L’data0.eklablog.com/livresromantiques/perso/l-heritiere captive.pdf · couleurs des Ullyot,...

117

Transcript of L’data0.eklablog.com/livresromantiques/perso/l-heritiere captive.pdf · couleurs des Ullyot,...

L’héritière captive Sophia James

Chapitre 1 Il existait à cette époque une bande de terre, un no man's land entre le Royaume-Uni et l'Ecosse, qui

était une cause constante de litiges entre les deux royaumes...

Château de Heathwater, nord-ouest de l’Angleterre 30 septembre 1358.

— Ian!

Le cri déchirant, porté par le vent, résonna dans la campagne autour de Heathwater. Visiblement fou

de douleur, lord Alexander Ullyot arracha sa tunique dans un geste de désespoir, puis s'inclina devant

le corps sans vie de son compagnon d'armes.

Tapie dans la forêt voisine, lady Madeleine Randwick observait la scène, médusée par l'affliction du

chef du clan des Ullyot. Que ce prétendu bâtard de sang royal, élevé dans les Highlands écossais, et

réputé cruel et insensible, fût capable de s'émouvoir ainsi ne laissait de l'étonner.

Elle comprit en cet instant d'où lui venait cette triste réputation. La pluie ruisselait sur son visage qui

semblait taillé dans le marbre le plus froid. Ce rude guerrier ne répondait pas aux canons de la beauté

classique. Il n'avait rien d'un doux chevalier pétri de rêves, à l'avenir plein de promesses. Tout au

contraire, lord Alexander Ullyot paraissait miné par le danger qu'il côtoyait tous les jours, par une vie

émaillée de tragédies successives. Même à cette distance, on devinait la longue cicatrice qui barrait sa

joue droite. Madeleine jugea que cette balafre soulignait la beauté sauvage de ce redoutable seigneur.

A l'évidence les onguents qu'elle-même fabriquait auraient mieux cicatrisé cette ancienne blessure que

tous ceux des charlatans qui devaient graviter autour de lui.

La pluie cessa enfin et le vent chassa les nuages. Tandis qu'elle ôtait sa capuche et dévoilait sa

chevelure d'un roux flamboyant, un rayon de soleil fit étinceler l'épée à double tranchant que lord

Ullyot portait au côté.

Juste ciel ! S'il découvrait sa présence, elle était perdue !

Saisie de frayeur, Madeleine se dissimula derrière un épais buisson.

En observant plus attentivement le rude guerrier, elle vit qu'il était blessé au bras et dans le dos. Si ses

plaies venaient à s'infecter, c'était pour lui la mort assurée. Et quelles seraient pour elle les

conséquences de sa disparition ?

Madeleine considéra alors sa propre situation : si Alexander Ullyot venait à disparaître, Noël, son

propre frère, réduirait à coup sûr les effectifs des troupes autour de Heathwater, lui laissant ainsi une

chance de s'évader a jamáis de ce lieu maudit.

Echapper enfin à l'emprise de Noël, et à celle de Liam... Elle en rêvait depuis si longtemps !

Elle allait rebrousser chemin quand elle entendit lord Alexander sangloter.

Voilà qui était encore plus surprenant !

Lord Ullyot, l'impitoyable chef de clan, terreur des régions frontalières, pourfendeur infatigable mêlé

aux plus sanglants combats, était donc capable de verser des larmes.

Et sa stupeur atteignit son comble quand elle le vit déposer un baiser sur la main de son compagnon

d'armes mort au combat, dans un ultime geste d'adieu.

Madeleine n'en croyait pas ses yeux. Comment cet homme si puissant, ce farouche combattant réputé

invincible, pouvait-il ainsi s'abandonner à son chagrin ? Voilà qui contrastait singulièrement avec son

image d'homme implacable.

Soudain, un bruit lointain fît sursauter lord Ullyot. Il recouvra aussitôt sa contenance et essuya ses

larmes du revers de la main. Tirant sa lourde épée, il scruta les environs de son regard d'aigle, en quête

d'un ennemi encore invisible.

Pour la première fois, l'Anglaise Madeleine Randwick avait sous les yeux son plus proche voisin, son

ennemi écossais le plus redoutable. En effet, le territoire d'Alexander Ullyot s'étendait au nord de

Heathwater, au-delà des grandes plaines marécageuses bordées par la rivière Esk qui marquait la

frontière entre l'Ecosse et l'Angleterre.

Alexander était maintenant sur ses gardes, le regard fixé sur les pentes de la colline située derrière elle.

Un groupe de soldats surgit enfin et le seigneur parut rassuré en reconnaissant ses hommes. Elle

l'entendit alors donner des ordres, et les nouveaux venus entreprirent de ramasser les cadavres pour les

charger sur une charrette tirée par deux chevaux.

Madeleine s'interrogea. Où se trouvait donc la monture de lord Alexander? La réponse ne se fit pas

attendre. Au coup de sifflet de son maître, un magnifique destrier noir s'avança vers lui.

Craignant plus que jamais d'être repérée, elle se tapit dans les broussailles et frémit en se rappelant tout

ce qu'elle avait entendu dire sur les Ullyot depuis son plus jeune âge.

Et tout d'abord sur leur château, la forteresse d'Ashblane...

C'était une immense bâtisse sinistre aux murs de pierre grise à peu près dépourvus d'ouvertures.

Derrière les meurtrières, des peaux de bêtes grossièrement tannées laissaient à peine filtrer une pâle

lumière, un détail rapporté quelques années auparavant par Terence, le serviteur de son frère.

Oui, c'était juste après la mort de maman, songea-t-elle tristement.

Elle n'avait compris que plus tard l'intention de leur domestique : lui ouvrir les yeux sur le sort peu

enviable de leur voisin immédiat pour l'empêcher de se laisser aller à son chagrin. En fait, nul ne vivait

de façon plus austère qu'Alexander, le puissant chef de clan des Ullyot, par ailleurs si fier et si

arrogant.

Les cadavres des soldats tombés au cours de la bataille reposaient maintenant dans la charrette.

Madeleine surprenait par instants les bribes de conversations des rescapés, aussitôt emportées par le

vent qui malmenait au passage la couverture recouvrant les victimes. C'était un grand linceul aux

couleurs des Ullyot, maculé de boue et de sang. Le sang des hommes mêlé à celui de leur chef. Autant

de traces du terrible combat qui venait de s'achever.

Les rescapés se regroupaient maintenant autour de leur chef comme pour le réconforter. L'idée que

lord Ullyot eût besoin de réconfort parut si absurde à Madeleine qu'elle ne put s'empêcher de sourire.

Cette sanglante incursion sur les terres de Heathwater n'était somme toute pour lui qu'une opération de

routine. Un guerrier tel que lord Alexander n'avait probablement que faire du soutien de ses soldats et

de leurs bonnes paroles. Il ne pouvait être qu'indifférent à toute manifestation de chaleur humaine. En

fait, Alexander avait choisi ce destin de guerrier et, selon la rumeur, il n'attendait rien d'autre de la vie.

De notoriété publique, la solitude et la haine régissaient sa vie.

Madeleine leva les yeux vers le ciel tandis que la troupe d'Ullyot s'acheminait vers les collines boisées

au pied desquelles coulait un ruisseau. Le soleil commençait à décliner, mais elle résolut d'attendre le

crépuscule pour regagner sa demeure : le château de Heathwater. A aucun prix elle ne voulait prendre

le risque d'être repérée par les sentinelles écossaises postées sur les crêtes.

Renonçant au désir de porter secours aux blessés de son propre camp, elle choisit de rester cachée

jusqu'à ce que le dernier soldat de la cohorte d'Ullyot ait disparu.

Soudain, elle frissonna en songeant à ce qui l'attendait à son retour à Heathwater. Elle entendait déjà

résonner le glas de la chapelle. Comment aurait-elle le courage de rentrer? Comment supporter les cris

de douleur des mères devant les corps mutilés de leurs fils ? Ceux-là, aucun linceul ne les protégeait de

la brume glacée qui montait des Lowlands écossais...

Environ une heure plus tard, estimant qu'elle était hors de danger, Madeleine sortit de son refuge et se

dirigea vers un bouquet d'arbres. Elle avait ordonné à sa jeune sœur, travestie sur ses instructions en

petit page, de l'y attendre.

Par sécurité, Madeleine jugeait plus prudent de ne pas laisser la fillette seule au château en son

absence.

Comme elle pressait le pas, un soldat d'Ullyot surgit d'un bosquet, l'épée à la main, et poussa un cri de

guerre. Saisie de terreur, Madeleine fit halte. Cet homme s'était-il égaré ou l'avait-il repérée? En tout

cas, il n'aurait jamais dû se trouver là. Ce n'était pas dans l'ordre des choses.

— Jemmie, n'aie pas peur, j'arrive ! cria-t-elle à la petite qu'elle apercevait sous les frondaisons.

C'est alors que quelqu'un surgit derrière elle et la saisit brutalement par le bras.

— Un instant, jeune fille !

La voix était grave, teintée d'un rude accent des Highlands.

Madeleine sentit son cœur chavirer. Son agresseur ne l'épargnerait pas. Elle en était sûre.

Elle osa malgré tout lever les yeux vers lui... et reconnut avec stupéfaction lord Alexander Ullyot.

Le chef de clan l'examina de la tête aux pieds de ses yeux gris argent, tel un prédateur. Mais quand elle

enfonça ses ongles dans sa chair meurtrie, Alexander durcit plus encore son regard.

— Rentrez vos griffes ! ordonna-t-il en l'attirant brusquement à lui.

Madeleine comprit que, quoi qu'elle fasse, elle ne lui échapperait pas. Plaquée contre ce torse aux

muscles d'acier forgés par les combats, elle était désormais à la merci de ce seigneur ennemi. Au

contact de ce corps brûlant, humide de sueur, elle se surprit avec stupeur à humer avec une singulière

délectation l'odeur virile qui émanait de lui.

Par un étrange paradoxe, jamais elle n'avait éprouvé un tel sentiment de sécurité dans les bras d'un

homme. Alexander était fort, déterminé, craint de ses ennemis, et sa puissance avait quelque chose de

fascinant, d'enivrant même.

Elle ne put réprimer un soupir tandis que ses lèvres effleuraient malgré elle le cou de lord Ullyot.

Soudain, un accès de désir la submergea. Comment ne pas être séduite par ce colosse à la mâle

séduction, ce voisin belliqueux si fier de son pouvoir?

Le désir de protection qu'éprouvait Madeleine se fit tout à coup plus intense. Sa joue s'enflamma au

contact de cette robuste poitrine. Par son prestige et son autorité naturelle, Alexander serait-il, par un

incroyable retournement de situation, le bouclier qui la mettrait à l'abri de l'univers hostile de

Heathwater et des souffrances que son frère lui infligeait depuis tant d'années ?

— Mais, pour l'amour de Dieu, qui êtes-vous ? gronda soudain lord Alexander.

Assurément, cette voix n'était pas celle d'un ange ! Ebranlée par cette interpellation agressive, la jeune

femme prit peur tandis que le sang de la blessure d'Ullyot se répandait sur son bras. Un sang épais d'un

rouge sombre et menaçant...

De nouveau, elle sentit la panique s'emparer d'elle : si elle lui révélait son nom, lord Ullyot serait

capable de la tuer sans la moindre hésitation. Elle n'avait aucun doute sur ce point.

Prise de vertige, elle tenta de se ressaisir tandis que son cœur battait à tout rompre.

— Votre nom ! insista Alexander en la saisissant par les épaules.

Terrorisée, Madeleine tenta de reprendre son souffle et se retourna brusquement vers le bouquet

d'arbres dans l'espoir d'apercevoir Jemmie, sa petite sœur qui l'attendait là.

Mais, soudain, sa vue se brouilla. Il lui sembla qu'un voile de ténèbres l'enveloppait, tandis que ses

jambes se dérobaient sous elle. Puis le noir l'engloutit.

Chapitre 2

Madeleine revint à elle dans un cachot jonché de roseaux séchés qui, dans la région, servaient

habituellement de litière. Jemmie, sa jeune sœur, gisait auprès d'elle, visiblement inconsciente, ses

frêles poignets liés par une grossière corde de chanvre. Prisonnière elle aussi de ses liens, Madeleine

se désespérait de ne pouvoir prendre la petite fille dans ses bras quand un cri d'horreur lui échappa.

Elles étaient cernées par les rats !

Puis son regard tomba sur ses vêtements — et elle reçut un nouveau choc. La cotte qu'elle portait avait

disparu, remplacée par un tartan bleu, rouge et noir, aux couleurs des Ullyot. C'est du moins ce qu'elle

devinait dans la clarté diffuse de la cellule. A l'évidence, son geôlier l'avait dévêtue, et cela sans

ménagement. En témoignaient sa chemise déchirée par endroits et les lacets sectionnés de son corsage.

Prise de panique, elle se mit à trembler de tous ses membres et sentit des gouttes de sueur perler sur

son front en dépit du froid qui la glaçait.

Pourquoi se retrouvait-elle avec sa sœur dans ce cloaque sordide ? Où étaient-elles exactement ? Elle

n'en avait pas la moindre idée. Cependant, en levant les yeux, elle crut reconnaître les armoiries des

Armstrong sur une bannière qui pendait au mur.

Comme elle tentait de se lever, un visage apparut dans l'œil-de-bœuf qui perçait la porte de la cellule :

celui d'un homme aux dents déchaussées, portant des cheveux longs crasseux. Il observa en silence les

deux captives, puis baissa les yeux dès qu'il croisa le regard de Madeleine.

— Elle est réveillée ! dit-il en se retournant.

Son accent traînant évoquait celui de quelque dialecte écossais.

Elle sursauta en entendant la porte s'ouvrir et vit entrer le garde suivi d'un autre soldat. Ce dernier

s'avança vers elle, lui recouvrit la tête d'un sac de jute qu'il noua solidement à son cou.

Contre toute attente, on lui délia les poignets. Alors, dans un accès de fureur, elle distribua des coups

de poing à ses geôliers en se débattant comme un beau diable. En retour, elle reçut une gifle

retentissante qui lui fit monter les larmes aux yeux.

Dès lors, Madeleine comprit que ces brutes étaient capables de la tuer sans autre forme de procès.

Aussi se résigna-t-elle, se laissant emmener en silence malgré son envie de hurler sa révolte.

En dépit du sac qui masquait son visage, la jeune femme crut deviner qu'ils empruntaient un couloir,

puis un escalier qui lui parut interminable. On l'introduisit enfin dans une pièce où la température

semblait plus clémente. Il en émanait une odeur de fumée de charbon de bois mêlée à celle de la

transpiration.

— Otez le sac, commanda une voix glaciale.

Enfin délivrée, la jeune femme releva la tête et cligna des yeux, aveuglée par la lumière.

Lord Alexander Ullyot se tenait debout devant elle, flanqué de deux soldats grands et forts comme lui.

Malgré son trouble, Madeleine nota qu'il portait les mêmes habits qu'auparavant, et, à en juger par

l'odeur qu'il dégageait, il n'avait pas pris de bain.

A la lueur des braises rougeoyantes du brasero, les traits de son visage semblaient se creuser de façon

inquiétante. Elle avisa son bras en écharpe et se dit qu'il devait souffrir atrocement de sa blessure.

Cependant, il restait calme et ses hommes ne bronchaient pas. A l'évidence, le chef du clan inspirait le

respect

— Lord Armstrong me dit que vous vous nommez Madeleine Randwick, et que vous êtes la sœur du

baron Noël Falstone de Heathwater. Est-ce vrai ?

Madeleine acquiesça en silence. Elle jeta un regard furtif à l'épée qu'il portait au côté, puis leva la tête

vers lui et fut frappée par l'éclat gris acier de ses yeux. L'expression de son visage avait changé tout à

coup. A la surprise d'avoir appris qu'elle était la sœur de Falstone, succéda chez Ullyot une indicible

fureur.

D'un geste brusque, il prit la captive par le menton. Puis, tout aussi soudainement, il se radoucit et

effleura sa joue meurtrie.

— Qui l'a frappée? questionna-t-il sans se retourner.

— Elle s'est débattue, milord, aussi...

Alexander se tourna vers l'homme qui avait parlé et lui décocha un violent coup de poing.

— Prends la place de cet imbécile, Marcus, ordonna-t-il aussitôt.

Le dénommé Marcus obéit et s'avança vers lui. La réaction de lord Alexander surprit Madeleine. Ce

guerrier si redouté était donc capable de compassion envers une femme. Peut-être sa condition de

captive lui inspirait-elle de la pitié ?

Hélas, elle changea d'avis dès qu'il reprit la parole.

— Vous êtes ma prisonnière, lady Randwick. Un otage, en somme. Une monnaie d'échange pour faire

entendre raison à mon pire ennemi en terre anglaise, votre frère, Noël Falstone.

— Il ne se laissera pas...

— Silence!

La voix était calme, mais lord Alexander paraissait plus inquiétant encore quand il ne cédait pas à la

colère. Pourtant, à l'évidence, la fureur couvait en lui. Les veines gonflées au niveau du cou et l'éclat

de son regard en témoignaient.

Madeleine remarqua alors la chevalière armoriée que le seigneur d'Ashblane portait à son auriculaire :

l'invincible lion d'Ecosse en était le principal ornement. Elle en conçut un tel regain de frayeur qu'elle

manqua défaillir.

Lord Ullyot sembla s'inquiéter de son trouble, et elle se serait sans doute effondrée à ses pieds s'il ne

l'avait retenue. Il avait les mains glacées, ce qui la frit frissonner de crainte autant que de froid. La

dague aperçue dans les plis de la tunique du chef de clan ne fut pas de nature à la rassurer. S'il

dissimulait une arme sur lui en présence de ses gens, c'était assurément parce qu'il se méfiait d'eux.

Quelle loi régissait donc les rapports de ce noble seigneur avec ses hommes ?

Une réponse s'imposa aussitôt à Madeleine : lord Alexander était un solitaire sans foi ni loi.

Atterrée par cette évidence, elle se sentit blêmir. Pour surmonter sa frayeur, elle serra si fort les poings

que ses ongles mordirent cruellement la chair de ses paumes.

Mais la douleur ne suffit pas à supplanter sa peur qui ne fit que croître.

Comme le seigneur d'Ashblane l'observait en silence, elle ouvrit les mains, ne sachant plus trop quelle

contenance adopter devant son geôlier. Quand elle le vit froncer les sourcils, elle crut sa dernière heure

arrivée.

— Que faisiez-vous sur le champ de bataille ? questionna-t-il soudain.

Elle pâlit plus encore.

Peut-être croyait-il qu'elle avait pris part à la bataille du côté ennemi ? Si tel était le cas, elle devait

d'urgence le détromper.

— Je suis guérisseuse, déclara-t-elle en soutenant son regard.

— Guérisseuse ? Ce n'est pas ce que dit la rumeur, ricana lord Ullyot. Quinlan, reconduis-la à son

cachot.

— Non ! s'écria-t-elle en se dérobant.

— Comment cela : « non » ?

Si le visage de lord Ullyot ne trahissait aucune émotion, son regard, en revanche, s'était radouci. A sa

grande surprise, Madeleine en ressentit un certain émoi.

— Peut-être avez-vous des questions à me poser? suggéra-t-il.

Ils étaient si près l'un de l'autre qu'elle sentait son souffle sur ses lèvres.

— Non.

— Alors, pourquoi vous opposer à mes ordres ?

— Je ne m'y oppose pas, mais je ne veux pas retourner dans mon cachot... parce qu'il est infesté de

rats.

L'éclat de rire des hommes d'Ullyot résonna cruellement aux oreilles de Madeleine. Elle en éprouva

une telle humiliation qu'elle se redressa brusquement pour montrer à ces rustres qu'elle n'avait pas

peur. Dans son geste, son tartan glissa de son épaule, découvrant sa chemise en lambeaux. Elle surprit

alors le regard lubrique des soldats et porta la main à son sein pour dissimuler sa nudité.

Maudits soudards! songea-t-elle en rougissant.

Tandis qu'elle rajustait son vêtement, lord Alexander intervint de nouveau.

— Emmenez-la ! gronda-t-il en faisant signe à ses gardes.

— Non ! Je vous en supplie, implora la jeune femme enjoignant les mains. Si c'est de l'argent que vous

voulez en échange de ma libération, je peux vous en donner.

Tous les hommes qu'elle avait connus étaient intéressés par l'argent, mais elle comprit au regard de

lord Alexander qu'il était l'exception à la règle.

— C'est par le sang et la chair que doit payer votre frère, lady Randwick. Tout l'or du monde ne me

rendra pas les hommes que j'ai perdus par sa faute.

— Vous avez donc l'intention... de nous tuer tous les deux, milord ?

Lord Alexander la saisit brusquement à la gorge d'un geste menaçant.

— Ecoutez-moi bien, lady Randwick. Contrairement à votre frère, je ne massacre ni les femmes ni les

enfants.

Madeleine laissa échapper un soupir de soulagement, mais aussitôt surgit en elle un nouveau sujet

d'inquiétude.

Lord Ullyot allait-il user des méthodes que son frère Noël réservait aux prisonnières de Heathwater : le

viol ?

Elle frémit à cette idée. Le viol lui semblait une mort lente, plus cruelle encore que le fer glacial

pénétrant dans les chairs.

Et si le maître des lieux décidait de la jeter en pâture à ces rustres de gardiens ?

Saisie d'angoisse, elle parcourut leur visage d'un œil inquiet, et leur expression ne fit rien pour la

rassurer. En effet, ils la contemplaient avec une évidente concupiscence, visiblement impatients

d'obtenir leur part du butin.

Rassemblant tout son courage, Madeleine se campa alors fermement sur ses jambes devant lord

Ullyot, dont le regard s'était assombri d'étrange façon. Ses yeux reflétaient maintenant une immense

tristesse, ce qui la surprit. L'alternance de chagrin et de fureur chez ce rude guerrier la laissait toujours

perplexe. Comment — et, surtout, pourquoi — cet homme pouvait-il changer si vite d'état d'âme ?

La guérisseuse qu'elle était se substitua alors à la captive. Elle savait que le chagrin était une maladie

comme une autre, capable de détruire un homme. A n'en pas douter, une solution existait pour délivrer

lord Ullyot du mal qui le rongeait.

Mais quel était ce mal ?

— Je peux vous aider, proposa-t-elle spontanément. Comme elle prenait la main brûlante d'Alexander

dans la sienne, celui-ci se rétracta.

— M'aider? rugit-il. Je n'ai que faire de votre aide.

S'adressant à ses hommes, il ajouta:

— Emmenez-la ! Vite !

Les deux gardes obéirent sans plus attendre à leur maître et se saisirent d'elle sans ménagement.

Avant de franchir la porte, Madeleine se retourna et vit que lord Ullyot la suivait du regard.

Si l'apparence d'Alexander était celle d'un guerrier cruel et impitoyable, ses yeux aux reflets d'argent

exprimaient ce que tant d'hommes ne parvenaient pas à cacher: un irrésistible attrait pour les femmes.

Madeleine sourit à cette idée. Si lord Ullyot était sensible à ses appas, nul doute qu'elle serait en

mesure de retourner la situation à son profit. Comme chez tout être humain, la cuirasse du seigneur

d'Ashblane, tout chef de guerre qu'il fût, n'était assurément pas sans défaut.

— Que penses-tu de notre prisonnière, Alex ?

La voix de Quinlan interrompit la rêverie du maître des lieux, qui portait sa pinte de bière à ses lèvres.

— A mon avis, poursuivit Quinlan, Madeleine Randwick tient plutôt de l'ange déchu que de la

sorcière.

— Elle est plus grande que je ne l'imaginais, commenta simplement Alex.

— Et cent fois plus séduisante, n'est-ce pas ?

— Prends garde, Quinlan. N'oublie pas qu'un joli minois peut cacher l'âme la plus noire.

— Pauvre fille... Elle a eu si peur des rats.

— Je ne veux plus qu'elle dorme dans ce sordide cachot. Dois-je te rappeler que nous reprenons la

route pour Ashblane dès demain matin, et que notre prisonnière doit pouvoir supporter le voyage ?

Fais-la enfermer dans une pièce plus saine et poste un garde à la porte. Ainsi, elle pourra se reposer.

Dès lors, lord Alexander se mura dans le silence. Il sentait de violentes pulsations dans sa blessure

tandis que l'onguent cicatrisant prescrit par le médecin commençait à agir. Il essaya de lever le bras,

mais la douleur fut telle qu'il y renonça.

La mort de Ian, son fidèle compagnon, hantait son esprit. Sa disparition le bouleversait. Il savait que,

sans lui, l'existence ne serait plus la même. Avec qui partagerait-il à l'avenir les moments douloureux

où l'on enterrait les morts après les incursions guerrières en terre anglaise ? Ils n'avaient jamais eu

besoin de se parler pour se comprendre : ils pleuraient ensemble et riaient ensemble depuis leur plus

tendre enfance. De là était née leur complicité.

— Maudit soit ce Noël Falstone. Qu'il aille au diable ! maugréa-t-il dans un sursaut de colère.

Il s'avança vers l'étroite fenêtre et parcourut des yeux les sombres collines des Cheviot, tandis que son

hôte, Adam Armstrong, s'approchait de lui.

— Je suis désolé, Alex. Je sais combien tu étais attaché à Ian et...

Lord Ullyot le fit taire d'un geste impérieux. L'auto apitoiement n'était pas son fort.

— J'aurais dû prendre d'assaut la forteresse d'Heath-water et rosser à mort ce bâtard, gronda-t-il. Ian

aurait agi ainsi si la mort m'avait pris à sa place. A l'heure qu'il est, c'est moi qui devrais reposer sous

une pierre de ta chapelle, Adam.

— Vous auriez certainement péri tous les deux en attaquant le château de Falstone.

Comme à son habitude, Adam Armstrong usait de logique et de raison, deux atouts qui faisaient sa

force.

— A mon sens, il serait plus judicieux de te remettre avant tout de tes émotions et d'attaquer l'ennemi

par surprise. En outre, tu es blessé, mon ami. Montre-moi ton bras.

— Non ! protesta Alex en se dérobant. Haie s'est occupé de moi.

Il serra farouchement son bras sur son torse, estimant que nul ne devait s'approcher de lui, ni même le

plaindre. Certes, sa blessure était grave, et Ashblane était encore à une journée de voyage, mais, à son

avis, le traitement pouvait attendre jusque-là.

Pour le moment, il faisait fi de la douleur. Il entendait avant tout rester maître de lui. Ou, du moins, s'y

efforça-t-il jusqu'à ce qu'un vertige soudain l'oblige à s'asseoir sur le siège le plus proche.

— Ian n'aurait jamais dû partir pour Heathwater avec une escorte aussi légère, déplora-t-il en hochant

la tête.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi il a agi ainsi, commenta Adam en haussant les sourcils.

Ullyot accueillit avec soulagement la remarque de son hôte. Parler l'aiderait sans doute à oublier son

malaise. Il remplit de nouveau sa pinte et s'accouda à la table.

— Noël Falstone a saccagé tout un village à l'ouest d'Ashblane, et s'il a épargné les femmes c'était

pour les enlever. Dès lors, Ian, que ce nouveau carnage avait rendu fou, a quitté Ashblane avec

quelques hommes pour venger les villageois. Ah, si seulement il m'avait attendu, nous aurions eu

raison de ce forcené et Ian ne serait pas mort.

— Attendu ? Est-ce à dire que tu étais loin d'Ashblane?

— Oui. J'étais en voyage. Je m'étais rendu auprès du roi, à Edimbourg.

— En supposant que le roi David soit averti des crimes de Falstone, prendrait-il des mesures pour le

punir?

— Je l'ignore. Tu sais combien notre roi a souffert de sa longue captivité en Angleterre et des sévices

de ses geôliers. Aussi préfère-t-il aujourd'hui régler les différends par voie diplomatique.

— Cela me semble plus sensé, en effet. En outre, David ne ferait pas impunément assassiner un baron

anglais aussi rusé que Falstone. Simple question de stratégie. Falstone joue un rôle trop important à la

frontière entre l'Ecosse et l'Angleterre. C'est un ennemi nécessaire.

— Je sais tout cela, Adam. Et c'est bien pour cette raison que je ne compte que sur moi-même pour

venger mes morts.

Alex releva la tête. Tout signe de vertige avait disparu et il se sentait beaucoup mieux.

— Falstone n'est peut-être qu'un ennemi nécessaire, mais c'est aussi un fanfaron qui se plaît à prendre

des risques, affirma-t-il d'un ton méprisant. Toutefois, il a ses habitudes, et c'est ce qui risque de le

perdre. Je sais, par exemple, qu'il passe chaque année le mois de janvier à Egremont, et que pour s'y

rendre il emprunte la route de Carlisle. Son escorte se réduit alors à quelques hommes. L'imbécile se

croit cependant à l'abri de toute attaque écossaise.

— Ne me dis pas que tu oserais transgresser la convention d'inviolabilité passée avec l'Angleterre en le

poursuivant aussi loin en territoire anglais ?

— Pourquoi pas ? Qui m'en empêcherait?

— A ta place, j'y réfléchirais à deux fois. A l'heure qu'il est, tu es en faveur auprès du roi, mais si tu

donnes un coup de canif dans le contrat entre l'Angleterre et l'Ecosse, tu risques d'indisposer notre

souverain. Et je gage que tu serais aussitôt chassé d'Ashblane pour cause de trahison. Dès lors,

personne ne pourrait plus rien pour toi.

— Sois sans crainte, Adam. Je saurai agir en toute discrétion.

— Est-ce à dire que tu n'auras même pas le courage d'arborer tes couleurs ? Grands dieux, Alex, je ne

te reconnais plus ! Permets-moi toutefois de te mettre en garde contre les pièges que tu risques de

rencontrer dans cette expédition. Certes, tu es de sang royal écossais, mais le roi reste le roi. N'oublie

pas que si Ashblane est aujourd'hui forteresse royale, c'est grâce à lui. Qu'adviendrait-il de toi si

quelque rumeur d'instabilité ou de manquement à vos accords parvenait jusqu'à lui ?

Adam ouvrit les mains d'un geste qui témoignait de son impuissance devant la détermination d'Ullyot.

— Je suis ton ami, Alex. Je sais par expérience que le désir de vengeance balaie parfois toute raison

même chez les hommes les plus sages. Retourne à Ashblane avec tes soldats. Là-bas, tu n'as rien à

craindre. Falstone ne viendra pas assiéger ta forteresse et encore moins te livrer bataille. En outre, tu

devrais renvoyer lady Randwick auprès de son frère, à Heathwater, avec un mot d'excuse. Dès lors, je

gage que notre roi David serait dans de meilleures dispositions à ton égard. Peut-être même te

remercierait-t-il de ton geste avec l'encre qui a servi à signer le traité de paix tout neuf de Berwick.

Alexander se leva brusquement, le visage rouge de colère, et, d'un geste impatient, jeta au feu les

dernières gouttes de bière.

— Je n'attends aucun remerciement de quiconque, affirma-t-il d'un ton courroucé tout en regardant

danser les flammes ravivées par l'alcool. Non, Adam. Tout ce que je désire, c'est venger mon ami Ian.

Et pour cela, j'ai besoin de la sœur de Falstone, parce que je veux les terres de Falstone... et aussi sa

peau !

— Que fais-tu de la sorcellerie des Cargne, que la mère et la grand-mère de ta prisonnière lui ont

probablement transmise ? De quels moyens disposes-tu pour ôter à Madeleine Randwick ses dons de

magicienne et son pouvoir d'envoûtement ?

A la surprise d'Adam Armstrong, Alex rit de bon cœur à cette question.

— Parce que tu y crois, à ces pouvoirs ? Tu as vraiment une étrange façon d'interpréter les Saintes

Ecritures : « Tu n'adoreras point les fausses idoles. » La sorcellerie n'est-elle pas la plus fausse de

toutes les croyances ? Allons, oublie tes craintes, mon ami.

Furieux, Adam Armstrong frappa du poing sur la table.

— Tu as trop longtemps vécu dans l'univers de la guerre, Alexander. Ainsi, tu t'es éloigné de

l'enseignement de la religion, et de Dieu lui-même, seul capable d'adoucir tes bleus à l'âme autrement

que par le désir de vengeance. Alors, dispense-moi de tes leçons sur l'interprétation des Saintes

Ecritures. Bon gré mal gré, tu admettras que tous les récits de notre contrée évoquent le pouvoir

magique des femmes de la lignée des Cargne : Joséphine, Eleanor, et aujourd'hui Madeleine. La

rumeur prétend qu'elle se sert de sa beauté pour arracher certaines promesses aux hommes qui

partagent sa couche, et que ceux-ci ont tout oublié quand ils se réveillent à l'aube dans son lit. En

outre, elle ne choisit pas les plus modestes. Ses victimes sont de valeureux seigneurs, curieusement

subjugués par les artifices de cette sorcière.

Alex souffrait de nouveau de son bras et il sentit que son pouls s'était accéléré. Il avait hâte de

reprendre le chemin d'Ashblane, persuadé qu'une fois chez lui il viendrait à bout de cette douleur qui

semblait lui brûler les os.

Mais, soudain, une image inattendue s'imposa à son esprit: le corps voluptueux de lady Randwick

s'offrait à lui dans une brûlante étreinte.

Etait-ce la fièvre qui l'égarait ainsi ?

Alexander se ressaisit et reposa d'un geste brusque sa pinte vide sur la table. Pourtant, l'image de la

chevelure flamboyante de Madeleine l'obsédait encore, et il lui semblait sentir la fraîcheur de sa main

sur la sienne.

« Je peux vous aider », lui avait-elle déclaré en soutenant son regard.

Lord Ullyot s'empressa de chasser ce souvenir de son esprit. Lady Randwick était son otage, et c'était

là le seul rôle qu'il l'autorisait à tenir. Elle représentait une précieuse monnaie d'échange pour le jour

où il devrait mettre un coup d'arrêt aux ambitions territoriales de Noël Falstone.

Madeleine était le pion le plus précieux sur l'échiquier de la partie qu'il jouait contre le seigneur

d'Heathwater. Alex se doutait bien que par ses liens fraternels avec Falstone, lady Randwick était

capable d'immoralité et de trahison envers son propre frère.

Ne l'appelait-on pas « la Veuve Noire » de Heathwater?

Pris d'une aigreur soudaine, Alexander saisit le pot de bière sur la table et emplit de nouveau sa pinte.

En fait, il ne souhaitait pas retenir sa captive très longtemps à Ashblane. Dès la fin de la semaine, elle

devrait avoir regagné ses pénates si ses négociations avec Falstone aboutissaient en sa faveur. Ainsi,

Ashblane serait à l'abri de toute attaque de son ennemi.

Madeleine venait à peine de regagner son cachot quand le dénommé Quinlan se présenta à la porte.

— Ote-lui les fers, ordonna-t-il au garde.

L'homme s'exécuta tandis que l'angoisse de la jeune femme se ravivait. Elle n'avait pas oublié la

terrible lueur de colère dans le regard de lord Ullyot. Quelle nouvelle idée venait donc de germer dans

l'esprit de l'énigmatique seigneur d'Ashblane ? Lui envoyait-il son homme de main pour l'assassiner?

Prise de panique, elle se débattit de toutes ses forces, refusant de se relever. Mais le sourire menaçant

de Quinlan l'invita à changer de tactique. Elle redressa fièrement la tête et s'enquit :

— Où m'emmenez-vous ?

— Dans une pièce que les rats ne fréquentent pas, milady.

Le ton était posé, mais cette réponse teintée d'un brin d'humour déconcerta quelque peu lady

Randwick.

Que se passait-il donc? Décidément, tout semblait imprévisible dans les décisions de lord Alexander

Ullyot.

— Pourquoi ce traitement de faveur tout à coup ? questionna-t-elle.

— Lord Alexander craint pour votre santé, lady Randwick. Je vous rappelle que nous partons demain

matin pour Ashblane, et qu'une femme en état de faiblesse ne ferait que ralentir notre allure.

Cette précision rassura Madeleine. Ainsi, le seigneur d'Ashblane entendait lui laisser la vie. Tout au

moins provisoirement. Mais qu'adviendrait-il de Jemmie ?

— Pouvez-vous m'accorder un autre privilège?

— A votre aise, milady.

— Ne me séparez pas de mon page. Il est encore très jeune et risque de mourir de froid dans ce

cloaque.

Quinlan parut gêné.

— L'ordre de vous changer de cellule ne concerne que vous, lady Randwick.

— Dans ce cas, je ne sortirai pas d'ici.

Elle se tourna vers sa jeune sœur qui dormait à même les dalles de granit suintantes d'humidité et lui

caressa tendrement la joue. Les lèvres bleuies par le froid, Jemmie était pâle comme la mort.

Alors, Madeleine tendit les mains à Quinlan, l'invitant par ce geste à lui remettre les fers.

Elle surprit une brève hésitation dans le regard du conseiller, mais celui-ci finit par s'exécuter.

Madeleine sentit les fers se refermer sur ses poignets et n'eut pas un regard pour son geôlier qui claqua

derrière lui la lourde porte de fer. Au bruit qu'elle fit, celle-ci lui parut condamnée à ne jamais se

rouvrir.

Résignée, lady Randwick s'accroupit et enfouit son visage dans ses mains. Pour son bien et celui de

Jemmie, elle devait garder la tête froide et tenter d'apaiser l'angoisse qui montait en elle. Il est vrai que

sa situation n'était pas des plus enviables : bouclée à double tour dans un cachot du donjon des

Armstrong, à la merci d'un seigneur connu pour sa cruauté, elle pouvait craindre le pire. Et si l'on

venait à découvrir que son petit page était en réalité sa sœur, Madeleine ne donnait pas cher de leur

peau. Lord Ullyot n'avait en effet aucune indulgence pour les menteurs. Surtout quand il s'agissait de

ses ennemis.

Madeleine se refusa cependant à envisager le pire et tenta de reprendre courage.

« Contrairement à votre frère, je ne massacre ni les femmes ni les enfants ! » N'était-ce pas ce que lord

Ullyot lui avait déclaré ?

Cela suffit à la réconforter un peu, et elle entrevit une lueur d'espoir. Peut-être était-il plus magnanime

que sa réputation le laissait supposer? D'ailleurs, ne venait-il pas de lui proposer de changer de cellule?

— Mon Dieu, faites qu'il en soit ainsi, pria-t-elle à voix basse.

L'angoisse qui lui serrait le cœur se dissipait quelque peu quand, soudain, elle se rendit compte que sa

jeune sœur ne bougeait plus.

Elle posa la main sur le front de la petite. Il était glacé.

Oh, mon Dieu ! Si Jemmie venait à mourir, je n 'aurais plus la force de vivre, songea-t-elle, terrifiée.

Un sanglot la secoua, mais, dans un sursaut de courage, elle fit en sorte de rassembler ses forces. Il

n'était pas dans sa nature de se résigner. Après tout, elle avait connu des situations tout aussi difficiles

que celle-ci et auxquelles elle avait trouvé une issue. Peut-être qu'avec l'aide de Dieu et le courage qui

l'animait, parviendraient-elles toutes deux à sortir indemnes de leur prison ?

Quinlan était maintenant de retour dans le grand hall.

— La prisonnière refuse d'être séparée de son jeune page, annonça-t-il à lord Ullyot.

— Quoi? Elle ose refuser?

Alexander fit si brusquement volte-face que sa douleur au bras se réveilla soudain.

— Tu as bien entendu, Alex. Elle affirme qu'elle ne quittera pas son cachot sans cet enfant qu'elle

nomme Jemmie.

Quinlan hésita un instant, puis ajouta :

— Il est vrai qu'il semble très faible. Lady Randwick craint qu'il ne meure de froid.

— Eh bien, laisse-la où elle est et donne-leur une couverture de laine.

Le conseiller demeura immobile. Il ne semblait pas pressé d'exécuter les ordres de son maître.

— Il émane d'elle un parfum si délicat, Alex, murmura-t-il, visiblement troublé. Et ses manières sont

d'un tel raffinement...

Lord Ullyot ne put réprimer un ricanement.

— Lady Randwick a néanmoins le tort d'être la sœur de Noël Falstone, Quin. Elle prend part à tous les

assauts meurtriers que ce traître nous inflige.

— Peut-être..., répondit Quinlan, l'air songeur. Pourtant, j'ai du mal à y croire, je l'avoue. J'ai entrevu

sur son sein gauche une cicatrice en forme de croix. Souviens-toi de ce que nous a raconté Jock Ullyot,

Alex. N'a-t-il pas été soigné au château de Heathwater par une jeune femme qui portait cette marque ?

Jock parlait d'elle comme s'il s'agissait d'un ange. Il a même ajouté qu'elle semblait née pour guérir son

prochain.

— Allons donc ! rétorqua Alex en haussant les épaules. Souviens-toi que Jock était à l'agonie et qu'il

délirait quand il nous a parlé de cette femme. Je doute fort que lady Randwick corresponde à cette

description.

— Il se peut que les rumeurs la concernant soient fausses, et...

— Voilà qui m'étonnerait ! interrompit Ullyot d'un ton sec. Restons-en là, veux-tu ?

— Soit ! Mais je dois te préciser que c'est Geordie qui est de garde devant la porte du cachot.

A ces mots, Alexander bondit tout à coup, prit son couteau abandonné sur un siège et le glissa dans sa

ceinture.

— N'oublie pas que la dépouille de son fils gît sur les dalles de la chapelle, ajouta Quinlan. Geordie

peut se venger sur elle de sa mort. Ne serait-il pas plus sage de confier pour ce soir la garde du cachot

à quelqu'un d'autre?

Comme Alex s'avançait en silence vers la porte, le conseiller poussa un soupir de découragement.

— Le pauvre homme est au seuil du désespoir, insista-t-il en lui emboîtant le pas. A mon sens, c'est

une insulte à la mémoire de son fils que de le maintenir de garde.

Tandis qu'ils quittaient le grand hall, leurs longues silhouettes se dessinèrent sur les murs à la lueur du

feu.

Le silence régnait dans le cachot des deux captives. Seul le vent hurlait dans les couloirs, ajoutant à

l'atmosphère sordide des lieux. Madeleine serrait tout contre elle le corps frêle et glacé de son prétendu

petit page.

En pénétrant dans la cellule, Alexander eut malgré lui un pincement au cœur devant le triste tableau

qui s'offrait à lui.

— Levez-vous ! ordonna-t-il.

Comme lady Randwick tardait à obéir, il la saisit par la main pour l'obliger à se lever. Alors, d'un geste

brusque, il arracha le plaid qui lui servait de vêtement et la poussa vers la torche. Alex découvrit sur sa

poitrine une fine croix d'or au bout d'une chaîne que la prisonnière portait à son cou, mais aussi la

marque dont Quinlan lui avait parlé.

— Qui vous a marquée ainsi ?

Craignant pour sa vie et celle de Jemmie, Madeleine hésita tout d'abord à répondre.

— Liam Williamson, le comte de Harrington, avoua-t-elle enfin.

— Si je comprends bien, il vous a fait sienne ?

— En effet.

Elle sentit soudain sa bouche se dessécher et son cœur se mit à battre plus fort dans sa poitrine. La

lame du couteau de lord Ullyot brilla tout à coup comme l'éclair et Madeleine vit le sang jaillir de son

sein.

Lord Alexander venait à son tour de la marquer de son sceau !

— Désormais, vous n'appartenez plus à Harrington. Vous êtes à moi.

Il se tourna vers son conseiller qui se tenait dans l'encadrement de la porte, et ajouta :

— Quinlan, fais-la conduire dans la chambre qui donne sur la haute cour.

— Vous voulez dire que...

— Tout de suite ! interrompit-il.

Deux gardes se précipitèrent aussitôt sur Madeleine et se saisirent d'elle, trop heureux sans doute de

poser leurs grosses mains sur une femme à demi nue.

Le maître laissa faire, estimant sans doute que ses hommes avaient droit à leur part du butin.

Les geôliers déposèrent Madeleine sur un grand lit qui occupait le centre de la pièce, puis se retirèrent.

Sans doute comptaient-ils gagner un poste d'observation d'où ils assisteraient aux ébats de leur maître

et de sa belle captive.

Quinlan, quant à lui, ne semblait pas à son aise.

— N'oublie pas que tu as affaire à une lady, Alex...

— Une lady ! reprit lord Ullyot en ricanant. La catin de Harrington, tu veux dire !

— C'est faux ! protesta Madeleine en dissimulant sa gorge nue.

Alexander la fit taire en la bâillonnant de sa main.

— Encore un mot, et vous regretterez votre impertinence, lady Randwick.

Madeleine baissa les yeux, sachant que lord Alexander était homme à mettre ses menaces à exécution.

Prise de vertige, la jeune femme sentait sous ses doigts le sang tiède s'épancher de sa blessure. Le cœur

au bord des lèvres, elle s'abandonna contre les oreillers.

Mais son angoisse ne faisait que croître. Par cette marque sur son sein, elle était plus que jamais à la

merci de son ravisseur, qui pouvait désormais disposer d'elle à sa guise.

Quel sort lord Alexander lui réservait-il ? La mort ou le viol ? Dans les deux cas, elle était perdue, car,

s'il lui rendait sa liberté, Liam Williamson ne l'épargnerait pas à son retour.

En proie à une profonde détresse, Madeleine se sentit soudain affreusement lasse de vivre dans

l'insécurité permanente, dans un univers de violence où l'incertitude du lendemain était son lot

quotidien. L'idée de la mort lui était devenue si familière qu'à tout prendre elle lui semblait maintenant

le sort le plus doux.

— Finissons-en ! s'écria-t-elle en se levant d'un bond.

Mais, à peine debout, elle sentit le sol se dérober et s'effondra aux pieds de lord Alexander.

D'abord déconcerté, celui-ci proféra un chapelet de jurons tandis que la chevelure flamboyante de sa

captive s'éployait au sol.

Tout à coup, elle lui parut si jeune, si vulnérable dans sa semi-nudité, qu'il en fut troublé. Il se pencha

vers elle et, d'un geste apaisant, caressa ses longs cheveux roux. Ceux-ci étaient doux comme de la

soie. Lady Madeleine semblait maintenant plus sereine, délivrée de la frayeur qui l'habitait un moment

plus tôt.

Lord Ullyot détourna cependant son regard de ce corps offert étendu à ses pieds. Certes, il avait

désormais tout pouvoir sur elle, mais se refusait à en user dans ces circonstances.

Il rappela ses gardes et donna l'ordre d'emmener la jeune femme dans la chambre du donjon.

— Avec le jeune page qui l'accompagne, précisa-t-il, tandis que son regard s'attardait sur le sein de

Madeleine Randwick où perlait encore une goutte de sang.

Il releva lui-même le plaid sur son épaule pour dissimuler cette gorge de nacre, puis, estimant que ses

hommes n'avaient que trop joui de ce spectacle, il leur ordonna de faire vite.

Il saisit alors une torche, puis fit signe à Quinlan de s'approcher.

— Je te charge de veiller en personne sur lady Randwick, lui dit-il. Assure-toi qu'elle soit bien traitée

et ne manque de rien.

Quelle ne fut pas la surprise de Madeleine de s'éveiller dans un grand lit, bien au chaud sous une

courtepointe en fourrure. Intriguée, elle parcourut la pièce des yeux, puis s'attarda sur un petit lit tout

proche du sien dans lequel dormait Jemmie. Elle tendit le bras et toucha l'épaule de sa petite sœur qui

s'éveilla à son tour. Dieu merci, la fillette était là, bien vivante, et à l'évidence en bonne santé. Pour

l'heure, c'était tout ce qui comptait pour elle.

Au dehors, il faisait encore nuit et, par l'étroite fenêtre, un croissant de lune éclairait la chambre d'une

lueur d'opale.

— Comme tu es blanche, Madeleine ! dit Jemmie d'une voix inquiète. Cet homme t'a fait du mal, n'est-

ce pas ?

— Sois sans crainte, ma chérie, rien de grave.

Madeleine repoussa les couvertures et montra à sa jeune sœur la marque de lord Ullyot sur sa poitrine.

— Tu vois, ce n'est rien. D'ailleurs, si lord Ullyot n'a pas jugé bon de nous supprimer hier soir, je

doute qu'il le fasse maintenant.

— Mais cette marque, Madeleine... Il va te prendre...

— Il fera de moi sa maîtresse, voilà tout, interrompit sa grande sœur.

Soucieuse de mettre un terme à cette conversation, Madeleine se leva et s'approcha de la fenêtre. Ce

qu'elle vit alors lui donna le vertige : la chambre était située au sommet du donjon, si bien que toute

tentative d'évasion semblait vaine. A l'évidence, lord Ullyot avait pris toutes les précautions en les

logeant à cette hauteur. Seule la porte était une issue possible, mais celle-ci était probablement bien

gardée.

— Il y a peut-être quand même une solution, murmura-t-elle en sortant d'une poche cousue dans son

jupon un couteau et une pièce d'or. Ce sont là nos seuls trésors, avec mon sachet de plantes

médicinales qui ne me quitte jamais.

— Crois-tu que cela suffira à réussir notre évasion ?

— Je ne sais pas, mais nous pouvons au moins envoyer un message.

— A qui?

— A mon oncle Goult. Et si nous arrivons à sortir d'ici et à voler un cheval, nous galoperons vers

l'ouest jusqu'à Annan, et...

— Non ! l'interrompit Jemmie. Nous n'avons aucune chance de réussir, Madeleine.

La jeune femme vit alors que la fillette tremblait. Jemmie avait-elle pris froid dans le cachot humide,

ou bien était-ce l'effet de la frayeur que lui inspirait leur situation ? Une situation, il est vrai, qui

ressemblait fort à une impasse...

A cette idée, Madeleine sentit son cœur s'affoler. A l'évidence, lord Alexander Ullyot n'était

décidément pas un ravisseur ordinaire. N'avait-elle pas cru entrevoir, autour de sa tête, un nimbe

d'argent gansé de noir ? Mais peut-être n'était-ce qu'une illusion ?

Sa mère, Eleanor, l'avait toujours mise en garde contre ce type d'aura. Quelques années auparavant,

Madeleine ne l'avait-elle pas surprise dans la paille de l'écurie avec un homme qui semblait lui aussi

auréolé d'argent?

En vérité, lord Ullyot lui paraissait très énigmatique. Sa personne était entourée de mystère. Madeleine

sentait qu'il cachait quelque chose d'essentiel, quelque secret encombrant sans doute.

Elle chassa ces idées de son esprit et revint à ses préoccupations. Tout d'abord, elle remit dans sa

poche le couteau et la pièce d'or, puis s'employa à réfléchir aux moyens de sortir des griffes de son

geôlier. — Nous devons absolument trouver le moyen de nous échapper, Jemmie, et nous embarquer

au plus vite pour la France.

Malgré son apparente détermination, elle parvenait à peine à dissimuler son anxiété. Dieu merci, sa

petite sœur ne pouvait lire dans ses pensées.

— Et nous ne nous séparerons jamais, n'est-ce pas ? s'enquit Jemmie d'une petite voix.

Madeleine avait trop souvent tremblé de peur dans sa vie pour ne pas déceler l'angoisse de ceux qui

l'entouraient.

— Nous resterons toujours ensemble, Jemmie, je te le promets. Mais maintenant il faut dormir encore

un peu, ma chérie. Bientôt, nous allons nous mettre en route et le chemin sera long.

L'aube commençait à farder de rose l'horizon quand lord Ullyot entra dans la chambre de lady

Randwick. S'il fut surpris de la trouver éveillée, il n'en laissa rien paraître.

— J'aimerais vous parler, milady, mais seul à seule. Mes hommes vont emmener votre page.

Jemmie s'était levée, encore engourdie de sommeil, et tentait de se tenir tant bien que mal sur ses

jambes.

— Où l'emmenez-vous ? questionna Madeleine, craignant de ne jamais la revoir.

— Dans la pièce voisine, tout simplement. On vous le ramènera dans un moment.

Madeleine posa un regard angoissé sur les deux gardes qui s'avançaient vers l'enfant. L'un d'eux, sans

doute le plus âgé, semblait bien disposé à l'égard de Jemmie, ce qui suffit à la rassurer.

— Ne crains rien, Jemmie, je ne suis pas en danger, assura-t-elle.

— Mais...

D'un signe de tête, Madeleine lui imposa le silence. En vain, car elle vit sa petite sœur relever le

menton.

— Lord Ullyot, promettez-moi de ne pas faire de mal à lady Randwick, supplia-t-elle.

Madeleine guettait avec appréhension la réaction de leur geôlier à cette requête.

— Allons, obéis, petit page, dit-il simplement en faisant signe au garde.

Madeleine fut surprise de la patience dont lord Ullyot avait fait preuve à l'égard de l'enfant. Elle en

remercia le ciel avec ferveur et suivit sa sœur du regard jusqu'à la porte.

A peine celle-ci se refermait-elle que lord Ullyot commenta :

— Vous avez là un vaillant défenseur, semble-t-il, lady Randwick. Votre réputation de catin et de

menteuse, qui s'étend d'ailleurs aux deux royaumes, ne semble pas l'effaroucher. Et je ne parle pas de

vos pratiques de magie noire.

Madeleine fit en sorte de sourire à cette attaque.

— Je suis prisonnière à Heathwater depuis plus de dix ans, lord Ullyot.

— Prisonnière, milady ? J'ai du mal à vous croire, car ceux qui ont bénéficié de vos faveurs ont

rapporté fidèlement vos prouesses... intimes.

A sa grande honte, Madeleine se sentit rougir. Pour tenter de dissimuler son embarras, elle se leva et

s'avança jusqu'à la fenêtre.

Quelle raison amenait lord Ullyot dans sa chambre de si bonne heure ? Et pourquoi tenait-il à rester

seul avec elle ?

— Combien de gens vivent à Heathwater avec votre frère, milady ?

Elle comprit aussitôt ce qu'il cherchait. En fait, le seigneur d'Ashblane n'attendait d'elle qu'un

renseignement précis qui lui permettrait d'évaluer les forces dont disposait Noël Falstone pour le

combattre.

— Un millier, dit-elle.

En fait, elle avait la preuve que Noël disposait au moins du double d'hommes.

— Un millier sans les soldats de Harrington ? insista Alexander.

A l'évidence, cette question n'était pas posée à la légère, et elle pressentait que ce n'était pas la

dernière.

— Le domaine de mon frère ne requiert pas un nombre aussi important de soldats que le vôtre, milord.

Certes, une armée plus puissante est de nature à assurer la sécurité de votre domaine, mais comporte

aussi quelques inconvénients.

— Que voulez-vous dire?

Alexander la dévisageait d'un œil intrigué. Madeleine remarqua alors que la lumière du jour naissant

soulignait sa cicatrice à la joue.

— Les soldats sont très nombreux à Ashblane, reprit-elle. Trop nombreux même, ai-je entendu dire.

Certes, le roi apprécie que de valeureux guerriers gardent les frontières du royaume contre les

invasions, mais, quand cette armée devient trop forte, Sa Majesté se tourmente pour sa couronne.

Alexander se mit à rire. C'était le rire arrogant d'un homme sûr de lui, conscient de son pouvoir.

— Si vous tenez à protéger votre frère, je vous conseille de ne pas mentir, lady Randwick. Ce n'est pas

ainsi que vous lui rendrez service.

— En supposant que je le trahisse en vous révélant l'effectif exact de ses soldats, sera-t-il promis à une

mort lente ou bien... instantanée ?

Madeleine songea soudain à son oncle Goult qu'elle aimait tant. Serait-il lui aussi pris au piège d'une

rude bataille à Heathwater? Elle en frémit.

Mais au lieu de répondre à la question qu'elle lui avait posée, lord Alexander changea de sujet.

— Votre page tient une grande place dans votre vie, me semble-t-il.

A ces mots, Madeleine se sentit défaillir. Elle s'agrippa à l'appui de la fenêtre pour ne pas tomber et

tenta de se ressaisir.

Tout ce qu'elle avait entendu dire sur la cruauté de lord Ullyot lui revint brusquement à la mémoire.

Etait-il véritablement dénué d'âme et d'honneur comme on le prétendait ? En revanche, l'homme était

habile. Avec quelle adresse il venait d'orienter la conversation vers l'être auquel elle tenait le plus.

Peut-être avait-il deviné ses liens de parenté avec Jemmie ?

— Si l'une de nos vies doit être sacrifiée, milord, je vous en supplie, prenez la mienne.

— Vraiment, lady Randwick ? Pourquoi je devrais choisir la vôtre ? Elle garda un silence prudent, ne

sachant trop ce qu'il attendait d'elle. Mais, à coup sûr, il prenait tous les moyens pour lui extorquer

l'information qu'il souhaitait. Et l'enjeu en était Jemmie !

— Revenons à ma question, milady. De combien d'hommes exactement votre frère dispose-t-il ?

— Trois mille, confessa-t-elle.

Madeleine fit état de tout ce qu'elle savait de cette garnison sans omettre le moindre détail. Elle ajouta

aux troupes de son frère les forces alliées de la région Ouest. La vie de sa sœur était trop précieuse à

ses yeux pour négliger quoi que ce fût. Restait à espérer que le pauvre Goult ait le temps d'échapper au

massacre si lord Ullyot décidait d'attaquer Heathwater.

— Je vous remercie, milady, conclut-il, l'air satisfait.

En se tournant vers son geôlier, Madeleine nota que ses yeux ne trahissaient guère plus d'émotion que

sa voix. Des yeux couleur d'ardoise, de la couleur d'un lac sous un ciel nuageux. Un regard insondable

et glacial.

Madeleine se sentit de nouveau désemparée, et par là même plus vulnérable.

— A mes yeux, la sécurité de mon clan est une priorité, lady Randwick, et je ferai tout ce qui est en

mon pouvoir pour la maintenir, souvenez-vous en. Quant à vous, milady, vous pouvez désormais vivre

avec l'espoir de retrouver sous peu votre Heathwater bien-aimé.

Elle acquiesça d'un hochement de tête, et suivit des yeux lord Ullyot tandis qu'il franchissait le seuil.

Heathwater... bien aimé ? Quelle ironie !

Elle aurait volontiers incendié elle-même cette forteresse si elle l'avait pu, en précipitant dans ce feu de

joie son frère Noël et Liam Williamson. Le souvenir de ces dix années marquées par la haine revint

soudain hanter la jeune femme qui ferma les yeux tandis que résonnaient encore dans sa tête les cris de

son mari agonisant.

Le cœur serré, elle s'avança en titubant vers un siège, luttant contre un nouveau malaise.

Oh, non! Pas ici, pas maintenant, se dit-elle en portant la main à sa poitrine. Je dois rester forte pour

Jemmie. Pour la protéger et m’enfuir avec elle...

Elle prierait avec ferveur afin que Heathwater soit mis à feu et à sang par le redoutable baron d'Ullyot,

l'ennemi héréditaire de Noël. Qu'il n'en reste qu'un tas de pierres, et que disparaissent ainsi ses plus

sombres souvenirs de jeunesse.

Lord Alexander pénétra dans la chapelle et s'avança dans la lumière des chandelles vers la dépouille de

Ian. Soulevant le tartan qui recouvrait le corps, il fit un signe de croix sur le front glacé de son

compagnon. Il prit ensuite une pincée de sel dans la soucoupe et en dispersa les grains aux quatre

coins du chœur.

— Que le diable s'éloigne de ton âme et que celle-ci monte vers les cieux en toute sérénité, murmura-t-

il.

Il glissa alors le poignard lavé du sang de l'ennemi dans la manche du défunt.

— Je jure que tu seras vengé, promit-il. Je le jure sur la Vierge Marie et le sang de notre Seigneur.

Notre Seigneur !

Alexander s'étonna d'invoquer Dieu. Depuis combien de temps ne priait-il plus ? Depuis Crécy,

Alexandrie ou Le Caire?

Il parcourut des yeux les murs de la chapelle. Le riche décor des lieux témoignait à n'en pas douter de

la piété d'Adam Armstrong. Puis son regard se fixa sur le tableau de la Sainte Famille et il fut captivé

par la chevelure de la Vierge si semblable à celle de la séduisante lady Randwick.

Troublé par cette pensée impie, Alexander se maudit d'avoir enlevé Madeleine dont il ne pouvait

chasser l'image. Mais quel Dieu, quel saint, quelle autre femme lui ferait oublier le teint de porcelaine

et les cheveux flamboyants de sa prisonnière ?

Le seigneur d'Ashblane soupira.

Qu'allait-il faire d'elle maintenant ? Le plus sage n'était-il pas de la laisser chez son ami Armstrong qui

la remettrait lui-même à Noël Falstone ? En l'emmenant à Ashblane, il prenait le risque de subir

l'assaut des troupes de Heathwater et de mettre en péril son domaine. Or, rien ne comptait plus à ses

yeux que la sécurité des gens qui vivaient sur ses terres.

— Mais aurai-je le cœur d'abandonner lady Randwick ici ? murmura-t-il.

Dans le silence du sanctuaire, il comprit soudain qu'il aurait du mal à se séparer de sa belle captive. En

outre, la rendre à son frère reviendrait à la condamner à l'enfer.

— Pourquoi diable me suis-je mis en tête de l'emmener avec moi ? murmura-t-il. Uniquement dans le

souci de la protéger?

Désemparé, Alexander tourna les yeux vers la dépouille de son ami, comme pour le prendre à témoin.

— Je crois que cette femme m'a ensorcelé, Ian. Elle a exercé sur moi ses pouvoirs magiques, j'en suis

sûr.

Il se sentit comme pris de nausée. A coup sûr, la fièvre était montée brusquement et il sentait puiser la

douleur dans son bras.

Alors, Alex serra les dents et releva la manche de sa tunique pour examiner de plus près sa blessure.

Le bras était enflé et une douleur lancinante gagnait peu à peu l'épaule. Il ne se souvenait pas avoir

jamais souffert à ce point, même pas au Caire quand un soldat ennemi avait lacéré sa joue jusqu'à la

tempe.

Il mit un genou à terre et s'inclina devant la croix tout en maintenant son bras meurtri. Après avoir dit

ses prières pour le repos de l'âme de son ami et sa propre guérison, il quitta la chapelle afin de

rejoindre ses soldats qui l'attendaient.

Mais, en traversant la cour, il sentit que la douleur qu'il ressentait s'intensifiait.

Aurait-il la force de se remettre en selle et de parcourir la distance qui le séparait des remparts

d'Ashblane si chers à son cœur ? Rien n'était moins sûr...

Chapitre 3

Ils chevauchaient en direction du nord-est depuis trois heures sous un crachin persistant. Plus de cent

chevaux faisaient trembler le sol dans un vacarme effroyable. Il y avait là de quoi décourager tout

ennemi éventuel d'affronter cette puissante armée.

Madeleine se trouvait au milieu de la colonne en compagnie de Jemmie. Sous les bannières rouge et or

du clan Ullyot qui flottaient au vent, la jeune femme frissonnait. Elle sentait peu à peu le froid

l'engourdir et se demandait combien de temps encore durerait cette équipée.

Enfin, la vallée de l'Esk s'ouvrit largement devant eux avec ses arbres au feuillage flamboyant qui

offraient un contraste saisissant avec le vert sombre de la forêt lointaine.

Jemmie semblait avoir repris des forces après une nuit de repos, et Madeleine ne ressentait presque

plus la douleur de son sein. Quinlan, qui les précédait, leur ordonna brusquement de faire halte.

Madeleine comprit qu'Alexander Ullyot s'avançait vers eux avant même de l'avoir vu. Il apparut un

instant plus tard, couvert de poussière, et la façon dont il tenait son bras blessé laissait deviner ses

souffrances.

Allait-il lui demander de le soigner?

Assurément, ses plaies méritaient un autre traitement qu'un simple remède préparé par son médecin.

En guérisseuse qu'elle était, elle se promit de veiller discrètement sur lui, mais avec une attention de

tous les instants.

Elle nota que lord Ullyot transpirait et que sa respiration était saccadée. A n'en pas douter, il souffrait

le martyre.

— Nous installerons le campement ici pour cette nuit, annonça-t-il en se redressant sur sa monture. La

forêt de Liddesdale n'est pas sûre et il serait dangereux de s'y engager avant la nuit. Aussi, mieux vaut

faire halte et repartir au petit matin.

Il leva les yeux vers le ciel obscurci par les nuages. Cherchait-il à savoir s'ils avaient le temps de

s'installer avant la pluie ?

Comme il se retournait vers elle, Madeleine croisa son regard. Elle nota que ses yeux étaient moins

vifs qu'auparavant et que son visage était creusé de profondes rides. Manifestement, l'infection gagnait

peu à peu tout son corps.

Il n'y a pas de temps à perdre, songea-t-elle. Demain matin, je ne pourrai plus rien pour lui.

— Comment vous sentez-vous ? questionna-t-il abruptement.

— Pardon?

— La marque sur votre poitrine vous fait-elle souffrir?

Ses yeux se posèrent avec insistance sur son sein comme il ajoutait:

— Je peux faire appeler mon médecin, si vous voulez.

— Non, c'est inutile. Je vous remercie.

Madeleine détourna la tête. En cet instant, elle l'aurait étranglé pour la cruauté avec laquelle il l'avait

marquée de son sceau.

Quinlan mit pied à terre et aida la captive à descendre de sa monture en lui offrant sa main.

— Je voulais vous remercier d'avoir pris soin de lui hier soir, dit Madeleine en désignant Jemmie d'un

signe de tête.

Quinlan lui avait en effet amené le petit page enveloppé dans une couverture.

Le conseiller de lord Ullyot parut s'étonner qu'on le remercie.

— C'était bien normal. Votre jeune page ne cessait de parler de vous, milady. Je l'ai trouvé très bavard

pour un enfant de cet âge.

Cette remarque fit sourire Madeleine.

Bavard comme une fille ? songea-t-elle, amusée.

— Entouré que vous êtes de soldats aussi silencieux, les nouveaux venus doivent vous paraître

loquaces, plaisanta-t-elle.

Quinlan se rembrunit brusquement.

— Alexander a donné l'ordre à ses hommes de ne pas communiquer avec vous et de garder leurs

distances. Et cela pour votre sécurité, bien sûr. Il ne songe qu'à vous protéger.

— Pourquoi?

— Parce que, depuis hier soir, vous lui appartenez. Elle nota que le regard de Quinlan se posait sur son

sein tandis qu'il ajoutait :

— Vous êtes son otage, lady Randwick. Je croyais que vous l'aviez compris.

— Et si lord Ullyot venait à mourir?

Une lueur de frayeur apparut dans les yeux du conseiller, mais celui-ci se reprit aussitôt.

— Ullyot ne mourra pas. Il est invincible. La mort n'a aucun pouvoir sur lui.

— Dieu vous entende ! murmura Madeleine en se signant.

Elle se détourna, habitée d'une étrange appréhension.

Alexander Ullyot était-il vraiment capable de la protéger de tous les dangers ? Aussi bien de Noël que

de Liam, par exemple ? Ou encore du roi Edouard d'Angleterre lui-même? Et s'il faisait d'elle sa

maîtresse, ce qu'elle ne souhaitait pas, saurait-elle gagner sa confiance afin de trouver un moyen de lui

échapper, de recouvrer sa liberté ?

Elle se sentit animée d'un nouvel espoir et fit en sorte de chasser le désarroi qui l'habitait jusqu'alors.

Certes, lord Alexander disposait d'une véritable armée, d'un pouvoir considérable et d'une autorité sans

égale. Il était incontestablement le chef du clan et la retenait en otage. Mais, la veille, après le malaise

dont elle avait été victime, il s'était montré compatissant à son égard.

Tout n'est donc pas mauvais en lui, se dit-elle.

Elle se tourna de nouveau vers Quinlan et résolut de lui parler sans détour.

— S'il refuse mes soins, votre lord sera mort à la tombée de la nuit, affirma-t-elle.

Le conseiller la foudroya du regard.

— Vous l'avez ensorcelé !

— Non. J'ai simplement le pouvoir de guérir votre maître, comme je le lui ai dit.

Aussitôt quelques hommes encerclèrent la prisonnière, épée au poing, comme pour protéger Quinlan.

Madeleine demeura de marbre et soutint crânement le regard méfiant du conseiller d'Ullyot.

— Les blessures de votre maître s'infectent, et il va mourir, insista-t-elle. Dans quelques heures,

l'infection aura gagné tout son corps. Dès lors, je ne pourrai plus rien pour le sauver.

— A mort, Randwick la sorcière ! cria l'un des soldats, tandis que les épées se levaient vers elle.

— Ecartez-vous ! ordonna Quinlan, contre toute attente.

Ils obéirent, mais la tension demeurait.

Madeleine garda le silence. Les hommes semblaient si nerveux qu'ils pouvaient à tout instant

transgresser les ordres et fondre sur elle.

Elle se sentait piégée, comme acculée contre un mur.

Alors, elle leva les yeux au ciel, espérant y trouver le secours dont elle avait tant besoin. Lentement,

elle releva sa capuche pour dissimuler sa chevelure de feu, espérant ainsi dissuader ces soudards de

mettre leur menace à exécution.

Elle surprit le regard de Quinlan, qui semblait avoir compris le sens de son geste. Madeleine se souvint

alors des chroniques d'autrefois qu'elle lisait dans son enfance chez sa grand-mère. Quinlan lui

rappelait l'un des héros de ces récits qui avait les yeux bleus, comme lui, et savait lire dans les pensées.

— Soit. Je vais vous escorter auprès de lord Ullyot, dit-il enfin, et vous allez examiner sa blessure.

Le ton était sec, et la voix monocorde.

Madeleine sentit alors Jemmie tressaillir auprès d'elle.

— Tout ira bien, Jemmie, sois sans crainte.

Sa jeune sœur la prit par la taille et lui murmura à l'oreille :

— Tu vas avoir besoin de tes instruments.

— Quels instruments ? s'enquit aussitôt Quinlan à qui rien n'échappait.

— Ma trousse de soins ! Elle est restée sur le champ de bataille quand vous m'avez emmenée.

— Notre médecin a tout ce qu'il faut.

Madeleine regretta ses baumes et ses cataplasmes qui lui auraient été fort utiles. Dieu merci, elle

gardait dans une poche secrète de son jupon quelques herbes médicinales recommandées par sa grand-

mère. Peut-être suffiraient-elles à dispenser les premiers soins au blessé ?

Et si lord Ullyot ne guérissait pas ?

Elle écarta aussitôt cette hypothèse.

Certes la vie du seigneur d'Ashblane ne tenait qu'à un fil, mais elle gardait espoir. Si Alexander

survivait à ses blessures, elle vivrait aussi. Au sein du clan Ullyot, elle se sentait en sécurité relative.

Tout au moins pour quelque temps. Et si elle parvenait à sauver son patient, elle obtiendrait de lui qu'il

fasse venir son oncle Goult d'Heathwater pour le soustraire aux cruautés de Noël.

Jemmie et Goult. Ils étaient sa seule famille et, pour assurer leur sécurité, elle était prête à faire un

pacte avec le diable !

Lord Ullyot était au plus mal quand Madeleine arriva auprès de lui en compagnie de Quinlan.

Soudain elle prit peur et surprit la même appréhension dans les yeux du conseiller.

Alexander ne les reconnut même pas. Le visage ruisselant de sueur, il délirait. Accroupi auprès de lui,

un vieil homme tenait un bol rempli de sangsues. A les voir si grosses, il ne faisait aucun doute que le

vieillard venait de saigner son patient.

Quinlan repoussa les soldats et s'approcha de son maître. Il lui prit la main et l'étreignit avec force.

— Alex?

Ce dernier parut reprendre conscience l'espace d'un instant et grimaça de douleur. Le sang coulait de

son bras, un sang épais et noir qui souillait le sol.

— Que pouvez-vous faire pour lui ? questionna Quinlan en se tournant vers Madeleine.

Un murmure parcourut les rangs des soldats rassemblés autour de leur chef tandis qu'elle

s'accroupissait auprès de lui.

Tout d'abord, elle prit une pincée de sel et en saupoudra les sangsues qui adhéraient encore à la peau

du blessé. Elles se recroquevillèrent aussitôt, puis lâchèrent prise. Le vieux médecin les ramassa en

toute hâte et les remit dans le récipient.

— Il me faut de l'eau, dit-elle, et aussi du whisky. Très fort.

Tandis qu'on lui apportait ce qu'elle avait réclamé, elle tira de la poche de son jupon un petit couteau et

une pochette contenant une poudre.

A cet instant précis, elle sentit la pointe acérée d'une épée sur sa gorge.

— Laisse-la faire, ordonna Quinlan en repoussant le soldat qui la menaçait.

Sans un regard pour celui-ci, Madeleine ouvrit la pochette contenant les herbes et la déposa auprès

d'elle. Ensuite, elle entreprit de découdre l'habit de lord Alexander sous le regard attentif de Quinlan.

— Il faut avant tout nettoyer la plaie et enrayer l'infection, expliqua-t-elle.

Madeleine savait que si on la tenait pour une sorcière, on louait aussi ses talents de guérisseuse. Ce

soir, le respect de Quinlan lui inspirait confiance et exaltait son courage à l'instant du contact avec la

chair à vif.

Tout en serrant les dents, elle exerça une pression sur la blessure infectée. Ce fut comme si elle

ressentait elle-même la douleur du patient, comme si elle la prenait à son compte. Mais, curieusement,

elle sentit tout à coup son cœur battre plus fort. Rien de tel ne s'était produit avec un autre blessé.

Jamais.

D'un geste hésitant, elle piqua la pointe de son canif dans la plaie pour en chasser définitivement les

humeurs.

Autour d'elle, les hommes dissimulaient mal leur inquiétude et commentaient ses gestes à voix basse.

Néanmoins, elle restait sourde à leurs murmures, trop attentive aux réactions de lord Ullyot et à sa

souffrance.

— Voilà ! dit-elle tout en désinfectant la lame.

Consciente des souffrances qu'endurait son patient, elle sentait la sueur perler à ses tempes. Elle le

coucha sur le côté pour mieux examiner la chair meurtrie du dos et d'autres blessures anciennes mal

cicatrisées.

Un guerrier! songea-t-elle. Mon guerrier!

Il lui sembla alors entendre les cris des combattants qui avaient porté ces coups terribles au seigneur

d'Ashblane. Et tandis qu'elle effleurait du bout des doigts toutes ces meurtrissures, elle revit les

fantômes des batailles passées. Brusquement, une bouffée de chaleur l'envahit et sa main se mit à

trembler.

Chaque chose en son temps ! se dit-elle.

Si elle avait été seule avec le patient, elle aurait fait usage de ses dons, de ce feu guérisseur qui couvait

en elle. Mais, ici, parmi tous ces soldats, en cette terre étrangère où d'autres traditions avaient cours,

mieux valait renoncer à certaines pratiques et garder pour elle ses secrets. Et cela avant tout pour

protéger Jemmie.

Son pouvoir de guérison n'en pâtirait pas, mais le feu était là, au bout de ses doigts, elle n'y pouvait

rien. Après tout, personne ne s'en rendrait compte. La magie des Cargne se manifesterait quoi qu'elle

fasse, et elle savait que, grâce à elle, la vie triompherait de la mort.

Assise sur ses talons, Madeleine prit quelques instants de repos avant de mêler ses herbes médicinales

au whisky. Comme elle présentait le récipient contenant ce mélange à lord Ullyot, Quinlan interrompit

son geste.

— Qu'est-ce que cette mixture ? gronda-t-il, l'air soupçonneux.

Pour toute réponse, elle porta le gobelet à ses lèvres et en absorba une gorgée. Elle en ressentit aussitôt

les effets. Tout se mit à tourner autour d'elle.

— Continuez ! murmura le conseiller.

Elle tendit le gobelet au patient, qui en avala le contenu avant de perdre de nouveau connaissance.

Tout autour de lui, les soldats se signèrent, comme s'ils doutaient de l'efficacité de cette mystérieuse

médecine.

A Heathwater, rares étaient les hommes qui osaient affronter le regard de Madeleine. Elle comprit qu'il

en serait de même ici. Toutefois, il y avait dans les yeux bleus de Quinlan un soupçon d'indulgence qui

la surprit.

— Votre lord vivra, lui confia-t-elle à l'oreille.

— Vous arrive-t-il de douter de vos pouvoirs, lady Randwick? questionna-t-il tandis qu'elle se

penchait de nouveau sur lord Ullyot.

Indifférente à cette question, elle prit un linge et épongea le front du blessé.

— La fièvre commence à baisser, assura-t-elle. C'est bon signe. Il ira mieux dès demain matin.

Elle enfouit ses doigts dans la chevelure cuivrée de lord Ullyot et sentit une protubérance à la hauteur

de la tempe. Sans doute une ancienne blessure ?

« Je côtoie la mort, tout comme vous. »

Le souvenir de cette phrase lui donna le frisson. Soudain elle se sentit comme enchaînée à cet homme

et retira brusquement sa main.

Un geste qui inquiéta Quinlan.

— Que se passe-t-il ? questionna le conseiller. Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Rien. Tout va bien, mentit Madeleine.

Elle referma calmement son sachet de poudre de plantes, puis nettoya son canif avec le reste de

whisky avant de ranger le tout dans la poche de son jupon de batiste. Ensuite, elle en déchira l'ourlet et

en fit deux bandages qu'elle humecta d'alcool avant de les appliquer sur la blessure.

Alexander Ullyot sursauta quand elle souleva son bras. Aussi, elle fit en sorte d'agir prestement pour

abréger ses souffrances. Pas un cri, cependant, pas un gémissement. Depuis qu'elle soignait, jamais

elle n'avait vu un patient aussi docile.

Comme il rouvrait les yeux, elle se leva afin qu'il ne la vît pas agenouillée auprès de lui.

— J'ai fini, dit-elle en se tournant vers Quinlan.

Deux heures plus tard, Madeleine fut appelée au chevet du maître d'Ashblane étendu dans la clairière

sur un grabat.

— Quinlan prétend que vous êtes sorcière, murmura Alexander, encore très faible. Mes hommes le

pensent aussi. Ils disent que vous avez jeté un sort au mal qui me rongeait.

— A en juger par l'incompétence de votre médecin, leur superstition s'explique.

Il sourit à cette réplique, mais son regard demeura glacial.

— Et, cependant, vous n'avez pas refusé mes soins, objecta Madeleine.

Le guerrier leva les yeux vers elle, des yeux où se reflétait le gris du ciel. On y lisait un soupçon

d'hostilité qui ne put échapper à la jeune femme.

— Dès que j'ai touché votre blessure, j'ai compris que vous ne pouviez pas mourir, lui confia-t-elle. Si

j'avais estimé ne pas pouvoir vous sauver, je me serais tenue à l'écart pour laisser votre médecin

achever sa pratique néfaste.

— Et si je comprends bien, vous n'auriez rien tenté pour abréger mes souffrances ?

Comme elle gardait le silence, lord Ullyot jura entre ses dents tandis qu'il changeait de position pour

être plus à son aise.

— Quinlan m'a raconté que vous fermiez les yeux tout en palpant ma blessure... Il paraît même que

vous avez imposé le silence. Haie, mon médecin, m'a confirmé que ce sont là des pratiques de

sorcière.

— Haie et vos amis n'ont rien compris, milord. Ils ne disent que des sottises.

Troublée par l'inquiétant éclat de ses yeux, Madeleine tenta de se reprendre.

— Je dois m'assurer que votre fièvre a baissé, dit-elle en lui tâtant le front.

— Je n'ai plus de fièvre.

— Et vos blessures ? En souffrez-vous encore ?

— Beaucoup moins.

— Laissez-moi les examiner.

Ullyot se raidit instinctivement. Cependant, il n'opposa aucune résistance quand elle entreprit de

défaire ses pansements. Son bras était brûlant, mais la plaie semblait en voie de cicatrisation, ce qui la

rassura quelque peu. Madeleine s'attarda un instant sur la blessure du dos, puis elle y appliqua le reste

de poudre mêlée à de l'eau.

— Ceci calmera le feu de la plaie, expliqua-t-elle.

Alexander lui saisit la main pour interrompre son geste.

— En voilà assez, lady Randwick. Je suis guéri à présent.

Leurs doigts s'entremêlèrent comme il ajoutait avec une pointe d'ironie :

— Je reconnais cependant que votre réputation de guérisseuse est amplement méritée.

Madeleine s'arracha à son emprise. La pratique de la sorcellerie des Cargne risquait fort de la mettre en

danger, une fois de plus.

— Et maintenant, je suppose que vous entendez me remercier de mes services ? questionna-t-elle

ingénument.

Lord Ullyot ne put réprimer un éclat de rire.

Alertés par sa réaction, les soldats qui l'entouraient tirèrent leur épée. Il les rassura d'un geste et se

tourna de nouveau vers la jeune femme.

— Dois-je comprendre que les hommes ont une façon... particulière de vous remercier, milady ?

L'insulte était à peine déguisée sous le ton patelin.

Madeleine soutint crânement le regard insolent de ce puissant chef de guerre. Tant d'hommes l'avaient

déjà regardée ainsi, avec ce mélange de lubricité et de mépris. Mais que le seigneur d'Ashblane, qui

n'était pas le premier venu, agisse de la sorte la décevait.

Soudain le blessé se leva et vacilla un instant sur ses jambes.

— Laissez-moi au moins arranger votre pansement, proposa-t-elle.

— Non. Ceci fera l'affaire, assura-t-il en tirant de sa poche une lanière de cuir dont il fit une écharpe

pour soutenir son bras.

Ainsi harnaché, il s'approcha d'elle, visiblement disposé à poursuivre leur conversation.

— J'ai une dette envers vous, lady Randwick, confessa-t-il, presque à regret. Et si vous avez un souhait

à exprimer, n'hésitez pas. Je ferai en sorte qu'il soit exaucé.

— Allez chercher mon oncle à Heathwater et accueillez-le dans votre donjon.

Surpris pas cette requête, Ullyot parut un instant désarçonné.

— Pourquoi?

— Parce que Noël... le maltraite, avoua-t-elle, non sans réticence.

— Et cela vous inquiète ?

— Oui.

Il s'approcha un peu plus et murmura en la fixant de ses yeux gris aux reflets d'argent :

— Savez-vous comment on vous appelle à la cour d'Ecosse, lady Randwick?

Comme elle demeurait résolument muette, il acheva dans un souffle :

— La Veuve Noire ! La Veuve Noire.

Madeleine sentit le sol se dérober sous ses pieds.

— Voyez-vous, milady, la rumeur prétend que tout homme qui s'éprend de la châtelaine d'Heathwater

met non seulement son cœur en péril, mais aussi sa vie. Lucien Randwick avait dix-huit ans quand

vous l'avez épousé, et à peine vingt-six quand il est mort. Et l'année dernière, un peu avant Noël,

quand on a découvert le corps d'un baron anglais à cinq miles de votre château, votre nom a été

retrouvé dans son journal. Le malheureux vous nommait « son amante ».

Comme elle gardait le silence, il ajouta :

— Voilà qui vous accuse gravement, lady Randwick. Toutefois, je ne comprends pas bien votre

indulgence à mon égard. Il vous était si facile de me laisser mourir.

— En effet, confirma-t-elle tout en dominant son émoi comme elle avait appris à le faire au cours des

années passées au contact de son frère.

Elle se dit qu'après tout Alexander Ullyot pouvait penser d'elle ce qu'il voulait. Il n'était pas le premier

à la considérer comme une meurtrière. Cependant, cette accusation dut la blesser plus qu'elle ne le

pensait car elle sentit soudain des larmes sourdre sous ses paupières. Elle parvint à les retenir. Elle fit

même l'effort de lui sourire.

Juste ciel! songea Alexander, brusquement pris d'un doute. Peut-être n'a-t-elle pas tué Lucien ?

Il éprouva un curieux mélange de fureur et de soulagement. Il aurait voulu haïr lady Randwick, tout

comme il haïssait son frère Noël, mais il n'en avait pas la force. Et cela le rendait plus furieux encore.

— C'était Noël, n'est-ce pas ? questionna-t-il.

— Pardon?

— C'est Noël qui les a tués ? insista lord Ullyot en haussant le ton. Il a tué Lucien et les autres. Je

comprends tout maintenant. Il s'est servi de vous pour se disculper.

Madeleine se sentit défaillir. Le souvenir de ce poignard fiché dans la gorge de Lucien était encore si

présent dans sa mémoire... Comment oublier l'expression de son regard tandis qu'il s'effondrait sous

ses yeux, le teint cireux, les joues ombrées d'une barbe hirsute ? Elle se souvint d'avoir repoussé les

mains agrippées à ses jupes, puis d'être restée là, immobile, attendant qu'il rende son dernier soupir.

Lucien Randwick..., songea-t-elle. Ce jeune homme aux longs cheveux blonds et au sourire rayonnant,

fils chéri du comte de Dromorne. Mort à vingt-six ans à peine !

— Non. J'ai tué Lucien de mes propres mains, confessa-t-elle du bout des lèvres.

— Mais pas les autres ?

— Non.

Alexander perçut dans le ton de lady Randwick une grande âpreté, et dans ses yeux une ineffable lueur

de désarroi. Pourtant, elle semblait habile à tout dissimuler. Jusqu'à son pouvoir de guérir. Depuis

qu'elle avait posé les mains sur lui, il ressentait d'étranges fourmillements sur la peau.

La magie, et maintenant le meurtre ! Le meurtre confessé dans un souffle. Cet aveu le tourmentait.

— Randwick était mon ami, murmura-t-il.

— Lucien?

— Non. Malcolm, son père. Il s'est donné la mort l'année dernière.

Alexander nota que sa prisonnière froissait nerveusement l'ourlet de sa cotte.

— Malcolm Randwick ! reprit-elle en haussant les sourcils. J'ignorais qu'il était mort. Je me souviens

qu'un jour il m'a offert un bouquet de perce-neige, et aussi un pendentif d'or. Et cela à l'insu de

Lucien...

Madeleine s'interrompit un instant, puis ajouta en esquissant un sourire :

— C'était un homme d'une infinie bonté. Un authentique gentilhomme.

— Contrairement à son fils ?

La question la désarçonna de sorte qu'elle n'eut pas la force de répondre. Elle se borna à hocher la tête,

troublée par le regard étonnamment indulgent d'Alexander.

Il avait compris son geste !

Pour la première fois, la honte qui la rongeait sans relâche s'estompa, et l'influence de son frère dans

cette affaire de meurtre lui parut évidente. Assurément Noël était le principal responsable de la mort de

Lucien.

Ce n'est pas ma faute. Pas entièrement ma faute! se dit-elle.

Alexander baissa les yeux et demeura silencieux. Est-ce que ce bâtard de Randwick frappait sa

femme? Telle était la question qu'il se posait en cet instant. Il parcourut des yeux le visage si pur de

Madeleine et s'attarda sur la naissance de sa gorge d'un blanc de lait. Et, tandis que la nuit les

enveloppait, il se sentait uni à cette femme par un secret. Un lien fragile, certes, mais un lien tout de

même.

— Vous avez été fiancée à Randwick dès votre adolescence, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Sous les auspices du roi Edouard ?

— En effet.

— L'épouse de Malcolm Randwick était... la cousine d'Edouard, reprit lord Alexander non sans

hésitation. Le saviez-vous ? En tout cas, le roi connaissait l'état de Lucien.

Son état?

Soudain tout s'éclaircit dans la tête de Madeleine.

Lucien avait toujours été fou. Son frère Noël le prétendait, de même que leur père. Et, à l'évidence,

Alexander Ullyot le savait.

— Je vois, murmura-t-elle.

Madeleine se souvint de la somme considérable que son frère avait reçue pour l'avoir donnée en

mariage à Lucien Randwick. Son bonheur avait été sacrifié au profit de l'intérêt. Il en avait toujours été

ainsi. Si Noël l'avait désignée comme meurtrière pour la retenir prisonnière à Heathwater et jouir ainsi

de son douaire, cela arrangeait la famille royale d'Angleterre. Si la tare de Lucien était passée sous

silence, dès lors Madeleine portait toute la responsabilité de ce crime. Dieu sait que son frère avait

bien manigancé cette affaire. Comme il avait su l'isoler dans son château et remplacer constamment les

servantes dévouées à ses soins ! En outre, la mettre à l'écart n'avait fait qu'alimenter les rumeurs sur

ses dangereuses pratiques de sorcellerie et tout ce qui en découlait.

Tout s'éclairait maintenant aux yeux de Madeleine.

La Veuve Noire !

Parfois, elle entendait ce nom résonner dans le grand hall de Heathwater au cours des fêtes, des nuits

de beuveries organisées par son frère Noël.

— Permettez-moi de me retirer, maintenant, murmura-t-elle.

Elle ne souhaitait pas prolonger ce tête-à-tête avec lord Alexander, craignant que son regard si

compatissant ne finisse par changer d'expression.

Frissonnant dans la fraîcheur de la nuit, elle resserra son vêtement sur sa poitrine.

Mais, alors qu'elle allait prendre congé de lui, lord Ullyot la retint par la main. Elle en ressentit comme

une oppression.

— Rassurez-vous, lady Randwick. Pour ne rien vous cacher, je vous informe que j'ai déjà tué une

bonne centaine d'hommes dans les batailles, et quantité d'autres en temps de paix. Et, malgré cela, je

suis encore en vie, comme vous pouvez vous en rendre compte.

Madeleine sourit à cet aveu destiné à la consoler.

— Merci de cette précision, murmura-t-elle tandis qu'il s'éloignait sous les arbres.

Adossée à un chêne, elle le vit disparaître dans la nuit.

Lord Ullyot lui paraissait très indépendant et ne semblait jamais douter de ses pouvoirs. Il traversait la

vie la conscience tranquille, aussi fort et confiant en temps de paix que face à ses ennemis. Mais, de

façon étrange, quand il s'éloignait d'elle, elle ressentait cruellement son absence.

Tandis qu'elle méditait sur ce singulier personnage, une voix suave interrompit ses pensées.

— Je suis chargé de vous reconduire auprès de votre page, lady Randwick. Mon nom est Brian le

Grand, et je suis le cousin de lord Ullyot.

L'homme lui tendit une flasque de whisky placée dans un étui orné de coquillages en ajoutant :

— Alex m'a prié de vous remettre ceci. C'est un médicament, m'a-t-il dit. Quant au flacon, il a été

décoré par Gillion.

— Qui est Gillion?

— Le fils de lord Alexander, milady.

Elle pâlit brusquement. Lord Ullyot était donc marié et sa femme vivait probablement à Ashblane.

Relevant la tête, elle fit l'effort de sourire à Brian pour cacher son embarras.

Si l'épouse d'Alexander résidait effectivement au château, cela changeait tout. Sa présence deviendrait

vite indésirable.

Elle serra si fort la flasque au creux de sa paume qu'un coquillage tranchant la blessa.

A la vue du sang, Brian détourna les yeux et se signa.

Elle n'en fut pas surprise. Tous ceux qui étaient au chevet de lord Alexander pendant qu'elle le soignait

se signaient fréquemment.

— Vous vous êtes fait mal, murmura-t-il. J'en suis navré, vraiment.

Madeleine lui sourit. Elle aurait aimé l'avoir pour ami. La douceur de sa voix lui rappelait celle d'un

ami d'enfance. Les années les plus heureuses de sa vie. Le temps où elle riait encore.

Mais voilà que pour elle l'avenir s'annonçait plus incertain que jamais. Si lord Ullyot la renvoyait de

chez lui, elle ne trouverait refuge nulle part.

Oppressée soudain, elle porta la main à son sein.

Qu'allait-elle devenir?

Jamais elle ne retournerait à Heathwater, pas plus qu'elle ne pourrait demeurer très longtemps à

Ashblane. Se prostituer pour assurer sa sécurité était une chose, mais le faire en présence de la femme

et de l'enfant de lord Alexander en était une autre.

Elle avait un temps espéré que, reconnaissant pour ses soins, le seigneur des lieux lui témoignerait sa

gratitude en lui accordant asile et protection jusqu'à ce qu'elle puisse reprendre sa liberté. Avec

Jemmie, bien sûr. Mais, à présent, ses espoirs fondaient comme neige au soleil.

Trouver un passage sûr pour fuir avec sa sœur s'annonçait bien difficile. Surtout en terre inconnue, et

avec le risque d'avoir deux cents soldats lourdement armés à leurs trousses.

Et Alexander Ullyot à leur tête !

Elle songea de nouveau à la conversation qu'ils avaient eue...

Lord Ullyot userait-il du secret qui pesait sur la mort de Lucien Randwick comme Noël en avait usé ?

S'en servirait-il pour la soumettre à sa loi ? Estimait-il que c'était là une faute impardonnable?

Meurtre, ou légitime défense ?

Sorcellerie, ou guérison ?

Ullyot la bannirait-il de la cour d'Edouard, roi d'Angleterre, ou de celle de David, roi d'Ecosse, pour

l'envoyer devant ses juges ?

Madeleine sentit son souffle s'accélérer tandis que lui revenaient à la mémoire les rumeurs qui

plaçaient lord Alexander dans le camp du roi David.

Pour la première fois, elle regretta de ne pas avoir écouté plus attentivement les conversations de Noël

avec son amant, Liam Williamson. Elle pria afin que l'escorte de lord Ullyot reprenne au petit matin la

direction du nord-ouest, et que les soins donnés à ce puissant seigneur la préservent de tous les périls.

Comment ne pas s'interroger quant au réconfort qu'Alexander lui avait témoigné ? Etait-il sincère ?

Rien hélas n'était moins certain...

Chapitre 4

Madeleine aperçut au loin le donjon des Ullyot. Il lui parut aussi lugubre que Terence le lui avait

décrit. Et même plus encore, puisque ses murs hauts de cent pieds au moins n'étaient percés que de très

rares meurtrières.

A son côté, Jemmie semblait tout aussi impressionnée par cette sinistre forteresse. Certes, Madeleine

ne s'attendait pas à un palais, mais tout de même... Pareille architecture était vraiment singulière et ne

s'apparentait à aucun style connu. En tout cas, un tel édifice semblait fait pour résister à tous les

assauts et traverser les siècles.

Ashblane !

C'était là le butin conquis par le clan Ullyot. Un hommage à sa loyauté à Robert Bruce après la guerre

d'indépendance de l'Ecosse contre l'Anglais honni. Pas de basse cour pour protéger l'édifice, pas de

donjon de bois, seulement la pierre écossaise la plus dure.

Imprenable !

Le son des cornemuses résonnait dans la vallée, et tandis que les lourdes portes s'ouvraient, une

clameur immense s'éleva. Aussitôt les occupants d'Ashblane se précipitèrent vers les arrivants,

cherchant un visage familier dans cette cohorte de soldats casqués et bardés de fer. Mais,

curieusement, personne ne vint vers lord Ullyot, ce qui étonna Madeleine. Au contraire, tous

semblaient s'écarter devant le seigneur des lieux tandis que celui-ci franchissait le pont-levis donnant

accès à la cour intérieure.

Madeleine et Jemmie le franchirent à leur tour, indifférentes à la curiosité qu'elles éveillaient chez tous

ces gens. Peut-être ne leur inspiraient-elles que de la méfiance, voire du mépris?

Il est vrai que Madeleine Randwick était la sœur de Noël Falstone, leur plus redoutable ennemi.

Elle se redressa cependant sur sa selle et fit en sorte de surmonter l'inquiétude qui s'emparait d'elle

tandis que montaient les lamentations de la foule suivant le chariot des morts recouvert d'un linceul

aux couleurs du clan.

— Descendez de cheval et suivez-moi, milady, lui conseilla Quinlan qui l'avait rejointe.

Madeleine obéit sans plus attendre, et ressentit en mettant pied à terre les douleurs causées par une

trop longue chevauchée. Puis elle tendit les bras à Jemmie et l'aida à descendre de sa monture.

A l'intérieur de la forteresse, le grand hall était tout aussi austère que les murs d'enceinte. Pas une

tapisserie pour égayer la pierre grise, pas de broderies sur les sièges, pas le moindre bouquet. Pas de

bannières non plus, contrairement à celles qui ornaient les autres demeures seigneuriales. Pas le

moindre élément de décor, à l'exception d'une tête de cerf au-dessus de la cheminée. Dérisoire trophée

de chasse, si vétusté qu'une partie des bois étaient tombés en poussière.

Alexander Ullyot se tenait debout devant le feu et offrait ses mains à la chaleur des flammes. Il

s'entretenait à voix basse avec un homme que Madeleine n'avait jamais vu.

Lord Alex ne portait plus l'écharpe qui soutenait son bras blessé et tenait celui-ci dans une position

incommode. Il semblait soucieux, et, comme un chien s'approchait de lui, il le repoussa du pied en

jurant.

Glacée par l'atmosphère austère des lieux, Madeleine se demanda si les autres pièces du château

étaient aussi dépouillées que le grand hall.

Comme il était tard, la jeune femme se posa de nouveau la question qui la hantait depuis que lord

Ullyot l'avait marquée au sein. L'obligerait-il dès ce soir à partager sa couche ? La prendrait-il sans

autre cérémonie ? Il lui semblait plutôt du genre impatient, et sans doute plus encore avec les femmes

qu'avec ses soldats. Chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes dénotait une virilité sans fard, et

Madeleine en conclut que c'était tout simplement un homme dans toute sa rudesse.

Elle promena alors son regard sur les gens rassemblés dans le hall. Mais, dans cette foule, comment

repérer la femme et le fils du maître des lieux ?

La révélation de l'existence d'une famille Ullyot avait occupé son esprit tout au long du chemin.

— On va vous apporter de l'eau et de quoi manger, lui dit lord Alexander Ullyot après avoir congédié

son interlocuteur.

— N'est-il pas d'usage à Ashblane de servir les repas dans le grand hall ? questionna-t-elle dans

l'espoir de retarder le moment où elle se retrouverait seule avec lui.

— Si, bien sûr, mais, ce soir, il me semble plus important de veiller nos morts avant de les enterrer,

lady Randwick.

Le ton de lord Alex était maussade, et, à l'évidence, il ne cherchait pas à cacher son chagrin d'avoir

perdu tant de soldats et surtout son ami le plus proche.

Par pudeur, la jeune femme détourna la tête.

— Ian.

Elle murmura ce nom malgré elle. C'était celui qu'elle avait entendu sur le champ de bataille, non loin

d'Heathwater.

— Que dites-vous ?

Alexander fit alors un pas vers la jeune femme et celle-ci sentit ses jambes fléchir.

— Ian. Votre ami. Je l'ai vu tomber, expliqua-t-elle.

— Dieu !

Les yeux de lord Ullyot lancèrent des éclairs alors qu'il ajoutait :

— On m'a rapporté que vous preniez plaisir à assister au massacre. Comme s'il s'agissait d'un jeu.

Le ton n'était pas agressif, mais l'expression de son visage était si sévère que Madeleine en frémit.

— J'en déduis que vous prêtez une oreille attentive à tous les ragots qui courent sur les femmes de ma

lignée, milord. Mais après tout, qui vous le reprocherait?

Madeleine avait accompagné cette réplique d'un sourire perfide. Elle devait se rendre à l'évidence :

comme tous les autres seigneurs de la région, anglais ou écossais, Ullyot n'avait jamais douté de la

fâcheuse réputation de la famille dont elle était issue.

Mais que pouvait-elle y changer?

Elle n'avait pas encore résolu ce problème quand un autre souci vint se greffer sur celui-là : la marque

qu'elle portait au sein indiquait qu'elle appartenait à lord Alexander. En conséquence, tout comme à

Heathwater, elle devrait se protéger des abus éventuels du seigneur des lieux et de ceux de sa

soldatesque.

De toute façon, elle ne risquait pas grand-chose. Les hommes convoitaient de préférence les femmes

dociles et vulnérables. Or, sa réputation de sorcière la mettait à l'abri de telles convoitises. Même un

puissant seigneur tel que lord Alexander Ullyot, sensible à la superstition, hésiterait sans doute à

l'approcher.

Craignant d'être châtiée pour son impudence, Madeleine fit un pas en arrière. Jemmie, qui se tenait

auprès d'elle, prit peur elle aussi. La petite supplia sa sœur aînée du regard, sachant toutefois que celle-

ci ne pourrait la défendre si lord Ullyot se montrait brutal.

— Avez-vous peur de la mort, lady Randwick ? s'enquit lord Ullyot avec un rien d'ironie.

— Pardon?

— Que cachez-vous là?

Il saisit prestement le poignard qu'elle dissimulait dans sa ceinture et le jeta à terre d'un geste rageur.

— Pour une sorcière, vous me paraissez étonnamment naïve, milady. Vous me prenez pour un idiot ?

Gare à vous. Si vous me menacez d'une arme en présence de mes soldats, vous serez passée par le fer

sans autre forme de procès.

Contre toute attente, il tendit alors la main vers elle et la glissa sous le plaid pour caresser son sein d'un

geste possessif.

— Sorcière ou non, avouez qu'il serait dommage de nous priver de vos appas.

Madeleine se déroba brusquement comme si le contact de cette main rugueuse l'avait souillée. Il était

capable de la tuer d'une simple gifle si elle le défiait.

Elle savait combien il était cruel, et gardait en mémoire les innombrables récits de ses brutalités.

Et cependant, elle ne pouvait résister au plaisir de le provoquer.

— Je doute que votre épouse apprécie votre geste, milord, murmura-t-elle tout en remontant le plaid

sur son épaule.

— Croyez-vous que le droit de choisir une femme à mon goût me soit refusé en qualité de maître des

lieux ?

La question était sans équivoque. Madeleine en comprit tout le sens et en rougit.

— Forcer une femme ne serait pas à votre honneur, lord Alexander, répliqua-t-elle en soutenant son

regard. Toutes les femmes respectables vous le diront. Demandez à la vôtre, et vous verrez !

Pour la première fois, l'expression de lord Ullyot parut se radoucir quelque peu.

— Toute sorcière que vous êtes, lire dans les pensées d'autrui n'est pas votre spécialité, lady

Randwick.

Puis il s'adressa à Quinlan en gaélique, ramassa le poignard resté à terre et disparut.

Madeleine avisa alors un groupe de femmes à l'entrée des cuisines. Elles suivaient Alexander des

yeux. Il ne daigna même pas leur accorder un regard alors qu'elles semblaient fascinées par son

apparition.

Madeleine serra Jemmie tout contre elle en se demandant quel allait être leur sort. Où passeraient-elles

la nuit ? Leur donnerait-on à manger comme promis ? Comment seraient-elles traitées par le maître

des lieux ? Autant de questions qui la tourmentaient.

Son estomac criait famine car elle n'avait presque rien pris depuis deux jours.

Tandis qu'elle s'interrogeait ainsi, un petit garçon d'environ cinq ans surgit d'un couloir à vive allure,

traînant un balai derrière lui.

— Attends un peu, petit diable ! lui cria une servante en essayant de le saisir par le bras.

L'enfant disparut dans la foule dans un éclat de rire, laissant la soubrette désemparée.

A le voir si vif et si espiègle, Madeleine se dit qu'il s'agissait sans doute du fils d'Alexander Ullyot.

Elle l'avait à peine aperçu, tant il courait vite, mais deux détails avaient retenu son attention : il avait

les yeux de son père et la même couleur de cheveux. Quant à sa façon de désobéir aux servantes, sa

rébellion face à toute autorité, il y avait là un trait de caractère qui rappelait étrangement le maître des

lieux.

— Mais qu'a donc fait cet enfant? questionna-t-elle.

— Il nous a volé des petits pains préparés pour la veillée funèbre, répondit une servante, l'air

courroucé.

En l'observant plus attentivement, Madeleine nota qu'elle était très jeune, en dépit de quelques rides à

peine perceptibles au coin des yeux.

Pour provoquer la servante, le petit garçon revint tout en grignotant ostensiblement son dernier petit

pain.

Si la nature lui avait refusé d'être mère, Madeleine avait déjà côtoyé des enfants. Et il ne lui avait pas

échappé que la plupart d'entre eux, même pris la main dans le sac, niaient les fautes dont on les

accusait. Elle en avait été témoin plusieurs fois. A l'inverse, certains garnements argumentaient,

prétendant qu'ils ne pouvaient être tenus pour responsables des méfaits qu'on leur reprochait. Mais le

fils d'Alexander agissait tout autrement. Il achevait de déguster le produit de son larcin sous les yeux

de la servante en lui décochant un regard insolent.

— Pourquoi as-tu volé ces petits pains, mon garçon ? lui demanda Madeleine d'un ton très doux.

— Parce qu'en plus d'être sourd comme un pot, il est à moitié idiot, répondit la jeune fille avec

humeur.

Le garçonnet avait suivi avec attention le mouvement des lèvres de la domestique. Elle avait à peine

terminé sa phrase qu'il s'enfuit à toutes jambes vers l'escalier dont il gravit les marches avec une

légèreté surprenante.

En levant les yeux vers Quinlan, Madeleine nota que le conseiller s'était bien gardé de se mêler de

cette affaire. A l'évidence, il connaissait bien l'enfant, mais n'avait fait aucun commentaire sur son

attitude.

Il fit signe à Madeleine et à Jemmie en les priant de le suivre tandis qu'il montait les premières

marches.

— Je suis chargé de vous montrer votre chambre, lady Randwick, précisa-t-il sans un regard pour elle.

Madeleine ressentit son indifférence comme un mauvais présage. Alors, elle chercha du bout des

doigts la croix d'or dissimulée sous le plaid qui lui servait de vêtement et pria en silence.

La semaine précédente, Noël l'avait durement tancée, lui reprochant de croire au pouvoir de cette

breloque et d'être prisonnière des superstitions de leur enfance.

A en juger par le silence de Quinlan, tout, ici, paraissait aussi formel qu'à Heathwater où tout faux pas

était interdit. On y bannissait l'imprévu, la spontanéité. C'était l'école de la modération et de la réserve,

et il n'était pas de bon ton de déroger à ces principes.

« Gardez vos distances, et faites en sorte de sauver les apparences en toutes circonstances. Le reste

importe peu ! »

Telles étaient les paroles d'Eleanor que Madeleine ne pouvait oublier. Ces mots résonnaient dans sa

tête comme un mantra, tandis qu'elle entrait à la suite du conseiller de lord Ullyot dans une pièce du

donjon.

Dieu soit loué. Il y a au moins une fenêtre ! songea-t-elle.

— Voici votre chambre, milady, déclara Quinlan d'un ton solennel. Votre page sera logé dans la pièce

voisine jusqu'à ce que nous lui trouvions un emploi au château. Une servante vous apportera votre

souper dès qu'il sera prêt.

— Je vous remercie.

Sa voix tremblait quelque peu, de sorte qu'elle n'osa même pas poser la question qui lui brûlait la

langue : Alexander viendrait-il la rejoindre ?

Une fois de plus, Quinlan prit soin d'anticiper toute question éventuelle.

— L'enterrement des soldats tiendra notre lord occupé pour les jours qui viennent. Ainsi, il ne viendra

pas vous importuner ce soir.

Elle croisa alors son regard bleu et crut y déceler un soupçon de compassion.

Le conseiller avait toutes les apparences d'un homme estimable. S'interrogeait-il sur les raisons de son

emprisonnement? Peut-être qu'avec un peu d'habileté, elle parviendrait à le persuader de la laisser

s'enfuir, et même d'organiser son évasion et celle de Jemmie ? Mais oserait-elle seulement aborder

cette question avec lui ?

Elle décida de tenter de l'apprivoiser.

— Je suis une dame de haut lignage, lui rappela-t-elle tout d'abord. Que votre maître ne l'oublie pas.

Pour la première fois de sa vie, elle fit un effort pour verser une larme, à l'imitation de ces jeunes

femmes qui avaient le don de pleurer sur commande.

— Et en qualité de gentilhomme, votre seigneur n'a pas le droit de me retenir prisonnière contre mon

gré dans cette chambre sordide.

Elle affecta un air contrit en ajoutant:

— Si vous pouviez m'aider à ...

Mais elle n'osa aller plus loin.

— Une dame ne porte pas la marque de son amant sur son sein, souligna-t-il. En outre, elle ne se

délecte pas du spectacle de soldats qui s'entretuent sur un champ de bataille. Apprenez que notre lord

exige l'obéissance de tous et gardez-vous de soudoyer ceux qui le servent. La trahison pèse lourd dans

une vie, Madeleine Randwick. Un seul faux pas, et vous irez rejoindre en terre les hommes tués au

combat. A la moindre erreur, vous dormirez pour l'éternité dans la terre glacée d'Ashblane !

Sans attendre de réponse, Quinlan fit signe au petit page de le suivre. Il referma la porte à double tour,

signifiant ainsi à Madeleine qu'elle était effectivement la prisonnière de lord Ullyot.

Le soleil couchant tentait une percée au travers des nuages d'octobre. Madeleine se tourna vers l'étroite

fenêtre tandis qu'une lumière ambrée pénétrait dans la chambre. Au-delà, le monde lui semblait irréel

et lointain. Elle distinguait vaguement un lac et une succession de collines. Les Cheviot sans doute ?

Juste au-dessous d'elle, au pied du donjon, un moine marchait à pas pressés. Sa robe de bure et sa

ceinture de corde volaient au vent.

Madeleine prêta l'oreille et perçut le son lointain des cornemuses. Sans doute un ultime hommage aux

morts porté par la tempête qui se levait sur les Basses-Terres d'Ecosse.

Ce soir, elle avait peur et se sentait abandonnée. Elle enfouit sa main dans la poche de son jupon et

sentit sous ses doigts les restes de feuilles séchées. La camomille, la marjolaine, la feuille du

citronnier. Tout cela lui rappela qu'elle appartenait à ce monde, qu'elle existait, qu'elle était vivante.

Les visages les plus familiers se pressaient dans sa mémoire : Jemmie, l'oncle Goult, sa mère et sa

grand-mère. .. Les yeux clos, elle entendit Eleanor et Joséphine l'appeler comme les femmes de

Cargne interpellaient leurs ancêtres depuis des siècles.

Madeleine sourit tristement et porta la main à sa poitrine, tandis qu'au dehors les pas des soldats

s'éloignaient.

La tradition de sorcellerie qui la reliait aux siens était toujours là, bien présente en son cœur.

Dans le silence revenu, elle traversa la chambre et colla l'oreille à la cloison à colombages qui la

séparait de Jemmie. Elle frappa deux petits coups, auxquels sa sœur répondit aussitôt. Deux coups si

tout allait bien. Trois s'il y avait du danger. Les codes d'Heathwater étaient diablement enracinés dans

leur mémoire, tant elles avaient appris à se protéger.

Quand se sentirait-elle enfin en sécurité ? Quand dormirait-elle paisiblement sans que ses nuits soient

peuplées d'épouvantables cauchemars ? Jemmie quitterait-elle un jour ses habits de garçon pour

prendre sa place de femme dans un monde plus sûr? Avec son puissant seigneur et ses hauts murs,

Ashblane était une prison au même titre qu'Heathwater. Dans cette région frontalière perdue dans les

brumes, tout ce qu'elle, Madeleine, avait essayé d'accomplir semblait voué à l'échec.

— La Veuve Noire !

Elle murmura ces mots épouvantables dans le silence de la chambre. A vingt-cinq ans, elle était

désormais aussi célèbre que sa mère... et tout aussi prisonnière de sa funeste réputation.

Chapitre 5

Le lendemain matin, Madeleine fut conduite dans le grand hall. A son entrée les conversations se

firent plus discrètes avant de cesser tout à fait. Comme elle se mêlait à la foule des villageois et des

soldats, elle croisa le regard d'Alexander Ullyot. Le seigneur d'Ashblane lui parut fatigué. Sous la

barbe naissante, son visage aux traits tirés laissait supposer qu'il n'avait guère dormi de la nuit. Peut-

être ne s'était-il même pas couché en raison de la veillée funèbre. Ses cheveux en désordre, ses

vêtements froissés ajoutaient à son aspect de guerrier usé par les combats.

— Installez-vous ici, lady Randwick, lui dit une servante. Je vais vous apporter votre déjeuner.

Elle lui indiqua une chaise dans un coin de la pièce, et Madeleine fut ravie de trouver là un endroit

plus calme.

Curieusement, la servante s'éloigna à pas pressés vers les cuisines en se signant à plusieurs reprises.

Comme elle parcourait l'assistance du regard, Madeleine aperçut un homme à l'air menaçant qui

brandissait un couteau. Soudain, il fit mine de se trancher la gorge comme pour simuler un assassinat.

Choquée par cette scène, elle porta la main à son cœur pour calmer son émoi. Il y avait tant de haine

dans le regard de cet inconnu qu'elle en eut le frisson. Elle n'avait jamais rien vu de pareil, pas même à

Heathwater où la violence était pourtant monnaie courante.

Feignant de n'avoir rien remarqué, Madeleine se redressa sur sa chaise, puis croisa les mains sur son

giron.

Cet épisode lui rappelait les soirées à Heathwater au cours desquelles Noël et Liam Williamson

buvaient jusqu'à en perdre la raison. Combien de fois avait-elle pris peur devant son mari en pleine

crise de folie, prêt à tuer tout son entourage ! De ce fait, elle avait appris à se faire discrète pour ne pas

s'attirer d'ennuis. Mais ici, à Ashblane, nul ne la menaçait personnellement ou ne lui assénait des

torrents d'injures chaque fois qu'elle quittait sa chambre.

Sa chambre !

Son havre de paix...

Une pièce sombre dans la tour ouest du château d'Heath-water. Une prison aux fenêtres masquées de

draps noirs pour repousser les vampires nés des légendes ancestrales. En vérité, elle ne détestait pas ce

refuge, où elle pouvait s'isoler d'un entourage hostile, d'un monde qu'elle ne comprenait plus, et dont

les bruits lui parvenaient en écho, assourdis par la distance et les tentures.

Son regard fut soudain attiré par un mouvement à la longue table au centre de laquelle trônait

Alexander Ullyot. Ce dernier faisait signe à une jeune femme blonde de s'approcher. C'était une

ravissante créature moulée dans une longue cotte hardie d'un bleu vif. Son teint hâlé semblait indiquer

qu'elle vivait au grand air.

Elle échangea quelques mots avec le maître des lieux, puis Madeleine la vit s'avancer vers elle.

— Puis-je m'asseoir auprès de vous, lady Randwick ? Mon oncle m'a prié de vous tenir compagnie.

Elle ajouta en haussant les épaules :

— Il tient absolument à ce que je sois polie avec les nouveaux venus.

— Je n'en demandais pas tant, rétorqua Madeleine, quelque peu froissée. Dites à votre oncle que je me

moque de ses politesses, et qu'il n'a envers moi aucun devoir de courtoisie.

Malgré cela, la nièce de lord Ullyot prit place auprès d'elle et lui décocha le sourire le plus avenant.

— Je m'appelle Katherine, dit-elle. Ma mère était la sœur de la première femme de lord Alexander.

— Sa première femme ? Est-ce à dire que votre oncle a été marié plusieurs fois ?

— Oh, non ! Une seule fois, repartit la jeune fille en riant. Hélas, son épouse est morte à la naissance

de leur fils, Gillion, que vous avez vu hier soir.

— Donc... lord Ullyot est... célibataire? conclut Madeleine avec un soulagement à peine dissimulé.

— Disons qu'il est veuf. Alice Ullyot a rendu son âme à Dieu voici cinq ans. Elle est morte dans la

chambre que vous occupez. Oh, ne craignez rien, son fantôme ne s'est jamais manifesté.

Katherine ajouta en la fixant intensément du regard :

— Mais je sais que vous n'avez peur de rien, lady Randwick. Je vous ai longuement observée. Tous

ces gens ne comprennent rien à votre magie, voyez-vous.

— Ma magie ? reprit Madeleine, interloquée.

— Je parle de votre façon de guérir... avec vos mains.

— Il ne s'agit pas de magie, mais de médecine. De magnétisme, en fait.

— Vous avez de la chance. Votre art fait de vous une femme indépendante.

Lady Randwick fronça les sourcils, intriguée par le tour que prenait leur conversation.

— Je gage que vous n'avez pas de mari, reprit la nièce d'Alexander, et, à mon sens, vous n'en avez nul

besoin. Ah, j'aimerais tant pouvoir me passer des hommes moi aussi.

— Une femme sans hommes? C'est donc ainsi que vous me voyez ?

— J'ai surpris une conversation entre mon oncle et Quinlan. Ils parlaient de vous, justement. Lord

Ullyot prétend que vous êtes sorcière.

— Et vous l'avez cru ?

— En tout cas, Quinlan en est convaincu, de même que Dougal et tous les soldats qui vous ont vu

soigner oncle Alexander dans la clairière de la forêt de Liddesdale. J'ai remarqué que tout le monde se

signait sur votre passage comme pour se protéger des maléfices. On raconte aussi qu'à Heathwater

vous préfériez la solitude et que l'on ne vous connaissait pas d'amies. Ne vous sentez-vous pas trop

seule parfois ?

Madeleine ressentit cruellement ces propos, mais elle fit en sorte de n'en rien laisser paraître. Solitaire!

N'est-ce pas ce qu'elle avait toujours été ?

— Non ! murmura-t-elle.

La brièveté de sa réponse parut désarçonner Katherine.

— Pardonnez-moi, lady Randwick, mais je suis parfois indiscrète. On me le reproche souvent. Surtout

mon oncle. « Cesse de poser tant de questions, Kattie ! me dit-il. Pourquoi veux-tu toujours tout

savoir? » La curiosité est un vilain défaut, je le sais. Quand j'étais petite, ma mère me tançait sans arrêt

pour mon impertinence, et malgré cela je ne me suis jamais débarrassée de ce travers.

Bercée par le bavardage incessant de la jeune fille, Madeleine relâcha son attention. Elle admit

cependant que cette pipelette lui laissait ainsi tout le temps de reprendre ses esprits. La raison de

l'intérêt que lui portait Katherine lui échappait, car celle-ci aurait pu tout simplement l'ignorer. Or elle

lui témoignait une extrême gentillesse, comme si elle cherchait à tisser des liens d'amitié.

L'amitié ! Un sentiment que Madeleine n'avait jamais véritablement éprouvé.

Pour personne.

Mais soudain le discours de Katherine fut interrompu par une rixe à l'autre bout de la pièce. Elles se

levèrent d'un même élan pour tenter de voir ce qui se passait. Un homme gesticulait et hurlait en

gaélique. Les soldats qui se tenaient près de la porte l'entourèrent aussitôt sur un signe de leur maître.

Lord Ullyot tourna alors la tête vers Madeleine comme pour observer sa réaction à cette scène.

Toute trace de lassitude avait disparu du visage du maître d'Ashblane. L'homme semblait au contraire

en alerte. Ses yeux parcouraient la foule comme un chef de guerre observe le déroulement des combats

avec une vigilance de tous les instants.

Soudain, il se leva et Madeleine se crispa malgré elle.

Oh, mon Dieu ! Tous ces gens sont des brutes, songea-t-elle avec effroi. S'ils s'en prennent à moi, je

n'ai aucune chance de sortir vivante d'ici!

C'est alors qu'un homme armé d'un couteau se précipita sur elle. D'un bond, elle parvint à lui échapper

et bouscula Katherine pour lui éviter d'être frappée à son tour. Un garde surgi de la foule se jeta sur

l'agresseur. Tout se passa très vite. L'inconnu fut mis en déroute, mais le soldat secourable, sans doute

blessé, vacilla sur ses jambes et s'effondra à leurs pieds.

Madeleine réagit promptement. Elle se pencha pour saisir le couteau que le malheureux portait à la

ceinture et se lança à la poursuite du criminel.

Dès lors, ce fut la confusion. Un cri retentit à l'autre extrémité de la salle tandis que les soldats se

saisissaient du fuyard pour le maîtriser.

De nouveau, Madeleine croisa le regard perçant d'Alexander Ullyot et en fut troublée. Le maître quitta

sa place et vint la rejoindre, tandis qu'une femme emmenait Katherine qui fondait en larmes.

— Donnez-moi ce couteau, lady Randwick ! ordonna lord Alexander.

Groupés autour de lui, ses compagnons portèrent aussitôt la main à leur arme comme pour le protéger.

— Le couteau ! répéta-t-il en haussant le ton.

Il tendit la main et parut se radoucir quand Madeleine lui remit l'arme. Sans un mot il la glissa dans sa

ceinture et fit signe à ses hommes de s'éloigner, tandis que Madeleine s'agenouillait auprès du soldat

qui gisait à terre. Tout d'abord elle lui souleva la tête et la laissa reposer sur son giron. De sa bouche

coulait un filet de sang qui formait maintenant une tache pourpre sur sa robe.

— Merci, murmura-t-elle en posant sur lui un regard plein de sollicitude.

L'homme esquissa un sourire et entrouvrit les yeux. Des yeux bruns très doux dans un visage d'enfant.

Le cœur serré, elle lui caressa le front. Déjà le froid de la mort était en lui, et son teint d'une pâleur

extrême ne laissait guère d'espoir. Son regard semblait s'éteindre, la vie le quittait peu à peu.

Cet inconnu l'avait sauvée. Il avait donné sa vie pour elle, alors qu'elle ne connaissait même pas son

nom. Dans un élan de compassion, elle le serra sur son cœur, ne sachant comment lui témoigner sa

gratitude.

Hélas ! Etait-il encore en état d'apprécier le sens de son geste ?

Elle fit appel au chant d'harmonie des Cargne, qui chassait la peur et éloignait la douleur en invoquant

les esprits apaisants.

Calme, reviens! invoqua-t-elle en secret.

Un murmure parcourut le grand hall, invitant au silence les témoins de cette scène. Alors, le filet de

sang qui souillait la robe de Madeleine diminua peu à peu, puis cessa de couler. De son index, la jeune

femme exerça une forte pression sur la plaie et observa le visage inanimé du blessé.

Il était mort.

Madeleine inclina la tête vers lui de sorte que ses longs cheveux roux se mêlèrent au sang répandu sur

sa robe. Ainsi, son corsage s'entrouvrit, découvrant la naissance de ses seins offerts aux regards

indiscrets des soldats.

Lord Alexander en fut contrarié, et se le reprocha.

Après tout, Madeleine Randwick n'est qu'une catin ! se dit-il.

Pourtant, à la voir si belle dans ce rayon de soleil d'automne, elle lui semblait soudain parée de toutes

les vertus. Telle une vierge au pied de la croix, penchée sur cet homme dont elle avait recueilli le

dernier souffle, elle inspirait le respect.

A cet instant, lord Ullyot ressentit un attrait singulier pour sa prisonnière. D'un signe de la main, il

ordonna à l'assistance de se retirer et resta seul avec elle.

— Je ne peux pas demeurer plus longtemps dans ce château, murmura-t-elle. Si un homme a tenté de

me tuer, il se peut que le prochain réussisse.

Elle frémit en levant les yeux vers le seigneur d'Ullyot, qui la dominait de toute sa hauteur.

— Je ne vous laisse pas le choix, Madeleine.

Sa voix grave et rauque lui parut résonner d'étrange façon dans le grand hall vide. De plus, il l'avait

appelée par son prénom. En vérité, il était le premier surpris de cette initiative. Ne s'était-il pas interdit

toute marque de familiarité à l'égard de sa prisonnière?

Mais après tout, la sœur de Noël Falstone, son ennemi juré, aurait dû se douter qu'un jour son chemin

croiserait le sien.

Il remarqua qu'elle tremblait et fit en sorte de se radoucir.

— L'homme qui a tenté de vous tuer sera puni, je vous le promets, concéda-t-il.

— Puni par qui?

— Par moi-même.

Devant le visage de marbre de son geôlier, Madeleine jugea inutile de manifester sa gratitude.

Toutefois, sa réponse la réconfortait quelque peu. Lord Ulyot paraissait très ferme dans sa décision de

châtier son agresseur, et il semblait sincèrement la plaindre. D'un autre côté, elle n'avait que faire de sa

compassion. Lui témoigner une franche aversion était la meilleure attitude pour mieux le combattre.

Elle prit la main du soldat mort gisant dans ses bras et la porta à ses lèvres.

— Quel était son nom ? questionna-t-elle en se relevant.

— Patrick de Jedburgh. Il m'a été envoyé voici trois ans pour apprendre l'art de la guerre.

— L'art de la guerre ? Formez-vous aussi vos hommes à donner leur vie pour une femme méprisable à

leurs yeux ? s'enquit Madeleine avec une pointe d'amertume.

— Non, milady. Je forme mes soldats à faire leur devoir en toutes circonstances. Et le devoir de

Patrick était de veiller sur votre sécurité. Il n'a fait qu'accomplir sa mission.

Madeleine ne perçut aucune émotion dans les yeux de lord Ullyot. Pas un regret pour ce malheureux,

pas le moindre signe de culpabilité, pas un mot d'empathie. Un soldat à son service depuis trois ans

gisait à ses pieds, et il ne paraissait éprouver pour lui aucune reconnaissance. Assurément, elle-même

se sentait bien plus affectée que lui par cette perte. En cet instant, la réputation de cruauté du seigneur

d'Ashblane lui sembla justifiée.

Un frisson la parcourut.

Elle avisa une blessure nouvelle au poignet de lord Alexander. Le pansement qui la dissimulait était

rouge de sang.

Hier soir, il n'avait rien se dit-elle. Sans doute est-ce la conséquence de la cérémonie dite « du sang

des Ullyot » ?

Elle avait entendu parler de cette incision pratiquée sur un vivant, dont le sang frais était apposé sur les

lèvres d'un mort.

Encore une tradition barbare bien ancrée dans les mœurs de leur clan! songea-t-elle.

Cependant, au lendemain de ces funérailles, Madeleine pouvait admettre que cette pratique n'était pas

dénuée d'un certain sens symbolique.

— Maintenant, retournez dans votre chambre, ordonna soudain lord Ullyot.

Aussitôt, la servante qui avait accompagné Madeleine avant le drame réapparut comme par

enchantement. Elle était suivie d'une escorte de six hommes en armes.

— Si l'on m'agresse de nouveau, j'espère que ceux-ci seront aussi courageux que l'infortuné Patrick,

murmura-t-elle à l'intention d'Alexander.

Celui-ci accueillit ce sarcasme avec aigreur et la foudroya du regard. Ce fut cette dernière image de

lord Ullyot qu'elle retint avant de s'engager dans l'escalier.

Resté seul, le seigneur d'Ashblane s'agenouilla devant le cadavre de Patrick, le prit dans ses bras, puis

l'emporta vers la chapelle.

Lord Alexander se présenta à la porte de Madeleine en fin de matinée. Ses cheveux plaqués sur les

tempes révélaient toute la virilité de ses traits. Pour une fois, il ne portait pas son épée à la ceinture.

— Vous ne quitterez pas votre chambre dans les jours qui viennent, lui annonça-t-il.

— Et mon page ? Est-il condamné au même sort que moi?

Madeleine le souhaitait ardemment. Ainsi, elle était sûre d'une chose : enfermée à double tour dans sa

chambre, sa sœur était en sécurité.

Comme il demeurait silencieux, elle lui posa la question qui la préoccupait :

— Est-ce là une punition, milord ?

— Non. C'est une mesure de protection.

— Pour éviter que d'autres tentent de me tuer ?

— Ahsblane est une place forte, lady Randwick, et vous y êtes en sécurité. Ce château ne sera pas le

théâtre du massacre des innocents.

— Des innocents tels que moi, n'est-ce pas ?

Ce trait d'humour teinté de provocation laissa lord Alexander de marbre.

— Plus personne n'attentera à votre vie.

— Parce que vous avez donné des ordres dans ce sens, je suppose ?

Une fois de plus lord Alexander éluda la question.

— Le corps démantibulé de votre agresseur gît dans un champ voisin à l'ouest du château. Les loups

s'en régaleront, quant à sa tête, fichée sur un pieu, elle orne déjà la tombe de Patrick.

Madeleine pâlit soudain à l'évocation de ces rites macabres. Au moins, à Heathwater, ces atrocités

étaient passées sous silence.

— Un dernier hommage au sens du devoir de mon malheureux sauveur, n'est-ce pas ?

Le soupçon d'ironie qui pointait sous cette remarque n'eut pas la portée qu'elle espérait. Lord Ullyot

parut, au contraire, apprécier l'audace de sa prisonnière. Il s'avança dans la chambre, puis s'approcha

de la fenêtre pour regarder au-dehors.

— Mais les enfants vont voir cette tête...

— C'en est assez ! interrompit-il.

Il se retourna promptement vers elle et, d'un geste adroit, dénoua le ruban qui retenait ses longs

cheveux roux.

— J'aime vos cheveux en liberté ! murmura-t-il, les yeux brillants.

C'était là le premier compliment de son geôlier. Madeleine en fut si surprise qu'elle ne sut trouver de

repartie pertinente. Pourtant, les préliminaires aux jeux de l'amour n'étaient pas nouveaux pour elle.

Elle les avait endurés pendant tant d'années à Heathwater. Mais il était peu probable que lord

Alexander eût l'intention de la séduire.

— Noël est-il vraiment votre frère ? questionna-t-il tout à trac.

— Oui, hélas !

Surprise par cette question, elle se demanda où il voulait en venir.

— Qui est Goult? reprit-il, toujours aussi péremptoire.

— Mon oncle. Le frère de ma mère.

— Est-ce qu'il vit avec vous à Heathwater?

— Oui.

— Parce qu'il veut être auprès de vous pour vous protéger?

— En effet.

Impressionnée par la perspicacité de lord Ullyot, Madeleine se demanda soudain quelle serait l'issue

de cet interrogatoire. Lord Alex était en effet le premier à comprendre le rôle que tenait l'oncle Goult à

Heathwater.

— Lui arrive-t-il parfois de quitter le château ?

— Tous les ans, pour son anniversaire, il se rend à Carlisle chez sa sœur.

— A quelle date, précisément ?

— Le vingt-deux octobre.

— Ce jour-là, j'enverrai mes hommes le chercher pour l'amener ici, à Ashblane.

Madeleine fut si agréablement surprise par cette décision qu'elle en demeura abasourdie.

— Donc... vous n'avez pas oublié ? murmura-t-elle enfin. Je vous en remercie.

D'un geste, lord Alexander la dispensa de manifester sa gratitude, puis lui prit la main et en examina la

paume comme s'il cherchait sa ligne de chance.

Madeleine sentit son pouls s'accélérer et s'efforça de dissimuler son trouble.

— Contrairement à votre frère, nous avons pour habitude d'honorer nos dettes, souligna-t-il d'une voix

grave.

Elle lui sourit timidement alors qu'il relâchait brusquement sa main comme sous l'effet d'une brûlure.

— On vous apportera vos repas, et vous ne bougerez pas de cette chambre. Si vous avez besoin de

quoi que ce soit, appelez le serviteur qui se tient devant votre porte. Mais prenez garde... Si vous

désobéissez en quittant votre refuge, vous serez enfermée à double tour.

— Pour ma sécurité, je présume ? murmura-t-elle avec un regard insolent.

— Exactement!

Lord Ullyot s'avança alors vers la porte, l'ouvrit brusquement, puis la claqua derrière lui.

A peine sorti, le seigneur d'Ashblane fit halte dans le corridor.

Cette femme est ravissante! songea-t-il. A coup sûr, je vais me laisser prendre au piège, tout comme

les nombreux amants qu'on lui prête. Cette chevelure de feu, ce regard si mystérieux, cette voix

troublante, tout cela me rend fou.

Oppressé, il porta la main à son front en ajoutant dans un murmure :

— Et cette force qui émane d'elle !

Il ferma les yeux et s'adossa au mur de pierre. Il était tellement habitué aux femmes soumises que

celle-ci le désarçonnait par son effronterie.

La Veuve Noire !

Celle qui emprisonnait ses victimes dans une toile tissée de mensonges et de supercheries avant de...

Avant de... les tuer !

Mais lady Madeleine était avant tout son otage, son seul moyen de faire pression sur Noël Falstone.

Une précieuse monnaie d'échange dans le jeu obscur de la politique frontalière. Et il ne devait avoir

aucun scrupule à se servir d'elle pour parvenir à ses fins.

Oui, il devait profiter de sa présence à Ashblane, ici et maintenant, et mettre un terme aux hésitations

stupides qui parfois s'emparaient de lui. La posséder, la prendre de force, en faire son esclave. Irait-il

jusqu'à la détruire comme il entendait détruire son redoutable frère qui régnait sur Heathwater?

Mais au lieu de cela... il allait lui faire plaisir en accueillant son oncle à Ashblane, et lui adressait

même un compliment.

« J'aime vos cheveux en liberté. »

C'était bien la première fois qu'il prêtait attention à la longueur des cheveux d'une femme et à leur

couleur.

Sorcière !

Une disciple de la sorcellerie des Cargne. Et elle allait l'ensorceler.

Lord Ullyot frappa le mur du plat de la main en se jurant de se tenir à distance de cette créature du

diable. En attendant, il allait réfléchir à ce qu'il comptait faire de Madeleine Randwick.

Chapitre 6

Madeleine s'éveilla en pleine nuit, pressentant quelque chose d'anormal. Quelqu'un l'observait. Elle

sentait un regard sur elle, une présence mystérieuse. Le silence n'était troublé que par un souffle à

peine perceptible, mais inquiétant de régularité.

Elle se tourna sur le côté, parcourut du regard les murs de sa chambre, puis s'arrêta sur une fente

pratiquée entre le mur et le chambranle de la porte. Là luisaient deux yeux semblables à des billes de

cristal. Ils disparurent tout à coup, puis réapparurent pour se fixer sur elle avec plus d'insistance

encore. Elle entrevit alors des cheveux d'une couleur qui ne lui était pas inconnue.

Ceux de l'enfant qu'elle avait croisé le premier jour dans le grand hall : le fils de lord Alexander

Ullyot.

Que faisait-il debout à cette heure tardive ? Pourquoi errait-il dans le château ? Que cherchait-il en

l'observant par cette faille ?

Madeleine sortit sans bruit de son lit, jeta un châle sur ses épaules et entendit aussitôt des pas

s'éloigner.

L'enfant avait pris peur, sans aucun doute. Allait-il revenir?

Elle tendit l'oreille, mais ne perçut que l'écho des voix des soldats ivres dont les chants montaient des

remparts.

Elle crut reconnaître le timbre de lord Ullyot parmi ces beuglements, et courut à la fenêtre d'où elle

pouvait apercevoir la grande salle du hall.

Vautré dans un fauteuil à haut dossier, le maître des lieux lutinait une jeune femme pendue à son cou.

Une créature vêtue de noir aux longs cheveux blonds, dont la robe très ajustée laissait deviner des

courbes sensuelles.

Cette scène troubla Madeleine. Décidément, rien ne semblait normal dans cette forteresse

d'Ashblane... Ni cette courtisane qui partageait à l'évidence l'intimité de lord Alexander, ni le fils de ce

dernier qui parcourait les couloirs de cette immense demeure à l'heure où les autres enfants dormaient

dans leur lit.

Madeleine effleura du doigt le signe tracé sur son sein par lord Ullyot. Pourquoi l'avait-il marquée

comme si elle était sienne, alors qu'elle n'était pour lui qu'une monnaie d'échange? Ce stigmate

signifiait-il qu'elle dépendait désormais du maître des lieux, ou que celui-ci la protégeait ? C'était là ce

que Quinlan lui avait laissé entendre.

D'ailleurs, si le seigneur d'Ashblane comptait disposer d'elle à son gré, il ne s'encombrerait pas de

préliminaires. Il pouvait la prendre quand il le souhaitait, et en n'importe quel lieu si lui en prenait la

fantaisie. Et si elle tentait de résister, ce robuste guerrier aurait vite raison de ses forces.

Des bruits de pas et des voix d'hommes résonnèrent dans le couloir, ramenant la jeune femme à des

préoccupations plus immédiates.

Des exclamations retentirent en écho, puis la porte de sa chambre s'ouvrit brutalement sur trois

inconnus qui entrèrent en titubant.

Ils étaient ivres à tomber et exhalaient une forte odeur d'alcool qui se répandit aussitôt dans la pièce.

Allaient-ils abuser d'elle en dépit de la marque du maître qu'elle portait sur son sein ? Pourquoi le

garde de service devant sa porte leur avait-il permis d'entrer?

Deux de ces gaillards soutenaient tant bien que mal un jeune homme livide.

— Dougal est blessé, lady Randwick... il faut le soigner, ordonna le plus hardi entre deux hoquets. Sa

jambe est en piteux état, et il risque de mourir si vous ne faites rien pour lui. Tout à l'heure, le

malheureux a perdu connaissance... et il ne semble pas sur le point de revenir à lui.

— Qui lui a fait cela?

Madeleine prit peur tout à coup, craignant qu'il n'ait été victime de Noël Falstone.

— Un sanglier, milady. C'est arrivé dans l'après-midi au cœur de la forêt de l'Hermitage. Quinlan nous

a dit que vous pourriez peut-être le sauver.

Ces hommes semblaient très inquiets, et visiblement attendaient d'elle un miracle. Madeleine ne

portait sur elle que sa longue chemise de batiste et son châle, mais ses visiteurs ne semblaient guère se

soucier de sa tenue. Comprenant qu'ils ne lui laisseraient pas le temps de se changer, elle enfila

prestement un surcot et noua une ceinture à la taille.

— Il me faut de l'eau chaude et des plantes médicinales, prévint-elle.

— La gouvernante va vous les apporter, répondirent-ils d'une même voix.

Madeleine les invita à étendre le blessé sur le lit. Auparavant, l'un des visiteurs jeta sur les draps une

couverture grossière. Ce geste étonna la jeune femme.

En effet, elle n'avait jamais vu quiconque à Heathwater se soucier de la peine que prenaient les

servantes à laver le linge souillé de sang.

Un quatrième garçon entra alors et se pencha sur le patient.

Sans doute un parent de ce malheureux ? songea Madeleine.

— Je m'appelle Donald, indiqua timidement le nouveau venu. Dougal est mon frère jumeau.

Le ton de sa voix témoignait en effet de l'inquiétude d'un proche. Un ton familier à la jeune femme,

qui avait soigné tant de patients gravement atteints en présence de leur famille.

— Ne vous inquiétez pas, Donald. L'accident s'est produit il y a peu, et de plus votre frère est jeune et

vigoureux.

— Mais tout ce sang...

— Il va s'en sortir, interrompit-elle. Son pouls bat normalement, et on dirait qu'il commence à

reprendre des couleurs.

— J'ai entendu dire que votre magie avait ramené lord Ullyot à la vie, alors qu'on le donnait pour mort.

Vous êtes sorcière, à ce que l'on dit ?

— Sorcière ou pas, je constate que vous n'avez pas hésité à me confier votre frère.

Madeleine haussa les épaules en le voyant se signer.

En tout cas, il n'y avait plus de temps à perdre si elle voulait arracher ce garçon à la mort. En effet, la

blessure souillée de terre s'infectait déjà.

L'an passé, à Heathwater, elle n'avait pu sauver deux jeunes gens pourtant vigoureux, car atteints par la

gangrène.

Si Dougal ne survivait pas, elle risquait peut-être sa vie et probablement celle de Jemmie. Combien de

fois son frère Noël l'avait-il menacée de mort si elle ne parvenait pas à tirer d'affaire tel ou tel soldat

blessé au combat? Il est vrai qu'en ce temps-là, elle commençait à peine à mettre en pratique le savoir

que sa mère lui avait transmis peu de temps avant sa mort.

« Tu ne dois jamais refuser tes soins à un blessé, même si tu doutes de leur efficacité, ou si tu crains de

te tromper », lui avait-elle confié sur son lit de douleur.

Cette crainte, elle la ressentait encore.

Le visage de Donald s'éclaira comme il levait les yeux vers elle.

Madeleine hésita.

Elle se sentait incapable d'accomplir les gestes qui guérissent, non par manque de pratique, mais par

peur d'échouer. Qu'adviendrait-il des proches de ce malheureux s'il venait à rendre l'âme ?

Un frère jumeau, en plus... Décidément, l'enjeu lui paraissait considérable et cruel.

Malgré cela, Madeleine reprit courage. Elle commença par mettre les pansements à tremper dans une

mixture de plantes dont elle avait le secret. Pendant ce temps, l'eau chauffait dans le chaudron

suspendu au-dessus du feu allumé à la hâte.

Peu à peu, Madeleine recouvra son calme et se sentit délivrée de son anxiété.

En cet instant, elle aurait pu se trouver n'importe où. En Angleterre, en Ecosse ou en France. A la cour

d'un roi, ou dans sa propre chambre à Heathwater. Elle accomplissait un rituel qui lui était familier,

des tâches répétitives en somme. L'art de guérir s'imposait à elle de nouveau, de sorte qu'elle en

oubliait ce qui se passait ailleurs. Rien d'autre ne comptait en cet instant que sa mission de guérir. Tout

le reste s'était évaporé.

Deux heures plus tard, alors que les lueurs du jour naissant éclairaient la chambre, Madeleine prenait

un peu de repos. Elle avait fait de son mieux pour nettoyer la plaie.

— Allez-vous recoudre? questionna Donald.

— Non. Pas pour l'instant.

Des murmures de réprobation se firent entendre. Certes, c'eût été pour elle une sage décision que de

refermer la plaie comme l'assistance l'espérait. Mais qu'en serait-il pour le patient ? Si par malheur

Dougal venait à succomber à une infection, Madeleine aurait à craindre des représailles. Bien sûr, elle

aurait tout tenté pour le sauver et ne pourrait être tenue pour responsable de sa mort. Mais c'était

compter sans l'opinion du maître des lieux et de ses hommes.

Elle hésita, considérant d'un air dubitatif la plaie ouverte, mesurant les risques que cela présentait.

Entre deux maux, il fallait choisir le moindre.

Mais lequel ?

L'arrivée d'Alexander Ullyot mit un terme à ses tergiversations.

Comme il s'approchait d'elle, un parfum de rose lui parvint. Elle se dit qu'il avait sans doute passé la

nuit en galante compagnie. Probablement avec la jeune blonde lascive qui s'abandonnait dans ses bras

quelques heures plus tôt?

Sans doute est-elle plus docile et plus complaisante que moi, se dit Madeleine.

— Que faites-vous ici ? gronda-t-il.

Dieu merci, cette question ne s'adressait pas à elle, mais à ceux qui entouraient le patient.

— C'est Dougal, milord... une blessure de chasse, précisa l'un d'eux.

— Et c'est ici que vous avez cru bon de l'amener?

— Euh... oui.

— Pourquoi ? questionna Alexander, les yeux fixés sur la chemise de nuit qui dépassait du surcot de

Madeleine.

Celle-ci rougit, troublée par cette indiscrétion.

— On raconte que cette femme vous a soigné efficacement, monseigneur, argua Donald, aussi nous

n'avons pas hésité à lui confier Dougal. Vous savez bien que le docteur Haie laisse mourir plus de

blessés qu'il n'en sauve.

— Est-il gravement touché ? s'enquit le maître en s'approchant du lit.

— Oui, répondit Madeleine sans même lever les yeux.

— Allez-vous recoudre la plaie, maintenant?

Elle hésita encore une fois, puis répondit enfin :

— Non. Je préfère la laisser ainsi.

— Souhaitez-vous que quelqu'un le fasse à votre place?

Comme il semblait désapprouver sa décision, Madeleine crut bon d'expliquer:

— Non. Il vaut mieux qu'elle reste ouverte, j'en suis convaincue.

— Pourquoi?

— Parce que le patient court un grand danger d'infection. L'année dernière, j'ai perdu deux hommes

dont j'avais à tort recousu les plaies prématurément.

Sans y prendre garde elle avait haussé la voix comme pour se donner du courage.

— Donc, je ne recoudrai pas ! déclara-t-elle d'un ton sans appel.

— Soit ! admit Alexander.

Il observa un bref silence, puis reprit tout en observant le malheureux étendu sur le lit :

— Ne pourrions-nous pas lui faire un simple pansement?

Nous!

Madeleine éprouva soudain quelque soulagement. En disant « nous », lord Ullyot cherchait-il à la

disculper au cas où Dougal viendrait à mourir?

Le maître avait parlé, aussi la tension qui régnait dans l'assistance parut-elle soudain se relâcher.

— Soit. Nous allons lui faire un pansement de chiffons et ce sera tout, conclut-elle. Ah, il me faudra

des attelles.

L'un des hommes apporta alors un morceau de bois qui fut prestement taillé pendant qu'elle achevait

de panser le jeune Dougal.

Sa tâche accomplie, elle lui sourit tout en lui caressant le front d'un geste apaisant.

Madeleine aurait volontiers examiné la jambe une dernière fois pour s'assurer que tout allait bien, mais

en présence de lord Alexander elle préféra s'abstenir.

Sous l'effet de la valériane, le patient dormait paisiblement. Il ne restait plus qu'à attendre et à espérer.

Lord Ullyot ordonna aux autres de sortir et referma la porte derrière eux. Brusquement, Madeleine

sentit la tension monter d'un cran. Le maître se tenait derrière elle, silencieux, mais terriblement

présent.

— Croyez-vous qu'il va mourir ? questionna-t-il avec un soupçon d'anxiété.

— J'espère que non. Je ne peux rien dire d'autre.

Si le ton d'Alexander était rude, il lui parut cependant moins sévère que d'habitude. Malgré la distance

qui les séparait, Madeleine nota qu'il sentait la bière. Avait-il bu plus que de raison ?

— En fait... je ne sais pas si j'aurais dû...

— Les bonnes décisions sont parfois dépourvues de logique, lady Randwick, interrompit-il avec une

indulgence inattendue.

— Il n'empêche que si Dougal meurt, chacun dira que j'ai commis une erreur fatale, murmura-t-elle

dans le silence de la chambre.

— Et s'il survit, chacun louera vos talents de guérisseuse.

Madeleine accueillit ces paroles avec plaisir. Confiance, conviction, capacité de décision. Voilà ce qui

lui avait le plus manqué à Heathwater.

— Merci.

Elle prononça ce mot dans un souffle à peine perceptible, mais elle comprit au sourire du maître qu'il y

avait été sensible.

La lumière crue de cette matinée accentuait la cicatrice qui barrait la joue droite de lord Ullyot. Jamais

Madeleine n'avait mesuré à ce point combien elle était profonde.

Soudain elle crut comprendre qu'il allait lui poser une question. Suspendue à ses lèvres, elle attendit

quelques instants. En vain.

Des voix retentirent alors dans le couloir.

Sans doute des buveurs attardés, songea-t-elle.

— Vous étiez guérisseuse à Heathwater, n'est-ce pas ? s'enquit lord Alexander, sortant de son silence.

— Seulement quand mon frère le permettait. Je dois dire que c'était plutôt rare.

— Qui vous a enseigné l'art de guérir?

— Ma mère.

— Eleanor de Cargne ?

— Oui.

Les yeux de lord Ullyot brillèrent tout à coup d'un inquiétant éclat.

— Ma mère ne méritait pas la réputation qu'on lui a faite, précisa-t-elle.

Aussitôt elle regretta d'en avoir trop dit, mais il était trop tard.

Alexander actionna alors le loquet de la porte, et celle-ci s'ouvrit sur Quinlan, accompagné de deux

hommes. Surpris, le conseiller rougit d'étrange façon.

— Nous avons un problème, milord.

Madeleine nota que le regard du conseiller se posait sur elle, et elle crut comprendre que son frère

Noël était à l'origine de ce problème.

Elle ne se trompait pas.

Elle se doutait bien qu'un jour ou l'autre Noël enverrait un de ses hommes à Ashblane pour imposer

ses conditions. Et celles-ci, à n'en pas douter, seraient aussi compliquées et perverses que le maître de

Heathwater.

Un des émissaires s'avança, puis dit en fixant lord Ullyot dans les yeux :

— Aucune Eglise ne saurait tolérer que l'on enlève une femme en sa demeure. C'est un acte odieux.

Auprès de lui, le prêtre approuva ces paroles d'un signe de tête et fit le signe de la croix.

Madeleine croisa alors le regard de l'ecclésiastique et le vit froncer les sourcils.

In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti...

Cette bénédiction en latin fit grande impression dans le camp des Ullyot, de même que l'étrange

lumière aux couleurs d'arc-en-ciel qui nimbait en cet instant le visage de lady Randwick. Tout d'abord

fascinés par ce phénomène, tous comprirent enfin que cette lueur provenait de l'épingle à tête de cristal

fichée dans la chevelure de la captive.

Madeleine se tenait très droite. Elle était grande pour une femme, et d'une rare beauté avec ses

cheveux roux coiffés en une longue tresse tombant jusqu'aux reins.

Les nouveaux venus la dévisageaient avec insistance. Elle nota qu'ils avaient remarqué les traces de

sang sur le bas de sa chemise de nuit, et ses yeux cernés de noir. Toutefois, ils ne firent aucun

commentaire.

Alexander Ullyot s'approcha de la fenêtre et leva les yeux vers les gros nuages chargés de pluie,

poussés par un grand vent.

— J'ai trouvé Madeleine Randwick au plus fort des combats, précisa-t-il à l'intention de l'émissaire. Si

elle était si précieuse à vos yeux, je gage que vous ne l'auriez pas laissée s'aventurer aux abords du

champ de bataille ?

— Elle n'en fait qu'à sa tête, milord, comme vous l'avez sans doute remarqué, rétorqua le nommé

Milward. Lady Randwick est une femme au caractère bien trempé et au sang chaud. Son frère n'a

aucun pouvoir sur elle, et c'est bien là ce qui fait son désespoir.

Milward sourit en entendant derrière lui les murmures d'approbation de ses compagnons restés dans le

couloir, et poursuivit :

— Je suis venu la chercher, lord Ullyot, et par là-même vous délivrer d'un fardeau. Vous ignoriez

certainement qui elle était quand vous l'avez capturée?

Madeleine haussa les sourcils. La proposition du diplomate Andrew Milward lui semblait habile. Il

offrait ainsi au maître d'Ashblane une façon de se sortir d'une situation fort embarrassante.

Ce fut la réponse d'Alexander qui la surprit.

— Dites à Noël Falstone que je garde sa sœur à Ashblane. Informez aussi Liam Williamson que nous

sommes sur le point de nous fiancer.

— Et l'Eglise, milord ? Comment allez-vous répondre de cette décision devant l'Eglise ?

Le ton de l'émissaire avait perdu de son urbanité. Il résonnait à l'oreille de Madeleine comme une

menace, et cela lui rappelait Heathwater !

— Si lady Randwick est réellement la femme que vous venez de nous dépeindre, intervint lord Ullyot,

l'Eglise devrait se féliciter d'être délivrée d'un tel « fardeau ».

Cette repartie fit sourire Madeleine.

A l'évidence, les calomnies qui couraient sur elle à Heathwater éclataient au grand jour. Toutefois, la

réplique de Milward fut pour la jeune femme un nouveau sujet d'inquiétude.

— Et... que dites-vous des conditions stipulées dans ce document ?

On présenta alors un parchemin au seigneur d'Ashblane. Celui-ci en rompit le sceau et le déroula sans

quitter sa prisonnière des yeux.

— Pourriez-vous le lire, milady ? proposa-t-il en le lui tendant.

A la fois surprise et flattée par cette proposition, Madeleine ne se fit pas prier.

— Volontiers.

Le décret ordonnait la libération immédiate de lady Randwick, et la menace de vengeance était

clairement mentionnée en cas de refus d'obtempérer.

— Ce document vient-il directement d'Edimbourg ? questionna lord Alexander.

Il avait attendu qu'elle en achève la lecture avant de s'informer sur ce point.

Madeleine retint son souffle, car une rumeur courait depuis longtemps avec insistance : on prétendait

en effet qu'Ullyot était le bâtard de l'oncle du roi d'Ecosse.

— Non, milord, répondit l'émissaire d'Heathwater. Il porte le sceau du comte de Montcrieff qui en a

autorisé la rédaction.

La voix de Milward tremblait un peu. Nul doute qu'il était lui aussi au courant des rumeurs sur les

origines de lord Ullyot. Ce dernier n'avait d'ailleurs pas jugé utile de mentionner son appartenance à la

lignée des Bruce, la famille des rois d'Ecosse.

— Est-ce à dire que Montcrieff y a apposé son sceau sans la permission expresse du roi ?

— Pardon, milord ?

— A l'évidence, ce décret est une menace pour Ashblane, fit remarquer Ullyot. Il importe que le roi en

soit informé.

Le regard de Milward s'assombrit soudain quand il comprit le danger que constituait ce point. Il tenta

aussitôt de se disculper, craignant des représailles.

— Cette fille pratique la sorcellerie, milord. Peut-être Montcrieff a-t-il usé de cet argument pour vous

convaincre de vous protéger de ses méfaits ?

— Me protéger?

Il se tourna vers l'intéressée en ajoutant :

— Juste ciel ! Etes-vous à ce point redoutable, lady Randwick ?

Madeleine perçut comme une menace dans le ton de lord Ullyot.

Andrew Milward parut se troubler tout à coup.

— Cette fille est une catin, monseigneur, s'écria-t-il, aussi je vous invite à vous méfier d'elle. Tout le

monde vous le dira. Elle vous a déjà ensorcelé, c'est évident. Comme elle en a ensorcelé bien d'autres.

L'air furieux, lord Alexander fronça les sourcils.

— En voilà assez ! gronda-t-il. Je vous conseille de tenir votre langue tant que vous avez la tête sur les

épaules. Les lubies du comte de Montcrieff, connu pour son caractère exécrable, ne vous donnent pas

le droit de parler ainsi. Quinlan va vous reconduire.

Comme Madeleine emboîtait le pas au conseiller, lord Ullyot intervint.

— Pas vous, lady Randwick.

Le maître des lieux attendit que la porte se referme sur les visiteurs, puis reprit :

— Je voudrais bien savoir pourquoi Montcrieff se soucie à ce point de votre destin, milady ? Etait-il

votre amant?

— Non.

— L'amant de votre mère, alors ?

— En effet, admit-elle en baissant les yeux.

— Je vois.

Il vida son gobelet d'un trait, puis se servit de nouveau.

— Dans ce cas, pourquoi vous réclame-t-il auprès de lui avec une telle insistance ?

— Parce qu'il est plus facile de traiter avec ses ennemis quand on les a sous la main.

— Donc, c'est ainsi que Montcrieff vous considère ? Comme une ennemie ?

Madeleine évita son regard et haussa les épaules.

— Toute femme qui possède des biens est une ennemie à ses yeux.

— Surtout quand cette femme détient aussi des secrets, n'est-ce pas ?

Cette question la fit hésiter.

Son silence éveilla la méfiance d'Alexander qui plissa le front d'un air soupçonneux.

Il était tout près d'elle maintenant et l'observait en silence.

Bien qu'il s'en défendît, il risquait fort de tomber sous le charme des yeux de velours de Madeleine. Il

la trouvait ravissante, et de sa vie n'avait assurément rencontré femme aussi belle. L'ennui, c'est qu'elle

avait été la maîtresse de tous les nobles des cours d'Angleterre et d'Ecosse, et cela le contrariait.

Troublé par la fascination que lady Randwick exerçait sur lui, il porta de nouveau son gobelet à ses

lèvres, mais celui-ci était déjà vide.

— Diable ! murmura-t-il en se détournant. Comment pouvait-il être à ce point distrait?

Pour l'heure, il s'agissait de protéger sa captive des pouvoirs combinés de Montcrieff et de Falstone. Et

cela au risque de provoquer du même coup la colère de l'Eglise.

Il la regarda droit dans les yeux.

— Si les secrets que vous détenez devaient compromettre une seule personne ici, à Ashblane, lady

Randwick, je vous invite à me les révéler dès maintenant.

Madeleine manqua pouffer de rire. La nervosité, sans doute.

Une seule personne?

En vérité, ses secrets pouvaient compromettre une nation entière. Mais la vie de Jemmie était en jeu,

aussi se déroba-t-elle habilement.

— Ces secrets auxquels vous faites allusion, milord, ont été murmurés dans le noir et dans le feu de la

passion. Ils n'ont guère d'intérêt pour qui que ce soit, passé les premières lueurs du jour.

Un mensonge absolu, mais nécessaire ! songea-t-elle.

A l'évidence, lord Alexander avait entendu sa réponse, mais il demeurait silencieux. Debout près de la

fenêtre ouverte, il regardait au-dehors. De temps à autre, un souffle de vent soulevait ses cheveux,

découvrant sa nuque marquée d'un hématome. Celui-ci rappela à Madeleine les stigmates que portait

son frère Noël au retour de ses escapades amoureuses à Londres. Les signes évidents de la débauche

qui avaient le don de mettre en rage Liam Williamson.

Elle se dit que la maîtresse actuelle d'Alexander Ullyot devait être une fougueuse amante, capable de

dévorer ses proies.

Une image dérangeante s'imposa aussitôt à son esprit : deux amants étroitement enlacés dans un lit en

désordre.

Le seigneur d'Ashblane reprit enfin la parole :

— Vous souvenez-vous de ce soldat que vous avez soigné au cours d'une bataille, non loin

d'Heathwater? Il avait perdu trois doigts, si j'ai bonne mémoire. Un bel homme grand et vigoureux

avec une longue barbe.

Comme elle ne disait mot, il poursuivit :

— C'était un de nos parents: Jock Ullyot. Il vous considérait comme un ange. « Une créature du ciel

touchée par la grâce et la bonté ! » a-t-il dit avant de mourir au terme des combats sanglants de l'hiver

dernier.

— Où voulez-vous en venir, milord ?

— Jock Ullyot affirmait que vous lui aviez fait jurer de garder un secret, et que c'était là votre prix en

échange de vos soins. Alors, je me suis demandé comment un homme aussi pieux que lui avait pu

risquer sa place au ciel en se taisant pour sauver une sorcière anglaise. Dès lors, je m'interroge...

Pourquoi une Falstone prendrait-elle le risque de finir au bout d'une corde en soignant un Ullyot?

Lord Alex s'avança vers elle et la prit brusquement par le menton.

— Je me suis dit qu'une rouée de votre espèce pouvait tout obtenir d'un amant complaisant. En se

lovant dans mes bras, une jolie garce comme vous est capable de mettre à profit toutes ses ruses pour

me soutirer ce que je lui refuserais en d'autres circonstances. Il suffit à une sorcière de jeter un sort à

un homme pour le voir se coucher à ses pieds, n'est-ce pas ? Or, ce n'est pas ainsi que vous agissez

avec moi, milady, et c'est bien là ce qui m'intrigue.

Une lueur de perplexité passa alors dans son regard. Il la relâcha sans un mot, et elle en éprouva un

grand soulagement.

Alexander Ullyot était un homme puissant, séduisant et habile. Elle devait donc se montrer prudente et

avisée. Les espions du roi étaient partout, et s'il était prouvé qu'elle avait partagé la couche du seigneur

d'Ashblane, ils seraient tous deux en danger de mort.

Madeleine s'était fait des ennemis bien plus puissants que son propre frère, et les armées de Montcrieff

n'étaient rien auprès des forces alliées du roi David d'Ecosse et du roi Edouard d'Angleterre. Deux

souverains corrompus, entourés d'une nuée de conseillers, tous d'anciens amants d'Eleanor, sa mère.

Secrets, mensonges et confidences murmurées allaient bon train en ce temps-là ! Sous l'influence des

caresses d'Eleanor, tout pouvait être dit. Et, en effet, tout l'avait été. Madeleine en redoutait aujourd'hui

les conséquences.

La voix grave de lord Ullyot interrompit les pensées de la jeune femme.

— A votre avis, lady Randwick, qu'arriverait-il si je vous renvoyais au château d'Heathwater?

Elle frémit d'horreur à cette idée, mais fit en sorte de garder sa contenance.

— Je serais mariée dès la fin de cette semaine.

— Mariée à qui ?

— A Williamson, si vous me renvoyiez à Heathwater. En revanche, si vous choisissiez la cour de

David, votre roi, j'épouserais sans doute l'un des nobles gâteux de son entourage. Et si d'aventure votre

choix se portait sur la cour d'Edouard d'Angleterre, je deviendrais à coup sûr la femme du comte de

Stainmore.

— Je vois que vous avez le choix ! Sont-ils tous vos amants ?

Il la saisit par le poignet avec une brutalité inouïe.

— Le vrai pouvoir vient de la notoriété, lord Ullyot. C'est là mon talent. Aussi, en ma qualité de

Veuve Noire, je ne saurais trop vous conseiller de vous méfier de moi.

Madeleine regretta aussitôt son audace et sentit des gouttes de sueur perler sur son front tandis que son

pouls s'accélérait.

Mais à sa grande surprise, au lieu de s'emporter, le maître d'Ashblane l'attira à lui et prit ses lèvres

avec fougue. Bien que choquée, elle ne fit rien pour le repousser.

Alors, le baiser de lord Ullyot se fit plus insistant, de sorte qu'elle céda à ses exigences en entrouvrant

les lèvres. Tandis qu'ils savouraient l'un et l'autre leur plaisir, Madeleine enfouit ses doigts dans la

chevelure du guerrier, puis caressa sa joue meurtrie et en éprouva un trouble singulier.

Son cœur battait à tout rompre. Ce corps si robuste contre le sien, ces bras vigoureux qui auraient pu la

broyer en un instant semblaient lui offrir au contraire un refuge sûr.

Elle tenta de reprendre son souffle tandis que la fièvre de cette étreinte sauvage la submergeait comme

une immense vague.

Les mains avides de lord Ullyot prenaient possession de tout son corps dans un incontrôlable accès de

désir. Elle était à lui. Sans réserve. Ils se pressaient l'un contre l'autre comme s'ils ne devaient plus se

quitter. Jamais.

Alexander fut le premier à desserrer son étreinte, le regard dur et le visage tendu.

— Dieu ! soupira-t-il.

Il porta la main à son front et prit ses distances avec sa captive.

— Je n'aime pas les comédiennes de votre espèce, lady Randwick. Vous vous donnez beaucoup de mal

pour m'enjôler. Mais retenez bien ceci : vous êtes à Ashblane, non plus à Heathwater. Et ici, votre

sécurité et votre avenir ne dépendent pas des faveurs que vous dispensez à un homme.

Sur ces mots, il ouvrit la porte et quitta la pièce sans un regard pour elle.

Madeleine demeura prostrée un long moment. Elle porta la main à ses lèvres et les effleura lentement

du bout des doigts. Il lui sembla que le feu du baiser de lord Alex les consumait encore.

Brusquement, elle se sentit perdue, désorientée.

Le seigneur d'Ashblane était bien le seul homme à lui offrir la sécurité sans condition, et, à l'évidence,

son attrait pour elle témoignait d'un désir sincère.

Mais pouvait-elle croire en lui?

— Non ! murmura-t-elle dans le silence de sa chambre. Il ne faut rien espérer.

Elle avait déjà placé son espoir en quelques hommes, ce qui lui avait valu d'amères déceptions. Pour le

moment, elle allait retourner au chevet de Dougal, et ensuite... Ensuite elle trouverait un moyen de fuir

Ashblane. Pour son salut et celui de Jemmie.

Des pas résonnèrent dans le couloir et Madeleine sentit ses joues s'embraser. Etait-ce Alexander Ullyot

qui revenait? Devait-elle craindre sa colère?

Dieu merci, ce n'était que Jemmie. Sa jeune sœur se tenait sur le pas de la porte en compagnie d'un

vieil homme qui répondait au nom d'Hugo.

— Hugo m'a promis de m'emmener voir les chevaux, annonça fièrement la petite, les yeux brillants.

Une jument est sur le point de mettre bas, et le palefrenier pense que ce sera cet après-midi.

Madeleine s'inquiéta. Jemmie, seule avec deux hommes dans les écuries !

— A quelle heure ramènerez-vous mon page ? demanda-t-elle à Hugo.

— Vers la fin de l'après-midi, je pense, lady Randwick. Jemmie est trop jeune pour rester enfermé

dans une chambre, aussi notre lord tient à ce qu'il se rende utile. Les écuries sont un lieu où un garçon

de cet âge peut trouver une occupation, d'autant qu'il semble s'intéresser aux chevaux. Gillion, le fils

de notre maître, viendra peut-être nous rejoindre. D'ailleurs, il est l'ami de votre page.

Jemmie dévisageait sa grande sœur de ses beaux yeux bruns, attendant sa réponse avec impatience.

Comme pour hâter sa décision, la petite crut bon d'ajouter:

— Hugo m'a promis que si je savais me rendre utile, je pourrais participer tous les matins à

l'entraînement des chevaux dans les collines. Et même les monter.

— Non!

La réponse de Madeleine claqua comme un coup de fouet.

Devant la déception de la fillette, elle se reprit cependant, et fit en sorte de se radoucir.

— Il faut me comprendre, Jemmie. Je ne tiens pas à ce que tu sortes de l'enceinte de ce château,

expliqua-t-elle calmement. Ici, tu es en sécurité. Au dehors, tu pourrais être enlevée, ou bien...

Madeleine s'interrompit pour tenter de mettre un peu d'ordre dans sa tête. Elle s'adressa alors à Hugo.

— Je préférerais... que mon page ne sorte pas de ces murs, commença-t-elle, non sans hésiter sur le

choix des mots. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive malheur. Un coup de sabot peut être mortel, vous le

savez. Je ne veux pas que Jemmie s'approche des chevaux. Ils sont craintifs, et il risque de les effrayer

sans le vouloir...

— Soyez sans crainte, milady, je veillerai sur lui, assura le vieil homme. J'en fais le serment devant

vous.

— Je vous remercie.

Madeleine croisa le regard de sa jeune sœur et y entrevit une lueur de rébellion. Visiblement, Jemmie

la détestait en cet instant.

Madeleine avait envie de lui crier:

Sois prudente, ma chérie! Ne t'éloigne pas d'Hugo, et ne parle à personne. Et surtout évite d'affronter

le regard des inconnus.

Hélas, elle n'eut pas la force de la mettre en garde et, le cœur serré, esquissa un sourire tout en la

regardant s'éloigner avec le vieil homme.

Alors, Madeleine s'assit au milieu de sa chambre et tenta de se rassurer. Toutefois, elle se reprochait sa

faiblesse. Avait-elle fait une erreur de jugement ? Jemmie serait-elle un jour en sécurité quelque part ?

« Si les secrets que vous détenez devaient compromettre une seule personne ici à Ashblane, lady

Randwick, je vous invite à me les dévoiler dès maintenant ! »

Les paroles de lord Ullyot lui revenaient à la mémoire. Aurait-elle dû lui révéler ses secrets, au lieu de

se dérober comme elle l'avait fait?

Mais accorder sa confiance à quelqu'un était un luxe auquel elle n'avait jamais pu prétendre. En vérité,

elle avait bien été sur le point de se confier à Alexander. Enfin, presque.

— Oh, Jemmie, murmura-t-elle dans le silence de sa chambre. Je ne sais pas comment nous trouverons

le salut, mais notre ressemblance s'affirme à mesure que le temps passe, et un jour lord Ullyot finira

bien par la remarquer.

Chapitre 7

C'est au soir de ce même jour que Madeleine nota que l'état de santé de Dougal s'était aggravé. Elle lui

tendit un bâtonnet qu'elle l'invita à mordre très fort pour surmonter ses souffrances. Cela lui éviterait

au moins d'avaler sa langue, et si par malheur le tétanos venait à le paralyser elle pourrait plus

aisément lui ouvrir la bouche.

La valériane, conjuguée à d'autres herbes, semblait toutefois avoir fait effet, tout comme la purée d'ail.

Par ailleurs, le mélange de grains de fenouil et de sauge, dont elle gardait secret le dosage, avait fait

baisser la fièvre, de même que le vinaigre associé au miel. Elle savait cependant que toutes ces potions

ne suffiraient pas à sauver ce malheureux. Alors, elle se décida à agir, et vite.

Par crainte que la sentinelle ne fasse irruption dans sa chambre elle installa une table devant la porte.

Ainsi, elle serait plus tranquille pour s'occuper du blessé.

Elle apposa ses mains sur la poitrine du jeune homme. Le cœur battait très faiblement et de façon

irrégulière. Dougal agitait sans cesse la tête sur l'oreiller, comme s'il cherchait de l'air.

Madeleine ferma les yeux pour mieux se concentrer. Elle eut la sensation que le sang du patient passait

dans e sien, circulait dans ses propres artères, et que leurs cœurs battaient à l'unisson.

Tandis qu'elle exerçait une pression de plus en plus forte sur le torse de Dougal, les pulsations

résonnaient dans sa tête de façon assourdissante.

Tant pis pour la migraine qui s'ensuivrait, elle devait continuer pour tenter de le sauver.

Synchronisation et fermeté, tels étaient les maîtres mots dans ce genre de pratique. Le souffle du jeune

homme ralentit et son corps fiévreux commença à se détendre sous le poids qu'elle exerçait sur lui.

Ainsi, le feu qui le consumait diminua progressivement, et il en fut enfin délivré.

Malgré ces signes d'amélioration, Madeleine maintint la pression sur la poitrine du patient. Elle

transpirait abondamment et sa respiration s'accélérait, contrairement à celle de Dougal.

Le mal semblait perdre la partie, et le jeune homme recouvrait enfin un certain apaisement.

Eprouvée par son effort, Madeleine chercha à reprendre son souffle. Il fallait qu'elle se délivre des

liens du sang qui les attachaient l'un à l'autre. Elle se mordit si fort la lèvre que le sang coula à l'instant

où elle desserrait son étreinte et s'arrachait à lui.

Quand elle rouvrit les yeux, quelques secondes plus tard, elle fut frappée par le regard stupéfait de

Dougal.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix éraillée indiquait qu'il avait soif, mais elle n'avait même pas la force de lui tendre le pichet.

— Mon nom est Madeleine Randwick.

— La Veuve Noire de Heathwater?

Il semblait terrorisé par cette révélation.

— C'est ainsi que l'on m'appelle, en effet.

— Les soins... que vous venez de me donner...

Dougal semblait à bout de forces. Madeleine prit peur tout à coup.

Allait-il survivre ? Avait-il été conscient tout au long de l'épreuve qu'elle lui avait infligée ?

— C'est étrange. J'ai eu l'impression que vous entriez en moi, balbutia le jeune homme.

Elle sourit et rassembla ses forces.

— La fièvre provoque le délire, expliqua-t-elle calmement.

Elle ramassa ses sachets de poudres et les rangea soigneusement avant d'ajouter:

— Il faut dormir, maintenant.

Elle lui présenta une infusion très concentrée de camomille et de valériane qu'il absorba goutte à

goutte.

J'espère qu'il aura tout oublié demain, songea-t-elle.

Dans la chambre, la vive clarté de midi avait fait place à une douce lumière ocre.

Epuisée, Madeleine se laissa choir sur le tapis.

Un peu plus tard, elle sursauta en entendant la porte s'ouvrir comme sous la poussée d'un bélier. La

table qu'elle avait disposée pour la condamner se renversa dans un grand fracas, et Alexander Ullyot se

dressa devant elle.

— Que se passe-t-il ? s'écria le maître, l'air furieux. Pourquoi la porte était-elle bloquée par cette

maudite table?

Il s'approcha de sa captive.

— Que vous est-il arrivé ? Pourquoi êtes-vous étendue par terre?

Il parcourut la pièce d'un rapide coup d'œil, puis ajouta :

— Et Dougal?

Celui-ci se redressa sur le lit en entendant son nom, et son visage s'embrasa soudain.

— Elle s'est affaissée sur le tapis, milord, expliqua le jeune homme en désignant la guérisseuse.

— Et tu n'as même pas essayé de la relever?

— Je ne peux guère bouger.

Dougal fit un effort pour sortir de son lit et posa les pieds par terre.

— Pourtant, tu tiens debout, mon gaillard ! Visiblement confus, le malheureux rougit plus encore.

— Allons, levez-vous, Madeleine ! ordonna lord Alexander.

Elle tenta d'obéir en s'appuyant au mur pour ne pas perdre l'équilibre.

Alexander semblait hors de lui. Cela se voyait à l'expression de son regard, et à la façon dont sa

mâchoire se crispait.

Il la prit néanmoins par le bras avec une surprenante douceur. Elle fut frappée par l'éclat de ses yeux

gris. Jamais elle n'avait vu pareille expression dans le regard d'un homme.

L'inquiétude s'y lisait.

Madeleine se laissa aller contre lui tant elle se sentait lasse.

D'habitude, elle était plutôt l'objet de sarcasmes, surtout de la part de ceux qui la prenaient pour une

sorcière. Jusque-là, elle n'avait fait l'objet d'aucune sollicitude et n'avait surpris sur les visages que des

réactions hostiles. Sur celui de Noël, celui de Williamson, et ceux des courtisans de la cour d'Edouard,

par exemple. Sans omettre les soldats de Heathwater et ceux de lord Ullyot à Ashblane. En fait, c'est

l'isolement dans lequel elle avait toujours vécu qui l'avait sauvée.

En effet, sa réclusion avait eu au moins l'avantage de lui épargner les détails des pratiques occultes

qu'on lui prêtait en Angleterre et en Ecosse. Et cela dans le but d'éloigner d'elle d'éventuels amis.

Mais ce matin même, Alexander Ullyot lui avait témoigné de la compassion. Pourquoi avait-il pris de

tels risques face aux émissaires de Noël Falstone ? Comment ne pas être désemparée par ces brusques

changements d'attitude? Décidément, rien n'avait de sens.

Elle allait exprimer son désarroi quand, d'un geste impulsif, il la souleva dans ses bras pour l'emporter.

— Ecoutez-moi, milord ! intervint Dougal. Lady Randwick n'est pas la femme que l'on croit. C'est une

fée, et non une sorcière.

— Une sorcière ? reprit le seigneur d'Ashblane, l'air soupçonneux. Comment cela ? Qui a parlé de

sorcellerie?

— Je... je ne sais pas, marmonna le jeune homme, visiblement très fatigué.

— Allons, recouche-toi, mon garçon, lui conseilla Ullyot d'un ton presque paternel. Ne crains rien. La

dame d'Heathwater sera à ton chevet demain matin pour te soigner. En attendant, elle doit se reposer.

Dans le couloir, Madeleine sentit le froid la pénétrer et se mit à claquer des dents.

— J'ai... j'ai froid..., bredouilla-t-elle, tandis que lord Alexander montait les marches.

— Je le vois bien, murmura-t-il. Courage, nous sommes presque arrivés. Agrippez-vous a moi.

Ils pénétrèrent enfin dans une chambre très vaste au centre de laquelle se dressait un grand lit Un rai de

lumière s'attardait sur la fourrure de zibeline qui le recouvrait.

Une chambre d'homme! songea Madeleine, troublée de se trouver là.

Rien dans le décor ou dans les vêtements éparpillés çà et là n'indiquait en effet une présence féminine.

Dans un coin, elle avisa les épées rangées sur un râtelier et, sur le mur d'en face, la bannière aux

couleurs du clan Ullyot avec la devise : « Fais preuve de sagesse. »

— Qui dort dans cette chambre ? questionna-t-elle, devinant par avance la réponse.

— Moi.

Fais preuve de sagesse ! songea-t-elle, saisie soudain d'une vague appréhension.

Etre sage ? Mais comment ? Si lord Alexander décidait ce soir d'abuser d'elle, elle serait bien

incapable de se défendre. Elle était si faible physiquement. Et si moralement vulnérable face à sa mâle

séduction.

— Détendez-vous, lady Randwick, lui conseilla lord Ullyot qui avait perçu son angoisse.

Il ôta prestement la couverture de zibeline, puis déposa sa belle prisonnière sur le lit.

— C'est une femme consentante, sûre d'elle et de ses désirs, qu'il me faut. Pas une guérisseuse

exténuée par des pratiques occultes sur ses patients.

— Dougal vivra ! balbutia-t-elle en s'abandonnant sur la couche.

— Je sais. Mais vous, lady Randwick, survivrez-vous à un tel choc?

Il s'assit auprès d'elle, et parcourut du regard son corps alangui.

— En est-il ainsi chaque fois que vous guérissez quelqu'un ? reprit-il. Vous semblez vidée de toute

énergie.

— Non.

— Mais alors, pourquoi cette fois-ci...

— A cause... du nimbe d'argent.

C'est à peine si elle entendit l'écho de sa propre voix tant elle se sentait faible.

Comme lord Alex lui prenait la main, elle ouvrit les yeux et devina l'inquiétude sur son visage.

Assurément, il la tenait pour folle !

— J'ai trop... froid, balbutia-t-elle.

C'est à peine si elle pouvait parler. L'air lui manquait et ses forces l'abandonnaient.

— Oh, mon Dieu. Madeleine ! Respirez, je vous en conjure.

Le ton de sa voix résonna étrangement aux oreilles de la jeune femme. Elle sentait que sa vue se

brouillait et qu'une étrange obscurité gagnait peu à peu la chambre.

Bien à l'abri dans les bras protecteurs de lord Alex, Madeleine sentit bientôt son corps se réchauffer.

Une onde de chaleur montait en elle, gagnait ses jambes, son ventre, sa poitrine, puis ses joues. Il lui

semblait qu'un feu la consumait, chassant le froid et les ténèbres.

Elle se détendit peu à peu, et sa propre main glissa sur son corps qui reprenait vie.

L'odeur du savon, du cuir et de la fumée qui régnait dans la chambre avait sur elle un effet apaisant.

Alors, elle respira profondément et se laissa prendre par le sommeil.

Alexander serra Madeleine tout contre lui, maudissant les gens et les événements qui troublaient sa

quiétude. Cet infâme Noël Falstone, son ambition de conquérir Ashblane, l'empreinte possessive du

comte de Harrington, et les propos de Dougal sur la sorcellerie. Tout cela l'irritait.

Tandis qu'il resserrait son étreinte, il perçut le souffle léger de sa captive, et maudit tout ce qui la

tourmentait.

Damné soit Falstone, songea-t-il. Damné soit Ian pour s'être fait tuer. Damné soit Edouard pour avoir

fait d'elle une catin, et maudite soit l'Eglise pour ses lois trop rigides et son pouvoir suprême.

Alors que les derniers rayons du soleil éclairaient la pierre de sa bague, Alex contempla pensivement

ses reflets.

— Je sais que je ne pourrai les combattre tous, murmura-t-il. Mais je ne leur rendrai pas Madeleine.

Les voiles de la nuit estompèrent peu à peu les lueurs du couchant, tandis qu'au loin le vent hurlait sur

les collines des Cheviot.

Dieu ! Dans quelle impasse s'était-il fourvoyé ? Ashblane. Son domaine. Son peuple. Sa terre. La

présence de Madeleine Randwick sous son toit mettait tout en danger, et le risque d'un conflit ne

laissait rien augurer de bon.

Alex fit en sorte de chasser ses tourments et s'enivra du parfum de Madeleine. Ce soupçon de fenouil

mêlé à l'odeur de la consoude et de la sauge le troublait plus qu'il n'aurait convenu. Pourtant, ce

n'étaient là que de simples plantes aromatiques. Le parfum de la jeune femme n'était pas celui d'une

courtisane, et encore moins celui d'une sorcière. Lady Randwick était victime du pouvoir des hommes

et n'avait rien de commun avec son frère. C'était une personne généreuse, une authentique guérisseuse

qui savait apaiser les souffrances. La jambe de Dougal, son propre bras avaient été sauvés grâce à elle.

Sans compter les bons rapports qu'elle entretenait avec les gens d'Ashblane. Tout cela n'avait pas de

prix.

Ah, si seulement il avait eu affaire à une intrigante, tout eût été plus simple.

Mais Madeleine Randwick n'avait rien d'une intrigante.

Alex se leva, puis arrangea les coussins afin qu'elle soit plus à son aise. Dieu merci, elle avait repris

des couleurs, et ses lèvres rosissaient de nouveau.

Une guérisseuse qui mettait sa vie en danger pour apaiser les souffrances des hommes, c'était à ses

yeux le plus bel exemple d'abnégation. Une catin qui montrait les dispositions d'une sainte, en fait.

Décidément, Madeleine Randwick demeurait pour lui une énigme, une somme de contradictions. Mais

à y bien réfléchir, elle n'avait vraiment rien de la femme diabolique dont on brossait volontiers le

portrait.

Et cependant, certains éléments de ce portrait étaient vrais. En effet, elle-même ne lui avait rien caché

de sa vie de courtisane, ni de son implication dans le meurtre de Lucien, son époux.

A cet instant, la gouvernante entra, les bras chargés d'oreillers, et interrompit les pensées du maître de

céans.

— Voulez-vous que j'appelle Ewan pour qu'il emmène cette femme dans sa chambre, milord ?

questionna-t-elle en déposant son fardeau sur le lit.

— Non. Elle restera ici. C'est moi qui irai dormir dans la pièce voisine.

— Soit. Dans ce cas, je vais aller préparer votre lit, si vous le permettez.

Sim s'attarda un instant devant la prisonnière et soupira.

— Dans son sommeil, elle a l'air d'une petite chose si fragile. Pourtant, elle est grande et vigoureuse...

— Oui, oui. Allons, Sim, ne perdez pas de temps ! Agacé par les commentaires de sa servante, lord

Ullyot perdait patience. Sim accordait à son goût un trop grand intérêt à lady Randwick.

— N'oubliez pas qu'on la nomme la Veuve Noire de Heathwater, s'empressa-t-il de lui rappeler.

— Je sais, mais elle me paraît un peu jeune pour avoir commis tous les méfaits dont on l'accuse. A ce

propos, Jock disait...

— Je me moque de ce que disait Jock ! Allons, sortons d'ici.

Il jeta un dernier coup d'œil vers le lit, puis, la mine crispée, emboîta le pas à la gouvernante.

Sans trop savoir où le portaient ses pas, Alex arriva au bord du lac bordé de hautes fougères. Il

ramassa des pierres plates et fit quelques ricochets, troublant ainsi la surface des eaux dormantes. Puis,

las de ce petit jeu, il leva les yeux vers la lune et tendit ses mains rugueuses vers l'astre nocturne.

Des mains de rude guerrier.

Il avait combattu sans relâche pendant des années, maniant l'épée d'un bras vigoureux, décimant ses

ennemis sans pitié, tuant aveuglément, faisant de la mort une compagne de tous les instants.

Tuer. Il ne savait rien faire d'autre.

Inclinant la tête, il enfouit ses doigts dans sa chevelure, puis les laissa glisser sur sa nuque raide

comme une bûche.

Il était seul depuis si longtemps à porter la renommée du clan Ullyot sur ses épaules, à faire en sorte

que le donjon d'Ashblane demeure une forteresse imprenable.

Il songea à son retour d'Egypte et à la paix retrouvée au pied de ses collines. Elles étaient pour lui un

sanctuaire après tant de rudes combats en terre étrangère. Sa véritable demeure, en somme. Sa seule et

unique maison.

Pourrait-il jamais oublier les angoisses de son enfance, sans cesse déplacé d'un lieu à l'autre, errant

parmi les courtisans de la cour d'Ecosse, bâtard d'un frère illégitime du roi Robert Bruce.

Il pensa alors à Madeleine Randwick. S'il devait maintenant lui donner asile, risquait-il pour autant de

perdre Ashblane ?

Il proféra un juron dans la nuit, écartelé entre ses devoirs de baron et les errements de son cœur. Or, il

savait déjà que ses devoirs finiraient par triompher de tout, et cela le rendait furieux.

Gillion. Katherine. Quinlan...

Sans compter les six cents familles qui dépendaient de lui depuis une dizaine d'années. Et cette

demeure d'Ashblane, son unique consolation.

Désormais, il devait choisir.

Il trouverait un moyen de protéger Madeleine Randwick tout en l'éloignant de chez lui. De sa vie.

Ainsi, il finirait par l'oublier.

Au nom de Jésus et du Saint-Esprit, il se promit d'agir afin qu'il en soit ainsi. Après tout, Isabella

Simpson avait toutes les qualités pour faire une bonne épouse. Elle était en outre assez pulpeuse et

lascive pour satisfaire ses désirs d'homme.

Toutefois, elle n'avait pas la force de Madeleine, ni son indépendance. Elle était moins autonome, trop

respectueuse des conventions.

Après tant d'années passées à chercher la perle rare, Alex se prit soudain à trouver à lady Randwick

des qualités inestimables.

Cette diablesse a décidément tous les attraits, se dit-il, incapable d'endiguer le désir qui montait en lui.

L'image de Madeleine, alanguie sur son lit, attisait le feu qu'elle avait allumé en lui, un feu dont il avait

d'abord refusé de s'avouer l'intensité. Mais, à présent, l'évidence s'imposait : il était fou de sa

prisonnière.

Alors, dans une indicible exaltation des sens, lord Alexander se dépouilla de ses vêtements et se jeta

dans les eaux glacées du lac.

Chapitre 8

Madeleine s'éveilla d'un profond sommeil. A l'ombre portée qui se dessinait sur les hauts murs de la

forteresse, elle comprit qu'elle avait dormi plus que de raison.

Elle se trouvait dans sa chambre et ne comprenait pas comment elle y était revenue. A son chevet, elle

reconnut Katherine Ullyot, penchée sur son ouvrage.

— Ah, vous voilà réveillée ! murmura la nièce de lord Alex en levant les yeux de son canevas.

Elle désigna d'un geste vague le vase de terre cuite posé sur la table en ajoutant :

— Regardez, Madeleine. Je vous ai apporté des fleurs des champs.

— Où les avez-vous cueillies ?

— Dans les prés autour du château, ce matin. Gillion était avec moi.

— Et Dougal... comment va-t-il ?

— Il est tout à fait remis de sa blessure. Ici, tout le monde raconte qu'il s'agit d'un miracle, et le

miraculé est le premier à chanter vos louanges. Mon oncle Alexander, quant à lui, est plus réservé. Il

admet toutefois que vous valez mille fois mieux que son médecin, et s'en félicite.

Madeleine sentit ses joues s'embraser en songeant à son geôlier. La dernière fois qu'elle avait vu lord

Alex, elle était dans son lit, bien au chaud dans ses bras protecteurs.

— Savez-vous où est votre oncle, Katherine ?

Elle craignait qu'il n'entre sans crier gare et ne la surprenne à son réveil. A cette seule idée son cœur se

mit à battre un peu plus fort.

— Il est parti en pleine nuit avec une trentaine d'hommes, mais j'ignore où il s'est rendu, ni pour quelle

raison. D'après la direction qu'ils ont prise, je suppose qu'ils sont allés rendre visite à lord Armstrong.

Mais comment savoir ? Ils ont pu tout aussi bien se rendre chez les Grant dont les terres jouxtent les

nôtres, au-delà de la rivière Annan.

Madeleine ne manifesta aucune réaction en apprenant que son geôlier avait quitté le château. En

revanche, le but de cette expédition la préoccupait davantage. Lord Alexander était-il parti négocier

une solution au problème de sa présence à Ashblane ou répandre la nouvelle qu'elle avait elle-même

assassiné son mari ?

Elle rejeta les couvertures et tenta de se lever, mais Katherine l'en empêcha en la repoussant d'une

main ferme.

— Non ! Reposez-vous, Madeleine. Sim, notre gouvernante, vous prépare un bouillon et du pain frais.

Tenez, justement, la voici.

La gouvernante apparut en effet, suivie de Jemmie, et présenta à Madeleine un plateau garni de

victuailles.

— Dougal est mon neveu, lady Randwick, expliqua Sim. C'est un garçon aimable et affectueux. Il est

le fils de ma sœur, voyez-vous. Quand la pauvrette est morte, elle m'a laissé le soin de m'occuper de

lui et de Donald, son frère jumeau.

La femme tira alors de sa poche un grand mouchoir et se moucha bruyamment avant de poursuivre :

— Je me moque de ce que l'on dit de vous ici, milady. Pour moi, vous serez toujours celle qui a sauvé

mon cher neveu, et je vous en serai éternellement redevable.

La femme caressa tendrement la main de Madeleine, puis déposa auprès d'elle un présent enveloppé

dans un linge blanc.

— Ne l'ouvrez pas avant que je sois sortie d'ici, lui confia-t-elle. Ceci vous aidera à préparer vos

potions.

La tiédeur du lit, l'odeur du pain frais qui se répandait dans la chambre, la douceur des propos de Sim,

tout cela bouleversait Madeleine. Même en ce château où elle était retenue prisonnière, elle éprouvait

le sentiment d'être choyée et protégée. D'appartenir enfin à une vraie famille.

Elle se tourna vers Jemmie et lui sourit. Sa jeune sœur avait bonne mine et semblait bien nourrie.

Devant tous ces bienfaits, Madeleine décida de savourer le bonheur du moment présent : Katherine lui

avait offert de jolies fleurs des champs comme elle les aimait, et Sim de quoi déjeuner. Et dans cette

forteresse d'Ashblane réputée imprenable elle se sentait en sécurité.

— Ouvre ton cadeau, Madeleine, chuchota Jemmie, tandis que la gouvernante refermait la porte

derrière elle.

En dépliant le linge, Madeleine découvrit un mortier et un pilon. Ils provenaient sans doute des

cuisines à en juger par leur état d'usure.

« Cela vous aidera à préparer vos potions ! » avait dit l'aimable Sim.

Aussi loin que sa mémoire pouvait remonter, Madeleine ne se souvenait pas d'avoir reçu de cadeau de

quiconque. Aussi cette attention la touchait-elle profondément.

Bercée par la voix de Katherine qui fredonnait un chant de fête tout en piquant l'aiguille dans son

ouvrage, elle éprouva un indicible sentiment de paix. Les tracas quotidiens qui avaient jusque-là

jalonné sa vie à Heathwater étaient oubliés. Madeleine découvrait enfin les joies d'une vie simple et

heureuse dont elle avait été privée jusque-là.

La sécurité !

C'était désormais à ses yeux une réalité palpable. Elle la ressentait non seulement dans tout ce qui

l'entourait, mais aussi dans sa façon de respirer, si lente, si paisible.

Combien de temps jouirait-elle de cette quiétude ?

Alexander Ulloyt ne réapparut ni le lendemain ni les jours suivants. Madeleine fut tentée de demander

à Katherine pourquoi son absence se prolongeait, mais celle-ci aurait pu se méprendre sur le sens de

cette question. Alors, elle y renonça.

Pour se distraire, la prisonnière s'occupait sans cesse à diverses tâches. Elle aidait aux cuisines,

travaillait aux écuries ou contribuait à l'entretien du jardin des plantes aromatiques.

A mesure que passaient les jours, Madeleine se rendait compte que les gens ne la fuyaient plus et ne se

signaient plus à son approche. Au contraire, certains s'arrêtaient quelques instants pour bavarder à

propos de tout et de rien, ou l'entretenaient de leurs maladies.

De plus, grâce au mortier offert par la gouvernante, elle s'était mise à préparer quantités de mixtures,

de sorte qu'il émanait de sa chambre des effluves médicinales.

Cette pièce était à l'image de l'officine qu'elle avait visitée à Londres avec sa mère. Les plantes

séchaient sur des fils tendus au-dessus de la cheminée, d'autres macéraient dans des bouteilles fermées

hermétiquement à la cire, une méthode transmise par sa grand-mère.

Madeleine cueillait l'ail nouveau qu'elle conservait dans la saumure avec des feuilles de choux, une

préparation réputée efficace pour les cataplasmes. Dans une grande jatte, elle gardait des algues,

goémons et varechs, provenant des magasins de vivres du château. Ces algues avaient la propriété de

fortifier le sang ou servaient, tout comme l'ail, à nettoyer les plaies.

La vie à Ashblane semblait, en outre, bien réussir à Jemmie. La fillette devenait de jour en jour plus

bavarde et riait volontiers. Son visage s'éclairait, et ses yeux bruns rayonnaient de vivacité. On la

voyait souvent parcourir les prairies environnantes en compagnie du jeune Gillion. Ils faisaient de

grands gestes, tels deux complices heureux de se retrouver. Ainsi, Jemmie contribuait à

l'épanouissement du fils du maître de maison, et si celui-ci ne parlait pas encore, il était en bonne voie.

En fait, la petite fille avait su gagner sa confiance.

De son côté, Madeleine se sentait pleinement heureuse à Ashblane. Légère et insouciante. Un état

qu'elle n'avait jamais connu jusqu'alors. Le bonheur de Jemmie, l'amitié de Katherine, le rire de Gillion

et les attentions de Sim, tout cela formait les pièces d'un puzzle qui s'était mis en place comme par

miracle.

La jeune femme respira profondément, le cœur en liesse.

Depuis combien de temps n'avait-elle pas éprouvé pareille sensation ? Désormais, elle était libre de

respirer, de rire, de rêver.

— Mais que faites-vous, Madeleine ? s'enquit Katherine, surprise par son attitude.

— Je respire ! Jamais je n'ai pu respirer ainsi à Heathwater.

— A cause de votre frère, n'est-ce pas ?

La seule évocation de Noël risquait fort de gâcher sa journée, aussi Madeleine se borna à hocher la tête

pour clore ce sujet. Aujourd'hui, sa vie était ici, à Ashblane, et elle ne voulait à aucun prix entendre

parler de son frère.

Comme elles longeaient le cimetière en direction des cottages, Madeleine s'enquit:

— Où m'emmenez-vous, Katherine?

— Nous allons rendre visite à ma cousine Brigid, la fille de ma tante, du côté paternel. Elle connaît

bien des difficultés en ce moment.

Sans laisser à Madeleine le temps de poser d'autres questions, la jeune fille l'entraîna dans une allée

qui conduisait à un petit cottage de pierre au toit de chaume.

Alertée par des cris provenant de la maison, Katherine se précipita vers la porte en faisant signe à son

amie de presser le pas.

— Viens vite, Madeleine. Dépêchons-nous !

Dans la pièce enfumée, un homme soutenait une jeune femme enceinte, prise à l'évidence des douleurs

de l'enfantement.

— Dieu soit loué, tu es là, Kitty ! soupira le maître des lieux. Brigid va donner le jour à notre enfant

d'un instant à l'autre. J'ai cru que tu ne viendrais jamais.

Il considéra alors Madeleine d'un air courroucé, et ajouta d'un ton peu amène :

— Pourquoi l'as-tu amenée ici ?

— Je ne sais comment m'y prendre avec une femme enceinte, Jamie, expliqua Katherine. Or, Liliath

m'a recommandé...

— Seriez-vous aussi sage-femme, lady Randwick? ricana le futur père, volontiers méprisant.

Glacée par cet accueil, Madeleine sentit son cœur se serrer.

A Heathwater, elle n'était jamais la bienvenue au chevet d'une parturiente, tant on redoutait les effets

de sa magie noire sur la mère et le nouveau-né. De même que l'on ne l'autorisait pas à approcher un

enfant. Jamais une future mère n'aurait fait appel à ses services, même dans le cas d'une grossesse

difficile ou d'un accouchement délicat. A croire que sa propre stérilité faisait peur, laissant craindre

quelque issue fatale. On la tenait pour un être qui n'avait de femme que le nom et ne méritait la

confiance de personne.

Et à Heathwater elle était aux yeux de tous la Veuve Noire. L'intouchable.

Ainsi, face à cet homme visiblement mal disposé à son égard, Madeleine n'osait faire état de son

savoir-faire.

— Sage-femme... Je ne sais pas, balbutia-t-elle.

— En tout cas, je sais que Liliath, la sage-femme d'Ashblane, ne viendra pas, intervint Katherine.

— Pourquoi ? questionna l'époux de Brigid.

— Elle dit que le bébé est dans une position délicate qui rend l'accouchement... impossible. Elle

conseille d'asperger Brigid avec une décoction de cormier, de lui passer au cou un collier de perles

d'ambre, et de lancer une flèche d'est en ouest pour apaiser ses douleurs. Katherine haussa les épaules

en ajoutant:

— Nous avons déjà essayé cette méthode, mais elle n'a rien donné.

Madeleine retint sa langue, préférant taire ce que lui inspiraient de telles pratiques, dignes de la plus

sotte superstition.

— Il ne nous reste plus que le docteur Haie, conclut-elle enfin. Où est-il ?

— Il est parti pour le château des Grant, expliqua Katherine. Ce matin encore, Brigid espérait pouvoir

donner le jour à son enfant avec ma seule aide, mais maintenant... Dix heures ont passé, et le bébé n'est

toujours pas là. Je ne sais que faire...

— Quinlan sait-il que Liliath a refusé d'intervenir? questionna Madeleine.

— Non. Mais s'il le savait, il dirait que c'est là une affaire de femmes et renoncerait à s'en mêler. C'est

ainsi, et nous n'y pouvons rien.

Tant de femmes mouraient en couches !

Cette réalité s'imposa à eux comme un cri dans le silence de la pièce.

Et Brigid serait peut-être l'une d'elles...

Comme on l'installait dans un fauteuil, celle-ci leva vers Madeleine des yeux suppliants.

Que d'innocence dans ce beau regard! songea Madeleine.

La future mère avait à peine seize ans, et semblait terriblement désemparée.

— Si je dois vous examiner, il me faudra de l'eau chaude et du linge propre, déclara enfin lady

Randwick. Et aussi de l'ail. En avez-vous dans votre jardin, Brigid?

— Oui. Tout près de la porte d'entrée.

— Faites-en une décoction, Katherine, conseilla Madeleine. Nous l'utiliserons comme désinfectant.

Une décoction très concentrée, sans quoi ce sera sans effet.

Madeleine releva alors ses manches, puis rassembla ses cheveux en chignon sur la nuque. Déjà, la

sueur ruisselait sur son front, mais elle était néanmoins armée de courage. Nul ne devait soupçonner

qu'elle n'entendait rien aux accouchements. Et surtout pas la parturiente.

Cependant, puisque personne n'était disposé à intervenir à sa place, elle n'avait pas le choix. Dieu

merci, elle avait foi en son art, sans oublier qu'à Heathwater on la vouait naguère à toutes les

malédictions. Pourtant, sa médecine guérissait toutes les maladies, apaisait toutes les souffrances. Elle

n'avait aucun doute sur ce point.

Une heure plus tard, la future mère semblait un peu plus détendue, mais le crâne du bébé n'apparaissait

pas. Pire, d'après ses premières observations, Madeleine avait constaté que l'enfant se présentait mal.

Dans un accouchement normal, il sortait par la tête, alors qu'ici sa position laissait présager un siège. Il

fallait donc retourner l'enfant, mais comment, et à quel moment ? L'opération s'annonçait délicate, et

les contractions s'espaçaient. Elle devait donc se décider sans plus attendre.

— Jamie, vous devriez aller chercher un peu de bois pour ranimer le feu, suggéra-t-elle dans le seul

but d'éloigner le mari.

— Allez-vous user de magie ? chuchota Katherine à l'oreille de son amie.

— Il ne s'agit pas de magie, mais de mon savoir-faire de guérisseuse, rectifia-t-elle.

Elle nota que le bébé était placé sur la gauche de l'utérus ; toutefois, il y avait assez de place pour le

faire bouger. A condition d'aller vite.

— Respirez, Brigid ! ordonna Madeleine tout en manipulant le petit corps prisonnier du ventre de sa

mère.

Comme les contractions reprenaient, elle interrompit les mouvements et attendit tout en surveillant le

pouls de la jeune femme. Quand celle-ci recouvra son calme, elle reprit les manipulations avec plus

d'insistance, indifférente aux cris de la malheureuse.

Madeleine savait que si l'enfant ne se retournait pas, il mourrait, et sa mère aussi. En médecine, la

force était parfois préférable à la délicatesse. Et, en cet instant, c'était précisément le cas.

Alors, elle exerça une forte pression sur l'abdomen et sentit que le bébé avait bougé dans le bon sens.

Par bonheur, cela avait suffi.

Elle vit enfin le petit crâne apparaître, puis les yeux, et enfin toute la tête. Il lui sembla que le bébé

souriait tant il était soulagé d'avoir trouvé le chemin de la vie.

— Voilà, mon petit. Tout ira bien. Sois sans crainte. Elle le prit dans ses mains, puis le souleva pour le

montrer à la maman éperdue de soulagement et de bonheur.

— C'est une fille !

Katherine tendit les bras à la petite qu'elle serra contre elle, les yeux baignés de larmes.

Jamie revint de sa corvée de bois et, en apprenant la nouvelle, laissa tomber les bûches à même le sol

pour se précipiter au chevet de sa femme.

— Dieu soit loué, vous êtes saines et sauves toutes les deux, murmura-t-il en enlaçant tendrement la

mère et l'enfant.

Mais Madeleine n'entendait plus la conversation des parents. Déjà, le spectre de la sorcellerie

s'imposait à elle, reprenait possession de tout son corps. Elle sentit ses forces l'abandonner et se laissa

tomber au pied du lit, à bout de souffle.

— Madeleine ! Que se passe-t-il ? s'écria Katherine. Oh, mon Dieu ! Vos yeux sont injectés de sang !

— Comment va... l'enfant ? s'enquit Madeleine dans un balbutiement.

— Elle tète déjà et Brigid est délivrée du placenta. Soyez sans crainte. Mais c'est vous qui m'inquiétez,

Madeleine. Je vais vous aider à vous relever.

Tandis que Katherine se penchait vers elle, leurs regards se croisèrent, et Madeleine décela une étrange

lueur dans les yeux de la nièce d'Alexander.

Etait-ce de la peur ou de l'incompréhension ?

Madeleine elle-même redoutait ce qu'elle ressentait en cet instant, mais elle ne pouvait le comprendre

ni l'expliquer. Soudain elle perdit toute sa sérénité acquise depuis son arrivée à Ashblane.

— Vous m'avez dit voici quelques jours que vous enviiez mes pratiques, Katherine, déclara-t-elle

doucement. Il est temps que je vous l'avoue : ce que vous appelez « magie » ne vient pas aisément.

Elle respira profondément, puis reprit d'une voix à peine perceptible :

— Parfois, elle risque de me coûter l'amitié de ceux qui me sont chers.

Katherine hocha la tête, croyant comprendre ce que cela signifiait.

— Madeleine, comment avez-vous pu croire que vous alliez perdre ma considération pour ce que vous

venez d'accomplir? Au contraire, j'admire votre courage et votre habileté. Vous êtes entrée dans cette

maison la peur au ventre, et vous avez réussi cet accouchement réputé impossible. C'est merveilleux !

Je vous aime, Madeleine Randwick, et je jure solennellement de ne jamais vous trahir. Je le jure sur

Dieu le Père.

Madeleine demeura interdite. Elle dont les pratiques avaient été tant décriées n'aurait même jamais osé

espérer pareil hommage.

Elle tendit la main à Katherine, désormais son amie, et celle-ci la prit et la serra avec ferveur dans les

siennes.

Madeleine reprit dès lors de l'assurance. Elle était une vraie guérisseuse et elle venait de le prouver.

L'hostilité de son frère Noël, qui la considérait comme impure et impie, n'était que sottise.

Elle sentit une force nouvelle pénétrer en elle, un pouvoir indicible à opposer, tel un bouclier, aux

préjugés qui couraient à Heathwater. Ici tout était vrai, tout était clair, tout était droit.

En cet instant béni, une pensée lui vint...

Et si elle décidait d'avoir elle-même un enfant ? Si cela devenait possible ? Si la stérilité qu'on lui avait

tant reprochée était imputable à Lucien, son défunt mari ? Son fléau !

Etait-ce envisageable ?

De tout son cœur, elle espérait que oui...

Chapitre 9

Alexander Ullyot ne fut de retour à Ashblane que trois jours après la naissance du bébé de Brigid et

Jamie.

Assise sur le mur d'enceinte dominant l'aire d'entraînement, Madeleine observait à distance le maître

des lieux. Vêtu d'un nouveau tartan aux couleurs vives, lord Alexander donnait des instructions sur

l'art de la joute aux jeunes soldats qui l'entouraient. Armés de leur lance et de leur bouclier, les

hommes se lançaient au galop sur une quintaine faite de gros sacs garnis de sable figurant l'adversaire.

Jusque-là, un seul d'entre eux était parvenu à se maintenir en selle, probablement par la grâce de Dieu.

Son cheval avait fait un écart, et le malheureux, qui avait lâché les rênes, s'agrippait à la crinière de sa

monture.

C'était maintenant au tour d'Alexander Ullyot de s'élancer. Contrairement à ses soldats, il ne portait ni

casque ni armure, et Madeleine s'inquiétait en voyant la taille de la quintaine qu'il devait affronter.

Il demeura immobile un moment comme pour mieux se concentrer, puis détala tout à coup dans un

nuage de poussière. Il tenait sa lance droit devant lui, les cuisses serrées sur les flancs de son destrier.

Alexander atteignit sa cible en plein centre.

Dans un élan d'enthousiasme, Madeleine se leva et applaudit à tout rompre, criant son admiration pour

le vainqueur. Surpris par cet hommage inattendu, lord Ullyot tourna la tête vers elle et fit ainsi chavirer

son cœur.

Le guerrier riait à gorge déployée. Sa lance brillait glorieusement au soleil et il brandissait fièrement le

bouclier aux armes des Ullyot.

« Fais preuve de sagesse », disait la devise du clan inscrite en lettres d'argent au-dessus des armoiries.

Lord Alexander s'avançait maintenant vers Madeleine et la fixait de ses yeux gris ardoise. Il lui parut

soudain plus jeune, moins austère, en dépit d'une barbe de plusieurs jours qui ombrait ses joues. Ses

cheveux retenus par le bandeau qui ceignait son front brillaient de tout leur éclat. Tout en lui n'était

que contrastes, à l'image de sa personnalité.

— Ainsi, vous vous intéressez à notre entraînement avec la quintaine ? questionna-t-il.

— Beaucoup, milord, répondit-elle, émue par le seul son de sa voix. Mais quand je vous vois galoper

ainsi, je me demande si les points de votre blessure au bras vont résister à cette épreuve.

— Je suis droitier ! Auriez-vous oublié que vous avez soigné mon bras gauche ?

— Non. Mais vous devriez savoir qu'il est tout aussi exposé que l'autre.

Comme elle n'avait pu examiner la plaie depuis qu'elle l'avait soigné dans la clairière de Liddesdale,

Madeleine crut bon d'insister.

— Allons, dites-moi comment va votre blessure. Indifférent à cette question, lord Alexander préféra

poser celle qu'il avait en tête.

— Je me demande si vous étiez aussi efficace à Heathwater. Katherine ne cesse de louer vos qualités

de guérisseuse et votre science des plantes médicinales.

Il lui sourit, découvrant des dents très blanches, puis tira sur la bride pour calmer son cheval qui

piaffait d'impatience.

— Je ne plaisante pas, lady Randwick. En ce qui vous concerne, je n'ai entendu que des louanges.

Hélas, vous allez manquer à vos nombreux admirateurs.

— Pourquoi?

— Je dois vous informer que votre frère a envoyé une nouvelle pétition au roi d'Ecosse afin de

demander instamment votre retour à Heathwater. Ainsi, j'attends d'un jour à l'autre une missive de la

Cour m'invitant à vous reconduire sans délai auprès de lui.

— Le ferez-vous ?

— Pourquoi pas ?

Les yeux gris de lord Ullyot ne la quittaient pas.

— Dessinez-moi un plan de Heathwater, voulez-vous. Un plan détaillé, indiquant tous les accès

possibles, le tracé des souterrains et, naturellement, l'emplacement de toutes les réserves de vivres et

de munitions.

— C'est impossible.

— Vraiment?

— Vous semblez ignorer que la forteresse d'Heath-water est tout aussi imprenable qu'Ashblane,

milord. Quelle que soit votre connaissance des lieux, vous allez vous heurter à la résistance des soldats

qui la défendent. Malgré la vaillance de vos hommes, vous aurez beaucoup de pertes dans vos rangs si

vous tentez un assaut. Je ne voudrais pas que vous ayez par ma faute tous ces morts sur la conscience.

— Plusieurs d'entre nous meurent tous les ans dans les combats, lady Randwick. Les âmes qui errent

dans le cimetière d'Ashblane sont là pour en témoigner.

— Un jour, le temps de la raison viendra, je l'espère. Si votre camp consent à mettre un terme à...

Le regard de lord Alexander se durcit soudain.

— Croyez-vous vraiment que ce soit aussi simple ? On dirait que vous ne connaissez pas votre frère.

Madeleine baissa les yeux. Les torts étaient bel et bien du côté de Noël. Bien sûr, elle n'avait pas

oublié que la trêve entre Heathwater et leur plus proche voisin était souvent rompue par la faute de son

frère.

— Je vois que vous me comprenez, murmura-t-il. Comment pourriez-vous ignorer que Noël est

foncièrement fourbe ! Malheur à ceux qui sont assez stupides pour lui faire confiance.

Le ton de lord Ullyot avait changé. C'était maintenant le baron le plus exposé au harcèlement d'un

belliqueux voisin qui parlait. Son sens des responsabilités avait repris ses droits. En quelques instants,

ses yeux avaient pris la couleur d'un lac au crépuscule, à l'heure où les ailes de la nuit caressent la

surface de l'eau.

Madeleine chercha en vain les mots qui pourraient apaiser la tension qui s'installait entre eux.

Pourquoi ne pouvait-elle considérer cet homme comme elle considérait tous les autres, avec une

certaine distance, voire avec dédain ?

Tout simplement parce qu'elle s'était sentie liée à lui dès le premier jour, quand elle l'avait soigné dans

la forêt de Liddesdale. Parce que sous les apparences d'un seigneur inflexible, d'un farouche guerrier,

lord Ullyot cachait une immense solitude.

Une solitude comparable à la sienne.

Elle se dit qu'Alexander dominait son entourage comme le donjon d'Ashblane dominait le territoire sur

lequel il régnait. Non seulement par sa présence physique — il était en effet grand et robuste —, mais

par une sorte de grâce naturelle qui faisait oublier sa rudesse. Madeleine le regardait comme un

chasseur suit des yeux le daim qui court librement dans les bois, comme un pêcheur voit une truite

filer dans les eaux d'un torrent. Il était à ses yeux indépendant, insaisissable, solitaire...

... et très beau.

Cette pensée inconvenante s'imposa à son esprit. Madeleine crut un instant qu'elle l'avait prononcée à

haute voix, et sentit son sang se glacer. Dieu merci, il n'en était rien. Lord Alex n'avait pas réagi. Il

suivait des yeux deux femmes qui approchaient. L'une d'elles était Katherine. Elle s'avançait d'un pas

léger, un bouquet de fleurs sauvages à la main.

Lord Ullyot parut content de les voir.

— Bonjour, Kitty. Bonjour, Meg.

Cette dernière baissa les yeux et rougit instantanément. Intriguée, Madeleine se demanda pourquoi

toutes les femmes d'Ashblane étaient à ce point troublées en présence du maître des lieux.

Même moi! admit-elle en secret.

— Nous avons cueilli quelques fleurs pour fleurir les tombes de Patrick et Ian, milord. Lady Randwick

pourrait nous accompagner au cimetière, si vous le permettez.

Alexander donna son accord d'un signe de tête.

— N'allez pas plus loin, et revenez à temps pour le souper, conclut-il avant de tourner bride et de

s'élancer au galop pour rejoindre ses soldats.

— Jenny McLeod prétend que lord Alex sera marié avant la fin de l'année, leur confia Meg en le

regardant s'éloigner. Ils lui sont apparus en rêve, tout aussi nettement que je vous vois.

— Ils ? questionna Kitty en haussant les sourcils.

— Oui. Lord Ullyot et sa future épouse.

— Jenny a-t-elle précisé à quoi ressemblait la promise ? intervint Katherine, un rien dubitative.

— Elle a dit qu'elle était grande, mais qu'elle n'avait pu voir son visage dissimulé sous un voile.

— Tu es grande, Madeleine, observa Kitty en se tournant vers sa nouvelle amie.

Elle lui tendit alors le bouquet de fleurs en riant et se mit à fredonner une marche nuptiale.

Le tutoiement de la jeune nièce de lord Ullyot réchauffa le cœur de Madeleine. Alors, elle se prit au

jeu, songea à ce que serait la vie de maîtresse d'Ashblane, mais chassa aussitôt cette pensée saugrenue.

Rien ne l'autorisait à rêver comme une jouvencelle à la veille de ses noces, elle qui portait tous les

stigmates d'une veuve au passé obscur.

Aujourd'hui, Madeleine se rendait compte que sa mère, Eleanor, s'était trompée en croyant la protéger

par un codicille testamentaire. Celui-ci, au contraire, l'avait condamnée à des années d'enfermement à

Heathwater. Dès l'âge de quatorze ans, elle s'était battue pour survivre, et ce combat incessant avait eu

raison de ses forces. Mais voilà que pour la première fois elle rencontrait un homme non seulement

puissant, mais honnête ; non seulement courageux, mais résolument loyal en la personne de lord

Alexander Ullyot.

Les rumeurs qui couraient sur le seigneur d'Ashblane mentionnaient invariablement ses prouesses

guerrières, ses qualités de soldat, et son désir farouche de protéger ses possessions. Mais nul ne parlait

jamais de son intelligence, de son sens de l'honneur, ni de la clairvoyance avec laquelle il assumait ses

responsabilités de seigneur et maître.

Madeleine soupira et huma le bouquet qu'elle tenait toujours à la main. Son bouquet de mariage ?

Jusqu'à présent, la plupart des gens de son entourage l'avaient méprisée, abandonnée. Hormis Jemmie,

Goult et Eleanor, nul ne lui avait accordé amitié ou protection. Pas même un semblant de compassion.

En fait, peut-être craignait-on ses prétendus pouvoirs magiques ?

Elle leva les yeux vers les hauts murs de pierre d'Ashblane en cet après-midi ensoleillé et en éprouva

un délicieux sentiment de paix.

— Ce château a été bâti pour durer, commenta Katherine en suivant son regard. Il a été assiégé une

première fois en 1332, puis de nouveau voici deux ans, ce qui a obligé Alexander à reconstruire une

partie des remparts. Il avait fait venir des maçons de Normandie. Je dois dire qu'ils étaient très habiles,

et aussi très séduisants.

Madeleine sourit à cette remarque.

— Force et séduction ! commenta-t-elle. Voilà qui évoque lord Ullyot lui-même.

— Dois-je comprendre que tu es troublée par mon oncle ? s'étonna la nièce.

— Il faut bien dire que notre maître est magnifique, intervint Meg. Toutes les femmes d'Ashblane sont

sous le charme, y compris certaines épouses qui n'osent l'avouer.

— Mais alors, pourquoi ne s'est-il jamais remarié ?

— Ce n'est pas faute d'avoir essayé, je t'assure. Par ailleurs, il s'est absenté pendant des années. Tout

d'abord, il est parti pour le Continent rejoindre Philippe de France, après quoi il s'est embarqué pour

l'Egypte. C'est à son retour qu'il s'est fiancé à la belle Alice. Quand elle est morte, il n'a plus daigné

poser les yeux sur une autre femme.

— Parce qu'il ne se consolait pas d'avoir perdu la sienne? s'enquit Madeleine.

Saisie d'un sentiment doux-amer, elle attendit la réponse qui ne vint pas de Meg, mais de Katherine.

— Alice était secrète et réservée. Elle ne se confiait jamais à personne, ne parlait jamais de sa santé.

Peut-être savait-elle que la mort viendrait la prendre très tôt?

Troublée par ces révélations, Madeleine eut envie d'en savoir un peu plus sur le couple mystérieux que

formaient lord Ullyot et Alice.

— Gillion est secret lui aussi, reprit aussitôt Katherine. Ce n'est pas rare chez un enfant de cet âge.

Mais peut-être tient-il cela de sa mère ?

— Tu n'aimais pas Alice, n'est-ce pas ?

— En fait, je la connaissais très peu. J'avais à peine dix ans quand elle est morte. Elle était distante

avec les enfants. Distante avec tout le monde, à vrai dire. Elle a disparu comme une ombre, tant elle

était effacée. Elle parlait peu et riait rarement. Après sa mort, mon oncle n'a jamais parlé de se

remarier.

Madeleine se souvint cependant des marques que lord Alexander portait au cou quand il était venu la

retrouver après le départ de l'envoyé de Noël. Les marques d'une amante passionnée, à n'en pas douter.

Elle revit la jeune beauté blonde lovée dans ses bras et se dit que le maître demeurait bien secret sur la

façon dont il occupait ses nuits.

Lord Ullyot n'était pas seulement beau, mais il y avait en lui quelque chose d'irrésistible qui éveillait le

désir et invitait à plus de complicité. Son pouvoir de séduction se manifestait dans tous les gestes qu'il

accomplissait, dans ses actes et dans ses paroles. Assurément, il exerçait sur les femmes de son

entourage comme sur ses soldats un incontestable prestige.

Mais Alexander Ullyot était aussi un seigneur redouté, d'une volonté implacable, d'une détermination

sans faille. Comment la fragile Alice avait-elle pu vivre auprès d'un époux de cette trempe ? Personne

à Ashblane n'aurait pu répondre à cette question. A en croire Katherine, Alice n'avait pas été heureuse.

Et cependant, ce baron qui ne souffrait pas la moindre contestation, qui n'admettait pas que l'on discute

ses décisions, faisait l'admiration de tous. En fait, il n'y avait chez lui rien d'arrogant, mais la force qui

émanait de lui inspirait le respect.

Troublée par l'importance qu'il prenait dans ses pensées, Madeleine parcourut les tombes du regard

pour tenter d'oublier l'énigmatique seigneur d'Ashblane.

Après le départ de ses deux amies, Madeleine s'attarda dans le cimetière. Elle remarqua qu'un homme

la suivait. Ne sachant s'il était là pour la surveiller ou pour la protéger, elle fit mine de l'ignorer.

Dix tombes fraîchement creusées s'alignaient dans le fond du terrain, et deux autres au milieu. Elle

s'approcha de ces deux-là pour lire les noms gravés sur les croix d'aubier.

Ian Ullyot et Patrick de Jedburgh.

Une simple pierre recouvrait le tumulus. Elle lut sur la croix que Patrick était âgé de dix-neuf ans

quand ce coup fatal l'avait emporté.

Bien trop tôt pour être enlevé aux siens, songea Madeleine, le cœur serré.

Sous le ciel maintenant chargé de nuages, tout lui parut soudain fragile. Sa propre vie et celle de

Jemmie. L'avenir s'annonçait pour elles plus incertain que jamais.

Elle se pencha pour cueillir une feuille de pouliot, la froissa dans sa main et la porta à son nez. L'odeur

poivrée lui rappela le jardin de son enfance. En se redressant, elle aperçut le petit Gillion à l'entrée du

cimetière et lui fit signe de s'approcher.

L'enfant s'avança et vint s'asseoir auprès de la tombe de Ian Ullyot. Son regard s'assombrit

brusquement tandis qu'il caressait la pierre d'un geste très doux comme pour témoigner son affection

au disparu.

— Je partage ta tristesse, tu sais, murmura Madeleine.

Gillion ne dit mot.

— Nous ne nous connaissons pas, mais je m'appelle Madeleine.

L'enfant demeura silencieux.

Alors elle ramassa une brindille de bois et écrivit son prénom sur le sol. « Madeleine. »

Comme il daignait enfin lever les yeux vers elle, Madeleine écrivit une autre phrase.

« Jemmie est ton ami ? »

Gillion acquiesça d'un signe de tête.

Elle lui tendit alors le bout de bois, et le petit s'en saisit après une brève hésitation.

Il effaça l'inscription précédente, puis dessina un profil de femme aux cheveux longs.

Madeleine crut se reconnaître.

Elle reprit le bâton et écrivit sous le portrait : « moi ».

Il lui sourit pour la première fois.

Sans plus attendre, elle fit un autre dessin. Un donjon au sommet duquel elle traça les armes

d'Ashblane, et de part et d'autre de la tour ajouta deux personnages.

« Gillion et Katherine », écrivit-elle au-dessous.

Elle rendit le bâton à l'enfant qui dessina son père sans la moindre hésitation. Il le représenta les bras

largement ouverts en signe d'accueil.

« Papa. »

Comme il finissait d'écrire, quelqu'un s'approcha d'eux, et le petit se leva d'un bond.

Alexander Ullyot se tenait devant eux, bras croisés, le surcot couvert de poussière après plusieurs

heures de joutes.

— Je vois que vous avez fait la connaissance de Gillion, dit-il en s'adressant à Madeleine.

— Votre fils ?

— Oui.

Il enfouit sa main dans la chevelure blonde du petit, qui se blottit contre lui.

— Katherine m'a confié qu'il n'avait plus de mère.

— En effet. Alice, ma femme, est morte en lui donnant le jour.

— Oh, mon Dieu !

Il sourit à Gillion, puis ajouta :

— Il est sourd de naissance, et je ne vois pas ce que l'on pourrait faire pour le délivrer de cette

infirmité.

Madeleine comprit que lord Alexander était très affligé par la surdité de son fils. Cependant, il l'avait

gardé auprès de lui en dépit de ce handicap, ce qui était tout à son honneur. Certains barons des

environs auraient probablement résolu un tel problème en se débarrassant d'un héritier jugé

indésirable.

— Il n'entend vraiment rien ? questionna Madeleine.

— Rien.

Lord Ullyot caressa de nouveau les cheveux de son fils et lui sourit tendrement. Soudain cet homme

n'était plus aux yeux de Madeleine le redoutable guerrier d'Ashblane, mais un père sensible et

affectueux.

Marqué par les blessures de tant de batailles, bardé d'une autorité que personne ne songeait à lui

contester, Alexander Ullyot était aussi un seigneur visiblement soucieux de l'avenir de sa progéniture.

— Et il ne prononce pas un seul mot? insista Madeleine.

Elle regretta aussitôt cette question.

— Je peux peut-être... l'aider? s'empressa-t-elle de proposer.

— Comment?

— Il existe une façon de parler sans faire de longues phrases. Je vais lui montrer ce qu'il pourrait faire.

Elle joignit les mains dans un geste de prière tout en regardant Gillion bien en face. Croyant qu'elle le

suppliait, l'enfant lui sourit.

— Ah, si vous pouviez rendre la parole à mon fils, lady Randwick...

Lord Ullyot s'interrompit et leva les yeux vers le garde posté à quelques mètres de lui. Sans doute

craignait-il d'avoir parlé trop fort ? Comme toujours, le maître des lieux se méfiait de tout.

Comme moi, songea Madeleine.

Elle aperçut alors Quinlan et Dougal qui descendaient la colline. Derrière eux trottinait un vieil

homme armé d'une arbalète. Il portait dans une besace plusieurs perdreaux, le produit de la chasse.

D'un geste vif elle effaça les inscriptions sur le sol, puis s'adressa à lord Alexander.

— Si vous me permettez de pratiquer ouvertement ma médecine à Ashblane, je m'efforcerai de guérir

votre fils.

— Croyez-vous vraiment que ce soit raisonnable, lady Randwick ? La sœur de Noël Falstone venant

au secours d'un Ullyot!

Elle reçut cette remarque comme une gifle.

— Enfin, si cela vous tente..., reprit-il aussitôt pour adoucir son propos. Une pièce du donjon sera mise

à votre disposition. Mais avant de vous y installer, je vous conseille tout de même de consulter Haie,

mon médecin. C'est un vieil homme respectable et il est à mon service depuis des années.

Madeleine ressentit une telle joie à cette nouvelle qu'elle porta la main à son cœur. Pratiquer librement

son art. N'était-ce pas le rêve de sa vie ? A Heathwater, Noël lui interdisait formellement d'exercer ses

talents de guérisseuse. Et voilà qu'Alexander Ullyot, leur ennemi héréditaire, mettait une pièce de son

château à sa disposition !

— Je connaîtrai sans doute quelques échecs, prévint-elle prudemment.

Mieux valait qu'elle joue carte sur table, même si en disant cela elle perdait quelque peu la confiance

du maître des lieux.

— Quelques échecs, seulement ? reprit-il avec une lueur de malice dans les yeux. A combien

pourrions-nous les estimer, à votre avis ?

— A un nombre très inférieur à celui des blessés dont les plaies se sont infectées par négligence,

milord.

— Et les femmes ? Pourrez-vous les assister au moment de l'accouchement ?

Elle s'étonna d'entendre un guerrier tel que lui poser pareille question.

— Vous savez sans doute que j'ai aidé Brigid à mettre sa fille au monde?

— Un accouchement difficile, m'a-t-on dit. Je sais aussi que la sage-femme avait refusé d'intervenir. Je

ne tolérerai pas un second refus de sa part.

— Ne craignez rien, milord. Elle n'en aura plus l'occasion, puisque je suis là.

— Vous vous sentez donc capable en toutes circonstances de délivrer la mère, même si le bébé est mal

placé ?

— Certainement.

— Même si vous terminez le travail harassée, et les yeux injectés de sang?

— Qui vous a informé de ce détail ?

— Katherine. Elle était inquiète pour vous. D'ailleurs, votre œil droit est encore rouge.

Lord Alexander observa un bref silence, puis reprit :

— Allons, dites-moi comment les choses se sont déroulées.

— Le bébé était emprisonné dans la matrice, et, pour l'aider à sortir, il fallait que je situe précisément

sa position.

— Alors que vous ne pouviez pas le voir. Saviez-vous que Dougal m'a confié que vous aviez vu à

l'intérieur de son corps ?

Madeleine garda le silence.

— Il m'a raconté qu'il avait senti votre présence en lui, souligna-t-il. Comme une chaleur intense. Je

me souviens d'ailleurs d'avoir éprouvé la même sensation le jour où vous m'avez soigné dans la forêt.

— La valériane à haute dose a d'étranges effets secondaires, milord. Elle provoque des hallucinations.

— Je vois. Quoi qu'il en soit, vous me rendrez compte des soins que vous donnez chaque fin de

semaine, et si quelque incident survient je veux en être informé.

Comme Madeleine lui tendait la main, lord Ullyot hésita tout d'abord à la prendre, surpris par cette

initiative. Mais quand il se décida enfin, elle eut une étrange vision : leurs corps nus enlacés sur son

grand lit défait.

Elle retira aussitôt sa main, troublée à l'idée de rêver tout éveillée de choses qui ne se produiraient

probablement jamais.

Lord Alexander avait-il lu dans ses pensées ?

Elle sentit ses joues s'embraser brusquement quand elle surprit dans ses yeux une lueur de

concupiscence.

— Euh... il faut que je rentre maintenant, bredouilla-t-elle en désignant le château d'un geste vague.

— Cette femme est prudente, milord, soupira Angus Ullyot, le vieil homme, avec un léger sourire. On

prétend qu'elle peut abuser un homme avec ses tours de magie, et, à mon avis, c'est là son talent le

moins redoutable. Patricia, ma femme — Dieu ait son âme —, aurait pu vous en parler mieux que moi.

Elle avait le don de déceler la véritable nature d'une personne en lisant dans ses yeux. Ceux de

Madeleine Randwick ont des reflets d'or. On peut y lire la tristesse et la crainte comme s'ils recelaient

une blessure profonde.

Le vieil homme s'interrompit et ôta son chapeau.

— Pour la sœur honnie de ce bâtard de Noël Falstone, il me semble qu'elle se débrouille plutôt bien,

dit Alex. Je sais qu'elle suit l'office du dimanche. Le père MacLaren aurait-il quelque reproche à lui

faire ?

— Oh, non ! Il faut dire qu'elle a su l'amadouer.

— Comment cela?

— Par ses potions, milord. Des potions pour soigner la toux de notre confesseur. Elle les dépose

discrètement dans la chapelle en son absence, ainsi il ne peut les refuser.

— Et il les prend ? questionna lord Ullyot en riant.

— C'est ce que nous pensons tous. Ainsi, dimanche dernier, il n'a toussé que deux fois et,

contrairement à son habitude, il ne s'est pas interrompu dans son sermon.

— Décidément, notre prieur navigue en eaux troubles, mon cher Angus.

Lord Alexander éprouva soudain une sensation singulière. Etait-ce l'évocation de lady Randwick ?

Une chaleur intense pénétrait en lui et réchauffait ses membres engourdis. Bercé par le chant des

oiseaux et le bruissement des feuilles des sorbiers, il se sentait étrangement léger. Portés par le vent,

les rires et les cris des enfants qui jouaient non loin de là l'émurent si profondément qu'il en eut les

larmes aux yeux.

Un jour peut-être, Gillion pourra rire avec eux ? songea-t-il. Si Madeleine fait des miracles...

Mais ce fragile espoir s'évanouit aussi vite.

Encore une promesse sans lendemain, se dit-il. J'ai connu tant de déceptions dans ma vie...

Le cœur lourd, il se dirigea vers le château et aperçut lady Randwick qui se hâtait vers la grande porte.

Sa chevelure d'un roux flamboyant qui flottait au vent, telle une bannière, lui procura un trouble

ineffable dont il ne chercha pas, cette fois, à se défendre.

Chapitre 10

Madeleine aménagea son cabinet de soins avec tout l'entrain d'une femme qui avait attendu des années

pour réaliser son rêve. Elle mit tout son cœur à nettoyer, frotter et récurer, à cueillir ses plantes

médicinales et à préparer ses onguents. Enfin, quand tout fut prêt, elle ouvrit fièrement sa porte et

attendit ses premiers patients.

Hélas, personne ne semblait disposé à la consulter.

Pas un seul enfant blessé ou atteint de fièvre, pas le moindre soldat dont la plaie eût nécessité quelques

points, pas de femme enceinte. Le vide absolu dans le couloir qui donnait accès à son nouveau

domaine.

— Ils sont peut-être trop occupés, Madeleine ? suggéra Jemmie, qui se tenait auprès d'elle. Ils

viendront après le repas ou à la fin des joutes.

— Ou ils ne viendront pas du tout, répliqua-t-elle, furieuse d'avoir mis tout son espoir dans ce projet.

A n'en pas douter, les gens d'Ashblane ne tenaient pas à être vus à la consultation et préféraient

probablement la questionner en secret sur leur état de santé.

Une fois de plus, Madeleine dut admettre que sa funeste réputation lui collait à la peau.

— Si tu pouvais convaincre lord Ullyot de venir te consulter, les autres accourraient aussitôt, j'en suis

sûre, suggéra Jemmie tout en froissant une feuille de chicorée séchée. Mon ami Hugo dit souvent que

les hommes suivent le seigneur d'Ashblane comme les brebis suivent leur bélier.

Malgré la frustration qu'elle éprouvait, Madeleine sourit à cette remarque.

— Je ne suis pas sûre que ce vieil Hugo ait une bonne influence sur toi, ma petite. Toutefois, tu as

peut-être raison après tout. Si lord Alexander franchit le seuil de mon cabinet, les autres viendront.

Attends-moi ici, et si quelqu'un se présente en mon absence, fais-le patienter. Je reviens tout de suite.

Madeleine trouva lord Ullyot dans une petite pièce proche du grand hall, dans laquelle il se retirait

parfois. Sa table était encombrée de manuscrits en anglais, français et arabe. Occupé à écrire, le maître

leva sa plume en la voyant entrer.

— Lady Randwick ? Que se passe-t-il ?

Madeleine hésita. Il semblait si las qu'elle n'avait guère

envie de l'importuner avec ses propres soucis. Avait-il seulement dormi au cours de la nuit ? Son

visage hâve aux traits tirés et sa barbe naissante permettaient d'en douter.

Il régnait dans la pièce une odeur de feu de bois, et lord Ullyot avait devant lui une pinte de bière vide.

Peut-être avait-il passé la nuit à lire et à écrire ?

— Eh bien, lady Randwick. J'attends !

— Voilà... J'ai installé mon infirmerie dans la pièce que vous m'avez attribuée dans le donjon, mais je

n'ai encore vu personne.

— Et alors?

— Alors, je viens vous demander ce que vous en pensez.

— Ce que j'en pense, c'est que tous les gens d'Ashblane sont en bonne santé, ce qui est plutôt

rassurant, rétorqua le maître en riant.

— Non. Je sais qu'il n'en est rien.

— Comment cela?

— Helena m'a confié hier que son ongle incarné s'infectait et que l'arthrite de Callum se réveillait. J'ai

vu aussi qu'Anna souffrait d'une éruption purulente sur les bras après avoir coupé des roseaux. Et j'ai

aussi constaté que...

Lord Alexander leva la main comme pour l'interrompre.

Oh, mon Dieu, que je deviens bavarde ! songea-t-elle, mortifiée.

En fait, elle n'avait jamais été très volubile, mais, depuis qu'elle était à Ashblane, les mots venaient

plus aisément. Ce nouveau cadre de vie semblait avoir révélé un aspect de sa personnalité resté en

sommeil jusque-là.

Le miracle d'Ashblane, en somme.

Elle reprit aussitôt confiance en elle et sourit à lord Alexander.

— Je me demande comment faire pour encourager les gens à venir me voir dans mon cabinet. Peut-

être avez-vous une idée sur ce point? Si j'avais au moins une première visite, les autres suivraient, et...

Madeleine s'interrompit en voyant lord Ullyot se lever et venir à elle. Dans le rai de lumière qui entrait

par l'étroite fenêtre, il paraissait plus impressionnant que jamais. Auprès de lui, son défunt mari était

un homme chétif, assurément incapable de porter sur ses épaules le poids de ses responsabilités.

En revanche, Alexander Ullyot, avec sa stature de guerrier, paraissait avoir toutes les qualités d'un

chef.

Il se tenait très droit et la regardait en silence, de sorte qu'elle en éprouvait une étrange appréhension.

Elle redoutait par avance ce qu'il allait lui dire.

— Pourquoi vous obstiner à soigner, alors que vous en éprouvez vous-même tant de souffrances ?

— Parce que je ne m'accomplis que dans mon art, milord. La souffrance est pour moi inséparable de la

guérison, et sans elle je ressens en moi un vide immense.

Lord Alex demeura un moment silencieux. Puis il murmura :

— Ma mère était guérisseuse, elle aussi, et elle tenait les mêmes propos que vous.

— Votre mère?

Stupéfaite par cette révélation, Madeleine s'enquit :

— Comment s'appelait-elle ?

— Margaret Ullyot de Glenshie. On la désignait sous le nom de « Sorcière Blanche ».

— Voilà qui était plus rassurant que « la Veuve Noire », dit-elle en souriant.

Elle vit un éclair de malice briller dans les yeux gris d'Alexander, et cela suffit à éveiller en elle un

élan de désir qui la surprit. En fait, elle avait toujours repoussé toute pulsion sensuelle, et sa propre

réaction la bouleversa. Qu'aurait eu à offrir la stérile Madeleine Randwick à un amoureux ardent ?

Pourtant, face à lord Alexander dans l'intimité de cette petite pièce, elle sentait monter en elle un

souffle brûlant. Une énergie nouvelle gagnait peu à peu tous ses membres, une sensation de féminité

qu'elle n'avait jamais éprouvée jusqu'alors.

Effrayée soudain, elle fit un pas en arrière pour se soustraire à la tentation d'effleurer la joue de lord

Ullyot.

Elle demeura dès lors sur sa réserve, comprenant que cet homme était capable de l'enflammer à tout

instant. A son contact, elle se sentait transformée d'étrange façon. Elle n'était plus l'épouse frustrée

d'un avorton tel que Lucien, mais une femme de chair et de sang en présence d'un vigoureux chef de

guerre. Et si ses idées se brouillaient en présence du maître d'Ashblane, la force qui émanait de lui

avait sur elle un effet tonique, régénérant. Auprès de cet homme, et quoi qu'il fît, elle n'était que

capitulation.

Madeleine ferma les yeux pour mieux lutter contre l'incoercible tentation de s'abandonner à lui. Aux

yeux de tous, elle n'était que la Veuve Noire au passé entaché de mensonges et de mort, aux mains

souillées de sang. Et, cependant, elle n'aspirait qu'à la paix et à l'harmonie. Elle n'en pouvait plus d'être

injustement diffamée et haïe.

Haïe... Assurément, lord Ullyot avait cent fois plus de raisons que les autres de la haïr.

A cette idée, la souffrance la transperça de nouveau.

— Vous pourriez faire quelque chose pour moi, proposa-t-il enfin. J'ai une blessure à la jambe. Vous

devriez l'examiner.

— Vous... vous croyez ? balbutia-t-elle.

Après les soins qu'elle lui avait déjà prodigués, elle avait cru comprendre qu'il ne voulait plus qu'elle le

touche.

Mais, soudain, tout s'éclaira dans son esprit. Lord Alexander lui offrait une chance inespérée de

réaliser son rêve...

— Je comprends. Vous voulez que je vous examine dans mon cabinet?

— Oui.

— Je vous en suis infiniment reconnaissante, confessa-t-elle en baissant les yeux.

— Allons-y sans tarder.

Il sortit le premier et traversa le hall d'un pas alerte, comme si la douleur dont il venait de lui parler

n'existait déjà plus.

Une centaine de mètres séparaient le bureau du maître de la nouvelle salle de soins, aussi, sur le trajet,

de nombreux curieux leur emboîtèrent le pas.

Alexander ne fit aucune remarque à ce propos.

La table d'examen était recouverte d'un drap blanc. Plusieurs chandelles étaient disposées de part et

d'autre. Madeleine demanda à Jemmie de les allumer et pria lord Alexander de s'asseoir. Il lui parut

immense dans cette salle basse de plafond et de dimensions réduites.

En relevant le pan de la houppelande de son vénérable patient, Madeleine découvrit des jambes

musclées et des bottes de cuir aux semelles usées. A l'évidence, lord Ullyot ne disposait pas d'une

garde-robe très fournie car il ne changeait guère d'habits.

— Quelle est la jambe blessée ? questionna-t-elle comme elle ne remarquait aucune anomalie.

— La gauche.

Il pointa du doigt une légère écorchure qu'elle n'avait pas repérée tout d'abord. Il ne broncha même pas

quand elle toucha la plaie pour évaluer l'intensité de la douleur.

Tandis que les curieux s'approchaient pour mieux voir, Madeleine interrogea son patient :

— Comment vous êtes-vous blessé?

— Au cours des joutes à la quintaine. Je ne suis plus aussi agile qu'avant.

— Pourtant, de l'endroit d'où je suivais l'entraînement, je n'ai pas remarqué la moindre maladresse de

votre part. Je suppose que vous avez une longue pratique des joutes ? Où avez-vous appris ?

— En France, sous le règne du roi Philippe VI de Valois. Mais mon plus redoutable adversaire était

Guy de Tour. Ah, les combats étaient très rudes en ce temps-là.

— Katherine m'a confié que vous avez combattu à Crécy et à Calais, et qu'ensuite vous étiez parti pour

l'Egypte.

— Tout cela est exact.

Le silence s'installa alors, comme si Alexander ne tenait pas à poursuivre cette conversation.

Tout en mouillant un linge propre, Madeleine s'interrogea sur le mystérieux passé de lord Ullyot. Il

avait donc séjourné en France, puis traversé le désert, alors que la dernière croisade remontait à plus de

cinquante ans. Etrange ! Pourquoi s'était-il rendu en Egypte, et avec qui ? Elle revit les manuscrits

posés sur sa table de travail et en conclut qu'il lisait l'arabe. Sans doute était-il un familier des cultures

de l'Orient?

Pour tenter d'en savoir un peu plus, Madeleine osa formuler les questions qui lui venaient à l'esprit.

— Je me suis toujours demandé ce que l'on pouvait ressentir au cours d'un long voyage. Si j'étais née

garçon...

Désarçonnée par le sourire de lord Alexander, elle s'interrompit.

— Vous seriez partie pour la guerre, je parie, ache-va-t-il.

Elle confirma d'un hochement de tête.

— Réjouissez-vous d'être une femme. Tant d'hommes ne sont jamais revenus de ces guerres

lointaines. Et ceux qui ont échappé à la mort ne sont plus les mêmes aujourd'hui.

— Comme vous ?

— Par exemple.

Le visage de lord Ullyot se ferma soudain, et Madeleine comprit qu'il était las de cette discussion.

Elle s'agenouilla alors auprès de lui pour nettoyer délicatement la plaie. Ainsi, elle avisa sur sa jambe

d'anciennes blessures visiblement soignées à la hâte et mal cicatrisées. Comme elle effleurait l'une

d'elles, elle croisa le regard de lord Alexander et rougit sous l'effet d'un désir naissant.

Soudain elle en éprouva de la gêne et se reprocha sa maladresse. Le linge qu'elle tenait tomba à ses

pieds, et elle saisit ainsi l'occasion de s'éloigner afin d'en quérir un autre.

Oh, mon Dieu, aidez-moi! pria-t-elle en s'efforçant de calmer ses ardeurs. Faites qu'il ne puisse lire

dans mes pensées et ne devine pas sur mon visage ce que j'ai si souvent vu sur celui de ma mère.

Sa mère... Eleanor de Cargne, qui séduisait sans vergogne tous les hommes qui lui plaisaient.

Mais non. Elle, Madeleine, n'avait rien en commun avec sa mère. Elle ne s'estimait pas séduisante, et,

en outre, sa stérilité lui interdisait de prendre un homme pour époux. Indépendante par nature, elle

n'aimait pas qu'on lui dicte ses faits et gestes, et le désastre de son premier mariage l'avait à jamais

guérie des hommes.

Elle appliqua sur la blessure un cataplasme de sauge, puis fit un solide pansement.

— Il faudra veiller à ce que ce soit toujours propre, conclut-elle.

Sans oser lever les yeux vers lord Alexander, elle ajouta :

— Vous pouvez revenir demain si vous voulez, ainsi je nettoierai de nouveau la plaie et je referai le

pansement.

— J'essaierai de trouver un moment à vous consacrer, lady Randwick.

En le voyant s'éloigner, elle se dit qu'à peine arrivé dans sa chambre il ôterait sa compresse et ne

reviendrait pas !

Madeleine n'acheva son travail que très tard dans la soirée tant les patients furent nombreux après la

visite de lord Ullyot. Elle était en train de ranger ses linges et ses flacons quand un jeune messager vint

la prévenir.

— Lord Ullyot vous prie de venir sans tarder dîner à sa table.

Madeleine lui emboîta le pas avec un entrain qui la surprit elle-même. Cette première journée de soins

lui avait rendu l'espoir, de sorte qu'une étrange exaltation l'animait. Elle glissa dans sa poche les herbes

que la gouvernante lui avait données, et se promit de les examiner plus tard.

Ce soir-là, le seigneur d'Ashblane recevait des invités. Un homme jeune avait pris place à sa droite.

L'inconnu était accompagné d'une femme blonde au sourire conquérant, un peu plus âgée que lui.

Mais le plus inattendu c'était que cette personne n'était pas une inconnue pour Madeleine. C'était celle

que lord Ullyot tenait dans ses bras le soir où elle avait soigné Dougal. Elle les avait vus s'enlacer par

la fenêtre.

Sans rien dévoiler de sa surprise, Madeleine s'assit auprès de Quinlan, non sans remarquer que la place

à la gauche d'Alexander était libre.

L'avait-il réservée à son intention ?

Non. L'expression qu'elle lisait sur son visage semblait indiquer qu'il n'en était rien.

— Lady Randwick...

La voix du maître lui parut aussi lointaine que son regard.

— Puis-je vous présenter sir Stephen Grant et sa sœur, lady Isabella Simpson. Stephen est venu rendre

visite à son oncle, mais doit ramener sa sœur à Londres avant dimanche soir.

— Votre réputation vous précède partout où vous allez, lady Randwick, murmura sir Grant en lui

baisant la main.

— Vraiment?

— J'ai entendu dire que vous étiez une habile guérisseuse, reprit-il dans le brouhaha des conversations.

Alexander m'a confié qu'il avait mis une pièce à votre disposition pour y recevoir vos patients.

— En effet. J'ai d'ailleurs soigné une douzaine d'entre eux aujourd'hui même.

— Une douzaine ? s'étonna lady Isabella, intervenant brusquement dans la conversation.

Elle dévisagea Madeleine d'un regard glacial, et s'enquit :

— Comptez-vous rester quelque temps à Ashblane, lady Randwick ? Paralysée par le ton de sa voix,

Madeleine perdit en un instant tout l'entrain que lui avait procuré son travail de la journée.

— Euh... non. Pas très longtemps, bredouilla-t-elle.

La blonde Isabella posa alors une main possessive sur celle de lord Ullyot comme pour signifier à

l'intruse qu'elle entendait ne pas se laisser supplanter !

— Où irez-vous en quittant Ashblane ?

— Je ne sais pas encore, lady Simpson, répondit-elle prudemment.

Visiblement, elle ne sait pas que je suis la prisonnière d'Alexander, se dit-elle.

— A en croire ce que l'on raconte, vous seriez sur le point de vous fiancer au comte d'Harrington,

reprit la perfide lady Simpson. Un bel homme. Riche et puissant !

— C'est exact.

— Et cependant, vous ne retournerez pas auprès de lui?

— Non.

— J'ai ouï dire que vous n'étiez pas très bavarde, lady Randwick, et cela se confirme, dirait-on.

Comme ses longs cheveux blonds effleuraient le bras de lord Ullyot, elle les releva et les noua sur sa

nuque d'un geste lascif.

— On prétend aussi que vous êtes habile à distraire les hommes, souligna-t-elle en souriant.

— En voilà assez, Isabella ! intervint tout à coup lord Alexander en repoussant sa main.

Mais il en fallait un peu plus pour décourager la fougueuse Isabella.

— Lucien était notre cousin issu de germains, reprit-elle. Nous jouions avec lui dans notre enfance, et

j'ai gardé de lui le souvenir d'un garçon ténébreux. Dès lors, je comprends pourquoi vous cherchiez

ailleurs de quoi vous distraire, lady Randwick...

Comme elle se penchait vers elle, Madeleine put apprécier la naissance de sa gorge d'ivoire, dont lord

Ullyot avait fait ses délices.

Isabelle fit la moue, puis effleura ses lèvres rouges du bout de la langue comme pour savourer à

l'avance le trait qu'elle allait décocher.

— Il semble que Lucien ait été poignardé.

— Un fâcheux accident, lady Simpson, rétorqua Madeleine.

Isabella, qui avalait en cet instant une gorgée de vin, manqua s'étrangler.

A la satisfaction de Madeleine, Alexander Ullyot demeura silencieux et parut soulagé quand il vit

s'avancer les serviteurs portant les plats de victuailles.

Alors Madeleine se tourna vers sir Stephen et lui sourit. Elle aimait son visage avenant et ses yeux

noirs pleins de bonté, un singulier contraste avec l'air glacial de sa sœur. Dès lors, le souper s'écoula

sans autre incident.

Environ une heure après la fin du souper, lord Alexander retrouva Madeleine, qui prenait l'air sur les

remparts. Les yeux levés vers la lune qui éclairait son visage d'une pâle lumière, elle semblait rêver à

un monde bien éloigné d'Ashblane. A ses pieds, Bran, l'un des chiens du château, dormait

paisiblement.

— Puis-je m'asseoir auprès de vous ?

Comme elle acquiesçait d'un hochement de tête, il désigna d'un geste l'herbier posé auprès d'elle.

— Etiez-vous en train d'étudier les vertus des plantes pour soigner vos malades ?

— Ma grand-mère disait que les renseignements les plus précieux que l'on obtient d'un patient sont

ceux qu'il ne donne pas. Ainsi, certains signes sont plus éloquents que les mots : la température, les

éruptions, par exemple... Elle ajoutait que pour chaque maladie humaine, Dieu, dans son immense

sagesse, connaît un remède. J'aimerais avoir ce talent.

— Estimez-vous avoir fait des erreurs dans votre passé de guérisseuse?

— Sans doute. Mais aujourd'hui, je n'ai eu à soigner que des contusions et des égratignures.

— Comme celle de ma jambe?

— Votre jambe n'était pas très atteinte, lord Ullyot. Mais je voudrais avant tout vous remercier d'être

venu le premier à mon cabinet. Sans votre initiative, je crois que personne n'aurait osé franchir le pas

de ma porte.

Il demeura silencieux, offrant son visage au vent du soir pour mieux goûter la quiétude de ce moment.

— Isabella Simpson est ravissante, intervint tout à trac Madeleine. La connaissez-vous depuis

longtemps ?

— Oui, répondit-il, visiblement surpris qu'elle ose aborder ce sujet. Son mari était un grand ami. Il est

mort voici deux ans. Depuis, Isabella vit avec son oncle à Kimdean, à quelques miles d'ici.

— Et maintenant... elle souhaite se remarier?

La question lui parut si inattendue qu'il s'en amusa.

— Isabella avait raison, vous ne mâchez pas vos mots, lady Randwick !

— On ne m'a pas habituée à cela, milord.

Lord Alexander s'adossa au mur de pierre en soupirant.

Il se demanda comment sa captive réagirait s'il lui prenait la main pour la porter à ses lèvres, comme

Stephen l'avait fait au cours du repas.

Son regard s'attarda sur les doigts de Madeleine. Ils lui semblaient si petits et si frêles, les ongles si

courts, si soignés, comparés aux longues griffes d'Isabella. Elle portait une cordelette à son poignet,

comme un pense-bête. Etait-ce pour se souvenir de quelque préparation médicinale ou de quelque

potion ? Ce détail le fit sourire.

— Je parlais rarement à Lucien, voyez-vous, reprit-elle sur le ton de la confidence. Nos échanges

étaient brefs et violents. Il n'a jamais aimé que je donne des soins, pas plus qu'il ne s'est intéressé à

mes toilettes ou à la façon dont je me coiffais. Il n'aimait rien en moi, et je ne vous cache pas que je

n'aimais rien en lui non plus.

— Donc, selon vous, un mariage réussi implique un attrait réciproque ? murmura lord Ullyot tout en

caressant le museau de Bran.

— Oui. Se plaire, c'est aussi s'aimer, milord. Il faut également le sens du respect et de l'honneur pour

réussir une vie de couple. Et, en ce qui me concerne, je n'ai jamais connu ni l'un ni l'autre. Et vous ?

— Moi non plus. J'ai fait un mariage de convenance. A dire vrai, j'ai pris femme pour ne pas rester

seul. Ni l'attrait ni l'amour n'avaient leur place dans cette union.

— Et cela malgré les années ?

— Nos rapports ne se sont pas améliorés avec le temps, bien au contraire. Au fil des ans, l'indifférence

a fait place à l'hostilité. Alice était devenue très nerveuse...

— A cause de vous ?

— Je l'ignore. Elle était par ailleurs très mélancolique, c'est le souvenir le plus marquant que je garde

d'elle. J'ai essayé de la comprendre, de chercher des raisons à cette attitude, mais en vain. Aujourd'hui,

je me rends compte que c'était là sa nature, tout simplement.

— Et Isabella ? Comment est-elle ?

— C'est une fougueuse amante.

— Oh!

— Votre indignation me surprend, lady Randwick, dit-il en riant.

Il la prit alors par la main pour l'attirer à lui, et Madeleine ne fit rien pour se dérober. Dans l'obscurité,

leurs silhouettes se confondaient, et sous la clarté de la lune, les longs cheveux roux de Madeleine

prenaient des reflets soyeux. Lord Alexander les caressa et se laissa envahir par leur parfum singulier.

Bruyère et consoude, songea-t-il, un parfum de femme un peu sorcière!

Mais, soudain, sa prisonnière s'arracha à son étreinte.

— Que dirait Isabella si elle vous surprenait dans cette attitude, lord Ullyot?

— Je n'ai pas de comptes à lui rendre, mo cridhe ! Mo cridhe! « Mon cœur », en langue gaélique !

Lord Alexander s'étonna. Jamais il n'avait usé d'un tel vocable pour s'adresser à une femme. Dieu

merci, lady Randwick ne connaissait pas un traître mot de gaélique, et c'était bien ainsi.

— Cependant, elle aimerait avoir un certain pouvoir sur vous, je suppose ?

Pour toute réponse, lord Ullyot la prit par le menton et chercha son regard.

— Comment faites-vous ? questionna-t-il dans un souffle.

— Comment je fais... quoi ?

— Pour être aussi désirable ?

Il prit ses lèvres sans lui laisser la moindre chance de se dérober. Son baiser n'avait rien de tendre. Il y

avait quelque chose de sauvage dans la façon dont il mordillait ses lèvres. Ses mains rugueuses

parcouraient son corps avec l'avidité d'un guerrier qui s'empare d'un trésor de guerre. Madeleine sentit

un feu l'envahir et se pressa contre lui, vaincue par la virilité conquérante du maître d'Ashblane.

— Donnez-moi vos lèvres, donnez-vous à moi, ici même, exigea-t-il tout en mettant sa gorge à nu.

Madeleine sentit un souffle brûlant sur son sein dont la pointe se dressa au contact de la langue d'Alex.

Sous l'empire de ses caresses, elle finit par rendre les armes et franchit malgré elle la frontière du désir.

Dès lors, une sensation exquise dont elle avait perdu le souvenir l'envahit.

Elle s'offrit sans réserve dans le silence de la nuit sur les remparts d'Ashblane, le domaine du maître

qui la retenait captive. Elle s'abandonna à lui, répondant avec une ardeur égale aux élans amoureux de

ce robuste guerrier. Et cela sans un mot, sans rien exiger de lui.

Les voiles de la nuit enveloppaient leur passion secrète sous l'œil indulgent de la lune. Seul le rythme

de leur souffle et leurs murmures de plaisir troublaient le silence. Pour Madeleine, tout semblait facile

désormais. Tout semblait possible.

Mais lord Alexander desserra tout à coup son étreinte et ses yeux s'assombrirent d'étrange façon. En

observant ses mains, Madeleine vit qu'elles étaient exsangues, comme s'il venait de serrer violemment

les poings.

— Que je vous prenne de force ou avec votre consentement, vous serez à moi, Madeleine Randwick.

Et cela, dès que je serai prêt, que je serai délivré des fantômes de tous vos amants.

Il parcourut de l'index la gorge de sa jolie captive, soulignant le trajet de la veine qui palpitait sous sa

peau de nacre.

A cet instant, Quinlan surgit en haut des marches et parut surpris de les trouver là.

— Isabella m'envoie te chercher, Alex. Il est temps pour elle de se retirer.

— Merci, Quin. Je viens tout de suite. Veux-tu raccompagner lady Randwick jusqu'à sa chambre?

Lord Ullyot les abandonna sans un mot de plus et disparut dans la nuit. Comme il s'éloignait,

Madeleine crut l'entendre grommeler.

Jemmie attendait Madeleine dans sa chambre, impatiente de lui conter par le menu sa journée passée

dans les écuries du château.

— Nous avons un nouveau poulain, Madeleine, et c'est moi qui ai aidé la jument à mettre bas. Oh, si tu

voyais comme il est beau ! Gillion était là, lui aussi.

— Tu aimes bien Ashblane, n'est-ce pas ?

— Oui. Je m'y sens en sécurité. Ici, j'ai l'impression d'être très loin du reste du monde. Et puis...

Alexander Ullyot est un homme respecté et puissant. Bien plus puissant que Noël, que Liam

Williamson, et même que le comte de Montcrieff.

Jemmie affecta alors un air pensif avant d'ajouter:

— J'aimerais tant que nous puissions rester ici pour toujours, Madeleine. Tout au moins assez

longtemps pour nous faire oublier. Pour qu'il ne vienne à personne l'idée de se mettre à notre

recherche.

Madeleine s'assit sur le lit et attira sa petite sœur à elle pour la prendre sur ses genoux.

« La sécurité... la sérénité ! Ce sont là des mots dont tu n'as jamais connu le sens, ma pauvre chérie »,

songea-t-elle tout en caressant les cheveux de sa sœur.

Dès le jour de sa naissance, Jemmie avait été l'objet de toutes les convoitises de son entourage, de tous

les calculs politiques. A la demande d'Eleanor, sa mère, elle portait toujours des habits de garçon, et

cela dans le souci de lui épargner les pires brimades. Mais, aujourd'hui encore, la fillette était en proie

aux démons de sa petite enfance.

— En ce qui me concerne, je ne pourrai pas demeurer bien longtemps à Ashblane, Jemmie, expliqua

sa grande sœur. Noël a fait parvenir plusieurs messages au roi d'Ecosse ainsi qu'aux dignitaires de

l'Eglise, cela afin d'exiger mon retour à Heathwater. Seulement mon retour, m'entends-tu ? Et s'il n'y a

pas d'autre solution...

— Oh non, Madeleine ! s'indigna la petite. Tu ne peux pas me laisser seule ici. Tu m'as promis de

m'emmener avec toi, souviens-t'en.

— Je reviendrai te voir. Souvent.

Des larmes brillèrent soudain dans les yeux brun et or de la petite fille, qui se blottit dans les bras de

Madeleine. Elles restèrent enlacées ainsi un long moment.

— Lord Ullyot te protégera. Je sais que nous pouvons compter sur lui, ma chérie, lui murmura

Madeleine à l'oreille. J'obtiendrai de lui qu'il m'en fasse la promesse, ainsi tu seras en sécurité ici

jusqu'à ce que je revienne te chercher.

— Mais avant, il faudra que tu lui expliques...

— Je sais, interrompit Madeleine.

— Et il risque de se fâcher.

Madeleine lui sourit comme pour la rassurer.

Se fâcher !

Elle craignait pourtant que lord Ullyot soit furieux d'apprendre que son petit page était en réalité sa

jeune sœur. Et, cependant, elle ne pouvait pas le lui cacher plus longtemps.

il me comprendra, se dit-elle pour se rassurer. Le seigneur d'Ashblane est un homme au grand cœur

sous sa cuirasse de guerrier.

Lui revint alors à la mémoire le baiser qu'il lui avait donné sur les remparts. La force de cette étreinte

avait été pour elle une révélation. Alexander était un valeureux baron, un très bel homme dont le

regard intense passait sans transition de la douceur à la fureur la plus noire. Certes, il avait du sang sur

les mains et portait sur ses épaules tout le poids des royautés anglaise et écossaise. Mais elle savait

qu'il ne fléchirait pas, qu'il ne la sacrifierait pas comme Lucien et Noël l'avaient sacrifiée.

Elle sourit à cette idée.

Elle aurait dû détester lord Ullyot pour son goût du pouvoir et son arrogance. Or, chez lui, ces deux

travers se muaient en vertus, grâce au sens du sacré qui l'habitait.

Troublée jusqu'aux tréfonds d'elle-même, elle se prit à regretter que son geôlier n'ait pas encore abusé

de son pouvoir et ne l'ait pas possédée comme n'importe quel autre homme l'aurait fait à sa place. Elle

aurait tant voulu se donner à lui, lui offrir ses seins gonflés de désir, et s'abandonner au plaisir.

Elle rit de sa propre folie, faisant sursauter Jemmie.

— Ce n'était qu'un rêve, ma chérie, lui expliqua-t-elle. Un rêve un peu fou.

Hélas, elle n'était pour le moment que l'otage de lord Ullyot, et ses chances de recouvrer sa liberté

étaient pratiquement nulles. Celui qui la retenait en cette forteresse était un puissant chef de guerre

écossais, pétri de haine à l'égard de Noël, son frère.

Et s'il se décidait un jour à la faire sienne, ce ne serait sûrement pas par amour.

Chapitre 11

Par la fenêtre donnant sur la haute cour, Alexander regardait Madeleine et son page herboriser dans le

jardin des plantes médicinales. Gillion était avec eux, et semblait participer activement à la cueillette.

Il souriait chaque fois que Madeleine le prenait par l'épaule et le serrait contre elle pour le remercier de

ses trouvailles.

Lord Alex songeait avec émoi à ce qu'il avait ressenti la veille en prenant Madeleine dans ses bras.

Elle était douce, caressante, et avait très vite abandonné toute velléité de résistance.

Le souvenir de cette scène le troubla. Mais comme elle levait les yeux dans sa direction, il se dissimula

dans l'ébrasement de la fenêtre pour ne pas être vu.

Depuis l'arrivée de la jeune femme à Ashblane, il se sentait différent, tout comme son fils. En cet

instant, malgré la distance qui le séparait de lui, il voyait se refléter sur le visage de Gillion la même

joie qui pétillait dans les yeux de Jemmie, le petit page.

Combien de fois avait-il surpris les deux jeunes complices, le brun et le blond, occupés à fomenter

quelque nouvelle intrigue ?

Le regard d'Alex s'attarda quelques instants sur Jemmie. Il n'était plus aussi maigre qu'à son arrivée à

Ashblane. Toutefois, c'était un enfant d'aspect fragile aux cheveux d'un blond cuivré, tout comme ceux

de Madeleine. Cette similitude éveilla en lui un vague soupçon, mais au même instant quelqu'un

frappa à la porte, et il n'y songea plus.

Quinlan se tenait devant lui en compagnie d'un inconnu. L'homme, qui, visiblement, venait de

parcourir une longue distance à cheval, sous son habit maculé de boue portait les couleurs du roi

David d'Ecosse.

— Le roi vous réclame à Edimbourg, lord Alexander, annonça le messager.

Il lui tendit un rouleau de parchemin en ajoutant :

— David vous envoie ceci et me demande de vous conduire à lui sans délai.

— Vraiment?

D'un geste impatient, lord Alexander brisa le sceau de la missive et la déroula. L'ordre de se rendre

auprès du roi était sans équivoque, et il ne pouvait se permettre de passer outre.

— Appelle lady Randwick, Quinlan, ordonna-t-il. Ceci la concerne aussi. Ensuite, tu feras seller les

chevaux.

Moins de dix minutes plus tard, lady Randwick pénétrait dans le bureau de lord Ullyot. Elle avait

encore sur les mains des traces de terre et laissait dans son sillage les senteurs mêlées des plantes

aromatiques. A son cou, elle portait un collier fait de noix et de coquillages enfilés sur un cordon

grossier.

Voyant qu'il avait remarqué cet ornement, elle crut bon de s'expliquer.

— C'est votre fils qui m'a fait ce présent, milord.

Gillion a ramassé les noix dans les bois. Quant aux coquillages, j'ignore...

Elle s'interrompit tandis qu'Alexander prenait le collier du bout des doigts pour l'examiner de plus

près. Comme sa main effleurait le sein de Madeleine, celle-ci s'en émut de sorte qu'une onde de

chaleur la traversa.

— Ces coquillages étaient ceux de sa mère, précisa-t-il. Elle aimait les collectionner.

— Dans ce cas, je vous les rends sur-le-champ, proposa-t-elle aussitôt.

— Non. Puisque c'est Gillion qui vous en a fait cadeau, il peut en disposer à sa guise.

Elle fut quelque peu déconcertée par le ton distant qu'il affectait, et surprise en apercevant le

parchemin posé sur la table. Malgré la distance, elle distinguait nettement le lion rouge sur fond or du

sceau royal d'Ecosse.

— David me réclame-t-il ? questionna-t-elle dans un souffle.

— Non. C'est moi qu'il veut voir. Il exige que je me mette en route sans plus attendre.

— Serait-ce à la demande de Noël ?

— Oui.

Madeleine sentit son sang se glacer. Son frère avait déjà envoyé un émissaire et un représentant de

l'Eglise à Ashblane, et maintenant c'était un messager du roi d'Ecosse. A l'évidence, ses ennemis se

regroupaient sans perdre de temps, et l'ordre du roi faisait peser un danger certain sur le domaine

d'Ullyot et ses occupants.

— Ne prenez-vous pas de risques en répondant à cette convocation, milord ?

— Je m'assurerai avant de partir de la sécurité de cette mission, répondit-il d'un ton ferme. Cependant,

j'aimerais vous poser une question, lady Randwick...

— Je vous écoute.

— Est-ce par amour fraternel que votre frère prend de telles mesures vous concernant, ou bien

poursuit-il un autre but? Dans ce cas, j'aimerais le connaître afin de comprendre le véritable objet de

cette convocation.

Madeleine sentit son visage s'embraser, mais elle garda le silence. Elle estimait qu'il n'était pas encore

temps de lui révéler tous ses secrets.

— Je vois, conclut-il en hochant la tête.

Il prit le parchemin, le roula d'un geste nerveux et quitta la pièce sans un regard pour elle.

Il savait ! Il savait que quelque chose ne tournait pas rond et il partait avec ses doutes.

Madeleine sentit sa gorge se serrer.

Et s'il arrivait malheur au seigneur d'Ullyot par sa faute ?

Elle n'eut pas la force d'aller au bout de sa pensée, mais une chose était sûre : si elle parlait, la sécurité

de sa jeune sœur serait compromise.

Portant la main à son cou, elle tira sur le collier qui céda sous la pression de ses doigts. Les noix et les

coquillages tombèrent alors en cascade à ses pieds.

Lord Alexander quitta Ashblane le jour même avec une escorte d'une vingtaine d'hommes et trente de

ses meilleurs chevaux.

Edimbourg était en principe à deux jours de son château, mais il couvrit la distance en trente-six

heures seulement.

— Il faut me livrer lady Randwick, Alexander. Alex pinça les lèvres et ne dit mot, suivant du regard le

roi David qui faisait les cent pas dans la chambre.

A trente-quatre ans, celui qui régnait sur l'Ecosse semblait déjà un vieil homme. Sans doute était-il

prématurément usé par ses années d'emprisonnement en Angleterre, mais aussi par la crainte

permanente des Balliol, puissante famille écossaise alliée des Anglais.

Aux yeux d'Alex s'ajoutait à cela le fait qu'il était quand même le cousin du roi, tout bâtard des Bruce

qu'il fût. Et qu'en outre sa forteresse d'Ashblane avec ses milliers de soldats et ses innombrables

donjons était puissante. Trop puissante, disaient certains. Il faisait des prouesses pour maintenir la

sécurité de son domaine. Que lui voulait donc le roi ? L'objet de cette convocation l'intriguait et

l'inquiétait tout à la fois.

— Pourquoi la séquestrez-vous à Ashblane, Alexander?

— Je veux Madeleine Randwick pour moi seul.

La réponse fut susurrée, comme s'il répugnait à évoquer l'intimité qui le liait à Madeleine. Mais si

David subodorait qu'il l'avait prise pour maîtresse, Alexander espérait que le roi consentirait à la

protéger et lui épargnerait ainsi d'être reprise par son frère.

— Si vous laissez parler votre cœur, Alexander, la sorcière Randwick risque de mettre le feu aux

poudres entre nos deux pays. Edouard d'Angleterre est très nerveux et le baron Falstone n'attend que

l'occasion de lui prouver par sa puissance son attachement à la Couronne. Dès lors, pour détendre

l'atmosphère, il serait opportun de me livrer Madeleine Randwick.

Alexander sentit aussitôt le piège.

Le discours du roi lui semblait ambigu, voire fallacieux. Comment la présence de Madeleine à la cour

de David arrangerait-elle les choses face à un monarque tel qu'Edouard de l'autre côté de la frontière ?

Ce dernier demanderait évidemment réparation au roi d'Ecosse pour l'insulte faite à lord Falstone, l'un

de ses plus puissants barons.

Alexander savait que David était avant tout soucieux de ses intérêts, aussi quelque chose lui échappait

dans son propos. S'il réclamait Madeleine avec une telle insistance, ce n'était certainement pas dans le

seul but de la protéger.

— Elle est dangereuse pour vous, Alexander. Noël Falstone veut votre mort, et les autres barons

anglais seront de son côté s'ils pensent que la fille de Cargne est susceptible de révéler certains secrets.

— Quels secrets ?

— Ceux d'Eleanor. Les secrets murmurés dans le noir, sur l'oreiller. Si Madeleine Randwick a vécu

jusque-là sous la protection de son frère, c'est qu'il la tenait enfermée pour qu'elle se taise.

Alex fronça les sourcils. Encore une fois, il avait l'impression que quelque chose sonnait faux dans

cette argumentation.

— Enfermée ? On raconte qu'à Heathwater Madeleine avait de nombreux amants et qu'à l'évidence

elle ne se privait pas de parler librement.

David se troubla d'étrange façon, de sorte qu'Alexander comprit en cet instant pourquoi le roi tenait

tant à lui reprendre Madeleine.

— Elle est très riche, souligna-t-il opportunément. De son point de vue, seul l'appât du gain pouvait

pousser David à attirer Madeleine chez lui. En effet, le traité de Berwick, qui mettait fin à la captivité

de David en Angleterre, stipulait, comme dans tout traité, le versement d'une rançon au bénéfice des

Anglais. Ceux-ci n'avaient pas pour autant abandonné l'idée d'annexer de nouveau l'Ecosse, et David

entendait bien user de diplomatie pour les tenir à distance tout en trouvant le moyen de renflouer les

caisses du royaume !

En observant plus attentivement son royal cousin, Alexander décela sur son visage les signes de

faiblesse et de fourberie qui avaient marqué son règne.

— La fortune de Madeleine Randwick ne vous concerne pas, Alexander. Elle ne regarde que moi, et,

comme je suis le roi, il en sera ainsi tant que vous la retiendrez en Ecosse.

— Puisqu'il s'agit d'argent, de quelle somme parlons-nous?

— Une somme qui permettrait, par exemple, de réduire les taxes à l'exportation sur la laine et les

peaux. Suffisamment pour contenter Edouard et le tenir en respect pendant un an au moins.

Alex se tint coi tout en essayant d'évaluer le montant de la rançon à verser aux Anglais. Cent mille

Marks, peut-être ? En dix annuités, cela représentait un remboursement que le roi devait absolument

trouver.

Soudain, tout s'éclaira dans l'esprit d'Alex.

— Et c'est pourquoi vous m'avez demandé de vous amener Madeleine ? Pour pouvoir la prendre sous

votre protection ?

Le visage de David s'assombrit soudain.

— Mon cher Ullyot, vos donjons ont pu prospérer sur la frontière parce que vous êtes mon parent, et

parce que vous avez toujours répondu sans discussion à mes requêtes.

Alex perçut une menace évidente dans le ton du roi.

— Mais si vous tenez à les voir prospérer encore, poursuivit David, je ne saurais trop insister afin que

vous m'ameniez l'héritière des Randwick. Après le temps de Noël, par exemple. Disons vers le sept

janvier.

— Et... qui tirerait profit de sa fortune si elle venait à mourir sans descendance ? questionna Alex.

— Comme elle est anglaise, si Madeleine Randwick mourait sans enfant avant l'âge de 25 ans, ses

titres de propriété reviendraient au roi d'Angleterre. Dès lors, Edouard disposerait d'un couloir direct

pour pénétrer en Ecosse par les Marches de l'Ouest. Ce qui serait fort dommageable pour nous.

— Quel âge a-t-elle ?

— Elle a précisément eu vingt-cinq ans le 4 octobre dernier, répondit David après une brève

hésitation.

Alex se souvint que le 4 octobre était le jour où elle s'était évanouie dans son lit après avoir soigné

Dougal. Il reprit néanmoins le cours de son raisonnement.

— Comme elle a dépassé vingt-cinq ans, que va-t-il lui arriver?

Le roi se mit à rire, puis vida son gobelet d'un trait.

— Catin ou pas, une fille de vingt-cinq ans est encore un beau gibier pour un homme.

— Et si elle meurt sans héritier ?

Le regard de David se durcit, et Alex crut deviner la réponse que son cousin se gardait bien de lui

donner. En effet, si Madeleine disparaissait demain, ses terres seraient attribuées soit à la Couronne

anglaise, soit à la Couronne écossaise. Le bénéficiaire serait celui qui en prendrait le premier

possession.

Dès lors, Alex comprit que Madeleine était une héritière très convoitée par les deux nations. Cela

expliquait pourquoi elle avait été placée sous la tutelle de son frère jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, et

aussi le nombre d'amants qu'elle avait eus après la mort de Lucien dans l'espoir de donner un héritier à

Heathwater.

Mon Dieu ! songea Alex, consterné.

Désormais, il ne doutait plus que Noël convoitât les terres d'Heathwater tout autant que David ou

Edouard. Et le seul moyen pour lui de les obtenir, c'était que Madeleine mette au monde un enfant. Par

chance, Edouard d'Angleterre n'avait pas encore convoqué lady Randwick pour se débarrasser d'elle et

s'emparer de ses biens.

Pour quelle raison, s'interrogea Alex. A cause de sa mauvaise réputation ? De sa renommée de

sorcière ? Un lourd passif qui, pour une fois, pouvait la servir.

Alex sentit la colère monter en lui.

Désormais, le sort de Madeleine lui semblait jeté. D'abord Milward, venu à Ashblane pour la

reconduire auprès de Noël Falstone, et maintenant David qui entendait bien l'attirer chez lui pour son

profit personnel. Il était clair que si Madeleine était rendue à l'une ou l'autre Cour, elle serait

probablement assassinée. Soit par David et ses favoris, soit par Edouard et ses barons. Pas de mariage

avec un courtisan quelconque, comme elle l'avait laissé entendre, mais un meurtre pur et simple

commis par un assassin soucieux de s'attirer les faveurs d'un monarque.

Révolté par la duplicité de David, Alexander prit ses gantelets de cuir et quitta les lieux sans demander

la permission de se retirer.

Alexander Ullyot reprit le chemin d'Ashblane comme s'il avait le diable à ses trousses. Il ne ralentit

l'allure qu'en pénétrant sur ses terres. Rien n'avait changé. Pas de cavalier venu lui annoncer quelque

mauvaise nouvelle, aucune trace d'incursion de ravisseurs pressés par un roi impatient et cupide.

Madeleine était a priori saine et sauve, probablement occupée à herboriser dans son jardin.

Il poussa un soupir de soulagement, mais demeura toutefois très préoccupé.

Alexander convoqua Madeleine dans sa chambre le soir même de son retour. Celle-ci éprouva une

étrange appréhension en entendant la lourde porte se refermer sur eux.

Dans la pénombre, elle devinait à peine le visage de son geôlier et voyait luire son épée à la lueur de

l'unique chandelle. En croisant son regard, elle fut frappée par l'extrême désarroi qu'il exprimait. De

plus, Alex avait bu. Son haleine sentait l'alcool. Elle ne reconnaissait plus en lui le fougueux chef de

clan qui l'avait embrassée avec passion quelques jours auparavant.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

Du bon vin, des mots suaves, et quoi de plus ? songea-t-elle, méfiante.

— Non, je vous remercie, milord.

— Peut-être regretterez-vous d'avoir refusé quand vous aurez entendu ce que j'ai à vous dire.

Elle confirma son refus d'un signe de tête et se tint sur ses gardes.

— Comme vous le savez, je viens de voir le roi David. Il m'a ordonné de vous conduire auprès de lui.

— Et qu'avez-vous décidé ?

Lord Ullyot haussa les épaules et se servit une autre rasade d'alcool.

— Si je refuse de vous livrer à lui, je présume qu'il se dressera contre moi, de même que tous les

barons d'Ecosse et d'Angleterre.

— Donc, si je vous comprends bien, tout le monde sera contre vous ?

— Voyez-vous, milady, le fait que vous ayez plus de vingt-cinq ans pose un sérieux problème.

— C'est David qui vous a renseigné, je suppose ? Comme Alex acquiesçait d'un hochement de tête,

elle reprit sur un ton impatient:

— Vous a-t-il dit aussi que la mise à disposition de ma fortune était soumise à l'existence d'un héritier

mâle ? De ce fait, le premier homme venu ferait l'affaire et...

Elle jugea inutile d'achever sa démonstration.

— Par les cornes du diable, qui en a décidé ainsi ?

— Ma mère.

— Pourquoi?

— C'est le seul moyen qu'elle ait trouvé pour m'épargner une mort certaine. Tout au moins le pensait-

elle. Ils avaient déjà tenté par deux fois de m'assassiner.

— Qui « ils » ?

— Votre oncle, Robert Bruce, et sa maîtresse, puis Edouard et ses conseillers. Il ne faut pas oublier

que les terres de Harland sont un lieu de passage entre l'Ecosse et l'Angleterre.

— Harland?

— Oui. Le domaine que ma mère m'a légué en héritage.

— Donc, votre mère avait d'autres atouts que ses seuls charmes, si je comprends bien ? dit-il en

esquissant un sourire.

— En tout cas, elle a mis fin à ses jours avant que quiconque ait pu la contraindre à casser le

testament.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela, lady Randwick ?

— Ai-je le choix ? Je n'ai rien oublié de ce qui s'est passé, vous savez. La chambre dans laquelle on

m'a emmenée de force en pleine nuit et le signe des Ullyot gravé sur mon sein. La porte fermée à

double tour, le verre de vin, à présent. Qu'allez-vous encore exiger de moi ? Convoitez-vous ma

fortune, vous aussi, autant que votre cousin David la convoite ?

Soudain elle prit peur sous le terrible regard de son geôlier.

— C'était ma protection que je vous offrais, milady, pas le viol.

— A quel titre m'offririez-vous cette protection ? questionna-t-elle en soutenant crânement son regard.

— Parce que je vous dois la vie.

Elle demeura silencieuse quelques instants, puis se décida enfin à rétorquer:

— Vous me devez une vie, lord Ullyot. Or, c'est plusieurs existences qui sont enjeu. Celles de Gillion,

de Katherine, de Quinlan, ou de vos soldats, par exemple. Si vous me gardez sous votre toit, vous

risquez de les mettre tous en danger.

— Vous sous-estimez les capacités de défense d'Ashblane, lady Randwick. Et ce n'est pas flatteur pour

moi.

Contrairement à ce que vous pensez, ni David, ni Edouard, ni Noël ne tenteront d'assiéger ce château.

Comme elle rougissait, Alex s'avança vers la porte et ouvrit le verrou d'une simple chiquenaude.

Alors, il lui fit signe de sortir et, comme elle passait devant lui, il la retint un instant.

Ils échangèrent un regard intense.

— Sachez que je suis très différent de mon cousin, lady Randwick, et que la sécurité de mon domaine

ne dépend ni d'un enfant à naître ni des secrets d'une jeune femme menacée de toutes parts. Ce que je

peux vous dire, c'est qu'Ashblane est vraiment le seul endroit où vous serez en sécurité.

Madeleine crut déceler du désir dans ses yeux et sentit les battements de son cœur s'accélérer. Alors lui

vint une idée.

— Je présume que ma sécurité a un prix, milord ? D'un geste lascif, elle dénoua les rubans de sa

tunique, découvrant ainsi la naissance de sa gorge, et soutint son regard.

— Je m'offre à vous, lord Ullyot. Ainsi, vous pourrez disposer de mon corps autant qu'il vous plaira à

condition que Jemmie ait la vie sauve.

Le regard brillant d'Alexander l'incita à poursuivre.

— Envoyez mon page dès ce soir chez ma grand-mère en Angleterre sous bonne escorte. Je vous

paierai en or ou... en nature. Les deux si vous voulez.

Comprenant qu'il était sur le point de céder, elle glissa la main sous son tartan pour hâter sa décision.

Dès lors, elle n'eut plus de doute : elle avait éveillé bel et bien son désir. Cette pensée la grisa malgré

elle.

— En voilà assez ! s'emporta-t-il en la repoussant.

Désir et fureur se mêlaient en lui. La dame de Heathwater avait-elle perdu la raison ? Même si bon

nombre d'hommes se vantaient d'avoir obtenu ses faveurs, il ne tenait pas à se compter parmi eux. En

tout cas, pas dans ces circonstances...

— Sortez d'ici !

— Donc, vous ne voulez pas...

— Sortez, Madeleine !

Le ton était moins rude, mais il restait très ferme.

Madeleine savait que si elle ne quittait pas les lieux à l'instant même, il la jetterait à terre et la

prendrait de force. Il abuserait d'elle avec une fureur dont il n'avait peut-être même pas conscience.

Alex, lui, se sentait comme envoûté. La sorcellerie des Cargne, assurément... Elle tourmentait les

esprits et rendait les hommes fous. Lucien, David, Noël, Williamson... Tous fous de désir, d'amour, de

fureur ou de cupidité. Quelle différence, au fond ?

Pour la première fois depuis l'arrivée de Madeleine à Ashblane, il se demanda si elle n'était pas plus

redoutable que toutes les armées de ses ennemis réunies.

Et quand elle quitta enfin sa chambre sans un regard pour lui, il se sentit soulagé d'avoir su lui résister.

Resté seul, il se remémora cependant leur conversation. ..

Pourquoi tenait-elle à ce point à protéger son page?

Telle la foudre sur un arbre, une évidence s'imposa à lui. Bon sang, comment n'y avait-il pas pensé

plus tôt?

Jemmie. Il était plus âgé que Gillion et pourtant si fragile. Son corps si fluet, ses attaches si fines...

Oui ! Tout était clair désormais.

Alex appela le garde et ordonna qu'on lui amène immédiatement lady Randwick et son jeune page.

Chapitre 12

Adossée à la porte de sa chambre, Madeleine noua d'une main tremblante les rubans de sa cotte hardie.

Pour humiliée qu'elle fût, elle ne pouvait chasser lord Ullyot de son esprit et, malgré tous ses efforts,

ne parvenait pas à le détester.

Cependant, le sort de Jemmie n'était toujours pas réglé et restait sa seule préoccupation.

Si seulement le maître d'Ashblane acceptait d'envoyer sa jeune sœur chez sa grand-mère, la petite

serait sauvée.

Une voix intérieure invitait Madeleine à révéler à son geôlier la véritable identité de son page, alors

qu'une autre l'en dissuadait. Une chose était sûre, il était urgent de trouver une solution pour mettre sa

sœur en sécurité.

Elle s'approcha du mur qui séparait sa chambre de celle de Jemmie et frappa deux petits coups. La

réponse ne se fit pas attendre.

Rassurée, elle ferma les yeux et réfléchit.

Mais, bientôt, un bruit de pas dans le corridor l'alerta et elle devina que sa discussion avec Ullyot

n'était pas terminée.

C'est alors qu'elle entendit les cris de sa jeune sœur. Affolée, Madeleine se rua vers la porte et

tambourina des deux poings sur le battant. Quand on lui ouvrit enfin, Jemmie était là, devant elle. La

petite fille portait sur la joue la marque rouge d'une main, sans doute celle de l'homme aux cheveux

noirs qui la tenait fermement.

— Pourquoi avez-vous frappé mon page ? s'écria-t-elle, prête à bondir sur lui au risque d'aggraver les

choses.

L'inconnu se mit à rire et fit un geste obscène. Furieuse, Madeleine attira Jemmie à elle et se réfugia

dans un coin de sa chambre.

— Qu'allez-vous faire de nous ? questionna-t-elle en dévisageant le rustre.

Elle sentait peu à peu l'étau se resserrer.

Lord Alexander était en proie à la fureur quand elle l'avait quitté. Avait-il donné des ordres afin

qu'elles soient toutes les deux chassées d'Ashblane bien qu'il fût plus de minuit ? Pourquoi tant de

brutalité de la part de cet homme envers Jemmie ?

Madeleine tenta de se rassurer tandis que deux gardes les conduisaient vers la chambre du maître.

Pour quelle raison les convoquait-il toutes les deux à cette heure de la nuit?

Lord Ullyot s'interrogeait toujours sur les raisons qui poussaient sa belle captive à cacher l'identité de

son page quand la porte s'ouvrit brusquement sur lady Randwick.

Les cheveux défaits, celle-ci portait une cape sous laquelle on devinait le doux renflement de sa

poitrine.

A en juger par son air courroucé, sa prisonnière semblait bien décidée à obtenir une explication sur les

raisons de cette convocation tardive.

— Si vous comptez à l'avenir me faire appeler ainsi en pleine nuit, milord, j'aimerais que votre garde

soit plus correct envers moi...

— Silence!

Elle obéit, à son grand étonnement. Si ses dires étaient exacts, peut-être se sentait-elle davantage en

sécurité auprès de lui, après tout?

Les deux gardes qui les encadraient restaient vigilants. Visiblement, ils n'avaient aucune confiance en

ce qui de près ou de loin leur rappelait Falstone. Surtout cette lady Randwick, avec sa réputation de

sorcière, ses longs cheveux de feu et ses fossettes insolentes.

Finalement, lord Ullyot renvoya ses hommes. Il referma la porte sur eux, puis s'avança vers la fenêtre.

Alexander sourit en voyant que la dame de Heathwater couvait son page du regard, alors que celui-ci

restait en retrait au fond de la chambre.

— J'aimerais savoir ce que nous faisons ici au milieu de la nuit? questionna-t-elle, méfiante.

— J'ai changé d'avis.

— Pardon?

— Oui. J'ai réfléchi à votre proposition, Madeleine. Puisque vous étiez sur le point de vous donner à

moi, je vais vous en fournir l'occasion. Otez vos vêtements.

Un terrible embarras mêlé de fureur saisit la prisonnière.

— Ne pourrions-nous pas discuter ce point en privé, milord ? murmura-t-elle tout en guettant la

réaction de sa sœur.

— Je ne crois pas, lady Randwick. J'estime que Jemmie doit savoir à quoi il devra sa liberté.

Sans plus attendre, lord Alexander fit signe au prétendu page de s'avancer. Là, à la lumière des

chandelles, il découvrit enfin ce qui lui avait échappé jusqu'alors : une étrange ressemblance avec

Madeleine.

— Jemmie, aide ta maîtresse à se dévêtir.

Alex ôta sa chemise sans plus attendre et ordonna sans détour :

— Je vous attends dans mon lit, lady Randwick. Toute tremblante devant sa grande sœur, Jemmie

refusa de s'exécuter.

— Non, je ne peux pas, gémit-elle, au bord des larmes.

— Tu oses me désobéir?

— Certainement pas, intervint Madeleine. Mais me déshabiller ne fait pas partie des tâches habituelles

de mon page.

— Est-ce vrai, Jemmie ?

— Euh... non, balbutia l'enfant, ne sachant trop que répondre.

— Viens ! Approche !

— Reste où tu es ! ordonna Madeleine.

Comme lady Randwick s'avançait vers lui, lord Ullyot vit luire dans sa main la lame d'une dague. Si la

main tremblait, il y avait dans son regard une détermination farouche.

Le guerrier demeura de marbre alors que la pointe acérée de l'arme touchait sa poitrine.

— N'oubliez pas que je suis le seul à pouvoir vous aider, milady. Vous savez bien que si vous me tuez

vous ne sortirez pas vivantes d'ici.

Il ajouta en désignant Jemmie :

— Ni vous, ni elle.

Il vit alors Madeleine se raidir brusquement et se pencha en avant au mépris de la lame qu'elle pointait

sur lui.

Effrayée par le sang qui perlait sur sa peau, elle laissa tomber la dague à ses pieds.

Au bruit sourd de sa chute sur le tapis succédèrent les sanglots de Jemmie.

— Qui est-elle ? s'enquit lord Ullyot en désignant l'enfant.

— Ma sœur.

Il demeura interdit.

— Eleanor avait donc une autre fille ?

— Comme vous voyez.

— Et le père?

Madeleine comprit au regard de lord Ullyot que celui-ci connaissait déjà la réponse.

— Le roi David.

— C'est à Londres que votre mère est devenue sa maîtresse, je suppose ?

— Ma mère savait être persuasive. Elle lui a rendu visite à la Tour de Londres après la bataille de

Neville's Cross, et Jemima est née en 1347.

— Ainsi, Jemmie se nomme Jemima? Et vous avez caché à tous sa véritable identité pendant des

années ?

Comme la petite fille sanglotait de nouveau, lord Ullyot perdit patience.

— Cesse de pleurer, Jemmie. C'est sans doute au courage de ta sœur que tu dois la vie. Prends

exemple sur elle. Sois sans crainte, je ne te ferai aucun mal.

Il se tourna vers Madeleine et questionna :

— Qui d'autre est au courant de cette affaire ?

— Notre oncle Goult et ma grand-mère.

— Et David?

— Il n'en sait rien.

— Et votre frère ?

— Lui non plus. Si Noël savait qui elle est, il se servirait aussitôt d'elle pour manigancer quelque

nouvelle intrigue. Comme il lui serait facile d'exercer un chantage sur un roi réputé sans descendance !

Si j'ai travesti Jemmie en page, c'est parce que c'était à mon sens le seul moyen de la protéger et de la

garder auprès de moi. Eleanor m'avait fait jurer de ne jamais révéler la vérité sur les origines de cette

enfant.

— Et ce Goult... Peut-on avoir confiance en lui ?

L'hésitation de Madeleine suffit à renseigner lord Alex sur ce point.

Juste Ciel! se dit-il. Un vieil homme et un secret capable de déchirer deux nations!

Cette nouvelle découverte laissait Ullyot songeur. Madeleine Randwick lui avait pourtant promis que

son passé ne compromettrait pas la sécurité d'Ashblane. Diable ! Qu'en était-il maintenant ?

— Si vous acceptez de nous fournir deux chevaux, milord, vous serez débarrassé de nous dès demain.

— Et alors ? Croyez-vous pouvoir filer à la barbe de milliers de soldats ?

Madeleine garda le silence. Elle prit la main de Jemmie et la serra très fort dans la sienne.

— Si vous consentez à nous aider à gagner la frontière, lord Ullyot, je vous promets une récompense

substantielle.

Il eut alors un éclat de rire.

— Votre argent ne me sera d'aucune utilité ! Si David apprend que je cache sa fille, je suis un homme

mort. En revanche, livrer une princesse écossaise à mon roi serait deux fois plus simple et bien plus

profitable au clan Ullyot.

Madeleine frémit à l'évocation de cette hypothèse, se demandant quel châtiment ils encourraient tous

pour une telle révélation.

Une peur indicible la saisit, mais elle fit en sorte de n'en rien laisser paraître.

— Songeriez-vous à tirer profit de la mort d'une enfant ? reprit-elle. Car c'est bien ce qui arrivera si

vous l'emmenez à Edimbourg. Robert Stuart est impatient de prendre la place de David, tout comme

Balliol et les fils d'Edouard III, d'ailleurs. Tous sont dotés de puissantes armées et assoiffés de pouvoir.

Ma sœur représente pour eux une entrave à leurs ambitions et ils ne lui laisseront aucune chance.

Bouleversée, elle porta alors la main glacée de Jemmie à ses lèvres pour la réchauffer un peu.

— Je tiens à la sécurité de mon clan, lady Madeleine, précisa Alexander. Tout comme vous avez

assuré celle de votre sœur à Ashblane.

— Je n'ai pas demandé à venir ici, milord.

— Vraiment?

Il prit sa chemise abandonnée sur le siège et l'enfila à la hâte.

— Quelles raisons aurais-je de vous croire ? Qu'est-ce qui me dit que vous n'envisagiez pas de fuir

Heathwater après ce que vous y avez vécu ? Comment ne pas imaginer que vous cherchiez à reprendre

votre liberté quand je vous ai trouvée tout près du champ de bataille ? Une femme aussi rusée que

vous est assez habile pour choisir le protecteur idéal pour sa sœur. Par exemple, un homme tel que

moi, à la tête d'une armée puissante et dont le nom à lui seul fait trembler toute la région. — Non, non,

vous vous méprenez, milord. Je n'avais pas l'intention de vous abuser.

— Assez ! interrompit-il. Vous mentez avec autant d'aisance que votre frère, lady Randwick, et peut-

être plus souvent que lui. Et en ce moment, Ashblane et tous ses occupants ont bien des raisons de

s'inquiéter s'ils savaient à quel danger vous les avez exposés.

Cette charge réduisit Madeleine au silence.

Tout ce dont l'accusait lord Ullyot était vrai, elle ne pouvait le nier. Si par malheur une seule vie était

sacrifiée à Ashblane par sa faute...

Elle chassa cette idée de son esprit, effrayée par les conséquences que cela pourrait avoir.

— Où est l'armée de mon frère ?

— Pourquoi cette question ?

— Si je pouvais...

La gorge serrée, Madeleine s'interrompit un instant, puis reprit :

— Si je pouvais conduire ma sœur auprès de mon oncle Goult, il me serait possible...

— Non ! s'écria Jemmie.

Elle se jeta dans les bras de sa grande sœur, et acheva dans un sanglot :

— Tu m'avais promis, Madeleine. Tu m'avais juré que nous resterions toujours ensemble.

— Mais j'ai bien l'intention de tenir ma promesse, ma chérie, assura Madeleine en la serrant sur son

cœur. Goult pourrait nous aider à nous embarquer pour la France et nul ne se soucierait plus de nous.

Ainsi, personne ne saurait...

— En voilà assez ! gronda Alexander. Comment pouvez-vous espérer qu'un vieil oncle puisse vous

protéger d'une armée de vingt mille hommes ? Vingt-sept miles nous séparent du golfe de Forth, et,

pour l'atteindre, il vous faut traverser les terres de clans qui vous sont hostiles. Les Hays, les Ramsey,

pour ne citer que ceux-là. Ces barons ont des yeux partout, et vos chances de passer inaperçues sur

leurs territoires sont aussi minces que celles de rejoindre votre vieil oncle. Vous serez tuées dès le

lendemain de votre départ : dans ces contrées, les femmes meurent de mort violente. Surtout les plus

jeunes, si vous voyez ce que je veux dire.

Le regard de lord Ullyot se fixa alors sur Jemmie. Madeleine vit le reflet des flammes danser dans ses

yeux gris ardoise et en eut le frisson.

— Quant à vous milady, je présume que votre passé vous a donné une idée précise des dangers qui

guettent une femme ? Votre charme ferait les délices de bien des soldats trop longtemps privés de

plaisir !

Pour impressionner plus encore sa captive, lord Alexander usa alors d'un langage plus réaliste.

— En d'autres termes, ces soudards vous mettraient toutes deux en pièces.

A cette évocation, Madeleine se sentit pâlir tout à coup et s'assit sur le lit pour ne pas défaillir. Elle

ferma les yeux comme pour chasser les terribles images que cette menace éveillait en elle.

Sous ses doigts la couverture de fourrure lui parut douce au toucher et apaisa quelque peu sa frayeur.

Elle se sentait bien petite, bien fragile dans cet univers cruel qui ne l'avait jamais épargnée. Elle aurait

fondu en larmes si les sanglots de Jemmie et la voix radoucie d'Alexander n'étaient venus lui rappeler

qu'elle n'était pas seule au monde.

— Respirez, disait-il. Voilà, doucement... C'est mieux. Respirez encore.

Elle sentit la main protectrice de lord Ullyot se poser sur son épaule et perçut la sollicitude dans ses

paroles. Il s'assit auprès d'elle et défit lentement les rubans de sa cotte.

En quelques instants, ce fut comme si la pénombre faisait place à la clarté. Elle sentit peu à peu tout

son corps se détendre malgré l'embarras que lui causait l'initiative de lord Alex en présence de

Jemmie.

Comme s'il avait compris sa gêne, Alexander se leva et se campa devant elle. L'immobilité et le

mutisme de lady Randwick lui rappelaient le silence qu'il observait lui-même après une bataille. Ce

moment où l'on fuit la compagnie des autres pour surmonter l'horreur des combats.

Sans un mot, il prit Jemmie par la main, ouvrit la porte et héla un serviteur.

— Emmène ce garçon aux cuisines et donne-lui son souper, lui dit-il à mi-voix. Lady Randwick va

rester encore un moment auprès de moi.

Après avoir refermé, lord Alex s'appuya au chambranle et son regard s'attarda sur lady Randwick.

Un quart d'heure plus tard, Madeleine était toujours la proie d'une terrible angoisse.

— Je n'arrive pas à calmer mes palpitations, murmura-t-elle en levant les yeux vers lord Ullyot.

— Avez-vous déjà ressenti pareille indisposition ?

— Oui. Très souvent. Et cela depuis le jour où j'ai tué Lucien et perdu mon honneur.

Elle éprouva soudain le besoin de lui avouer ce qu'elle n'avait jamais confié à personne.

— Est-ce à dire qu'en tuant Lucien Randwick vous estimez avoir perdu votre honneur? s'enquit

Alexander.

Il vit les beaux yeux bruns de Madeleine s'emplir de larmes. Pourtant, jamais encore il ne l'avait vue

pleurer, même pas quand elle était enchaînée dans le cachot glacial de lord Armstrong, ni même quand

il avait marqué son sein de la pointe de son couteau. Elle n'avait pas non plus versé une larme lorsque

Patrick de Jedburgh avait été poignardé sous ses yeux, ni quand Milward l'avait traitée de catin en

présence d'une centaine d'hommes. Non. Lady Randwick était demeurée de marbre, fière et inflexible.

Mais, à présent, il était question d'honneur.

Son honneur.

— Recommenceriez-vous ?

— Quoi donc ?

Pour la première fois depuis le début de leur entretien, elle soutint le regard de lord Alexander.

— A tuer Randwick.

— Oui, sans hésitation.

Animée par la haine que lui inspirait encore son époux, elle osa lever le ton.

— Oui. Si l'occasion m'en était donnée, je le tuerais de nouveau.

— Voilà donc votre réponse, milady. Savez-vous que préserver son honneur en toutes circonstances

est un privilège auquel seuls les saints peuvent prétendre ? A nous autres, pauvres humains, il nous

arrive bien souvent de le bafouer.

— Et dans l'au-delà ? Qu'arrive-t-il à ceux qui ont perdu leur honneur? Elle formula cette question du

bout des lèvres comme si le fait de la poser était un sacrilège.

— Dans l'au-delà, nous nous trouvons devant un Dieu tout-puissant qui seul est juge de nos actes,

Madeleine.

— Croyez-vous vraiment à cela, milord ? questionna-t-elle, perplexe. Qui vous a enseigné pareille

hérésie ?

— Un Egyptien d'Alexandrie. Il disait que Dieu pouvait porter plusieurs noms. J'ai cru en la parole de

cet homme le jour où notre bateau a chaviré en pleine nuit dans la tempête près de Dumyat. Kamil a

invoqué Allah, et un navire français s'est détourné de sa route pour nous porter secours.

— C'est étrange...

— Nous nagions depuis trois heures au moins et nous étions à bout de forces. Cette nuit-là, en faisant

route vers l'Ecosse sur le bateau qui nous avait recueillis, nous buvions du bourgogne. Alors je me suis

dit que je ne verrais plus le monde de la même façon. J'avais compris que donner à Dieu un autre nom

ne nous condamnait pas à l'enfer comme le croient certains chrétiens à l'esprit étroit.

Il soupira longuement, et ajouta :

— L'ouverture et la tolérance sont des valeurs inestimables, Madeleine. Contrairement à ce que vous

pourriez croire, l'honneur prend quelquefois des formes diverses.

— Et le chapelain d'Ashblane... Est-il au courant de vos théories ?

— Ce bon pasteur MacLaren fait preuve de tolérance et encourage le débat. C'est un homme à l'esprit

ouvert que j'ai choisi entre mille.

— Je me demande si vous avez jamais douté de vous-même, Alexander Ullyot, commenta-t-elle en

esquissant un sourire.

— Pas en matière d'honneur, en tout cas, lady Randwick. C'est une qualité trop souvent mal interprétée

et portée aux nues. L'honneur est l'affaire des vivants, pas celle des morts. Il faut savoir être assez

humble pour assumer ses actes, quels qu'ils soient. Voilà ce qu'est l'honneur, à mes yeux.

— Et c'est cela qui vous a aidé à vivre ?

Il hésita un instant avant de répondre :

— Certes, mais Ian était toujours auprès de moi...

Il s'interrompit pour s'avancer jusqu'à la fenêtre et le courant d'air fit voleter ses cheveux. Emue,

Madeleine comprit que la perte de son meilleur ami l'avait marqué au fer rouge. En cet instant,

Alexander ne ressemblait en rien au guerrier impitoyable que d'aucuns redoutaient.

— Je vous ai observé sur le champ de bataille avant d'être capturée, lui confia-t-elle dans un souffle.

Il fit brusquement volte-face. Une lueur de méfiance brillait dans ses yeux.

— J'essayais de repérer quelque blessé à soigner, précisa-t-elle.

— Avez-vous souvent dispensé vos soins à ceux de votre camp après une bataille ?

— Oui.

— Pourtant, la rumeur prétend que vous vous contentiez d'observer les blessés de loin.

— Une autre affirme que vous ne versez jamais une larme sur vos morts, milord, répliqua-t-elle

vertement.

— C'est une rumeur qui me flatte et j'aimerais qu'elle subsiste aussi longtemps que je vivrai.

Comme elle souriait, il s'enquit avec hauteur :

— Et que dit-on encore de moi ?

— Que vous n'avez pas de famille. Que vous pouvez mettre en déroute une dizaine d'hommes sans

faire usage de votre arme et sortir indemne de l'affrontement. On raconte aussi que dans votre enfance

un chien vous a marqué au visage du signe du diable, et que vous êtes le cousin bâtard du roi d'Ecosse.

— Ces ragots sont les plus répandus, en effet.

— Donc, tout n'est pas vrai ?

— Non. La cicatrice que je porte au visage est un souvenir du Caire. Quant à ma famille, elle existe,

mais elle se résume à Gillion, Katherine et Quinlan.

Madeleine nota qu'il ne disait mot de ses origines royales, ni même de ses prouesses de guerrier, et elle

apprécia cette modestie. Nul ne pouvait rester indifférent à la personnalité d'Alexander Ullyot.

L'homme n'était ni cupide ni vaniteux, et la sensibilité affleurait sous la cuirasse du guerrier.

— La rumeur est parfois pernicieuse, voyez-vous. Considérons ma situation, par exemple : sorcellerie,

magie, pièges de la séduction... Nombreux sont ceux qui m'accusent de pratiquer tout cela à la fois.

Comme elle s'avançait vers lui, Alexander fut par trop sensible au balancement de ses hanches et au

parfum enivrant qui émanait d'elle.

— Mon frère m'a emprisonnée et m'a mise au secret. Je n'étais autorisée à parler à personne, à

l'exception de quelques amis qu'il choisissait avec soin. Tout d'abord, j'ai cru qu'il agissait ainsi tout

simplement parce qu'il me haïssait. Mais, par la suite, j'ai compris qu'il s'agissait d'autre chose.

Elle sentit ses joues s'embraser et reprit, sans s'étendre sur cette autre raison :

— Déshonorée, j'étais condamnée à demeurer à Heathwater, un milieu familier peuplé de jeunes gens

séduisants et vigoureux. Pas tous jeunes, d'ailleurs.

Alexander la saisit alors par la main et l'attira brusquement à lui.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela, lady Randwick ?

— Ce que l'on a dit de moi n'était pas le reflet de la vérité, milord.

Elle se libéra de son emprise et se redressa de toute sa hauteur.

— Avec des poudres et des potions, reprit-elle, une guérisseuse compétente peut faire croire à un

homme tout ce qu'elle veut. Et, dans ce domaine, ma compétence ne peut être mise en doute.

Madeleine fixa du regard les flammes qui dansaient dans l'âtre, puis leva les yeux vers Alexander et

croisa son regard d'acier. A l'évidence, il ne doutait pas des pouvoirs qu'elle détenait, et cela depuis

qu'elle lui avait dispensé les premiers soins.

— Je vous répète ma question. Pourquoi vous confiez-vous ainsi à moi, lady Randwick ?

Le ton était différent. Alexander semblait intrigué.

— Parce que vous épargnez ma jeune sœur et que vous ne nous avez pas jetées dehors. De plus, vous

avez eu la bonté de faire conduire mon page aux cuisines pour son souper.

Lord Ullyot éprouva alors une sensation nouvelle : une émotion si forte qu'il porta la main à son cœur

et se détourna d'elle.

Dans cette chambre faiblement éclairée, il lui aurait été facile de caresser la peau si douce de sa

captive, d'effleurer son sein pour sentir battre sous ses doigts les pulsations de son cœur, d'enfouir sa

main dans sa chevelure de feu... Mais il choisit d'y renoncer. Il y avait dans les yeux de Madeleine

Randwick une lueur singulière. Assurément, elle était un peu sorcière, visionnaire, devineresse. On

avait dit toutes sortes de choses sur la dame d'Heathwater, et il voyait maintenant pourquoi.

— Donc, si je comprends bien, vous êtes innocente de tout ce dont on vous accuse ! plaisanta-t-il.

— Pas exactement. Cependant, j'aimerais préciser certains détails de mon passé. Voyez-vous, j'avais

quatorze ans quand j'ai épousé Lucien, qui en avait dix-huit. Mon frère avait monnayé mon mariage et

entendait s'assurer qu'il soit consommé. Quand ce fut chose faite, il a quitté Heathwater et je dois dire

que, par la suite, Lucien ne m'a que très rarement importunée après notre nuit de noces.

— Pourquoi?

— Il avait peur de moi, et ses goûts sexuels étaient... d'une autre nature.

— Juste Dieu ! Et qu'en est-il de cette kyrielle d'amants que l'on vous attribués ?

— Oh, c'est venu plus tard. Après la mort de Lucien, puisque je n'avais pas eu d'enfant de lui, mon

frère tenait absolument à ce que je donne naissance à un garçon. Si j'avais un fils, ma fortune et mes

terres passaient légalement sous son contrôle, tout au moins jusqu'à ce que le petit atteigne sa majorité.

— Donc, Noël Falstone s'est empressé de remédier à cette carence ? — Il a déniché le comte de

Harrington, mais il se trouve que celui-ci... a préféré mon frère. Grâce au ciel, Noël avait toujours

banni l'inceste, ce qui m'a dispensée de partager sa couche.

Elle eut un léger sourire et continua :

— Je doute que vous puissiez me comprendre, lord Ullyot. Ici vous êtes craint parce que vous êtes fort

et sans pitié. Pour ma part, ma seule protection était la magie des Cargne qui m'a sauvée de la cruauté

de certains amants. D'autres, cependant, ne m'ont pas épargnée.

Madeleine releva sa manche et montra la marque au fer rouge qu'elle portait au bras droit.

— Malgré tous ses travers, Lucien m'a respectée, contrairement à certains « amis » de mon frère. Il

faut lui reconnaître cette qualité.

En plus de ses talents de guérisseuse, songea lord Alex, lady Randwick témoigne d'une sincérité et

d'une honnêteté touchantes. C'est assurément une femme tout à fait honorable.

Cependant, il devait bien admettre que quelque chose le tracassait dans cette histoire.

De l'aveu même de Madeleine, Lucien Randwick était un homme distant et craintif. Dès lors, quelle

raison aurait-elle eu de le supprimer?

Il eut soudain une idée.

— Dites-moi, milady, où était donc Jemmie au moment de tous ces événements ? Lucien savait-il que

Jemmie était une fille ?

Devant l'air soupçonneux qu'il affichait, Madeleine détourna le regard et ne répondit pas.

Alex la vit trembler et crut comprendre la raison de son silence.

— Lucien Randwick aimait les enfants, n'est-ce pas?

— Oui. Qu'il soit maudit pour ses vices !

Le feu et la glace conjugués brillaient en cet instant dans les yeux de la jeune femme.

— Il aimait les petites filles et les petits garçons, confessa-t-elle avec une moue de dégoût. Je n'avais

que quatorze ans l'année de notre mariage, et, cependant, il s'est vite lassé de moi. Je suppose que

j'étais déjà trop âgée à son goût.

— Alors que Jemmie n'avait que neuf ou dix ans ?

— Neuf ans ! s'écria-t-elle. Elle avait à peine neuf ans !

Madeleine se détourna pour cacher l'horreur que lui inspiraient ces souvenirs.

Elle revit Lucien déchirer les vêtements de sa petite sœur qui hurlait de frayeur, et se souvint de

l'expression de son époux en découvrant qu'il s'agissait d'une fille. Il avait même souri en comprenant

ce qu'impliquait un tel secret et le profit éventuel qu'il pourrait en tirer. C'est alors qu'elle avait sorti

son couteau et le lui avait plongé dans la gorge comme il s'apprêtait à violer Jemmie sous ses yeux.

Ensuite, elle était restée un moment auprès de lui pour s'assurer qu'il était bien mort.

Son cœur battait si fort en revoyant ces images qu'elle entendit à peine lord Ullyot.

— Il méritait donc ce châtiment !

— Pardon?

— Ce monstre méritait bien un coup de couteau. J'espère au moins qu'il a agonisé dans d'atroces

souffrances ?

— Oui, je peux en témoigner.

Alex s'étonna de la voir sourire.

— Si j'avais été là, Madeleine, j'aurais aussi coupé la partie de son anatomie par laquelle il s'apprêtait à

pécher !

— J'y ai pensé, avoua-t-elle.

— Je n'en doute pas.

Madeleine trouva un certain réconfort à évoquer ce drame en présence de lord Ullyot. Depuis deux

ans, le souvenir de ces tragiques événements la rongeait au point d'en perdre son âme. Elle ne savait

plus prier et ne trouvait plus de repos. Et voilà que cet homme lui offrait une sorte d'absolution.

Cependant, en toute honnêteté, elle lui devait une précision.

— Quand je l'ai frappé, Lucien ne portait pas d'arme sur lui, avoua-t-elle tout en guettant sa réaction.

— C'est heureux ! Dans son délire, sans doute était-il plus fort que vous et que Jemmie.

Elle confirma d'un signe de tête.

— Chez un homme, le désir est une arme tout aussi redoutable qu'une lame bien affûtée, Madeleine. Et

si vous l'aviez laissé accomplir son odieux forfait, que se serait-il passé à votre avis ?

— Je me suis bien souvent posé cette question, soupira-t-elle en baissant les yeux. Mais la vie d'un

homme, même le plus pervers, est tout de même une vie.

Il s'avança vers elle et la prit par le menton.

— Celle de Jemmie, ou celle d'un monstre ? Il me semble que le choix était simple, Madeleine.

— Simple ? Si vous saviez ce que j'ai ressenti en voyant le sang de Lucien couler sur mes chaussures

et se glisser sous le tapis de sa chambre. J'aurais pu le sauver, arrêter l'hémorragie. Je suis guérisseuse,

ne l'oubliez pas.

— Mais vous ne l'avez pas fait.

— Non.

Elle demeura immobile. Un silence pesant régnait dans la pièce. Seule la tenture de la fenêtre agitée

par le vent le troublait par instants.

— Avez-vous déjà tué quelqu'un de sang-froid? murmura-t-elle.

La question fit sourire Alexander.

— A mes yeux, le meurtre de Lucien Randwick n'a pas été commis de sang-froid, Madeleine. Le sang-

froid est le propre des mercenaires et des guerriers qui tuent par devoir. J'en ai moi-même bien souvent

fait l'expérience.

— Pour défendre vos terres et vos hommes, lord Ullyot. Dans ce cas, cela me semble justifié.

— Défendre son domaine sous couvert de la guerre est tout aussi estimable que supprimer un époux

pervers choisi par un roi. En protégeant votre sœur, vous avez fait preuve de courage, tout comme moi

en préservant mes biens et mes gens.

— Vous ne mâchez pas vos mots, lord Ullyot ! Il semble que la lucidité soit l'une de vos vertus

majeures.

— Merci.

Comme il souriait à ce compliment, Madeleine sentit renaître en elle ce feu ardent qui la consumait.

il me serait si facile d'aimer cet homme, se dit-elle.

Troublée à cette pensée, elle se détourna.

Il lui était interdit de s'attacher au seigneur d'Ashblane, cette forteresse imprenable et trop bien

défendue. L'endroit ne lui offrait qu'un refuge provisoire tandis qu'elle examinait toutes les solutions

pour protéger sa sœur et se protéger elle-même. En demeurant ici, elle risquait de mettre tout le monde

en danger, menacée qu'elle était par tous ses ennemis.

Madeleine ferma les yeux et croisa les mains dans le dos pour ne pas être tentée d'avancer la main vers

lord Ullyot. Elle ne devait à aucun prix se trahir. Ni par un mot ni par un geste. Pour la première fois

depuis longtemps, elle se sentait respectable et respectée.

Lord Alexander l'observait en silence. Il comprit à la réserve de Madeleine qu'un combat intérieur se

livrait en elle.

Il caressa du regard ses longs cheveux roux qui tombaient en cascade sur ses épaules. Il se souvint

avec émoi des aréoles corail de ses seins et du contact enivrant de sa main sous son tartan.

Il avait été sensible aussi à la profonde émotion qui émanait d'elle au cours de la conversation qu'ils

venaient d'avoir...

Il détourna son regard à regret, puis se dirigea vers la porte et l'ouvrit.

— Reconduis lady Randwick dans sa chambre, dit-il au planton, et veille à ce qu'elle passe la nuit en

toute sécurité.

Lord Ullyot disparut alors dans le couloir, et Madeleine n'eut même pas le temps de le remercier.

Chapitre 13

L'oncle Goult arriva à midi le jour suivant. Madeleine, qui était là pour l'accueillir avec lord Ullyot,

regarda le vieil homme s'avancer vers eux sur son destrier blanc.

Elle s'apprêtait à courir vers lui quand le maître d'Ashblane la retint.

— Attendez!

Saisie par le ton de ce commandement, elle obéit. A l'évidence, le maître des lieux pressentait quelque

danger car il gardait la main sur son épée fixée à sa ceinture.

Il salua le garde chargé d'escorter Goult et lui fit signe de mettre pied à terre.

— Pas trop d'embûches en chemin, Aidan ? questionna Alexander. Pas de difficultés pour quitter

Heathwater?

— Pas la moindre, milord, répondit l'homme. D'ailleurs, Falstone est à Londres en ce moment.

— Pour quelle raison ?

— Comme notre roi David refusait de l'écouter, il est allé porter sa requête au roi d'Angleterre pour

exiger que lady Randwick lui soit rendue par décision royale.

A ces mots, Alexander fut saisi d'un sursaut de fureur. Mais, en croisant le regard apaisant du vieil

oncle, il se radoucit.

— Vous êtes bien Goult de Kenmore ?

— En effet.

— Alors, soyez le bienvenu à Ashblane.

— Je vous remercie, lord Ullyot.

— Conduis notre visiteur à mes appartements, Aidan, ordonna-t-il au garde. Sa nièce voudrait lui

souhaiter la bienvenue et s'entretenir avec lui en privé.

D'un geste Alexander invita alors Madeleine à rejoindre son oncle.

N'écoutant que son cœur, celle-ci se précipita vers son parent qui lui ouvrit les bras et l'étreignit

tendrement.

En observant cette scène, Alex se dit que des liens très forts semblaient unir l'oncle et la nièce. A

l'évidence, le bonheur de leurs retrouvailles n'était pas de pure forme.

Il se dit qu'il serait intéressant pour lui de s'entretenir avec le vénérable Goult. En effet, celui-ci avait

vu grandir Madeleine et n'ignorait probablement rien de son passé tourmenté.

— Vous n'avez parlé à personne des véritables origines de Jemmie, n'est-ce pas ?

Cette question d'Alexander à l'oncle Goult résonna d'étrange façon aux oreilles de lady Madeleine.

— Non, à personne, assura le visiteur.

— Et Noël Falstone ne s'est jamais inquiété de savoir qui était vraiment cette petite fille, et pourquoi

elle vivait à Heathwater?

— Si. Une seule fois.

— Récemment?

— Oui.

— Mais vous ne lui avez rien dévoilé ?

— Rien.

— Où est née Jemmie ?

— A Vorpeth, dans la maison de Joséphine de Cargne.

— Votre grand-mère, je présume ? s'enquit lord Alexander en se tournant vers Madeleine.

— En effet. Joséphine y vit avec son second mari, lord Robert Anthony.

— Anthony?

Ullyot réfléchit quelques instants. Ce nom lui rappelait quelqu'un.

— Anthony... celui de la bataille de Halidon Hill ?

— Exactement.

— Un rude guerrier, assurément.

— Rude et fier, renchérit Goult.

— Pensez-vous qu'il serait encore capable de défendre sa demeure, Madeleine ?

— Non, milord. Il est trop vieux à présent. Quant à ma grand-mère, elle n'a plus ni l'autorité ni

l'influence qu'elle avait autrefois.

— Quelle influence ?

— Elle était dame de compagnie à la cour d'Angleterre, mais elle ne l'est plus depuis dix ans. En ce

temps-là, le roi la protégeait, mais...

— Elle ne jouit donc plus de cette protection ?

— Non, hélas. Un jour, on a trouvé dans la chambre de Joséphine un collier appartenant à la reine

Philippa. On a aussitôt accusé ma grand-mère de l'avoir dérobé. Toutefois, compte tenu de ses années

de bons et loyaux services, l'affaire a été étouffée et le roi s'est contenté de la renvoyer.

— Pensez-vous qu'elle a effectivement volé ce collier?

— J'aimerais vous dire qu'elle a un bon fond, milord, mais Joséphine aime les belles choses. Parfois, il

lui arrivait même de s'approprier les bijoux de ma mère.

— Donc, pour parler franc, c'est une voleuse ?

Pour toute réponse, Madeleine hocha la tête en silence.

Brusquement, la faute de Joséphine de Cargne lui paraissait beaucoup plus grave qu'autrefois. Elle

regretta aussi d'avoir confié ce secret à lord Alexander, l'homme qui la retenait captive.

Dès lors, tout parut s'effondrer autour d'elle.

Elle avait pour grand-mère une voleuse, pour mère une catin, et pour sœur une enfant illégitime dont

l'existence était à elle seule une menace permanente.

Elle remarqua alors que Goult s'apprêtait à prendre la parole, et l'appréhension lui serra la gorge.

— Noël exige le retour de sa sœur, milord, déclara le visiteur. Rien ne l'empêchera de la reprendre lui-

même s'il le faut, et cela par tous les moyens.

— Rien ne pourra l'en empêcher... sauf moi.

La réplique de lord Ullyot éveilla l'intérêt de l'oncle Goult, et Madeleine s'en réjouit. Il y avait si

longtemps qu'elle n'avait vu le visage de son oncle s'éclairer ainsi. Elle bénit Alexander de lui en avoir

donné l'occasion.

Mais son bonheur fut de courte durée. Le maître se tourna vers elle et s'empressa de la mettre en garde.

— Vous avez entendu ce qu'a dit votre oncle, n'est-ce pas, lady Randwick ?

— Parfaitement, lord Ullyot.

— Dès lors, promettez-moi que ni vous ni Jemmie ne sortirez de l'enceinte d'Ashblane sans mon

accord. Si quelqu'un vous remarquait, vous seriez en grand danger.

— Il m'arrive souvent d'administrer des soins aux gens du village, jugea-t-elle bon de souligner. Si

vous craignez qu'il m'arrive malheur en chemin, faites-moi escorter par vos hommes.

— Non. Les malades viendront ici, au château, répliqua-t-il d'un ton sans appel.

— Donc, tu donnes encore des soins, Lainie ? s'enquit l'oncle Goult.

Ce diminutif parut surprendre le baron Ullyot qui haussa les sourcils.

— Peut-être avez-vous eu l'occasion de vous en rendre compte, lord Ullyot, mais ma nièce possède un

véritable don de guérisseuse, insista le vieil homme.

— Je sais. D'ailleurs, j'ai été son premier patient à Ashblane. J'ai été blessé au bras non loin

d'Heathwater, et Madeleine m'a guéri.

— C'est pourquoi vous lui permettez d'exercer ses talents ici même, dans votre château ? Noël n'aurait

jamais toléré la pratique de son art sous son toit. C'est un esprit étroit. Il acceptait que Madeleine

soigne les blessés sur le champ de bataille, mais rien de plus.

Le visage de Goult s'assombrit tout à coup, et Madeleine comprit que le seul nom de Noël suffisait à le

contrarier.

— Nous devrions peut-être avoir une conversation en tête-à-tête, lord Ullyot, proposa-t-il tout à trac.

Alexander acquiesça en silence.

— Non ! s'insurgea Madeleine. Je veux savoir...

Elle s'interrompit tandis que les deux hommes la foudroyaient du regard. Alors, elle comprit que sa

présence n'était pas souhaitée et quitta la place en prenant bien soin de laisser la porte entrouverte.

Goult caressa sa longue barbe d'un air pensif, puis posa enfin une question à son hôte.

— Qui était votre père, lord Ullyot?

Personne ne s'était jamais adressé à lui de façon aussi directe, aussi Alexander demeura stupéfait et

silencieux.

Comprenant qu'il n'obtiendrait pas de réponse sur ce point, le vieil homme reprit :

— La grand-mère de Lainie détient une lettre attestant que Jemima est la fille naturelle du roi

d'Ecosse. Si jamais la nouvelle se répandait dans l'une ou l'autre Cour, la vie de la petite serait en

danger.

Cette fois, il parvint à éveiller l'intérêt du châtelain d'Ashblane et s'en félicita.

— Depuis combien de temps Joséphine de Cargne possède-t-elle cette lettre ? questionna celui-ci.

— Depuis onze ans, date de la naissance de l'enfant. Mais Joséphine est malade et ne passera

probablement pas l'hiver. Et quand elle mourra, ses biens et ses effets seront remis à son petit-fils le

plus âgé : Noël Falstone.

— Diable!

— C'est le mot, lord Ullyot. Il y a en outre un autre problème... Pas une escorte armée écossaise, si

petite soit-elle, ne peut passer en Angleterre sans être repérée par les gardes de la frontière.

— Et alors?

— Peut-être pourriez-vous charger une poignée d'hommes de se rendre à Vorpeth afin de reprendre

cette lettre, à condition bien sûr que vous les jugiez dignes de confiance.

Ces derniers mots indisposèrent lord Alexander. Goult était anglais et ne mesurait pas l'insulte qu'il

venait de proférer à l'égard des soldats d'Ashblane. Mais sans doute fallait-il voir dans sa remarque une

simple maladresse.

— Madeleine connaît-elle l'existence de cette lettre ? s'enquit le maître des lieux

— Non.

— Alors, ne lui en parlez pas. Elle réagit toujours très vivement quand il s'agit de la sécurité de sa

sœur.

Alex surprit un léger sourire sur les lèvres de son interlocuteur et crut en deviner la signification. Le

vieux Goult avait en tête une question précise dont il pressentait déjà la teneur.

— Pourriez-vous faire saisir cette lettre et la détruire, milord ?

— Vous plaisantez ! Ce serait une folie.

— Certes. Mais rassurez-vous, je ne serai pas ingrat.

— Vraiment ? Qu'est-ce à dire ?

— Je vous récompenserai en vous donnant des terres.

Alexander se mit à rire.

— Vous ne me promettez rien de plus que ce que m'a déjà promis votre nièce, mon cher. Je me

souviens lui avoir fait remarquer qu'un homme mort n'avait que faire des richesses de ce bas monde.

— Et que diriez-vous d'une fortune en moutons ?

— Y a-t-il des moutons sur ces terres ?

— Bien sûr, milord. Un troupeau égal à celui des Hungerford sur les sommets qui dominent Sarum.

Et, en plus, un marché de draperies de laine très prospère sur le continent.

Goult savoura l'effet produit par cette annonce, puis continua :

— Si vous vous mettez en route dès ce soir, vous pourriez rentrer avant la fin de la semaine. Pendant

ce temps, je veillerai sur Madeleine et sur Jemima, soyez sans crainte.

L'oncle ôta alors le médaillon qu'il portait à son cou, et poursuivit :

— Je vais vous indiquer la route à suivre pour Vorpeth, et vous devrez remettre ce médaillon à

Joséphine pour lui prouver que vous êtes mon messager. Dites-lui que Goult vous envoie et que les

filles d'Eleanor sont en sécurité ici, à Ashblane.

Le sourire que lui décocha alors le vieil homme l'inquiéta quelque peu.

— J'ai entendu dire que vous étiez un homme estimable, lord Ullyot. Et si le sang des Bruce coule

vraiment dans vos veines, Jemima est votre digne cousine. Y aviez-vous songé?

Alex prit le médaillon et ne fit aucun commentaire.

Cousine ou pas, il ne permettrait à quiconque de menacer la vie d'une enfant dont il avait la garde.

Tandis que Goult hochait la tête en signe de satisfaction, Ullyot comprit que ce vieux renard l'avait

pris en défaut. Toutefois, s'il acceptait cette délicate mission, il savait en son âme et conscience que ce

n'était pas uniquement pour le marché d'étoffes de laine promis.

Tout en aiguisant sa dague, Quinlan observait le maître d'Ashblane d'un œil dubitatif.

— Je n'arrive pas à croire que tu aies accepté cette mission périlleuse, Alexander. Cette Anglaise t'a

décidément tourné la tête et, malgré cela, tu persistes à la protéger. Bientôt, tu auras toute une armée

ennemie à tes trousses et tu ne mériteras que le mépris des deux royaumes.

— Quinlan, je t'en prie...

— Non, tu vas m'écouter jusqu'au bout. Cette femme t'a jeté un sort, mon ami, voilà ce qu'elle a fait.

Et cette fois, tu es bel et bien victime de la magie des Cargne. Te rends-tu compte du pouvoir qu'elle a

pris sur toi pour que tu acceptes de risquer ainsi ta vie ? Et pour accomplir quoi, exactement ? Rendre

visite à sa grand-mère malade ?

— Le risque n'est pas aussi grand que tu l'imagines, mon ami.

— Et si nous ne pouvons pas défendre ce château en ton absence, qu'arrivera-t-il ? Si jamais Gillion et

Kitty venaient à mourir ? Crois-tu que les hommes et les femmes d'Ashblane seraient prêts à sacrifier

leur vie pour la sœur de notre pire ennemi ? Et notre roi, que va-t-il penser de toi ?

— Cesse de te tourmenter ainsi, mon ami. David ne viendra pas avant Noël, ainsi cela me laisse

largement le temps de rentrer d'Angleterre.

— Et si tu meurs ? insista le conseiller, tout à la fois furieux et désemparé.

— Alors, il faudra que tu protèges Ashblane jusqu'à mon retour, ou jusqu'à ce que notre roi puisse te

prêter main-forte.

— Et si les Anglais arrivent avant lui ?

— Fais en sorte de les tenir à distance en attendant les troupes de David.

Lord Ullyot ôta sa bague armoriée et la tendit à son conseiller.

— Et si je ne reviens pas, donne ceci à notre roi avec les actes de propriété d'Ashblane et jure-lui

fidélité. Vous ne serez jamais trop nombreux face à la colère d'Edouard d'Angleterre et de l'Eglise.

— Je ne parviens pas à croire que tu acceptes de te compromettre dans cette affaire. C'est ce que nous

avons toujours...

— Tu vas me promettre en outre de veiller sur la sécurité de Madeleine Randwick, interrompit

Alexander. Et aussi sur celle de Gillion, de Jemmie et de Katherine.

— Jemmie aussi ? Le charmant petit page ? ricana Quinlan.

Indifférent au cynisme de son fidèle compagnon, Alexander rétorqua :

— Quinlan, je ne t'ai jamais demandé d'accomplir ce qui n'était pas important à mes yeux. Or, la

sécurité de Madeleine, de sa sœur et de mes proches est une chose essentielle pour nous tous.

Bon gré malgré gré, Quinlan acquiesça enfin d'un signe de tête.

— Et si jamais tout semble perdu, embarque-les pour la France avec une solide escorte armée, conclut

Alex d'un ton très calme.

— Juste ciel ! soupira le conseiller. Espérons seulement que les Anglais se lasseront vite d'assiéger

Ashblane pour une sorcière et sa petite sœur.

Lord Ullyot admit en secret que Madeleine et Jemmie risquaient fort de soulever les ennemis de

l'Ecosse et de semer la terreur jusqu'au siège de la royauté d'Edimbourg. Cela, il ne pouvait se le

permettre. Il ne lui restait plus qu'une solution : aller chercher cette lettre afin de détruire les preuves

des origines royales de Jemmie.

En se levant, il surprit son image dans le miroir au-dessus de la cheminée. Dans la lumière rasante, la

cicatrice qu'il portait à la joue lui parut plus profonde. Il s'étonna que Madeleine n'y ait guère prêté

attention jusqu'à présent, contrairement à d'autres femmes.

En fait, il n'avait jamais accordé beaucoup d'attention au comportement féminin. Il avait été marié

quatre ans à Alice sans vraiment la connaître, et depuis il s'était contenté de liaisons sans lendemain.

Il sourit en y songeant, tira la dague qu'il cachait dans sa botte et entreprit de l'affûter sur la pierre de la

cheminée.

En vérité, il ne s'était guère intéressé aux femmes depuis la mort de son épouse. Il avait mené une vie

sage pendant plusieurs années, hormis ses rares rencontres avec Isabella quand elle venait passer

quelques jours à Kimdean. Il consacrait toute son énergie à la guerre, et en temps de paix se réfugiait

dans la solitude d'Ashblane. Jamais il n'avait tenté de séduire les filles des familles de son entourage,

tout en ne dédaignant pas les avances des soubrettes de la taverne du village. Mais, à vrai dire, ces

amours ancillaires ne l'avaient pas vraiment satisfait.

Le célibat et la solitude. N'étaient-ce pas, selon lui, les deux tranchants de l'épée d'un guerrier?

Jusqu'à présent, tout au moins.

Madeleine.

Le couteau glissa malencontreusement de sa main et il se fit une entaille. Aussitôt, il apposa ses lèvres

sur la plaie. Un réflexe de guerrier. Madeleine?

Qu'allait-il donc faire d'elle ? La seule évocation de son nom éveillait en lui le désir. Et voilà que ce

désir prenait peu à peu le pas sur la sécurité d'Ashblane.

Il la garderait prisonnière en attendant de voir comment allaient se comporter les barons anglais.

C'était l'attitude la plus sage à ses yeux. Si ces derniers comprenaient qu'il comptait avant tout protéger

ses captives, peut-être abandonneraient-ils la partie. Madeleine et sa sœur seraient ainsi sauvées.

L'Angleterre !

Dieu sait qu'il détestait l'humidité de ces Basses-Terres du royaume d'Edouard. Pourtant, il allait se

mettre en route dans moins d'une heure.

Chapitre 14

Madeleine chevauchait loin derrière la cohorte, à distance respectable d'Alexander pour ne pas être

repérée. Parfois, elle perdait de vue le baron d'Ashblane, puis le voyait réapparaître au sommet d'une

colline ou devinait sa silhouette sous les frondaisons d'un bosquet. Dieu merci, il progressait lentement

et ne la distançait jamais de beaucoup.

Mais, soudain, comme par enchantement, il parut se volatiliser. Pourtant, elle se trouvait alors sur un

sommet qui dominait la large vallée de la rivière Esk.

— Zut ! murmura-t-elle en regardant de tous côtés.

En vain.

Lord Ullyot n'avait pu faire halte dans une maison puisqu'elle n'en avait pas aperçu depuis plus d'une

heure. En outre, elle ne savait même pas si elle se trouvait ou non sur les terres de la seigneurie

d'Ashblane.

Madeleine était désemparée.

Qu'allait-elle faire ? Poursuivre sa route ou rebrousser chemin?

Mais alors qu'elle hésitait, elle fut brusquement jetée à bas de son cheval et se retrouva à terre.

Lord Ullyot la tenait par le cou et la dévisageait d'un air menaçant.

— Madeleine!

Les mâchoires crispées, le souffle court, il relâcha enfin son étreinte.

— Que faites-vous là? Pourquoi m'avez-vous suivi? questionna-t-il, furieux.

— Je sais que vous avez accepté d'aller quérir cette lettre pour sauver Jemmie, balbutia Madeleine en

tremblant de peur. Alors, je me suis dit...

— C'est Goult qui vous a renseignée, n'est-ce pas? J'aurais dû me méfier de lui.

— Non. J'étais derrière la porte et... j'ai tout entendu. Je suis là pour vous aider, milord. Je sais où ma

grand-mère cache ce document, et si jamais elle se montrait réticente...

— Où est cette lettre ? interrompit-il d'un ton impatient Où la cache-t-elle?

— Si je vous le dis maintenant... vous allez me renvoyer à Ashblane.

— Je veux savoir où la trouver, insista lord Alex, visiblement agacé.

— Je crois... qu'elle la tient dans un coffret gravé dissimulé sous son lit. C'est une boîte à double fond

qui s'ouvre en appuyant sur le saphir placé sur le côté. Joséphine m'a montré une fois comment

actionner ce système.

— Bien.

Alexander saisit le cheval de Madeleine par la bride et lui fit faire demi-tour.

— Ne me renvoyez pas, supplia-t-elle. Je peux vous aider. Je suis la petite-fille de Joséphine et elle ne

me fermera pas sa porte...

— Non. C'est trop dangereux.

— Dangereux si vous tentez de pénétrer de force chez elle. Le comte d'Anthony a de nombreux

gardes, aussi il n'hésitera pas à...

— Mais je n'ai pas l'intention de prendre sa maison d'assaut, Madeleine.

— Alexander... Jemmie est ma petite sœur chérie, et il est de mon devoir de la protéger.

Emu d'entendre Madeleine l'appeler par son prénom, lord Ullyot se radoucit. Il aimait sa façon de

prononcer « Alexander ». La préciosité de son accent anglais, cette voix un peu rauque, tout cela le

troublait.

— Il nous faut trois jours pour nous rendre là-bas, lady Randwick, souligna-t-il en affectant de

nouveau un ton sévère. Seriez-vous prête à passer la nuit avec moi au bivouac ?

S'il comptait la renvoyer à Ashblane avec un tel argument, Madeleine se dit qu'il faisait fausse route.

Comme elle se refusait à répondre, son silence ne fit qu'agacer plus encore Alexander. Il l'observa

longuement, et s'attarda malgré lui sur sa silhouette.

Avec sa cotte de laine et sa camisole, ses cheveux en désordre sous son chapeau de paille, Madeleine

était d'une beauté insolente. Il parcourut des yeux les courbes idéales de son corps de femme, ces

longues jambes qu'il devinait sous la cotte, et en éprouva un désir violent

— Soit ! Mais si vous m'accompagnez, vous devrez m'obéir sans discuter, conclut-il enfin. Une fois

chez le comte d'Anthony, nous ne nous attarderons pas. Si nous devons fuir précipitamment, il vous

faudra courir à toutes jambes. Ce ne sera pas le moment de rester à la traîne. Vous voilà prévenue

maintenant.

— Ne craignez rien, j'obéirai, assura-t-elle, tout en savourant son triomphe.

— Avez-vous une arme sur vous ?

— J'ai mon couteau, milord.

Elle fouilla dans la poche de sa camisole et en sortit une dague.

— Savez-vous vous en servir? Elle hésita un instant.

— Je connais le corps humain... et ses points les plus vulnérables.

— Il ne s'agit pas d'anatomie, lady Randwick. Je vous demande si vous savez vous servir d'une arme

pour vous défendre.

— Je... je crois.

— Donnez-moi cette dague.

Comme Madeleine la lui tendait, il la saisit brusquement par le poignet.

— Voyons. Montrez-moi comment vous vous défendez, ordonna-t-il.

Elle serra fermement le manche dans sa main et leva l'arme vers le haut.

— Non. Pas comme ça.

Alexander l'obligea à relever le bras, et reprit:

— Si vous frappez de bas en haut, votre coup va manquer de force. Il faut le porter de haut en bas,

c'est plus efficace. Le poids de votre corps s'ajoute ainsi à la puissance du geste. Compris ?

— Compris.

Il était maintenant si près d'elle que son odeur virile la troublait de façon singulière.

— Maintenant, jetez-vous sur moi, commanda-t-il.

— Pardon?

— Oui. Comme si vous vouliez me frapper à mort.

Madeleine leva lentement le bras, puis le laissa retomber avec mollesse, comme par crainte de blesser

son compagnon.

— Un peu plus de conviction, Madeleine. Allons, il faut frapper de toutes vos forces.

Cette fois, elle se pencha en avant de tout son poids et manqua en perdre l'équilibre.

— Le pied en avant pour garder votre stabilité. Comme ceci. Et si vous devez reculer, faites ce

mouvement.

Lord Ullyot fit mine à son tour de lui porter un coup pour lui indiquer la position correcte.

Aussitôt, elle s'appliqua à reproduire fidèlement son geste.

— C'est mieux, admit-il. Maintenant, venez sur moi sans hésiter.

Elle obéit... et le manqua.

— Si vous ne faites pas de progrès, je vous renvoie immédiatement à Ashblane, menaça-t-il.

Madeleine fit une nouvelle tentative. Sans succès.

— C'est trop mou, lady Randwick. Beaucoup trop mou ! Il faut vous défendre avec plus d'ardeur, sans

quoi votre adversaire vous tuera.

— Essayez donc de me tuer ! s'exclama-t-elle, excédée, en se jetant de nouveau sur lui.

Mais en guerrier rompu à toutes les ruses, Alexander esquiva habilement le coup. Il la saisit aussitôt

par la main et l'obligea à lâcher son arme qui tomba à ses pieds.

— Avez-vous compris quel est votre point faible, Madeleine ? questionna-t-il. Si vous n'êtes pas plus

précise dans votre geste, vous ne ferez pas de vieux os. Parole de combattant.

— Cette fois, vous allez voir, promit-elle en ramassant prestement la dague.

Elle se mit alors à tourner autour de lui, cherchant à le prendre par surprise, feignant de le frapper

tantôt sur sa gauche, tantôt sur sa droite. Et, soudain, le coup fut bref et précis. Cette fois, Alexander

n'eut pas le temps de s'esquiver et la lame traversa la manche de sa jaquette sans toutefois pénétrer

dans la chair.

— Ah, c'est beaucoup mieux ! conclut-il à la fois admiratif et vexé de s'être laissé prendre.

Madeleine se campa alors devant lui dans une attitude triomphante.

Elle nota qu'Alexander avait changé d'expression en quelques secondes. Les cheveux en désordre, le

visage hâve ombré de barbe, il semblait plus menaçant encore. Il la saisit soudain par la taille et l'attira

brusquement à lui. Madeleine sentit alors toute la force de son désir d'homme et comprit qu'elle était

désormais à sa merci dans cet affrontement amoureux.

Elle fut tentée de lui tendre ses lèvres et d'enfouir ses doigts dans ses cheveux épais.

Comment réagirait-il alors ?

Elle n'en fit rien, cependant, mais fut un peu déçue quand lord Ullyot desserra son étreinte.

Le souffle court, elle s'assit non loin de là sur une vieille souche.

— Ne craignez-vous pas d'être saigné à blanc en apprenant à n'importe qui à manier un couteau,

milord ? Vous n'avez pas été assez vigilant tout à l'heure, aussi j'aurais pu vous blesser gravement.

— Vous n'êtes pas n'importe qui, lady Madeleine.

— C'est trop d'honneur, milord.

Elle l'observa en biais et s'en voulut un peu de l'avoir taquiné de la sorte. Alexander lui inspirait tant de

respect...

C'était un vaillant soldat, adroit au maniement des armes, et son l'évidente virilité et sa puissance

musculaire ne pouvaient que susciter l'admiration.

— Acceptez-vous enfin que je vous accompagne ? questionna-t-elle d'une voix suave.

— Oui. La réponse fut brève, sans véritable enthousiasme.

Ils chevauchèrent sans arrêt pendant plus de deux heures, puis lord Ullyot autorisa enfin une halte.

Rompue de fatigue, Madeleine mit pied à terre et dut s'agripper à la selle pour ne pas tomber. Elle se

serait volontiers couchée à même le sol si elle avait été seule. Tout ce qu'elle désirait en cet instant,

c'était prendre du repos.

Les hommes de la cohorte allumèrent un grand feu au mépris du risque d'être repérés. Comme leur

chef ne leur faisait aucune remarque sur ce point, elle crut bon de donner son point de vue.

— Ne craignez-vous pas que les flammes attirent des rôdeurs, milord ?

— Non. Ici nous sommes dans la région de Turnbull, et nous n'y avons pas d'ennemis.

— Avons-nous traversé des régions hostiles aujourd'hui?

— Oui, cet après-midi, alors que nous longions la rivière de Woodhill.

Madeleine s'étonna qu'ils n'aient pas fait de mauvaises rencontres et s'en félicita. Peut-être était-ce une

preuve de l'habileté de lord Ullyot, maître dans l'art de passer inaperçu. Assurément, il maîtrisait la

pratique de la guerre sous tous ses aspects, et elle l'admirait plus que jamais pour ses talents.

— Pourquoi avez-vous accepté cette délicate mission ? questionna-t-elle sans détour. Vous auriez pu

tout simplement envoyer un détachement de soldats. Et s'ils avaient réussi, les terres promises par mon

oncle Goult vous seraient revenues de toute façon.

— Si je me suis personnellement engagé, c'est parce que votre sœur est en fait ma cousine, Madeleine.

Je me sens lié à elle par le sang des Bruce.

— Vous reconnaissez donc que vous êtes le cousin de David?

— Absolument.

La réponse tomba comme un couperet.

— C'était en effet ce que l'on murmurait à la cour de David quand j'y étais avec ma mère, déclara-t-

elle. Mais curieusement je ne vous y ai jamais vu.

— Je n'en suis pas étonné.

— Où étiez-vous alors ?

Lord Ullyot parut hésiter. Visiblement embarrassé, il ramassa une brindille et la jeta dans les flammes.

Elle avisa les lanières de cuir qu'il portait au poignet. Sans doute était-ce pour manier sa lourde épée

avec plus de force ? Il saisit ensuite une bûche sur laquelle sa main se crispa comme la serre d'un aigle.

— J'étais en France en ce temps-là, confessa-t-il d'une voix sourde en jetant la bûche au feu.

— Je n'avais que douze ans quand je suis arrivée à la cour d'Ecosse, indiqua Madeleine. Quel âge

aviez-vous à ce moment-là ?

— J'étais assez jeune pour me croire invincible et assez mûr pour manier une épée. A quinze ans les

idées et les actes sont deux choses bien distinctes, croyez-moi.

Comme il levait la tête, leurs regards se croisèrent dans la lueur des flammes. Madeleine entrevit dans

les yeux d'Alexander toute la détermination de l'adolescent devenu chef de clan.

— Avez-vous été blessé ? reprit-elle.

— Oui. Plusieurs fois. J'avoue que le chevalier que je servais en France n'avait peur de rien. Il était

convaincu que chaque bataille contre les Anglais se terminerait par notre victoire. Je dois dire qu'il

n'en a pas toujours été ainsi.

Madeleine tenta d'imaginer le jeune et fougueux Alexander Ullyot ferraillant hardiment contre les

troupes anglaises. Captivée par les récits de batailles, elle le pressa aussitôt de questions.

— Vous m'avez dit que vous aviez aussi séjourné en Egypte. En quelle année était-ce?

Alexander hésita de nouveau. Peut-être était-il agacé par sa curiosité?

— C'était après le siège de Calais. Comme Edouard avait épargné les assiégés, nous nous sommes

embarqués pour l'Ecosse et nous avons été pris dans une tempête non loin des côtes d'Irlande. C'est un

navire marchand d'Alexandrie qui nous a secourus, et c'est ainsi que je suis arrivé en Egypte. A dire

vrai, je ne m'étais jamais senti à ma place à la cour d'Ecosse, et la promesse d'une aventure...

Il s'interrompit comme s'il cherchait le mot le mieux adapté.

— D'une aventure revigorante ? proposa-t-elle.

Il se mit à rire et ils échangèrent un regard complice.

— Après avoir déchargé la cargaison en Angleterre, poursuivit-il, nous avons mis le cap sur

Alexandrie. Al-Nasir Muhammed m'a invité à demeurer sur place. Je n'avais plus aucune envie de

rentrer chez moi. Pourtant, au bout d'un an, ma passion pour l'Egypte s'est un peu émoussée, de sorte

que j'ai renoncé à me convertir à l'islam comme j'en avais eu l'intention tout d'abord.

Il montra du doigt la cicatrice de son visage et ajouta :

— Ceci est le souvenir d'une rixe dans les rues du Caire au cours de la seconde année de mon séjour.

Dès lors, j'ai eu peur de ne jamais revoir les vertes collines de Liddesdale. Surtout quand la blessure

s'est infectée.

— Cependant, vous avez fini par guérir?

— Oui. Mais la cicatrice ne s'est jamais vraiment estompée. Et, ce jour-là, j'ai reçu une leçon que je

n'ai pas oubliée.

Comme il gardait le silence, Madeleine l'invita à poursuivre.

— Une leçon ?

— Seule la patrie mérite que l'on se batte pour elle, Madeleine, même si l'on doit y perdre la vie. La

patrie, la maison, la terre, la famille. Aussi, quand je suis rentré en Ecosse, ce n'est pas à la Cour que je

suis allé, mais sur mes terres d'Ashblane.

— Votre mère vous y attendait ?

— Non. Elle est morte alors que j'étais encore très jeune. Au pied du Glenshie où elle m'avait donné le

jour. Mais, à Ashblane, j'ai retrouvé toute sa famille et les gens parmi lesquels j'avais grandi.

Madeleine ressentit alors la grande solitude de cet homme farouche et distant. Certes, elle n'avait guère

connu de vie de famille, mais Alexander en avait été assurément bien plus privé.

— Et Alice, votre femme ?

— C'était la jeune sœur de Ian. Son premier mari avait été tué deux mois avant mon retour à Ashblane,

et je me suis senti obligé de l'entourer de mon affection.

C'était donc un mariage de convenance sans véritable amour, songea Madeleine, soulagée par cette

révélation.

Couché sur le dos, Alexander regardait le ciel. Le feu qui les séparait éclairait les buissons voisins

d'une chaude lueur. Déjà les hommes dormaient, à l'exception de la sentinelle, et le silence régnait

alentour. Au-dessus d'eux, la voûte céleste perlée de myriades d'étoiles semblait infinie.

C'était le premier jour sans pluie de la semaine, mais le halo qui entourait la lune laissait présager un

changement de temps. Madeleine déplora le retour de l'humidité et du froid qui les surprendraient en

route.

— Pour ma part, quand j'ai épousé Lucien, j'ai cru que nous aurions des enfants et que notre vie serait

heureuse, murmura-t-elle. J'imaginais une maison bien à nous et de nombreux amis parmi les gens de

Heathwater. Jusque-là, j'avais connu auprès de ma mère une existence vagabonde. Nous étions sans

cesse en déplacement, aussi je rêvais de m'installer pour de bon quelque part. Alors, quand Noël a

décidé de me marier à Lucien avec la bénédiction d'Edouard et m'a offert un toit, j'ai accepté sans

hésiter.

Un long silence s'installa, comme si Alexander n'osait troubler le cours de ses souvenirs.

C'est alors que j'ai découvert ma stérilité, songea-t-elle tristement. Sans même le prononcer, ce mot

lui semblait terrifiant. Pour elle, il compromettait à jamáis l'espoir d'un avenir serein auprès d'un

homme.

« La sorcière stérile » de Heathwater !

Combien de fois Noël l'avait-il appelée ainsi ? Combien de fois lui avait-il reproché le contenu du

testament de sa mère, lui présentant sans cesse de nouveaux amis susceptibles de la féconder?

Comment oublier cette procession d'amants ?

Chaque matin un homme nouveau s'éveillait dans son lit, comme par miracle.

Illusions !

Parfois, certains se montraient violents à son égard en dépit des potions qu'elle leur préparait.

— Et ensuite ? questionna Alexander, dans le silence de la nuit.

— Ensuite, je suis devenue pour tout le monde la Veuve Noire. .

Il se mit à rire. D'un rire frais que Madeleine ressentit comme un bienfait, et qui suffit à chasser son

amertume.

Alexander lui prit la main et la porta à ses lèvres. Cette sensation la troubla et éveilla en elle des désirs

intimes qui lui firent un instant oublier toute réserve.

Si seulement il osait me prendre dans ses bras, songea-t-elle en secret.

— Je trouve que le sobriquet de Veuve Noire ne vous convient guère, lady Randwick. Vous êtes si

féminine, si délicate, si lumineuse aussi...

— Quel surnom me donneriez-vous, alors ?

— La Dame aux secrets ! répondit-il sans hésiter. Cependant, en un certain sens, le terme de « sorcière

» ne vous convient pas si mal. Vous êtes une charmante sorcière, voilà tout !

— Votre mère avait-elle accepté qu'on la désigne ainsi, lord Ullyot?

— Je n'avais que quatre ans quand elle est morte, et je n'ai qu'un vague souvenir d'elle. Je dois dire que

vous me la rappelez beaucoup. Pas dans votre apparence, certes, mais dans cette force enracinée en

vous. D'après tout ce que j'ai entendu dire d'elle, ma mère ne devait pas être très différente de vous.

— Si c'est là un compliment, je l'accepte volontiers, milord, dit-elle sincèrement.

— Bien des femmes l'auraient pris tout autrement, lady Randwick. Je dois dire que pour une

diabolique Veuve Noire, je vous trouve plutôt innocente !

Les yeux de lord Alex brillèrent d'un nouvel éclat à la lueur des flammes.

Innocente ?

Elle l'aurait volontiers enlacé en cet instant. Avec quel délice elle aurait enfoui ses doigts dans les

cheveux soyeux de ce séduisant guerrier, mêlant son souffle au sien dans l'étreinte fougueuse de leurs

corps.

Et cependant, elle demeura sage.

Elle se dit à regret que lord Ullyot ne voudrait pas plus d'une femme stérile que Lucien Randwick n'en

avait voulu. D'ailleurs, elle n'aurait pas supporté de déceler sur son visage ce qu'elle avait vu sur celui

de son époux.

De la pitié!

Chez Alexander Ullyot, un tel sentiment lui aurait assurément brisé le cœur.

Mais, pour le moment, mieux valait qu'elle affecte une certaine réserve à son égard. Ainsi, le jour où il

lui rendrait sa liberté, leur séparation serait moins cruelle. Avant tout, elle devait penser à Jemmie et à

Goult. Un vieil homme et une enfant dont la séparaient des dizaines de miles. A aucun prix elle ne

devait tisser de vains espoirs quant à l'éclosion d'une passion avec le seigneur d'Ashblane.

Alors, Madeleine se tourna vers les bois plongés dans le noir et étira ses jambes endolories après cette

longue randonnée. Elle se souvint que son frère ne l'avait jamais encouragée à monter à cheval Quant à

sa mère, Eleanor, elle avouait une franche aversion pour toute activité équestre. Malgré la fatigue,

Madeleine, elle, savourait aujourd'hui une liberté enivrante en compagnie d'Alexander Ullyot. Et elle

s'en réjouissait.

Elle sourit dans l'obscurité, ferma les yeux et se laissa bercer par les murmures de la vie nocturne.

Alexander attendit que Madeleine se soit endormie pour se lever. En fait, il ne dormait plus beaucoup.

Tout au moins depuis qu'il avait vendu son âme au frère de ce marchand égyptien.

« ... je ne vous ai jamais vu à la cour de David. Où étiez-vous? »

La question de lady Randwick le hantait encore.

Où étiez-vous ? Où étiez-vous ?

Relevant sa manche, il souligna du doigt le tatouage qu'il portait au bras. Il pria afin que Madeleine

n'apprenne jamais rien sur ses années sombres passées dans l'Empire byzantin.

Dix-sept ans ! A cet âge-là on fait pour survivre ce que l'on juge bien plus tard inavouable.

Il lui sembla entendre les cris de douleur déchirants qui troublaient le silence de la nuit. Il tira son épée

pour l'affûter à la lueur du feu, pour en éliminer les encoches qui émoussaient le fil. Autant de

souvenirs douloureux à effacer.

S'il persistait à taire les exactions dont il s'était rendu coupable en Egypte, Madeleine Randwick

finirait bien par les apprendre un jour. Alors, il prit peur et se promit de les lui révéler lui-même.

Ainsi, il y aurait au moins un peu de vrai dans ces récits.

Pas encore, lui souffla cependant sa conscience.

Alexander parcourut du regard le visage de sa captive. A la lueur du feu, ses cheveux roux prenaient

des nuances ambrées. L'ombre et la lumière jouaient avec les reliefs de ce visage si délicat au teint de

porcelaine.

Il s'attarda alors sur ses longues jambes qu'il devinait sous le plaid. Demain, il la prierait de mettre la

surcotte entrevue dans son sac, car il jugeait par trop troublante son actuelle tenue.

Il sourit et songea de nouveau à la façon dont Madeleine réagissait à ses compliments. Elle avait même

rougi. Il aurait aimé, alors, prendre sa main dans la sienne et l'attirer à lui pour lui témoigner sa

passion.

Oh oui, comme il aurait aimé cela...

Oppressé, il s'étendit sur sa couche, et, comme il allait fermer les yeux, il entrevit les premières lueurs

de l'aube.

chapitre 15

Au matin, ils reprirent leur route et ne rencontrèrent pas âme qui vive dans la campagne environnante.

Vers midi, Madeleine se sentit lasse et eut envie de mettre pied à terre. Mais l'intrépide Alexander la

pressa de continuer en dépit des difficultés à gravir les pentes les plus raides.

Elle le suivit sans protester ni poser de questions, car, en chef de clan qu'il était, il n'expliquait jamais

ses décisions. En fait, il était tellement secret que c'en était insupportable. Préoccupé par l'idée de

gagner du temps, lord Alex caracolait sur sa monture, ne s'arrêtant que rarement pour prêter l'oreille,

relever la direction du vent ou examiner les traces sur le chemin.

Le seigneur d'Ashblane ne tenait jamais rien pour acquis et gardait constamment la main sur son épée,

sa compagne la plus fidèle.

Furtif. Redoutable. Toujours en alerte.

Malgré elle, Madeleine l'admirait pour ses qualités, même si elle souffrait parfois de son zèle.

Après de longues heures de parcours, tandis que le soleil déclinait derrière les collines lointaines, lord

Ullyot l'emmena dans une clairière dominée par une falaise. Madeleine ne comprit pas pourquoi ils

s'étaient éloignés de leur route, et quand elle vit une trentaine de cavaliers s'aligner sur la crête, elle

prit peur.

— Ne craignez rien, Madeleine, ce sont des Kerr, l'informa son compagnon de route. Nous sommes

sur leurs terres car il n'y a pas d'autre itinéraire pour passer en Angleterre.

— Vous saviez qu'ils étaient là?

— Oui. Ils nous ont repérés depuis longtemps, confirma-t-il.

Elle le vit dissimuler un couteau dans sa poche en plus de la dague qu'il portait à sa ceinture. Avec sa

claymore, son arbalète et son cimeterre glissé dans une attache de sa selle, lord Ullyot était armé

jusqu'aux dents et entendait le montrer en cas d'attaque.

Madeleine leva les yeux vers le sommet de la falaise et frissonna. Si cette horde de cavaliers fondait

sur eux, assurément, ils n'en réchapperaient pas.

Alors, d'un geste instinctif, elle se saisit du couteau qu'elle dissimulait sous sa cotte.

— Rengainez votre arme, commanda Alexander. Et surtout pas un mot. Ne craignez rien, je suis là

pour vous protéger.

Tandis que les cavaliers descendaient pour les rejoindre, le guerrier d'Ashblane les observa en silence.

Ils firent halte à distance respectable, puis un vieil homme se détacha du groupe et s'approcha d'eux.

— Bonjour, Brian Kerr. Heureux de te voir. J'espère que tout va bien ? questionna lord Ullyot.

Alexander parlait d'un ton serein, comme s'il s'adressait à un ami rencontré par hasard.

— Tout va bien, Alexander. Peut-on savoir ce qui t'amène sur nos terres ?

L'homme le dévisageait néanmoins d'un œil circonspect, attentif à ses moindres gestes.

— Je me rends en Angleterre, expliqua-t-il.

— Avec cette femme ?

— Comme tu vois.

— Il semble que de méchantes rumeurs courent sur la sœur de Falstone.

Alexander se tourna alors vers Madeleine et la fixa de ses yeux gris ardoise comme s'il attendait d'elle

une réponse à la remarque de Brian Kerr.

Alors, contre toute attente, il lui prit la main et leurs doigts s'entrecroisèrent. Elle en éprouva un

immense soulagement mêlé de fierté.

— Lady Madeleine Randwick m'est promise, déclara-t-il d'un ton solennel.

Promise ?

Comme elle s'apprêtait à réagir à cette annonce, il resserra son étreinte pour l'en dissuader.

Elle se souvint alors que Katherine lui avait parlé d'une coutume en vigueur sur la terre d'Ecosse. Cette

« promesse » était une manière de fiançailles limitées à un an et un jour.

Mais pourquoi lord Alexander avait-il ressenti le besoin d'annoncer cela au vieux Kerr?

Elle le comprit très vite en observant les visages patibulaires de tous ces cavaliers armés jusqu'aux

dents. A l'évidence, seule l'autorité d'un chef de clan adverse pouvait les tenir en respect. D'ailleurs,

faute d'être aussi nombreux qu'eux, ils n'avaient aucune chance de les intimider.

S'il avait été seul, lord Ullyot aurait peut-être pris le risque de ferrailler avec cette troupe de guerriers,

mais il avait charge d'âme, et sa « future épouse » s'en réjouissait en secret.

— Hum ! Une promesse de mariage ? grommela le vieux Kerr en dévisageant la promise d'un œil

soupçonneux.

Celle-ci évita soigneusement son regard. Bizarrement, le vieux guerrier finit par détourner les yeux et

en appela au respect mutuel entre clans.

Madeleine se détendit un peu, tout comme son compagnon de route qui nomma à haute voix les chefs

amis d'Ashblane, et en toute première place les Kerr. Alors, Brian Kerr baissa son arme et invita ses

soldats à l'imiter.

— Tu es notre invité jusqu'à demain matin, Alexander, déclara solennellement leur hôte. Ce soir, je

vous invite à partager notre repas et notre vin.

— Bien volontiers, milord.

Lord Ullyot rengaina son épée et mit pied à terre, puis s'assura que le couteau glissé dans sa ceinture

était bien visible.

D'habitude, Madeleine descendait seule de cheval, mais, cette fois, Alexander l'aida et demeura auprès

d'elle tandis qu'elle ôtait la selle de sa monture.

L'atmosphère demeurait tendue cependant, et le jour qui déclinait ajoutait à l'angoisse de Madeleine.

Sous les regards menaçants de ces soudards hirsutes qui n'avaient sûrement pas pris de bain depuis des

mois, elle se sentait bien vulnérable.

Où allaient-ils dormir?

En qualité de future épouse, elle se devait d'installer sa couche auprès de celle de lord Ullyot, ce qui ne

lui déplaisait pas. En outre, en présence de tous ces guerriers, elle ne tenait pas à s'éloigner de lui.

Le problème fut promptement résolu par Alexander, qui l'entraîna un peu à l'écart et l'invita à préparer

son lit auprès du sien au pied de la falaise.

— Nous partirons aux premières lueurs de l'aube, lui confia-t-il en la prenant par la taille.

Comme elle tentait de se dérober, il la retint d'une main ferme.

— Souvenez-vous que nous allons nous marier, Madeleine. Alors, faites un effort. Le simulacre est

tout aussi efficace que la bravade si nous voulons tenir tous ces hommes en respect.

— C'est donc uniquement dans ce but que vous leur avez annoncé nos fiançailles ?

— Comprenez-moi... Si vous aviez été pour moi une simple compagne de voyage, Brian Kerr se serait

arrogé le droit de partager vos faveurs avec moi. Or, il sait maintenant que vous m'êtes promise, et

que, s'il vous touche, je le tuerai. Lui et les autres.

— Il sait surtout que je suis la veuve Randwick et la sœur de Noël Falstone, lui rappela-t-elle avec

humeur.

En proie à un regain d'angoisse, Madeleine se dit que sa réputation de sorcière et de meurtrière lui

collait à la peau. Elle lisait si souvent le mépris dans les yeux des gens, et cela partout où elle allait.

Cette lueur, elle l'avait perçue dans les yeux du vieux Kerr. Nul doute qu'elle n'avait pas échappé non

plus à Alexander, qui ne semblait pas s'en soucier.

— Qui n'a pas entendu parler de la redoutable lady Randwick ! Dieu merci, ce soir, votre réputation

nous sert.

— Comment cela ?

— Si les hommes du clan des Kerr se signent en croisant votre regard, c'est qu'ils auront perçu dans

vos yeux la sorcellerie des Cargne. Cela devrait suffire à nous protéger. Malgré les prouesses de

guerrier que l'on m'attribue, milady, je ne me sens pas capable de tailler en pièces une trentaine

d'hommes.

Si le maître d'Ashblane redoutait les Kerr, il n'en avait rien laissé paraître devant leur chef, pensa

Madeleine.

— Vous les jugez dangereux, n'est-ce pas, milord?

— Ici, le danger est partout, Madeleine, répondit-il tout en bouchonnant son cheval.

Les soldats du campement allumèrent un grand feu et leur chef détacha le tonnelet de whisky fixé à la

selle de son étalon noir. On apporta ensuite du bœuf salé, du pain et un bon fromage, et la fête put

commencer.

Assise auprès de lord Ullyot, Madeleine suivait d'une oreille distraite la conversation des hommes.

Bien sûr, il y était question de batailles et de rivalités entre clans. Mais Brian Kerr, qui ne mâchait pas

ses mots, aborda bientôt un sujet sensible.

— On dit que le baron Falstone est ton plus redoutable ennemi, Ullyot, et aussi qu'il exige le retour de

sa sœur.

Madeleine vit soudain le regard d'Alexander se durcir.

— Et que dit-on de la réaction du roi David à la requête de Falstone ? rétorqua lord Alex.

— Que le roi ne fera part de sa décision qu'après le nouvel an, indiqua Brian Kerr. Cela pour te donner

le temps de mettre de l'ordre dans ta maison. Voilà ce que l'on raconte. D'autres parlent de représailles

si tu refuses d'amener Madeleine Randwick à la Cour.

Kerr avala une bonne lampée de whisky et reprit :

— A mon sens, tout cela n'est qu'une question de domination territoriale et de corridor entre l'Ecosse

et l'Angleterre. De nombreux barons sont prêts à en découdre, Ullyot, et ils pourraient se révolter si tu

appelles au soulèvement.

Comme il allait porter une autre corne de whisky à ses lèvres, Alexander retint son geste.

— Tu sais bien qu'une révolte déchirerait les clans en menus morceaux, Brian. Ashblane a toujours

obéi au roi d'Ecosse, même si ses édits me semblaient parfois dénués de sens.

Cette réplique parut détendre quelque peu l'atmosphère, et quelques rires fusèrent parmi les hommes

assis autour du feu.

Madeleine sentit les battements de son cœur s'apaiser et avala sa première gorgée de whisky. Il lui

sembla que le feu parcourait ses artères, un feu revigorant dans la fraîcheur de la nuit.

Elle vida sa corne d'un trait et fut aussitôt resservie par son voisin. Bientôt, elle fut en proie à une

étrange lassitude sous l'effet de ce breuvage capiteux et de l'odeur du feu de bois.

Dans son vertige, elle se laissa aller contre lord Alexander et ne fit rien pour se libérer de son étreinte

quand il la prit par l'épaule.

Ainsi, ils seront convaincus que nous allons nous marier, se dit-elle, troublée par l'odeur de laine brute

du surcot d'Alex imprégné de suint de cheval.

Et, en fermant les yeux, elle perçut bientôt un parfum plus intime : celui du guerrier dans tout ce qu'il

avait de viril.

Pas celle d'un homme enclin à se parfumer d'onguents! songea-t-elle avec malice.

Comme lord Ullyot portait de nouveau sa corne de whisky à ses lèvres, elle croisa son regard à la lueur

du feu et éprouva un trouble singulier. Quelque chose de plus fort que la magie, de plus vrai, une sorte

de vibration ineffable qui semblait émaner de la présence même d'Alexander.

Mais, en un instant, le charme cessa.

Madeleine détourna les yeux. Le désir, l'envie que lui inspirait le maître d'Ashblane étaient trop forts.

Il en résultait un insoutenable désordre d'émotions.

S'ils avaient été seuls, elle l'aurait pris tout comme sa mère prenait ses amants, avec une passion

sauvage. Ah, enfouir ses doigts dans la toison de son torse, puis parcourir tout son corps jusqu'aux

endroits les plus intimes !

Cette idée folle la fit sourire et elle délaissa sa corne de whisky pour éviter d'attiser le feu qui brûlait

en elle.

Madeleine n'osait imaginer la réaction d'Alexander devant son audace, surtout en présence de Brian

Kerr et de ses trente pourfendeurs.

Mais, tout à coup, un cri sauvage monta du plus profond de la forêt, et autour du feu les visages se

figèrent.

Lord Ullyot se leva, tira son épée et prit Madeleine par le bras pour la protéger tandis qu'une horde

d'Ecossais tombaient des arbres comme des singes.

Brian Kerr tomba le premier, la gorge tranchée par l'un des assaillants. Madeleine sentit son sang se

glacer en l'entendant hurler. Hélas, elle n'aurait pu rien faire pour lui épargner cette fin tragique, et

Alexander l'emmenait déjà à l'écart pour la mettre à l'abri dans les hautes fougères.

— Ne bougez pas, lui dit-il. Si quelqu'un vous menace, appelez à l'aide. Je viendrai à votre secours.

Il s'éloigna aussitôt, son épée en main, décimant sur son passage les hommes qui se ruaient sur lui.

Lord Ullyot était un guerrier de légende, et, à le voir ferrailler ainsi, elle comprenait comment il avait

lui-même forgé son destin de héros.

Dès lors, il ne s'agissait plus des simulacres de combats aux portes d'Ashblane, mais d'un déploiement

de force hors du commun. Il y avait en lui une sorte de grâce dans sa façon de porter les coups et de les

esquiver en un ballet tragique et funeste.

Même contre cette horde sauvage, il semblait intouchable. Cela se voyait à son attitude : le corps

souple, l'anticipation du geste et sa précision. D'un seul coup d'épée il décapitait un ennemi,

quelquefois deux, et passait aux suivants avec une aisance surprenante.

Madeleine avait assisté à distance à de nombreuses batailles, mais jamais encore elle n'avait eu à ce

point la révélation d'un tel engagement.

Effrayée par ce chaos, elle allait fermer les yeux quand un bruit singulier la saisit d'effroi. Elle entrevit

sur sa gauche la silhouette d'un homme qui levait son épée sur elle. Alors, elle cria et esquiva le coup

en rampant dans les fougères. Elle saisit sa dague et frappa le soldat à la jambe. Celui-ci la saisit alors

par le bras et tenta de la désarmer au moment où Alexander, alerté par son cri, venait à son secours.

Tout bascula en un instant.

Dans son désir d'en finir avec elle, l'ennemi eut à peine le temps de la frapper violemment à la jambe

que, d'un coup de claymore, lord Ullyot le décapita.

Puis ce fut le silence, à peine troublé par les sanglots de Madeleine. Alexander s'agenouilla auprès

d'elle, et dans la clarté de la lune elle surprit dans ses yeux une lueur de tendresse.

— Mon amour... ne bougez pas. Voyons votre jambe.

— Non ! cria-t-elle en repoussant sa main.

Elle effleura sa blessure de ses doigts, mais la douleur était trop vive. Soudain, elle se mit à trembler et

à claquer des dents dans la nuit glaciale.

Dans la pénombre, elle devinait, tels des fantômes errants, les soldats de lord Kerr défaits par la

violence des combats. Il lui sembla qu'Alexander était le seul être vivant dans cette clairière, le

guerrier vainqueur, nimbé d'une lueur argentée.

— Je me suis servie de mon couteau..., balbutia-t-elle.

— Chut ! Ne dites rien, chuchota Alex en lui prenant la main.

Il y déposa un baiser, et ajouta :

— Ne gaspillez pas vos forces.

Si Madeleine lui inspirait douceur et compassion, une fureur sauvage consumait Alexander. Il ne

comprenait pas comment cet homme du clan Haig avait pu lui échapper et se ruer sur Madeleine.

Jamais il n'avait commis pareille faute. Jamais.

Il savait qu'elle avait assisté à ce combat, tapie dans les fougères, et sans doute l'avait-elle mal jugé

pour cette erreur qui aurait pu lui coûter la vie.

Désormais, à quoi bon faire le fanfaron ? Il estimait ne plus mériter ses louanges sur son habileté de

guerrier. La blessure qu'elle portait à la jambe était la triste conséquence de son incompétence et de sa

vanité.

Il tenta alors de relever le bliaud de Madeleine pour examiner la plaie, mais elle l'en empêcha.

Pourtant, sa jambe était rouge de sang.

Il fallait agir vite.

Alors, il usa de sa force pour immobiliser la jeune femme et inspecter sa blessure. L'entaille était

longue et profonde. La terre se mêlait au sang, faisant craindre une infection.

Que ferait mon médecin à ma place ? se demanda Alexander, désemparé.

— Il faut... nettoyer la plaie, balbutia Madeleine. Ensuite... cicatriser... avec du whisky. Un

cataplasme... imbibé de... whisky.

Elle s'interrompit un instant pour reprendre son souffle, puis ajouta :

— Enfin, il faudra faire un bandage... avec un linge propre... Déchirez mon jupon.

Madeleine lui prit la main et la serra très fort dans la sienne. Ce témoignage de confiance réchauffa le

cœur d'Alexander. Toutefois, elle était brûlante et semblait si fragile que son inquiétude ne fit que

croître.

Au-dessus du genou, il vit qu'elle portait un ruban de soie rose, une sorte de jarretelle pour tenir ses

bas. Un ornement féminin, si précieux et incongru dans cet environnement violent qu'il en fut ému.

Avec d'infinies précautions, il dénoua le ruban de la jambe droite, puis roula le bas sur lui-même. Un

bas déchiré par la lame, et humecté de sang.

A hauteur de la cheville, Alex découvrit un bracelet d'or tressé, une fantaisie toute féminine. Il se

demanda ce que les hommes de Kerr en auraient pensé. Sans doute y auraient-ils vu un signe de

perversion comparable aux colifichets des gens de la Cour. Une extravagance, un caprice de femme

perdue aux mœurs suspectes.

Alexander était prêt à tuer de ses propres mains le premier qui oserait lui en faire la remarque.

— Tu peux l'emmener chez nous, proposa Andrew Kerr, un rescapé du massacre.

Alexander Ullyot demeura silencieux. Indécis. Il savait que toute alliance avec un autre clan pouvait

être rompue en un clin d'œil, et n'avait nulle envie de se retrouver prisonnier avec Madeleine dans le

donjon des Kerr.

Non. Mieux valait à son avis rester dans les bois. Là, il ne dépendrait de personne et garderait le

contrôle de la situation.

En levant les yeux vers sa compagne, il comprit qu'elle voulait lui parler.

— Alexander... si mon état s'aggrave, et si je meurs... promettez-moi de m'ensevelir à Ashblane.

A ces mots, son cœur chavira. Etait-ce là une requête prémonitoire ? Sentait-elle vraiment la mort

venir ?

— Je vous en prie... respectez mon vœu, supplia-t-elle, les yeux humectés de larmes. J'ai été heureuse

à Ashblane... J'y étais en sécurité... Ainsi... je serai auprès de vous... pour toujours...

— Assez ! interrompit-il, contrarié par ce discours funeste. Je ne vous laisserai pas mourir, Madeleine,

j'en fais le serment.

Il lui prit le pouls et nota que la fièvre la tenait toujours, ce qui expliquait son délire. Il fallait

désinfecter la plaie sans plus attendre.

— Vous vivrez, assura-t-il.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je suis là pour vous soigner et vous sauver.

Madeleine lui sourit et perdit connaissance.

Elle s'éveilla dans la forêt obscure. Alexander était assis auprès d'elle, adossé au tronc d'un arbre, les

yeux fermés, le visage creusé de rides, miné par la fatigue. Sa claymore posée sur son giron était à

portée de main. Une mesure de prudence chez ce guerrier méfiant.

Elle tendit le bras et posa la main sur l'épaule du dormeur. Il sursauta et saisit son épée, mais fut

aussitôt rassuré en découvrant le visage de Madeleine.

— De l'eau... je vous prie, balbutia-t-elle.

Il lui tendit sa gourde, mais voyant que sa main tremblait, il l'aida à boire.

— Où sont les Kerr? questionna-t-elle.

— Partis. Ils doivent chasser les Haig de leurs terres à cette heure.

— Les Haig ?

— Oui. Le clan qui nous a attaqués. Leur territoire est tout près d'ici, vers le nord.

Madeleine prit la main d'Alexander et la serra dans la sienne.

— Pourquoi cette attaque ? Que nous voulaient-ils ?

— Dieu seul le sait ! soupira-t-il.

La chaleur de sa main lui fit du bien dans la fraîcheur de la forêt.

— Ils ont signé un traité avec les Kerr l'été dernier, précisa-t-il. En principe, ils devraient être en paix

avec eux, mais nous venons d'avoir la preuve qu'il n'en est rien.

— Et la bataille ? questionna Madeleine. Y a-t-il eu d'autres victimes ?

— Brian est mort avec cinq de ses compagnons, mais Andrew Kerr a juré de donner la chasse aux

Haig et de les passer par l'épée. Ainsi, ils ne reviendront plus.

— Qui m'a fait ce pansement à la jambe ? questionna soudain Madeleine.

— Moi.

— Merci, Alexander, murmura-t-elle avec un tendre sourire. Je me sens beaucoup mieux. Vous aussi

avez des talents de guérisseur.

Touché, il baissa les yeux.

Madeleine revit quelques images des heures passées. Elle était dans les bras de son sauveur qui lui

murmurait des paroles apaisantes. En d'autres circonstances, peut-être lui aurait-il susurré des mots

d'amour ? Qu'aurait-elle pu raisonnablement lui répondre ?

— Quand une personne a de la fièvre, elle divague, jugea-t-elle bon de préciser. Si j'ai dit quelque

chose...

— Vous n'avez rien dit.

Elle rougit malgré elle. En fait, elle se souvenait lui avoir demandé d'être ensevelie à Ashblane si elle

succombait à ses blessures.

— Milord... j'ai passé ces dix dernières années à me demander chaque soir si j'allais me réveiller le

lendemain, confessa-t-elle en évitant son regard. Chez vous, à Ashblane, je me suis sentie...

Elle s'interrompit, incapable de trouver le mot qui convenait le mieux.

— Je me suis sentie en sécurité, reprit-elle enfin. Je voulais vous dire qu'il en est toujours ainsi avec

vous.

Alors, elle chercha son regard et ajouta en s'efforçant de surmonter son émoi :

— Vous êtes la seule personne qui ait jamais su me rassurer !

Oh, mon Dieu, faites qu'il comprenne. Qu'il ne se gausse pas de moi.

— Que Dieu me pardonne, Madeleine, murmura-t-il d'une voix rauque. Mais si votre frère croise un

jour mon chemin, je le tuerai. Pas pour le mal qu'il m'a fait ou qu'il a fait à ceux de mon clan, mais

pour ce qu'il vous a infligé.

Elle esquissa un sourire, puis redevint grave quand elle entrevit dans les yeux d'obsidienne de lord

Ullyot une lueur de haine.

— Tuez-le sans hésiter, Alexander.

Alors, elle éprouva tout autre chose. Un désir intense, qui habitait tout son corps et s'épanouissait dans

la région du cœur. Sans doute était-ce là ce mal mystérieux dont parlaient les conteurs et les

ménestrels dans leurs ballades.

C'est à peine si elle parvenait à reprendre son souffle, non pas en raison de sa souffrance, mais d'une

révélation soudaine.

Oui. Elle était amoureuse d'Alexander Ullyot ! Et cela malgré son refus de tomber dans le piège !

D'un geste irréfléchi, Madeleine caressa la joue barbue de son héros, et, quand il prit sa main, elle

sentit son cœur battre à tout rompre.

Alors, impulsivement, elle posa un baiser sur ses lèvres.

Alexander prit sa bouche dans un brusque embrasement des sens. Un désir étouffé depuis des

semaines par la promesse trop lointaine d'un bonheur futur.

Du bout de la langue, il l'invita à s'ouvrir à lui pour savourer pleinement son baiser. Il l'enlaça dans une

étreinte soudaine, presque violente, à laquelle Madeleine s'abandonna sans retenue.

Elle le voulait, elle désirait ardemment son chevalier, tout son corps le réclamait.

Alors, elle joignit les mains sur la nuque d'Alexander, puis elle enfouit ses doigts dans son épaisse

chevelure tandis qu'il dénouait son corsage.

Elle lui offrit sa gorge comme un présent.

En cet instant, sa douleur avait disparu comme par miracle. Il n'y avait plus de barrières entre eux, plus

d'interdits, plus de Noël Falstone, plus d'Eleanor, plus de rois, plus de clans querelleurs. Seulement

cette sensation de bien-être, d'apaisement par le seul pouvoir de l'amour. Un besoin de serrer tout

contre elle cet homme dont le cœur palpitait au rythme du sien. Eprouver sa force, s'enivrer de son

odeur, et sentir sous ses doigts cette barbe rugueuse, signe suprême de virilité. Savoir enfin ce que l'on

éprouvait au contact d'un vaillant guerrier, frémir sous ses caresses et enfin se donner à lui.

Mais, brusquement, Alexander s'arracha à cette étreinte.

— Madeleine, vous êtes blessée, et je ne voudrais pas...

Sa déception fut telle qu'elle sentit les larmes sourdre sous ses paupières. Ce n'était pas de la pitié

qu'elle attendait de lui. Elle avait été séquestrée pendant des années par un mari chétif et souffreteux,

dont les rares visites dans la chambre nuptiale se soldaient par des assauts violents ou des caresses

maladroites. Elle ignorait alors ce dont parlaient à voix basse les femmes de son entourage. Cette

ardente lueur dans leurs yeux évoquait pour elle des secrets dont elle n'avait pas connaissance.

Et maintenant qu'elle était auprès du seul homme au monde qui aurait pu les lui révéler, il lui parlait de

sa blessure à la jambe !

Un tel sentiment de frustration l'envahit qu'elle se détourna de lord Alexander. Connaîtrait-elle jamais

le véritable plaisir dans les bras d'un homme ? Après tout, il n'éprouvait peut-être rien des ardeurs qui

la consumaient, ni de cette force mystérieuse qui attirait les corps l'un vers l'autre ?

Pourtant, comme il se penchait vers elle et l'enlaçait de nouveau comme pour la consoler, Madeleine

sentit peu à peu les battements de son cœur s'accélérer. Ce geste de tendresse lui donna confiance et fit

renaître son désir.

Ils étaient maintenant face à face, les yeux dans les yeux, et le temps semblait suspendu. Madeleine se

délivra de son corsage, et la pointe de ses seins durcit sous les caresses de son amant.

Le cœur d'Alexander battait très fort en cet instant. Cette lueur dans les yeux de Madeleine l'invitait à

l'amour, et sa gorge laiteuse sous la clarté de la lune était comme un appel à d'interminables étreintes.

Il la prit par le menton et dessina de son index le contour de ses lèvres sensuelles dont la saveur

habitait encore son souvenir. Sous le cou délicat palpitait une veine qui témoignait de son émoi.

Alexander en frémit de plaisir. Il y avait si longtemps qu'il n'avait pas éprouvé pareil attrait pour une

femme. Pas même avec Alice. Parfois peut-être dans les bras d'une courtisane d'Alexandrie habile à lui

révéler de nouveaux plaisirs dans les salons du palais de Kala'un... Mais ce soir, c'était lady Randwick

qui lui était offerte, l'héritière de la magie des Cargne aux longs cheveux roux. Sa dame de feu...

La marque qu'il avait lui-même tracée sur son sein retint son attention. Il l'effleura de son doigt, puis y

apposa ses lèvres avant de titiller la pointe rose érigée sous l'effet du désir.

— Alexander... Oh, Alex, gémit Madeleine en enfouissant ses doigts dans ses cheveux.

L'intonation de cette voix si chère, la supplique qu'elle contenait, suscita chez Alexander un désir

accru qui se manifesta par un échange de caresses plus intimes encore.

Dès lors, Madeleine eut l'impression d'éclore comme une fleur trop longtemps restée dans l'ombre et

impatiente de voir le jour. Ce fut comme si tout son corps s'épanouissait. Une sensation merveilleuse,

inconnue jusqu'alors. La sorcière de Heathwater, prisonnière pendant des années d'une sinistre

forteresse, la Veuve Noire livrée à des amants indésirables, découvrait enfin les délices de l'amour.

Elle baignait désormais dans un océan de plaisir dont les vagues caressaient inlassablement son corps

frémissant.

Mais, soudain, elle se raidit. Tout allait trop vite. Elle ne pouvait plus respirer, elle avait peur, elle

avait honte surtout...

L'embarras inexplicable qu'elle ressentit tout à coup anéantit ses ardeurs. Alexander avait à peine posé

les mains sur elle qu'elle s'était embrasée comme de l'amadou, comme une femme impudique, comme

une catin.

Comme sa mère!

— Pardonnez-moi, balbutia-t-elle en dissimulant son visage entre ses mains.

Lucien lui avait toujours reproché sa froideur, et voilà que, ce soir, dans les bras de lord Ullyot elle

s'abandonnait comme une fille lascive.

— Madeleine, qu'avez-vous ? s'enquit Alex, inquiet.

— Pardonnez-moi, mais... je n'ai jamais été... très habile à ce jeu.

— Ce jeu? Quel jeu?

— Au jeu de l'amour. D'habitude, je ne ressentais rien, et ce soir...

Elle s'interrompit brusquement, terrassée par les images des années noires qui resurgissaient et se

bousculaient dans sa tête.

— Je suis stérile, voyez-vous. J'ai de l'or à profusion et beaucoup de terres, mais pas d'héritier pour les

recueillir. Punition suprême, ma mère a fait ajouter à son testament un codicille en ma faveur à la

condition que je donne le jour à un héritier, et elle m'a jeté un sort en me condamnant à la stérilité.

Madeleine sentit sa gorge se serrer et s'efforça de retenir ses larmes. Elle détestait cette sensation, cette

souffrance, cette solitude dont elle ne parvenait pas à se délivrer tout à fait.

La réponse d'Alexander vint sous la forme d'une caresse. De délicieuses arabesques sur son ventre, ses

hanches, ses seins...

Il la débarrassa prestement du jupon qui lui faisait obstacle. Et quand il l'attira à lui, elle était

entièrement nue.

Lui-même ôta alors sa chemise, et Madeleine découvrit le tatouage qu'il portait au bras gauche. Un

entrelacs de rinceaux d'inspiration orientale, mais aussi des cicatrices récentes. Alexander sursauta

quand elle les toucha du doigt.

De toute évidence, le maître d'Ashblane recelait encore bien des secrets.

— L'Egypte, murmura-t-il. Je crois vous en avoir déjà parlé.

— En souffrez-vous ?

— Oui.

Elle avait avoué sa stérilité à cet homme si rude qui bannissait tout signe de faiblesse et qui,

maintenant, reconnaissait sa propre souffrance. Assurément, c'était là une preuve réciproque de

confiance. Un échange loyal de secrets. Une promesse de partage.

Madeleine effleura ce torse de guerrier aux muscles d'airain, enfouit les doigts dans sa toison.

— Aimez-vous cela, Alex ?

— Beaucoup. Comme vos mains sont douces... Elle dessina de son doigt le contour d'un téton, puis y

apposa ses lèvres.

Le frémissement qu'il ne put réprimer la ravit. Elle avait donc le pouvoir de provoquer en lui les

mêmes sensations qu'il provoquait en elle.

Elle devina dans les yeux d'Alexander un désir ardent. Son impatience était évidente.

Soudain, une sensation indicible de plaisir envahit Madeleine tandis que son amant caressait la source

secrète de sa féminité. Il procéda avec une délicatesse infinie, faisant naître en elle un vertige inconnu

jusqu'alors.

— Abandonnez-vous, lui murmura-t-il à l'oreille comme elle s'ouvrait à lui.

Si sa voix était douce, son ardeur virile fut pour elle une exquise révélation. Madeleine le sentit se

glisser en elle, telle l'épée du guerrier dans son fourreau.

Puis il s'immobilisa.

Qu'attendait-il ?

Qu'elle n'ait plus peur, sans doute ? Qu'elle ose se détendre dans ses bras pour qu'il lui fasse l'amour

avec passion, mais sans violence ?

— Vous êtes une magicienne, Madeleine, lui chuchota-t-il en l'attirant à lui. Si je ne l'avais pas

découvert auparavant, je l'aurais compris aujourd'hui, à votre façon de vous donner.

Il pénétra plus profondément en elle, puis la prit par le menton pour explorer son regard. Dès lors,

Madeleine comprit qu'il disait vrai. Alexander la désirait autant qu'elle le voulait. Et cette certitude la

grisait au-delà de toute expression...

— Il y a si longtemps, Alex. Avec Lucien...

Il posa l'index sur ses lèvres.

— Chut !

De nouveau, il demeura un moment immobile, comme pour la rassurer, chasser de son souvenir les

brutalités d'un époux maladroit.

Mais bientôt, par les mouvements de ses hanches, c'est Madeleine elle-même qui réveilla le désir de

son amant, jusqu'à ce que la volupté prenne possession d'elle et la consume.

Et quand il l'étendit sur le plaid qui recouvrait le tapis de feuilles, elle s'offrit sans retenue à de

nouvelles caresses.

De nouveau, Alexander explora la fleur secrète de sa féminité, hâtant leur commune et irréversible

ascension vers le plaisir.

— Oh, Alexander, balbutia-t-elle, c'est vous le magicien...

Jamais elle n'aurait cru possible pareille félicité. Elle avait l'impression de flotter, flotter... à la dérive

vers un univers enchanté.

— Oui ! Oh, oui ! cria-t-elle tandis que le plaisir l'inondait comme une vague immense qui semblait ne

jamais devoir mourir.

Alexander vit alors dans ses yeux l'expression d'une joie indicible qui consacrait l'union de leurs corps

dans l'étreinte suprême. Alors, seulement, lui-même s'abandonna au plaisir.

Et dans l'apaisement qui suivit cet élan de passion, ils restèrent un long moment alanguis, étourdis et

comblés.

Quand les battements de son cœur se furent enfin apaisés, Alex prit Madeleine dans ses bras en un

geste à la fois tendre et possessif.

Désormais, elle était à lui.

— Merci, Madeleine, chuchota-t-il dans le silence feutré qui les enveloppait.

Il prit une mèche de ses cheveux roux et la déploya à la lueur de l'astre nocturne.

— Vox cheveux s'enflamment tout comme vous, Madeleine. Quand je vous ai vue pour la première

fois, j'ai été conquis par la singularité de leur couleur.

— Avez-vous remarqué qu'ils ont aussi des reflets bruns ?

— Hum... plus roux que bruns! Est-ce à dire que vous n'aimez pas le roux ?

— Ma mère était rousse, et j'ai toujours détesté lui être comparée.

— A cause des superstitions qui y sont attachées, n'est-ce pas ?

— Sans doute. Les cheveux roux sont signe de débauche chez une femme. Je l'ai entendu dire bien des

fois. Et de la bouche même de ma mère.

— Donc, vous ne teniez pas à lui ressembler?

— Pas du tout.

Alexander sourit à cette réplique et reprit d'une voix très douce :

— Je vais vous faire une révélation, Madeleine.

— Laquelle?

— Pour ce qui est de la volupté, je gage que vous auriez pu donner des leçons à votre mère.

— Mais vous êtes un monstre ! protesta Madeleine en le repoussant.

— C'est un compliment, ma chérie. Prenez-le comme tel. Et si mon cœur cessait de battre en cet

instant, je mourrais heureux et comblé.

Pour la première fois, Madeleine se voyait enfin telle qu'elle l'avait toujours souhaité : comme une

vraie femme, à la fois forte et tendre, éprise de liberté et de passion.

Jusque-là, elle n'avait pas parlé d'amour avec Alexander, mais ce qui venait de naître entre eux y

ressemblait fort.

Le maître d'Ashblane lui offrait ce dont elle avait le plus besoin : le respect et la tendresse.

Elle devinait tout cela sur son visage et l'avait senti au contact de ses mains. Les ombres laissées par

ces années passées auprès de Lucien Randwick s'estompaient comme par miracle, adoucissant la

blessure et gommant la noirceur du souvenir.

Là, dans les bras d'Alexander, elle se sentait en sûreté. Elle aimait la façon dont il l'emprisonnait entre

ses cuisses musclées, dont il la protégeait de tout son corps en l'étreignant.

Mais, soudain, elle frémit tandis qu'il effleurait du pouce sa blessure au sein.

— Je vous ai marquée de mon signe par le sang, puis je vous ai demandé d'être ma femme. Et

maintenant, vous êtes à moi dans la chair.

— Alexander... vous savez quels dangers me guettent...

Il la fit taire en la bâillonnant de sa main.

— Je veux que vous soyez entièrement à moi, Madeleine Randwick. M'entendez-vous ?

— Et cela en dépit des conflits entre l'Ecosse et l'Angleterre?

— Oui.

— Contre David, Edouard, Noël et Williamson ?

— Absolument.

— Contre l'Eglise et ses évêques ?

— Résolument.

Conquise, Madeleine l'attira à lui et murmura:

— Alexander, à mes yeux vous êtes sans doute le seul homme dans le monde chrétien capable

d'honorer cette promesse. J'ai confiance en vous.

— Mais vous refusez de me prendre pour époux ?

— Si vous faites de moi votre femme, vous vous exposez à la guerre, milord.

— Non. Au contraire. Je peux en éviter une autre.

— Je ne comprends pas.

— Les autres barons ne sont pas en sécurité et David est un roi d'Ecosse sans héritier. C'est pourquoi,

tous les lords écossais souhaitent faire de moi leur chef. Or, s'il existe des liens solides entre vous et

moi avec l'agrément d'Edouard et de David, et que vos terres sont également partagées entre la

Couronne anglaise et la Couronne écossaise, le calme reviendra. Un statu quo, en quelque sorte.

Il passa la main dans ses cheveux et continua :

— Cela devrait suffire à établir la paix, Madeleine. Tout au moins, je l'espère, car une nouvelle guerre

civile en Ecosse mettrait les clans en pièces.

Elle demeura muette d'admiration devant cette habile démonstration qui témoignait de l'autorité

d'Alexander Ullyot.

La politique.

Tout se résumait donc à la politique.

Et elle était aussi compromise dans ce système qu'Eleanor l'avait été en son temps. Un simple pion

dans un jeu auquel elle avait toujours pris part malgré elle.

Madeleine se délivra alors de l'étreinte d'Alexander et se leva. Comme elle se rhabillait, elle vit que

son amant caressait son corps du regard et sentit son désir renaître.

Elle regretta soudain qu'il ne lui ait toujours pas parlé d'amour.

— Ma mère a été compromise par des hommes qui se sont servis de ses charmes pour instaurer la

paix, milord, et qui l'ont abusée par leur cupidité et leurs faiblesses. Je dois dire à regret que leurs

promesses se sont révélées vaines.

— Vous semblez avoir de moi une piètre opinion, Madeleine. Est-ce que je me trompe ?

En levant les yeux vers lui, elle ne put s'empêcher de rosir d'émoi.

Alexander était assis sur sa couche, les bras croisés sur la poitrine, beau comme une sculpture antique.

— Je ne sais trop que penser de vous, milord. Vous êtes un élément singulier dans les combats qui se

livrent ici pour le pouvoir. Un rassembleur d'hommes qui se feraient tuer pour vous, le vassal d'un roi

qui tient cependant à s'assurer qu'ils n'en feront rien. Et voilà qu'à présent vous voulez m'épouser pour

satisfaire vos ambitions politiques. Non, Alex. Ma route a déjà été trop longue avec Lucien, et vous

voyez où elle m'a conduite.

— Que désirez-vous alors ?

Madeleine hésita un instant, puis saisit l'occasion qui lui était offerte.

— De l'amour, Alexander. C'est de l'amour que j'attends de vous, tout simplement.

— Ah, l'amour !

Il soupira. Déçue, Madeleine se rembrunit. Il se comportait comme si elle venait d'exprimer là un

simple caprice féminin.

— Je suis un guerrier, Madeleine, et cela depuis plus de dix ans. Aussi, je ne suis pas certain...

Il secoua la tête, puis se leva et enfila sa longue chemise.

— Je ne sais rien de l'amour, dit-il en bouclant sa ceinture.

Touchée par cet aveu d'impuissance, elle eut un sourire très doux.

— Je suis là pour vous l'apprendre, Alexander.

Le bilan de ce voyage en Angleterre était néanmoins positif. Tout en chevauchant derrière Alexander,

Madeleine savourait le silence que le chef de clan observait. Sans doute méditait-il sur leur avenir?

Après cette nuit d'étreintes passionnées, ils avaient assurément franchi un cap décisif dans leurs

relations. Il leur restait maintenant à les conforter, à trouver la voie d'une union librement consentie,

et... de l'amour.

« Je suis là pour vous l'apprendre, Alexander. »

Elle frémit au souvenir de sa promesse.

Lui apprendre, certes. Mais comment?

Elle soupira en songeant aux difficultés qui l'attendaient. Comment pouvait-on enseigner l'amour à un

homme tel que lord Ullyot? Ne lui avait-il pas confié qu'un tel sentiment lui était étranger? Et

d'ailleurs, qu'en savait-elle elle-même ? Elle n'avait dans toute sa vie connu qu'une seule expérience

satisfaisante de l'amour: celle qu'elle venait de connaître avec lui.

Un peu découragée, Madeleine offrit son visage à la caresse du soleil.

Quoi qu'il en soit, songea-t-elle, en tant qu'amant, Alexander n'avait probablement pas son pareil en

Ecosse. Son étreinte avait été si merveilleuse qu'elle était prête à recommencer. Tout de suite s'il le

fallait ! Ici même, dans cette vallée lumineuse au soleil de midi.

Et si le moyen de capturer le cœur de son guerrier consistait à lui donner sans cesse du plaisir ?

Séduite par cette idée, elle éperonna sa monture et se porta à hauteur de son compagnon de voyage.

Elle s'approcha de lui au point d'effleurer sa jambe pour tenter d'éveiller son désir.

Sans résultat.

Alors, elle releva sa jupe au-dessus du genou et fit en sorte d'attirer son regard. Toujours rien.

Dans une ultime tentative, Madeleine dénoua un ruban de son corsage, espérant capter enfin son

attention.

Cette fois, Alexander daigna tourner la tête vers elle.

— La région est dangereuse, Madeleine, et, de plus, elle ne m'est pas familière. Aussi, je dois rester

vigilant. D'autre part, votre jambe est blessée...

— Elle va beaucoup mieux, je vous remercie, interrompit-elle. Je me suis soignée ce matin avec une

décoction de plantes.

Elle sourit en le voyant passer la main dans ses cheveux d'un geste nerveux. Visiblement, il était à bout

d'arguments et sur le point de capituler.

Cela se voyait à la pulsation d'une veine à sa tempe, à la tension de tout son être.

Elle ne s'était pas trompée.

Au carrefour suivant, Alex prit le chemin de gauche et l'invita à faire halte au bord d'un ruisseau.

Là, il mit pied à terre, puis l'aida à descendre de sa monture. Au contact de ses mains sur sa taille,

Madeleine éprouva de nouveau les sensations de la nuit passée.

Allait-il la prendre avec la même fougue ?

— Prenez garde à votre jambe, dit-il en la déposant à terre. Avez-vous mal ?

— Un peu.

Il s'agenouilla devant elle et releva sa jupe. Sa main était si froide que Madeleine en eut le frisson.

— C'est si bon, Alex, murmura-t-elle en enfouissant les mains dans ses cheveux.

Le désir la submergea de façon si soudaine qu'elle gémit de plaisir quand il l'emporta dans ses bras.

Ils se débarrassèrent tous deux de leurs vêtements, puis Alex la coucha dans l'herbe au bord du

ruisseau pour lui faire connaître une fois encore le goût du paradis.

Un peu plus tard, blottis sous leur plaid, Madeleine et Alexander se réveillèrent dans le concert

crépusculaire des chants d'oiseaux.

— Avez-vous jamais aimé Lucien Randwick, Madeleine ? s'enquit doucement Alex.

Désarçonnée par cette question, elle hésita.

— Euh... Non.

— Et le comte de Harrington?

— Je ne l'ai jamais aimé.

Elle devina, dans la pénombre, le sourire de son amant.

— Et cependant, vous prétendez m'instruire sur la façon d'aimer, alors que vous n'avez eu aucune

expérience dans ce domaine ? Voilà qui est étrange !

— Ma première expérience, je viens de la vivre, milord, rétorqua-t-elle avec malice. Je vous aime,

Alexander. Je vous attends depuis si longtemps que je suis prête à vous donner tout l'amour que les

hommes m'ont refusé.

Pour la remercier de ce serment, il l'attira à lui et lui fit l'amour avec tant d'ardeur que Madeleine en

cria de bonheur.

Chapitre 16

Ils arrivèrent à Worpeth le jour suivant, à la tombée de la nuit Après cette longue chevauchée,

Madeleine souffrait plus encore de sa jambe qu'au départ. En chemin, elle avait pourtant pris soin de

renouveler le pansement et de désinfecter la plaie, mais elle n'avait pas d'eau chaude, et regretta de ne

pouvoir faire une toilette complète.

Pour le moment, elle rêvait d'un bain bien chaud pour apaiser ses courbatures et se détendre un peu.

Alexander n'avait dit que quelques mots en chemin depuis qu'elle s'était confiée à lui au bord du

ruisseau. Madeleine avait eu maintes fois l'impression qu'il était sur le point de livrer quelques secrets

de son âme, mais, dès qu'elle cherchait son regard, il détournait la tête et s'enfermait de nouveau dans

son mutisme. Le plus souvent, en guerrier expérimenté, le seigneur d'Ashblane scrutait l'horizon,

craignant sans doute de voir surgir des brigands ou quelque horde de cavaliers armés d'épées et

d'arbalètes.

A leur arrivée chez la grand-mère de Madeleine, ils furent accueillis par un majordome en grande

tenue.

Face à ce digne serviteur, la jeune femme se félicita de l'effort vestimentaire auquel Alex avait

consenti. Celui-ci portait en effet un pourpoint tissé en Angleterre qui lui donnait grande allure. Ses

cheveux rassemblés sur la nuque par une lanière de cuir mettaient en valeur les méplats de son beau

visage. Sur sa joue, sa cicatrice lui donnait l'aspect viril d'un redoutable guerrier capable de la protéger

en toutes circonstances.

Et il y était visiblement tout disposé.

Madeleine trouva sa grand-mère à l'étage, dans son lit. En se penchant pour l'embrasser, elle fut

troublée par ce parfum qui lui semblait si familier. Pourtant, elles s'étaient vues pour la dernière fois

six ans auparavant à Heathwater.

— Madeleine!

Sa voix, fluette et quelque peu enrouée, la surprit. Si l'intonation s'était altérée avec le temps, sa grand-

mère avait conservé ses beaux yeux limpides, d'un bleu très pâle. Mais ce qui étonna le plus

Madeleine, c'était ce nuage de cheveux blancs qui encadrait son visage.

Joséphine était désormais une vieille dame qui vivait recluse dans sa province après avoir enterré sa

fille unique. Elle n'avait plus guère de contacts, ni avec ses amis d'autrefois, ni même avec ses petits-

enfants.

Où était donc la séductrice d'autrefois qui avait connu trois mariages et une vie amoureuse intense ?

Après un premier époux âgé de seize ans disparu lors d'une bataille, elle avait rencontré le père

d'Eleanor, et par la suite le baron Anthony dont elle partageait aujourd'hui l'existence.

— Laisse-moi te regarder, Madeleine. Comme tu es grande et belle ! Je parierais que tu es ici pour la

lettre de Jemima ?

— En effet, grand-mère.

Joséphine de Cargne parut soulagée et son visage s'éclaira de façon singulière.

— Je savais que tu viendrais, ma petite. Je t'ai vue tant de fois dans mes rêves.

Madeleine lui sourit. La clairvoyance de sa grand-mère était un de ses souvenirs les plus précis, et elle

se félicita de la voir encore si vive d'esprit.

— Goult est venu à Ashblane, grand-mère, et c'est lui qui nous a parlé de cette lettre.

— Pourquoi, nous ?

Alexander comprit qu'il était temps pour lui d'intervenir.

Il s'avança alors vers le lit et présenta à leur hôtesse le médaillon que lui avait remis l'oncle Goult.

— Je m'appelle Alexander Ullyot, madame, et je vous apporte ce bijou que Goult de Kenmore m'a prié

de vous remettre pour preuve de ma bonne foi. Il m'a dit que vous comprendriez le message.

Joséphine se redressa sur son lit au prix d'un gros effort.

— Oh, oui ! Lord Alexander Ullyot, bien sûr. J'ai entendu parler de vous et de votre château.

L'imprenable forteresse d'Ashblane. Mais... rassurez-moi, vous êtes toujours loyal envers le roi

d'Ecosse, n'est-ce pas ?

— Je le suis, lady Anthony.

— Qui êtes-vous pour Madeleine ?

— Son mari, madame.

Madeleine sursauta, estimant que, s'il était parfois utile de tromper un étranger, mentir à sa grand-mère

était en revanche inconcevable.

Si Alexander entendait rendre officielle leur promesse de mariage d'un an et un jour, Madeleine

souhaitait qu'il se déclare clairement. En tout cas, il devait cesser au plus vite d'utiliser ce serment pour

servir ses intérêts politiques. Elle attendait de lui une véritable déclaration d'amour, et aurait aimé lire

dans ses yeux ce qu'il lisait aisément au plus profond des siens.

Alors qu'elle s'avançait pour rectifier sa déclaration, lord Alex l'en empêcha en la prenant par le bras.

Au seul contact de sa main, Madeleine sentit fondre son courroux. Comment était-ce possible ? se

demanda-t-elle, éperdue. Il suffisait que cet homme l'effleure pour qu'elle frémisse de désir...

Mais les propos singuliers de sa grand-mère la ramenèrent brusquement sur terre.

— J'aurais dû m'en douter, Madeleine..., murmura-t-elle en dévisageant son visiteur. Lord Alexander

est nimbé d'argent. Hélas, son aura est cernée de noir, le signe du chagrin. Un chagrin ancien entretenu

par les remords de sa conscience et qui le ronge comme un poison.

A ces mots, lord Ullyot se raidit. Puis, saisi de crainte, il fit un pas en arrière pour s'éloigner du lit.

Mais Joséphine n'en avait pas terminé. Elle se tourna vers Madeleine en reprenant:

— Ta mère m'a toujours déçue, ma petite, mais je sais qu'avec toi je ne risque pas les mêmes

déconvenues. Dieu sait que j'ai longuement prié pour te guider jusqu'à moi, et maintenant tu es là.

Dieu soit loué, béni soit son Saint Nom. C'est la réalisation de tous mes rêves.

La dame de Cargne semblait très lasse et son teint était cireux. L'âge et les chagrins accumulés, sans

doute ? En témoignaient les rides qui barraient son front et ce sillon entre les yeux qui n'avait pas

échappé à Madeleine.

— Combien de temps comptez-vous rester, lord Ullyot ? s'enquit la vieille dame.

— Une nuit, milady. Nous partirons demain matin à la pointe du jour.

Il hésita une seconde, puis acheva:

— Si vous pouviez me remettre cette lettre...

— Demain ! interrompit Joséphine d'un ton sans appel.

— Maintenant, ce serait plus sûr, insista Alex.

En fait, sa seule préoccupation était de tenir cette preuve dans ses mains avant de la détruire, et la

délivrer ainsi Madeleine et Jemmie de leurs tourments.

— Il ne faut pas la détruire. Elle pourrait vous être très utile, assura leur hôtesse.

Alexander demeura stupéfait.

L'aisance avec laquelle l'aïeule semblait lire dans ses pensées le laissait pantois. Sans doute était-ce là

un de ses innombrables dons. Par ailleurs, quelles connaissances avait-elle en politique pour pressentir

qu'un tel document pouvait être une arme redoutable ? Cette lettre attestant que sa petite-fille était

l'enfant d'un roi réputé sans progéniture devait être bien précieuse à ses yeux pour qu'elle hésite à ce

point à la lui remettre...

Mais la dame de Cargne semblait soudain si lasse qu'il se garda d'argumenter sur l'utilité de faire

disparaître la lettre.

Il allait se retirer quand la vieille dame intervint de nouveau.

— Ce soir, nous avons un dîner. Oh, juste mon mari, et Mathilde qui vient d'arriver. Joignez-vous à

eux si le cœur vous en dit. Mais attention, soyez prudents.

Intrigué, Alexander haussa les sourcils, aussi Madeleine crut bon d'expliquer :

— Mathilde est la sœur de grand-mère.

Elle ajouta à l'intention de lady Joséphine:

— Moins nombreux seront les gens informés de notre séjour ici, plus nous serons en sécurité. Nous

partirons demain dans la matinée, grand-mère.

Soudain, Alex fut saisi d'une appréhension inexplicable. Tout lui paraissait inquiétant dans cette

demeure. Il avait hâte de rentrer sans plus tarder en Ecosse où les mœurs lui étaient plus familières, de

même que les paysages et le climat.

Au dehors, une pluie glaciale avait déjà fait oublier le ciel bleu de leur journée de leur voyage, et tout

n'était que grisaille.

Deux saisons en un seul jour! songea-t-il à regret.

Il se dit qu'ici le temps était à l'image des Anglais : dangereusement inconstant. Au moins, quand il

pleuvait en Ecosse, la pluie persistait pendant des jours et l'on savait à quoi s'en tenir.

Sa main se resserra sur le couteau qu'il portait toujours dans sa poche, et il en pressa nerveusement le

manche.

Ils ne resteraient qu'une nuit dans cette région, il en faisait serment.

Alexander rejoignit Madeleine tard dans la nuit, bien après le dîner, alors que tout dormait dans la

maison et que les dernières braises luisaient dans l'âtre.

Madeleine entendit le loquet de la porte se refermer et vit son compagnon s'adosser à la porte, toujours

méfiant, toujours en alerte. Qu'est-ce qui avait pu le rendre à ce point circonspect?

Elle releva son oreiller et s'assit dans son lit.

— Votre grand-mère est une femme de caractère, lui dit-il à mi-voix dans le silence de la chambre.

Il s'avança vers la cheminée et remit une bûche dans le feu.

— Et elle est aussi très rusée, reprit-il. A mon avis, si elle a gardé la lettre c'était pour nous dissuader

de quitter les lieux en pleine nuit.

Il se débarrassa de son épée et de sa ceinture, puis vint s'asseoir au chevet de Madeleine.

Il demeura silencieux quelques instants, comme s'il ne savait pas comment reprendre la conversation.

— Joséphine m'a prédit que les remords finiraient par me dévorer, et je crois qu'elle a raison, admit-il

en hochant la tête. J'ignore comment elle le sait, mais je gage qu'elle a des dons de devineresse.

Devant l'insistance d'Alex à évoquer ce sujet, Madeleine ressentit une soudaine tension.

Ce soir, elle le trouvait étrangement abattu, comme si un fardeau ancien pesait sur ses épaules.

Mais, soudain, elle vit luire dans ses yeux une lueur farouche.

— Quand je vous ai dit que j'avais séjourné en Egypte, confessa-t-il, je ne vous ai raconté qu'une partie

de l'histoire, Madeleine.

Il passa la main dans ses cheveux, et s'interrompit encore un moment, le regard absent.

— J'avais huit ans quand mon père m'a envoyé en France à la cour de Philippe pour faire de moi un

chevalier. En ce temps-là, l'Angleterre d'Edouard connaissait une terrible famine. Guy de Tour, l'ami

de mon père était un homme très dur, mais je dois reconnaître qu'il a fait de moi un vaillant guerrier.

— Il a été votre maître, en somme ?

— En quelque sorte. Guy affirmait que seuls les chevaliers les plus aguerris avaient une chance de

sortir vivants d'une bataille. Ainsi, pendant neuf ans, j'ai été initié à l'art de la guerre en France en

combattant contre les Anglais. Ensuite, je me suis embarqué pour Alexandrie.

Il s'interrompit quelques instants, comme si les images du passé hantaient sa mémoire.

— Tout d'abord, ce fut l'émerveillement. Le sultan Al-Nasir Muhammed, qui croyait en la charité et

aux vertus du parrainage, m'a pris sous son aile. Son palais était ouvert à de nombreux historiens et

poètes, aussi ai-je également bénéficié de son goût pour la culture.

Alex sourit en songeant au jour où il avait visité pour la première fois la medersa, l'université

musulmane, et aussi la grande bibliothèque d'Alexandrie.

— La bibliothèque était fréquentée par de nombreux étudiants, et par la suite par les Mameluks. Le

marchand Karimi qui nous avait emmenés à Alexandrie avait un frère qui commandait un régiment à

Al-Qahirah. Cet homme m'a pris aussi sous sa protection quand il a vu l'intérêt que je portais à l'art

militaire. Il se nommait Talib Ibn Abi Hakim et n'aimait guère les chrétiens. Le problème, c'est que

j'étais un jeune homme intransigeant de dix-sept ans, et qu'à mes yeux tous ceux qui n'étaient pas

chrétiens étaient des infidèles.

Madeleine vit sa mâchoire se crisper comme il continuait.

— Un peu avant mes dix-huit ans, je suis parti pour le Caire avec Talib. Là, j'étais bien loin de

l'influence apaisante d'Al-Nasir Muhammed, et tout a changé brusquement. Je suis devenu agressif,

moins intéressé par l'enseignement que par le besoin de guerroyer.

Alex s'interrompit un instant pour lever vers elle des yeux tristes, puis reprit :

— Talib a ouvert peu de temps après une école de combat et m'a confié le rôle de l'ennemi. En ma

qualité d'étranger élevé dans la religion chrétienne, rompu aux arts de la guerre, j'étais tout désigné

pour cela. Seulement, il ne s'agissait pas d'un jeu : nous nous battions à armes réelles — avec les

conséquences qui s'ensuivent...

Il soupira longuement et poursuivit:

— Décidément, à dix-sept ans on est un peu fou. Ainsi, pour un sac d'or, je suis devenu l'attraction de

tous ces gens. M'affronter et me vaincre est devenu pour eux le défi suprême. Brusquement, j'avais de

l'argent et un métier, deux choses dont j'avais été privé jusque-là en tant que bâtard. Tout d'abord, cela

m'a fasciné, puis, très peu de temps après, j'ai éprouvé du dégoût car mes adversaires étaient des

garçons de mon âge.

— Oh, mon Dieu !

— Oui, Madeleine. Certains n'avaient que quinze ans et ne comprenaient pas ce qu'ils faisaient. Bien

sûr, je n'ai eu aucun mal à les décimer. Les plus âgés étaient plus coriaces, mais comme j'étais animé

d'un ardent désir de vivre, je ne faisais pas de quartiers. C'était eux ou moi.

Dans son regard fixé sur elle, Madeleine, bouleversée, lut un terrible sentiment de culpabilité.

— Yazid, l'un de mes compagnons, disait que je n'avais pas le choix, et qu'en acceptant l'or de Talib je

m'étais vendu à lui, poursuivit-il. J'aurais pu refuser le combat et accepter la mort comme l'issue la

plus honorable, mais je ne pouvais m'y résoudre. J'aimais la vie par-dessus tout. Hélas, je me suis vite

rendu compte qu'en moi quelque chose était mort. Si Alice était encore là, elle vous dirait ce qu'elle me

disait souvent...

Il s'interrompit de nouveau, et comme il semblait hésiter, Madeleine l'invita à continuer.

— Que vous disait-elle ?

— Que Le Caire et Talib m'avaient volé mon cœur. Que mes nuits seraient hantées jusqu'à ma dernière

heure par les âmes des enfants que j'avais exterminés.

Alexander se leva pour faire quelques pas et poursuivit:

— A mes yeux, un enfant de quinze ans n'était pas beaucoup plus jeune que moi. Et, cependant, les

paroles d'Alice resteront à jamais ancrées dans ma mémoire...

L'évidence de son chagrin brisa le cœur de Madeleine. Elle se leva à son tour et tenta de lui imposer le

silence en mettant la main sur ses lèvres. Mais Alex entendait bien aller jusqu'au bout de son récit,

comme pour purger définitivement son âme de toutes ces horreurs.

— Il faut m'écouter, Madeleine, dit-il en repoussant sa main.

— Vous auriez pu refuser de vous battre.

— Dans ce cas, ils m'auraient mis à mort. Talib n'avait aucun scrupule à supprimer ceux qui perdaient

leur honneur.

— Parce qu'à ses yeux se battre de la sorte était un passe-temps honorable?

— Oui.

— Combien de temps avez-vous séjourné au Caire?

— Onze mois et cinq jours.

Cette précision la stupéfia. Très émue, Madeleine glissa la main sous sa chemise pour le caresser et

découvrit son bras sans le vouloir.

— Et ce tatouage ? s'étonna-t-elle.

— Un cadeau de Talib... pour mon ardeur au combat.

— Un cadeau que vous avez tenté d'effacer, on dirait, dit-elle en voyant la cicatrice qui se substituait

en partie au dessin.

— Oui. Quand je suis rentré en Ecosse, j'ai essayé de le brûler au fer rouge, mais la douleur était telle

que j'ai renoncé. Alice disait que c'était là ma punition. Ma honte. Que je ne m'en délivrerais jamais, et

que ce tatouage était à jamais inscrit en moi pour me rappeler tous mes crimes.

Dans un geste de compassion, Madeleine l'enlaça tendrement par la taille.

En cet instant, elle haïssait la défunte femme d'Alex pour l'avoir culpabilisé de la sorte.

Blottie contre lui, elle sentait battre son cœur à tout rompre, et comprenait maintenant ce qu'avait

voulu dire sa grand-mère en parlant de l'aura d'argent cernée de noir.

— Votre femme était peut-être un modèle de droiture, Alexander, mais elle était dure. Si elle avait

passé une seule journée au Caire, elle ne vous aurait peut-être pas jugé aussi sévèrement. Il est plus

facile d'être vertueux quand on est loin du danger. Vous avez fait des choix et les avez assumés avec

courage. Et surtout, vous y avez survécu. Certains n'ont pas cette chance. En outre, ce n'est pas votre

faute si Talib était un homme cruel et sans scrupules.

— J'aurais pu m'opposer à lui.

— Aujourd'hui, il vous est facile de le dire. A vingt-huit ans, vous êtes plus fort, plus résolu que vous

ne l'étiez à dix-huit.

Le malheureux n 'avait que sept ans de plus que Jemmie quand il a été précipité dans cet enfer,

songea-t-elle avec horreur.

— A dix-huit ans, on n'est encore qu'un enfant comme vous l'avez dit tout à l'heure. Vous n'avez pas à

avoir honte de vos actes, Alexander, pas plus que je n'ai honte d'avoir tué Lucien. Nous n'avons été

que des pions dans les mains d'êtres malveillants.

— Vous êtes si différente d'Alice, Madeleine...

— Dieu merci!

Elle lui ôta sa chemise et enfouit les doigts dans la toison soyeuse de son torse. Les battements de son

cœur s'étaient apaisés.

— Allez-vous rester avec moi cette nuit ? lui chuchota-t-elle à l'oreille.

Elle devina sa réponse dans son regard brillant. Tout en lui prenant la main pour la poser sur son sein,

Madeleine murmura:

— La réalité, Alexander, c'est que votre cœur n'a pas cessé de battre en Egypte, parce qu'il a entendu

l'appel du mien. Ecoutez-le battre. Notre rencontre est celle de deux êtres bien vivants destinés à unir

leurs destins. Deux êtres façonnés par la vie, le malheur et la solitude. Mais sauvés par l'amour.

Leurs cœurs battaient maintenant à l'unisson. L'harmonie était telle qu'on ne pouvait les distinguer l'un

de l'autre.

Alexander prit alors les lèvres de Madeleine avec une indicible ferveur.

Désormais, les mots étaient inutiles.

Alexander ouvrit les yeux aux premières lueurs du jour. Alanguie dans ses bras, Madeleine dormait

encore. Il posa sur elle un regard tendre et se dit que, pour la première fois de sa vie, il avait enfin

trouvé un refuge. Pas dans une forteresse, ni à la cour de David, ni même au cœur de son propre clan.

Mais auprès d'une femme. Madeleine était son abri, son port d'attache. Désormais, c'était à elle qu'il

appartenait.

Voilà ce qu'il éprouvait en cet instant. Il se sentait aussi très vulnérable. Et s'il venait à la perdre...

Il chassa cette idée de sa tête et se leva sans bruit.

Dans la pénombre, il s'avança vers la fenêtre et dessina une ligne sur le vitrail embué. Comme une

empreinte éphémère, une trace immatérielle de son passage en ce lieu.

Mais n'était-ce pas là un mauvais présage, un symbole funeste ? L'image évanescente de lui-même qui,

peu à peu, disparaîtrait...

Le baron Anthony essaya de les retenir pour la journée, mais Madeleine vit bien qu'Alexander était

méfiant et impatient de quitter la place.

— Vos cousins devraient arriver dans l'après-midi, argua leur hôte. Restez au moins pour les saluer.

La réplique d'Alexander fut brève et cinglante.

— Je croyais vous avoir dit de ne parler de notre visite à personne, milord.

— J'ai respecté votre souhait, lord Alexander. Rassurez-vous, ce n'est pas à Londres que j'ai envoyé

mon message, mais à la campagne, chez Franklin Moore, le mari de Mathilde. En ce qui me concerne,

je ne vois aucun obstacle à une simple réunion de famille.

Sur ces mots, le baron prit son chapeau d'un geste impatient et sortit sans même saluer ses hôtes.

Madeleine n'en fut pas fâchée. Elle savait en effet que sa grand-mère ne leur remettrait pas la lettre en

présence de son époux.

Lady Joséphine entra alors quelques instants plus tard, et la jeune femme sentit son cœur chavirer.

Enfin, le moment était venu. Bientôt, elle n'aurait plus la moindre crainte quant à la sécurité de

Jemmie.

— Le parchemin concernant Jemima est dissimulé entre la toile et le fond de ce tableau, leur confia la

vieille dame en désignant une peinture représentant un paysage.

Alexander décrocha l'œuvre d'art sans plus attendre, en ôta le cadre, prit le document et le glissa

promptement sous son pourpoint sans un regard pour leur hôtesse.

Madeleine eut alors une singulière prémonition, et le cri qui retentit au-dehors ne fit que raviver son

inquiétude.

On les avait trahis !

— Filez vite par la porte de derrière, vite ! leur conseilla Joséphine tandis qu'Alex, fou de rage, tirait

son épée.

— Quel genre d'homme est donc ce Franklin Moore ? questionna-t-il, hors de lui. Je crois que nous

avons bien des raisons de nous méfier de lui.

— Je l'ignore, répondit Madeleine. Je ne l'ai vu que deux ou trois fois. Je ne sais même pas à quoi il

ressemble.

— Dès lors, il ne se souciera pas de votre sort.

Il la prit par la main et l'entraîna sans plus tarder vers la petite porte.

— Allons, ne perdons pas de temps, Madeleine. Mais tandis qu'ils s'enfuyaient à toutes jambes par

l'arrière-cour, elle fit halte tout à coup et porta la main à son cœur.

— Qu'avez-vous, Madeleine ? interrogea-t-il en la voyant pâlir. Respirez, je vous en supplie !

Un peu plus tard...

Madeleine se dit que tout ce qui s'était passé ensuite était arrivé par sa faute. En effet, si elle n'avait pas

eu ce malaise et s'ils n'avaient pas été ralentis dans leur fuite, Alexander aurait pu échapper aux soldats

qui encerclaient le manoir de Worpeth. Rusé comme il l'était, il aurait filé en direction de la forêt

voisine pour disparaître comme par enchantement. Mais, tandis qu'il s'occupait d'elle avec sollicitude,

les soldats du roi Edouard n'avaient eu aucun mal à s'emparer de lui.

En tout cas, il ne lui avait pas échappé que Moore, le mari de Mathilde, avait fomenté ce traquenard et

était à la tête de ces hommes en armes. A l'évidence, le traître était un farouche partisan du roi

d'Angleterre qui convoitait une récompense.

Accablée, elle songea que, décidément, les rois et les hommes du commun devenaient fous quand

leurs intérêts étaient en jeu.

— Etes-vous lady Randwick ? questionna un officier au teint mat qui arborait le grade de capitaine.

Elle interrogea du regard Alexander qui, d'un signe de tête, l'invita à répondre.

— En effet. Je suis lady Randwick.

L'homme semblait impatient

— Que faites-vous ici, à Worpeth ?

— Ma grand-mère est souffrante, aussi je tenais à la revoir avant...

Elle s'interrompit et baissa les yeux en affectant un air affligé.

— Et ce baron écossais ? insista l'officier en désignant Alexander.

— Il a tenu à m'accompagner jusqu'ici par mesure de sécurité. Nous étions sur le point de rentrer en

Ecosse...

Madeleine s'interrompit de nouveau. Elle était oppressée et ses mains tremblaient tant elle était

inquiète du sort qui allait être le sien et de celui d'Alexander.

Déjà, elle imaginait le pire. Le roi Edouard allait-il les convoquer pour annuler leur promesse de

mariage d'un an et un jour? N'allait-il pas la fiancer d'autorité à quelque baron anglais sur lequel il

avait une grande influence ?

Elle devinait l'agacement dans les yeux du capitaine anglais et une inquiétude croissante dans ceux

d'Alexander.

— Vous allez comparaître devant le roi, déclara l'officier. Suivez-nous.

— De quel droit m'emmenez-vous ? intervint lord Ullyot d'un ton calme mais ferme.

Cela ne fit qu'attiser les craintes de Madeleine.

Pourquoi se montrait-il aussi effronté face à cet officier anglais ? A l'évidence, cela n'allait pas

arranger leurs affaires.

Mais, curieusement, les hommes qui encadraient Alex prirent de la distance, comme pour lui laisser

une chance de s'enfuir.

En un clin d'œil, il détala comme un cerf harcelé par une horde de chasseurs et se réfugia dans la

chapelle du manoir.

Oh, mon Dieu! La lettre! songea Madeleine, terrifiée.

Elle comprit soudain que ce n'était pas pour se sauver lui-même qu'il avait pris ce risque, mais pour

Jemmie. A l'évidence, il serait pris, mais peut-être aurait-il le temps auparavant de détruire la précieuse

missive?

— Non ! cria-t-elle en se précipitant vers la chapelle.

Trop tard. Déjà, la lourde porte s'était refermée sur Alex, et le capitaine anglais l'avait saisie par la

taille.

— Laissez-moi ! cria-t-elle en se débattant de toutes ses forces. Lord Ullyot est un baron écossais

indépendant et vous n'aviez aucun droit de lui tendre un piège. Il est le cousin du roi David, le fils du

frère de Robert Bruce, et si vous persistez, vous serez responsable d'une déclaration de guerre.

Mais déjà les soldats en armes se précipitaient vers la chapelle dont ils enfoncèrent la porte en

poussant un cri de victoire.

— Rappelez-les, capitaine, je vous en supplie, gémit Madeleine. Prenez-moi, je vous en prie, mais ne

lui faites pas de mal.

— Que voilà un noble sentiment, milady ! ricana l'officier. Mais je crains qu'il ne soit sans effet,

compte tenu du comportement de votre compagnon. Ah, le voici justement, et solidement ficelé.

La porte de la chapelle s'ouvrit en effet sur Alexander encadré par une dizaine de soldats. Il y avait du

sang sur son visage et sa joue gauche était enflée.

Il adressa un clin d'œil à Madeleine et celle-ci crut comprendre que sa fuite n'avait été qu'une ruse. Un

peu rassurée à cette idée, elle attendit plus sereinement la suite des événements.

— Amenez-moi ce lord écossais, ordonna le capitaine à ses hommes.

Alexander fut poussé en avant et affronta sans ciller le regard de l'officier.

— Quel est votre nom?.

— Alexander James Ullyot, baron et chef du clan Ullyot de Liddesdale. Que me voulez-vous ?

— Lady Randwick est convoquée à la Cour par le roi Edouard. De plus, vous avez tenté de nous

échapper et notre souverain n'apprécie guère ce genre d'insoumission.

Madeleine prit peur tout à coup. Contrairement à elle, Alexander ne possédait pas de terres sur les

Marches. Il ne pourrait donc rien proposer afin qu'on lui laisse la vie sauve.

— Si vous nous rendez notre liberté, je vous paierai en or, déclara-t-elle.

A ces mots, le capitaine fit taire ses hommes qui bavardaient entre eux.

— Sachez, milady, qu'un serviteur de la Couronne est incorruptible. En outre, il serait sage de votre

part de ne pas vous opposer à l'autorité de votre suzerain.

— Elle n'est plus vassale du roi, intervint Alex. Ma femme est désormais citoyenne d'Ecosse. Dites à

Edouard que nous nous sommes mariés voici trois jours en présence de trente témoins.

— Comment ? Vous l'avez épousée ? questionna l'officier interloqué.

— Parfaitement.

— Où?

— A la frontière d'Ecosse, tout près de la forteresse des Kerr.

Le capitaine semblait excédé.

— Le roi Edouard sera très contrarié d'apprendre pareille nouvelle, monsieur. J'ai reçu l'ordre

d'emmener la veuve Randwick à Londres et ce n'est pas vous qui m'en empêcherez.

Dans sa fureur, il administra à Madeleine une gifle retentissante.

Dès lors, ce fut comme si tous les diables de l'enfer se déchaînaient. Alexander rompit ses liens, donna

un violent coup de poing au soldat qui le maintenait et prit son élan pour frapper celui qui tentait de le

maîtriser. Comme un troisième se ruait sur lui l'épée à la main, Madeleine cria pour l'avertir du danger.

Mais c'était compter sans l'agilité de l'Ecossais, qui le désarma prestement d'un coup de pied et

l'assomma d'une bourrade sur la nuque.

Alors que deux autres soldats fondaient sur lui, il les saisit par le cou et les cogna l'un contre l'autre de

sorte qu'ils s'effondrèrent à ses pieds.

Madeleine les crut morts, mais leurs gémissements la rassura aussitôt et elle les vit porter les mains à

leur crâne.

Toutefois, elle se dit que si cette rixe s'achevait par une victoire des soldats anglais, cela vaudrait à

Alexander non pas une punition, mais la peine de mort.

Et la jeune femme s'inquiéta plus encore quand elle vit l'expression de son compagnon : son regard

plein de hargne et d'arrogance n'augurait rien de bon.

Dans la mêlée, elle distingua une vingtaine de soldats encore assez vaillants pour venir à bout du

valeureux guerrier, qui d'ailleurs se défendait comme un beau diable.

Allait-il sortir triomphant de cet échange de coups de poing ? Pas sûr.

Elle nota bientôt qu'il commençait à faiblir. A en juger par son souffle court, la pâleur de son visage et

cette veine qui palpitait à la base du cou, assurément, il ne tiendrait pas longtemps. D'autant que ses

adversaires étaient armés de dagues, d'épées et de boucliers.

Comme elle courait vers lui pour tenter de lui porter secours, Alex lui cria de s'éloigner. Il se rua alors

sur le capitaine anglais, le saisit par le bras et le lui brisa, apparemment sans effort.

Aussitôt, un autre soldat surgit derrière Alexander et lui fracassa un objet sur le crâne, et ce fut la fin

du combat.

Lord Ullyot s'effondra lourdement et, dans sa chute, rencontra la botte d'un soldat anglais qui lui

donna le coup de grâce.

Les autres appelèrent à cesser l'affrontement, faute d'adversaire, et Madeleine en fut presque soulagée.

Elle se dit toutefois que cette décision n'était dictée aux soldats d'Edouard que par la crainte d'achever

lord Ullyot. En effet, ceux-ci redoutaient peut-être les conséquences diplomatiques d'une telle rixe. La

mort d'un baron écossais en terre ennemie aurait pu causer quelques problèmes au roi Edouard

d'Angleterre.

Promptement, Madeleine s'agenouilla près de son compagnon et prit son pouls pour s'assurer qu'il

vivait encore.

— Idiot que vous êtes ! soupira-t-elle tout en déchirant l'ourlet de son jupon pour nettoyer ses plaies.

Le visage tuméfié, Alexander, d'habitude si ardent au combat, gisait dans l'attitude d'un guerrier

vaincu. Il est vrai qu'il avait été privé de son épée, ce qui lui avait ôté toute chance de vaincre.

— Pourquoi les avez-vous provoqués, Alexander?

— Le capitaine vous a giflée, et je n'ai pas pu le supporter, répliqua-t-il en relevant la tête.

— Restez tranquille et laissez-moi vous soigner. Ah, les brutes, ils ne vous ont pas épargné !

— Où sommes-nous ?

— Dans un camp militaire, à plusieurs heures de Worpeth.

Madeleine épongea le sang qui coulait d'une blessure sous l'œil gauche d'Alex et reprit:

— Vous n'auriez pas dû les affronter ainsi. Il fallait garder votre calme. Noël et Lucien m'ont souvent

poussée à bout, et malgré cela j'ai survécu.

— Je suis le baron d'Ullyot et vous êtes ma femme, Madeleine. A ce titre, j'ai le devoir de vous

protéger.

— Contre une trentaine de soldats armés ? Vous n'aviez aucune chance de sortir vainqueur de cette

rixe. C'était une folie. Auriez-vous perdu la tête ?

— Mais j'ai gagné, protesta le vaillant guerrier en se redressant sur ses avant-bras. J'ai empêché ces

rustres de vous faire du mal.

Elle serra sa main dans la sienne d'un geste fervent et remarqua que celle-ci était écorchée.

A n'en pas douter, Alexander s'était battu bec et ongles pour la protéger, alors qu'elle avait passé une

partie de sa vie entourée d'hommes qui la maltraitaient. Son frère la frappait, Liam Williamson la

ridiculisait par ses sarcasmes, et Lucien la tourmentait par ses colères et sa démence.

« J'ai empêché ces rustres de vous faire du mal. »

N'était-ce pas là le plus touchant témoignage d'amour, même si Alex ne s'était jamais déclaré?

Les yeux baignés de larmes, Madeleine déposa un baiser sur la main de son noble protecteur.

Une chose cependant la préoccupait.

— Alexander, qu'avez-vous fait de la lettre?

— Il y avait des chandelles sur l'autel de la chapelle, alors je l'ai brûlée.

Soudain, il redressa la tête et s'enquit :

— Quelle est la route la plus proche d'ici ? Intrigué par le sens de cette question, Madeleine hésita tout

d'abord.

— La route de Londres, répondit-elle enfin.

— Combien y a-t-il de soldats dans ce camp ?

— Une cinquantaine au moins. Des hommes venus de la garnison de Stainington se sont joints aux

autres.

— Stainington?

— Oui. C'est une ville à environ dix miles d'ici.

— Et Anthony, où est-il ?

— Je ne sais pas, mais il a promis de venir à Londres pour implorer le roi en notre faveur.

Alexander se mit sur son séant, jura en gaélique et se prit la tête dans les mains.

— Madeleine... apportez-moi de l'eau, je vous prie. Elle lui présenta la gourde à portée de main et il

but

avec l'avidité d'un blessé pris de fièvre.

— Je me demande avec quoi ce bâtard d'Anglais m'a frappé, marmonna-t-il en lui rendant la gourde.

— Avec un bâton, je crois. Vous aviez une bosse derrière la tête, mais j'ai fait en sorte qu'elle se

résorbe.

En signe de remerciement, Alexander lui prit la main et y déposa un baiser.

— Comme vous êtes bonne avec moi, Madeleine. Il réfléchit quelques instants, puis reprit :

— Pour sortir de cette situation, nous devons rester fermes sur nos résolutions et tenir bon. S'ils vous

emmènent devant le roi, dites-lui que vous êtes prête à lui céder vos terres frontalières en échange d'un

couloir de sécurité vers Ashblane. Mais pesez bien vos mots, parce que nul n'est plus rusé que le roi

d'Angleterre. Edouard est un savant mélange de perfidie et de cruauté. Et s'il refuse de vous écouter,

offrez-lui ma vie en échange de la vôtre.

— Non ! Il n'en est pas question, s'insurgea-t-elle en étreignant sa main.

— Ecoutez-moi. Dites-lui que vous annulez notre mariage parce que je vous ai forcée à m'épouser.

Une promesse de fiançailles à un quelconque baron devrait vous laisser le temps de préparer votre

évasion pour Ashblane et d'aller chercher Jemmie. Quinlan vous aidera à vous enfuir.

— Non. Je refuse.

— Si je ne suis plus de ce monde, vous finirez bien par vous marier, et avec votre fortune et vos terres

il y aura là de quoi apaiser le roi.

— Jamais je n'y consentirai, Alexander. Je ne peux pas vous trahir.

Il sourit. Ses dents très blanches étincelaient dans son visage buriné.

— Si vous portez mon enfant, Madeleine, je me sentirai bien plus trahi encore par votre refus.

— Un enfant ? C'est impossible. Vous savez bien que je suis stérile.

— La stérilité venait peut-être de Lucien, après tout. Moi je suis fécond.

La fierté qu'il semblait en tirer l'amusa, mais elle se prit à espérer, malgré tout.

— Alexander, si je porte votre enfant, je ne veux pas qu'il soit privé de père avant sa naissance.

— Votre devoir sera pourtant de le mettre au monde.

Il fit l'effort de se lever et courba légèrement la tête pour ne pas toucher le toit de la tente dans laquelle

on les avait installés.

— Comme il est de votre devoir de mourir? questionna-t-elle avec une pointe d'aigreur. Est-ce là ce

que vous voulez dire ?

— Non. Je dis simplement que le roi Edouard n'est pas digne de confiance. Il lui serait égal de sacrifier

un enfant s'il obtenait de vous de nouveaux territoires pour étendre la monarchie anglaise. Il irait

même jusqu'à vous faire assassiner si lesdits territoires étaient ceux des Marches.

— Alors, trouvons un moyen de fuir ce camp sans plus attendre.

Pour toute réponse, Alexander ôta l'anneau qu'il portait et le passa au doigt de Madeleine.

— Par cet anneau, je fais officiellement de vous ma femme, et je jure de vous adorer de toute mon

âme.

Ensuite, il fit une entaille à son poignet et à celui de Madeleine, et poursuivit :

— Par ce sang, j'unis votre vie à la mienne et je prie Dieu de bénir notre union.

Et comme elle levait vers lui des yeux ébahis, il ajouta avant d'apposer ses lèvres sur l'entaille:

— Par sécurité. Et si les choses tournent mal, Madeleine, je vous supplie de ne jamais m'oublier.

Elle sentit soudain ses yeux s'emplir de larmes et le serra très fort dans ses bras.

— Je ne veux pas vous perdre, Alexander. Je ne pourrai pas vivre sans vous.

— Chut !

Il enfouit ses doigts dans les longs cheveux roux de Madeleine, puis déposa un tendre baiser sur son

front.

— Edouard acceptera vos terres, j'en suis certain. Si nous parvenons à le persuader que nous sommes

prêts à nous soumettre, alors nous avons une chance.

Alexander prêta l'oreille tandis que des bruits de pas se rapprochaient de la tente. Il tenta de cacher

Madeleine derrière lui alors qu'un soldat anglais entrait... Trop tard.

— Lady Randwick, vous allez partir pour Londres avec le baron Anthony, annonça le soldat.

— Et qu'en est-il de lord Ullyot?

— Il reste au camp.

Une terrible frayeur s'empara de Madeleine. Elle prit la main d'Alexander et la serra dans la sienne,

mais il s'arracha à son emprise.

— Lady Randwick va vous suivre, dit-il. Mais je tiens à ce que vous m'assuriez de sa sécurité.

— N'ayez aucune crainte sur ce point, milord, confirma l'Anglais en quittant la tente pour les laisser

quelques instants en tête à tête.

Madeleine sentit alors la main d'Alexander effleurer sa joue et ferma les yeux comme pour garder le

souvenir de cette caresse.

— Nous nous reverrons, Madeleine, soyez sans crainte, murmura-t-il.

Incapable de retenir ses larmes, elle sentit qu'on la prenait par le bras pour l'entraîner au-dehors.

Chapitre 17

Alexander fut sorti de son cachot de la Tour de Londres pour être conduit devant un roi Edouard

visiblement furieux.

— Lady Randwick m'a appris que vous vous étiez mariés, et cela en présence de témoins. De trente

témoins écossais, a-t-elle précisé.

— En effet, Votre Majesté, confirma lord Ullyot. Ce jour-là nous étions en voyage dans le sud de

l'Ecosse et nous avons rencontré en chemin les hommes du clan Kerr. Cette promesse de mariage était

à mon sens le seul moyen de protéger lady Randwick.

— Réfléchissez bien, Ullyot, car je vous jure qu'elle sera morte ce soir même si vous ne trouvez pas un

moyen d'annuler ce serment afin que je puisse la marier à un homme de mon choix. Voyez-vous,

baron Ullyot, je ne veux pas de complications. J'en ai par-dessus la tête de guerroyer contre le roi

d'Ecosse à propos des couloirs frontaliers, et en plus je suis las de me quereller sans cesse avec le

clergé. Je veux la terre de Madeleine Randwick, et plus précisément celle de la région des Marches.

Certes, je pourrais les obtenir à n'importe quel prix, mais il serait plus simple qu'elle donne son

assentiment. Cela m'éviterait de me salir les mains.

— Qu'elle vous donne son assentiment ? répéta Alex, très inquiet.

— Oui. Qu'elle accepte d'épouser l'un de mes fidèles barons avant la fin de ce mois. Et cela sans la

moindre réticence.

— Je vois.

Alexander comprit ce que le roi avait en tête. Dès lors, il n'avait plus qu'une chose à faire : convaincre

Madeleine d'accepter les conditions d'Edouard, sans quoi il la ferait assassiner.

Désemparé, Alex chercha dans sa mémoire l'image de celle qu'il aimait. Depuis combien de temps ne

l'avait-il pas vue ? Trois semaines ? Plus longtemps, peut-être ? Dans son cachot humide et froid il

perdait la notion du temps.

Parfois, il recevait un mot écrit de sa main. Madeleine était maintenant logée au palais Savoy, dans

une suite qui donnait sur la cour intérieure. Il tenait cette information du baron Anthony, qui lui avait

rendu visite dans sa cellule quinze jours après son incarcération. Alex l'avait renvoyé aussitôt en lui

faisant promettre de ne jamais revenir et de ne pas dire à Madeleine où il était emprisonné. C'était ainsi

le seul moyen de la protéger.

Lord Ullyot passa en revue toutes les hypothèses telles qu'elles se présentaient. Si Madeleine était

tuée, ses terres reviendraient à l'évidence au roi Edouard. Faire assassiner lady Randwick n'était qu'une

simple formalité pour un roi par ailleurs réputé vertueux.

— Lady Isabella est-elle à la Cour en ce moment, sire ? questionna-t-il.

— Oui.

— Alors, il y a peut-être une solution.

Il était prêt à donner sa vie pour sauver Madeleine, s'il avait au moins une chance de réussir.

Il fit taire les battements de son cœur et entreprit d'échafauder un plan.

Au cours de sa quatrième semaine de captivité au Savoy, Madeleine reçut la visite d'Isabella Simpson.

Elle décela immédiatement dans les yeux de la ravissante blonde une lueur triomphante qui ne

trompait pas.

— Merci de me recevoir, lady Randwick, dit-elle sur ce ton glacial qui lui était familier. Je suis venue

vous demander de délivrer lord Ullyot de la promesse qui vous unit. Une promesse de mariage,

semble-t-il ?

Le ton méprisant ne fit que raviver l'hostilité de Madeleine à l'égard de son interlocutrice.

— J'ai déjà eu un entretien avec lord Ullyot, poursuivit lady Isabella, et il sait désormais que j'attends

un enfant de lui.

A cette nouvelle, Madeleine manqua défaillir. Soudain, tout se mit à tourner autour d'elle, et elle dut

s'agripper au dossier d'une chaise pour ne pas tomber.

— Un enfant? Un enfant... de lui? balbutia-t-elle, comme si elle n'avait pas compris.

Elle se souvint alors de ce qu'elle avait vu un soir à Ashblane par sa fenêtre : Isabella lovée dans les

bras de lord Ullyot. Et aussi des marques rouges que celui-ci portait au cou le lendemain.

— En effet. D'ailleurs, Alex a promis de m'épouser, et je tiens à ce que l'Eglise bénisse notre union au

plus vite, reprit-elle avec hauteur.

— Je... je ne peux pas y croire, madame. Alexander vous a obligée à mentir dans le seul but de me

protéger, j'en suis certaine. Il ne peut en être autrement.

Horrifiée par l'impudence de lady Simpson, Madeleine porta la main à son cœur et se détourna.

— Je savais que vous refuseriez de me croire, lady Randwick. Aussi j'ai demandé au roi que lord

Ullyot m'accompagne, et cette faveur m'a été accordée. Il est ici pour vous confirmer ce que je viens

de vous dire. Puis-je le faire entrer?

— Comment ? Lord Ullyot est ici, avec vous ? s'enquit Madeleine, stupéfaite.

— Oui, il est là, dans le vestibule.

Madeleine reprit espoir, persuadée qu'Alex démentirait aussitôt la nouvelle extravagante de cette

grossesse.

Mais à peine venait-il d'entrer que sa certitude s'émoussa. Il y avait en effet dans son regard, dans son

attitude même, quelque chose d'inhabituel et de troublant.

Dès lors, elle comprit qu'Isabella Simpson n'avait pas menti.

— Bonjour, lady Randwick.

Le ton était solennel. Il ne daignait même plus l'appeler par son prénom.

Madeleine se sentait trahie. Elle ne comprenait plus. Au dehors, il faisait un temps radieux, et dans son

cœur tout n'était que noirceur.

C'est impossible, se dit-elle. Tout ceci n'est qu'une supercherie, un stratagème d'Alexander pour me

protéger. Il va tout m'avouer, j'en suis sûre.

Sur la route de Londres, ne lui avait-il pas juré fidélité?

Forte de son amour pour lui, elle rassembla ses forces et résolut de se battre.

— Lady Isabella vient de m'annoncer qu'elle attendait un enfant de vous, milord.

Silence.

Il regarda tout d'abord Isabella, puis, pour la première fois, consentit enfin à poser les yeux sur

Madeleine.

— Est-ce vrai, milord ?

Alex hésita un instant avant de répondre.

— Oui.

— Ce... ce n'est pas possible.

— Il semble bien que ce le soit, lady Randwick. Abasourdie par son cynisme, Madeleine porta la main

à son cœur.

Alexander prit le pichet de vin posé sur la crédence et s'enquit :

— Puis-je me servir?

Comme Madeleine ne répondait pas, elle le vit verser une bonne rasade de vin dans un gobelet qu'il

vida d'un trait.

Elle nota que sa main tremblait et se dit que c'était là un indice : la preuve qu'on l'avait obligé à mentir.

— Quand avez-vous appris que vous alliez être père?

— La semaine dernière, milady. J'ignorais qu'Isabella portait un enfant depuis cette dernière nuit que

nous avions passée ensemble. Mais, naturellement, je suis prêt à assumer mes devoirs de père. J'espère

que vous me comprenez, lady Randwick ?

Un enfant. Des devoirs de père. Ces mots résonnaient en elle comme des coups. Non, c'était

impossible... Etait-ce donc là tout ce qu'il avait trouvé pour la convaincre ?

Désemparée, elle sentit les larmes sourdre sous ses paupières et, malgré elle, posa la main sur son

ventre stérile.

D'une main tremblante, elle se servit un verre d'eau et le serra si fort qu'il manqua se briser en mille

morceaux. Tout comme, apparemment, l'amour d'Alex pour elle.

Mais elle ne pouvait laisser les choses en l'état. Il fallait qu'elle tire l'affaire au clair. Un tel

retournement de situation semblait si improbable qu'elle se refusait encore à y croire...

— Et le roi Edouard a consacré votre union ? questionna-t-elle en fixant Alex.

— Hier, répondit-il. La forteresse d'Ashblane occupe une position stratégique, lady Randwick, aussi il

faut au clan Ullyot un héritier afin d'assurer sa pérennité. Il est évident que Gillion ne pourra pas me

succéder compte tenu de son infirmité.

— C'est donc l'enfant que porte Isabella qui régnera sur Ashblane ?

— Oui.

La paternité et la sauvegarde de son château.

En quelques mots, Madeleine venait de comprendre qu'elle n'avait plus sa place auprès de lui.

Malgré la douleur qu'elle en éprouvait, elle fit en sorte de poursuivre cette conversation.

— Donc, je présume que vous avez été libéré de votre cachot, milord. Où logez-vous à Londres ?

— Le roi Edouard avait mis quelques pièces à ma disposition au palais de Westminster, mais il vient

de m'accorder la permission de regagner Ashblane.

Il prit alors la main d'Isabella dans la sienne en ajoutant:

— Nous partons dès demain.

Madeleine désigna alors son œil tuméfié et s'enquit :

— D'où vient cette blessure ?

— J'ai affronté les gardes du roi dans une joute, et ils m'ont renversé.

Madeleine ressentit plus encore l'amertume que lui inspirait cette situation.

Ce n'était donc pas aux brutalités des gardiens qu'Alexander devait cette blessure. Et pendant qu'elle se

morfondait dans ce palais qui était en fait sa prison, il prenait du bon temps à Westminster.

Décidément, Ullyot était un fieffé opportuniste qui avait su saisir sa chance le moment venu. En fait, il

était comme tous les hommes qu'elle avait connus.

— Notre promesse de mariage était une erreur, lord Alexander, déclara Madeleine, le cœur serré. Et

dans ces circonstances, je suis prête à y renoncer.

Elle se tourna alors vers lady Simpson, et ajouta en surmontant sa détresse :

— Ce n'était qu'un moyen de protéger ma réputation au cas où nous croiserions des voyageurs sur

notre route, voyez-vous. En fait, nous nous sommes unis en présence d'une trentaine de soldats du clan

des Kerr.

— Donc vous étiez partie en voyage sans chaperon? dit Isabella avec sa perfidie coutumière.

— J'ai déjà été mariée, milady, rétorqua Madeleine en relevant le menton. Après quoi j'ai eu une

kyrielle d'amants. Peut-être ne le saviez-vous pas ? Ils venaient me voir de très loin à Heathwater et

me payaient grassement pour mes services. Tout cela a largement contribué à ma renommée.

— Assez ! s'écria soudain Alexander en reposant son gobelet d'un coup sec.

Une lueur apparut alors dans ses yeux gris, si terrifiante que Madeleine en eut le frisson.

Mais il était question d'un enfant. Or, cet enfant n'était pas le sien, et cela, elle ne le supportait pas.

— Pourquoi me tairais-je, milord ? reprit-elle crânement. Pourquoi cesserais-je d'user de mes charmes

et de prendre des amants dont j'aime tant la compagnie ? Je vous ai déjà délivré de toute obligation

envers moi, ainsi vous n'avez pas à me dicter ma conduite. Ce sont là les prérogatives d'un époux et

nous ne sommes plus mariés.

Malgré cette lueur terrible dans les yeux d'Alexander, Madeleine se sentait d'une certaine façon

délivrée de ses tourments. Si lord Ullyot ne pouvait pas la protéger de ce que le roi Edouard allait

immanquablement exiger d'elle, sa réputation de femme légère le pouvait encore. En effet, quel baron

doté d'un brin d'honneur accepterait d'épouser une catin notoire ? Même s'il recevait en échange ses

terres et sa fortune.

— Je suis ravie que nous ayons eu cette petite conversation, lady Randwick, conclut Isabella Simpson

avec un large sourire.

Elle prit Alexander par l'épaule et ajouta avec cynisme :

— Mais j'y pense... Peut-être pourriez-vous envisager d'être la marraine du bébé ?

Lady Simpson avait frappé juste. Elle triomphait de voir sa rivale baisser les yeux et s'efforcer de

retenir ses larmes.

— Qu'en pensez-vous, Alex ? reprit-elle en se tournant vers lord Ullyot. Après tout, vous avez été très

proche de lady Randwick par cette promesse de mariage. Ainsi, nous admettrons que votre amour s'est

mué en une solide amitié.

Elle ajouta en guise de coup de grâce :

— En supposant, bien sûr, que cet amour ait jamais existé entre vous.

Madeleine sentit alors se craqueler le vernis qui la protégeait depuis tant d'années des secrets et des

mensonges d'Heathwater. Elle tenta de surmonter la haine que lui inspirait cette femme, et son envie

d'ordonner à Alexander de disparaître à jamais.

Elle était désemparée, écartelée. Allait-elle céder à la fureur ou se jeter à ses pieds en gémissant sur

leur amour perdu ?

Lady Simpson poussa un long soupir puis se redressa de toute sa hauteur.

Madeleine crut un instant qu'elle allait se ruer sur elle et l'étrangler.

— Rassurez-vous, lady Randwick, nous allons disparaître pendant plusieurs mois, annonça-t-elle.

Nous allons en France. La Normandie a toujours eu beaucoup d'attraits à nos yeux, et Alex m'a promis

de m'y emmener. Bien sûr, nous serons de retour avant mon accouchement.

Elle se tourna vers le futur père et ajouta :

— N'est-ce pas, Alex ?

— Oui, bien sûr.

C'est à peine si Madeleine reconnut la voix du fier chevalier d'Ashblane.

Depuis le début de cet entretien il n'avait pas osé la regarder dans les yeux, et cela lui brisait le cœur.

Ce furent là ses derniers mots. Alors, il prit lady Simpson par le bras et l'entraîna vers la porte, sans un

regard pour celle qu'il avait aimée. Madeleine en éprouva une vive douleur. L'indifférence de lord

Alexander à son égard était à ses yeux une preuve évidente de sa trahison. Et quand la lourde porte

rehaussée de dorures se referma sur eux, elle s'effondra, anéantie par cette épreuve.

Elle avait envie de hurler tant sa peine était insoutenable, mais elle n'en avait même plus la force.

— Je vous hais ! gémit-elle dans un silence de mort.

Elle savait cependant qu'il n'en était rien.

Chapitre 18

En proie à une rage incontrôlable, Alexander donna un violent coup de poing dans le mur de briques

de sa cellule. Incapable de contenir sa fureur, il frappa de nouveau, encore et encore.

Le palais de Westminster, les joutes avec les gardiens, et le retour à Ashblane, tout n'était que

mensonges, bien sûr. Mais au moins, grâce à cette supercherie, Madeleine était saine et sauve. Ainsi,

le roi d'Angleterre ne la tuerait pas.

Ce faux mariage avec lady Simpson, cet enfant à naître, autant de tromperies qui valaient pourtant cent

fois mieux que la mort de sa bien-aimée.

L'annonce d'un visiteur le tira enfin de sa torpeur.

C'était le baron Noël Falstone.

Comme il s'avançait dans la lumière resurgirent soudain dans la mémoire d'Alexander toutes ces

années de haine.

— Edouard m'a accordé la permission de venir vous annoncer une nouvelle, lord Ullyot : ma sœur

Madeleine va épouser Nigel Mummington, comte de Stainmore. C'est l'un de mes meilleurs amis.

Peut-être le connaissez-vous ?

Alexander savait en effet qui était Mummington. Le comte avait la réputation d'être faible et cupide, et

on lui prêtait une inclination pour les hommes. Il était en fait tout aussi malléable que Lucien

Randwick, et aussi peu recommandable comme mari.

Une fois de plus, Madeleine allait être sacrifiée, et cela lui brisa le cœur.

S'il n'avait pas eu les fers aux pieds et aux mains, Alex aurait volontiers étranglé Falstone. Mais, dans

sa situation, il ne lui restait qu'à dompter sa fureur.

Approche, approche! se dit-il tout en évaluant la distance qui les séparait à la longueur de ses chaînes.

Ah, si seulement il avait pu le saisir!

Pourtant, il avait déjà tordu le cou à des monstres de son espèce, et dans des conditions plus difficiles.

— Aimiez-vous réellement ma sœur, lord Ullyot ? s'enquit Falstone, l'air goguenard.

Assurément, Alex ne s'attendait pas à cette question

— Mummington a déjà été marié, reprit le visiteur, mais hélas sa femme ne lui a pas donné l'héritier

qu'il attendait.

Il s'interrompit un instant, puis ajouta dans un ricanement :

— Or, nous savons quel est le handicap de Madeleine : la stérilité. Ma sœur a décidément le don de

tout compliquer.

Pris d'un regain de fureur, le captif tira sur ses chaînes comme pour frapper l'insolent. Mais Falstone se

tenait prudemment à distance.

Une inquiétude s'empara alors d'Alex. En effet, Noël Falstone était l'homme du roi Edouard, ce qui le

rendait influent et plus redoutable encore.

Dès lors, Ullyot fit en sorte de se calmer, estimant que la violence pourrait lui être préjudiciable.

— Pourquoi êtes-vous venu, Falstone?

— Pour vous regarder mourir, Ullyot. Vous voir disparaître enfin et m'assurer que rien ne subsistera de

vous, excepté, malheureusement, le chagrin que vous avez semé dans le cœur de ma sœur. Il ne restera

de vous que les ruines fumantes d'Ashblane et la légende d'un lord écossais mort à la Tour de Londres.

— Pourquoi tant de haine à mon égard, Falstone ?

— C'est vous qui osez me poser pareille question ? Vous qui vous êtes rendu coupable de rapines et de

mauvais coups ? Vous qui êtes à l'origine de tous les conflits frontaliers ? Et je ne parle pas des vols de

bétail. Chaque année, les bêtes disparaissaient par centaines. Certes, les querelles de voisinage ont

toujours existé dans notre région, mais, avant votre arrivée, j'imposais ma loi et je faisais régner

l'ordre.

Il s'interrompit un instant et reprit avec plus de véhémence encore :

— Tous admiraient ma vaillance, ma puissance, ma richesse. Et maintenant, vos prouesses guerrières

ont semé la terreur parmi tous ceux qui jusque-là étaient à ma botte. Il me suffit de prononcer votre

nom pour les voir pâlir aussitôt.

Falstone observa un bref silence avant de poursuivre avec la même hargne :

— Ensuite, vous avez enlevé ma sœur, et j'ai perdu Harland, une terre riche dont j'aurais pu tirer le

meilleur parti et dont je suis à jamais privé. Pour me consoler, Edouard me cède une petite propriété

dans les régions de l'ouest, et il croit ainsi me faire une faveur.

Il frappa rageusement du poing sur sa cuisse, et ajouta avec aigreur :

— Une faveur ! Alors que, sans vous, toutes ces terres auraient pu être à moi.

Excédé par ces reproches, Alexander ne put s'empêcher d'intervenir.

— Ce n'est pas la faute de Madeleine si nous l'avons capturée aux abords du champ de bataille,

souligna-t-il. Elle est venue à nous à contrecœur, Falstone. Et si vous la mariez contre son gré, c'est

elle qui en souffrira le plus.

— Non, lord Ullyot. C'est vous qui endurerez toutes les souffrances au plus profond de cette cellule.

Quand vous prononcez son nom, je devine dans vos yeux les signes de l'amour que vous lui témoignez

encore. Vous et vos hommes m'avez volé mon avenir, mais maintenant c'est moi qui vous ravis le

vôtre. Dès lors, nous sommes à égalité.

Son rire retentit alors de façon si lugubre dans le cachot qu'Alexander en ressentit une indicible

frayeur.

Il se dit que cet homme était fou. Dangereusement fou. Et peut-être le roi allait-il lui permettre de voir

sa sœur si elle était encore à Londres ?

A cette idée, Alexander eut le frisson.

— Où logez-vous à Londres, baron Falstone ? questionna-t-il soudain.

Alors qu'il n'espérait pas de réponse, Noël fit preuve d'une docilité inattendue.

— Je suis hébergé par le baron Anthony dans la demeure de Joséphine de Cargne.

— La baronne de Cargne est donc à Londres ? s'étonna Alex.

Il ne put dissimuler son intérêt pour cette information, et Falstone s'en rendit compte.

— Ne vous faites guère d'illusion, Ullyot. Elle ne pourra rien pour vous. Ses pouvoirs magiques ne

sont plus ce qu'ils étaient, et d'ailleurs elle est souffrante en ce moment. Madeleine l'entretient dans

l'illusion d'une guérison par ses lettres truffées de mensonges, mais le mal qui la ronge ne lui laissera

aucune chance. Elle n'en a plus pour longtemps, croyez-moi.

— Parce que vous allez l'aider à mourir, n'est-ce pas?

Un éclat de rire ponctua cette question.

— A quoi servirait un petit-fils s'il n'était pas là pour alléger les souffrances d'une vieille dame ?

Horrifié par tant de cynisme, Alexander s'empressa de mettre fin à cet entretien. Il était las de voir

cette lueur de haine briller dans les yeux de son ennemi et de l'entendre proférer des menaces de mort.

Mais ce qui l'inquiétait le plus, c'était que le roi l'autoriserait sûrement à rendre visite à Madeleine en

sa qualité de frère.

— Gardes, reconduisez le baron.

Et tandis que les pas de Falstone s'éloignaient dans le couloir, Alex ne put réprimer un juron.

— Maudite crapule !

Il songea que si son indésirable visiteur n'avait pas menti, Madeleine allait être prise au piège, et qu'il

était dans l'incapacité de la mettre en garde.

Enfermé dans ce cachot de la Tour de Londres avec une écuelle de gruau pour toute nourriture, pétrifié

de froid, rongé par l'humidité, que pouvait-il faire? En outre, sa propre vie ne tenait qu'à un fil, et

l'espoir d'obtenir une faveur du roi s'éloignait de jour en jour. Edouard n'avait en outre aucune raison

de l'autoriser à épouser Isabella Simpson. Peut-être le ferait-il tout bonnement assassiner, ainsi ni

David ni Madeleine n'entendraient jamais plus parler de lui.

Désemparé, Alex se tourna vers le mur. Un mur à l'image de son avenir : sans le plus petit espoir

d'ouverture. Désormais, tout ce qu'il envisageait pour secourir Madeleine volait en éclats comme le

vase du potier tombé à terre. Elle risquait de mourir de la main même de son frère ou de celle de Nigel

Mummington. Dès lors, ce simulacre de mariage et de paternité inventé avec la complicité d'Isabella

Simpson ne lui servait plus à rien puisque Madeleine était menacée de mort, tout comme lui.

Alex se croyait perdu quand, à travers les barreaux, il aperçut le prisonnier de la cellule d'en face.

Voyant que le garde était occupé, il dégrafa le médaillon fixé à son cou par une lanière de cuir et fit

signe à l'inconnu.

— Dis-moi, est-ce que tu reçois souvent des visiteurs ? lui demanda-t-il à voix basse.

— Quelquefois, soupira l'autre en haussant les épaules.

— Crois-tu que tu pourrais demander au prochain de faire passer un message à l'extérieur ? Je te

récompenserai comme il se doit.

— Quel genre de message ? questionna le captif en fronçant les sourcils.

— C'est ce médaillon qui doit être remis à un de mes amis. Que dirais-tu de vingt souverains d'or?

— Vingt souverains d'or?

— Oui. Pour ta récompense, précisa lord Ullyot L'homme acquiesça d'un signe de tête, et Alex reprit

espoir.

En cette fin de novembre, Stephen Grant, l'ami de lord Alexander, se présenta deux jours plus tard à

l'entrée de la Tour de Londres en compagnie de lord Anthony et d'un inconnu.

En les voyant venir à lui, encadrés par deux gardiens, Alex entendit Stephen demander qu'on lui

apporte de la bière. Quelques pièces glissées dans la main du garde suffirent à conclure le marché, et

ils furent prestement introduits dans la cellule.

Recroquevillé dans un coin de son cachot, le captif claquait des dents et sentait la fièvre monter en lui.

En outre, la blessure de sa jambe s'était rouverte et suintait gravement. Quant à ses doigts piétines par

un gardien, il ne pouvait plus les remuer. En fait, il était dans un piètre état. Beaucoup plus mal en

point que lors de la débâcle de Talib Ibn Abi Hakim au Caire. Là-bas au moins, il faisait chaud.

Il parvint malgré tout à se lever pour saluer son ami Stephen, et même si sa main tremblait de froid, il

l'accueillit avec enthousiasme.

— Oh Stephen, comme je suis heureux de vous revoir.

Voyant que son ami frissonnait, Stephen Grant ôta aussitôt son manteau et lui en couvrit les épaules.

— Comme vous êtes bon, mon ami, murmura Alex, ému par ce geste de prévenance.

Il lui sourit et s'enquit aussitôt :

— Mais dites-moi, comment avez-vous obtenu la permission de venir jusqu'à moi tous les trois?

Anthony enfouit alors la main dans sa poche et en tira le médaillon.

— Grant est venu demander de l'aide à ma femme, expliqua-t-il. Or, tout comme moi, Joséphine a des

amis dans la place...

— Dieu soit loué ! soupira Alex.

Stephen entrouvrit alors son pourpoint et lui montra la dague soigneusement dissimulée dans les plis

de sa chemise.

— Joséphine m'a prié de vous restituer votre médaillon, lord Alex, et aussi de vous rappeler cette

phrase : « Souvenez-vous de la magie des Cargne. »

— La magie ? répéta lord Ullyot avec une moue dubitative.

— Oui, c'est tout. Je crains, hélas, qu'elle ne soit désormais gravement malade, et à votre place je ne

prendrais pas cette prophétie très au sérieux, ajouta Anthony.

Comme il glissait le médaillon dans la main d'Alex, celui-ci s'enquit aussitôt :

— Et Madeleine ? Où est-elle ?

— Chez Mummington. Elle est partie avec quelques dames de la Cour. Son mariage aura lieu avant la

fin de ce mois. Je sais que vous auriez aimé la revoir, mais je ne vous le conseille pas, milord. Elle est

convaincue que vous êtes responsable de ce mariage. Il me semble qu'elle a parlé d'une certaine

Isabella Simpson... si ma mémoire est bonne.

— Isabella est ma sœur, intervint Stephen Grant. Elle est partie pour la France, Alex.

Malheureusement, vous n'avez pas compris à quel point elle vous aimait. A votre décharge, je dois

admettre que vous avez toujours fait preuve d'une parfaite honnêteté à son égard. Et aussi d'une grande

générosité, si j'en juge par tout cet or qu'elle a reçu de vous.

Alexander hocha la tête sans un mot.

Mais soudain son regard s'éclaira comme il questionnait:

— Etes-vous ici pour me faire évader?

La réponse vint de lord Anthony.

— Dehors, vous trouverez quatre chevaux qui attendent sous l'enseigne de la taverne du Lion Rouge.

L'homme qui les garde vous fournira quelques épées, des couteaux et aussi des onguents pour soigner

vos blessures.

En qualité de mignon du roi Edouard, Anthony risquait sa tête si l'on découvrait son implication dans

cette évasion.

— Mais vous, lord Anthony..., s'inquiéta Alex.

— Ne craignez rien. Jack est avec nous.

Le troisième homme ôta alors sa capuche et montra le trousseau de clés du gardien qu'il tenait en

main.

En un instant, il assomma le baron Anthony et ouvrit la porte pour libérer Alex.

Ce dernier ne comprenait plus.

Pourquoi cet inconnu avait-il estourbi Anthony ? Une ruse, sans doute, pour disculper le baron aux

yeux du roi?

Il s'engagea dans le couloir à la suite de ses deux complices non sans remercier au passage le

prisonnier d'en face, à qui il fit remettre les vingt souverains d'or par Stephen.

Cinq minutes plus tard, lord Ullyot était libre, humant avec délice les senteurs de feu de bois qui

montaient des cheminées de la City.

Et, dans la brume de novembre, il pressa le pas vers la taverne du Lion Rouge.

Chapitre 19

Assise sous la tonnelle des jardins du château de Stainmore, bien emmitouflée dans son long manteau,

Madeleine savourait le calme des lieux et le chant des oiseaux.

Les cauchemars qu'elle redoutait tant en arrivant ici s'étaient dissipés comme par enchantement.

Puisque Nigel Mummington n'en voulait qu'à ses terres, elle les lui céderait volontiers, et cela en toute

légalité. C'était assurément la meilleure solution à ses yeux.

Pas un visiteur ne s'aventurait à Stainmore, et personne n'en sortait. Personne, à l'exception d'Eileen

Birmingham, la maîtresse de Nigel aux cheveux de jais, que Madeleine avait appris à connaître et dont

elle avait fait son amie. Tout comme elle, Eileen était prise dans les intrigues politiques, et cela

l'inquiétait.

Aujourd'hui, Eileen Birmingham était assise auprès d'elle, les mains sur son ventre dont la rondeur

annonçait une naissance proche.

— Encore quatre mois, lady Randwick et nous serons libres toutes les deux, lui dit-elle. Dès que Nigel

réclamera mon enfant, vous pourrez quitter Stainmore, j'en fais mon affaire.

— Vous prêtez aux hommes bien plus d'honneur qu'ils n'en ont, je le crains, soupira Madeleine. Nigel

me tuera à la première occasion. Un baptême suivi d'un meurtre, en somme.

— Non. Je ne le laisserai pas commettre un crime, s'insurgea Eileen. Il ne vous a pas touchée parce

que je l'en ai empêché, et il m'obéira, surtout quand je lui présenterai notre enfant.

Madeleine voulut bien admettre qu'il en serait ainsi. Elle n'avait vu Nigel Mummington qu'une seule

fois en compagnie d'Eileen Birmingham, et encore de très loin, comme ils se promenaient dans le parc.

Visiblement, les manières du maître des lieux étaient courtoises et son amour pour sa maîtresse

paraissait sincère.

— Mummington vous obéira peut-être, Eileen, mais n'oubliez pas qu'Edouard tire les ficelles, et, lui, il

ne m'accordera pas sa grâce.

Madeleine fut surprise de voir perler des larmes sous les paupières de sa confidente. Certes, elle savait

qu'une femme enceinte était plus émotive qu'à l'ordinaire, mais cette situation semblait lui causer du

chagrin.

Soudain, Madeleine se sentit lasse. Lasse d'espérer, lasse de désirer, lasse de rêver d'une autre vie que

la sienne.

Elle avait fait passer une lettre à Jemmie pour lui dire où elle se trouvait et comment elle se portait,

mais celle-ci était demeurée sans réponse. Pas le moindre écho de sa jeune sœur. A tel point qu'elle se

demandait si son pli avait été remis à Ashblane. Pourtant, la gouvernante de Mummington le lui avait

confirmé, et la femme semblait digne de confiance.

Dès lors, pourquoi Jemmie ne donnait-elle pas signe de vie ? Où était-elle ? Comment allait-elle ?

Comment la traitait Isabella ? Alexander était-il heureux ?

Alexander, mon amour...

Ces mots lui revenaient sans cesse à l'esprit et lui meurtrissaient le cœur. Elle songeait nuit et jour à

son amour perdu.

Où était-il à présent?

En France, peut-être, en compagnie de sa femme, la ravissante et féconde lady Isabella Simpson ? Ou

bien à Ashblane, remerciant le ciel que lady Randwick ne soit plus une menace pour son château ?

Si seulement ils avaient eu un enfant ensemble.

Madeleine se reprocha aussitôt cette idée. C'était un non-sens. Jamais il n'y aurait d'enfant. Pas pour

elle, en tout cas.

Une larme glissa sur sa joue. Il lui sembla qu'elle s'était égarée dans une autre vie, comme si Ashblane

n'avait jamais existé.

Jemmie la regretterait sans doute, mais, Dieu merci, Madeleine était convaincue que lord Ullyot

honorerait sa promesse de garder la petite auprès de lui.

A onze ans, Jemmie était encore trop jeune pour que le chagrin de ne plus voir sa sœur puisse peser

sur toute sa vie.

Madeleine se leva avec précautions. Sa hanche meurtrie la faisait encore souffrir après sa tentative

d'enfoncer la porte de la chapelle dans l'espoir de s'évader.

Mais s'évader pourquoi ? Pour qui ? Pour quelle destination?

Par bonheur, Eileen n'avait pas été renvoyée pour avoir été complice de cette affaire.

— Je vous aiderai dans la mesure de mes moyens, lady Randwick, assura Eileen. Bien sûr, avec

l'enfant que je porte, je ne peux pas prendre de risques, mais avec mon aide, si modeste soit-elle, vous

parviendrez un jour à sortir d'ici.

— Pourriez-vous me procurer du soufre, du salpêtre et du potassium ? questionna soudain Madeleine.

Interloquée, son amie demanda :

— Sont-ce des produits que l'on utilise dans la fabrication des explosifs ?

— En effet.

— Mais si jamais vous blessiez Nigel...

— Je vous promets que rien de tel n'arrivera, Eileen.

— Ces substances sont-elles difficiles à trouver?

— Non. Je suppose qu'il doit y en avoir dans l'arsenal du château.

Eileen acquiesça d'un signe de tête et promit de s'en occuper. Pour la première fois depuis longtemps,

Madeleine reprit espoir.

Le soleil apparut alors entre deux nuages comme pour la conforter dans la réussite de son plan.

Si elle le préparait avec soin elle serait sauvée.

Mais, soudain, le galop d'un cheval vint troubler la quiétude du parc. Madeleine pressa le pas pour

contourner le château et aperçut l'étendard de son frère Noël qui flottait à la tête d'une cohorte d'une

centaine d'hommes.

La guerre ! Noël portait la guerre jusqu'ici.

Alors, elle prit Eileen Birmingham par le bras et rentra avec elle pour se mettre à l'abri, oubliant en un

instant ses projets.

Chapitre 20

A la tête d'une centaine des plus vaillants soldats d'Ashblane, Alexander franchit la herse du château

de Stainmore, dix jours après son évasion de la Tour de Londres.

La bannière des Ullyot, portée par l'un de ses officiers, flottait au vent derrière lui. On pouvait y lire la

devise du clan inscrite en lettres d'argent.

« Fais preuve de sagesse. »

Lord Alexander ne pensait en cet instant qu'à Madeleine et à la sécurité de celle-ci.

Si elle avait été malmenée ou blessée, il raserait cette forteresse sans y laisser pierre sur pierre. Il

l'avait juré sur la tête de sa propre mère.

Six soldats s'avancèrent à sa rencontre. Alex reconnut à leur tête le comte Nigel Mummington. Cela

suffit à raviver sa haine.

— Que faites-vous ici, lord Ullyot ? Vous oubliez que nous sommes en Angleterre, hors de votre

juridiction.

Négligeant cette première provocation, Alexander alla droit au but.

— Si vous avez malmené ma femme, Mummington, vous êtes un homme mort. Où est-elle ?

Une lueur de cynisme apparut alors dans les yeux noirs du maître des lieux.

— Edouard me l'a promise, lord Ullyot, et elle me semble parfaitement heureuse de son sort. Après

tout, elle est anglaise, et ne fait ainsi qu'obéir à la volonté de son roi.

Il s'interrompit un instant, puis conclut en rehaussant le menton :

— A votre place, je tournerais bride sans plus attendre et je déguerpirais d'ici, trop heureux d'avoir la

vie sauve.

Stephen Grant, qui se tenait auprès de lord Alexander, parut approuver cette sage solution. Mais le

baron d'Ashblane ne partageait pas son avis.

Alex demeura de marbre, fixant de ses yeux gris ardoise le maître des lieux. Celui-ci avait changé

d'attitude et semblait pétrifié de peur. Cela se voyait à l'artère qui palpitait à vive allure sur son cou et

au léger tremblement de sa lèvre supérieure.

Alex porta alors la main à sa claymore et demeura immobile.

— Je... je vais faire apporter à boire et à manger à vos hommes, Ullyot, annonça alors le comte,

revenant à de meilleurs sentiments.

Et tandis qu'il se dirigeait vers le château, l'impatience d'Alex monta d'un cran.

Madeleine était là, tout près. Il le savait. Il le sentait.

Excédé par la fausse courtoisie du comte, il mit aussitôt pied à terre et pénétra à son tour dans le grand

hall de cette noble demeure.

Mais, là, il était attendu par quelques hommes de Falstone, armés de leurs épées.

Le piège !

Cerné de toutes parts, lord Ullyot se résigna.

Il fit signe à Goult, Quinlan et Marcus qui accouraient derrière lui de rengainer leurs armes et de se

tenir à distance.

Ceux-ci obéirent, attendant un moment plus favorable.

Alors, Alexander avisa dans le fond de la salle Madeleine et son frère Noël, et son sang ne fit qu'un

tour.

Il fallait qu'il tente sa chance pour la libérer.

Mais, en cet instant, Noël s'avança vers ses hommes et se campa devant son ennemi.

Il semblait de fort méchante humeur.

— Je vous croyais mort, Ullyot.

— Navré de vous décevoir, baron Falstone, mais l'espoir ne suffit pas à me tuer, voyez-vous.

Comment avez-vous su que je viendrais ?

— Par le baron Anthony, pardi. C'est un partisan d'Edouard tout comme moi.

Il reconnut bien là Noël Falstone qui aimait à se vanter de ses amitiés.

— Et vous vous êtes dit qu'il serait aussi facile de me tuer ici que de me faire assassiner dans mon

cachot de la Tour de Londres ? questionna Alex en le toisant de toute sa hauteur.

Noël esquissa un sourire.

— Je vois que vous avez tout compris, lord Ullyot.

Excédé par tant de morgue, Stephen Grant tira brusquement son arme de son fourreau, mais une dague

fut aussitôt pointée sur sa gorge.

— Je ne saurais trop vous conseiller de rester tranquille et de lâcher votre épée, baron Grant, lui

conseilla Noël.

— Alex, tu ne vas pas les laisser m'égorger?

— Lâche ton épée, Stephen.

Un bruit métallique résonna alors dans la salle tandis que la claymore de Grant tombait à ses pieds.

— Falstone, vous allez remettre Madeleine à mon conseiller Quinlan, qui la ramènera à Ashblane,

intervint Alexander.

— Vous n'êtes pas en position d'exiger quoi que ce soit, Ullyot. Nous avons toutes les cartes en mains

et je tiens à faire place nette ici.

— Nous avons plus de cent hommes postés hors des murs de ce château, argua lord Alex. Et si vous

nous tuez, ils feront le siège.

— Vous avez violé le territoire anglais, lord Ullyot. Combien de temps croyez-vous qu'Edouard

tolérera cet état de choses ?

— Assez longtemps pour nous permettre d'envoyer des milliers de soldats anglais dans la tombe.

Assez de temps aussi pour décourager l'Eglise de casser mon union légitime avec lady Randwick.

Le rire de Noël résonna bruyamment entre les murs épais de Stainmore.

— Hum ! Votre mariage... Parlons-en, justement. Par la grâce de quel Dieu avez-vous été unis ? Un

simple vœu prononcé au milieu d'une forêt en pleine nuit, en présence des hommes d'un clan tout aussi

hors la loi que le vôtre ? Non, lord Ullyot, je crains que...

Un cri strident interrompit alors Falstone, et une femme fit irruption dans le hall en proférant des

imprécations de sorcière.

Derrière elle, Madeleine s'avançait dans une robe d'un rouge vif, enveloppée d'un nuage de fumée. Elle

semblait possédée par le pouvoir de la magie, et sa longue chevelure avait la couleur pourpre des baies

de sorbier en automne.

— Laisse-le partir, Noël ! lança-t-elle.

— Madeleine ! s'écria Alex.

Il tenta de la rejoindre, mais fut aussitôt repoussé par les soldats.

La transe de Madeleine cessa à l'instant même, et la jeune femme se tourna pour faire face à son mari.

Dans une étrange succession d'émotions, son visage exprimait tour à tour la joie de le revoir et le

chagrin d'avoir été séparée de lui.

— Madeleine ! reprit-il d'une voix brisée.

Il ne supportait pas de voir sa femme et ses soldats pris dans la souricière de Noël Falstone. Cette

trahison le révoltait.

— Noël ! Laisse-le partir ! répéta Madeleine dans un cri. Libère lord Ullyot et ses hommes.

Son frère lui répondit par un éclat de rire.

— Tu ressembles plus à Ullyot que tu ne le penses, Madeleine. Mais j'ai ici avec moi une cinquantaine

d'hommes, ma sœur chérie, et la permission du roi de faire place nette dans ce château. Aussi, ne

compte pas sur moi pour le laisser filer.

Madeleine s'avança vers lui, bien décidée à clouer le bec à ce fou furieux.

— Prenez garde, Madeleine ! intervint Alex en se précipitant vers elle pour la protéger.

Une fois encore, il trouva face à lui les épées des hommes de Falstone et fut renvoyé à sa place.

— Laisse-le partir, Noël ! répétait inlassablement Madeleine.

Elle leva alors la main et un nuage de fumée bleue s'éleva dans la salle et l'enveloppa tout entière.

Elle est vraiment sorcière, songea lord Alex ébahi.

A ses yeux, sa femme n'avait jamais été aussi belle. Elle était en pleine possession de ses pouvoirs

magiques.

Elle fixa intensément les épées dressées devant elle, de ses yeux brillants. Elle ne paraissait pas les

craindre. Et quand elle leva la main sur le soldat le plus proche, celui-ci s'effondra tout à coup à ses

pieds.

— Dois-je le tuer, Alexander ? questionna-t-elle d'une voix qui semblait venir de l'au-delà?

— Non.

Il frissonna tandis que les paroles de Joséphine de Cargne lui revenaient à la mémoire...

« Souviens-toi de la magie des Cargne ! »

La magie avait-elle le pouvoir de les sauver tous les deux en cet instant?

Alex reprit espoir malgré lui.

— Dois-je les tuer tous ? insista Madeleine.

Elle ramassa alors l'épée du soldat qui se tordait de douleurs à ses pieds et la brandit fièrement au-

dessus de sa tête.

La lame brilla comme l'éclair et retomba lentement sous les yeux ébahis des soldats.

— Non ! Epargne-les, Madeleine, s'écria lord Ullyot, terrifié, tout en s'avançant vers elle.

Cette fois, personne ne tenta de l'arrêter.

Et quand il arriva devant elle, il vit ce qui lui avait échappé jusqu'alors : une longue trace rouge barrait

la joue de Madeleine du menton à la tempe. La malheureuse semblait se consumer, comme si le feu de

sa chevelure s'était propagé à tout son corps et faisait d'elle une torche vivante.

— Etes-vous blessée, milady ? questionna-t-il, stupéfiait

Elle secoua la tête pour le rassurer.

Alors, Alexander pivota pour affronter Noël Falstone, qui prenait les artifices de sa sœur pour une

simple mise en scène, n'ignorait pas que sa chance pouvait tourner d'un instant à l'autre. Aussi, il

s'avança de quelques pas et leva son épée.

— Tuez-les tous ! s'écria-t-il, tandis qu'Alex saisissait la main de sa femme.

— Si vous êtes réellement sorcière, Madeleine, il est temps d'user de vos pouvoirs, lui dit-il.

Pour toute réponse, elle prit de l'autre main une poignée de poudre et la lança en l'air. Un arc-en-ciel

apparut sous les voûtes. Epouvantés, les soldats d'Heathwater reculèrent prudemment dans le fond de

la salle, à distance respectable des époux.

— Prenez garde vous tous ! Madeleine a le pouvoir de vous tailler en pièces, s'écria Alex. Elle peut

aussi vous jeter un sort et vous envoyer directement en enfer.

L'épée qu'il avait prise à Madeleine fendit les airs comme pour étayer sa menace tandis que des volutes

de lumière blanche s'élevaient vers les voûtes. Une forte odeur de soufre envahissait le hall.

— Tuez-les!

Le cri de Noël Falstone retentit de nouveau tandis qu'il s'avançait vers sa sœur, les yeux brûlants de

haine.

Mais Alex fut plus rapide et fondit sur lui en brandissant son épée avant même d'être arrêté dans sa

course.

— Si un seul de vos soldats se précipite sur nous, Falstone, je jure de vous trancher la gorge, menaça-

t-il.

Cette fois, personne ne semblait douter de la parole de lord Ullyot.

— Et maintenant, reculez, ordonna-t-il.

Il siffla très fort et tous les gens d'Ashblane envahirent aussitôt le hall. Encerclés par les Ecossais, les

Anglais fidèles à Noël baissèrent leurs épées en affichant un air déconfit.

Alex se dit cependant qu'ils ressentaient sans doute autre chose : un grand soulagement.

Aujourd'hui, le bain de sang serait évité, car la cause que défendait Noël Falstone n'avait pas

l'adhésion totale de ses hommes, ni de ceux de Mummington. Et la vie était bien trop précieuse à leurs

yeux pour mourir en défendant ce qui semblait perdu d'avance.

Prudemment, Alexander baissa la garde. Pas tout à fait, toutefois, pour inciter Noël Falstone à se saisir

de nouveau de son arme. C'était là tout ce qu'attendait le baron d'Heathwater. En effet, un meurtre de

sang-froid l'aurait desservi.

— Non ! cria Madeleine alors que leurs épées s'entrechoquaient.

Alexander fit signe à Quinlan d'éloigner sa promise, et reprit le combat.

Le baron d'Heathwater comptait parmi les plus fines lames d'Angleterre. Mais son sourire confiant

pâlit quelque peu lorsque Alexander le contourna pour tenter de le prendre à revers.

— Renonceriez-vous à vous battre loyalement, Ullyot? ricana-t-il.

— Croyez-vous avoir été loyal envers mon ami Ian? répliqua-t-il. Si ce n'est pas moi qui vous tue,

Falstone, je jure que mes hommes ne vous épargneront pas.

— Ian ? reprit Noël en ricanant. Ian le Rouge ? Le gros qui n'en finissait pas de mourir sur les collines

d'Heathwater? Il m'a fallu dix coups d'épée pour l'achever, et je frappais chaque fois plus profond.

Diable ! Il hurlait comme un nouveau-né.

Hors de lui, Alex l'aurait taillé en pièces en cet instant, mais il devait compter avec la ruse de Falstone,

et cela l'invita à la prudence. Dès lors, les battements de son cœur se calmèrent et son regard se

concentra sur la lame de l'épée.

— Désormais, nos chances sont égales, Falstone. Je ne suis plus enchaîné au mur d'une prison anglaise

et je vais te tuer.

Le ricanement de Noël ne fit qu'attiser la fureur de lord Ullyot.

Alors, le combat s'engagea vraiment et les épées s'entrechoquèrent dans un fracas métallique et une

pluie d'étincelles.

Alex esquiva de justesse le coup de Falstone, si bien qu'il entendit siffler la lame à son oreille. Ensuite,

ce fut un coup droit, qu'il évita aussi.

Il y eut un nouvel échange très vif, un coup plongeant pour lequel Alex trouva la parade, puis il se tint

en retrait, attendant la nouvelle charge de Falstone.

Celle-ci vint sans tarder, mais Alex se déporta adroitement sur la gauche, laissant son adversaire ébahi.

Dans son élan, son épée se ficha dans un panneau de bois et y resta.

Alors, Noël tira la dague de sa ceinture et, d'un coup rapide et précis, entailla la main de lord Alex.

La douleur fut vive, mais, Dieu merci, il avait encore l'usage de sa main.

Du coin de l'œil, Ullyot vit Madeleine courir vers lui et il cria à Quinlan de la retenir. Le combat

continuait, aussi il devait se concentrer sur l'adversaire.

Noël était maintenant sur sa gauche, attentif au moindre de ses mouvements.

Alex réfléchit.

Il avait remarqué dans le fond de la pièce une porte qui semblait donner sur les cuisines. Il tourna alors

autour de son adversaire de façon à se rapprocher de cette issue, se débarrassa de son épée et tira à son

tour la dague de sa ceinture.

— Allons, approche, Falstone, et finissons-en, dit-il. Un peu de courage, voyons.

Les lames claquèrent dans le silence sous les regards pétrifiés des soldats.

Noël lui porta un nouveau coup, mais la pointe de sa dague heurta le médaillon qu'Alex portait au cou,

ce qui le sauva. Il repéra alors une ouverture, suffisamment large pour bondir sur son adversaire et le

frapper à mort.

Jetant toutes ses forces dans le combat, il se rua sur Noël et entailla sa chemise à hauteur du sein

gauche. Le sang jaillit. Falstone vacilla sur ses jambes, puis s'écroula en lançant à son ennemi un

regard terrible.

— Je te maudis, Ullyot..., balbutia Noël. Tout comme je maudis... ma sœur et toute la maison...

d'Ashblane.

Alex ne put réprimer un éclat de rire.

— Voilà un discours vide de sens, baron, et une malédiction bien inutile. Vous feriez mieux de vous

confesser à Dieu pour être en paix avec votre âme dans l'au-delà. Et quand vous y croiserez Ian, je

doute que votre pénitence suffise à vous absoudre.

Alex essuya sa lame sur son tartan et la rengaina alors que le frère de Madeleine exhalait son dernier

soupir.

Regroupés derrière leur chef, tes soldats d'Ashblane levèrent leurs épées en signe de triomphe. Les

partisans du baron d'Heathwater filèrent en rasant les murs sans demander leur reste, laissant aux

quelques soldats de Mummington le soin d'affronter les partisans du vainqueur.

C'était la fin d'un rêve. La fin de la tyrannie.

Le commencement d'une ère nouvelle, née sur les ruines de l'ancienne.

Alexander lisait la confusion sur les visages. Tous restaient à l'écart dans un silence de mort.

— Rentre chez toi, Ullyot ! ordonna Mummington d'une voix lasse. Et prends cette femme avec toi.

Une femme enceinte s'avança alors sur la plus haute marche de l'escalier, tandis que Nigel

Mummington reculait contre le garde-fou.

— Dis à Edouard que je garde Madeleine, annonça Alex au maître de maison. Elle s'appelle Ullyot,

désormais. Dis-lui aussi que Heathwater est à lui. Je ne veux plus entendre parler du domaine de

Falstone. Dis-lui enfin que s'il franchit la frontière du côté d'Ashblane, je le recevrai avec dix mille

soldats.

Lord Mummington se borna à hocher la tête pour indiquer qu'il avait compris.

Prudemment, Alex se retira et, quand il fut dehors, enfourcha son cheval sur lequel l'attendait déjà

Madeleine.

Noël Falstone était mort et bien mort. Lord Ullyot ne put retenir un cri de joie. Ian avait été vengé.

— Noël était votre frère, Madeleine, et si vous l'aimiez, je suis désolé pour ce que j'ai fait, murmura-t-

il humblement.

— Ne vous tourmentez pas, Alex. Noël jouait avec la mort depuis longtemps, et l'affection de pure

forme que je lui témoignais dans ma jeunesse s'était éteinte voilà bien longtemps.

Elle prit la main du seigneur d'Ashblane dans la sienne pour examiner sa blessure, mais il s'arracha à

son étreinte.

— Cela peut attendre notre retour à Ashblane, dit-il en la dissimulant.

— Et vous, qui vous a marquée ainsi ? s'enquit Alex en désignant la joue tuméfiée de sa femme.

— Noël, quand je lui ai annoncé que je n'épouserais pas Nigel Mummington. Il s'est montré plus brutal

qu'il ne l'a jamais été à Heathwater.

— Je crois qu'il est fou. Enfin... qu'il était fou, corrigea-t-il.

Il se tourna alors vers Quinlan, échangea quelques mots avec lui, puis donna l'ordre à ses hommes de

prendre la direction du nord.

Après avoir chevauché en silence pendant près de deux heures, Madeleine éprouva le besoin de parler.

— Si je comprends bien, vous n'avez jamais été marié à Isabella Simpson, Alex ?

Elle n'osa lever les yeux vers lui, attendant sa réponse avec angoisse.

— Non. J'ai inventé ce mariage car c'était là le seul moyen de vous sauver. Edouard exigeait de moi

une loyauté que je ne pouvais lui accorder, et envisager ces fiançailles nous permettait au moins de

gagner du temps.

— Et cet enfant?

— Isabella n'a jamais été enceinte. Elle a consenti à ce mensonge en échange d'une forte somme

d'argent. Je n'ai pas perdu au change, puisque, maintenant, vous êtes à moi.

Madeleine baissa les yeux puis caressa tendrement la joue de son mari.

— Vous avez maigri, on dirait, murmura-t-elle.

— J'ai eu la fièvre.

— Dans les cachots de la Tour de Londres ?

— Vous saviez donc que j'y étais enfermé?

— C'est Noël qui me l'a annoncé hier, en ajoutant qu'il vous y avait rendu visite. Il m'a dit que vous

espériez un enfant, et que ma stérilité...

— Croyez-vous que ce soit à un enfant que je pense quand je vous regarde, Madeleine ? interrompit-il.

Pensez-vous que j'irais jusqu'à défier la couronne d'Angleterre pour un héritier? J'ai déjà un enfant,

c'est Gillion.

Alex remarqua que ses hommes s'étaient arrêtés derrière eux. Alors, il leur fit signe de passer en tête et

resta à l'arrière de la cohorte pour pouvoir s'entretenir tranquillement avec Madeleine.

— Quand Edouard a menacé de vous tuer, reprit-il, je savais que vous n'aviez pas oublié notre

promesse de mariage. J'avais confiance en vous. Et si vous aviez cessé de croire en moi, vous seriez

morte, je le sais.

Rassurée par ces propos, Madeleine sourit. Cependant, elle n'était pas tout à fait prête à l'absoudre.

— Vous avez pris votre temps pour venir à moi, Alexander Ullyot. Si Mummington n'avait pas été

follement amoureux de sa maîtresse, je pense que rien ne m'aurait protégée de lui. Même pas la magie.

— Mais... je croyais que Mummington n'aimait pas les femmes.

— Que dites-vous ?

— Enfin... qu'il préférait les hommes. C'est pourquoi je vous croyais hors de danger.

— Sa maîtresse est celle que vous avez vue apparaître en haut de l'escalier du hall de Stainmore.

Alex changea soudain d'expression.

— Mais elle était enceinte ?

Il la considéra d'un air soupçonneux et reprit :

— Il ne vous a pas touchée, j'espère ?

Madeleine frémit sous son terrible regard. Elle comprit

que si elle lui avait répondu oui, Alex aurait aussitôt tourné bride pour aller tuer Mummington.

— Je ne l'intéressais pas. Celle que vous avez vue en haut des marches porte l'enfant de Nigel, et nous

étions amies. C'est elle qui m'a procuré les produits pour le tour de magie dans le grand hall.

— Comment ? s'étonna Alexander en haussant les sourcils. Vous voulez dire qu'il ne s'agissait pas de

sorcellerie ?

— Non. C'était un tour de magie que m'ont transmis les Cargne. Une simple illusion. Et avec un peu

de pratique, n'importe qui peut en faire autant.

— Je ne crois pas, Madeleine. Vous seule pouvez exercer cet art. Mais prenez garde, si la nouvelle de

ces pratiques se répand en Ecosse et en Angleterre, votre réputation de sorcière sera faite.

Il la prit alors par le menton et ajouta d'un ton très doux:

— Mais je promets de vous défendre... et aussi de vous aimer toute ma vie, lady Ullyot.

A ces mots, des larmes brillèrent dans les yeux de Madeleine. Comment elle, la Veuve Noire au destin

tragique, avait-elle pu mériter un tel homme ?

— Moi aussi, je vous aime, Alex, murmura-t-elle en l'attirant à elle alors qu'il se penchait pour

l'embrasser.

Ils échangèrent un baiser fervent, salué par les cris d'encouragement des soldats qui les observaient.

— Et Jemmie ? questionna Madeleine.

— Je me suis juré que votre sœur n'aurait rien à craindre désormais, et que nul n'apprendrait jamais

qu'elle est fille de roi.

Ses ultimes craintes envolées, Madeleine serra Alexander dans ses bras en pleurant de joie.

Elle rentrait à Ashblane, chez l'homme qu'elle aimait, et elle allait revoir sa sœur chérie. Son bonheur

n'aurait pu être plus parfait.

Alors, Alex éperonna son cheval et ils partirent au galop en direction de l'Ecosse.

Epilogue

Ashblane, printemps 1361.

Rongé d'impatience, Alexander Ullyot faisait les cent pas dans le grand hall, s'arrêtant de temps à autre

pour tendre l'oreille. Dans la chambre au-dessus, Madeleine allait mettre leur enfant au monde.

Il s'avança vers la fenêtre et regarda au-dehors. Selon la course du soleil, il se dit qu'il pouvait être

environ 10 heures. Cela faisait près de quatre heures que le travail était commencé et personne n'était

sorti de la chambre de Madeleine depuis deux heures au moins.

Devait-il s'en inquiéter ou non ?

Alex en avait assez de s'interroger sans cesse. Tout ce qu'il voulait, c'était voir sa femme, la serrer dans

ses bras et lui dire combien il l'aimait.

Un whisky à la main, Quinlan observait le maître en souriant. Goult, Marcus et Stephen Grant étaient

là eux aussi, attendant la nouvelle.

— Ce ne sera plus très long maintenant, Alex, intervint le vieux Goult pour tenter de le rassurer.

— Qu'en savez-vous ? rétorqua-t-il d'un ton peu amène. Seriez-vous expert en accouchements ?

Il se disait que tout pouvait arriver : une hémorragie, la mort de l'enfant... ou de la mère. Il n'avait pas

oublié qu'Alice était morte au lendemain de ses couches et il en gardait un souvenir douloureux.

Cependant, il fit en sorte de se raisonner. Après tout, Madeleine était robuste et en bonne santé, et elle

désirait cet enfant de toute son âme. Il avait fallu plus de deux ans et demi avant que la nouvelle de sa

grossesse soit confirmée. Dès lors, il devait garder espoir.

La porte donnant sur la cour s'ouvrit et Gillion entra, un bouquet de perce-neige en main. Comme il le

tendait à son père, celui-ci lut dans ses yeux tant d'innocence et de candeur qu'il en fut infiniment ému.

— Je les ai cueillis pour maman dans le cimetière, près de la tombe de Patrick. Je crois qu'ils lui

plairont.

Le ton n'était plus celui de l'enfant insolent et turbulent qui donnait naguère tant de soucis à Alex.

C'était à Madeleine, une fois encore, qu'il devait attribuer les progrès de Gillion.

Oui, songea-t-il avec gratitude, c'était pour lui une bénédiction d'avoir capturé lady Randwick sur le

champ de bataille près de Heathwater. Mais, en ce moment, se livrait un autre combat auquel il ne

pouvait prendre part.

De nouveau, il fut saisi de crainte. Il voulait voir sa femme délivrée de l'enfant, la serrer dans ses bras,

rire avec elle et partager son lit toutes les nuits de leur vie.

Enfin, les premiers cris du bébé résonnèrent dans la maison, et Alex se précipita dans l'escalier.

En entrant dans la chambre, il vit Madeleine qui serrait l'enfant sur son sein et souriait, telle une

madone. Katherine et Jemima s'affairaient autour d'elle.

Alex remarqua tout de suite que l'enfant avait les cheveux roux, tout comme sa mère, et il eut pour lui

un sourire attendri.

— Vous avez une fille, Alexander, lui annonça Madeleine d'une voix douce.

D'une main tremblante, il prit celle du nouveau-né, et la porta à ses lèvres. Jamais il n'avait ressenti un

tel émoi, et, de toutes ses victoires, celle-ci était assurément la plus glorieuse.

Un rude guerrier terrassé par l'amour paternel, songea-t-il en souriant.

— Comment vous sentez-vous, mon amour? questionna-t-il, incapable de dissimuler son émoi.

— Mieux que vous, Alex, j'en suis certaine, répondit-elle avec un regard malicieux. Je vivrai encore

longtemps, comme je vous l'ai promis.

Il se pencha vers sa femme et lui caressa la joue en prenant bien garde de ne pas déranger le bébé.

— Ah, Madeleine, votre plus précieux trésor n'était ni votre fortune ni vos terres, mais cet enfant que

vous tenez dans vos bras.

Il posa ensuite la main sur le front, puis sur la poitrine de sa femme, et ajouta en soutenant son regard :

— L'esprit et le cœur, Madeleine, voilà ce qui fait votre force et votre richesse. Qu'y a-t-il de plus

précieux que cela?

— L'amour, Alexander.

— Oui. Notre amour, conclut-il en déposant un baiser sur les lèvres de l'heureuse maman.