Lazika

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29 LA CITÉ Du 25 janvier au 8 février 2013 SUPPLÉMENT E n décembre 2011, le président géor- gien annonce à la surprise générale la construction d’une ville nouvelle sur la côte de la Mer Noire baptisée Lazika. Alors que les pelleteuses s’activent au milieu d’un immense marécage, la constitution est modifiée pour l’occasion. Les ONG pointent l’irrationalité et le manque de transparence du projet qui, bien que virtuel, occupe une place croissante dans la stratégie politique de Mikheil Saakachvili. Mais la défaite inattendue de son parti aux législatives d’octobre 2012 change la donne. Pour le nouveau premier ministre Bidzina Ivanishvili, Lazika est un ultime «caprice» de son adversaire politique. La cité ne sera pas construite, au grand dam de son concepteur. À la suite de la Révolution des roses, Mikheil Saakachvili est élu en 2004 à la tête de la petite République de Géorgie, située au cœur du Caucase. Une mission l’obsède: ra- mener dans le giron du gouvernement central les deux provinces sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Pour cela, le petit pou- cet caucasien s’invite dans la cour des grands. Après l’échec de la voie militaire en août 2008, le président conçoit Lazika comme une tête de pont pacifique. Avec l’ambition affichée de rejoindre l’OTAN et l’UE, la Géorgie choisit la voie de la démocratisation et de la libéralisation éco- nomique. En quelques années, elle devient la championne de l’ex-bloc soviétique. De 2002 à 2012, elle passe du 85e au 51e rang mondial de l’indice de perception de la corruption réa- lisé par l’ONG Transparency International, loin devant la Russie. Le revenu national brut (RNB) par habitant progresse de 910 dollars en 2003 à 2860 dollars en 2011. En 2013, la Géorgie figure même dans le Top 10 des pays où le climat des affaires est le plus favorable 1 . Ces chiffres impressionnants nourrissent le ré- cit héroïque du miracle géorgien sur la scène internationale. Derrière ce que les opposants de Mikheil Saakachvili appellent une «fa- çade» économique et démocratique, le pou- voir devient de plus en plus autoritaire, les vio- lations des droits de l’Homme se multiplient alors que le chômage et la pauvreté restent à des niveaux inquiétants. LE MANHATTAN DE LA MER NOIRE 4 décembre 2011: Mikheil Saakachvili est de bonne humeur, il sert de nombreuses mains avant de monter sur l’estrade posée dans le parc du pittoresque château des Princes Da- diani de Zougdidi (75 000 habitants), la ca- pitale de la province de Mingrélie et Haute- Svanétie. «Nous avons décidé de fonder une nouvelle ville qui s’appellera Lazika, lance-t- il. Ce sera la deuxième plus grande ville après Tbilissi; d’après mes prévisions, elle sera peu- plée d’au moins 500 000 habitants dans dix ans. Ce sera le principal centre économique de la Géorgie Occidentale.» La nouvelle est inédite mais les applaudissements sont timides dans l’assistance. La ville se situera non loin de là, au bord de la Mer Noire, tout près de la république séparatiste d’Abkhazie. Depuis Tbilissi, il faut environ sept heures de route pour rejoindre Anaklia et ses 2500 ha- bitants, le village le plus proche de Lazika. À partir de 2009, il s’est transformé en station balnéaire. C’est là que se rend Mikheil Saa- kachvili un an après l’annonce du 4 décembre 2011. Micha, c’est ainsi que les Géorgiens nomment leur président, est venu s’entrete- nir avec les responsables politiques locaux. La Mingrélie est sa région d’origine, et un fief de son parti, l’UNM (Mouvement National Uni, centre droit). Micha s’adresse ensuite aux journalistes. Son style est décontracté: pantalon en jean, chemise rose et il arbore une veste bleu élec- trique d’ Air Force One, période Reagan. Sur la manche, un écusson reprend la devise du pré- sident républicain: Peace Through Strength (La paix armée). Face aux caméras, il se montre déterminé mais peut difficilement cacher son agacement: les travaux ont été stoppés par le nouveau gouvernement. «Les vaches broutent au milieu des chan- tiers. Le terrain redevient marécageux», dé- plore-t-il avant d’attaquer plus directement ses adversaires: «La municipalité a été ques- tionnée concernant les fonds transférés pour Anaklia. Ne vous en prenez pas à eux, c’est à moi qu’il faut poser les questions. (...) J’ai trans- féré personnellement cet argent. C’est ma dé- cision! J’allais construire Lazika et je vais le faire, peu importe ce qu’ils disent!» Une vidéo diffusée le 24 septembre 2012, une semaine avant les élections, sur le compte YouTube de Mikheil Saakachvili donne un aperçu du rêve brisé. La femme et le fils du président jouent dans le clip. Sur la plage d’Anaklia, des enfants dessinent leur ville du futur avant que ne soit dévoilée la skyline de Lazika: une concentration de gratte-ciels à faire pâlir Dubaï. Lazika, le rêve de grandeur de «Micha» Au pouvoir depuis 2004, le président géorgien Mikheil Saakachvili, nommé «Micha» par les Géorgiens, va devoir tirer sa révérence en octobre 2013 sans avoir pu réaliser son rêve: bâtir une métropole futuriste de 500 000 habitants à la lisière de l’Abkhazie, la province séparatiste soutenue par Moscou. texte et photos Clément Girardot LE BâTIMENT ADMINISTRATIF DE LA VILLE DE LAZIKA, FINANCé PAR LE MINISTèRE DE LA JUSTICE POUR 12,1 MILLIONS DE FRANCS. LES BUREAUX ATTENDENT DES HYPOTHéTIQUES CITOYENS, SEUL UN GARDE SURVEILLE LES LOCAUX. © CLéMENT GIRARDOT / OCTOBRE 2012

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enquête pour le journal La Cité

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29LA CITÉ Du 25 janvier au 8 février 2013

SuppLÉmenT

En décembre 2011, le président géor-gien annonce à la surprise générale la construction d’une ville nouvelle

sur la côte de la Mer Noire baptisée Lazika. Alors que les pelleteuses s’activent au milieu d’un immense marécage, la constitution est modifiée pour l’occasion. Les ONG pointent l’irrationalité et le manque de transparence du projet qui, bien que virtuel, occupe une place croissante dans la stratégie politique de Mikheil Saakachvili. Mais la défaite inattendue de son parti aux législatives d’octobre 2012 change la donne. Pour le nouveau premier ministre Bidzina Ivanishvili, Lazika est un ultime «caprice» de son adversaire politique. La cité ne sera pas construite, au grand dam de son concepteur. à la suite de la Révolution des roses, Mikheil Saakachvili est élu en 2004 à la tête de la petite République de Géorgie, située au cœur du Caucase. Une mission l’obsède: ra-mener dans le giron du gouvernement central les deux provinces sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Pour cela, le petit pou-cet caucasien s’invite dans la cour des grands. Après l’échec de la voie militaire en août 2008, le président conçoit Lazika comme une tête de pont pacifique. Avec l’ambition affichée de rejoindre l’OTAN et l’UE, la Géorgie choisit la voie de la démocratisation et de la libéralisation éco-nomique. En quelques années, elle devient la championne de l’ex-bloc soviétique. De 2002 à 2012, elle passe du 85e au 51e rang mondial de l’indice de perception de la corruption réa-lisé par l’ONG Transparency International, loin devant la Russie. Le revenu national brut

(RNB) par habitant progresse de 910 dollars en 2003 à 2860 dollars en 2011. En 2013, la Géorgie figure même dans le Top 10 des pays où le climat des affaires est le plus favorable 1. Ces chiffres impressionnants nourrissent le ré-cit héroïque du miracle géorgien sur la scène internationale. Derrière ce que les opposants de Mikheil Saakachvili appellent une «fa-çade» économique et démocratique, le pou-voir devient de plus en plus autoritaire, les vio-lations des droits de l’Homme se multiplient alors que le chômage et la pauvreté restent à des niveaux inquiétants.

Le Manhattan de La Mer noire

4 décembre 2011: Mikheil Saakachvili est de bonne humeur, il sert de nombreuses mains avant de monter sur l’estrade posée dans le parc du pittoresque château des Princes Da-diani de Zougdidi (75 000 habitants), la ca-pitale de la province de Mingrélie et Haute-Svanétie. «Nous avons décidé de fonder une nouvelle ville qui s’appellera Lazika, lance-t-il. Ce sera la deuxième plus grande ville après Tbilissi; d’après mes prévisions, elle sera peu-plée d’au moins 500 000 habitants dans dix ans. Ce sera le principal centre économique de la Géorgie Occidentale.» La nouvelle est inédite mais les applaudissements sont timides dans l’assistance. La ville se situera non loin de là, au bord de la Mer Noire, tout près de la république séparatiste d’Abkhazie. Depuis Tbilissi, il faut environ sept heures de route pour rejoindre Anaklia et ses 2500 ha-bitants, le village le plus proche de Lazika. à partir de 2009, il s’est transformé en station

balnéaire. C’est là que se rend Mikheil Saa-kachvili un an après l’annonce du 4 décembre 2011. Micha, c’est ainsi que les Géorgiens nomment leur président, est venu s’entrete-nir avec les responsables politiques locaux. La Mingrélie est sa région d’origine, et un fief de son parti, l’UNM (Mouvement National Uni, centre droit). Micha s’adresse ensuite aux journalistes. Son style est décontracté: pantalon en jean, chemise rose et il arbore une veste bleu élec-trique d’Air Force One, période Reagan. Sur la manche, un écusson reprend la devise du pré-sident républicain: Peace Through Strength (La paix armée). Face aux caméras, il se montre déterminé mais peut difficilement cacher son agacement: les travaux ont été stoppés par le nouveau gouvernement. «Les vaches broutent au milieu des chan-tiers. Le terrain redevient marécageux», dé-plore-t-il avant d’attaquer plus directement ses adversaires: «La municipalité a été ques-tionnée concernant les fonds transférés pour Anaklia. Ne vous en prenez pas à eux, c’est à moi qu’il faut poser les questions. (...) J’ai trans-féré personnellement cet argent. C’est ma dé-cision! J’allais construire Lazika et je vais le faire, peu importe ce qu’ils disent!» Une vidéo diffusée le 24 septembre 2012, une semaine avant les élections, sur le compte YouTube de Mikheil Saakachvili donne un aperçu du rêve brisé. La femme et le fils du président jouent dans le clip. Sur la plage d’Anaklia, des enfants dessinent leur ville du futur avant que ne soit dévoilée la skyline de Lazika: une concentration de gratte-ciels à faire pâlir Dubaï.

Lazika, le rêve de grandeur de «Micha»Au pouvoir depuis 2004, le président géorgien Mikheil Saakachvili, nommé «Micha» par les Géorgiens, va devoir tirer sa révérence en octobre 2013 sans avoir pu réaliser son rêve: bâtir une métropole futuriste de 500 000 habitants à la lisière de l’Abkhazie, la province séparatiste soutenue par Moscou.

texte et photos Clément Girardot

le bâtiment administratif de la ville de lazika, financé par le ministère de la justice pour 12,1 millions de francs. les bureaux attendent des hypothétiques citoyens, seul un garde surveille les locaux. © clément girardot / octobre 2012

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30 31Du 25 janvier au 8 février 2013 LA CITÉ LA CITÉ Du 25 janvier au 8 février 2013

SuppLÉmenTSuppLÉmenT

Le choix de Lazika est très symbolique: c’est ainsi que s’appelait le royaume antique des Lazes, un peuple apparenté aux Géor-giens, dont le territoire s’étendait du nord de la Turquie à l’est de l’Abkhazie. Lazika est aussi le nom d’un nouveau véhicule de combat d’in-fanterie produit en Géorgie. Le président a noué une relation très per-sonnelle, voire obsessionnelle, avec Anaklia puis Lazika. Les deux toponymes s’entre-croisent souvent dans sa bouche, alimentant une certaine confusion sémantique et géogra-phique. En février 2012, Micha est questionné au Parlement sur ses plans pour le futur car il ne sera pas rééligible pour un troisième man-dat en octobre 2013. Il répond: «Je serai à La-zika et je prendrai part à sa construction, c’est mon rôle.2» Quelques mois plus tard, il rend public ses dernières volontés: que ses cendres soient répandues à Anaklia.

genèse trouble

L’idée de développer l’extrémité nord de la côte géorgienne sur la Mer Noire serait née en 2006. Micha se trouve alors à bord d’un bateau des gardes-côtes qui tombe en panne à proximité du territoire abkhaze contrôlé par les soldats russes: «Nous étions en train de décider entre appeler un hélicoptère, na-ger jusqu’à la côte ou essayer de réparer l’en-gin nous-mêmes quand des pêcheurs nous ont proposé de nous remorquer. Après, j’ai visité une famille et quand j’ai parlé aux autres rési-dents, j’ai commencé à voir le grand potentiel d’Anaklia, qui a un climat exceptionnel.3» Après la guerre d’août 2008, durant la-quelle les Russes ont bombardé Anaklia et en-vahi une bonne partie de la Géorgie Occiden-tale, Micha multiplie les visites dans cette zone frontalière. à l’été 2009, il annonce la trans-formation du petit village en une station bal-néaire de prestige avec des hôtels haut standing. «Le développement de cette région est en discussion depuis de nombreuses années car c’est l’endroit où la construction d’un port en eaux profondes est la plus réaliste», affirme Kakha Bendukidze, un homme d’inf luence à la biographie impressionnante. Il est tour à tour scientifique durant les années 1980, homme d’affaires à succès dans la Russie d’Eltsine, ministre de Mikheil Saakachvili de 2004 à 2009 et président d’une université pri-vée. Au large d’Anaklia, un canyon souterrain permettrait aux gros porte-conteneurs de s’ap-

procher du rivage, ce qui n’est pas le cas dans les deux ports géorgiens de Batoumi et Poti, situé à seulement 27 km au sud. Mais la paternité du projet est disputée par Temur Karchava, un natif d’Anaklia qui a fait fortune en Russie. Il affirme avoir étudié la construction du port et le développement d’Anaklia depuis le milieu des années 1990 4. Fin 2009, il négocie un accord 5 avec le gou-vernement pour investir dans la construction d’un port, d’un hub logistique et de zones ré-sidentielles sur un territoire de 2113 hectares (21 km 2) acheté à l’état pour 6,3 millions de laris (3,5 millions de francs). Temur Karchava accuse le président géorgien de s’être accaparé ses terrains et d’avoir repris son projet sous le nom de Lazika. Il est actuellement en procès contre le Ministère de l’économie. Seulement voilà, les parcelles octroyées par l’état à Te-mur Karchava ont été auparavant confisquées aux habitants d’Anaklia. «Aucune compensation n’a été versée», af-firme Gia Gvilava, avocat à l’ONG Transpa-rency International qui a documenté des cas similaires de violations du droit de propriété dans de nombreuses zones de développement touristique. «Les habitants ont été convoqués par le procureur de Zougdidi qui les menaçait afin qu’ils abandonnent leur propriété et ac-ceptent de l’offrir à l’état», poursuit-il.

salaire mensuel pour une chambre

Anaklia est un village pauvre et isolé, vivo-tant grâce aux activités agricoles, comme tant d’autres villages en Géorgie. Le contraste est saisissant avec le nouveau front de mer conçu comme un paradis pour touristes avec du mo-bilier urbain design, des terrains de beach-vol-ley, un immense pont piétonnier de 540 mètres et même un yacht club. Le prix de la chambre double à Anaklia oscille entre 70 et 110 francs, le salaire mensuel de nombreux indigènes. Le premier hôtel à l’architecture orientale, bâti par l’entreprise Dagi, ouvre ses portes en août 2010 pour les deux ans du conflit russo-géorgien. D’après une enquête du journal local Tavisupali Sitkva, basé dans la ville portuaire de Poti, l’hôtel est construit grâce à des fonds publics 6. La municipalité de Zougdidi, la ca-pitale régionale dont le territoire comprend Anaklia, possède 75% de l’entreprise qui gère l’hôtel. Les 25% restants appartiennent à la compagnie Kasko. à noter que les dirigeants des compagnies Dagi et Kasko ont participé

au financement de la campagne électorale de l’UNM en 2012 7. Eliso Janashia, la rédactrice en chef de Tavisupali Sitkva, est rapidement intriguée par l’implication d’une autre société dans le déve-loppement de la station balnéaire: Anaklia Ganmukhuri Resorts Ltd, qui appartient éga-lement à la ville de Zougdidi. Suite à une déci-sion de justice, la municipalité est contrainte de lui communiquer les comptes de l’entre-prise pour l’année 2011. Elle a reçu de l’état 27,25 millions de laris (15 millions de francs) et en a dépensé 21 dans la construction d’une rutilante promenade côtière ornée de dizaines de palmiers, d’un amphithéâtre et de deux ca-fé-restaurants. Anaklia est doté d’un statut spécial cal-qué sur le modèle des zones franches pour attirer les investisseurs. L’Agence nationale géorgienne pour l’investissement (GNIA) est chargée de promouvoir la station balnéaire auprès des investisseurs étrangers. Selon son directeur, Giorgi Pertaia, «les conditions sont attractives. Le terrain est gratuit mais il existe certains critères concernant le montant de l’investissement, le nombre de chambres et les délais bien sûr. Tout dépend aussi de la pro-position de l’investisseur et des négociations.» Malgré l’exemption des taxes sur la proprié-

té et sur les bénéfices pendant quinze ans, les hommes d’affaires étrangers ne se bousculent pas au portillon. Les trois hôtels en service à l’automne 2012 sont détenus par des capitaux géorgiens. Un autre hôtel en forme d’œuf devait être construit par le Ministère du développe-ment régional, mais les travaux ont été stoppés à la suite du changement de gouvernement.

guerre froide en eaux chaudes

Alors qu’Anaklia est loin d’obtenir le succès escompté, Micha la compare à Ibiza et Saint-Tropez lors d’une allocution au Parlement européen en novembre 2010, avant d’inter-peller les députés: «Qu’est-ce qui est plus ab-surde qu’un nouveau mur de Berlin sur une plage de sable? 8» Cette rhétorique digne de la guerre froide vise la Russie dont les troupes stationnent en Abkhazie et en Ossétie du Sud, petit territoire enclavé sur le versant sud du Caucase. L’inauguration officielle d’Anaklia, en août 2011, se veut grandiose. Seul sur la scène de l’amphithéâtre rempli de touristes géorgiens, Micha déclare en référence à son grand voi-sin: «Nous avons choisi un chemin différent, qui, je le pense, est juste: des hôtels de cinq à sept étoiles plutôt que des tranchées, le meil-leur aqua park d’Europe plutôt que des champs de mines.9» Quelques dizaines de minutes plus tard, les éclats du bouquet final retentissent dans le ciel d’Anaklia: des feux d’artifices plu-tôt que des obus. Des hôtels aux gratte-ciels, Micha change d’échelle avec Lazika. à terme, Anaklia aurait constitué l’extré-mité nord de la métropole, dédiée au tou-

risme et aux sports. Avec une projection de 500 000 habitants, Lazika devait surpasser Soukhoumi, la modeste capitale de l’Abkha-zie, et concurrencer la ville russe de Sotchi, qui accueillera en 2014 les JO d’hiver. La cité devait surtout être un pion avan-cé pour reconquérir pacifiquement l’Abkha-zie. «Je suis sûr que cette ville deviendra une fierté géorgienne, affirme Mikheil Saakach-vili, qu’elle attirera tout le monde comme un aimant, y compris ceux qui habitent derrière la ligne d’occupation.10» L’ex-ministre Kakha Bendukidze, soutien du projet, surenchérit: «Nous construisons une vitrine réussie de la Géorgie, nous construisons un point d’attrac-tion énorme et inévitable pour nos citoyens d’Abkhazie qui viendront travailler ici, étu-dier, se soigner. Au final, cela forgera une re-lation forte et renforcera la confiance.» Cette confiance fait défaut des deux côtés. Dans la zone frontalière, la situation sécuri-taire reste tendue et instable. Et si les hosti-lités redémarraient? Kakha Bendukidze ba-laye cette éventualité d’un revers de manche: «La Russie va-t-elle bombarder Lazika? Une ville qui compte de nombreux investissements étrangers? Le maximum que Moscou peut faire est de construire un nouveau mur. Cela mettra les choses au clair!»

Dans les mois qui suivent l’annonce du 4 décembre 2011, Lazika soulève beaucoup de questions. Au premier rang des interrogations: qui habitera là-bas? Les réfugiés géorgiens qui ont fui l’Abkhazie, les Géorgiens vivant à l’étranger ainsi que les habitants des zones rurales sont pressentis. Pour le président, la construction de Lazika permettra d’accélérer l’urbanisation de la Géorgie, de développer l’économie et de réduire la pauvreté. De nombreuses ONG ont tenté d’obtenir des informations concrètes sur le projet, sans succès. Tamar Iakobidze est analyste à l’Ins-titut pour le développement de la liberté d’in-formation: «En décembre 2011, nous avons effectué une demande d’information auprès de l’administration présidentielle à propos de Lazika. Ils nous ont répondu qu’ils n’avaient rien.» Jusqu’aux élections d’octobre 2012, cet organisme a renouvelé régulièrement la procé-dure auprès de différents ministères, en vain.

une charter city

En réalité, aucun plan urbain de Lazika n’a été élaboré. «Lazika était à un stade de dévelop-pement très précoce», déclare Nicola Mariani, avocat du cabinet international Dechert LLP, spécialisé dans le droit des affaires. Le bureau géorgien de Dechert a réalisé, pour le gouver-nement, un rapport visant à définir le concept de Lazika, en s’inspirant des modèles étran-gers: Singapour, Hong-Kong, Dubaï et le pro-jet RED au Honduras. RED et Lazika se ré-clament du concept de charter city (ville à charte) que l’économiste américain Paul Romer pré-conise pour les pays en voie de développement.

«J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Romer et de discuter avec lui de cette idée», affirme Iva Davitaia, ancien directeur de l’Agence pour le développement stratégique, une ins-titution créée en avril 2012 pour coordonner le projet sous l’égide des Ministères de la jus-tice et de l’économie. «Une charter city a un en-vironnement juridique spécial et un système administratif autonome du gouvernement central», explique-t-il. Le 15 juin 2012, le pré-sident géorgien affirme que «le droit britan-nique sera introduit à Lazika pour les transac-tions commerciales 11», qualifiant cette idée de «grande expérience». Le 29 juin, il promulgue un amendement constitutionnel voté par le Parlement pour doter Lazika d’un statut spé-cial qui sera déterminé par une loi. La charter city représente un cadre juridique attractif, familier et stable pour les investis-seurs étrangers qui bâtiront la ville. «Nous n’avons aucune intention de faire comme en Chine où l’état a financé de sa poche la construction de villes qui sont restées vides, se prémunis Iva Davitaia, et de toute manière il n’y a pas d’argent pour cela.» L’état géorgien se chargerait seulement de mettre en place les infrastructures de Lazika; le président a évo-qué le chiffre de 200 millions de laris (110 mil-lions de francs) de fonds publics nécessaires.

Ce coût est sous-estimé, notamment en raison de la nature du terrain choisi pour Lazika: d’immenses marais. «Les technologies modernes pourraient permettre de construire là-bas, mais à un coût extrêmement élevé, analyse l’environnementaliste Rezo Getiash-vili. Sur la côte de la Mer Noire, tous les bâ-timents sont construits sur le sommet d’une dune de 150 mètres de large. Derrière, c’est une zone marécageuse qui se situe presque au niveau de la mer. Cet espace est très per-méable à l’eau et il y a une épaisseur de tourbe de 4 à 7 m de profondeur. (...) Cela crée des conditions favorables à l’affaissement de n’im-porte quelle structure.» Autre point d’inquié-tude pour les écologistes, une partie du terri-toire prévu pour Lazika se trouve sur le parc national de Kolkhétie: l’ancien gouvernement avait d’ailleurs préalablement changé cette zone de statut. Une semaine avant les élections législatives du 1er octobre dernier, alors que la Géorgie est ébranlée par le scandale des vidéos sur des tortures dans les prisons, le président inaugure les premiers bâtiments édifiés à la hâte au mi-lieu du marais. Plusieurs ministères sont im-pliqués dans les constructions, le Ministère de la justice finançant une mairie à l’architecture futuriste. Devant le bâtiment administratif, un

boulevard à six voies de cent mètres de long est cerné par deux rond-points. Il est éclairé la nuit mais n’est pas relié au reste du réseau. Cette avenue et la statue géante de 31 mètres érigée sur un ponton ont été bâties par le Mi-nistère du développement régional. Plus près du village d’Anaklia, le Ministère de l’inté-rieur a pris en charge l’édification de deux bâ-timents résidentiels présentés comme la future administration du port.

contourner les appels d’offre

Pour Lazika, l’état a dépensé 40,675 millions de laris (22,4 millions de francs). En ajoutant les sommes versées pour la station balnéaire d’Anaklia figurant sur les documents justifica-tifs collectés, le total s’élève au moins à 70 mil-lions de laris 12 (environ 39 millions de francs). Pour comparaison, le budget du Ministère de l’agriculture pour 2011 s’élevait à 69,1 millions de laris 13. Afin d’aller vite, la grande majorité de ces fonds ont été transférés par décret du gouvernement à la municipalité de Zougdidi ou à des entreprises contrôlées par les pouvoirs publics qui se chargent de sélectionner les so-ciétés exécutantes. «Ce mode de financement est seulement possible pour couvrir des besoins immédiats en cas de situation extraordinaire. (...) La construction d’un hôtel n’est pas une situation extraordinaire», note le nouveau ministre du développement régional David Narmania, qui veut porter plus d’attention au redressement économique des villes existantes. Ces décrets permettent surtout d’éviter les régulations sur les appels d’offres publics. Leur usage systé-matique ainsi que l’opacité concernant l’utili-sation des fonds alloués peut éveiller des soup-çons de corruption. Ce manque de transparence, de concerta-tion et de planification est associé à de nom-breux grands projets lancés par Mikheil Saa-kachvili, dont le transfert du Parlement de Tbilissi à Koutaïssi, la deuxième ville du pays. «Si Micha prenait une décision, elle était mise en œuvre immédiatement, même si le projet n’était pas bien conçu ou que cela violait les droits de la population», ajoute Gia Gvilava, de Transparency International. Si le projet Lazika, en tant que métro-pole, est rayé de la carte, le gouvernement mené par Bidzina Ivanishvili affirme étudier sérieusement la construction d’un grand port à Anaklia. La question du développement ur-

bain de la région pourrait donc se poser à nou-veau. Iva Davitaia, l’ancien coordinateur du projet regrette la décision du nouveau pouvoir mais se veut optimiste: «Le port étant l’infras-tructure clé du développement de la ville, s’il est construit, cela se fera naturellement, c’est inévitable! Après, on peut l’appeler Lazika ou Bazika, cela n’a pas d’importance!»

1. Classement de la Banque mondiale: http://www.doingbusiness.org/rankings

2. http://www.civil.ge/eng/article.php?id=24496

3. Discours de Mikheil Saakachvili lors de l’inaugura-tion de la station balnéaire d’Anaklia le 22 août 2011. http://www.president.gov.ge/en/PressOffice/News/Releases?p=6761&i=1

4. http://www.geworld.net/View.php?ArtId=2134&lang=en

5. Décrets présidentiels 732 du 20 octobre 2009 et 922 du 21 décembre 2009

6. http://www.humanrights.ge/index php?a=main&pid=12064&lang=eng

7. http://transparency.ge/en/blog/which-corporations-are-connected-which-political-parties

8. Discours du 23 novembre 2010 au Parlement européen : http://www.civil.ge/eng/article.php?id=22883

9. Discours du 22 août 2011 : http://civil.ge/eng/article.php?id=23858

10. Discours du 14 août 2012 à Anaklia, en présence de l’équipe nationale olympique géorgienne. www.president.gov.ge/en/PressOffice/News/?p=7764&i=1

11. http://www.civil.ge/eng/article.php?id=24895

12. Ce montant ne comprend pas le pont piétonnier de 540 mètres sur la rivière Enguri, le yacht club et un grand stade de football.

13. http://www.civil.ge/eng/article.php?id=22972

légendes:

1. golden fleece (la toison d’or), le plus grand hôtel d’anaklia: 1123 francs pour séjourner dans la suite présidentielle située au dernier étage.

2. haute de 31m, la statue de lazika devait marquer le début du développement de la nouvelle métropole. un stu-dio d’architecture allemand en a conçu le design.3. devant le bâtiment administratif du futur port, la demeure inachevée de temur karchava, le milliardaire qui voulait développer anaklia. au fond, les montagnes du caucase qui culminent à plus de 5000 mètres.

4. restaurant chinois à l’entrée du yacht-club d’anaklia.

© clément girardot / octobre 2012

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