embras-sée. Les gens de chez nous ne voyagent paspour leur plaisir. Ils n’ont point d’affaires au de-hors, étant tous issus de cinq ou six familles at-tachées au sol depuis des siècles. Si les jeunesvont quelquefois à Paris, c’est tout. Je n’avais

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jamais joué la comédie à Paris, et jamais latroupe, nous disions « la société » Bellamare,n’avait eu occasion d’approcher de mon pays.Je n’avais donc pas même pris la peine de ca-cher mon nom, qui n’avait rien de particulierpour frapper l’attention et qui se prêtait fortbien à mon emploi.

Il arriva pourtant qu’un commis voyageurque j’avais connu à son passage en Auvergne,aux vacances de l’année précédente, se trouvaen même temps que nous à Turin, et reconnutma figure sur la scène et mon nom sur l’affiche.Il essaya de me voir au café où j’allais quelque-fois après le spectacle ; mais je n’y allai pas cesoir-là. Il partait le lendemain, et l’occasion futperdue pour moi de lui recommander le secretdans le cas où il repasserait à Arvers.

Il y repassa deux mois plus tard et ne man-qua pas de s’informer de moi. Personne ne putlui dire où j’étais et ce que je faisais. Alors, soitbavardage, soit désir de rassurer mes amis in-

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quiets, il leur apprit la vérité. Il m’avait vu deses propres yeux sur les planches.

D’abord la nouvelle ne causa qu’une sur-prise hébétée, et puis vinrent les commentaireset les questions. On voulut savoir si je gagnaisbeaucoup d’argent et si je faisais fortune. Fairefortune, c’est en Auvergne le criterium du bienet du mal. Un métier qui enrichit est toujourshonorable, un métier qui n’enrichit pas est tou-jours honteux. Le commis voyageur ne se fitpas faute de dire que j’étais sur le chemin quimène à mourir de faim, et que, puisque j’aimaisà voir du pays, j’eusse mieux fait de courir pourplacer des vins.

La nouvelle fit en un instant le tour de la pe-tite ville et arriva jusqu’à mon père avant la findu jour. Vous vous souvenez qu’il appelait co-médiens les meneurs d’ours et les avaleurs desabre. Il haussa les épaules et traita de men-teurs ceux qui me calomniaient de la sorte. Ilvint trouver le commis voyageur à l’auberge

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où nous voici, et tâcha de comprendre ce dontil s’agissait. Charmé de prendre un peu d’im-portance aux yeux d’un père de famille alarméet d’une population ébahie, notre homme meréhabilita un peu en disant que je n’escamo-tais pas la noix muscade et que je ne dansaispas sur la corde ; mais il déclara que j’avaisune existence bien précaire, que probablementj’étais en train d’acquérir tous les vices qu’en-gendre une vie d’aventures, et que ce serait merendre service que de m’arracher à un milieuqui m’entraînait ou m’exploitait.

Mon pauvre père se retira bien triste et toutrêveur ; mais il avait en moi une telleconfiance, qu’il ne voulut pas me faireconnaître sa première impression. Avec cettepatience du paysan qui sait attendre que le blégerme et mûrisse, il voulut ne s’en rapporterqu’à ma prochaine lettre. Je lui écrivais tous lesmois, et mes lettres tendaient toujours à main-tenir sa sécurité. Je ne lui avais pas racontémes terribles aventures, et je n’avais plus qu’à

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lui rendre bon compte de mes études sans luien dire la nature et le but.

Il se rassura. J’étais un bon fils, je ne pou-vais pas le tromper. Si j’étais comédien, c’étaitsans doute quelque chose d’honorable et desage qu’il ne pouvait pas juger ; mais il lui restaune tristesse sur le cœur, et il en fut plus assiduà l’église afin de prier pour moi.

Très croyant, il n’avait jamais été dévot.Il le devint, et le curé prit de l’ascendant surlui. Alors, peu à peu ses inquiétudes furentréveillées et entretenues. On combattit saconfiante apathie, on me présenta à ses yeuxcomme une brebis égarée, puis comme un pé-cheur endurci ; enfin un jour on lui déclara que,s’il ne m’arrachait aux griffes de Satan, je se-rais damné, que j’aurais une mort honteuse,terrible peut-être, et que je serais non ensevelien terre sainte, mais jeté à la voirie.

Ce fut le dernier coup pour lui. Il rentrachez lui écrasé, et le lendemain on le trouva

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presque mort dans son lit. Le sacristain, quiétait son ami particulier, ma pauvre marraine,qui est une bonne bête, et la mère Ouchafol,qui est une bête mauvaise, n’avaient pas peucontribué par leurs sots discours et leurs follesidées à désespérer et à tuer mon père.

Quand je le vis hors de danger, je lui juraique je ne le quitterais jamais sans sa permis-sion pleine et entière, et il reprit sa bêche.J’imposai silence à nos stupides amis et j’en-trepris de faire comprendre et accepter à monpère le parti que j’avais pris d’être comédien.Ce n’était pas facile ; il avait été frappé de sur-dité dans sa maladie, et ses idées ne s’étaientpas éclaircies. Je vis que la réflexion le fa-tiguait et qu’une secrète anxiété retardait saguérison complète. Je me mis à travailler aujardin et feignis d’y prendre grand plaisir ; safigure s’épanouit, et je vis qu’une révolutioncomplète s’était opérée dans son esprit. Autre-fois, voulant que je fusse un monsieur, il ne melaissait pas seulement toucher à ses outils. Dé-

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sormais, me croyant damné si je retournais authéâtre, il ne voyait plus de salut et d’honneurpour moi que dans le travail manuel et dans lasoudure de mon être au coin du sol où il avaitrivé le sien.

Toutes mes tentatives furent vaines. Il netrouvait pas un mot pour discuter avec moi,mais il baissait la tête, devenait pâle et s’en al-lait brisé à son lit. J’y renonçai. Cette inalté-rable douceur, ce silence navrant, ne me prou-vaient que trop l’impossibilité où il était de mecomprendre et la puissance invincible de l’idéefixe, la damnation. Quand une âme généreuseet tendre, comme était la sienne, a pu admettrecette odieuse croyance, elle est à jamais fer-mée.

Les médecins m’avaient averti de la proba-bilité d’une ou de plusieurs rechutes, probable-ment graves, de la foudroyante maladie. Je nevoulus pas risquer d’en hâter le retour, et je mesoumis ; je me fis jardinier.

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Cependant, je voulais faire mes adieux àmon autre famille, à Bellamare et à Impériasurtout. J’appris par hasard qu’ils étaient àClermont, et, comme je leur avais laissé unepartie de mes effets en garde, j’obtins facile-ment de mon père quelques jours de libertépour terminer mes affaires au dehors, en lui ju-rant que je serais de retour au bout de la se-maine.

Je trouvai la troupe au-dessous du boulot-tage accoutumé ; on n’avait pas voulu toucheraux derniers billets de banque que j’avais lais-sés dans la caisse. J’exigeai qu’on s’en servit etqu’on ne m’en fit la restitution que par petitessommes, quand on pourrait, et sans se créeraucune préoccupation à cet égard. Je prétendisque je n’en avais nul besoin, que, condamné àrester indéfiniment dans mon village, j’avais enpropre des ressources plus que suffisantes. Jementais ; il ne me restait plus absolument rien.Je ne voulais pas l’avouer à mon père, je nevoulais lui demander que de partager son abri

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et son pain pour prix de mon travail de journa-lier.

Mais, avant de quitter Impéria, je voulus enfinir avec la tenace espérance que je n’avais ja-mais pu vaincre, et je lui demandai de m’en-tendre sans distraction et sans interruption enprésence de Bellamare. Elle y consentit, nonsans une inquiétude qu’elle ne put me dissimu-ler. Bellamare lui dit devant moi :

— Ma fille, je sais fort bien de quoi il vaêtre question ; j’ai deviné depuis longtemps. Tudois écouter Laurence sans effroi, sans prude-rie, et lui répondre sans réticence et sans mys-tère. Je ne connais pas tes secrets, je n’ai aucunmotif et aucun droit de te questionner ; maisLaurence doit les savoir, les apprécier, et en ti-rer la conséquence de sa conduite future. Sor-tons tous les trois, allons dans la campagne,je vous laisserai causer seuls. Je ne veux pasavoir une opinion, une influence quelconque

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avant que Laurence t’ait parlé librement et àcœur ouvert.

Nous nous enfonçâmes dans une petitegorge ombragée où coulait une eau limpide, etBellamare nous quitta en nous disant qu’il re-viendrait dans deux heures.

Impéria me faisait l’effet d’une victime rési-gnée à l’épreuve douloureuse d’une confidenceredoutée depuis longtemps et parfaitement in-utile.

— Je vois bien, lui dis-je, que vous m’avezdeviné aussi, que vous me plaignez, et quevous ne m’aimerez jamais ; mais un homme quise noie se rattrape jusqu’au dernier moment àtout ce qu’il peut saisir, et je vais entrer dansune existence qui est la mort intellectuelle, si jen’y porte pas un peu d’espoir. Ne trouvez doncpas inutile que je veuille me préparer à un nau-frage peut-être pire que celui de l’Adriatique.

Impéria mit ses mains sur son visage et fon-dit en larmes.

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— Je sais, lui dis-je en baisant ses mainsmouillées, que vous avez de l’amitié, une véri-table amitié pour moi.

— Oui, dit-elle, une amitié profonde, im-mense. Oui, Laurence, quand tu me dis que jene t’aime pas, tu me fais un mal affreux. Jene suis pas froide, je ne suis pas égoïste, je nesuis pas ingrate, je ne suis pas imbécile. Tonaffection pour moi a été bien généreuse, tu neme l’as jamais laissé voir que malgré toi, en derares moments de fièvre et d’exaltation. Quandtu me l’as exprimée avec ardeur sur l’écueil, tuétais fou, tu étais mourant. Après, et presquetoujours, tu l’as si bien renfermée et vaincue,que je t’ai cru absolument guéri. Je sais quetu as tout fait pour m’oublier et pour me don-ner à croire que tu ne pensais plus à moi. Jesais que tu as eu des maîtresses de passage,que tu t’es jeté à corps perdu dans des distrac-tions qui n’étaient peut-être pas bien dignes detoi, et dont tu sortais triste et comme désespé-ré. Plus d’une fois, à ton insu, tes yeux m’ont

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dit : « Si je suis mécontent de moi-même, c’estvotre faute. Il fallait me donner seulement del’espoir, j’aurais été chaste et fidèle. » Oui, monbon Laurence, oui, je sais tout cela, et tout ceque tu veux me dire, je pourrais te le dicter.Peut-être que… si tu m’avais été fidèle sans es-pérance… Mais non, non, je ne veux pas tedire cela, ce serait trop romanesque et peut-être pas vrai ; tu aurais été encore plus parfaitque tu ne l’es, tu aurais été un héros de la che-valerie, j’aurais même pris de l’amour pour toi,il aurait fallu le vaincre ou y succomber ; levaincre, ce qui est pour toi un grand chagrin ; ysuccomber, ce qui eût été pour moi un remordset un désespoir. Écoute, Laurence, je ne suispas libre, je suis mariée.

— Mariée ! m’écriai-je ; toi, mariée ! Cen’est pas vrai !

— Ce n’est pas vrai par le fait ; mais à mesyeux je suis irrévocablement liée. J’ai engagéma conscience et ma vie à un serment qui

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est ma force et ma religion. J’aime réellementquelqu’un, et je l’aime depuis cinq ans.

— Ce n’est pas vrai ! répétai-je avec colère ;cette fable est usée ; ce prétexte ne peut plusservir. Vous avez dit à Bellamare devant moi, àParis, un jour où j’étais encore malade et où jefeignais de dormir, que ce n’était pas vrai.

— Tu as entendu cela ! reprit-elle en rougis-sant. Eh bien… c’est raison de plus.

— Expliquez-vous.

— Impossible. Tout ce que je peux dire,c’est que je cache mon secret, surtout à Bella-mare. C’est à lui que je mens et que je mentiraitout le temps nécessaire. C’est lui qui pourraitdeviner, et je ne veux pas qu’il devine.

— Alors, c’est Léon que tu aimes ?

— Non, je te jure que ce n’est pas Léon. Jen’y ai jamais songé, et, comme après lui il n’ya plus que Lambesq à supposer, je te prie dem’épargner l’humiliation de m’en défendre et

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de ne plus me faire de questions inutiles. J’aiété sincère avec toi, toujours ! ne m’en punispas par ta méfiance. Ne me fais pas souffrirplus que je ne souffre.

— Eh bien, mon amie, sois sincère jusqu’aubout ; dis-moi si tu es heureuse, si tu es aimée.

Elle refusa de me répondre, et je perdisl’empire de ma volonté ; ce mystère incompré-hensible m’exaspérait. Je m’en plaignis avectant d’énergie, que j’arrachai une partie de lavérité, conforme, hélas ! à ce qu’Impériam’avait dit, d’un ton à demi sérieux, à Orléans,sur la route qui conduisait à la villa Vachard.Elle n’avait jamais révélé son amour à celuiqui en était l’objet ; il ne le pressentait seule-ment pas. Elle était sûre qu’il en serait heu-reux, le jour où elle le lui ferait connaître ; maisce jour n’était pas encore venu : elle avait deuxou trois ans encore à l’attendre. Elle voulaitse conserver libre et irréprochable pour don-ner confiance à cet homme que le mariage ef-

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frayait. Où était cet homme ? que faisait-il ?où et quand le voyait-elle ? Impossible de lelui faire dire. Quand j’émis la supposition qu’ilétait non loin du lieu habité par le père d’Im-péria, et qu’elle le rencontrait là tous les ansquand elle allait voir ce père infirme, elle ré-pondit : Peut-être mais d’un ton qui me parut si-gnifier : « Crois cela, si bon te semble ; tu nedevineras jamais. »

J’y renonçai, mais alors je fis tout ce quiest humainement possible pour lui remontrercombien sa passion romanesque était insen-sée. Elle n’était sûre de rien dans l’avenir, pasmême de plaire, et elle sacrifiait sa jeunesse àun rêve, à un parti pris qui ressemblait à unemonomanie.

— Eh bien, répondit-elle, cela ressemble àl’amour que tu as pour moi. Dès le premierjour, tu as su que j’aimais un absent. J’ai dit ce-la bien haut la première fois que, dans le foyerde l’Odéon, tu m’as regardée avec des yeux

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trop expressifs. Je te l’ai répété en toute occa-sion, et cela est. Ne pouvant avoir mon amour,tu as voulu mon amitié. Tu l’as conquise, tul’as. Tu t’en es contenté trois ans, tu n’as pasvoulu l’échanger contre des agitations qui nouseussent fait du mal en pure perte. Tu sais quej’aurais fui ! Tu t’es trouvé heureux avec nous,même à travers les plus grandes misères etles plus douloureuses épreuves ; nous noussommes tous chéris avec enthousiasme, et,conviens-en, il y a eu des jours, des semaines,des mois entiers peut-être, où nous étions simontés, si exaltés, que tu t’applaudissais den’être que mon ami. Tu n’aurais pas voulu,dans ces moments-là, me voir échanger notrefraternité chevaleresque contre les bour-rasques, les ardeurs et les fantaisies où notrepauvre Anna se consume. Eh bien, ma vie s’estaffolée comme la tienne ; une idée, une pré-férence secrète, un rêve d’avenir ont fait denous deux insensés qui doivent se comprendreet se pardonner. Tu dis que je suis ton idée

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fixe ; permets-moi d’avoir aussi ma folie sé-rieuse, incurable. Nous n’avons pas l’existenceréellement sociale, nous autres ; nous sommesen dehors de toutes les conventions, bonnesou mauvaises, que la raison suggère aux gensprévoyants et rangés. Leur logique n’est pas lanôtre. Le préjugé a beau disparaître ; nous fai-sons bande à part, et ceux qui nous connaî-traient bien diraient de nous que nous sommes,avec les dévots mystiques, les derniers dis-ciples d’un idéal extrasocial, extrapratique, ex-trahumain. À tout homme lié au monde telqu’il est, on peut dire : « Où allez-vous ? à quoicela vous mène-t-il ? » Cet homme, s’il est entrain de faire de grandes folies, s’arrête éperduet ne voit devant lui que la honte ou le suicide.Nous, quand on nous demande où nous allons,nous répondons en riant que nous allons pourne pas nous arrêter, et notre avenir est tou-jours plein de fantômes qui rient plus fort quenous. Le découragement ne nous prend quequand nous ne pouvons plus compter sur le ha-

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sard. Ne me dis donc pas que je suis folle. Je lesais bien, puisque je suis devenue actrice, et tues fou aussi, puisque tu t’es fait acteur. Il t’a fal-lu une idole, il m’en avait fallu une avant de teconnaître ; nous nous sommes rencontrés troptard.

Il me sembla qu’elle avait raison, et je nediscutai plus, je fus même embarrassé quandelle me demanda où nous en serions, si j’avaisréussi à me faire aimer d’elle.

— Est-ce que tu es libre ? Est-ce que tun’appartiens pas à un devoir, à un pays, à unpère, à un travail différent du nôtre ? N’as-tupas fait une grande folie de t’attacher à nous,qui n’avons plus ni pays, ni famille, ni devoiren dehors de notre bercail ambulant ? Ne nousas-tu pas préparé un immense chagrin en nousdonnant quelques années de ta jeunesse, sa-chant que tu serais forcé de te reprendre ? Queferais-tu de moi à cette heure, si j’étais ta com-pagne ? J’ignore si tu as réellement de quoi

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vivre, et cela me serait fort égal, pourvu quenous pussions travailler ensemble ; mais lepourrions-nous ? Pourrais-tu seulement medonner un asile dont on ne me chasserait pascomme une vagabonde ? Le dernier de vospaysans ne se croirait-il pas en droit de mépri-ser et d’insulter mademoiselle de Valclos la ba-ladine ? Tu vois bien que tu dois t’estimer heu-reux de n’avoir pas contracté envers moi desdevoirs que tu ne pourrais pas remplir.

— Aussi, lui dis-je, je ne venais pas te de-mander ta main ; mais il me semblait que toncœur était libre et que tu pouvais me dire :« Espère et reviens. » Mon pauvre père n’a,m’a-t-on dit, que quelques années, peut-êtrequelques mois à vivre. Je veux me consacrerà prolonger autant que possible son existence,et cela sans regret, sans hésitation, sans im-patience. Je ne me sens pas effrayé de matâche ; je la remplirai, quel que soit l’avenir ;mais l’avenir, c’est toi, Impéria, et tu ne veuxpas que mon dévouement aspire à une récom-

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pense ? Je t’ai souvent dit que je devais hériterd’une fortune bien petite, mais bien suffisantepour faire durer et peut-être consolider notreassociation. J’aurais accepté avec joie cettecommunauté d’intérêts avec Bellamare et sesamis…

— Non, dit Impéria. Bellamare n’eût pas ac-cepté. Tout cela est insensé, mon brave Lau-rence ! Ne mêlons pas les intérêts du mondeavec ceux de la bohème. Bellamare n’emprun-tera jamais que pour rendre, et lui seul peutsauver Bellamare.

— Il me serait permis au moins, repris-je,de rester associé à ses destinées et aux tiennes.Tu ne veux donc pas même me laisser l’espoirde recommencer nos campagnes et de redeve-nir ton frère ?

— Prochainement, non, dit-elle ; tu souffri-rais trop de l’explication que nous venonsd’avoir ensemble ; mais un jour, quand tum’auras tout à fait pardonné de ne pas t’aimer,

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quand, toi-même, tu aimeras une autrefemme… mais une autre femme ne voudra pasque tu la quittes, et tu vois… nous tournonsdans un cercle vicieux, car pour ton bonheurà venir il faut que tu rompes avec le présent,et que tu rompes sans arrière-pensée. Je seraisbien coupable, si je te disais le contraire.

Chacune de ses paroles tombait sur moncœur comme la pelletée de terre sur un cer-cueil. J’étais anéanti, et tout à coup il se fiten moi une réaction violente. Je fis commele condamné qui brise ses liens, ne fût-ce quepour faire quelques pas avant de mourir. Jelui exprimai mon amour avec la violence dudésespoir, et de nouveau elle pleura amère-ment en me disant que j’étais impitoyable, queje la torturais. Sa douleur, qui était réelle et quila suffoquait, me donna un moment le change.Je me persuadai qu’elle m’aimait et qu’elle sesacrifiait à la pensée d’un devoir cruel. Oui, jevous jure qu’elle semblait m’aimer, me regret-ter et craindre mes caresses, car elle me reti-

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rait ses mains, et si parfois, vaincue, elle ca-chait son visage sur mon épaule, tout aussi-tôt elle s’éloignait, effrayée, comme une femmeprès de faiblir. Elle n’était ni perfide, ni froide,ni coquette ; je le savais, j’en étais sûr, aprèsune si longue intimité et tant d’occasions devoir son généreux caractère à tous les genresd’épreuve. Je devenais fou.

— Sacrifie-moi ton serment, lui dis-je ; ou-blie l’homme à qui tu te dois ; moi, je te sa-crifierai tout. Je laisserai mon père mourir seulet désespéré. L’amour est au-dessus de toutesles lois humaines, il est tout, il peut tout créeret tout détruire. Sois à moi, et que l’universs’écroule autour de nous !

Elle me repoussa doucement, mais d’un airtriste.

— Tu vois, dit-elle, voilà où l’on va quandon écoute la passion ; on blasphème et onment ! Tu n’abandonnerais pas plus ton pèreque je n’abandonnerais mon ami. Nous les ou-

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blierions peut-être un jour, le lendemain nousnous quitterions pour les rejoindre, et, si nousne le faisions pas, nous nous mépriserions l’unl’autre. Laisse-moi, Laurence, si je t’écoutais,notre amour tuerait notre amitié et notre es-time mutuelle. Je te jure, moi, que, le jour où jeperdrai le respect de moi-même, je ferai justicede moi, je me tuerai !

Elle alla rejoindre Bellamare, qui reparais-sait au fond du ravin, et je la laissai me quittersans la retenir. Tout était fini pour moi, et j’en-trais dans la phase de la plus complète indiffé-rence de la vie.

Bellamare reconduisit Impéria aprèsm’avoir prié de l’attendre ; il avait à me parler.Quand il revint, il me trouva cloué à la mêmeplace, dans la même attitude, les yeux fixés surle ruisseau, dont je suivais machinalement lespetits remous contre la pierre, sans me souve-nir de moi-même.

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— Mon enfant, me dit-il en s’asseyant prèsde moi, veux-tu, peux-tu me raconter ce quis’est passé entre elle et toi ? Crois-tu devoirme le dire ? Je n’ai pas le droit de la question-ner, je te le répète ; n’ayant jamais été éprisd’elle, je ne suis pas autorisé à lui demanderune réponse catégorique comme celle que tuviens d’exiger. Elle vient de me dire, commetoujours, qu’elle ne voulait pas aimer, et… je tedois la vérité, elle a tant de chagrin, qu’il mesemble qu’elle t’aime malgré elle. Il faut qu’il yait un obstacle qu’il m’est impossible de devi-ner. Si c’est un secret qu’elle t’a confié, ne mele dis pas ; mais, si c’est une simple confidence,prends-moi pour conseil et pour juge. Qui saitsi je ne vaincrai pas l’obstacle et si je ne te ren-drai pas l’espérance ?

Je lui racontai tout ce qu’elle m’avait dit.Il rêva, questionna encore, chercha conscien-cieusement et ne trouva rien qui pût expliquerle mystère. Il en fut même dépité ; lui si intelli-gent, si expérimenté, si pénétrant, il voyait de-

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vant lui, disait-il, une statue voilée avec uneinscription indéchiffrable.

— Voyons, reprit-il en se résumant, il nefaut jamais se dire qu’une chose est finie. Rienne finit dans la vie. Il ne faut jamais abjurerune affection ni enterrer son propre cœur. Jene veux pas que tu t’en ailles brisé ou démoli.Un homme n’est ni un mur dont on écraseles pierres sur le chemin, ni une pipe donton jette les morceaux au coin de la borne.Les morceaux d’une intelligence sont toujoursbons. Tu vas retourner chez toi et soigner tonpère ; tu feras tout ce qu’il veut, tu arroserasses plates-bandes, tu tailleras ses espaliers, ettu penseras à l’avenir comme à une chose quit’appartient, qui t’est due et dont tu disposes.Tu sais bien que sur lo scoglio maledetto j’ai faitdes projets jusqu’à la dernière heure, et qu’ilsse sont réalisés. Va donc, mon enfant, et net’imagine pas que j’accepte ta démission d’ar-tiste. Je vais travailler pour toi, je vais mettreImpéria à la question. À présent, je dois et

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je veux savoir son secret. Quand je le saurai,je t’écrirai : « Reste à jamais ! » ou : « Reviensdès que tu pourras. » Si elle t’aime, eh bien,ce n’est pas le diable que de se voir, à l’insude ton monde, de temps en temps. Il y a tou-jours moyen, si ton exil doit se prolonger, dele rendre supportable, ne fût-ce que par laconfiance réciproque et la certitude de se re-joindre. Va-t’en donc tranquillement, rien n’estchangé à ta situation ; ce doute que tu as sup-porté trois ans, tu peux bien le supporter en-core trois semaines, car je te réponds de savoirton sort au plus tard au bout de ce temps-là.

Cet admirable ami réussit à me rendre unpeu de courage, et je partis sans revoir Impériani les autres, pour ne pas perdre le peu d’éner-gie qui me restait. Quand je fus de retour chezmoi, je lui écrivis pour le prier de me ménager,s’il acquérait la certitude de mon malheur.Dans ce cas-là, lui disais-je, ne m’écrivez rien.J’attendrai ; je perdrai peu à peu et sans se-cousse ma dernière espérance. J’ai attendu

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trois semaines, j’ai attendu trois mois, j’ai at-tendu trois ans. Il ne m’a pas écrit. J’ai cesséd’espérer…

J’ai eu une consolation : mon père a reprisla santé ; il n’est plus menacé d’apoplexie, il estcalme, il me croit heureux, et il est heureux.

J’ai abjuré tous mes rêves d’artiste, et, vou-lant en finir avec les regrets, je me suis faitfranchement ouvrier. J’ai travaillé à redevenirle paysan que j’aurais dû être. Je n’ai jamais re-proché à mon père de m’avoir deux fois sacri-fié, la première à son ambition, la seconde àsa dévotion, il n’a pas compris sa faute, il enest innocent ; je m’en venge en l’aimant davan-tage. J’ai besoin d’aimer, moi ; je suis une na-ture de chien fidèle. Mon père est devenu l’en-fant qu’on m’a confié et que je garde, ou plutôtje suis une nature d’amoureux, j’ai besoin deservir, de protéger quelqu’un ; le vieillard s’estdonné à moi, c’est mon emploi de veiller surlui et de lui épargner tout chagrin, tout danger,

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toute inquiétude. Je lui suis reconnaissant dene pouvoir se passer de moi, je le remercie dem’avoir enchaîné.

Vous pensez bien que cette résignation nem’est pas venue en un jour ; j’ai beaucoup souf-fert ! La vie que je mène ici est l’antipode demes goûts et de mes aspirations, mais je la pré-fère aux mesquines ambitions de clocher qu’onvoulait me suggérer. Je n’ai pas voulu du plusmince emploi ; je ne veux pas d’autre chaîneque celle de l’amour et de ma propre volonté.Celle que je porte me blesse quelquefois jus-qu’au sang, mais c’est pour mon père que jesaigne, et je ne veux pas saigner pour un sous-préfet, pour un maire, ou même un contrô-leur de finances. Si j’étais percepteur, mon chermonsieur, je vous regarderais comme unmaître, et je ne vous ouvrirais pas mon cœurcomme je le fais en ce moment. Bellamare mel’avait bien dit : quand on s’est donné authéâtre, on ne se reprend plus. On ne peut plusretrouver de place dans le monde ; on a re-

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présenté trop de beaux personnages pour ac-cepter les bas emplois de la civilisation mo-derne. J’ai été Achille, Hippolyte et Tancrèdepar le costume et la figure, j’ai bégayé la languedes demi-dieux, je ne saurais être ni commisni greffier. Je me croirais travesti, et je seraisencore plus mauvais employé que je n’ai étémauvais comédien. Du temps de Molière, il yavait au théâtre un emploi qualifié ainsi : « Untel représente les rois et les paysans. » J’ai sou-vent songé à ce contraste qui résume ma vie etcontinue ma fiction, car je ne suis pas plus pay-san que je ne suis monarque. Je suis toujoursun déclassé, imitant la vie des autres et n’ayantpas d’existence en propre.

L’amour heureux eût fait de moi un hommeen même temps qu’un artiste. Une belle damea rêvé de me transformer entièrement ; c’étaittrop entreprendre : elle eût peut-être créél’homme, elle eût tué l’artiste. Impéria n’a vou-lu faire ni l’un ni l’autre, c’était son droit. Jel’aime encore, je l’aimerai toujours ; mais j’ai

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juré de la laisser tranquille, puisqu’elle aimeailleurs. Je me soumets, non passivement, celane m’est possible qu’en apparence, mais parune exaltation secrète dont je ne fais part àpersonne. J’y mets peut-être la vanité du ca-botin qui aime les rôles sublimes, mais je jouemon drame sans contrôle d’aucun public.Quand cette exaltation devient trop vive, jeme fais le comédien, c’est-à-dire le rapsode, leboute-en-train et le chanteur de ballades villa-geoises de mes camarades villageois. Je boisde temps en temps pour m’étourdir, et, quandmon imagination a des élans trop élevés, jefais la cour à des filles laides qui ne sont pascruelles et qui n’exigent pas que je mente pourles persuader.

Cela durera autant que la vie de mon père,et j’ai dû me faire une philosophie bien trem-pée pour me préserver du désir sacrilège de samort. Je ne me permets donc jamais de penserà ce que je deviendrai quand je l’aurai perdu.

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Sur l’honneur, monsieur, je n’en sais rien et neveux pas le savoir.

Voilà qui vous explique comment l’hommeque vous avez vu à moitié ivre, hier au cabaretest le même qui vous raconte aujourd’hui unehistoire archiromanesque. Elle est vraie detous points, et je ne vous en ai dit que les pé-ripéties les plus accusées pour ne pas lasservotre patience.

Laurence termina ici son récit et me quitta,remettant au lendemain le plaisir d’écoutermes réflexions. Il était deux heures du matin.

Mes réflexions ne furent ni longues ni gour-mées. J’admirais cette nature dévouée. Je ché-rissais ce cœur généreux et droit. Je ne com-prenais pas beaucoup sa persistance à aimerune femme froide ou préoccupée. J’étais unhomme planté au beau milieu de l’état socialtel qu’il est. Je n’avais pas l’instinct roma-nesque ; c’est pour cela peut-être que le récit

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de Laurence m’avait intéressé vivement, carl’intérêt repose toujours sur une bonne partd’étonnement, et un narrateur qui serait com-plètement au point de vue de son auditeur nel’amuserait nullement, j’en suis certain.

La seule observation que j’aurais pu faire àLaurence est celle-ci : « Vous ne finirez certespas votre vie dans les conditions où vous lasubissez maintenant. Vous ne serez pas plutôtlibre que vous retournerez au théâtre, ou quevous chercherez à entrer dans le monde.N’atrophiez pas votre intelligence de gaieté decœur, n’ébranlez pas par les excès votre admi-rable organisation. » Mais il craignait tant d’en-tendre parler de l’avenir, ce mot seul le crispaitsi subitement, que je n’osai pas même le pro-noncer. Je vis bien que son sacrifice était en-core plus douloureux qu’il ne voulait l’avouer,et que l’idée d’une liberté qui ne pouvait arri-ver qu’à la mort de son père lui causait une ter-reur et une anxiété profondes.

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Je me permis seulement de lui dire que,dût-il être jardinier toute sa vie, il ne fallaitpas plus s’abrutir dans cette condition-là quedans toute autre, et je fus d’autant plus élo-quent que j’avais été surpris l’avant-veille parune ivresse bien conditionnée. Il me promit des’observer et de vaincre ces moments de lâche-té où il faisait trop bon marché de lui-même. Ilme remercia chaleureusement de la sympathietrès réelle que je lui exprimais ; nous passâmesencore deux jours ensemble, et je le quittaiavec chagrin. Je ne pus lui faire promettre dem’écrire.

— Non, me dit-il, j’ai assez remué lescendres de mon foyer en vous racontant mavie. Il faut que tout s’éteigne à jamais. Si je mefaisais une habitude d’y toucher de temps entemps, je ne serais plus maître de l’incendie. Jevois bien que vous me plaignez : je me laisse-rais aller à me plaindre, il ne faut pas de ça !

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Je me mis à sa disposition pour tous les ser-vices que je pourrais être à même de lui rendre,et je lui laissai mon adresse. Il ne m’écrivit ja-mais, et ne m’accusa même pas réception dequelques volumes qu’il m’avait prié de lui en-voyer.

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis monpassage en Auvergne, et j’étais toujours ins-pecteur des finances ; mes fonctions m’avaientappelé en Normandie, et je me rendais d’Yve-tot à Duclair par une froide soirée de dé-cembre, dans une petite calèche de louage.

La route était bonne, et, malgré un tempstrès sombre, j’aimais mieux arriver un peu tardà mon gîte que d’être forcé de me lever degrand matin, le point du jour étant la pluscruelle heure du froid.

J’étais en route depuis une heure quand letemps s’adoucit sous l’influence d’une neigetrès drue. Une heure plus tard, le chemin en

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était tellement couvert, que mon conducteur,qui s’appelait Thomas et qui était un vieilhomme un peu indolent, avait peine à ne pasme mener à travers champs. Ses haridelles re-fusèrent plusieurs fois d’avancer, et enfin ellesrefusèrent si bien, qu’il nous fallut descendrepour dégager les roues et prendre les bêtes parla bride ; mais ce fut inutilement, nous étionsembourbés dans le fossé. C’est alors queM. Thomas m’avoua qu’il n’était plus sur laroute de Duclair et qu’il croyait être sur cellequi retourne vers Caudebec. Nous étions enplein bois, sur un chemin très vallonné ; laneige tombait toujours plus épaisse et nous ris-quions fort de rester là. Pas une voiture, pas unroulier, pas un passant pour nous aider et nousrenseigner.

J’allais en prendre mon parti, me roulerdans mon manteau et dormir dans la voiture,quand M. Thomas me dit qu’il se reconnaissaitet que nous étions dans les bois entre Jumiégeset Saint-Vandrille. Ces deux résidences étaient

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trop éloignées pour que ses chevaux épuiséspussent nous conduire à l’une ou à l’autre ;mais il y avait plus près un château où il étaittrès connu et où nous recevrions l’hospitalité.J’eus pitié du pauvre homme, qui était aussi fa-tigué que ses bêtes, et je lui promis de les gar-der pendant qu’il irait, à travers bois, chercherdu secours au château voisin.

C’était tout près effectivement, car, au boutd’un quart d’heure, je le vis revenir avec deuxhommes et un cheval de renfort. On nous tiralestement d’affaire, et un des hommes, qui meparut être un garçon de ferme, me dit que nousne pouvions regagner la route de Duclair parce mauvais temps. On ne voyait pas à trois pasdevant soi.

— Mon maître, ajouta-t-il, serait très fâché,si je ne vous amenais pas souper et coucher auchâteau.

— Qui est votre maître, mon ami ?

— C’est, répondit-il, M. le baron Laurence.

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— Qui ? m’écriai-je, le baron Laurence ledéputé ?

— C’est, reprit le paysan, son château quevous verriez d’ici, si on pouvait voir quelquechose. Allons, venez, il ne fait pas bon à resterlà. Les bêtes sont en sueur.

— Passez devant, lui dis-je ; je vous suis.

Comme le chemin était fort étroit, je suivislittéralement la calèche et les hommes, et je nepus adresser d’autres questions sur le comptedu baron Laurence ; mais c’était bien l’onclede mon ami le comédien. Il n’y avait qu’unLaurence à la Chambre, et j’admirais la desti-née qui me conduisait vers ce potentat de lafamille. J’étais dès lors résolu à le voir, à luirendre compte de la situation de son neveu, àlui dire tout le bien que je pensais de ce jeunehomme, à lui tenir tête, s’il le méconnaissait.

La neige, qui allait son train, ne me permitpas de contempler le manoir. Il me semblatraverser des cours étroites entourées de

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constructions élevées. Je montai un grand per-ron, et je me vis en face d’un valet de chambrede bonne mine qui me reçut très poliment enme disant qu’on me préparait un appartement,et qu’en attendant je trouverais bon feu dans lasalle à manger.

Tout en parlant, il me débarrassait de monpaletot couvert de neige et passait un morceaude serge sur mes bottines. Une grande portes’ouvrait en face de moi, et je voyais un autredomestique en train de poser des victuaillesappétissantes sur une table richement servie.Une immense pendule de Boulle sonnait mi-nuit.

— Je présume, dis-je au valet de chambre,que M. le baron est couché et ne se dérangerapas pour un voyageur inconnu que cette mau-vaise nuit lui amène. Veuillez lui remettre macarte demain matin, et, s’il veut bien me per-mettre de le remercier…

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— M. le baron n’est pas couché, répondit ledomestique, c’est l’heure de son souper, et jevais lui porter la carte de monsieur.

Il me fit entrer dans la salle à manger et dis-parut. L’autre domestique, occupé à servir lesouper, m’avança poliment un siège près de lacheminée, y jeta une brassée de pommes depin et reprit ses occupations sans mot dire.

Je n’avais pas froid, j’étais en sueur. Je re-gardai le local. Cette grande salle ressemblaitau réfectoire d’un antique couvent. Je m’assu-rai, en regardant de près, que c’était, non uneimitation moderne, mais une vraie architectureromane et monastique, quelque chose commeune succursale de Jumiéges ou de Saint-Van-drille, les deux célèbres abbayes qui possé-daient jadis tout le pays environnant. M. le ba-ron Laurence avait transformé le couvent enpalais, ni plus ni moins que le prince Klémenti.Les aventures de la troupe Bellamare me re-vinrent à la mémoire, et je m’attendais presque

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à voir entrer le frère Ischirion ou le comman-dant Nikanor, quand la double porte du fonds’ouvrit, et un grand personnage en robe dechambre de satin cramoisi garnie de fourrurevint à ma rencontre, les bras ouverts. Ce n’étaitpas le prince Klémenti, ce n’était pas le baronLaurence ; c’était mon ami Laurence, Laurenceen personne, un peu engraissé, mais plus beauque jamais.

Je l’embrassai avec joie. Il était donc récon-cilié avec son oncle ? il était donc l’héritier pré-somptif de son titre et de sa richesse ?

— Mon oncle est mort, répondit-il. Il estmort sans me connaître et sans songer à moi ;mais il avait oublié de tester, et, comme j’étaisson unique parent…

— Unique ? Votre père…

— Mon pauvre cher père !… mort aussi,mort de joie ! frappé d’apoplexie quand un no-taire est venu lui dire sans ménagement quenous étions riches. Il n’a pas compris qu’il per-

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dait son frère. Il n’a vu que le sort brillant quim’était échu, l’unique espoir, l’unique préoccu-pation de sa vie ; ce désir était devenu plus in-tense avec la crainte de ma damnation. Il s’estjeté dans mes bras en disant : « Te voilà sei-gneur, tu ne seras plus jamais comédien ! jepeux mourir ! » et il est mort ! Vous voyez, monami, que cette fortune me coûte bien cher !Mais nous causerons à loisir ; vous devez êtrefatigué, refroidi. Soupons, je vous garde aprèsle plus longtemps possible. J’ai besoin de vousvoir, de me reconnaître et de me résumer avecvous, car, depuis notre connaissance et notreséparation, je n’ai pas eu une heure d’épanche-ment.

Quand nous fûmes à table, il renvoya sesgens.

— Mes amis, leur dit-il, vous savez quej’aime à veiller sans faire veiller les autres.Mettez-nous sous la main tout ce qu’il nousfaut, assurez-vous que rien ne manque à l’ap-

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partement de mon hôte, et allez vous couchersi bon vous semble.

— À quelle heure faut-il réveiller l’hôte deM. le baron ? dit le valet de chambre.

— Vous le laisserez dormir, répliqua Lau-rence, et vous ne m’appellerez plus M. le ba-ron ; je vous ai déjà prié de ne pas me donnerun titre qui ne m’appartient pas.

Le valet de chambre sortit en soupirant.

— Vous le voyez, me dit Laurence quandnous fûmes seuls, rien ne manque à mon dé-guisement, pas même les valets de la comédie.Ceux-ci se croient amoindris de servir unhomme sans titre et sans morgue. Ce sont degrands imbéciles qui me gênent plus qu’ils neme servent, et qui, je l’espère, me quitterontd’eux-mêmes quand ils verront que je les traitecomme des hommes.

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— Je crois au contraire, lui dis-je, qu’ils setrouveront peu à peu très heureux d’être traitésainsi. Donnez-leur le temps de comprendre.

— S’ils comprennent, je les garderai, maisje doute qu’il s’habituent aux manières d’unhomme qui n’a pas besoin d’être servi person-nellement.

— Ou vous vous habituerez à être servi ain-si. Vous êtes plus aristocrate d’aspect et de ma-nières, mon cher Laurence, qu’aucun châtelainque j’aie rencontré.

— Je joue mon rôle, cher ami ! Je sais com-ment il faut être devant les domestiques debonne maison. Je sais que, pour être respectéd’eux, il faut une grande douceur et une grandepolitesse, car eux aussi sont des comédiens quiméprisent ce qu’ils feignent de vénérer ; maisne vous y trompez pas, ceux que vous voyezici sont des cabotins très vulgaires. Mon oncleétait un faux grand seigneur ; au fond, il avaittous les ridicules d’un parvenu qui déteste son

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origine. J’ai vu cela à l’attitude et aux habi-tudes de ses gens. Leur genre de vanité est detroisième ordre ; quand ils m’auront quitté, j’enprendrai de plus relevés, et ceux-là me regar-deront comme un homme vraiment supérieur,parce que je jouerai mon rôle d’aristo mieuxque n’importe quel aristo. Est-ce que tout n’estpas fiction et comédie en ce monde ? Je ne lesavais pas, moi ! Je me suis demandé, en pre-nant possession de ce domaine, si je m’y souf-frirais huit jours. Je ne craignais pas tant dem’y ennuyer que d’y paraître déplacé et de m’ysentir ridicule ; mais, quand j’ai vu combien ilétait facile d’imposer aux gens du monde parune aisance et une dignité d’emprunt, j’ai re-connu que mon ancien métier d’histrion étaitune éducation excellente, et qu’on n’en devraitpas donner d’autre aux fils de famille.

Laurence me débita encore quelques para-doxes sur un ton de raillerie qui n’était pas gai.Il affectait un peu trop de dédain pour sa nou-velle situation.

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— Voyons, lui dis-je, ne jouez pas la comé-die avec un homme à qui vous avez dévoilétous les recoins de votre cœur et de votreconscience. Il est impossible que vous ne voustrouviez pas plus heureux ici que dans votrevillage. Je mets à part la perte de votre père,qui était fatale selon les lois de la nature ; cechagrin ne se trouve pas tellement lié à votrehéritage qu’il doive vous empêcher d’en appré-cier les douceurs.

— Pardonnez-moi, reprit-il, ce mal et cebien sont étroitement liés ; je ne puis l’oublier.Je vous l’ai dit naïvement autrefois, je vous ledis aujourd’hui avec la même sincérité, je suisné acteur. Je n’en ai pas eu le talent, j’en aigardé la passion. J’ai besoin d’être plus grandque nature. Il faut que je pose vis-à-vis de moi-même, que j’oublie l’homme que je suis, et queje plane au-dessus de ma propre individuali-té par l’imagination. Toute la différence entrel’acteur par métier et moi, c’est qu’il a besoindu public, et que, moi, ne l’ayant jamais pas-

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sionné, je m’en passe fort bien ; mais il me fautma chimère : elle m’a soutenu, elle m’a fait ac-complir de grands sacrifices. Je me sais hon-nête et bon, cela ne me suffit pas, c’est la na-ture qui m’a fait ainsi ; je prétends sans cesseà être sublime à mes propres yeux, et à l’êtrepar le fait de ma volonté. Enfin la vertu estmon rôle, et je n’en veux pas jouer d’autre.Je sais que je le jouerai toujours, ou que jeme prendrai en dégoût et en aversion. Vousne comprenez pas cela ? vous me prenez pourun fou ? Vous ne vous trompez pas, je le suis ;mais ma folie est belle, et, puisqu’il m’en fautune, ne cherchez pas à m’ôter celle-là. J’ai étévraiment stoïque dans mon village, car toutle monde m’y a cru heureux, et certes je nel’étais qu’en de rares moments, quand je pou-vais me dire : « Tu as réussi à être grand. »La vie de mon père, sa sécurité, qui était monouvrage, c’était la raison d’être de mon sacri-fice. J’en étais arrivé à ne plus rien regretterdu passé. À présent, qu’ai-je à faire ici qui soit

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digne de moi ? Avoir de belles manières, m’ex-primer plus purement, avoir plus de littératureque la plupart des messieurs qui m’observentet m’auscultent pour savoir s’ils m’accepterontcomme un des leurs ? C’est vraiment trop fa-cile, et ce n’est pas là un idéal dont je me sentebien jaloux.

Je lui demandai si l’on savait dans son nou-veau pays qu’il eût joué la comédie.

— On l’avait dit, répondit-il, on le répétait,on n’en était pas sûr, bien qu’on eût vu autre-fois à Rouen sur les planches un grand jeunehomme mince qui me ressemblait beaucoupet qui portait sur l’affiche le même nom queM. le baron. On n’avait pu supposer alors queje pusse être son parent, il ne faisait pas volon-tiers les honneurs de sa roture. Quand je meprésentai comme son héritier, on questionnames gens, qui ne savaient rien et qui nièrentavec indignation. On me questionna plusadroitement, et je me hâtai de dire la vérité

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avec tant de résolution et de fierté, qu’on se hâ-ta de me répondre que je n’en valais pas moins.Un homme qui a cent mille livres de rente, carj’ai cent mille livres de rente, mon cher ami,n’est pas le premier venu en province ; c’estune puissance utile ou nuisible, et tout ce quil’entoure a besoin de lui plus ou moins. Je sen-tis tout de suite qu’il fallait réaliser mon capitalet quitter le pays, ou m’imposer par les appa-rences du mérite. Cela rentrait dans ma mono-manie, et je posai l’homme de mérite sans medonner la moindre peine.

— Quittez ce ton de persiflage envers vous-même, mon cher Laurence. Vous avez été naïfen me racontant votre vie, soyez-le encore.Vous êtes un homme de cœur très intelligent ;donc, vous êtes réellement un homme de mé-rite. Vous tenez à paraître ce que vous êtes,c’est votre droit ; je dirai plus, c’est votre de-voir. Je ne vois en vous rien qui sente le co-médien, si ce n’est cette affectation de raillerle milieu social où la destinée vous replace et

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que je commence à comprendre. L’homme quia livré tout son être, intelligence, figure, ac-cent, cœur et entrailles au contrôle d’un publicsouvent injuste et brutal, a certainement beau-coup souffert de ce contact direct, et sa fier-té a dû se révolter à l’idée que, pour quelquessous donnés à la porte, le premier manant ve-nu achetait le droit de l’humilier. Je vous avouequ’avant de vous connaître, j’avais un granddédain pour les comédiens. Je ne pardonnaisqu’à ceux dont le talent réel a le droit de toutbraver et la puissance de tout vaincre. J’éprou-vais une sorte de dégoût pour ceux qui étaientmédiocres, et je ne surmontais ce dégoût quepar la compassion que m’inspiraient leur dé-tresse, la difficulté de vivre en ce monde, lemanque d’éducation première, l’encombre-ment du travail dans la société moderne. C’estcette difficulté toujours croissante de trouverde l’ouvrage, quand on n’est pas remarquable-ment doué, qui combat et détruit le préjugécontre les comédiens, plus que tous les raison-

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nements philosophiques, car au fond le préju-gé a sa raison d’être. Pour se présenter au pu-blic fardé et costumé en comique ou en hé-ros, c’est-à-dire en homme qui a la prétentionde faire rire ou pleurer une foule, il faut uneaudace qui est vaillance ou effronterie, et qui-conque paye a bien le droit de lui crier, s’ilest mauvais : « Va-t’en, tu n’es pas beau, ou tun’es pas drôle. » Eh bien, mon cher Laurence,vous dites que vous étiez passable, et voilàtout. Vous avez donc souffert de ne pas être aupremier rang, et vous avez cherché à vous enconsoler en vous disant avec raison qu’en vousl’homme était supérieur à l’artiste ; et mainte-nant que vous vous rappelez la froideur desgens de l’autre côté de la rampe, vous leur gar-dez rancune à votre insu. Vous vous efforcezde les traiter de haut, comme ils vous traitaientquand vous leur apparteniez. Ils ne vous trou-vaient pas assez comédien, et vous avez besoinde leur dire que leur existence à eux est aus-si une comédie, qu’elle est mauvaise et qu’ils y

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sont mauvais. C’est là un lieu commun qui neprouve rien, car tout est affreusement sérieuxen réalité dans la comédie du monde et dansle monde de la comédie. Oubliez donc cettepetite amertume. Acceptez franchement votreretour à la liberté et à l’action sociale. Vousavez une grande excuse, une excuse que vousm’avez sincèrement fait admettre, l’amour, quiest la grande absolution de la jeunesse. Cetamour est oublié, je suppose ; s’il ne l’est pas,il peut tout vaincre à présent, je le suppose en-core. Quoi qu’il en soit, vous n’avez à rougirde rien dans le passé, et c’est pour cela quevous devez aborder le monde, non comme untransfuge repentant ou défiant, mais commeun voyageur qui a profité de son expériencepour juger impartialement toutes choses, et quirentre chez lui pour réfléchir et agir en philo-sophe.

Laurence écouta mon petit sermon sansl’interrompre, et, comme c’était toujours un

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cœur d’enfant dans une poitrine virile, il metendit ses deux mains avec effusion.

— Vous avez raison, me dit-il, je sens quevous avez raison et que vous me faites du bien.Ah ! si j’avais un ami près de moi ! J’en ai sigrand besoin, et je suis si seul ! Tenez, monami, ma vie entière est un vertige, et je suisencore bien jeune ; je n’ai pas vingt-huit ans !J’ai passé par des existences si diverses queje ne sais vraiment plus qui je suis. Tout estaventure et roman dans cette existence agitée.Il y avait bien vraiment de quoi être un peufou. Sans vous, je le serais devenu tout à fait,car, lorsque vous m’avez rencontré dans un ca-baret, j’étais en train de devenir un viveur devillage, peut-être un ivrogne triste et rêvant lesuicide dans les fumées du vin bleu. Grâce àvous, j’ai repris possession de moi-même, maisl’exaltation a augmenté, et il était temps d’enfinir. Mon pauvre père, pardonne-moi ce que jedis là !

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Une larme vint au bord de sa paupière ; il seversait machinalement un second verre de vinde Malvoisie. Il le versa dans le seau à glace,et, comme je le regardais :

— Je ne bois plus, dit-il, si ce n’est par dis-traction et sans savoir ce que je fais. Sitôt quej’y pense, vous voyez, je m’abstiens.

— Pourtant, vous soupez ainsi tous lessoirs ?

— Oui, habitude de comédien qui aime àfaire de la nuit le jour.

— Au village, pourtant…

— Au village, je travaillais dès le matincomme un bœuf ; mais je faisais le samedi, ledimanche et le lundi comme les autres, et, cesjours-là, je ne me couchais pas. Que voulez-vous, l’ennui ! J’étais pourtant un bon ouvrier.Il n’y paraît déjà plus, voyez ! j’ai les mainsblanches, d’aussi belles mains que quand jejouais les amoureux. Ça ne fait pas que je

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m’amuse. Ah ! mon ami, je vous parle franche-ment, ne prenez pas ceci pour une affectation.Je m’ennuie à avaler ma langue, je m’ennuie àen mourir.

— N’avez-vous donc pas su vous créer en-core des occupations sérieuses ?

— Sérieuses ! Dites-moi donc ce qu’il y a desérieux dans l’existence d’un millionnaire de laveille qui est encore un étranger au milieu desgens pratiques ? Est-ce que je serai jamais pra-tique, moi ? est-ce que je peux l’être ? Écoutezle récit de mes trois mois de villégiature dansce château ; mais c’est assez rester à table. Ve-nez dans ma chambre, nous y serons mieux.

Il prit un flambeau de vermeil d’un travailexquis, et, après m’avoir fait traverser un salonsplendide, un billard immense et un boudoirmerveilleux, il me fit entrer dans une chambreà coucher où je m’écriai tout de suite :

— La chambre bleue !

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— Comment ! dit-il en souriant, vous voussouvenez assez bien de mon histoire, mes des-criptions sommaires vous ont assez frappépour que vous reconnaissiez des choses quevous n’avez jamais vues !

— Mon cher ami, votre histoire m’a telle-ment impressionné que je me suis amusé àl’écrire à mes moments perdus, en changeanttous les noms. Je vous la lirai, et, si mes sou-venirs manquent d’exactitude, si j’ai altéré lacouleur, vous corrigerez, vous rectifierez, vouschangerez ; je vous laisserai le manuscrit.

Il me dit que je lui ferais le plus grand plai-sir.

— C’est donc là, repris-je, la fameusechambre bleue ?

— C’est une copie aussi exacte que me l’ontpermis mes propres souvenirs.

— Vous êtes donc redevenu amoureux de labelle inconnue ?

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— Mon ami, la belle inconnue est morte ;tout est mort dans le roman de ma vie.

— Mais la fameuse troupe, Bellamare,Léon, Moranbois… et celle que je n’ose nom-mer ?…

— Ils sont tous morts pour moi. Absents, enAmérique, je ne sais où ; Impéria, ayant per-du son père, les avait suivis au Canada, où ilsétaient encore il y a six mois. Bellamare m’écri-vait qu’il serait en mesure, à son retour, de merendre mon argent. Tout le monde se portaitbien. Ne parlons pas d’eux ; cela me trouble unpeu, et je suis peut-être en train d’oublier…

— Dieu le veuille ! C’est ce qu’avant tout jedésire pour vous ; mais cette chambre bleue,c’est un souvenir que vous avez voulu, quevous voulez garder ?

— Oui ; quand j’ai su que mon inconnuen’était plus, son souvenir m’a repincé le cœur,et, comme un grand enfant que je suis, j’ai vou-lu élever ce monument intime à sa mémoire.

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Vous vous souvenez que cette chambre bleuen’était pas plus la sienne que la maison renais-sance où j’étais entré par mégarde. Cette de-meure charmante, poétisée pour moi par unegracieuse et bienveillante apparition, n’en étaitpas moins le seul cadre où je pusse évoquerson image voilée. J’ai copié la chambre de monmieux ; seulement, comme celle-ci est plusgrande, j’ai pu y ajouter de bons sofas où nousallons fumer de bons cigares.

Je lui demandai comment et par qui il avaitappris la mort de son inconnue.

— Je vous le dirai tout à l’heure, répondit-il. Il faut procéder avec ordre. Je reprends monrécit ; ce ne sera plus qu’un court chapitre àajouter au roman que vous avez pris la peinede rédiger.

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III

Après avoir enseveli mon pauvre père, jepartis pour la Normandie dans la situationd’esprit d’un homme qui voyage à la recherchede choses nouvelles pour se distraire d’un pro-fond chagrin, nullement avec l’ivresse d’unpauvre diable qui a gagné à la loterie et qui vatoucher son capital. J’avais gardé de ma pre-mière et unique visite à mon oncle un souve-nir très maussade. Il ne m’avait pas bien ac-cueilli, vous vous en souvenez, puisque vousvous souvenez de tout, et sa gouvernantem’avait regardé de travers. Je retrouvai le ma-noir tel qu’il l’avait laissé, c’est-à-dire en trèsbon état de réparation. Le vieux garçon étaithomme d’ordre, il ne manquait pas une ardoiseà son toit, pas une pierre à ses murs ; mais l’or-nementation intérieure était d’un goût détes-

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table. Il y avait de l’or partout, du style nullepart. Comme on avait mis les scellés, et quejusqu’à sa dernière heure il avait été absolu etméfiant, sa gouvernante, qui ne le gouvernaitpas autant que je l’avais supposé, n’avait pu selivrer au pillage. Je trouvai, outre un immeublesplendide, des fermages très productifs, des af-faires très bien établies et de belles sommesen réserve. Je congédiai la gouvernante en lapriant d’emporter les trois quarts du riche et af-freux mobilier, et, cédant à une fantaisie d’ar-tiste, à un irrésistible besoin de mettre de l’har-monie dans toutes les parties de ce monumentd’un autre âge, je passai tout mon temps àm’installer avec goût, avec science, avec espritenfin, en m’ingéniant à dissimuler le confortsous l’archéologie. Vous verrez ça demain aujour ; c’est assez bien réussi, je crois, et ce seramieux quand tout sera terminé. Seulement j’aipeur, quand je n’aurai plus rien à faire chezmoi, de ne pouvoir plus y rester, car, aussitôtque je m’arrête un instant, je bâille et j’ai envie

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de pleurer. Je ne fus pas longtemps sansm’apercevoir que, si je voulais m’épargnerbeaucoup de désagréments et de méfiances,il fallait que je répondisse aux politesses quim’étaient adressées. J’avais pris une liste desamis et connaissances de mon oncle. J’avaisadressé des billets de faire part en mon nom,puisque j’étais l’unique représentant de la fa-mille. Je reçus beaucoup de cartes, et mêmecelles des plus gros bonnets. Je risquai mes vi-sites. Je fus accueilli avec plus de curiosité quede bienveillance ; mais il paraît que je triom-phai d’emblée de toutes les préventions. Onme trouva beaucoup de fond et un ton parfait.On sut que, dans mes affaires de prise de pos-session, je m’étais conduit en grand seigneur.Toutes mes visites me furent rendues. On metrouva occupé à rhabiller mes vieux murs, eton comprit que je n’étais pas un bourgeoisignorant. Mon goût et mes dépenses me po-sèrent en savant et en artiste, mon isolementacheva de me poser en homme sérieux. On

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s’était imaginé que j’amènerais mauvaise com-pagnie ; quelle compagnie pouvais-je amener ?Des acteurs ? Je ne saurais où prendre un seulde ceux que j’ai connus courant le monde. Desouvriers de mon village ? À moins de leur fairedes rentes, je ne pourrais les enlever à leur tra-vail.

On ne se rendit pas compte de l’isolementextraordinaire où m’avait jeté une destinée ex-ceptionnelle ; on crut que je m’abstenais vo-lontairement de camaraderie et de tapage noc-turne. On m’en sut un gré infini. On m’invita àparaître dans le monde du cru. Je répondis quela mort récente de mon père me rendait encoretrop triste et trop peu sociable. On m’admirad’avoir aimé mon père ! Des jeunes gens, mesvoisins, m’invitèrent à leurs chasses. Je promisd’y prendre part quand j’aurais fini mes tra-vaux d’installation. Ils s’étonnèrent, en partantpour Paris à l’entrée de l’hiver, que je n’eussepas de regret de ne pas les y suivre ; ilsm’eussent présenté dans le plus beau monde.

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Je ne voulus pas poser l’excentricité ; je promisd’être plus tard un homme du monde. – Maismon parti est bien pris, mon cher ami ! J’ai déjàassez vu la plupart de ces gens-là. Leur exis-tence ne sera jamais la mienne. Ils sont videspresque tous. Ceux qui me semblent avoir del’intelligence et du mérite ont contracté dans lebien-être des habitudes d’oisiveté qui me ren-draient fou. Ceux qui servent le gouvernementsont des machines. Ceux qui ont de l’indépen-dance dans les idées ne se servent pas de leurénergie intérieure ou s’en servent mal. Tousprennent au sérieux cette chose sans cohésionet sans but qu’ils appellent le monde, et où jen’aperçois rien qui ait un sens sérieux. Non,non, encore une fois, ne croyez pas que je m’enméfie de parti pris, j’y cherche au contraireavec anxiété le point lumineux qui pourraitm’attirer et me passionner. Je n’y vois qu’unfourmillement de petites choses effacées, in-complètes, inachevées. Je n’ai encore vu queles répétitions de la pièce qu’on y joue. Eh

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bien, cette pièce est décousue, incompréhen-sible, sans intérêt, sans passion, sans grandeuret sans gaieté. Les acteurs que j’ai pu étudiersont incapables de la débrouiller, car ceux quiauraient du talent sont dédaigneux ou blasés,ou bien ils sentent que leurs rôles sont irréa-lisables, et ils les jouent froidement. J’ai éténourri, moi, de nobles tragédies et de beauxdrames. La plus mauvaise œuvre d’art ad’ailleurs un plan et vise à prouver quelquechose ; une soirée dans le monde semblen’avoir pour but que de tuer le temps. Que vou-lez-vous qu’aille faire là un homme habitué de-vant le public à préciser ses gestes, à épier sesentrées, à ne pas dire un mot inutile, à ne pasfaire un pas au hasard ? Représenter une ac-tion, c’est faire acte de logique et de raisonne-ment ; dire des riens dont le souvenir s’effaceà mesure qu’on les dit, écouter des discussionsoiseuses que le bon goût défend même d’ap-profondir, c’est faire preuve d’usage et de sa-voir-vivre ; mais c’est ne rien faire du tout, et je

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sois incapable de me résigner jamais à ne rienfaire.

La morale de ceci n’est pas qu’un comédiensoit trop supérieur à la réalité pour s’identifierà elle : ne me prêtez pas cette forfanterie ; maiscomprenez donc qu’un artiste quelconque afait de la réalité un moule que sa personnalitéoccupe et remplit. Là où son empreinte nemarque pas, il ne vit plus, il se pétrifie. J’aibesoin d’être, non pour qu’on voie qui je suis,mais pour sentir que j’existe. Pour le moment,je suis archéologue, antiquaire, numismate ;plus tard, je serai peut-être naturaliste, oupeintre, ou chroniqueur, ou sculpteur, ou ro-mancier, ou agriculteur, que sais-je ? Il faudraque j’aie toujours une passion, une tâche, unecuriosité ; mais je ne serai jamais ni député,ni préfet, ni chasseur, ni diplomate, ni hommepolitique, ni thésauriseur, rien enfin de ce quifait de nos jours ce que l’on appelle l’hommepratique. Je verrai si cette maison que je créem’inspire quelque chose, sinon je la quitterai et

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je ferai de grands voyages ; mais j’ai peur dela solitude en voyage comme j’ai peur de l’oi-siveté dans la vie sédentaire. Ce qu’il me fau-drait, ce qui est de mon âge, ce que mon cœurappelle en même temps qu’il le redoute, c’estl’amour, c’est la famille. Je voudrais être ma-rié, car je ne saurai jamais me résoudre à memarier. Pourtant la pensée m’en est venue plu-sieurs fois depuis que je connais ma voisine, etil est temps que je vous parle de ma voisine.

Elle s’appelle Jeanne, et elle a les cheveuxbruns ondés. Ce sont là ses seuls défauts, carce sont ses seuls points de ressemblance avecImpéria, qui s’appelle, vous vous en souvenez,Jane de Valclos, et j’aurais voulu aimer unefemme qui ne me rappelât en rien celle pourqui j’ai tant souffert. Du reste, le contraste estcomplet. Elle est grande et belle ; l’autre étaitpetite et jolie. Elle n’a pas la voix timbrée nila prononciation vibrante d’une actrice. C’estune voix douce, un peu sourde et voilée, quicaresse et ne fait pas tressaillir, une pronon-

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ciation qui glisse sans accuser et n’insiste quesur ce qui est très senti. Je dirais volontiersde cette femme que c’est un instrument garnide ces cordes de soie qui n’ont pas assez desonorité pour un orchestre d’opéra, mais quichantent avec plus de moelleux et de suavitédans la musica di camera.

Elle est grande et belle, vous disais-je, etj’ajouterai qu’elle est un peu gauche, ce quime plaît infiniment. Elle ne saurait pas fairetrois pas sur un théâtre sans se heurter partout.Cela tient aussi à une vue courte qui ne luipermet pas de voir à l’œil nu les détails deschoses. Pour moi, la source des instincts et desgoûts est dans le sens de la vue. Ceux dontl’œil étendu embrasse tout sont plastiques ; aucontraire, ceux qui ont besoin de regarder deprès sont spécialistes. La spécialité de ma voi-sine, c’est la vie d’intérieur, une petite activitéqui ne se voit pas du dehors, mais qui est in-génieuse et incessante, une sollicitude atten-tive et continue, délicate et inépuisable pour

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ceux dont elle entreprend la guérison. Elle estle contraire de moi, qui sais pratiquer le dé-vouement par un grand parti pris de volonté,mais qui, rendu à moi-même, ne puis plus rienvoir qu’au travers de moi-même. Elle s’oublie,elle ; elle prendrait toutes les empreintes qu’onvoudrait lui donner, elle saurait être un autre,voir par ses yeux, respirer par ses poumons,s’identifier à lui et disparaître.

Vous le voyez, c’est l’idéal de la compagne,de l’amie, de l’épouse. Joignez à cela qu’elle estlibre, veuve et sans enfants. Elle a mon âge àpeu près. Elle est assez riche pour n’avoir au-cun souci de ma fortune, et sa naissance ne dif-fère pas de la mienne : son grand-père était unpaysan. Elle a vu le monde, elle ne l’a jamaisaimé. Elle veut le quitter tout à fait, n’ayantrencontré personne qui lui ait fait désirer de seremarier. Elle a appris que l’abbaye de Saint-Vandrille était à vendre pour une somme as-sez minime, et, comme elle a assez de goûtet d’instruction pour aimer la conservation des

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belles choses, elle est venue passer quelquesmois dans les environs, afin de savoir si le cli-mat conviendrait à sa santé et si le pays envi-ronnant lui assurerait le genre de vie tranquilleet retiré qu’elle rêve. La maisonnette qu’elle alouée touche à mon parc, et nous nous voyonsune ou deux fois par semaine ; nous pourrionsnous voir tous les jours : l’obstacle, hélas !vient de moi, de ma pusillanimité, de mes re-tours vers le passé, de ma crainte de ne plussavoir aimer malgré le besoin d’amour qui meconsume.

Il faut que je vous dise comment nousavons fait connaissance. C’est le plus prosaï-quement du monde. J’avais été passer deuxjours à Fécamp pour chercher un maître ou-vrier, à l’effet de réparer de vieilles boiseriesadmirables, reléguées au grenier par mon pré-décesseur. Revenu dans la soirée, assez tard, jedormis tard le matin, et je vis, de ma fenêtre,cette belle et charmante femme en grandeconversation avec le sculpteur sur bois, qui

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commençait à installer son travail en plein airdevant la salle du rez-de-chaussée. Elle était sisimplement vêtue qu’il me fallut de l’attentionpour reconnaître en elle une femme d’un cer-tain rang dans la hiérarchie des femmes hon-nêtes. Je descendis dans la salle qu’il s’agissaitde lambrisser, et, quand je vis la chaussure, legant et la manchette, je ne doutai plus. C’étaitune Parisienne et une personne des plus dis-tinguées. Je sortis dans la cour, je la saluai enpassant, et j’allais respecter son investigation,lorsqu’elle vint à moi avec un mélange d’usageet de timidité qui donnait un grand charme àson action.

— Je dois, me dit-elle, demander pardon auchâtelain de Bertheville (c’est le nom de monabbaye) pour le sans-gêne avec lequel j’ai fran-chi les portes ouvertes de son manoir…

— Pardon ? lui répondis-je, quand j’aurais àvous en rendre grâce !

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— Voilà qui est très aimable, reprit-elleavec une bonhomie enjouée qui ne l’empêchapas de rougir un peu ; mais je n’abuserai pas, jeme retire, et, vous sachant ici, ce que j’ignoraisencore, je ne me permettrai plus…

— Je vais repartir à l’instant même, si maprésence vous empêche d’examiner mes tra-vaux.

— J’ai fini… Je venais demander quelquesrenseignements pour mon compte.

J’offris de lui donner ceux dont le proprié-taire dispose, et elle vit tout de suite que j’allaisêtre sérieux et parfaitement convenable. Ellene fit donc pas de difficulté pour me direqu’elle avait envie de Saint-Vandrille, maisqu’elle était effrayée de la dépense à y fairepour rendre ce débris habitable. Elle avait vou-lu savoir de mon maître ouvrier le prix de sontravail. Il y avait à Saint-Vandrille un très beaurevêtement de ce genre, qui exigeait aussi unerestauration.

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J’avais déjà vu Saint-Vandrille, mais sansme rendre compte du parti à en tirer. Je pro-posai d’y aller le jour même et de faire un petittravail accompagné d’une estimation approxi-mative des dépenses. Elle accepta en me re-merciant beaucoup, mais en me disant qu’elleenverrait chercher mon travail, et en ne m’en-gageant point à le lui porter.

Quand elle me laissa, j’étais un peu étourdipar sa beauté et son air de franchise ; je me ra-visai presque aussitôt. Je me raillai de l’excèsde mon obligeance, car j’allais perdre ma jour-née et me donner beaucoup de peine pour unepersonne qui ne souhaitait pas me revoir ; maisj’avais promis, et deux heures après j’étais àSaint-Vandrille. J’y trouvai ma belle voisine,qui vint à moi en me remerciant de mon exacti-tude. Je m’étais informé d’elle dans l’intervalle.Je savais qu’elle s’appelait madame de Valdère,qu’elle habitait Paris ordinairement, qu’elle ve-nait de louer tout près de moi, qu’elle vivait ab-solument seule avec une vieille gouvernante,

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une cuisinière et un domestique, ne connais-sant ou ne voulant encore connaître personneaux environs, passant ses matinées à la prome-nade et ses soirées à broder ou à lire.

Saint-Vandrille est, comme Jumiéges, unevaste ruine dans un petit enclos. Vous connais-sez sans doute Jumiéges. Si vous ne le connais-sez pas, figurez-vous l’église de Saint-Sulpiceruinée, éventrée, au milieu d’un joli jardin an-glais, dont les allées sablées circulent à traversde beaux gazons sous des arcades à jour ta-pissées de lierre et enguirlandées de plantesfolles. Les deux tours monumentales de l’églisedressent leurs squelettes blancs comme devieux os sur le beau ciel normand, si riche decouleur quand le soleil perce ses brumes. Desvolées d’oiseaux de proie jettent de grands crisrauques en voletant sans cesse autour de cesdonjons à jour, dont la dentelle protège leursnids. Au bas des grandes murailles de la nefdécouverte croissent des arbres magnifiques etdes buissons pleins de grâce. Dans un reste des

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anciens bâtiments de service, le propriétaireactuel, homme de science et de goût, s’est ar-rangé une demeure encore très vaste et déco-rée dans le meilleur style. Des débris retrouvésdans les ruines, il a fait un musée intéressant.C’est une habitation à la fois sévère, confor-table et charmante, en face d’un splendide dé-cor que vivifie et parfume une admirable végé-tation, bien dirigée dans sa pittoresque ordon-nance.

En examinant Saint-Vandrille, nous ne par-lâmes que de Jumiéges, dont l’appropriationétait à mes yeux un chef-d’œuvre et pouvaitservir de type aux projets de madame de Val-dère.

— Je comprends très bien, me dit-elle, quel’acquisition de ces monuments historiquescrée des devoirs sérieux. Les restaurer n’ap-partient qu’à des fortunes princières, et je nevois pas trop où serait le grand profit pourl’art et la science, qui ont bien assez de spé-

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cimens archéologiques encore debout. Je n’at-tache, d’ailleurs, aucun prix à ce qui estpresque entièrement refait à neuf, avec desmatériaux nouveaux et par des mains qui n’ontplus l’individualité du passé. Quand une ruineest vraiment une ruine, il faut lui laisser sabeauté relative, son grand air d’abandon, sonmariage avec la plante qui l’envahit et la so-lennité de son enseignement. La préserver dela dévastation brutale, l’encadrer de verdure etde fleurs, c’est tout ce qu’on peut et doit faire,et cette partie de ma mission, je la rempliraisassez bien, je crois ; j’aime les jardins et je m’yentends un peu ; mais l’appropriation de monhabitation personnelle à ce voisinage exigeant,voilà ce qui m’inquiète. Et puis, ajouta-t-elle,il y a dans ce genre de propriété une servi-tude qui m’effraye : on n’a pas le droit d’en re-fuser l’entrée aux amateurs et même aux oi-sifs et aux indifférents. Dès lors, on n’est pluschez soi, et que deviendrai-je, moi qui chérisla solitude, si je ne peux me promener dans

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mes ruines qu’à la condition d’y rencontrer àchaque pas des Anglais ou des photographes ?Si nous étions aux portes de Paris, on auraitdes jours et des heures à sacrifier au public ;mais ici a-t-on le droit de refuser la porte à desgens qui ont fait trente ou quarante lieues pourvoir un monument dont vous n’êtes en réalitéque le gardien ou le cicérone ?

À cela, je n’avais rien à répondre. Je savaispar quelles exigences indiscrètes, par quellesbrutales récriminations, l’inépuisable obli-geance de notre voisin de Jumiéges était sou-vent payée. Je conseillai à madame de Valdèrede se construire un chalet au milieu des bois etde ne plus penser à Saint-Vandrille.

J’aurais dû rester sur cette sage conclusion,abandonner mon expertise et prendre congéd’elle ; mais la passion de l’archéologie m’en-traîna. Saint-Vandrille a une plus belle église etmieux conservée en beaucoup d’endroits queJumiéges. Les bâtiments adjacents sont laids

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et incommodes ; mais il y a un jardin carréqui descend en terrasses sur de riantes prai-ries, et ce jardin de moines, dessiné dans l’an-cien style, était, pour mes rêves de décorateurconsciencieux, une grande séduction. Il y aaussi une immense salle de chapitre très en-tière, tout entourée d’arcades élégantes. D’unegrande tribune qui communique avec le réfec-toire, on plonge dans le vaste vaisseau. Je merevis dans la salle du chapitre de Saint-Clé-ment, j’y évoquai la conférence magistrale duprince avec ses vassaux, les rapides et déchi-rantes funérailles de Marco ; puis, mon hallu-cination suivant sa pente, je crus me retrouverdans la bibliothèque immense où nous avionsjoué la tragédie devant les seigneurs monté-négrins ; je revis Impéria chantant et mimantla Marseillaise, et, dans une confusion de fan-tômes et de fictions, Lambesq hurlant les fu-reurs d’Oreste, tandis que je déclamais Poly-eucte. La bonne et plaisante figure de Bella-mare m’apparaissait dans la coulisse, d’où la

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voix caverneuse de Moranbois nous envoyait lemot. Des larmes me vinrent aux yeux, un rirenerveux me crispa la gorge, et je m’écriai invo-lontairement :

— Ah ! la belle salle de spectacle !

Madame de Valdère me regardait avecémotion, elle crut sans doute que je devenaisfou : elle devint pâle et tremblante.

Je crus devoir, pour la rassurer, lui faire ladéclaration que j’ai coutume de lancer à ceuxqui m’examinent avec méfiance et curiosité.

— J’ai été comédien, lui dis-je en m’effor-çant de sourire.

— Je le sais bien, reprit-elle encore émue.Je connais, je crois, toute votre histoire. N’ensoyez pas surpris, monsieur Laurence. J’ai euà Blois une jolie petite maison renaissance, aunuméro 25 d’une certaine rue où il y avait destilleuls et des rossignols. Il s’est passé danscette maison une singulière aventure dont

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vous étiez le héros. L’héroïne, qui était venuelà à mon insu et sans ma permission, bienqu’elle fût mon amie, m’a tout confessé par lasuite. Pauvre femme ! elle est morte avec cesouvenir.

— Morte ! m’écriai-je. Je ne la verrai doncjamais !

— C’est tant mieux pour elle, puisque vousne l’eussiez pas aimée.

Je vis que madame de Valdère savait tout.Je la pressai de questions, elle les éluda ; cesouvenir lui était pénible, et elle n’était nulle-ment disposée à trahir le secret de son amie. Jene devais jamais savoir son nom, ni quoi quece soit qui pût me faire retrouver sa trace dansun passé fermé, enseveli sans retour.

— Vous pouvez au moins, lui dis-je, me par-ler du sentiment qu’elle a eu pour moi : était-ilsérieux ?

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— Très sérieux, très profond, très tenace.Vous n’y avez pas cru ?

— Non, et j’ai probablement manqué lebonheur par méfiance du bonheur ; mais a-t-elle souffert de cet amour ?… est-ce lacause ?…

— De sa mort prématurée ? non. Elle avaitgardé l’espérance ou elle l’avait recouvrée,quand elle a su que vous aviez quitté le théâtre.Elle allait peut-être tenter de vous rattacher àelle quand elle est morte des suites d’un acci-dent ; le feu a pris à sa robe de bal… Elle abeaucoup souffert ; elle est morte il y a deuxans. Ne parlons plus d’elle, je vous en prie ; ce-la me fait beaucoup de mal.

— Cela m’en fait aussi, repris-je, et j’en vou-drais parler ! Ayez un peu de courage par pitiépour moi.

Elle me répondit avec bonté qu’elle s’inté-ressait à mon regret, s’il était réel ; mais pou-vait-il l’être ? Ne serais-je pas porté à dédai-

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gner au delà de la tombe une femme que j’avaisdédaignée vivante ? Étais-je disposé à écouteravec respect ce qu’on me dirait d’elle ?

Je jurai que oui.

— Cela ne me suffit pas, reprit madamede Valdère. Je veux connaître vos sentimentsintimes à son égard. Racontez-moi cette aven-ture sincèrement, à votre point de vue. Dites-moi le jugement que vous avez porté sur monamie et toutes les raisons qui vous ont entraînéà lui écrire que vous l’adoriez, pour l’oublierensuite et retourner à la belle Impéria.

Je lui racontai fidèlement tout ce que jevous ai raconté, sans rien omettre. J’avouaiqu’il y avait eu peut-être un certain dépit dansmon premier élan vers l’inconnue, et un autredépit dans mon silence, quand elle avait doutéde moi.

— J’étais sincère, lui dis-je ; j’avais aiméImpéria, mais je me jetais dans un nouvelamour avec courage, avec loyauté, avec ar-

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deur. Votre amie eût pu me sauver, elle ne l’apas voulu. Je n’aurais jamais revu Impéria, jel’aurais oubliée sans retour et sans regret. Rienne m’était plus facile dans ce moment-là. L’in-connue s’est montrée jalouse sous des formeshautaines dont la froide générosité m’a humi-lié profondément. J’ai eu peur d’une personneexigeante au point de me faire un crime d’avoiraimé avant de la connaître, et maîtresse d’elle-même au point de cacher son mépris sous desbienfaits. J’aurais mieux aimé une jalousie in-génue ; j’aurais trouvé des paroles émues, desserments vrais pour la rassurer. J’ai prévu desluttes terribles, une amertume invincible amas-sée dans son cœur. J’ai été poltron dans monorgueil. J’ai renoncé à elle ! Et puis sa positionet la mienne étaient trop disparates. Mainte-nant, je ne serais plus si timide et si suscep-tible. Je ne craindrais pas de lui paraître ambi-tieux, et je saurais vaincre sa méfiance ; maiselle n’est plus, ma destinée n’était pas d’êtreheureux en amour. Elle n’a pas su combien je

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l’aurais aimée, et, moi, j’ai été repoussé par Im-péria, comme si le ciel eût voulu me punir den’avoir pas saisi le bonheur quand il m’était of-fert.

— Oui, reprit madame de Valdère ; en cela,vous avez été très coupable envers vous-même, et vous avez cruellement méconnu unefemme aussi loyale et aussi sincère que vous.Mon amie était de bonne foi quand elle vousécrivait pour vous offrir son concours auprèsd’Impéria. Elle n’était ni méfiante ni hautaine.Elle était brisée de douleur, elle se sacrifiait.Elle n’était point parfaite, mais elle avait lacandeur complète des âmes romanesques ; enprenant peur de son caractère, vous avez fait,permettez-moi de vous le dire, la plus grandebévue qu’un homme d’esprit puisse faire. Elleétait d’une douceur qui dégénérait en faiblesse,et vous eussiez gouverné comme une enfantcette prétendue femme terrible.

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— J’ai été enfant moi-même, répondis-je, etj’en ai été bien puni !

— Sans doute, puisque vous vous êtes re-pris d’amour pour Impéria, et que cet amourest devenu un mal incurable.

— Qu’en savez-vous ? m’écriai-je.

— Je l’ai vu là tout à l’heure, quand vousvous êtes écrié : « Voilà une belle salle de spec-tacle ! » Tout votre passé d’illusions, tout votreavenir de regrets, étaient écrits dans vos yeux ;vous ne vous consolerez jamais !

Il me sembla que c’était un reproche direct,car les yeux de cette belle femme étaient hu-mides et brillants. Je lui pris la main sans tropsavoir ce que je faisais.

— Ne parlons plus ni d’Impéria, ni de l’in-connue, lui dis-je. Il n’y a plus de passé pourmoi, pourquoi n’y aurait-il pas d’avenir ?

Je m’aperçus, à sa surprise, que je lui faisaisune déclaration, et je me hâtai d’ajouter :

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— Parlons de Saint-Vandrille.

Je lui offris mon bras pour descendre dansle jardin inculte et abandonné, et nous ne par-lâmes point de Saint-Vandrille. Nous revenionstoujours à l’inconnue, et je croyais voir qu’àforce de parler de moi et de me dépeindreà madame de Valdère, elle avait excité chezcelle-ci une grande curiosité de me voir, peut-être un intérêt plus vif que la curiosité. Ma voi-sine me parut, sinon aussi aventureuse que sonamie, du moins aussi romanesque, et je com-mençai à sentir qu’il me serait très facile dem’éprendre d’elle, pour peu que j’y fusse en-couragé.

Je ne le fus point, et je m’épris davantage.Je n’avais pas osé lui demander de me rece-voir ; elle s’enferma si bien durant quelquesjours, que je rôdai en vain autour de sa de-meure sans l’apercevoir. C’est alors que l’idéeme vint de transformer en cabinet de travailla chambre à coucher de mon oncle, et d’ins-

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taller mes pénates dans le pavillon carré, quideviendrait la chambre bleue de Blois. Du mo-ment que je connaissais la véritable créatricede cette jolie chambre, elle me deviendraitdoublement intéressante, et je commençai ày travailler de mémoire avec beaucoup d’ar-deur. Quand, au bout de quelques jours, ellecommença à ressembler à l’original, j’écrivis àmadame de Valdère pour la supplier de venirme donner sur place un renseignement et unconseil. J’avais été si obligeant pour elle qu’ellecrut ne pouvoir me refuser. Elle vint, fut trèssurprise, très touchée même de ma fantaisiesentimentale, et déclara que mes souvenirsétaient très fidèles. Elle me permit alors d’allerla voir, et me montra mes deux lettres à l’in-connue, que celle-ci lui avait confiées en mou-rant, lui disant de les brûler quand elle les au-rait lues.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? lui dis-je.

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— Je ne sais, répondit-elle. J’ai toujours rê-vé que je vous rencontrerais quelque part etque je pourrais vous les rendre.

Pourtant, elle ne me les rendit pas, et jen’avais aucun motif pour les réclamer. Je luidemandai si elle n’avait pas un portrait de sonamie.

— Non, dit-elle, et, si j’en avais un, je nevous le montrerais pas.

— Pourquoi ? Sa méfiance lui servit ; ellevous a défendu… soit ! Je ne veux plus aimerdans le passé ; j’en ai assez, j’en ai été assezmalheureux pour que tout soit expié. J’ai ledroit d’oublier mon long martyr.

— Pourtant la chambre bleue !

— La chambre bleue, c’est vous, répondis-je. C’est vous, créatrice et habitante de cettechambre, que dans cette chambre j’ai aimée enrêve avant l’apparition de votre amie.

— Alors, c’est aussi le passé ?

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— Pourquoi ne serait-ce pas le présent ?

Elle me reprocha de venir chez elle pour luidire des fadeurs.

C’était de mauvais goût, j’en convins ; maisque devait-elle attendre d’un ancien amoureuxde théâtre ?

— Taisez-vous, dit-elle, vous vous calom-niez ! Je vous connais très bien ; mon amieavait reçu assez de lettres de M. Bellamarepour vous apprécier, et, moi qui ai lu ceslettres, je sais qui vous êtes. N’espérez pasm’en faire douter.

— Qui suis-je, selon vous ?

— Un homme sérieux et délicat qui ne ferajamais légèrement la cour à une femme qu’ilestime ; un homme qui, pendant trois ans, a ca-ché son amour à Impéria, parce qu’il la respec-tait. Dès lors, une femme qui se respecte et quisait cela n’accepterait pas volontiers le mari-vaudage avec vous ; convenez-en.

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Je ne fis donc pas la cour à madame de Val-dère, je ne la lui fais pas ; mais je la vois sou-vent, et je l’aime. Il me semble qu’elle m’aimeaussi. Peut-être suis-je un fat, peut-être n’a-t-elle pour moi que de l’amitié, – comme Im-péria ! C’est peut-être ma destinée d’inspirerl’amitié. C’est doux, c’est pur, c’est charmant,mais cela ne suffit pas. Je commence à m’ir-riter de cette confiance dans ma loyauté, quin’est pas si réelle qu’elle le paraît, puisqu’elleme coûte. Et voilà où j’en suis ! Amoureux ti-mide et méfiant, impatient et craintif, parceque… parce que, faut-il tout vous dire ? j’ai au-tant de peur d’être aimé que de peur de ne pasl’être. Je vois que j’ai affaire à une femme fon-cièrement honnête, qui ne comprendrait pasun amour de passage quand elle peut m’appar-tenir à jamais. J’aspire au bonheur de posséderune telle femme et de l’aimer toujours, commeje me sais capable d’aimer. Il ne tient qu’à moide lui donner cette confiance en lui exprimantune passion vraie, et je reste là depuis bientôt

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deux mois comme un écolier qui craint de selaisser deviner et qui craint qu’on ne le devinepas. Pourquoi, me direz-vous ?…

— Oui, m’écriai-je, pourquoi ? Dites pour-quoi, mon cher Laurence !… confessez-vousentièrement.

— Eh ! mon Dieu, répondit-il en se levantet en se promenant avec agitation dans lachambre bleue, parce que j’ai contracté dansma vie errante une maladie chronique trèsgrave : le vouloir irréalisable, la fantaisie del’impossible, l’ennui du vrai, l’idéal sans butdéterminé, la soif de ce qui n’est pas et ne peutpas être ! Ce que j’ai rêvé à vingt ans, je le rêvetoujours ; ce qui m’a fui, je le cherche toujoursdans le vide.

— La gloire de l’artiste ! est-ce cela ?

— Peut-être ! J’ai eu à mon insu quelqueambition inassouvie. Je me suis cru modesteparce que je voulais l’être ; mais ma vanitéfroissée a dû me ronger, comme ces maladies

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qu’on ne sent pas et qui vous tuent. Oui, cedoit être cela ! j’aurais voulu être un grand ar-tiste, et je ne suis qu’un critique intelligent. Jesuis trop cultivé, trop raisonneur, trop philo-sophe, trop réfléchi ; je n’ai pas été inspiré. Jeferai très bien un peu de tout, je ne serai maîtreen rien. C’est une souffrance de comprendre lebeau, de l’avoir analysé, de savoir en quoi ilconsiste, comment il éclot, se développe et semanifeste, et de ne pouvoir le faire jaillir desoi-même. C’est comme l’amour, voyez-vous,on le sent, on le touche, on croit le saisir ; ilvous échappe, il vous fuit. On reste devant lesouvenir d’un rêve ardent et d’une déceptionglacée !

— Impéria ! lui dis-je, c’est Impéria ! Vous ypensez toujours !

— Impéria insensible et mon ambition dé-çue, c’est tout un, répondit-il. Ces deux pre-miers éléments de vitalité sont le point de dé-part de ma vie. J’ai perdu les trois plus belles

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années de ma jeunesse à les voir m’échapperjour par jour, heure par heure. Je retrouveraipeut-être des biens préférables ; mais ce queje ne retrouverai pas, c’est mon cœur d’enfant,mon espoir obstiné, ma confiance aveugle,mes aspirations de poète, mes jours d’insou-ciance et mes jours de fièvre. Tout cela estfini, fini ! Je suis un homme fait, et j’aime unefemme faite. Je suis excellent, elle est ado-rable ; nous pourrons être très heureux… Mevoilà riche comme un nabab et logé comme unprince. D’un grabat bourré de paille, je passe àun lit d’or et de soie. Je peux contenter toutesmes fantaisies, me griser avec du vin qui a centans de bouteille, avoir un harem mieux instal-lé et mieux caché que celui du prince Klémen-ti. Je peux avoir mieux que lui un théâtre, unetroupe à mes gages ; mon oncle m’a fait unesubvention de cent mille francs, comme cellede l’Odéon ! J’aurai de l’art pour mon argent,comme j’ai de la poésie par droit d’héritage,une belle nature où je taille et plante à mon

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gré. Voyez ! n’est-ce pas un site romantique ?ajouta-t-il en tirant le rideau ouaté de la fenêtreet en me montrant le paysage à travers lesvitres claires, diamantées au bord par la gelée.Regardez ! je n’aime pas les persiennes. Rienn’est plus doux que de regarder du coin de sonfeu les frimas du dehors. La neige ne tombeplus que par légers flocons que la lune argentemollement. Là-bas, au-dessous de mon parc, laSeine, large comme un bras de mer, coule pai-sible et puissante. Ces grands cèdres noirs quiencadraient le fond laissent glisser sans bruitsur la neige qui tapisse leurs pieds les amasde neige qui tapissent leurs branches. Voilà unbeau décor délicieusement éclairé ! c’est grandet solennel, c’est morne, c’est muet comme uncimetière, c’est mort commue moi !… Ô Impé-ria !

En jetant ce nom, d’une voix déchirée quifit vibrer sur les consoles les Amours en porce-laine de Saxe et les cristaux de Bohême, il frap-pa du pied comme un nécromant qui évoque

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un spectre rebelle ; tout vibra de nouveau ettout rentra dans le silence. Il donna un coup depoing qui fit voler en éclats toute une étagèrechargée de précieux bibelots, puis se mit à rireen disant avec un sang-froid amer :

— Ne faites pas attention ; j’ai souvent be-soin de casser quelque chose !

— Laurence, mon cher Laurence, lui dis-je,vous êtes plus malade que je ne pensais ! Cecin’est pas une affectation, je le vois. Vous souf-frez beaucoup, et vous vous soignez à contre-sens. Il faut quitter cette solitude, il faut voya-ger, mais avec une compagne. Il faut épousermadame de Valdère et partir avec elle.

— S’il ne s’agissait que de moi, reprit-il, jen’hésiterais pas, car elle me plaît, et je suis sûrqu’elle est tendre et dévouée ; mais, si je nela rends pas heureuse, si mes tristesses et mesbizarreries l’affligent et la découragent ! En cemoment, elle ne songe qu’à me guérir du pas-sé ; je ne lui cache plus rien, elle l’exige. Tout

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ce que je vous dis, elle l’entend ; tout ce queje vous laisse voir, elle le voit ; tout ce que jesouffre, elle le sait. Elle me questionne, elle medevine, elle me fait raconter tous les détails dema vie passée et présente. Elle s’y intéresse,elle me plaint ; me console, me gronde et mepardonne. C’est une amie angélique, elle croitme guérir, et je me laisse faire ; et je m’imaginequ’elle me guérit, et je sens qu’elle me calme.Elle ne s’inquiète pas trop de mes rechutes.Elle a une patience inouïe ! Eh bien, oui, ellem’est nécessaire et je ne pourrais plus me pas-ser du baume qu’elle met sur mes blessures ;mais je crains que mon amour ne soit égoïste…odieux peut-être !… car, si on venait un matinfrapper à ma porte en disant : « Bellamare esten bas avec Impéria, ils viennent te chercherpour jouer la comédie à Caudebec ou à Yve-tot, » je sens que je descendrais comme unfou, que je sauterais en pleurant de joie dansleur carriole, et que je les suivrais au bout dumonde… Comment voulez-vous qu’avec cette

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folie dans le cerveau je jure à une femme decœur de ne vivre que pour elle ? Quels seraientson humiliation et son désespoir d’avoir couvési tendrement cet œuf de colombe sédentaired’où s’échapperait un pigeon voyageur ! Non,je ne suis pas encore mûr pour le mariage, il nefaut pas me dire de me hâter. Il faut me donnerle temps de me porter en terre et de ressusci-ter, si la chose est possible !

Il avait raison. Nous nous quittâmes à troisheures du matin, je devais absolument repartirà sept ; mais je lui jurai de dépêcher mes af-faires et de revenir passer une semaine aveclui.

J’étais depuis deux jours à Duclair, et je dé-jeunais seul à la table d’hôte, n’ayant pu arri-ver à l’heure accoutumée, lorsque je vis entrerun homme encore jeune, c’est-à-dire pas trèsjeune, et pas très beau, c’est-à-dire assez laid,dont le salut, le regard et le sourire me pré-vinrent en sa faveur. Il s’assit devant moi et

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mangea à la hâte, sans paraître se soucier de cequ’on lui servait et tout en consultant un car-net de notes. Je le pris pour un voyageur decommerce. Je ne sais quoi d’enjoué, de railleuret de bienveillant à la fois me faisait désirerqu’il me parlât ; mais il paraissait trop bien éle-vé pour entamer la conversation à tort et à tra-vers, et je pris le parti de le prévenir en lui de-mandant, ce que je savais fort bien, à quelleheure passait le bateau à vapeur pour le Havre.

— Je crois, répondit-il, qu’il passe à deuxheures.

Ce peu de paroles fut un trait de lumièrepour moi ; il parlait du nez ! Une vague révéla-tion s’était déjà faite en moi à mon insu. J’avaisenvie de lui demander son nom, lorsque je levis s’approcher d’un encrier et mettre l’adressed’une lettre qu’il avait tirée de sa poche. J’eusl’indiscrétion de jeter les yeux sur cette lettreet j’y lus : À Monsieur Pierre Laurence, à Ar-vers…

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— Permettez, lui dis-je, je viens, par une deces distractions qui ne s’expliquent pas, de re-garder le nom que vous écriviez, et je crois de-voir vous donner un renseignement. Laurencen’est plus à Arvers.

Il me regarda d’un air pénétrant, levant lesyeux sans lever la tête, et, s’étant assuré qu’ilne m’avait jamais vu, mais que j’avais une hon-nête figure, il me pria de vouloir bien lui don-ner la nouvelle adresse de Laurence.

— On l’appelle ici le baron Laurence ; maisil n’aime pas qu’on lui donne ce titre, dont il n’apas hérité en ligne directe. Il habite son châ-teau, le château de feu son oncle, à quelquesheures d’ici.

— Il a donc hérité ?

— Parfaitement, il a cent mille livres derente.

— Comme il va rire de ma missive ! N’im-porte, veuillez me dire le nom du château.

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— Bertheville.

— Ah ! c’est vrai, je me souviens, ditl’homme gai en écrivant et en souriant jus-qu’aux oreilles. Quel coup du sort ! Ce cher en-fant ! le voilà riche et heureux ! Il l’a bien méri-té !

— Il n’est peut-être pas si heureux que vouscroyez, monsieur Bellamare !

— Ah çà ! vous me connaissez donc ?

— Vous voyez !

— Et lui ?…

— Lui, il est mon ami.

— Oh ! alors, – je sais que vous êtes ins-pecteur des finances, on me l’a dit dans l’au-berge, – vous allez avoir la bonté de vous char-ger de ça, une traite de cinq mille francs, queje lui dois depuis des années. Je sais qu’il metiendra quitte des intérêts.

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— Et de la somme aussi. Je vous jure qu’ilne voudra pas la recevoir ! N’importe, jeconnais votre délicatesse, je lui remettrai votrepapier. Où pourrai-je vous le renvoyer ?

— Je ne veux pas qu’il me le rende. S’il estriche, il doit être généreux. Il y a des pauvresplus pauvres que moi et mes comédiens ; maisest-ce que je ne pourrais pas le voir ? Est-cequ’il ne recevrait pas son ancien ami, son an-cien directeur ?… Laurence était de ces cœursqui ne peuvent changer.

— Cher monsieur Bellamare, il ne vous re-cevrait que trop bien ; mais devez-vous ré-veiller le feu qui couve sous la cendre ?

— Que voulez-vous dire ?

— Puis-je vous demander si mademoiselleImpéria fait encore partie de votre société ?

— Impéria ? mais oui, certes ! Je l’attendsdans une heure avec le reste de mes associés.

— Léon, Moranbois, Anna et Lambesq ?

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— Ah çà ! vous nous connaissez tous ?

— Laurence m’a raconté toute sa vie dansles plus grands détails. Avez-vous encore Lu-cinde et Régine ?

— Non, elle ne nous ont pas suivis en Amé-rique, où nous venons de passer deux ans etd’organiser, autour de notre petit noyau, destroupes de rencontre de distance en distance ;mais mes cinq associés ne m’ont jamais quitté.

— Et Purpurin est toujours à votre service ?

— Toujours ; il mourra près de moi. PauvrePurpurin !

— Quoi donc ?

— Oh ! nous avons eu bien des aventures,c’est notre destinée, entre autres une rencontreavec de prétendus sauvages, convertis par lesmissionnaires et civilisés, qui ont voulu nousscalper. Purpurin y a laissé un peu de sa che-velure, la peau avec. Nous sommes arrivés àtemps pour ravoir le reste. Il est guéri ; mais

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cette petite opération et la peur qu’il a euen’ont pas apporté un développement sensibleà son intelligence. Il a dû renoncer à la récla-mation, ce qui après tout n’est pas un mal…Mais parlez-moi donc de Laurence. Est-ce qu’ilpense toujours à Impéria ?

— Plus que jamais.

— Diable !

— Elle ne l’a jamais aimé ?

— Si fait. Je crois que si.

— Et à présent ?

— Elle nie, comme toujours.

— Pourquoi ?

— Ah ! voilà, pourquoi ! je ne puis vous ledire ; peut-être l’effroi d’une vie qui n’eût pasconvenu à ses goûts et à ses habitudes d’ar-tiste.

— Mais maintenant qu’il est riche…

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— Est-ce qu’à présent il l’épouserait ?

— J’en suis certain !

Bellamare devint très pâle et marcha avecagitation le long de la table.

— Perdre Impéria, me dit-il, c’est toutperdre, car elle a beaucoup de talent au-jourd’hui, et, par son courage, son amitié, sondévouement, son intelligence, elle est le nerf,elle est l’âme de toutes nos existences. Nousséparer d’elle, c’est nous briser tous, et moi-même…

Il s’arrêta suffoqué par un sanglot intérieurqu’il étouffa en marchant de nouveau autourde la chambre.

— Écoutez-moi, lui dis-je, je ne suis pasplus d’avis que vous qu’il doive épouser ma-demoiselle de Valclos. L’inconnue de Blois estmorte, mais…

— Morte ? quel dommage !

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— Mais elle a laissé une amie, une confi-dente qui aime Laurence, qui demeure prèsde lui, et que Laurence épouserait, s’il pouvaitoublier Impéria. Je suis persuadé que ce ma-riage conviendrait beaucoup mieux à l’un et àl’autre…

— Dites-moi donc, reprit Bellamare m’in-terrompant avec préoccupation, depuis quandmadame de Valdère est morte.

— Madame de Valdère ?

— Ah ! oui, son nom m’est échappé ; maisqu’est-ce que cela fait à présent, puisque lapauvre inconnue n’est plus de ce monde ? Sonroman était si pur, c’était une femme si droite,si chaste et si bonne ! Vous n’êtes pas hommeà trahir ce secret-là ?

— Non, certes ; mais je ne comprends rienà ce que vous dites ; madame de Valdère n’estpas du tout morte, c’est elle qui est la voisine,l’amie, la confidente, presque la fiancée deLaurence.

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— Eh bien !… Ah ! j’y suis… Non, atten-dez ! L’avez-vous vue, cette voisine ?

— Pas encore. Je sais qu’elle est grande,belle…

— Et très blonde ?

— Non, blanche avec des cheveux bruns, àce que m’a dit Laurence.

— Oh ! des cheveux ! on les a de la couleurqu’on veut ! Son prénom ?

— Jeanne.

— C’est elle ! veuve ? sans enfants ? assezriche ? vingt-huit à trente ans ?

— Oui, oui, oui ! Laurence m’a dit tout cela.

— Eh bien, c’est elle, je vous jure que c’estelle ! Et Laurence ne devine pas que l’amie deson inconnue est son inconnue elle-même quise fait passer pour morte ? Ce garçon-là seratoujours ingénu et modeste jusqu’à l’aveugle-ment ! Oh ! voilà qui change bien la situation,

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cher monsieur ! Laurence est un homme d’ima-gination. Quand il saura la vérité, il aimera denouveau ce qu’il a aimé dans des circonstancesromanesques. Il aimera l’inconnue, il oublieraImpéria.

— Et ce sera mieux ainsi pour lui, pour elle,pour Impéria et pour vous tous.

— Oui, certes ! Il faut avertir madamede Valdère que la feinte a duré assez long-temps et qu’elle doit se révéler à Laurence,parce qu’il y a péril en la demeure, parcequ’Impéria est de retour… Moi, je ne me suisfait encore annoncer nulle part. Les journauxde la province n’ont pas imprimé mon nom.Débarqué au Havre depuis deux jours, je vou-lais gagner Rouen sans donner de représen-tations durant le trajet. Je fais encore mieux,je passe inaperçu, je brûle Rouen, et je m’envais travailler le plus loin possible. Vous ne di-rez pas notre rencontre à Laurence, vous neparlerez pas de moi, il peut pendant quelques

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mois me croire encore au Canada… Faites qu’ilépouse madame de Valdère dans quelques se-maines, et tout est sauvé.

— Alors, il faudrait partir vite ; il se peutque Laurence vienne me voir ici, où il vientsouvent. Il peut nous apparaître d’un momentà l’autre. Que feriez-vous alors ?

— Je lui dirais qu’Impéria est restée enAmérique, mariée à un millionnaire.

— Mais ne peut-elle pas apparaître aumême instant ? Ne m’avez-vous pas dit quevous l’attendiez ?

— Oui, nous devions nous arrêter ici ;j’avais quelqu’un à voir aux environs, un amiqui ne m’attend pas, qui ne saura pas que jesuis passé. Voilà qui est décidé, je vais au-de-vant de ma troupe pour qu’elle n’entre pas danscette ville. Adieu ! merci ! Permettez-moi devous serrer la main et de me sauver bien vite.

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— Reprenez votre argent, lui dis-je, puis-qu’il ne faut pas que Laurence sache notre en-trevue. Vous avez le temps de régler ce compteavec lui.

— C’est juste ; adieu encore.

— Est-ce que vous me défendez de voussuivre ? J’avoue que j’ai une envie folle de voirMoranbois, Léon…

— C’est-à-dire Impéria ? Allons, venez ;vous les verrez tous, mais ne leur parlez pas deLaurence.

— C’est entendu.

Je pris mon chapeau, et tous deux de courirvers la campagne. Bellamare, avisant unloueur de voitures, s’arrêta et fit marché aveclui pour un grand omnibus qui fut attelé à lahâte. Nous sautâmes dedans et primes la routede Caudebec.

— Cet omnibus, me dit-il, va recevoir monmonde et mon bagage, qui seront transbordés

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sur le chemin sans que nous ayons à rentrerdans la ville. Je dirai à mes camarades quel’ami que je voulais voir à Duclair n’y demeureplus, que l’auberge est mauvaise et chère, etnous filons tout de suite sur Rouen par Baren-tin, où nous prenons le chemin de fer.

Au bout d’un quart d’heure de marche, du-rant lequel je renseignai amplement Bellamaresur la situation d’esprit où j’avais laissé Lau-rence, nous accostâmes un autre omnibus quiamenait la société. Bellamare alla lui donnerles explications projetées, et je me mis à aiderau transbordement des femmes et des bagagespour avoir l’occasion de regarder tous ces per-sonnages du roman comique de Laurence quim’intéressaient vivement.

La première femme qui sauta légèrement etsans précaution sur le chemin encore rempli deneige fut la petite Impéria. Elle était bien petiteet bien menue en effet, cette femme qui avaittenu une si grande place dans la vie de mon

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ami. Serrée dans sa petite robe de voyage, lescheveux roulés sous son microscopique toquetde faux astrakan, elle avait l’apparence d’unefillette qui va en vacances ; mais, en la regar-dant mieux, je vis qu’elle avait bien trente anset qu’elle avait perdu toute fraîcheur. Malgréses traits purs et réguliers, elle ne me semblapas jolie. Anna la blonde était un peu grassepour jouer les ingénues, et ses joues marbréespar le froid étaient d’un ton fort triste. Elle por-tait dans ses bras un gros enfant. Moranbois,entièrement chauve et toujours coiffé d’unecasquette de loutre, trouva moyen de me bru-taliser quand je lui offris de l’aider à porterun gros coffre qui me prouva que les forcesde l’Hercule n’avaient pas diminué malgré letemps, les voyages et les aventures. Léon, trèspâle et trop bien rasé, me parut un homme uséet malade. Il était d’un type distingué, et sonextrême politesse contrastait avec la brutalitéde Moranbois. Lambesq était gros et laid ; ilmarchait de côté comme les crabes, et se plai-

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gnait d’avoir encore dans les jambes le rou-lis de la traversée. Purpurin, scalpé, portait unfaux toupet pris sans doute aux accessoires duthéâtre, et d’un ton mal assorti à sa chevelure.Vraiment ils n’étaient pas beaux, ces pauvresartistes voyageurs que j’avais vus si intéres-sants et si caractérisés à travers les récits deLaurence. J’eus le loisir de les examiner pen-dant que Moranbois, qui faisait les comptes,se querellait avec les conducteurs, menaçantd’un bras, et de l’autre portant le poupon d’An-na. Impéria s’approcha de Bellamare, qui s’in-quiétait d’elle, et lui jura d’un air décidé et en-joué qu’elle se portait bien et se trouvait heu-reuse de voir de la terre et des arbres, mêmedes arbres sans feuilles, après vingt-huit joursde navigation. Elle admirait la Normandie, ellepréférait décidément le Nord aux pays chauds.Enfin elle causa près de moi pendant quelquesinstants, et je compris son charme et sa puis-sance. En parlant, elle se transfigurait ; sestraits fatigués et tirés reprenaient leur élastici-

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té. La maigreur disparaissait ; la finesse trans-parente de la peau se colorait d’une nuanceparticulière qui tenait le milieu entre le marbreet la vie. Elle avait encore des dents magni-fiques, et ses yeux prenaient un éclat pénétrantqui pouvait bien devenir irrésistible. Elle étaitde ces êtres qui ne frappent pas, mais qui fas-cinent.

Bellamare aussi me paraissait rajeuni de-puis le premier moment où il m’était apparu ;en quelques minutes, Léon me fit le même ef-fet. Je me rendis compte de ces résultats d’unevie de surexcitation nerveuse. De telles gensn’ont pas d’âge. Ils paraissent toujours plusjeunes ou plus vieux qu’ils ne le sont. Quandje les vis partir, il me sembla que j’aurais voulupouvoir les suivre pour les étudier davantage,et puis je m’attendrissais à l’idée de leur misèreet de leur probité. Ils semblaient n’avoir pas dequoi payer leur voiture, et ils rapportaient cinqmille francs à Laurence !

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Je rentrai à l’auberge, où Laurence précisé-ment m’attendait. Qu’il était loin de se douterde l’éclat de foudre qui venait de passer si prèsde lui ! Ce matin-là, il n’était occupé que demadame de Valdère. Elle lui avait paru triste etdécouragée depuis notre entrevue de l’avant-veille. C’est que lui-même, agité par ses épan-chements avec moi, lui avait laissé voir un re-doublement de mélancolie. Maintenant, il avaitpeur qu’elle ne se préparât mystérieusement àle fuir pour toujours. Il en était furieux et déso-lé.

— Les femmes, disait-il, n’ont que de l’or-gueil ; pas de pitié vraie !

Il me supplia d’aller demeurer chez lui. Jen’avais d’affaires que durant quelques heuresde la journée. Il me promettait de me conduireet de me ramener chaque jour dans un équi-page rapide comme le vent.

— C’est pourtant un plaisir, lui disais-je enrevenant avec lui à Bertheville dans une voi-

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ture, souple comme un arc, qu’enlevaient troischevaux admirables attelés de front, c’est unvrai plaisir que de voler ainsi à travers la neigeet la glace, les pieds sur une excellentebouilloire, les genoux enveloppés dans unefourrure soyeuse.

— Avec un ami près de soi, me dit-il en meserrant la main ; là seulement est le plaisir deprince, et je suis né paysan. Les cahots d’unecharrette au trot d’une vieille mule valentmieux pour la santé. Je n’ai plus appétit nisommeil à présent. La destinée est une follequi se trompe toujours, comblant ceux qui nelui demandent rien et frustrant ceux qui l’in-voquent.

Le soir, il me conduisit chez madamede Valdère et me présenta comme son uniqueami.

— Unique ? Bellamare, Léon… et les autressont-ils morts ? demanda-t-elle d’un ton ému.

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— C’est tout comme, aujourd’hui, réponditLaurence ; je n’ai pas pensé à eux de la jour-née, et je ne vois pas pourquoi les jours qui sesuivent ne se ressembleraient pas.

Madame de Valdère se détourna pour servirle thé, mais je vis un rayon de joie sur sesbeaux traits. Laurence ne me l’avait pas sur-faite ; sa beauté, sa fraîcheur, la perfection desa forme, l’attrait pénétrant de sa physionomie,étaient incontestables ; ses cheveux étaientbruns naturellement. Plus tard, quand je luidemandai pourquoi Laurence et Bellamarel’avaient vue blonde, elle me raconta qu’à cetteépoque elle avait eu pendant quelque tempsla fantaisie de la poudre d’or, qui commençaità être de mode. Cette circonstance avait aidéà son déguisement dans le souvenir de Lau-rence.

En un instant, je vis qu’elle l’aimait éperdu-ment et absolument. Je désirais être seul avecelle, mais c’était impossible sans que Laurence

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s’en aperçût. Je pris le parti de lui écrire séancetenante. Tout en crayonnant sur un album, jetraçai ces mots que je lui remis à la dérobée.

« Je ne puis disposer de votre secret sansvotre aveu. Dites la vérité à Laurence. Il lefaut ! »

Elle sortit pour lire le billet, et rentra un peutroublée. Elle n’avait pas l’aplomb et l’expé-rience de son âge, elle avait encore l’émotionet la candeur de la première jeunesse ; Lau-rence était son premier, son unique amour.

Elle lui demanda un livre qu’il avait promisde lui apporter. Il l’avait oublié. Il prétenditl’avoir laissé dans la poche de sa pelisse etsortit comme pour le chercher dans l’anti-chambre ; mais il sortit de la maison, s’élança àpied à travers la neige et la nuit, et courut chezlui chercher le livre. Nous l’entendîmes sortir.

— Nous sommes seuls, me dit madamede Valdère ; parlez vite.

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Je lui racontai tout ce qui s’était passé dansla journée.

— Ainsi, me dit-elle, ils sont partis ? Impé-ria ne le verra pas, elle ne saura pas qu’elle estencore aimée, qu’elle est riche, qu’elle peut lerendre heureux ? Je ne puis accepter cela. Jene veux pas devoir Laurence à une surprise, àun mensonge, car le silence en serait un. S’ildoit aimer toujours mademoiselle de Valclos,il faut que mon destin s’accomplisse. Il en esttemps encore ; il ne m’a rien promis, je ne lui aifait aucun aveu, ni donné droit sur ma vie. Jepartirai, vous ferez venir ici la troupe de Bella-mare, et, si cette épreuve ne me chasse pas ducœur de Laurence, je reviendrai. Dites-lui toutde suite qu’il peut les rejoindre à Rouen. Il ira,j’en suis bien sûre… Moi, je m’éloignerai jus-qu’à ce que je sache mon sort. Quel qu’il soit,je le subirai avec courage et dignité.

Elle fondit en larmes. Je combattis en vainsa résolution. Pourtant, j’obtins d’elle que Lau-

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rence connaîtrait son inconnue avant d’êtresoumis à l’épreuve décisive. Je lui persuadaid’aller mettre de la poudre d’or et une mantillenoire, afin de se montrer telle que de lachambre bleue il l’avait entrevue.

Quand elle revint blonde et voilée, je lui fistourner le dos à la porte par où Laurence de-vait rentrer, et je me retirai. Je le rencontraitout haletant apportant le volume. Je lui disque j’étais pris d’un violent mal de tête, et quesa voisine m’avait permis de me retirer.

Il rentra fort tard ; j’étais couché. Il vintse jeter à mon cou : il était ivre d’amour etde bonheur. Bellamare ne s’était pas trompé.L’homme d’imagination avait repris son exis-tence normale. Il adorait deux femmes dansmadame de Valdère, l’inconnue qui l’avait faitrêver, l’amie qui avait généreusement travailléà le guérir. Il voulait l’épouser dès le lende-main. Il l’eût fait, si la chose eût été possible.

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Lui avait-elle révélé le passage d’Impéria ?Il ne m’en dit pas un mot, et je n’osai pasle questionner. J’avoue qu’en voyant l’ivressede Laurence et en l’entendant faire les projetsd’un millionnaire amoureux qui veut comblerson idole, je pensai avec un certain serrementde cœur à la pauvre petite comédienne qui s’enallait, sans gants et presque sans manteau, surla neige des chemins, à la recherche d’un crueltravail, avec son talent, ses nerfs, sa volonté,son sourire et ses larmes de commande pourtout capital, pour tout avenir. Jusque-là, j’avaisimpitoyablement travaillé pour sa rivale. Je mesurpris à trouver celle-ci trop facilement heu-reuse. Resté seul, je ne pus me rendormir.J’étais en proie à je ne sais quelle incertitude,et je me demandais si j’avais eu le droit d’agircomme je l’avais fait.

Je m’habillai, et, comme je regardais le le-ver d’un beau soleil d’hiver par ma fenêtre, jevis dans la cour un homme enveloppé d’unepeau de bique et coiffé d’un bonnet de laine,

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qui ressemblait à un marinier de la Seine etqui me faisait des signes. Je descendis, et, levoyant de près, je reconnus Bellamare.

— Conduisez-moi, me dit-il, chez madamede Valdère ; il faut que je lui parle à l’insu deLaurence. Je sais qu’il s’est couché tard, nousaurons le temps. Je vous dirai en route ce quim’amène.

Je lui indiquai le chemin, je courus prendreun vêtement et je le rejoignis.

— Vous voyez, dit-il, je suis revenu sur mespas. À Barentin, j’ai embarqué tout mon mondepour Rouen. J’ai marché toute la nuit dans unemauvaise patache ; mais j’étais tourmenté,j’avais la fièvre, je n’ai pas senti le froid. J’avaisrésolu de faire une mauvaise action, une lâche-té, – par égoïsme ! Je ne peux pas l’accomplir.Ce serait la première de ma vie. Impéria s’esttoujours sacrifiée pour ses amis. Elle eût puêtre engagée à Paris, y avoir de grands succès,y faire fortune, ou tout au moins y trouver une

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existence aisée et tranquille. Il y a aux Fran-çais plus d’une sociétaire qui ne la vaut pas.Elle a refusé pour ne pas nous quitter. Vous sa-vez comment elle a agi lorsqu’elle était com-blée des dons du prince Klémenti et de seshôtes. Vous avez deviné qu’en refusant l’amourde Laurence, c’est encore à nous qu’elle a vou-lu se consacrer. Cela ne peut pas durer éter-nellement. Elle a trente ans à présent. Elle estfaible, épuisée. Notre petite société ne fera ja-mais fortune, notre vie sera un éternel tirage.Encore quelques années, tout en riant et chan-tant, elle succombera à la peine ; c’est commeça que nous finissons, nous autres ! – et voilàqu’elle peut avoir cent mille livres de rente etun mari excellent, charmant, qui l’aime tou-jours, qui sera heureux de la rendre heureuse.Et je le lui cacherais ! Non. Je ne dois pas,je ne veux pas. Je veux voir madame de Val-dère, car je lui avais juré autrefois de servir sacause. Il faut qu’elle sache que je l’abandonne,que je dois l’abandonner. C’est une femme d’un

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très grand cœur, je le sais ; je l’ai revue plusd’une fois depuis l’aventure de Blois, et j’avaistoujours cru pouvoir lui donner de l’espérance.Tout est changé depuis l’époque où Impéria acongédié Laurence avec une douleur qu’il luiétait impossible de me cacher. C’est à cetteépoque-là que nous sommes partis pour l’Amé-rique. Je n’ai donc pas revu la comtesse. Ellevoyageait. Je ne savais où lui écrire. Il fautqu’elle sache tout, et que, dans sa suprême dé-licatesse, elle prononce. Quant à moi, ce qu’ily a de certain, c’est que je ne peux pas tromperImpéria et que je ne le veux pas. Après cela,que ces deux femmes se disputent le cœur demon ancien jeune premier, ou que la plus géné-reuse le cède à l’autre, ça ne me regarde plus.J’aurai fait mon devoir.

J’étais trop de l’avis de Bellamare pour lecontredire. Nous fîmes réveiller madamede Valdère. Elle nous écouta en pleurant et res-ta sans force, sans parole, sans résolution etsans défense. Elle fut faible et admirable, car

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elle n’eut pas un mot pour se plaindre. Elle nes’occupa que du bonheur de Laurence et se ré-suma ainsi :

— Je sais qu’il m’aime, j’en suis sûre à pré-sent. Il me l’a dit hier soir avec une passionsi persuasive, que je ne l’estimerais pas si j’endoutais ; mais il a eu si longtemps l’esprit et lecœur malades que je ne serai pas surprise dele voir m’échapper encore. Je n’ai pas le droitde me révolter contre cette chose fatale. Je l’aiacceptée d’avance en venant m’établir près delui avec l’intention de me faire aimer pour moi-même, sans fiction et sans poésie. En me fai-sant passer pour une amie de son inconnue, j’aivoulu connaître à fond et bien comprendre lesentiment qu’il avait eu pour elle. J’ai vu quecet amour n’était rien de plus qu’une émotionpassagère, un chapitre du roman ambulant desa vie, quoiqu’il en parlât avec respect et re-connaissance. J’ai craint alors de lui paraîtretrop romanesque moi-même en me trahissant,et, pour lui donner en moi la confiance qui lui

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avait manqué, je lui ai montré que je savaisêtre une amie désintéressée, généreuse ettendre. Il l’a compris ; mais cette amitié étaitencore trop nouvelle pour chasser le souvenird’Impéria. Je le sentais, je le voyais. Je voulaisattendre encore, me conserver libre vis-à-visde lui, lui rendre mon affection nécessaire etne lui avouer le passé qu’en lui donnant l’ave-nir. On m’a forcée hier de me trahir. Il a étéenivré, exalté,… et moi, j’ai été lâche, je n’aipu me résoudre à lui avouer qu’Impéria était làtout près… Vous venez ce matin me dire qu’ilfaut être sincère et pousser l’épreuve jusqu’aubout. Eh bien, vous me brisez. J’ai été si heu-reuse en le voyant heureux à mes pieds ! N’im-porte, vous avez raison. Ma conscience obéit àla vôtre. Je ferai tout ce que vous voudrez.

Et de nouveau elle pleura sincèrement, etcomme qui dirait à plein cœur ; elle fit pleurerBellamare.

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— Voyons, chère madame, lui dis-je, je nesuis pas très sensible et pas du tout roma-nesque et pourtant je sens que vous êtes unange, le bon ange de Laurence probablement ;mais, dans votre intérêt, devons-nous vous ex-poser à quelque reproche dans l’avenir, s’il dé-couvre la vérité en trois points, qui est qu’Im-péria est revenue, qu’elle est libre et qu’ellel’aime peut-être ? Ne craignez-vous pas que,dans un jour de malaise nerveux, un jour depluie, à la campagne, un de ces jours où pourun rien on ferait un crime, il ne se plaigne denotre silence à tous, et du vôtre particulière-ment ?

— Il ne s’agit pas de moi, dit-elle ; ne vousoccupez pas de moi ! Je suis une nature fidèleet recueillie ; je ne suis pas une nature exubé-rante. J’ai attendu longtemps, et pendant long-temps j’ai vécu d’un rêve qui s’effaçait souventet revenait par crises ; je voyageais, je m’ins-truisais, je me calmais, je faisais même d’autresprojets, et, si je n’ai pas pu aimer un autre

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homme que Laurence, c’est malgré moi. J’au-rais voulu l’oublier. Quoi qu’il arrive, je ne metuerai pas, et je me défendrai du désespoirviolent. J’aurai toujours eu trois mois de bon-heur dans ma vie et les quelques heures dejoie pure et parfaite de la nuit dernière. Cequ’il nous importe de savoir, ce que je veuxsavoir absolument, c’est laquelle, d’Impéria oude moi, donnera plus de bonheur à Laurence.

— Et comment le saurons-nous ? dit Bella-mare, qui était retombé dans ses perplexités.Qui peut lire dans l’avenir ? Celle qui le rendrale plus heureux sera celle qui l’aimera le plus.

— Non, répondit madame de Valdère, carcelle qui l’aimera le plus sera celle qui se sacri-fiera. Écoutez, il faut sortir de cette impasse, jeveux voir Impéria, je veux qu’elle s’explique ;j’ai le droit de préserver Laurence d’une nou-velle douleur, si elle l’aime peu ou point.

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— Comment arranger tout cela sans qu’ils’en aperçoive ? dit Bellamare. N’est-il pas tousles jours chez vous ?

— J’ai en ce moment tout empire sur lui,répondit la comtesse. Il m’a suppliée hier defixer le jour de notre mariage. Je vais l’envoyerà Paris chercher mes papiers. J’aviserai monnotaire, par dépêche télégraphique, de les luifaire attendre quelques jours. Allez à Rouenchercher Impéria, et jurez-moi que vous ne luidirez rien encore. C’est par moi, par moi seulequ’elle droit apprendre la vérité.

Bellamare jura et repartit à l’instant même ;j’allai éveiller Laurence, qui courut aussitôtchez celle qu’il appelait déjà sa fiancée et dontil était désormais éperdument épris. Elle eut lecourage de lui cacher ses agitations, ses ter-reurs, et de paraître céder à son impatience. Lesoir, il partait pour Paris.

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Dans la nuit, le train qui l’emmenait àRouen dut croiser celui qui amenait Bellamareet Impéria à Barentin.

Ceux-ci nous arrivèrent dans la matinée dulendemain. Je les attendais chez madamede Valdère, prêt à me retirer quand ils appro-cheraient.

— Non, me dit-elle ; Impéria ne vousconnaît pas et serait gênée pour s’expliquer de-vant vous ; mais je tiens essentiellement à ceque vous puissiez rendre compte à Laurence,un compte minutieux et fidèle de cette entre-vue. Passez dans mon boudoir, d’où vous pour-rez tout entendre. Écoutez-nous, prenez desnotes au besoin, je l’exige.

J’obéis. Impéria entra seule. Bellamare, nevoulant pas gêner les épanchements des deuxfemmes, monta à l’appartement qu’on lui avaitpréparé. Madame de Valdère reçut Impéria enlui tendant les deux mains et en l’embrassant.

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— M. Bellamare, lui dit-elle, a dû vous pré-venir un peu ?

— Il m’a dit, répondit Impéria de sa voixnette et assurée, qu’une dame charmante,bonne, belle et instruite m’avait vue autrefoissur les planches… je ne sais où ! et avait dai-gné me prendre en amitié ; que cette dame,me sachant dans les environs, désirait me voirpour me faire une communication importante.J’ai eu confiance, et je suis venue.

— Oui, reprit madame de Valdère, dont lavoix tremblait ; vous avez eu raison. J’ai pourvous la plus grande estime ;… mais vous êtesfatiguée, c’est peut-être trop tôt…

— Non, madame, je ne suis jamais fatiguée.

— Vous avez froid…

— Je suis habituée à tout.

— Prenez une tasse de chocolat que j’ai faitpréparer pour vous.

— Je vois aussi du thé. Je le préférerais.

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— Je vais vous servir ; laissez, laissez-moifaire. Pauvre enfant ! que cette vie que vousmenez est rude pour une personne si délicate !

— Je ne m’en suis jamais plainte.

— Vous avez été élevée dans le bien-êtrepourtant, dans le luxe même… Je connaisvotre naissance.

— Comme vous êtes bonne, nous ne parle-rons pas de cela ; je n’en parle jamais, moi.

— Je le sais ; mais j’ai le droit de vous faireune question. Si vous recouvriez de la fortune,ne quitteriez-vous pas le théâtre avec plaisir ?

— Non, madame, jamais.

— C’est donc une passion ?

— Oui, une passion.

— Exclusive de toute autre ?

Impéria garda le silence.

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— Pardonnez-moi, reprit madame de Val-dère d’une voix encore plus émue. Je suis in-discrète, je suis condamnée à l’être. Mon de-voir est de vous interroger, d’obtenir votreconfiance sans réserve. Si vous me la refusez…mais ne voyez-vous pas déjà que vous aurieztort, que je suis une personne sincère ?… Te-nez ! ne me prenez pas pour une convertis-seuse ; il s’agit de bien autre chose ! Je suisl’amie dévouée d’un homme qui vous a beau-coup aimée, et qui, devenu très riche, libre detout lien, pourrait vous aimer encore…

— C’est de Laurence que vous me parlez,madame ; j’ai appris hier, par des gens qui cau-saient dans le wagon où j’étais, que l’ancien co-médien avait hérité d’une grande fortune.

— Ah ! eh bien ?

— Eh bien, quoi ? Je m’en suis réjouie pourlui.

— Et pour vous ?

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— Pour moi ? c’est là ce que vous voulez sa-voir ? Eh bien, non, madame, je n’ai pas songéà moi.

— Vous ne l’avez donc jamais aimé ? s’écriamadame de Valdère, qui ne put contenir sajoie.

— Je l’ai tendrement aimé, et son souvenirme sera toujours cher, répondit Impéria avecfermeté ; mais je n’ai pas voulu être sa maî-tresse, ne voulant pas devenir sa femme.

— Pourquoi ? Avez-vous conservé les pré-jugés de la naissance ?

— Je ne les ai jamais eus.

— Étiez-vous réellement engagée ?

— Vis-à-vis de moi-même, oui.

— L’êtes-vous encore ?

— Toujours.

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La comtesse ne put se contenir plus long-temps, elle serra mademoiselle de Valclos dansses bras.

— Je vois, madame, lui dit celle-ci, quevous prenez à moi un intérêt dont je ne suispas l’objet principal. Permettez-moi de vousrassurer entièrement et de vous dire que bienréellement une autre affection me sépare à ja-mais de Laurence.

— Eh bien, sauvez-le, sauvez-moi tout àfait ; voyez-le et dites-le-lui à lui-même…

— À quoi bon ? Je le lui ai dit si sérieu-sement quand nous nous sommes vus à Cler-mont pour la dernière fois !

— Mais vous pleuriez alors, il a cru quevous l’aimiez.

— Il vous a dit cela ?

— C’est M. Bellamare qui me l’a dit.

— Ah ! oui ; Bellamare croit aussi que jel’aimais !

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— Et que vous l’aimez encore.

— Il sera bientôt désabusé ; mais dites-moi,madame, si ma réponse eût été contraire à cequ’elle vient d’être, qu’eussiez-vous donc fait ?

— Ma chère enfant, j’avais pris une granderésolution, et je l’aurais tenue. Je serais partiesans reproche, sans faiblesse et sans ressenti-ment contre vous.

— Vous êtes l’inconnue de Blois !

— Bellamare vous l’a dit ?

— Non, je le devine.

— C’est moi, en effet ; à quoi me reconnais-sez-vous ?

— À votre générosité ! Ce n’est pas la pre-mière fois que vous êtes prête à agir ainsi. Nel’avez-vous pas écrit à Bellamare ? ne l’aviez-vous pas chargé de me parler de vous ?

— Oui. Il l’a fait ?

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— Il l’a fait sans me dire votre nom, queje sais d’aujourd’hui seulement. Dans le wagonoù j’ai appris la brillante position de Laurence,quelqu’un a dit : « Il épousera sa voisine, ma-dame de Valdère. » Soyez donc heureuse sansscrupule et sans effroi, chère madame. J’ai ap-pris cela avec un grand plaisir. J’aime Lau-rence comme un frère.

— Jurez-le, chère enfant, c’est comme unfrère que vous l’avez pleuré ?

— Je vois que ces larmes vous resteront surle cœur ; il faut que ma confiance réponde àla vôtre. Vous saurez tout en peu de mots, carvous connaissez toute ma vie, hormis l’histoiresecrète de mes sentiments.

— Dites-moi, dites-moi tout ! s’écria ma-dame de Valdère.

Impéria se recueillit un instant, et racontaainsi son histoire :

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— Vous savez comment et pourquoi je suisentrée au théâtre. Laurence a dû vous le dire.Je voulais faire vivre mon père, et, malgrétoutes les vicissitudes de mon existence, j’airéussi à lui donner jusqu’à son dernier jour au-tant de bien-être qu’il en pouvait goûter dansl’état de folie douce où il était tombé. J’allaisle voir tous les ans, il ne me reconnaissait pas ;mais je m’assurais qu’il ne manquait de rien, etje revenais tranquille. C’est à M. Bellamare queje dois d’avoir pu remplir ce devoir, et c’est deM. Bellamare que je vais vous parler. Quand,pour la première fois, j’allai le trouver secrète-ment pour lui demander de faire de moi une ar-tiste, il n’était pas un inconnu pour moi. Il étaitvenu monter et diriger une comédie d’enfantset d’amis intimes que nous préparions à Val-clos pour la fête de mon pauvre père. J’avaisdouze ans. Bellamare était encore jeune. Sa lai-deur comique m’égaya beaucoup d’abord ; puisson esprit, sa bonté, sa grâce tendre avec les

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enfants, prirent mon cœur d’enfant et s’en em-parèrent pour jamais.

— Quoi ! s’écria madame de Valdère, c’estBellamare que vous aimez ? Est-il possible ?

— C’est lui, répondit avec fermeté made-moiselle de Valclos, c’est ce pauvre homme quia toujours été laid, qui sera bientôt vieux etqui restera toujours pauvre… Regardez-moi ;je serai bientôt comme lui, le temps a bien ef-facé les différences ! Quand j’avais douze ans,il en avait trente, et mes yeux ne calculaientpas. Quand il m’eut fait répéter mon rôle, étu-dier mes gestes, et qu’il m’eut encouragée pa-ternellement en me disant que j’étais née ar-tiste, je fus prise d’un grand orgueil, et le sou-venir de l’homme qui m’avait dit le mot de madestinée s’imprima dans mon cerveau commele toucher d’un esprit mystérieux venu d’uneautre sphère pour m’avertir de ma vocation. Lejour où il quitta Valclos, les petits garçons qu’ilavait fait jouer dans notre comédie se jetèrent

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à son cou. Il était si bon, si gai, il les gouvernaitsi bien en les amusant, que tous l’adoraient. Ilvint à moi et me dit :

» — Mademoiselle Jane, n’ayez pas peur !je ne vous demanderai pas la permission devous embrasser. Je suis trop laid, et vous êtestrop jolie ; mais ma main n’est pas si laide quema figure, voulez-vous y mettre votre petitemain ?

» Je fus attendrie, sa main était très belle.J’oubliai sa figure, je lui jetai les bras au cou etl’embrassai sur les deux joues. Il sentait bon, ila toujours eu un grand soin de sa personne. Safigure était douce et unie. Depuis ce moment-là, je ne l’ai jamais vu laid.

» Quand il fut parti, on parla beaucoup delui chez nous. Mon père, qui était un hommede mérite, très lettré, faisait le plus grand casde l’intelligence et des sentiments de Bella-mare. Il le traitait en homme sérieux et leconsidérait comme un véritable artiste. Bel-

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lamare avait beaucoup de succès dans notreprovince, où il donnait alors des représenta-tions. Mes parents y assistaient souvent. J’ob-tins un jour de les y suivre. Il jouait Figaro. Ilétait bien costumé, bien grimé, plein de viva-cité, d’élégance et de grâce ; il me parut char-mant. Ses défauts mêmes, son mauvais organe,me plurent. Il m’était impossible de séparerses désavantages physiques de ses qualités. Onl’applaudit passionnément. Je fus exaltée parson succès, on me permit de lui jeter un bou-quet dont la bandelette portait ces mots : Lapetite Jane à son professeur. Il porta le bouquetà ses lèvres en me regardant d’un air attendri.J’étais ivre de fierté. Mes petits cousins par-tageaient mon ivresse ; ils connaissaient l’ac-teur en renom, l’artiste applaudi, triomphant !Ils avaient joué avec lui, ils l’avaient tutoyé, ilsles avait appelés gravement : Mes chers cama-rades. On ne put les empêcher d’aller dans l’en-tr’acte l’embrasser dans les coulisses. Il leur re-mit pour moi une photographie qui le représen-

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tait dans son joli costume de Figaro, et il leurdit :

» — Vous conseillerez à votre cousine deregarder ce museau-là quand elle aura quelquepetit chagrin, ça lui rendra l’envie de rire.

» Il était loin d’être grotesque dans ce rôle,et le hasard de la photographie l’avait encoreflatté. Je la reçus avec orgueil, je la gardaiavec un soin religieux ; non seulement je ne levoyais plus laid, mais je le voyais beau.

» L’amour est plus précoce qu’on ne croitchez les jeunes filles. J’étais une enfant, j’igno-rais le trouble des sens ; mais mon imaginationétait envahie par un type et mon cœur dominépar une préférence. Je n’en faisais pas mystère,j’étais trop innocente pour cela. On ne s’en in-quiéta nullement ; on n’y attachait aucune im-portance, et, comme on ne parlait de Bella-mare que pour vanter sa probité, son talent,son instruction littéraire, son savoir-vivre et le

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charme de sa conversation, rien ne combattitmon idéal.

» Quand vint l’âge de raison, je ne parlaisplus de lui, mais je rêvais d’être actrice et nem’en vantais pas. Tous les ans, on jouait unenouvelle comédie pour la fête de mon père.Bellamare n’était plus là, mais je m’efforçaisde jouer de mieux en mieux. On me trouvaitremarquable, je croyais l’être, je m’en réjouis-sais. Je n’avais de goût que pour la littératurede théâtre, j’apprenais et je savais par cœurtout le répertoire classique. J’écrivais même depetites comédies bien niaises, et je faisais degrands vers, bien maladroits sans doute, maisque mon bon père trouvait admirables. Il en-courageait mon goût et ne devinait rien.

» Vous savez dans quelle douloureuse cir-constance j’allai trouver Bellamare pour luiconfier mes malheurs et mes projets. Danscette entrevue secrète, je le vis profondémentému ; au premier abord, il m’avait paru très

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vieilli. Son regard attendri et brillant le rajeunittout à coup à mes yeux. C’est là seulement queje me rendis compte du sentiment qu’il m’ins-pirait, et j’eus un frisson de terreur en sentantqu’il pouvait me deviner.

» Il m’eût aimée, aimée passionnément, jele sais, maintenant que je l’ai vu aimer d’autresfemmes ; mais son amour était un éclair et sedissipait aussitôt qu’il était assouvi. Bellamareest le véritable artiste d’un autre temps, avectoutes les qualités ardentes, tous les travers in-génus, tous les entraînements, toutes les las-situdes que comporte une vie d’insouciance etde surexcitation. Il m’eût aimée et trahie, se-courue et assistée, mais oubliée comme lesautres. L’eussé-je fixé, il ne m’eût pas épousée :il était marié.

» Je ne devinai pas tout cela au premierabord ; mais j’eus peur de moi-même, et, en mereprenant, je lui montrai tant de fermeté dansmes principes d’honneur, qu’il changea tout à

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coup de visage et d’accent. Il me jura d’êtremon père, il m’a tenu parole.

» Et moi, je l’ai toujours aimé, bien qu’ilm’ait fait beaucoup souffrir en menant sousmes yeux la vie d’un homme de plaisir, ne par-lant jamais de ses aventures, – il a beaucoupde retenue et de pudeur, – mais ne pouvant pastoujours cacher ses émotions. Il y a eu des in-tervalles assez longs où j’ai cru ne plus l’aimeret où je me suis applaudie de n’avoir jamaisconfié mon secret à personne. Ma fierté, tropsouvent blessée, est la cause bien simple de madiscrétion invincible. Si j’avais avoué la véritéà Laurence ou à tout autre, je les aurais vus rireamèrement de ma folie. Je n’ai pu me résoudreà être ridicule. Mon silence et la persistance demon affection m’ont empêchée de l’être. Bella-mare, ne soupçonnant pas la nature de mon at-tachement, n’a jamais eu de torts envers moi.

» Un seul ébranlement s’est produit dansl’équilibre où je m’étais maintenue. L’amour de

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Laurence m’a troublée et fait souffrir. Je vousai promis de tout dire, je ne vous cacherai rien.

» La première fois que je le remarquai, ilne me plut pas. Quand, depuis l’enfance, on afait son type de prédilection d’une physiono-mie riante et caressante, de beaux traits avecun regard triste, cette expression un peu me-naçante que donne un amour contenu, causentplus d’effroi que de sympathie. Je fus très sin-cère en disant de Laurence que je n’aimais pasles beaux garçons. – Je fus touchée de sondévouement, j’appréciai son noble caractère ;mais, quand vous l’avez vu à Blois, je ne sen-tais absolument rien de plus pour lui que pourLéon, bien que sa société fût plus aimable etme plût davantage. Quand il nous quitta, je nem’en aperçus pas beaucoup. Quand je le re-trouvai gravement malade à Paris, je le soi-gnai comme j’aurais soigné Léon ou Moran-bois. Les pauvres se soignent mutuellementsans aucune de ces prudentes réserves que lesriches peuvent conserver entre eux jusqu’au lit

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de mort. Nous ne pouvons guère nous faireremplacer, nous autres ; nous nous assistonspersonnellement, nous nous aimons peut-êtredavantage.

» Vous devez d’ailleurs savoir par Laurencequel genre d’amitié expansive, familière,confiante, fait naître entre camarades dethéâtre la vie en commun. On se querelle beau-coup, chaque réconciliation resserre le lien fra-ternel ; on se blesse pour un rien, on se de-mande pardon à l’excès. Notre associationéprouva de grandes traverses. Vous saveznotre naufrage, la mort tragique de Marco, nosaventures de brigands, nos triomphes, nos re-vers, nos dangers, nos souffrances, toutes lescauses d’exaltation qui firent, de cette amitié àplusieurs, une sorte d’ivresse collective. C’està cette époque, c’est au retour de cette émou-vante campagne, que l’amour de Laurencecommença de me troubler. Je vis clairementqu’il ne l’avait pas vaincu et qu’il en souffraittoujours. Quand il revint me le dire ouverte-

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ment, j’avais, cette fois, souffert pour moncompte en son absence. Voici ce qui était arri-vé.

» Bellamare m’avait beaucoup fâchée sansle savoir. Il avait appris la mort de sa femme. Ilavait parlé de se remarier pour avoir une amie,une compagne, une associée à perpétuité, etil m’avait ingénument consultée en me disantqu’il avait songé à Anna. Elle était bien jeunepour lui, disait-il, mais elle avait eu plusieursamours et deux enfants. Elle devait avoir soifd’une vie tranquille, car, par nature, elle étaitsage. Avec un bon mari, elle le serait gaiementet sans regret.

» Je ne montrai aucun dépit. Je parlai à An-na, qui se prit à rire aux éclats ; elle adoraitBellamare, mais filialement. C’était une femmede l’âge et de la tournure de Régine qui conve-nait, disait-elle, à notre bien-aimé directeur.

» Je baissai la tête ; mais, quand je voulusrendre cette réponse à Bellamare, il sut à peine

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de quoi je lui parlais. Il avait oublié sa fantaisie.Il riait du mariage, il se déclarait incapabled’avoir une femme fidèle, parce qu’il eût falluprêcher d’exemple. Il disait qu’en me parlantd’Anna la veille, il était complètement grisé parle rôle de mari qu’il venait de jouer dans laGabrielle d’Émile Augier. Il avait rêvé famille,il adorait les marmots. Il n’en avait jamais eu.C’est pourquoi il pensait au mariage au moinsune fois tous les dix ans.

» Je me trouvai bien folle et bien humiliée.Je jurai qu’il ne se douterait jamais de monamour. Laurence arriva sur ces entrefaites, etsa passion m’étourdit. Je sentis que j’étaisfemme, que j’étais seule à jamais dans la vie,que le bonheur venait peut-être à moi, quemon refus était injuste et cruel, que j’allais bri-ser le cœur le plus généreux, le plus fidèle etle plus pur. Je faillis dire : « Oui, partons en-semble ! »

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» Mais cela ne aura qu’un instant, car, pen-dant que Laurence me parlait, je voyais Bel-lamare errer de loin dans une attitude brisée,et je me disais qu’en me donnant à un autreamour il fallait abjurer, ensevelir pour jamaiscelui qui avait rempli ma vie de courage,d’honneur et de travail. Cet homme que j’ai-mais depuis mon enfance, qui m’avait aimée sisaintement malgré la légèreté de ses mœurs,qui me vénérait comme une divinité et qui nem’aimait pas parce qu’il m’aimait trop, il fallaitne jamais le revoir. Cet immense respect qu’ilavait eu pour moi, il ne l’aurait plus pour per-sonne. Ce dévouement à toute épreuve quej’avais eu pour lui, dans quel cœur de femmele retrouverait-il ? Quand on parlait à une autred’aimer Bellamare, elle riait ! Moi seule étaisassez obstinée pour vouloir être la compagnede sa misère, le soutien de sa vieillesse, la ré-habilitation de sa laideur. Moi seule, qui ne luiavais jamais inspiré de désirs, je connaissaisle côté chaste, religieux et vraiment grand de

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cette âme mobile, ardemment éprise d’idéal.Je voyais son front se dégarnir, ses yeux secreuser, son rire devenir moins franc, et desmoments de lassitude profonde qui rendaientson jeu moins net, ses accès de sensibilité plusnerveux, parfois fantasques. Bellamare sentaitles premières atteintes du découragement, caril me pressait d’épouser Laurence, et moi, jesentais en lui une sorte de désespoir, commecelui d’un père qui jette sa fille unique dans lesbras de l’époux qui va l’emmener pour jamais.

» Je vis l’avenir, la troupe bientôt désunie,l’association rompue, Bellamare seul, cher-chant de nouveaux compagnons, tombantdans les mains des exploiteuses et des fripons.Je savais bien que mon influence sur lui etsur les autres, l’appui que j’avais toujours prêtéaux sévères économies de Moranbois, la dou-ceur que j’avais mise à calmer les amertumessecrètes et toujours croissantes de Léon, mesremontrances à Anna pour l’empêcher de s’en-voler avec le premier venu, retenaient seuls

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depuis longtemps cette chaîne toujours flot-tante, dont je rattachais toujours patiemmentles anneaux. Et j’allais quitter cet homme debien, ce noble artiste, ce tendre père, cet amide quinze ans, parce qu’il était moins jeune etmoins beau que Laurence !

» J’eus horreur de cette pensée, je pleuraisottement, sans pouvoir le cacher à celui quemon égoïsme regrettait et que ma fermeté bri-sait ; mais, tout en pleurant devant lui, tout ensanglotant dans le sein de Bellamare, qui n’ycomprenait rien, je renouvelai à Dieu mon ser-ment de ne le jamais quitter, et je me consolaidu départ de Laurence, car j’étais contente demoi.

» Et maintenant que trois ans se sont en-core écoulés sur mon sacrifice, trois ans quiont certainement dû guérir Laurence, et durantlesquels j’ai été plus que jamais nécessaire etutile à Bellamare, car je l’ai vu enfin mûrir,se préoccuper du lendemain par affection pour

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moi, se priver des vains plaisirs pour me soi-gner quand j’étais souffrante, renoncer aux en-ivrements qui l’avaient dominé jusque-là, dansla crainte de dissiper les ressources person-nelles qu’il voulait me consacrer, en un mot,faire acte d’un homme prévoyant et contenu,la chose la plus impossible pour lui, dans leseul dessein de me soutenir au besoin, – c’estmaintenant que je regretterais de ne pas êtreriche par le fait d’un autre ? J’avouerais à Lau-rence que j’aurais pu l’aimer, je reviendrais àlui parce qu’il a hérité de son oncle ? Et vousm’estimeriez ? et il pourrait m’estimer encore ?et je n’aurais pas honte de moi-même ? Non,madame, ne craignez rien ; j’ai trop étudié Chi-mène dans le texte pour n’avoir pas compris etadopté la devise espagnole : Soy quien soy. Jeme souviens trop d’avoir eu un père honnêtehomme pour manquer de dignité. J’ai trop ai-mé Bellamare pour perdre l’habitude de le pré-férer à tout. Vous pouvez dire à Laurence toutce que je viens de vous dire, vous pouvez

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même ajouter qu’à présent je suis sûre de Bel-lamare, et qu’au premier jour je compte lui of-frir ma main. Et, s’il est vrai, s’il est possibleque Laurence ait encore quelque émotion ense rappelant le passé, soyez sûre qu’il aimetrop Bellamare pour être jaloux de celui quifut son meilleur ami. À présent, embrassez-moisans effort et sans crainte, et comptez que vousavez en moi le cœur le plus dévoué à votrecause, le plus désintéressé devant votre bon-heur.

— Ah ! ma chère Impéria, s’écria la com-tesse, qui la serrait dans ses bras, quelle femmevous êtes ! Dans mes jours d’orgueil, je me suissouvent posée à mes propres yeux comme unegrande héroïne de roman ! Que j’ai toujours étéloin de vous, moi qui mettais ma gloire à savoirattendre de loin et sans péril, tandis que vousvous consacriez au martyre d’attendre, avec lespectacle de tant de désenchantements sousles yeux ! Quand j’attendais ainsi, je savais queLaurence, retiré dans son village et sacrifiant

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tout au devoir filial, se purifiait et se rendait àson insu digne de moi… Et vous, attachée auxpas de celui que vous aimez, vous regardiezses fautes, vous partagiez ses misères, et vousne vous découragiez pas !

— Ne parlons plus de moi, dit Impéria, son-geons à ce que vous devez faire pour que noussoyons tous heureux.

— Je veux parler à Bellamare, répondit vi-vement madame de Valdère.

C’était inutile, Bellamare m’avait rejointdans le boudoir. Il avait tout entendu, il étaitcomme suffoqué par la surprise ; puis, saisitout à coup d’une grande exaltation, il s’élançadans le salon, et, s’adressant à madame de Val-dère et à Impéria :

— Femmes honnêtes ! s’écria-t-il, que vousêtes cruelles sans le savoir ! Que de fautes, quede souillures vous nous épargneriez si vousnous preniez pour ce que nous sommes enamour, des enfants prêts à recevoir l’impulsion

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qu’on leur donne !… Impéria ! Impéria ! sij’avais soupçonné plus tôt… Voilà ce que c’estque de se trop défendre de la fatuité ! voilàce que c’est que de n’être ni avantageux, niégoïste, ni calculateur en rien ! Comme tu m’enas puni, toi qui d’un mot eusses pu me rendredigne de toi dix ans plus tôt ! Et me voilà vieux,me voilà peut-être indigne du bonheur que tuveux me donner !… Non, ne le crois pas, pour-tant ! je ne veux pas que tu le croies. Je veuxque ce qui est soit ! Ah ! ce rêve que je n’ai ja-mais osé dire, je l’ai fait mille fois, et tu ne t’enes pas doutée. Je t’ai aimée follement, Impéria,mal aimée, j’en conviens, puisque je ne son-geais qu’à l’oublier ou à m’en défendre par tousles moyens. Je voulais te marier à Laurence, jevoulais m’étourdir dans les plaisirs qui grisentet qui passent ! Tu en as souffert quand tupouvais si facilement m’y soustraire ! Qu’est-ce donc que la fierté de la femme ? Une grandeet belle chose, j’en conviens, mais un supplicedont nous ne connaissons que la rigueur et ne

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voyons pas l’utilité. Avoue que tu as trop doutéde moi, avoue-le, si tu veux que je ne me mé-prise pas d’en avoir trop douté aussi !… — Etvous, madame, dit-il en s’adressant à la com-tesse, vous avez fait comme elle ; c’est donc làle roman de la femme généreuse ! Eh bien, iln’est pas généreux du tout, puisqu’il ajourne lebonheur au profit de je ne sais quel idéal quevous cherchez au zénith de la vie quand il estsous votre main !…

— Tu nous grondes, lui dit Impéria : ne di-rait-on pas que nous sommes les coupables, etvous…

— Tais-toi, tais-toi ! s’écria Bellamare, tou-jours plus exalté ; tu ne vois pas que je suisfou d’orgueil en ce moment-ci, que je me jus-tifie, que je me défends, et, chose qui ne m’estjamais arrivée, que je me chéris et m’admire ?Puisque tu m’aimes, toi, il faut bien que je soisquelque chose de grand et d’excellent. Laisse-moi me l’imaginer, car, si je venais à retomber

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dans la notion de moi-même, j’aurais peur pourta raison. Laisse-moi divaguer, laisse-moi êtreinsensé, ou il faudra que j’éclate !

Il parla encore un peu au hasard, comme uncomédien qui, ne trouvant pas son rôle assezmonté au gré de son émotion, l’improviseraitsans en avoir conscience. Il était aisé de voirqu’il avait aimé Impéria plus énergiquementqu’elle ne l’avait voulu croire, et que la craintedu ridicule, si puissante sur un esprit façonnéà représenter les ridicules humains, avait pa-ralysé ses élans en toute occasion. Il finit parpleurer comme un enfant, et, comme je vou-lais parler de Laurence et convenir de quelquechose avec madame de Valdère, il avoua qu’ilperdait la tête et avait besoin de ne penser qu’àlui-même. Il s’enfuit dans les bois, où nous levîmes courir et parler seul comme un insensé.J’admirai cette puissance de l’émotion person-nelle dont le foyer, si souvent excité au profitdes autres, brûlait encore en lui comme chezun jeune homme.

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Cinq jours après, Laurence était revenu àBertheville ; il y avait trouvé madame de Val-dère, qui l’attendait pour lui ménager unegrande surprise. Il rapportait tous les actes né-cessaires à la prochaine publication de leursbans. Elle ne lui permit pas de parler affaireset projets ; cette soirée devait être consacréeau bonheur de se revoir et de résumer le passédans une douce quiétude.

J’arrivai, comme j’en avais été sommé parelle, à la fin du dîner. Non seulement j’étais ini-tié à ce qui se préparait, mais j’y avais beau-coup travaillé, et je ne devais pas perdre Lau-rence de vue pendant que la comtesse le quit-terait. Elle s’était fait apporter une toilette ex-quise, qu’elle alla passer très vite, et, quandelle revint dire à Laurence de lui donner lamain pour la conduire au salon, elle étaitéblouissante. Il y avait bien de quoi perdre latête et oublier l’intéressante, mais chétive Im-péria. Dans le salon, elle lui dit :

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— J’ai fait la maîtresse ici en votre absencecomme si j’étais déjà chez moi. Vous allezprendre le café dans la grande salle du bas,dont j’ai pressé la restauration complète. Je te-nais à vous faire voir ce bel ouvrage terminé,les boiseries achevées, le parquet brillant, lesvieux lustres posés et allumés. On a essayéaussi le chauffage, qui est délicieux. Rien nefume, venez voir, et, si vous n’êtes pas contentde ma gestion, ne me le dites pas, j’en auraistrop de chagrin.

Nous passâmes dans la grande salle, dontl’emploi n’avait pas encore été déterminé parLaurence. C’était une ancienne salle de conseilqui n’avait rien à envier à celle de Saint-Van-drille. L’architecture en était si bien conservéeet les boiseries d’un si bon style, qu’il en avaitsouhaité et opéré le rétablissement sans autrebut que l’amour de la restauration. Il admiral’effet général et ne demanda pas pourquoi unegrande toile verte coupait et masquait tout lefond. Il pensa que cela cachait les échafau-

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dages qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever.Le secret de nos rapides préparatifs n’avait pastranspiré. Il ne se doutait réellement de rien.Alors, un petit orchestre invisible que nousavions fait venir de Rouen joua une ouvertureclassique, la toile d’emballage qui cachait lefond tomba, et laissa paraître une autre toilerouge et or qu’encadrait la devanture d’un jolipetit théâtre improvisé. Laurence tressaillit.

— Qu’est-ce donc ? dit-il, la comédie ? Jene l’aime plus, je ne pourrai pas l’écouter !

— Ce sera court, lui répondit la comtesse.Vos ouvriers, dont vous avez su vous faire ai-mer, ont imaginé de vous donner ce divertisse-ment : ce sera très naïf ; soyez-le aussi, sachez-leur gré de l’intention.

— Bah ! dit Laurence, ils vont être préten-tieux et ridicules !

Il regarda le programme, c’était une repré-sentation de fragments. On allait jouer les

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scènes de nuit III, VIII et IX du cinquième actedu Mariage de Figaro.

— Allons ! dit Laurence, ils sont fous, cesbraves gens ; mais j’ai été un si mauvais Alma-viva dans mon temps, que je n’ai le droit de sif-fler personne.

La toile se leva. Figaro était en scène.C’était Bellamare dans un joli costume, se pro-menant dans l’obscurité du décor avec unegrâce et un naturel inimitables. Je ne sais siLaurence le reconnut tout de suite. Moi, j’hé-sitais à le reconnaître. Je n’étais pas habitué àces soudaines transformations. Je croyais quele costume et le fard en faisaient tout le secret.Je ne savais pas que l’acteur de talent rajeuniten réalité par je ne sais quelle mystérieuse opé-ration de son sentiment intérieur. Bellamareétait admirablement fait et toujours souple. Ilavait la jambe fine, élastique, la ceinture dé-gagée, les épaules légères, la tête bien propor-tionnée et bien attachée. Sa résille rose mariait

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adroitement son ton vif au fard plus sobre deses joues. Son petit œil noir était un fin dia-mant. Ses dents, toujours belles, brillaient dansla demi-teinte de la nuit simulée sur la scène.Il avait trente ans au plus, il me sembla char-mant. Je redoutais d’entendre son organe dé-fectueux. Il dit les premiers mots de la scène :Ô femme ! femme ! femme ! créature décevante !et cette voix comique, empreinte de je ne saisquelle tristesse intérieure bien sentie, ne mechoqua pas plus que celle de Samson, quim’avait tant de fois remué et pénétré. Il conti-nua. Il disait si bien ! Ce monologue est si char-mant, et il l’avait si finement creusé et com-pris ! Je ne sais si j’étais influencé par tout ceque je savais du personnage réel, mais l’ac-teur me parut admirable. J’oubliai son âge, jecompris l’amour obstiné d’Impéria, j’applaudisavec enthousiasme.

Laurence était immobile et muet. Ses yeuxétaient fixes, il paraissait changé en statue. Ilretenait son haleine, il ne cherchait pas à com-

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prendre ce qu’il voyait. La sueur perla à sonfront quand, passant à la scène VIII, Suzanneentra et entama le dialogue avec Figaro. C’étaitImpéria ! Madame de Valdère était pâlecomme la mort. Laurence, devinant son anxié-té, se tourna vers elle, lui prit la main et latint contre ses lèvres tout le temps que durala scène. C’est un rapide duo d’amour à teintechaude. Les deux amis la jouèrent avec feu.Impéria me parut aussi rajeunie que Bella-mare ; elle était pleine de verve et d’animation,on eût dit que la pauvre fatiguée avait de la vi-talité à revendre.

Lambesq vint ensuite simuler avec plusd’énergie que de distinction la colère d’Alma-viva. Chérubin se montra un instant sous lestraits d’Anna, dont l’embonpoint précoce sem-blait avoir disparu, tant elle portait avec ai-sance et gentillesse ses habits de page. Moran-bois parut aussi sous le grand chapeau de Ba-sile, qui rendait plus creuse sa figure pâle etflétrie. Ils ne dirent que quelques mots. Léon

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avait esquissé un rapide ensemble qui pût tenirlieu de dénouement et faire oublier les rôlesqui manquaient. On n’avait voulu que se mon-trer tous bien vivants à Laurence et faire re-fleurir un instant pour lui les roses d’antan aumilieu des neiges de la saison. Léon lui expri-ma, au nom de tous, ce sentiment fraternel ettendre en quelques vers bien tournés et biendits.

Laurence alors s’élança vers eux, les brasouverts, en même temps qu’ils sautaient légè-rement de l’estrade pour courir à lui. Madamede Valdère respira en voyant que son fiancéembrassait Impéria comme les autres, avec au-tant de joie et aussi peu d’embarras.

Laurence, en voyant la brave fille embras-ser aussi avec effusion madame de Valdère,comprit ce qui s’était passé entre elles.

— Nous avons appris ton bonheur, lui ditImpéria ; nous avons voulu te dire le nôtre.Bellamare et moi, fiancés depuis longtemps,

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avons décidé en Amérique de nous marier dèsnotre retour en France. C’est donc notre visitede faire part que nous te rendons.

Laurence fit un cri de surprise.

— Et pourtant, dit-il, j’y avais pensé vingtfois !

— Et tu ne pouvais pas le croire ? lui ditBellamare. Moi qui n’y avais jamais pensé dansce temps-là, je ne peux pas le croire encore.C’est si invraisemblable ! Es-tu jaloux de machance ? ajouta-t-il tout bas.

— Non, répondit Laurence de même, tu lamérites, justement parce que tu ne l’as pascherchée. Si j’étais encore amoureux d’elle, tonbonheur me consolerait de ma blessure ; maisl’inconnue a triomphé en se faisant connaître ;je suis à elle, et bien à elle, pour toujours !

Les acteurs allèrent se déshabiller. Lau-rence, aux pieds de la comtesse, dans le salonoù je faillis entrer étourdiment et dont je

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m’éloignai sans qu’ils m’eussent aperçu, bénis-sait sa délicate confiance et lui jurait qu’elle nes’en repentirait jamais.

J’allai flâner un peu curieusement autourdes acteurs. Je rencontrai Impéria, rhabillée ettrès bien mise, avec une toilette de ville quiparaissait encore fraîche, bien qu’elle eût jouénombre de fois, me dit-elle, la Dame aux camel-lias à New-York. Dans une autre chambre, oùj’aperçus Moranbois, je crus pouvoir entrer, etreculai de surprise en voyant Chérubin allai-tant son poupon. L’enfant s’interrompait pourrire en promenant ses gros doigts roses sur laveste à boutons d’or du page.

— Entrez, entrez, me cria l’actrice traves-tie ; venez voir comme il est beau !

Elle lui ôta son lange, et, l’élevant dans sesbras, elle couvrit de son enfant nu sa poitrinenue, purifiée par cet embrassement passionné.

— Ne me demandez pas qui est son père,ajouta-t-elle ; ce cher amour ne le saura pas,

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et il sera bien heureux. Il n’aura que moi !L’homme à qui je dois cet enfant-là, et qui nes’en soucie pas, est un ange pour moi, puisqu’ilme le laisse à moi toute seule !

— Vous ne craignez pas, lui dis-je en admi-rant le marmot, qui était magnifique, que cettevie agitée ne le fatigue ?

— Non, non, reprit-elle. J’en ai perdu deuxque l’on m’a fait mettre en nourrice, sous pré-texte qu’ils seraient mieux soignés. J’ai bien ju-ré que, si j’avais le bonheur d’en avoir un autre,il ne me quitterait pas. Est-ce qu’un enfant peutêtre mal dans les bras de sa mère ? Celui-là estné sous un quinquet, dans la coulisse, commeje sortais de scène. Il est toujours dans la cou-lisse quand je joue, et il ne crie pas ; il sait déjàqu’il ne faut pas crier là. Il est content de mevoir en costume : il aime le clinquant. Il estfou de joie quand je suis en rouge ; il adore lesplumes !

— Et il sera comédien ? demandai-je.

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— Certainement, pour ne pas me quitter…D’ailleurs, si c’est le plus dur des métiers, c’estencore celui où l’on a, de temps en temps, leplus de bonheur.

— Allons ! dit Moranbois, rhabille-toi etdonne-moi mon filleul.

Il prit l’enfant, le traita tendrement de cra-paud, et le promena dans les corridors en luichantant de sa voix caverneuse et fausse je nesais quel air impossible à reconnaître, mais quele marmot goûta fort et essaya de chanter aus-si à sa manière.

Un souper exquis et ravissant nous réunittous de minuit à six heures du matin. Les cris-taux de Venise étincelaient de leurs vives cou-leurs au feu des bougies. Les fleurs de la serre,étagées sur un gradin circulaire, nous entou-raient de parfums printaniers, pendant que laneige continuait à joncher le parc éclairé par lapleine lune. Nous étions plus bruyants à noushuit qu’une bande d’étudiants. On parlait tous

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à la fois, on trinquait à tous les souvenirs, etpuis on se mettait à écouter Bellamare racon-tant, avec un charme incomparable que Lau-rence ne m’avait nullement exagéré : sa cam-pagne d’Amérique, une répétition musicale oùl’on avait juré de ne pas s’interrompre ni demanquer la mesure en franchissant en steamerles rapides du Saint-Laurent, une nuit de bom-bance à Québec où l’on avait soupé à la lueurde l’aurore boréale, une nuit de détresse oùl’on s’était perdu dans la forêt vierge, des joursde fatigue et de jeûne dans le désert au delàdes grands lacs, une rencontre fâcheuse avecdes sauvages, une autre avec des troupeaux debisons, de grandes ovations en Californie, oùl’on avait eu des Chinois pour machinistes, etc.Quand il nous avait enchaînés par ces récits, ilnous conviait à rire et à chanter ; puis on s’ar-rêtait pour écouter le grand silence de l’hiverau dehors, et ces moments de recueillementpénétraient Laurence d’un sentiment de repos

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moral, intellectuel et physique, dont il appré-ciait enfin la solennelle douceur.

Madame de Valdère fut adorable. Elles’amusait comme une enfant ; elle tutoyait Im-péria, qui le lui rendait pour ne pas l’affliger.Par moments aussi, elle tutoyait Bellamaresans s’en apercevoir. Bellamare était déjà unvieux ami pour elle, un confident éprouvé.Entre elle et Impéria, ces deux femmes irrépro-chables dont il avait été le père, il se sentait ré-habilité, disait-il, de ses vieux péchés.

Purpurin servait, on l’avait travesti ennègre.

À la fin du souper, Laurence interpella Mo-ranbois en lui donnant son sobriquet primitif,que l’Hercule ne permettait qu’à ses meilleursamis.

— Cocanbois, lui dit-il, où est ta caisse ? Jesuis toujours associé, je veux voir le fond de tacaisse.

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— C’est facile, répondit le régisseur sansse troubler. Nous sommes justement venus icipour te rendre tes comptes.

Et il tira de sa poche un massif portefeuilleéraillé, fermé à clef, dont il tira cinq billets debanque.

— On la connaît, ta plaisanterie ! reprit Lau-rence. Passe-moi ton ustensile.

Il regarda le portefeuille. La somme qu’onlui rapportait prélevée, il y restait trois centsfrancs.

— Éternels boulotteurs ! dit en riant Lau-rence, il est bien heureux que vous ayez enfinjoué proprement ce soir ! – Allons, ma femme,dit-il en s’adressant à la comtesse, puisque, cesoir, on se tutoie, va chercher la recette de nosartistes, c’est à toi de l’apprécier.

Elle l’embrassa au front devant nous tous,prit la clef qu’il lui tendait, disparut et revintvite.

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Quand elle eut rempli et bourré le porte-feuille du régisseur, il y avait pour deux centmille francs de valeurs dans la caisse.

— Ne répliquez pas, dit-elle à Bellamare ;ma part est de moitié : c’est la dot d’Impéria.

— Je donne aujourd’hui ma part de recetteà mon filleul, dit Moranbois sans s’émouvoir.

— Et moi la mienne à Bellamare, dit Léon.J’ai hérité aussi d’un oncle, non pas million-naire, mais j’ai de quoi vivre.

— Et tu nous quittes ? dit Bellamare en lais-sant tomber avec effroi le portefeuille. Ô for-tune ! si tu nous désunis, tu n’es bonne qu’ànous allumer le punch !

— Moi, vous quitter ! s’écria Léon, pâle aus-si, mais de l’air inspiré d’un auteur qui a trouvéson dénouement, jamais ! pour moi, il est troptard ! L’inspiration est une chose folle qui veutun milieu impossible ; si je deviens un vraipoète, ce sera à la condition de ne pas devenir

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un homme sensé. Et puis… ajouta-t-il avec unpeu de trouble, Anna, il me semble que ton en-fant crie !

Elle se leva et passa dans la pièce voisine,où l’enfant dormait dans son berceau sans s’in-quiéter de notre tapage.

— Mes amis, dit alors Léon, l’émotion decette nuit d’ivresse et d’amitié a été si vivepour moi, que je veux ouvrir mon cœur troplongtemps fermé. Il y a un remords dans mavie ! et ce remords s’appelle Anna. J’ai été lepremier amour de cette pauvre fille, et je l’aimal aimée ! C’était une enfant sans principeset sans raison. C’était à moi, homme, de luidonner une âme et un cerveau. Je ne l’ai passu, parce que je ne l’ai pas voulu. Je me suiscru un trop grand personnage intellectuel pourtravailler à une bonne action dont j’aurais re-cueilli le fruit. J’étais dans l’âge des hautes am-bitions, des rancunes amères et des illusionsfolles. « À quoi bon, me disais-je, me consa-

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crer au bonheur d’une femme, quand toutesles autres doivent m’en donner ? » C’est ainsique raisonne la présomptueuse jeunesse. J’ar-rive à l’âge mûr, et je vois que, dans les autresmilieux, les femmes ne valent pas mieux quedans le nôtre. Si elles ont plus de prudence etde retenue, elle ont moins de dévouement etde sincérité. Les fautes qu’Anna a commises,elle eût pu ne pas les commettre, si j’eusse étépatient et généreux ; à présent, cette fille éga-rée est une tendre mère, si tendre, si coura-geuse, si touchante, que je lui pardonne tout !Je ne suis pas bien sûr d’être le père de son en-fant, n’importe ! Si je rentrais dans le monde,épouser avec ce doute serait ridicule et scan-daleux. Dans la vie que nous menons, c’est unebonne action : d’où je conclus que, pour moi,le théâtre sera plus moral que le monde. Donc,j’y reste et je m’y enchaîne sans retour. Bella-mare, tu m’as souvent reproché d’avoir profitéde la faiblesse d’une enfant et de l’avoir dédai-gnée pour cette faiblesse, qui eût dû m’attacher

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à elle. Je ne voulais pas accepter ce reproche.Je sens à présent qu’il était mérité, qu’il a étéle point de départ de ma misanthropie. Je veuxm’en débarrasser, j’épouserai Anna. Elle croitque j’ai eu pour elle un retour d’amour, maisque je ne le prends pas au sérieux, et que meséternels soupçons rendront notre union impos-sible. Elle ne me permet pas de croire que sonenfant m’appartient. Elle le nie pour me punird’en douter ; eh bien, je ne veux rien savoir.J’aime l’enfant, et je veux l’élever. Je veux ré-habiliter la mère. Je vous le jure en son ab-sence, mes amis, pour que vous me serviez degarants auprès d’elle : je jure d’épouser Anna…

— Et tu feras bien, s’écria Bellamare, carje suis sûr, moi, qu’elle t’a toujours aimé. –Allons ! dit-il en s’adressant au jour naissantqui, mêlé bizarrement au clair de lune, nousenvoyait une grande lueur bleue à travers lesfleurs et les bougies, parais, petit jour cares-sant, le plus beau de ma vie ! Tous mes amisheureux, et moi… moi ! Impéria ! ma sainte,

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ma bien-aimée, ma fille ! nous allons donc en-fin faire de l’art ! – Écoute, Laurence ! si j’ac-cepte le capital que tu me prêtes…

— Pardon, dit Laurence, j’espère que cettefois il ne sera pas question de restitution. Je teconnais, Bellamare, l’obstacle éternel de ta vie,c’est ta conscience. Avec un capital plus minceque celui que je mets dans tes mains, tu te se-rais tiré d’affaire, si tu ne l’avais toujours dûà des amis que tu ne voulais pas ruiner. Avecmoi, tu ne peux pas avoir cette crainte. Monoffrande ne me gênera même pas, et, quandelle me gênerait un peu, quand j’aurais à re-trancher quelque chose à ma trop large opu-lence… Tu m’as donné trois ans d’une vie bienremplie qui a emporté toute l’écume de ma jeu-nesse, et dont il ne m’est resté que l’amourd’un idéal dont tu es l’apôtre et le professeur leplus persuasif et le plus persuadé… Tu as for-mé mon goût, tu as élevé mes idées, tu m’asappris le dévouement et le courage… Tout ceque j’ai de jeune et de généreux dans l’âme,

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c’est à toi que je le dois. Grâce à toi, je ne suispas devenu sceptique. Grâce à toi, j’ai le cultedu vrai, la confiance au bien, la puissance d’ai-mer. Si je suis encore digne d’être choisi parune femme adorable, c’est qu’au travers d’unevie folle comme un rêve, tu m’as toujours dit :« Mon enfant, quand les anges passent dansla poussière que nous soulevons, mettons-nousà genoux, car il y a des anges, quoi qu’on endise ! » Je suis donc à jamais ton obligé, Bel-lamare, et ce n’est pas avec un ou deux ansde mon revenu que je peux m’acquitter enverstoi. L’argent ne paye pas de pareilles dettes !Je t’ai compris ; tu veux faire de l’art et nonplus du métier. Eh bien, mon ami, recrute unebonne troupe pour compléter la tienne et jouede bonnes pièces toujours. Je ne crois pas quetu fasses fortune, il y a tant de gens qui aimentl’ignoble ! mais je te connais, tu seras heureuxdans ta médiocrité, dès que tu pourras servirla bonne littérature et appliquer la bonne mé-

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thode sans rien sacrifier aux exigences de la re-cette.

— Voilà ! répondit Bellamare radieux et pé-nétré. Tu m’as compris, et mes chers associésme comprennent. Ô idéal de ma vie ! n’êtreplus forcé de faire de l’argent pour manger !Pouvoir dire enfin au public : « Viens à l’école,mon petit ami. Si le beau t’ennuie, va te cou-cher. Je ne suis plus l’esclave de tes gros sous.Nous n’allons pas échanger des balivernescontre du pain. Nous en avons, du pain, toutcomme toi, mon maître, et nous savons fortbien le manger sec plutôt que de le tremperdans la fumée de ton cynisme intellectuel. Petitpublic qui fais les gros profits, apprends quele théâtre de Bellamare n’est pas ce que tupenses. On peut s’y passer de toi quand tuboudes ; on peut y attendre ton retour quandle goût du vrai te reviendra. C’est un duel entrenous et toi. Tu te mets en grève ? soit ! nousjouerons encore mieux devant cinquante per-sonnes de goût que devant mille étourneaux

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sans jugement. » Mais… voyez au plafond cerayon rouge qui fait paraître blêmes toutes nosfigures fatiguées du passé, et qui, tout àl’heure, descendant sur nos fronts, les fera res-plendir des joies de l’espérance ! C’est le soleilqui se lève, c’est la splendeur du vrai, c’estla rampe éblouissante qui monte de l’horizonpour éclairer le théâtre où toute l’humanité vajouer le drame éternel de ses passions, de sesluttes, de ses triomphes et de ses revers. Noussommes, en tant qu’histrions, des oiseaux denuit, nous autres ! Nous rentrons dans l’ombredu néant quand la terre grouille et s’éveille ;voici enfin un beau matin qui nous souritcomme à des êtres réels et qui nous dit : « Non,tous n’êtes pas des spectres ; non, le drame quevous avez joué cette nuit n’est pas une fictionvaine : vous avez tous saisi votre idéal, et il nevous échappera plus. Vous pouvez aller dor-mir, mes pauvres ouvriers de la fantaisie ; vousêtes à présent des hommes comme les autres,vous avez des affections puissantes, des de-

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voirs sérieux, des joies durables. Vous ne lesavez pas achetés trop cher ni trop tard : regar-dez-moi en face, je suis la vie, et vous avez en-fin droit à la vie ! »

L’enthousiasme de Bellamare nous gagnatous, et il n’y eut personne qui ne pensât quele bonheur est dans le sentiment que nous enavons, nullement dans la manière dont l’avenirtient ses promesses. J’étais enivré comme lesautres, moi qui n’avais pas eu d’autre fonctionet d’autre mérite dans toute cette aventure quede me dévouer durant quelques jours à hâter età assurer le bonheur des autres.

Quand je me retrouvai seul, plusieurs joursaprès, dans la chaîne prosaïque de ma vie no-made, ce souper de comédiens dans l’ancienmonastère de Bertheville m’apparut comme unrêve, mais comme un rêve si romanesque et sisingulier, que je me promis bien de tenir mapromesse à Laurence, et de le recommencer

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avec les mêmes convives aussitôt que les cir-constances le permettraient.

FIN

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mai 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sapcal22 (Wikisource), Isabelle,Alain, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Le Beau Laurence par GeorgeSand, Paris, Michel Lévi frères, 1872 (troisième

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édition). D’autres éditions, en particulier la nu-mérisation de Wikisource basée sur la mêmeédition, ont été consultées en vue de l’établis-sement du présent texte. L’illustration de pre-mière page reproduit Cómicos ambulantes, huilesur toile, 1793, de Francisco Goya (Musée duPrado).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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1 Maroufler le décor, c’est l’encoller en dessouset le garnir de papier pour empêcher la transpa-rence des toiles.

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