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Pôle européen Jean Monnet ECOLE DOCTORALE DROIT, SCIENCE POLITIQUE, ET PHILOSOPHIE ENST BRETAGNE CENTRE DE RECHERCHES EUROPEENNES (CEDRE) Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE - FRE CNRS 2785) L’évolution de la création du droit engendrée par Internet : vers un rôle de guide structurel pour l’ordre juridique européen THESE POUR LE DOCTORAT DE L’UNIVERSITE DE RENNES I MENTION « DROIT » Présentée et soutenue devant la Faculté de Droit et de Science politique de Rennes I par Renaud BERTHOU JURY ________ Annie BLANDIN-OBERNESSER Maître de Conférences à l’ENST Bretagne CEDRE ( IODE-FRE CNRS 2785) Dominique BERLIOZ Maître de Conférences à l’Université de Rennes I Laboratoire de Philosophie des normes (EA 1270) Jacques COMMAILLE Professeur des Universités à l’Ecole normale supérieure de Cachan (rapporteur) Daniel GADBIN Professeur à l’Université de Rennes I CEDRE (IODE-FRE CNRS 2785) Pierre TRUDEL Professeur au Centre de recherche en droit public Faculté de droit, Université de Montréal (rapporteur) 2 juillet 2004 Tome I

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Pôle européen Jean Monnet

ECOLE DOCTORALE DROIT, SCIENCE POLITIQUE,

ET PHILOSOPHIE

ENST BRETAGNE

CENTRE DE RECHERCHES EUROPEENNES (CEDRE)

Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE - FRE CNRS 2785)

L’évolution de la création du droit engendrée par Internet : vers un rôle de guide structurel pour l’ordre juridique européen

THESE POUR LE DOCTORAT DE L’UNIVERSITE DE RENNES I MENTION « DROIT »

Présentée et soutenue devant la Faculté de Droit et de Science politique de Rennes I par

Renaud BERTHOU

JURY ________

Annie BLANDIN-OBERNESSER

Maître de Conférences à l’ENST Bretagne CEDRE ( IODE-FRE CNRS 2785)

Dominique BERLIOZ Maître de Conférences à l’Université de Rennes I Laboratoire de Philosophie des normes (EA 1270)

Jacques COMMAILLE Professeur des Universités

à l’Ecole normale supérieure de Cachan (rapporteur)

Daniel GADBIN Professeur à l’Université de Rennes I

CEDRE (IODE-FRE CNRS 2785)

Pierre TRUDEL Professeur au Centre de recherche en droit public

Faculté de droit, Université de Montréal (rapporteur)

2 juillet 2004

Tome I

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L’Université de Rennes I n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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« Faisons face au temps comme il vient et change »1

1 Shakespeare, Cymbeline.

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Remerciements A Monsieur Jean Raux pour son soutien lors des prémices de cette thèse, A Monsieur Thibault de Swarte pour sa présence chaleureuse et sa disponibilité réflexive, A Monsieur Philippe Béraud et Madame Josette ollivier pour la qualité de leur accueil, Au personnel de l’ENST Bretagne pour sa présence conviviale, A Alexandra pour son soutien indéfectible dans cette aventure, A Dominique et Jean-Michel pour nos discussions, A Monsieur André-Jean Arnaud et à tous ceux qui ont encouragé l’émergence de l’art juridique issu de cette réflexion doctorale, Enfin aux faiseurs du contexte politique, social, juridique et artistique dont le contenu a enrichi ce travail.

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Liste des sigles et abréviations ADR : Alternative Dispute Resolution AELE : Association Européenne de Libre-Echange AGCS : Accord Général sur le Commerce des Services ALENA : Association de Libre-Echange Nord-Américaine AOL : America On Line APEC : Forum de Coopération Asie-Pacifique ARPA ou DARPA: Defense Advance Research Project Agency ASEAN : Association des Nations du Sud-Est Asiatique BBS : Bulletin Board Système BCE : Banque Centrale Européenne CAEM ou COMMECON : Conseil d’Assistance Economique Mutuelle CARICOM : Communauté des Caraïbes et Marché Commun des Caraïbes CCI : Chambre de Commerce International CEE : Communauté Economique Européenne CEEA ou Euratom : Communauté Européenne de l’Energie Atomique CECA : Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier CED : Communauté Européenne de Défense CEI : Communauté des Etats Indépendants CIX : Commercial Internet Exchange CJAI : Coopération en matière de Justice et d’Affaires Intérieures CJCE : Cour de Justice des Communautés Européennes CNUDCI : Commission des Nations Unies pour le Droit Commercial International COREPER : Comité de Représentants Permanents CPE : Coopération Politique Européenne EDI : usages interentreprises EURO : monnaie européenne FAQ : Frequently Asked Questions G8 : Groupe des huit pays industrialisés GATT : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce GBDe : Global business Dialogue on e-commerce G-NGO : Governemental Non Governemental Organisation GIE : Groupement d’Intérêt Economique GIIC : Global Information Infrastructure Commission HTML : Hypertext Mark-up Language IAB : Internet Activities Board IANA : Internet Assigned Number Autority IESG : Internet Engineering Steering Group IETF : Internet Research Task Force ICANN : Internet Corporation for Assigned Names & Numbers INTERNIC : Internet Network Information Center INTERPOL : Organisation internationale de police criminelle

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IP : Internet Protocol IRC : Internet Relay Chat IRIS : Imaginons un Réseau Internet Solidaire IRTF : Internet Research Task Force ISO : Organisation Internationale de normalisation ISPO : Bureau des projets pour la société de l’information IVG : Interruption Volontaire de Grossesse MARC : Modes Alternatifs de Règlement des Conflits MEDEF : Mouvement des Entreprises de France MERCOSUR : Marché Commun des Pays d’Amérique du Sud NII : National Information Infrastructure NSFNET : National Science Foundation Network NTIC : Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication OECE : Organisation Européenne de Coopération Economique OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Economique OI : Organisations Internationales OIT : Organisation Internationale du Travail OMC : Organisation Mondiale du Commerce OMPI : Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle ONG : Organisations Non-Gouvernementales ONU : Organisations des Nations Unies OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord PAYS ACP : Afrique-Caraibes, Pacifique PESC : Politique Etrangère et de Sécurité Commune PGI : Programme Général d’Information PII : Programme International d’Informatique PME : Petites et Moyennes Entreprises PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement PROJET MAC : Multiple Acces Utilisateur PVD : Pays en Voie de Développement RFC : Request For Comments SDN : Société Des Nations SIG : Service d’Information du Gouvernement SLNG : Service de Liaison Non Gouvernemental STABEX : Stabilisation des Recettes d’Exportation TAZ : Zone d’Autonomie Temporaire UE : Union Européenne UEO : Union de l’Europe Occidentale UIT : Union Internationale des Télécommunications UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization URSS : Union des Républiques Socialistes Soviétiques W3C : World Wide Web Consortium

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SOMMAIRE

Introduction

11

Partie I. L’état du phénomène de création du droit à l’aube du XXIe siècle 33 Titre I. Les contours du phénomène de création du droit

35

Chapitre I. Définition du phénomène de création du droit

36

Section I. Un ample phénomène processuel

37

Section II. L’origine et le rôle du phénomène de création du droit

85

Chapitre II. Un phénomène à saisir à travers les concepts d’ordre et d’espace juridique

93

Section I. Les imperfections des approches contemporaines du phénomène de création du droit

94

Section II. L’intérêt de percevoir la création du droit à travers les concepts d’ordre juridique et d’espace juridique

101

Titre II. L’histoire de la création du droit : une oscillation entre l’un et le multiple

131

Chapitre I. Une marche initiale de la création du droit au gré de « la passion de l’un »

132

Section I. L’état originel de la création du droit

133

Section II. Le temps de la sédentarisation

142

Section III. De l’époque des « processus d’agencement » à celle des ordres juridiques dominants

151

Chapitre II. Un état moderne et postmoderne de la création du droit au rythme du multiple

173

Section I. L’évolution contemporaine de la création du droit 174 Section II. Internet et les prémices d’une époque postmoderne 198

7

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Partie II. Internet : une source d’évolution de la création du droit 213 Titre I. L’impact d’Internet sur ses acteurs

215

Prolégomènes : délimitation du champ d’étude et présentation des acteurs d’Internet dans leur état « pré-internétique »

216

Chapitre I. Le passage au réseau dans l’espace juridique virtuel 252 Section I. L’évolution des processus de création du droit lors de l’élaboration du droit d’Internet

253

Section II. Les causes d’évolution

312

Chapitre II. Le mouvement vers le réseau dans l’espace juridique terrestre

323

Section I. L’évolution globale des processus de création du droit

324

Section II. Les causes d’évolution

343

Titre II. L’impact d’Internet sur la création du droit

352

Chapitre I. Internet et le pas global vers le réseau

353

Section I. L’attraction d’Internet sur les ordres juridiques et le développement du réseau

354

Section II. Le renouveau des groupes dû à Internet et le développement du réseau

360

Chapitre II. La prospective juridique d’Internet et le respect du pluriel

364

Section I. L’action réseautique d’Internet et la diversité de la création du droit

365

Section II. Les possibilités de constructions juridiques et la diversité de la création du droit

369

8

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Partie III. Les répercussions de l’évolution de la création du droit dans l’univers juridique 374 Titre I. La perturbation de l’action des ordres juridiques

376

Chapitre I. La nécessité de réformes structurelles profondes pour agir

377

Section I. La cohésion structurelle des ordres juridiques comme cause de réforme

378

Section II. La traduction factuelle de l’obligation de réforme

396

Chapitre II. La difficulté des réformes structurelles exigées

410

Section I. Les leçons « internétiques » concernant le théorème identitaire approprié dans une création du droit en réseau

411

Section II. Les leçons « internétiques » concernant les principes comportementaux appropriés dans une création du droit en réseau

424

Titre II. La pertinence d’action de l’ordre juridique européen

442

Chapitre I. L’adéquation de la structure profonde de l’Union européenne au droit en réseau

443

Section I. L’ordre juridique européen : une identité pluraliste et complexe adaptée au cadre de la création du droit en réseau

444

Section II. L’ordre juridique européen : un comportement pluraliste et complexe globalement adapté au cadre de la création du droit en réseau

457

Chapitre II. Les faiblesses structurelles du comportement européen face au droit en réseau et les possibilités de traitement dégagées

478

Section I. Les handicaps de l’ordre juridique européen dans le cadre d’une création du droit en réseau

479

Section II. L’Union européenne et la gestion de ses handicaps

492

9

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Conclusion

508

Bibliographie Annexes Glossaire Index

511594682692

10

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INTRODUCTION

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Pour certains juristes, Internet a « bouleversé le droit »1. Les refontes du droit

étatique menées par les législateurs plaideraient notamment en ce sens. Néanmoins, il apparaît que ce réseau ne bouleverse pas tant le droit que la création du droit. Ainsi, à son propos, le législateur parle de droit négocié, d’autorégulation, ou encore de modes alternatifs de règlement des conflits qui sont autant de façons de faire du droit contrastant avec le paradigme moderne de la création du droit. Ce phénomène a d’ailleurs été noté par la doctrine au sein de laquelle certains auteurs s’attachent à étudier « l’influence d’Internet sur la production des normes juridiques »2. Par ailleurs, il convient de remarquer que certaines réflexions concernant les évolutions modernes du phénomène de création du droit commencent à traiter du virtuel3. Le « bouleversement du droit » qu’Internet engendre renverrait alors plus profondément à une évolution de la création du droit et l’étude ici entreprise dont l’objectif sera d’envisager la réalité, les causes et les conséquences de l’action d’Internet sur le phénomène de création du droit présenterait un certain intérêt. Mais, avant d’initier cette voie de recherche, il convient de s’attacher aux deux termes et phénomènes dont elle prétend traiter, de constater leur « intimité problématique » et de présenter ses fondements méthodologiques.

1 Frison-Roche Marie-Anne, Les bouleversements du droit par Internet, Chevalier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 37. 2 Trudel Pierre, « l’influence d’Internet sur la production des normes juridiques », Colloque international droit de l’Internet, approches européennes et internationales, 19-20 novembre 2001, Assemblée Nationale, http://droit-internet-2001.univ-paris1.fr/vf/index.html 3 Ost Francois, Le temps virtuel des lois post-modernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998 ? P 423 et suiv.

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§ 1. Les termes du sujet Avant d’entreprendre une étude de l’évolution de la création du droit engendrée par Internet, il convient d’abord de définir ses deux principaux termes. Or, sous un angle pédagogique, il apparaît judicieux de commencer par le plus récent et le plus connu de ces termes. A. Internet Internet est un terme polysémique. D’après certains chercheurs, il renverrait même à une certaine religiosité4. Il ne paraît donc pas inutile de présenter le contenu de ce mot, c’est-à-dire l’outil technique qu’est Internet et l’espace social auquel il renvoie. 1. Un outil technique Internet vient du mot anglais « internetworking » qui signifie se mettre en réseau. Mais, selon une première acception, ce mot désigne désormais un réseau informatique : le réseau des réseaux multimédia. Il renvoie alors à un outil technique présentant diverses fonctionnalités et dont la construction a été progressive depuis les années cinquante et soixante. a. L’histoire d'Internet Dans sa configuration actuelle, le réseau Internet est le fruit d'une longue évolution. Son origine conceptuelle remonte tout d’abord à Aristote et à Saint Simon dans la mesure où ces auteurs ont appréhendé la notion de réseau5. D’autre part, dans la mesure où la technique du réseau a été liée à la socialité dès le début de l’humanité6, il est possible de considérer qu’Internet est la consécration technique d’un modèle de fonctionnement social très ancien. Mais, sous un angle technique, son histoire est plus récente. Elle est marquée par certains événements et peut être présentée de façon séquentielle dans le tableau suivant7.

4 Breton Philippe, Le culte de l’Internet, Une menace pour le lien social ?, La Découverte, Sur le vif, 2000. 5 Voir sur ce point : Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997. 6 Le fonctionnement social en réseau semble avoir été utilisé par les premiers groupes humains. Voir en ce sens les développements de cette thèse sur l’histoire de la création du droit et notamment l’approche des communautés primitives. 7 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 75.

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L’Histoire d’Internet : quelques repères

Arpanet (ARPA Network) 1969 : première liaison. 1983 : Milnet, un réseau spécifiquement militaire, se sépare. 1990 : fermeture du réseau. Usenet (Usenix Network) 1979 : début du réseau. 1982 : passerelle entre Usenet et Arpanet. Nsfnet (National Science Foundation Network) 1983 : ouverture. Internet 1983 : le système est opérationnel World Wide Web 1990 : diffusion du logiciel 1993 : navigateur Mosaic.

Par ailleurs, cette histoire technique peut être présentée sous un angle réflexif. Elle a en effet été marquée par trois étapes intellectuelles. i. L’étape des ordinateurs en temps partagé et de la symbiose homme-ordinateur Selon P. Flichy, il faut partir de la situation de l’informatique à la fin des années cinquante pour rendre compte de la naissance d’Internet. C’est à ce moment que se situerait la première étape vers Internet, celle des ordinateurs en temps partagé et de la symbiose homme-ordinateur 8. En effet, à cette période, l’émergence de ces deux concepts mène à percevoir l’utilité du travail coopératif et conduit à l’idée de « réseau informatique »9. J. Licklider envisage

8 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 44.

L’idée de temps partagé consiste à « faire effectuer plusieurs tâches simultanément par la machine ». Dans un sens large, elle renvoie à « l’usage interactif d’un ordinateur par plusieurs programmateurs simultanément, chacun disposant d’un terminal spécifique asservi à la machine ». Elle se combine avec la notion de « symbiose homme-ordinateur ». En effet, cette « idée » doit être reliée à celle de la relation homme-machine car, avec les premières réflexions sur le temps partagé, apparaissent les notions de communication et d’interaction avec l’ordinateur. Mais la vision de la relation homme-machine fait l’objet de deux grandes variantes. Ainsi s’opposent la position de John Von Neumann qui conçoit « l’ordinateur comme un double du cerveau humain, capable éventuellement de remplacer l’homme », et celle de J. Licklider qui défend « l’idée d’une symbiose entre l’homme et la machine ». Or, cette dernière vision des rapports homme-machine s’imposera. Elle donnera naissance au projet MAC (Multiple Access Computer) dont l’objectif est de « faire travailler simultanément un grand nombre d’usagers sur une même machine ». 9 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 48.

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notamment un projet de réseau avec la « volonté de constituer des outils communs à une communauté de chercheurs et de capitaliser l’expérience et les programmes informatiques des uns et des autres »10. Les bases d’Internet sont alors en train d’éclore. Mais, avant que cette idée du réseau se concrétise, apparaît une étape d’approfondissement de ces idées originelles. i. L’étape de l’interface et de l’augmentation de l’intelligence La deuxième étape dans l’élaboration d’Internet serait celle de l’interface et de l’augmentation de l’intelligence11. En effet, au début des années soixante apparaissent chez certains chercheurs des recommandations concernant une interaction étroite entre l’homme et la machine. De même, naît l’idée selon laquelle l’ordinateur serait une extension de l’intelligence humaine. Se développent ainsi l’interface et des recherches concernant les moyens de travailler de façon plus efficace. Or, cette dynamique mène à un temps d’approfondissement des idées originelles qui doit être individualisé de par ses conséquences. Il offre en effet les moyens de construire un véritable réseau informatique. i. L’étape du réseau Informatique Enfin, la troisième et dernière étape dans l’édification du réseau des réseaux sera celle du « réseau informatique » qui d’Arpanet et du Usenet mènera à Internet12. Malgré quelques tentatives privées de création d’un réseau, cette étape débute en 1966 avec l’acceptation de l’idée de construire un réseau informatique par l’ARPA13. Elle se poursuit ensuite avec la construction de celui-ci entre 1970 et 198314. Durant cette première période, ARPANET deviendra un outil de coopération15. Il permettra notamment l’utilisation du transfert de fichier, du courrier électronique et de la téléconférence assistée par ordinateur qui conduit aux idées de nation réseau et de réforme des rapports de

10 Ibid, p 48. 11 Ibidem, p 49 et suiv. 12 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 52 et suiv. 13 Ce réseau informatique utilisera un mode de transmission par paquets et placera un ordinateur spécifique (l’Interface Message processor, IMP) pour faire l’interface entre le réseau et les ordinateurs à relier (les hôtes). Il disposera d’une architecture technique décentralisée où la seule contrainte est de se connecter à l’IMP. La construction de ce réseau appelé ARPANET (ou ressource sharing computer networks, c’est-à-dire réseau informatique à ressource partagé) sera assurée par l’entreprise BBN concernant l’IMP et pour ce qui est de l’échange des données ce sont les universités qui élaboreront les protocoles. Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 54 -55. 14 La construction d’Arpanet s’est réalisée en plusieurs temps. En effet, en 1970, le premier réseau par paquets ne reliait que quatre universités américaines. A ce moment là, seuls les centres de recherche américains étaient reliés entre eux. Selon C. Huitema, « on pouvait présenter le réseau comme une marguerite, dont le cœur était l'Arpanet et les pétales les réseaux locaux » (Huitema Christian, Et Dieu créa l'Internet..., Eyrolles, 1995, p 64.). Puis entre 1972 et 1982, les principaux protocoles utilisés par Arpanet sont standardisés (protocoles TCP/IP, Telnet, FTP, etc...). Ceci notamment parce que, en 1973, deux universitaires, Vinton Cerf et Bob Khan commence à travailler sur le protocole Internet (IP) et le protocole de transmission Internet (TCP), c’est-à-dire sur un langage commun à tous les ordinateurs, permettant ainsi à des réseaux de se connecter entre eux. Pendant cette période, le nombre de centres universitaires et de recherche connectés ne cesse d'augmenter (création de CSNET et NSFNET). Mais, ce n’est qu’en 1983 que Arpanet est entièrement organisé autour du TCP/IP. Il est alors divisé en deux réseaux, l'un militaire (Milnet) et l'autre civil (Arpanet) qui deviendra Internet. 15 Flichy Patrice, op. cit., p 60 à 63.

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travail16. Il constituera donc un encouragement pour la création d’Internet. Celui-ci sortira d’ailleurs d’ARPANET suite à sa division en deux réseaux, l'un militaire (Milnet) et l'autre civil (Arpanet) qui deviendra Internet. Mais, avant cela, parallèlement à Arpanet, cette « étape du réseau » voit se développer Usenet17. En effet dans les années 1970, les laboratoires Bell d'AT&T mettent au point un système d'exploitation multitâches appelé UNIX et en 1976, M. Lest, un de leurs chercheurs, crée un logiciel permettant à deux machines UNIX de se contacter grâce à un modem et une ligne téléphonique. Usenet se crée alors. C’est « l’Arpanet du pauvre » qui met en relation les scientifiques non reliés à l’Arpanet. En 1982, une passerelle entre Usenet et Arpanet voit le jour et Usenet « s’agrandit ». Il passe du stade d’un débat entre informaticiens à celui d’un débat public non contrôlé18. Puis, avec la réunion du TCP/IP et UNIX, en 1983, il s’engonce dans Internet. C’est donc à la suite d’Arpanet et de Usenet, en 1983, que cette étape du « réseau informatique » aboutit à la création du réseau Internet. En effet, après la césure Milnet/Arpanet, la Fondation Nationale pour la Science (NSF) prit en charge l'administration et l'entretien d'Arpanet. Puis la NSFnet ouvrit le réseau aux universitaires, aux entreprises et aux services gouvernementaux. L'Arpanet devint alors un réseau de réseaux, global et anarchique, une sorte de méta réseau fonctionnant avec un méta protocole connu aujourd'hui sous le nom d'Internet19. Pour C. Huitema, à ce moment « on commençait alors à ne plus parler de rosace ni de dentelle, mais au contraire d'un tissu complexe maillant le monde entier »20. Il existait d'autres réseaux concurrents tel que Bitnet développé par la firme IBM mais « l'un après l'autre, les réseaux se convertissaient directement au TCP/IP, ou bien organisaient des passerelles efficaces entre leur monde propre et le vaste univers de l'Internet. »21. Ensuite, en 1989, l'invention du World Wide Web par T. Berners-Lee et R. Cailliau, a rendu Internet populaire22. Puis, en 1993, Internet fit irruption dans le grand public grâce à l'arrivée de logiciels de navigation23 comme Mosaïc puis Netscape. Il se mit alors à croître à un rythme soutenu. A la fin de l’année 2002, on estimait à 580 millions le nombre de connectés dans le monde24. Le graphique qui suit rend compte de cette croissance de 1995 à 200225 : 16 Ibid, p 60 et suiv. 17 Pour plus d’information : Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 65 et suiv. 18 Ibid, p 69. 19 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 72 à 74. 20 Huitema Christian, Et Dieu créa l'Internet..., Eyrolles, 1995, p 66. 21 Guédon Jean-Claude, La planète Cyber, Internet et le cyberespace, Découvertes Gallimard Techniques, 1996, p 49. 22 Le Web, destiné au départ à la communauté des physiciens des hautes énergies, repose sur trois idées principales : la navigation par hypertexte, le support du multimédia et l'intégration des services préexistants. Ainsi, ce service dont le but est de tisser des liens entre les serveurs du monde entier présentait d'importants avantages notamment en permettant l'échange d'informations entre des ordinateurs et donc des individus se trouvant n'importe où dans le monde. 23 Ils sont aussi appelés « browsers » dérivé du verbe « browse » qui signifie se balader. 24 Il faut néanmoins relever qu’il existe des inégalités d’accès à Internet que l’on désigne par l’expression « fracture numérique ». Cette fracture numérique apparaît à deux niveaux. Au niveau mondial concernant les inégalités entre le Nord et le Sud, ce qui tend à accroître les différences entre les riches et les pauvres. Et au niveau des Etats, dans lesquels

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26 55101

150248

407,1

552 580

0100200300400500600700

19951996

19971998

19992000

20012002

nombre d'internautes dans le monde (en millions)

Internet se présente donc comme un outil technique résultant d’une succession de réflexions intellectuelles. Par ailleurs, en tant que tel, il renvoie à diverses fonctionnalités. b. Les fonctionnalités d'Internet Internet propose plusieurs applications dont les plus utilisées sont le courrier électronique, le Web, les forums électroniques et les chats. Le courrier électronique, e-mail ou mèl, est l'application la plus courante. Elle permet d'envoyer des messages sous forme de texte, d'images et de sons grâce à une boîte aux lettres électronique. La différence avec le courrier papier réside dans la vitesse de transmission. En effet, le courrier électronique ne met que quelques minutes pour arriver dans la boîte aux lettres du ou des destinataire (s). Le World Wide Web, appelé plus couramment le Web est la fonctionnalité d’Internet probablement la plus connue. Le mot Web désigne en anglais la toile d'araignée et le World Wide Web désigne par conséquent la toile d'araignée couvrant le monde entier. Il s’agit d’une « toile » faite de serveurs d'informations reliés les uns aux autres par des liens des inégalités apparaissent entre hommes et femmes, vieux et jeunes, et entre catégories socioprofessionnelles. Ainsi, selon l’étude du SESSI (Service des Etudes et des Statistiques Industrielles du Ministère de l’industrie), la connexion à Internet semble être réservée aux catégories sociales supérieures (53% des cadres supérieurs sont connectés et 48% des personnes vivant dans un foyer dont le revenu mensuel est supérieur à 20 000 francs), aux plus diplômés (43% des diplômés de l’enseignement supérieur, 32% des étudiants ou lycéens) et aux moins de cinquante ans. Face à cette fracture numérique, de nombreux projets ont été mis en place pour y remédier. Au niveau mondial par exemple, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a mis en place des programmes de financement, d’aide technique et de stratégies de développement d’accès à Internet dans les pays pauvres (notamment grâce aux cybercafés). Et au niveau de l’Etat français par exemple, le gouvernement a débloqué un budget de trois milliards de francs afin de mettre en place 7000 espaces publics, de créer 4000 emplois de formateurs multimédias, etc... 25 Ce graphique a été réalisé grâce aux données chiffrées de Nua Internet Survey, http://nua.ie/surveys/how_many_online/world.html

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physiques (le réseau matériel) et des liens logiques (les liens hypertextes). Ces liens hypertextes permettent à l’utilisateur de passer facilement d'un serveur à l'autre au sein du réseau. Le Web est constitué par l'ensemble des services et des documents enregistrés dans la mémoire du réseau, auxquels on accède via des pages web, c'est-à-dire des sites Internet. Pour leur part, les forums de discussion renvoient à la fois aux listes de diffusion (groupes de discussion par courriers électroniques auxquels il est nécessaire de s'abonner pour communiquer), et aux forums au sens strict du terme qui se trouvent sur des sites Web et auxquels on participe grâce au navigateur. Les forums ou newsgroups fonctionnent sur un principe similaire au courrier électronique. On peut y lire les messages qui y sont laissés et en soumettre. Il existe aujourd'hui de nombreux forums sur des thèmes variés. Enfin, les « chats » sont des systèmes de discussion en direct (salons interactifs) dont l'application la plus répandue est l'IRC (Internet Relay Chat). On y discute en temps réel avec des personnes pouvant se trouver n’importe où dans le monde.

Internet offre donc à ses utilisateurs plusieurs possibilités techniques originales pour s'informer, correspondre, discuter, jouer, etc... Mais, en elles-mêmes ces applications ne sont pas vraiment « novatrices » par rapport aux autres médias. En effet, avant Internet, le courrier papier, les bibliothèques, les lieux de rencontres, le téléphone, la radio et la télévision procuraient des avantages presque similaires. Cependant, Internet autorise la présence de toutes ces fonctionnalités sur un même support virtuel et multimédia, c'est-à-dire sur un support qui mêle à la fois du texte, du son et de l'image et qui, étant « on line », autorise l’interactivité, l’instantanéité, et de nouvelles relations sociales. Internet peut alors être présenté comme un outil technique édifié depuis les années cinquante au gré de trois étapes réflexives et disposant de plusieurs fonctionnalités originales. Dans ce sens, il apparaît d’ailleurs marqué du sceau d’une volonté communicationnelle et collaborative26. Mais, ce réseau renvoie aussi à un espace social particulier : le cyberespace. 2. Un espace social spécifique Internet est aussi espace social spécifique. Il s’agit en effet d’une voie de transport d’informations et d’un lieu de communication où les hommes entretiennent des relations sociales originales. Dès son origine a ainsi émergé en son sein une organisation sociale coopérative des rapports humains, laquelle a finalement imprégné l’espace social virtuel qui s’y est développé. 26 Son histoire montre en effet qu’il s’agit d’un outil technique marqué du sceau d’une volonté communicationnelle et collaborative. Pour P. Flichy, ce réseau s’est ainsi construit sur une interaction entre utopie de la communication et réalisation technique, et notamment sur un cercle vertueux entre élaboration d’utopie, travail technique et construction des usages.

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a. Les premiers jalons de l’organisation sociale du réseau Internet Dès ses débuts, sous la forme d’Arpanet, Internet a suscité l’émergence d’une organisation sociale dotée d’une certaine originalité. En effet, s’y sont créées des communautés virtuelles au « lien social » relativement intense et spécifique. Il s’agissait de regroupements coopératifs d’informaticiens, à l’image de celui que le projet MAC avait fait émerger27. Mais, de façon plus globale, avec la création du protocole d’Arpanet, des bases coopératives de fonctionnement social sont posées. L’élaboration de ce protocole a en effet conduit à l’émergence d’une communauté de chercheurs en réseau croyant que « la collaboration a plus d’efficacité que la compétition entre chercheurs »28. Les principes de fonctionnement de cette communauté consistaient notamment en 29 : - L’organisation coopérative et égalitaire des groupes de travail. - La présence d’un dispositif ouvert (les notes pouvaient être produites sur n’importe quel site par tous ceux qui le voulaient), d’un contenu ouvert et l’absence de contraintes de présentation. - Le recours à l’idée d’un monde scientifique où la compétence l’emporte sur la hiérarchie. Or, pendant que le réseau Arpanet s’agrandissait (tout en restant une communauté de chercheurs), ce mode de relation s’est maintenu. Dans ce sens, pour P. Flichy, Internet est issu d’une « communauté relativement fermée et homogène » 30 et a été édifié sur un cercle vertueux entre élaboration d’utopie, travail technique et construction des usages31. L’organisation sociale sur l’ancêtre d’Internet était donc originale et coopérative. Néanmoins, il convient de remarquer que cette coopération était essentiellement limitée aux membres des communautés. Ces dernières étaient en effet peu accessibles à de nouveaux membres puisque les mécanismes d’assistance et d’encouragement aux nouveaux membres étaient soit informels soit inexistants32. 27 Déjà le projet MAC avait semble t-il créé un « phénomène communautaire ». Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 53. 28 Ibidem, p 56. 29 Ibid, p 55. 30Il serait issu d’une « communauté relativement fermée et homogène qui trouvait là un instrument de travail dont elle avait besoin et qu’elle pouvait structurer en fonction de ses propres pratiques ». Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 83. 31 Ibid, p 82.

Pour cet auteur, “en définitive, les utopies fondatrices de la communication par ordinateur ont non seulement orienté le projet initial d’Arpanet, mais ont été en interaction permanente avec la réalisation technique. Au fur et à mesure que le projet technique prenait forme, qu’il se développait, de nouvelles utopies apparaissaient (l’idée de communication et d’échange remplaçait celle de calcul à distance), elles se nourissaient des premières expériences et orientaient à nouveau les choix techniques à venir et les usages qui se déployaient”.

Néanmoins, pour cet auteur, la présence de ce cercle vertueux s’est désormais amenuisée. Ainsi, selon lui, si le nouveau monde social de la contre culture a également élaboré une utopie, celle des communautés en ligne qui s’incarne dans des projets, il convient de remarquer que le décalage est souvent grand entre l’utopie et sa réalisation et que le débat technique est moins intense. L’essentiel de l’innovation porte sur des expériences d’usages. 32 Flichy Patrice, L’imaginaire d’Internet, Sciences et société, Editions La Découverte, octobre 2001, p 57.

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Par ailleurs, à ses débuts, Internet, plus encore que son prédécesseur, a développé une organisation sociale inscrite dans une idée de coopération. Les universités ont en effet « modelé l’Internet en fonction de leurs propres pratiques et de leurs représentations des modes de sociabilité »33. Elles ont notamment inclu dans « l’organisation sociale de référence de l’Internet » quatre caractéristiques selon lesquelles34 : - L’échange et la coopération ont d’abord lieu entre spécialistes ou entre personnes ayant les mêmes intérêts. - Le statut de chacun repose essentiellement sur le mérite, évalué par les pairs (l’objectif était de créer une « communauté d’égaux ».). - La coopération doit être centrale et au cœur de l’activité scientifique. - Les règles de ce « monde à part séparé du reste de la société » doivent être exprimées et codifiées dans des use acceptable policies. Dès l’origine, l’organisation sociale du réseau était donc particulière et de nature coopérative. Mais, Internet apparaît aussi avoir fait émerger un monde social particulier. b. La création d’un espace social spécifique sur Internet Internet n’a pas seulement initié une éphémère « république des informaticiens » ou l’éclosion de quelques communautés dotées d’une organisation sociale spécifique. Il a aussi engendré le développement d’un espace social particulier. En effet, le fonctionnement de ces relations sociales n’a pas été détruit avec le développement de ce réseau. Il a été repris, travaillé et s’est répandu. Il s’est certes mêlé avec diverses exigences, comme celle des socialités commerciales et étatiques35 mais il a gardé une effectivité. Ainsi, Internet renvoie à un cyberespace, c’est-à-dire à un espace social peuplé de communautés virtuelles et animé par une cyberculture reprenant les bases de la régulation normative originelle. Sous un angle sémantique, le cyberespace désigne tout d’abord « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays... Une représentation graphique de données extraites de mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l'esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de ville, dans le lointain... »36. Mais, le cyberespace désigne aussi le lieu, le territoire d'interaction des internautes. Il s’agit d’un endroit où les interactions sociales se produisent indépendamment des contraintes géographiques et où 33 Ibid, p 81. 34 Ibidem. 35 Ce mélange a par exemple abouti à ce que certains considèrent comme des communautés virtuelles commerciales ou à l’inclusion du droit étatique dans les “communautés originelles”. 36 Gibson William, Neuromancien, J'ai lu, SF, traduit de l'Américain par Jean Bonnefoy, 1984, p 64. Le mot cyberespace est apparu pour la première fois dans un roman de science fiction de William Gibson intitulé Neuromancien. Ce roman décrit une société hypertechnologique où l'ordinateur règne en maître et dans laquelle Case, pirate de génie qui a le cerveau directement branché sur la matrice, évolue dans le monde des données et des programmes comme dans un univers réel.

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l'identité de chacun se construit selon sa propre volonté. Dans ce contexte, l'espace-temps est modifié. La réalité géographique se trouve réduite et le temps se compresse en un temps « réel ». Quand à la cyberculture, elle peut être définie comme « l'ensemble d'attitudes (appropriation, détournement, activisme) né à partir du mariage entre les technologies informatiques et les médias de communication ». Cet ensemble d'attitudes est « le produit d'un mouvement socio-culturel pour apprivoiser et « humaniser » les nouvelles technologies »37. Dans ce sens, la cyberculture représente la base du droit spontané du cyberespace. Elle contient les principes de la régulation juridique des relations humaines « internétiques ». Enfin, les communautés virtuelles renvoient aux « regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu’un nombre suffisant d’individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace »38. Elles constituent les premiers nœuds relationnels du cyberespace et des structures de communication exprimant des règles plus locales. Internet peut donc être appréhendé comme un outil de communication et un espace social spécifique. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social. Par ailleurs, le terme de création du droit doit lui aussi être présenté. B. La création du droit La création du droit est tout d’abord un phénomène juridique obscur dans la science du droit. D’autre part, les juristes ne disposent pas encore d’outils appropriés pour l’appréhender. Il est donc difficile d’en présenter une définition. Cependant, a minima, il renverrait à une « histoire » de processus, d’ordres et d’espace juridiques. 1. Un phénomène obscur pour le Droit La création du droit est un domaine d’étude relativement peu développé dans la science juridique. Une recherche sur ce terme y donne au final peu de résultats. Dans les écrits contemporains ce sujet est certes abordé, notamment par A-J. Arnaud et B. Cuterbafond39, mais il est rarement envisagé de façon exhaustive. Sous cette appellation, plusieurs auteurs ne s’intéressent ainsi qu’aux processus étatiques et publics de création du

37 Lemos André, “Les communautés virtuelles”, Sociétés, n°45, 1994, p 253-261. 38 Rheingold Howard, Les communautés virtuelles, Autoroutes de l'information : pour le meilleur ou pour le pire?, traduit de l'anglais par Lionel Lumbroso, Addison-Wesley coll. Mutations Technologiques, 1995, p 6. Sur ce sujet voir le chapitre “Rethinking Virtual Communities”, Rheingold Howard, the virtual community, homesteading on the electronic frontier, the MIT Press edition, 2000, p 323 et suiv. 39 Cuterbafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999. Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, octobre 1991.

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droit. Par ailleurs, bon nombre de sources ne font que mention de ce mot40, et bien que touchant incidemment le sujet, ne l’abordent pas ou le contournent41. D’autre part, dans les écrits plus anciens, le terme de création du droit est peu utilisé. Il renvoie par ailleurs à des écrits peu utiles. Ainsi, la recherche de G. Ripert sur les « forces créatrices du droit »42 apparaît désormais limitée. Elle s’inscrit de plus dans une logique purement étatique. Certes, ce thème semble davantage méconnu. Il est en effet considéré à travers les notions de production, de fabrique, d’élaboration ou d’émergence du droit. Mais derrière ces appellations, le contenu abordé est aussi limité. La création du droit est souvent perçue dans une logique étatique et appréhendée sous un angle quelque peu « positiviste »43. Pourtant ce phénomène a connu récemment un regain d’intérêt dans certains de ses aspects. En effet, avec la sociologie des organisations, les théories de la décision et le développement du management, la création du droit, notamment celle des ordres juridiques économiques et publics, a été de plus en plus étudiée. Mais, les juristes se sont tenus partiellement à l’écart de ce mouvement. Désormais, ce sont donc souvent les sociologues ou les chercheurs en management et en sciences politiques qui s’intéressent à la création du droit. Néanmoins, ne disposant pas toujours des connaissances nécessaires à la compréhension du droit, leur apport n’éclaircit pas pleinement ce phénomène. De plus, en raison de l’existence de césures disciplinaires, leurs conclusions ne sont qu’imparfaitement admises dans la science juridique. Le phénomène de création du droit reste donc obscur pour qui pratique le droit. Par ailleurs, n’ayant pas forgé les outils nécessaires à sa compréhension, les juristes ne peuvent aisément tenter d’appréhender ce phénomène. 2. Un phénomène difficile à appréhender pour les juristes Si le droit ne fournit pas de connaissances suffisantes sur le phénomène de création du droit, les juristes ne disposent pas davantage des outils nécessaires pour l’aborder. Ils subissent une carence en outils cognitifs. En effet, l’expansion du positivisme et d’une vision légaliste du droit les a généralement conduit à limiter ce phénomène juridique au cadre étatique et même parfois à l’aspect perceptible du circuit légal. Partant de là, ils n’ont quasiment pas forgé de concepts utiles pour l’appréhender. Il leur est donc presque impossible de le cerner correctement. 40 Voir par exemple en ce sens : Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999. Gaudemet Jean, Sociologie historique du droit, PUF, doctrine juridique, 2000. Basdevant-Gaudemet Brigitte et Gaudemet Jean, Introduction historique au droit XIIIe-XXe siècles, L.G.D.J, 2000. 41 On pensera notamment aux ouvrages de N. Rouland. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991. Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998. 42 Ripert Georges, Les forces créatrices du droit, deuxième édition, L.G.D.J, 1955. 43 L’approche positiviste du phénomène de création du droit consiste à saisir un processus de création du droit comme une œuvre institutionnelle et simple. Il s’agit alors de décrire les autorités habilitées à créer du droit et les procédures suivies ou à analyser de façon exégétique les textes créés et leurs applications par les administrations ou les juges.

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Certes, plusieurs juristes ont mis en avant cette lacune face à la création du droit et proposé d’y pallier. Ainsi, divers projets systémiques, légistiques et de sociologie juridique ont tenté de dévoiler la complexité de ce phénomène et d’initier des lignes de recherche44. Par exemple, J. Gaudemet a montré l’utilité de la sociologie et de l’histoire concernant l’élaboration de la règle de droit. Il a notamment dressé un schéma de l’enquête sociologique qui serait utile au juriste45. Selon lui, l’histoire devrait être utilisée comme « un des moyens de l’enquête sociologique » et la sociologie juridique devrait être pour les juristes « une des voies pour expliquer, interpréter, en un mot comprendre la règle de droit »46. D’autre part, cet auteur a pointé le besoin de nouveaux outils pour saisir la création du droit. Il a montré à quel point la notion de groupe social, que certains juristes ont théorisé sous l’appellation d’ordre juridique, était utile dans le domaine de la création du droit. De même, en s’attachant à la création du droit, il a mis en avant le besoin de redéfinir le concept de droit. Mais ces appels n’ont pas réorienté l’attitude juridique envers ce sujet. Dans la science juridique contemporaine, l’influence de la sociologie juridique est encore réduite et la vision positiviste du droit reste majoritaire. Malgré des efforts réflexifs remarquables, la définition traditionnelle du droit y est toujours étatisée et bloque donc des recherches sur la création du droit. De même, si le concept « sociologique » d’ordre juridique est utilisé comme dans le cas de l’ordre juridique européen, il est « commercialisé »47. Il ne renvoie que peu à son contenu théorique et n’apparaît pas comme un outil utile dans le cadre de la création du droit. Les juristes sont donc toujours démunis face au phénomène de création du droit et la science juridique semble difficilement apte à traiter du phénomène qui l’a elle-même rendue possible. Cependant, en développant certains outils cognitifs, il est possible de tenter d’appréhender ce phénomène.

44 Se reporter par exemple aux travaux de André-Jean Arnaud. 45 Gaudemet Jean, Sociologie historique du droit, PUF, doctrine juridique, 2000, p 87. 46 Ibid, p 89. 47 Pour G. Deleuze et F. Guattari, les concepts connaissent une étape de formation, de vulgarisation puis de dégradation commerciale. Ainsi, pendant sa formation le concept n’a de sens que dans une théorie articulée avec d’autres concepts. Pendant le moment de sa formation, le concept est un composé qui va emprunter à divers champs théoriques. Puis, à peine formé, il se dégrade en idéologie ou en doxa, notamment par la vulgarisation (c’est-à-dire les façons de mettre en image un concept). Enfin, un concept subit une dégradation commerciale, il devient une pensée dominante. (Musso Pierre, cours de DEA, théories et symbolique des réseaux de communication, DEA de Sciences Humaines, Université de Rennes 2, 2002.).

Pour plus de développements voir Deleuze Gilles et Guattari Felix, Qu’est-ce que la philosophie ?, les éditions de Minuit, collection Critique, 2000. Pour une utilisation de cette théorie sur le concept de réseau voir aussi : Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997.

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3. Une histoire de processus, d’ordres et d’espaces juridiques Il n’existe pas de définition de la création du droit. Néanmoins, en développant et en repensant certains outils cognitifs, il est possible d’en tracer une esquisse de nature spéculative qui sera ultérieurement soumise à l’épreuve de la réflexion. Le phénomène de création du droit se présente ainsi a minima comme une « histoire de processus ». En effet, dans la mesure où le droit peut se définir comme l’ensemble des règles que les groupes sociaux considèrent comme indispensables à leur fonctionnement48, la création du droit renvoie alors aux processus par lesquels les hommes, en groupe, décident de se doter de règles essentielles au fonctionnement de leurs groupes et même à la structure de ces processus, à leurs étapes et à leurs relations. Dans ce sens, il apparaît comme un phénomène processuel. Mais cela ne signifie pas qu’il doive être détaché de l’aspect matériel du droit. Il le conditionne directement et en est même dépendant. Un changement de l’un peut entraîner une évolution de l’autre. Les images qui peuvent lui être attribuées sont alors nombreuses. A l’époque moderne, on peut considérer que ce phénomène renvoie aux processus de création du droit spontané, aux processus étatiques ou encore aux processus supra-étatiques. Cependant, le droit étant quasiment aussi vieux que le regroupement humain, l’image du phénomène de création du droit serait riche d’un tas d’expériences humaines qui transcendent les civilisations : une lente sécrétion d’habitudes, des hommes réunis autour d’un feu, une lutte entre hommes préhistoriques, les votes dans les enceintes législatives, les prises de décision dans les entreprises... Mais ce phénomène se présente aussi comme une « histoire d’ordres juridiques et de groupes sociaux ». Il renvoie en effet à des processus qui ne peuvent être détachés de l’ensemble plus vaste auquel ils appartiennent : l’ordre juridique. Un processus de création du droit est ainsi directement configuré par rapport aux autres éléments d’un ordre juridique (processus primaires49). Mais il est aussi parfois directement configuré par un ensemble d'ordres juridiques (processus secondaires50). Le phénomène de création du droit se laisse alors saisir comme un phénomène micro-juridique qui ne peut être appréhendé que sur un plan macro-juridique, celui des ordres juridiques. D’autre part, ce phénomène apparaît dépendant des espaces juridiques, ces derniers étant des espaces où les ordres juridiques doivent se comporter d’une façon spécifique en raison de la configuration des lieux. Il varie en fonction de leurs caractéristiques. Dès lors, il ne pourrait être saisi dans sa globalité et compris qu’à travers des notions d’ordre juridique et d’espace juridique « redéfinies ». 48 Il s’agit d’une définition du droit à travers une orientation sociologique, dans un cadre désétatisé et ouvert sur la texture sociale. Cette définition sera présentée dans la première partie de cette thèse. 49 Processus incluant un seul ordre juridique. Pour plus de développements, voir le fonctionnement des processus de création du droit dans la première partie de cette thèse. 50 Processus incluant plusieurs ordres juridiques. Pour plus de développements, voir le fonctionnement des processus de création du droit dans la première partie cette thèse.

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La création du droit est ainsi un terme difficile à appréhender dans le cadre de la science juridique. Néanmoins, il peut être défini comme un ensemble de processus contextualisés dans des ordres et des espaces juridiques. Par ailleurs, Internet se présente comme un outil juridique et un espace social spécifique. Il est alors désormais possible d’expliciter l’intérêt et la légitimité d’une étude concernant l’évolution de la création du droit engendrée par Internet. § 2. L’intimité problématique entre Internet et la création du droit Depuis longtemps, il existe une liaison très forte entre Internet et la création du droit. Ainsi, un retour sur les réflexions doctrinales qu’Internet a soulevé dévoile que celui-ci s’est toujours inscrit dans une problématique de création du droit. Mais, ce lien logique n’était pas aisément perceptible et n’avait pas été établi. Cependant, cette « intimité problématique » s’est récemment concrétisée au sein du phénomène de création du droit. En effet, il est désormais possible de repérer un impact d’Internet sur la création du droit. L’évolution actuelle de ce phénomène lui serait imputable. Par conséquent, la liaison entre Internet et la création du droit peut être établie et il apparaît qu’une étude sur l’évolution de la création du droit initiée par Internet présente un certain intérêt. A. D’Internet à la création du droit De façon séquentielle, Internet a soulevé divers questionnements doctrinaux. Certains juristes ont ainsi pensé qu’il posait une problématique d’adaptation du contenu du droit alors que d’autres ont considéré qu’il renvoyait à une problématique de droit international privé ou mettait en cause le fonctionnement de la coopération internationale entre les Etats. Ces tendances sont d’ailleurs encore partiellement d’actualité. Pourtant, ces réflexions dévoilent toutes que ce réseau s’inscrit d’abord dans une logique de création du droit. 1. Le soubassement des réflexions sur le contenu du droit Ainsi, Internet ne s’inscrit pas uniquement dans une logique de changement du contenu du droit. En effet, si ce réseau perturbe le contenu du droit, c’est parce qu’il met en cause l’application des textes de droit commun au nom d’une logique de la complexité. Il empêche l’application du droit étatique parce qu’il oblige à la discussion du droit entre les entités juridiques concernées. Il n’invite donc pas à faire évoluer le contenu du droit dans le sens où on l’entend généralement. Il conduit davantage à mettre le droit en discussion et, au vu de cette discussion, à éventuellement le modifier. Les ordres juridiques impliqués sur Internet l’ont d’ailleurs partiellement compris puisqu’ils ont opté pour l’acceptation d’un droit en partie mondial51, c’est-à-dire d’un droit discursif entre les ordres juridiques. 51 De plus en plus d’Etats reconnaissent le besoin d’un droit mondial. Plusieurs lois multimédias ont ainsi plaidé pour une coopération internationale et repris des dispositions similaires. En ce sens, voir le Rapport de la mission interministérielle, Internet : enjeux juridiques, Rapport au ministre délégué à la poste, aux télécommunications et à

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La lignée doctrinale s’étant intéressée au contenu du droit dévoile alors l’intimité problématique qui lie ce réseau à la création du droit. 2. Le soubassement des réflexions sur le droit international privé Ensuite, Internet ne renvoie pas non plus à un problème d’évolution du droit international privé. En effet, il ne soulève pas simplement des problèmes d’extranéité qui pourraient être résolus par une adaptation de ce droit. Certes, plusieurs juristes ont cru qu’une fois adaptée, cette branche du droit pouvait aboutir à régler les problèmes soulevés par ce réseau. Ainsi diverses études ont vu le jour52. Mais, cette branche du droit étatique a échoué dans sa mission. Elle n’apparaît plus aujourd’hui comme un sésame. Seul une dénaturation de sa solution de conflit de loi la moins performante à l’ensemble des acteurs d’Internet présenterait une certaine utilité53. Mais, sous cet angle, ce droit dévoile alors qu’Internet s’inscrit dans une logique de création du droit et un cadre de confrontation et d’enchevêtrement des ordres juridiques dans l’émergence du droit. En effet, à travers cette voie d’action, ce droit expose les limites de son étatisme et le besoin de structure de coopération élargies. D’ailleurs, le fait même d’avoir voulu recourir au droit international privé pour tenter d’encadrer Internet aurait dû attirer l’attention sur la problématique soulevée par ce réseau. Ce droit est en effet, censé résoudre les conflits de loi et de juridiction, soit les conflits entre les ordres juridiques étatiques. Y recourir impliquait donc déjà qu’Internet s’inscrivait dans une logique de création du droit, au moins étatique. La lignée doctrinale s’étant attachée à l’étude du droit international privé dévoile donc aussi l’intimité problématique qui lie Internet à la création du droit. 3. Le soubassement des réflexions sur la coopération interétatique Enfin, Internet ne renvoie pas à un simple problème de coopération au sein des ordres étatiques. La position doctrinale consistant à dire qu’Internet exige une augmentation de la l’espace et au ministre de la culture, La documentation Française, Paris, 1997, p 49. De plus, la formation du droit d’Internet devient mondiale avec l’inclusion d’instances tel que le G8, l’UNESCO, la CCI… 52 On peut notamment citer les études relatées dans droit de l’informatique, Lamy, 2003 et certains travaux de Michel Vivant. Vivant Michel, “Cybermonde : Droit et droits des réseaux”, JCP 1996, Edition Générale, I 3969. Vivant Michel, Internet et modes de régulation, Rapport au colloque de Namur sur l’Internet, nov 1996, Cahiers du CRID 1997. Vivant Michel, Raison et réseaux, De l'usage du raisonnable dans la régulation de l'Internet, Savoir innover en droit, La documentation Française, 1999, p 164. 53 Dans ce sens, l’ordre public international (via une orientation substantielle) servirait de tremplin vers une réglementation étatique adaptée. Il serait susceptible d’être le moyen central d’une réglementation recentrée pour partie sur le grand droit positif (nos principes essentiels) et respectant une répartition entre les différents droits. Celui-ci pourrait ainsi servir d’ordre public de découverte puisqu’il permettrait de découvrir, dans le cadre de la loi du lieu d’origine, les principes essentiels des civilisations étatiques. Les droits étatiques découvriraient alors leurs bases impératives. Dès lors, il serait possible de garder ce noyau de droit étatique et de laisser les autres droits prendre le relais. En cas de conflit entre les droits étatiques, la méthode des intérêts étatiques serait appliquée et il faudrait étendre cette méthode pour régler les conflits entre toutes sortes d’ordres juridiques. On assisterait alors à une sorte de généralisation du principe de courtoisie. Pour un développement plus complet voir : Berthou Renaud, Internet : comment réglementer ce nouvel espace juridique ?, mémoire de DEA, 2000, dact, faculté de Nantes ; Berthou Renaud, “L’Internet au gré du droit : à propos de l’affaire Yahoo!”, 10 janvier 2001, wysiwyg://37/http://www.juriscom.net/uni/etd/05/article.htm

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coopération interétatique est insuffisante. En effet, cette coopération n’est pas en mesure de résoudre les problèmes posés par Internet. C’est ce qu’illustrent les développements de la cybercriminalité où des groupes privés sont en mesure de faire échouer des volontés étatiques communes. Pour être efficiente, cette voie de la coopération devrait inclure toutes les entités juridiques impliquées sur Internet. Or, sous cet angle, elle dévoile que ce réseau s’inscrit dans une logique de confrontation et d’enchevêtrement global des ordres juridiques dans la fabrique du droit. Elle expose l’intimité problématique qui lie Internet à la création du droit. Les réflexions doctrinales qu’Internet a soulevées dévoilent donc par divers biais l’inscription de ce réseau dans une logique de création du droit. Par leurs insuffisances, elles renvoient à l’existence d’une problématique d’entrelacement des divers ordres juridiques dans la création du droit, à la présence de chocs d’ordres juridiques et à l’inaptitude de ces derniers à savoir gérer la complexité. Elles montrent qu’Internet met en cause un défaut de style réseautique dans la création du droit. Néanmoins, ce lien logique n’étant pas perceptible, il n’a pas été possible de l’établir jusqu’à présent. Mais, récemment, cette liaison s’est concrétisée au sein du phénomène de création du droit. Ce dernier semble en effet perturbé par Internet. Dès lors, ce lien peut être établi et une étude sur l’évolution de la création du droit initiée par Internet apparaît nécessaire. Les dernières avancées doctrinales s’intéressent d’ailleurs à l’influence d’Internet sur la production juridique. B. De la création du droit à Internet Il est désormais possible de repérer un impact d’Internet sur la création du droit. L’évolution actuelle de ce phénomène lui serait imputable. En effet, depuis quelques temps, la création du droit est entrée dans une phase évolutive. Plusieurs juristes y ont décelé une évolution conséquente. Mais, pour autant, il ne semblait pas possible de juger avec pertinence de l’ampleur de ce mouvement et notamment de savoir si le paradigme étatique y avait cédé sa place. Or, avec Internet et la création du droit du cyberespace, un fort mouvement coopératif, voire réseautique, est désormais perceptible au sein de ce phénomène. Y apparaît ainsi, dans le domaine « internétique », une augmentation de la coopération interne et externe des processus de création du droit. Elle se traduit par le développement de relations complexes et pluralistes de plus en plus significatives entre les divers membres des ordres juridiques et entre les ordres juridiques. Internet apparaît alors comme une source sectorielle d’évolution de la création du droit. Pour appréhender ce changement, il convient néanmoins de relever que les notions de pluralisme et de complexité rendent compte de phénomènes particuliers. En effet, la notion

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de pluralisme renvoie à une prise en compte des autres ordres juridiques (et par extension à une prise en compte des entités juridiques que sont les individus et les groupes). Le paradigme du pluralisme juridique implique ainsi « que, à côté du droit de l’Etat, il existe d’autres droits ou d’autres systèmes juridiques qui cohabitent avec lui, parfois en harmonie, parfois en conflit, mais qui, dans tous les cas, vivent indépendamment du droit de l’Etat »54. Le pluralisme renvoie aussi à un concept de juridicité élargi et notamment à une prise en compte du droit alternatif, libre55 ou social56, c’est-à-dire au droit spontanément issu de la société. Pour sa part, la complexité renvoie à un enchevêtrement des relations des ordres juridiques (et par extension à un enchevêtrement des entités juridiques que sont les individus et les groupes) et non plus à une coexistence des ordres juridiques57. En effet, « le terme de complexité évoque autre chose que la simple complication. Il renvoie à l’idée de récursivité et d’enchevêtrement d’un niveau institutionnel à un autre »58. La complexité est ainsi une ouverture institutionnelle d’un ordre juridique basée sur les notions d’enchevêtrement et de récursivité59. Mais, la complexité est aussi un mode de représentation de l’univers non mécaniste60 et un concept qui est lié à la systémie61 même s’il peut être utilisé hors de ce cadre62. De même, ce concept renvoie à la modélisation63 comme à la stratégie64 et permet de découvrir

54 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 65. 55 Ibid, p 66. Référence au concept de freies recht et notamment aux écrits de Ehrlich. 56 Ibid, p 66. Référence à l’idée de droit social développée par G. Gurwitch. Pour cet auteur, il existe un droit social à caractère extraétatique, constitué par des systèmes juridiques dans les associations ou les groupes intermédiaires. 57 Pour A-J. Arnaud la complexité “donne l’occasion de s’exprimer à de nombreuses instances qui, selon le processus législatif que nous avons hérité du modernisme, n’avaient normalement pas vocation à le faire”. Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, 1991, p 241. Pour plus de développements voir : Arnaud André-Jean, le droit et le jeu, Le jeu : un paradigme pour le droit, sous la direction de François Ost et Michel van de Kerkove, L.G.D.J., collection Droit et Société, n°2, 1992, p 118 et suiv. 58 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 233. 59 Sous cet angle, la complexité renvoie au fonctionnement des neurones dans le cerveau lesquelles établissent des liens ou lignes de connexion et les font au besoin évoluer. 60 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 234-235. Avec la complexité, “le cosmos est, non une machine parfaite, mais un processus en voie de désintégration et d’organisation à la fois”. L’univers est complexe et non plus simple. Dans ce cadre, “le recours à la loi gouvernant cet arrangement (l’univers), à l’algorithme commandant les séquences d’événement susceptibles de se produire”, ne suffit plus “pour assurer le bon ordre des choses”. 61 Voir sur ce point, Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 236 et 237. 62 Dans cette thèse, le concept de complexité sera utilisé dans le cadre d’ordres juridiques et non pas de systèmes de droit. De même, si la modélisation sera utilisée (laquelle est un outil systémique et fait partie du paradigme de la complexité juridique), elle servira à rendre compte d’ordres juridiques et non pas de systèmes juridiques. 63 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 238.

Ces auteurs présentent ainsi la modélisation : “Pour affronter l’apparente confusion née de l’enchevêtrement des récursivités, la théorie de la complexité offre un outil conceptuel adéquat permettant de comprendre l’économie du système. Il s’agit de la modélisation, ou construction de modèles systémiques dévoilant, outre la structure du système, les dynamiques des actions, interactions, rétroactions et récursivités qui se nouent entre les divers sous-systèmes structurellement répérés. En somme, la modélisation permet de révéler comment le système se structure, comment il fonctionne et comment il se transforme en fonctionnant. Mais il ne s’agit, par ce procédé, de rien d’autre que d’obtenir des modèles d’explication et de compréhension, éventuellement de pronostics”. 64 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 241.

Pour ces auteurs, “l’accroissement de la complexité entraîne un retour à la stratégie qui est un travail avec l’aléa, avec l’incertain. C’est une manière de pouvoir le déterminer. Elle s’oppose donc, en cela, au programme, qui est une séquence d’événements prédéterminés s’accomplissant de manière implacable et nécessaire”.

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l’intelligibilité d’un système tout en n’échappant pas aux paradoxes65. Par ailleurs, les concepts de pluralisme et de complexité peuvent être subsumés sous le concept de réseau, ce dernier se définissant alors comme une structure d’interconnexion instable, composée d’éléments en interaction, qui crée une collaboration et un enchevêtrement d’entités par lesquels celles-ci s’entrecroisent, s’opposent, s’entraident tout en restant chacune elles-mêmes66. Cette définition conduit en effet à considérer que le réseau implique que des entités diverses (et donc séparées) soient mises en relation d’interaction. En ce sens, les notions de pluralisme et de complexité sont des outils appropriés pour « étudier le multiple et l’apparemment inextricable »67. D’autre part, la création du droit n’évolue pas seulement de façon sectorielle. En effet, au delà du droit d’Internet, y apparaissent diverses relations pluralistes et complexes entre les membres des ordres juridiques et entre les ordres juridiques. L’image de la création du droit dans l’univers juridique évolue vers le modèle du réseau. En fait, des relations juridiques de ce type, initiées à partir d’Internet, s’y répandraient en dehors de ce secteur, dans un nombre exponentiel d’ordres juridiques. Alors, Internet apparaît aussi comme une source « universelle » d’évolution de la création du droit. Il semble imprimer de façon persistante un mouvement réseautique dans les processus de création du droit de nombreux ordres juridiques, et ceci, sans que pour autant cette évolution réseautique ne contrarie la diversité de la création du droit. L’intimité problématique entre Internet et la création du droit s’est donc récemment concrétisée au sein du phénomène de création du droit. Or, de ce fait, le lien unissant ces deux phénomènes peut être établi et une étude sur l’évolution de la création du droit initiée par Internet apparaît nécessaire. Ceci ne dispense toutefois pas de préciser ses fondements méthodologiques.

65 La complexité est ainsi liée à l’augmentation des connaissances et génère des paradoxes dans la mesure où s’y affronte “des raisons juridiques divergentes”. En effet, dans la complexité aucune des raisons juridiques en conflit ne s’efface ou, pour le dire autrement, la raison la plus forte ne se vaccine pas ni ne s’immunise en absorbant à faibles doses des éléments de la raison concurrente (Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, 1991, p 245.). La complexité engendre la création innovatrice d’une “raison nouvelle à partir des raisons en conflit”, ce qui réduit le désordre. On y raisonne pas en tiers exclu mais par “l’acceptation d’une coexistence de régulations non unifiées” et par “l’acceptation simultanée du fait que cette acceptation n’est qu’une solution, sans prétention universelle ni perpétuelle, mais qu’elle est réellement une solution” (Arnaud A-J., op.cit , p 247.). La complexité permet alors de cerner la prévisibilité et la rationalité d’un système et de le rendre intelligible mais elle soulève des paradoxes.

A propos de ces paradoxes de la complexité, on peut relever l’existence d’une contradiction même concernant “la nécessaire, et en même temps, impossible gestion de la complexité” (Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 242.). De même, pour A-J. Arnaud “tandis que la complexité semble par certains aspects, provenir du progrès de la connaissance lui-même, elle se complexifie avec lui” (op.cit., p 243). Selon cet auteur, “ nous avons à notre disposition de plus en plus de données, en même temps que la certitude qu’il nous en manque plus encore pour exercer notre analyse et nous faire un jugement. Nous obtenons, également, de plus en plus d’information sur les relations que ces données entretiennent entre elles, tout en sachant que nous échappent la plupart des boucles et enchevêtrement qui caractérisent ces relations. Le résultat est que nous découvrons, de ce fait, que notre ignorance progresse avec la connaissance, et qu’au lieu de comprendre toujours mieux, les choses apparaissent toujours moins simples, plus complexes” (op.cit., p 243.). 66 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 1998, p 246. Pour plus d’explications, se référer à l’étude de la notion de réseau dans la première partie de cette thèse. 67 Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 208. Pour cette raison, elles font d’ailleurs figure de paradigmes majeurs des études socio-juridiques contemporaines.

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§ 3. Les fondements méthodologiques de la recherche Pour présenter les fondements méthodologiques de cette recherche, il convient d’exposer son orientation et sa structure. A. L’orientation de la recherche Une recherche sur le thème de l’évolution de la création du droit engendrée par Internet doit être orientée sur un plan global et sur un plan spécifiquement européen. i. L’orientation globale de la recherche D’un point de vue global, cette recherche doit tout d’abord partir du phénomène de création du droit. Ce choix autorise en effet une meilleure perception de l’intimité problématique liant Internet à la création du droit. A l’inverse, en partant d’Internet, elle aboutirait simplement à remarquer que ce réseau initie des problèmes de création du droit et qu’afin de les résoudre, les ordres juridiques doivent modifier leurs façons de faire du droit. Elle plaiderait alors pour l’élaboration d’un droit plus souple. Or, outre que cette direction de recherche ait déjà fait l’objet d’une étude68, elle semble passer à côté de l’essentiel. En effet, elle n’explore que la partie la moins importante et la plus connue de la liaison qui unie Internet et la création du droit. Elle ne permet pas de saisir qu’Internet modifie aussi le phénomène de création du droit et occulte alors une grande partie de l’ampleur et de l’originalité de l’action de ce réseau. Par ailleurs, quant à son sens, cette étude doit logiquement déterminer l’influence d’Internet sur les processus de création du droit puis en envisager les conséquences sur les ordres juridiques dans le cadre de l’exercice de leur fonction. Ainsi, dans cette recherche, il s’agira d’abord de définir le phénomène de création du droit puis de repérer les traces d’une évolution de celui-ci qui puissent être attribuées à Internet. A cette fin, il conviendra alors d’étudier le fonctionnement des ordres juridiques acteurs d’Internet pour y saisir des faits probants. Mais, au delà de cette recherche sectorielle, il sera aussi nécessaire de tenter d’appréhender l’impact global d’Internet sur les processus de création du droit. Enfin, en cas de succès des premiers pans de cette recherche et dans la mesure où les processus de création du droit sont liés à la structure profonde des ordres juridiques, il s’agira d’envisager les conséquences que cette évolution de la création du droit peut engendrer sur l’aptitude des ordres juridiques à créer une régulation et sur la configuration de l’univers juridique69. Cette problématique ne peut être laissée de côté car

68 Berthou Renaud, Internet : comment réglementer ce nouvel espace juridique ?, mémoire de DEA, 2000, dact, faculté de Nantes ; Berthou Renaud, “L’Internet au gré du droit : A propos de l’affaire Yahoo!”, 10 janvier 2001, wysiwyg://37/http://www.juriscom.net/uni/etd/05/article.htm 69 Il faut ainsi saisir qu’une éventuelle action d’Internet sur la création du droit n’est pas sans conséquences pour les ordres juridiques. Les processus de création du droit sont en effet des couches structurelles des ordres juridiques dont les évolutions peuvent se répercuter ailleurs et entraîner de profondes et dangereuses modifications au sein des ordres juridiques. Dès lors, si Internet, comme les apparences le laisse supposer, percute les processus de création du droit dans leur globalité, il pourrait être à même de perturber la structure et l’action des ordres juridiques. De ce fait, il pourrait alors

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elle est in fine la justification majeure de cette étude. C’est avec elle que l’intérêt de démêler l’impact d’Internet sur la création du droit prend toute son ampleur. Mais au delà de ce cadre réflexif global, cette recherche doit aussi être développée dans un contexte européen. i. L’orientation européenne de la recherche Cette recherche est tout d’abord conduite à s’inscrire dans une dimension communautaire dans la mesure où l’Union européenne a une signification particulière sur le plan de la création du droit. L’Union est en effet un ordre juridique particulièrement innovant concernant la création du droit. Dans ce domaine, elle constitue une rupture avec un mode de pensée issu de la modernité. Elle peut donc représenter une source de solution face à une éventuelle évolution pluraliste et complexe initiée par Internet. Cependant, de manière plus globale et plus profonde, l’Union européenne s’impose dans cette étude dans la mesure où elle se présente comme une source de réponse aux difficultés structurelles que pourraient connaître les ordres juridiques. En raison de sa structure pluraliste et complexe, elle est en effet un des seuls ordres juridiques qui ne serait pas perturbé par une évolution réseautique de la création du droit. Elle apparaît alors comme un guide struturel, théorique et pratique, à l’usage des autres ordres juridiques. D’ailleurs, les chercheurs travaillant sur la régulation d’Internet se tournent de plus en plus vers cet ordre juridique. C’est donc naturellement que cette étude doit s’intégrer dans la dimension communautaire. Par ailleurs, elle gagne à s’inscrire dans une structure tripartite. B. La structure de la recherche Afin de développer ce projet de recherche, il paraît nécessaire de suivre un cheminement structurel en trois parties. La première partie consistera ainsi à préciser l’état du phénomène de création du droit au début du XXIe siècle. Cette partie devrait permettre de définir le phénomène de création du droit et d’en retracer les périodes évolutives. Elle servira à fournir des points de repères pour apprécier l’action d’Internet. La deuxième partie conduira à apprécier l’impact d’Internet sur les processus de création du droit et, le cas échéant, à saisir le sens de son action. Dans un premier temps, grâce à une méthode de faisceau d’indices, il conviendra de mener une recherche sectorielle au

mettre en cause la configuration de l’univers juridique. Il se poserait comme un facteur de déstabilisation ou plutôt de reconfiguration du monde juridique. Il deviendrait une source d’évolution des ordres juridiques et du monde juridique.

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sein des ordres juridiques acteurs d’Internet. Dans un deuxième temps, il s’agira de délimiter l’impact global qu’Internet peut avoir sur la création du droit. Enfin, à la troisième partie sera attribué l’objectif d’envisager les conséquences de cette éventuelle évolution de la création du droit sur la structure profonde des ordres juridiques et sur la configuration de l’univers juridique.

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PARTIE I

L’état du phénomène de création du droit à l’aube du

XXIe siècle

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L’expression de création du droit semble de prime abord désigner toutes les façons de faire du droit. Mais à proprement parler ce phénomène ne renvoie, pour le monde juridique contemporain, qu’aux divers processus par lesquels le droit étatique ou public advient à la vie. C’est pourquoi on parle plus volontiers de production ou d’élaboration du droit. L’image qui pèse sur ce phénomène juridique est celle de processus fabriqués, rationnels, mis au point par des experts et indispensables à une saine gestion des communautés nationales voire supranationales. Il y a, derrière ces termes, l’idée selon laquelle la création du droit n’est pas un phénomène « naturel », mais un phénomène édifié volontairement et lié à l’Etat ou aux ordres juridiques publics. Reste que cette vision du phénomène de création du droit semble erronée. Il apparaît davantage approprié de considérer que, le droit étant aussi vieux que l’humanité, la création du droit est un phénomène social et processuel qui s’étire de l’origine de l’humanité à nos jours. Mais, pour aller dans ce sens, il faut accepter de se pencher sur la définition de ce phénomène, admettre d’utiliser de nouveaux outils pour l’approcher et enfin tenter d’en tracer un portrait empirique. Sans cet effort, les contours de ce phénomène resteraient flous. Mais surtout son état actuel et par conséquent l’impact qu’Internet a sur lui ne saurait être réellement saisi. C’est pourquoi, dans un premier temps, il convient d’approcher le phénomène de création du droit en le définissant théoriquement et en utilisant les concepts d’ordre et d’espace juridique pour le saisir (titre I). C’est par ailleurs pour ces raisons que, dans un deuxième temps, il convient de dresser un portrait historique de ce phénomène (titre II).

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Titre I Les contours du phénomène de création du droit

La création du droit semble faire partie de ce type de phénomènes juridiques qui ne sont « clairs qu’entrevus de loin »1. Il n’en existe apparemment aucune définition. Par exemple, G. Ripert ou B. Cubertafond qui ont pourtant écrit sur le sujet ne le présentent pas en lui-même. Or, il semble que tout phénomène gagne à être préalablement défini en lui-même avant que l’on s’arrête sur ses différents aspects empiriques. On ne saurait par exemple définir le jeu en exposant seulement les différentes façons de jouer. Heureusement, certaines réflexions sur le droit, notamment anthropologiques ou historiques, en abordant les « histoires du droit »2, « les naissances du droit »3 ou en traitant de la définition du droit, s’attachent au phénomène de création du droit. Même si ce terme n’est pas toujours employé, le phénomène est mis en avant. On peut le palper, s’en faire une idée et en présenter une définition. De plus, grâce à la sociologie des organisations, au management et aux théories de la décision, il est possible de préciser son esquisse. Reste que, pour saisir les contours de ce phénomène, il ne suffit pas de le définir. Il faut avoir recours à des concepts permettant d’appréhender son existence empirique. Il convient donc, dans un premier temps, de définir le phénomène de création du droit (chapitre I) puis, dans un deuxième temps, de trouver des outils conceptuels permettant d’en saisir l’existence empirique (chapitre II). 1 Référence aux propos de N. Rouland pour qui le droit et l’Etat appartiennent « à la famille assez étendue des concepts qui ne sont clairs qu’entrevus de loin ». Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 19. 2 Ibid. N. Rouland s’est intéressé à l’histoire des droits car selon lui la forme singulière ne suffit pas pour envisager la diversité de ce phénomène (op.cit., p 13 et suiv.). Or, dans ce cadre, il aborde par certains côtés le sujet de la création du droit. 3 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999. En s’attachant aux naissances du droit cet auteur aborde par certains biais une grande diversité de processus de création du droit.

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Chapitre I

Définition du phénomène de création du droit De nos jours, la création du droit apparaît comme une question de fabrication des textes étatiques dans le respect des règles constitutionnelles et parlementaires. Par conséquent, on parle de ce phénomène sans réellement le définir : point n’en est besoin puisque le juriste peut le palper en se tournant vers les instances des ordres juridiques publics. Au pire, il devra plonger dans la génétique du droit étatique ou supranational et voir quelque peu derrière les textes. Certes, les dernières approches concernant ce phénomène prennent en considération « les forces créatrices »4 qui interviennent en son sein et, à l’époque moderne, s’intéresser à la création du droit revient, entend-on dire, à se demander « qui crée le droit et comment et pour quoi faire ? »5. Ce phénomène semble alors envisagé de façon plus profonde. Mais, pour autant, on se plaît toujours à décrire les différents processus étatiques de création du droit tout en éludant le phénomène de création du droit en lui-même. Or, il est quelque peu difficile de traiter d’un phénomène sans en définir l’essence. Il apparaît donc nécessaire de définir ce phénomène. A cette fin, il convient de le présenter comme un phénomène processuel (section I) puis d’exposer l’originalité de ses origines et de son rôle (section II). 4 Expression de Georges Ripert. Ripert Georges, Les forces créatrices du droit, L.G.D.J, deuxième édition, 1955. 5 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 128.

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Section I Un ample phénomène processuel

Une fois délimitée et définie, la création du droit se présente comme « une histoire de processus ». Ce phénomène renvoie en effet à des schémas processuels aussi divers que complexes. Il se laisse comprendre comme un ensemble de mécaniques processuelles dotées d’étapes et d’un jeu de fonctionnement.

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§1. Délimitation du phénomène de création du droit Le phénomène de création du droit peut être délimité comme l’ensemble des processus par lesquels les hommes édifient des règles structurantes pour les divers groupes sociaux. Mais, cette délimitation est liée à une nécessaire redéfinition-désétatisation du droit selon laquelle le droit désignerait l’ensemble des règles que « chaque société ou certains de ces groupes considèrent comme indispensable à leur fonctionnement »6. A. La nécessité d’une redéfinition du droit La connaissance scientifique apparaît désormais limitée dans la matière normative et notamment juridique. En effet, malgré les schémas dogmatiques qu'on a voulu lui apposer et les prises en main politiques dont il a fait l’objet, le droit se présente comme un concept rempli d'incertitudes. A l’époque contemporaine, il fait figure de matière floue et mystérieuse, à la frontière mouvante. La seule voie de définition qui reste envisageable semble être celle consistant à dire que le droit n’est qu’une forme destinée à faire de l’ordre et qu’il n’y a pas d’essence a priori du droit ni de lien nécessaire entre cette matière et l’Etat. Certes, cette conception du droit d’origine sociologique est contestée. Cependant, elle n’en semble pas moins réaliste dans la mesure où les caractéristiques classiquement attribuées au droit sont contestables, où le droit ne peut être identifié ni par ses fins ni par ses fondements, et enfin dans la mesure où il existe une internormativité qui rend toute définition incluant une césure entre les règles sociales « importantes » très difficilement tenable. 1. Les limites des caractéristiques traditionnellement attribuées au droit Définir, c'est énoncer les qualités propres d'un objet. Or, la définition actuelle du droit objectif7 selon laquelle le droit est « une règle de conduite dans les rapports sociaux, générale, abstraite et obligatoire, sanctionnée par l'Etat »8, ne semble pas attribuer au droit des qualités ou des caractères à l’abri de tout soupçon. Il ne paraît pas possible de se servir des propriétés qu’elle énonce pour subsumer toute norme juridique sous le concept droit. Diverses avancées doctrinales concernant la question de la définition du droit rendent d’ailleurs compte de ses faiblesses.

6 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 138. 7 Il sera ici question du droit objectif. En effet, le droit subjectif représente les prérogatives attribuées à un individu dans son intérêt, lui permettant de jouir d’une chose, d’une valeur ou d’exiger d’autrui une prestation. Or, dans ce pouvoir garanti par l’Etat ne se trouve pas l’essence de la règle de droit. C’est dans le droit objectif, soit dans l’ensemble des règles de droit applicables aux membres du corps social que cette essence se tient. Sur ce point voir De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 220 et suiv. 8 Définition d’une “règle de droit”, Lexique, termes juridiques, 10ème édition, Dalloz, 1995, p 469.

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a. Le droit : une norme étatique ? Tout d’abord, de nos jours, le droit ne pourrait plus s'identifier par la présence de l'Etat. Du droit « hors l'Etat » qui n’a pas pour source la loi, le règlement ou le jugement est notamment perceptible. Il existe par exemple une multitude de règles juridiques supra-étatiques provenant d’organes spécifiques non étatiques et dont la relation avec l’Etat n’est qu’indirecte. De même, il existe nombre de règles juridiques infra-étatiques distinctes de l’Etat. En fait, dans un monde moderne où les groupes sociaux sont en pleine expansion, il devient de plus en plus difficile de soutenir que le droit n’est que l’apanage des Etats. Désormais, des règles qui ont tout de juridique surgissent de toute part dans la texture sociale et il est difficile pour un être social de ne pas fouler plusieurs systèmes juridiques dans une seule journée9. D’autre part, identifier le droit par la présence de l’Etat, c’est oublier qu’il a existé et qu’il existe encore des sociétés disposant d'un système juridique sans pour autant qu'il s’y tienne un Etat. Plusieurs recherches ont d’ailleurs déjà pointé les faiblesses du critère étatique dans la définition du droit. On pensera notamment aux travaux de D. de Béchillon, de N. Rouland et à diverses recherches d’anthropologie juridique ou de sociologie juridique10. Le caractère étatique du droit ne semble donc pas incontestable11. Il en va de même quant à la qualité générale et abstraite du droit. b. Le droit : une règle générale et abstraite ? Selon sa définition traditionnelle, la règle de droit est censée être une règle générale, impersonnelle et abstraite. Cela signifie que la règle de droit est susceptible de s'appliquer à un nombre indéterminé de personnes sans les viser nommément12 et qu’elle utilise ou renvoie à des concepts13. Pour exemple, l'article 1382 du code civil utilise l’idée de responsabilité et est applicable à tous les citoyens sans exception. Cependant, ces caractéristiques du droit semblent contestables.

9 Pour B. de Sousa Santos, il existerait “différents espaces juridiques superposés, combinés dans nos esprits et dans nos actions” et notre vie juridique se caractériserait “ par le croisement de différents ordres juridiques, c’est-à-dire l’interlégalité”. De Sousa Santos Boaventura , “Le Droit : une carte de lecture déformée. Pour une conception postmoderne du droit”, Droit et Société, 1988, p 382. 10 Sur ce point voir notamment : De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 131 à 140. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991. Rouland Norbert, Le pluralisme juridique en anthropologie, Communication au colloque « Le droit face au pluralisme », Aix en Provence, 21-22 novembre 1991. Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988. 11 Sa contestation ne s’appuie d’ailleurs pas seulement sur le pluralisme juridique mais aussi sur le “droit naturel”. Ce dernier cas a été récemment illustré par la phrase suivante prononcée à la suite d’un refus concernant une demande d’euthanasie devant la Cour Européenne : la loi m’a enlevé tous mes droits (2002). 12 La généralité est une propriété quantitative, elle a trait au nombre des sujets de la règle. De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 36. 13 Ibid. L’abstraction est une propriété qualitative : celle de renvoyer à un concept, à une idée.

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Ainsi, la généralité que l’on attribue au droit proviendrait d’une confusion entre les termes de loi et de droit. Or, il apparaît que « la loi n'est pas forcément générale » mais encore que « tout le droit n'est pas dans la loi » 14. Par ailleurs, le critère de la généralité proviendrait d’un refus de prise en compte des règles juridiques individuelles. Mais, il n’existe aucune raison d’éluder la conséquence de la présence de ces règles sur la définition du droit15. La caractéristique de généralité attribuée au droit serait donc douteuse. En fait, il semble que s'il existe des normes juridiques générales, elles ne le sont pas toutes. Par exemple, le jugement, surtout en première instance, crée une règle qui n'a que peu l'aspect de généralité. Ce n’est qu’avec son passage en deuxième instance puis en cassation que la règle de droit va être redressée vers la généralité. Il convient ainsi de remarquer que le juge crée une règle même s'il applique une règle générale déjà existante car son jugement, qui entre de plein droit dans l'ordre juridique, ne reflète que rarement la règle générale avec exactitude. Dans cette règle qu’il crée, il s’introduit de la morale, de la tolérance, de l'adaptation, de la réparation, toute chose qui perturbe le modèle idéal contenu dans la généralité16. C’est pourquoi, concernant une sanction pour excès de

14 D. de Béchillon pour qui « nul n'a jamais pu démontrer que la nature des normes soit d'être générales » (op. cit., p 19.) met notamment en cause la généralité du droit par ce biais de l’assimilation. Pour rejeter le caractère de généralité que l'on attribue à la règle de droit, cet auteur s'attaque en effet dans un premier temps à l'assimilation du droit et de la loi. Selon lui, on attribuerait un caractère général à la règle de droit car on l'identifierait à la loi qui est censée être générale.

Or, il apparaît non seulement que « la loi n'est pas forcément générale » mais encore que « tout le droit n'est pas dans la loi ». Pour cet auteur, on ne peut ainsi dire que le droit est général dans la mesure où la loi n’est tout d’abord pas générale par nature. Selon lui, cette idée de généralité de la loi est issue d’une position idéologique sur la volonté générale et de la garantie d’égalité (c’est-à-dire de l’absence de distinction) qu’on attachait à ce caractère général. Mais, on sait que désormais la notion d'égalité consiste à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations de fait non équivalentes (Par exemple cela revient à réserver des places pour les handicapés ou à avoir des prestations sociales renforcées pour les plus pauvres… De Béchillon Denys, op. cit, p 21.) et on s’aperçoit que « la liturgie traditionnelle au sujet de la loi rend de moins en moins compte de la réalité » (Ibid). En effet, aujourd’hui on identifie une loi par son auteur, ses conditions de forme et de procédures, et non pas par sa généralité. D’ailleurs, cet auteur relève que déjà la définition de la loi dans la constitution de 1958 ne parlait pas de généralité. Et puis, D. de Béchillon rappelle que désormais « la pratique des lois à portée individuelle » s’est développée et que la loi reprend pour son compte des décisions administratives individuelles (op. cit., p 21-22.). Il est donc incohérent pour cet auteur d’admettre encore la généralité comme un caractère sacré de la loi. De plus, D. de Béchillon dénie l'extension du critère douteux de la généralité de la loi au droit, en défendant l’idée selon laquelle « tout le droit n’est pas dans la loi ». A cette fin, il montre qu’à côté de la loi, notre univers normatif est composé de règlements, jugements et contrats. Or, ce serait le jugement ou le contrat et non la règle générale qui régirait la situation. De surcroît, cet auteur met en avant le fait que notre univers normatif est aussi peuplé de normes d'origine internationale et locale qui ne sont pas à proprement parler des lois. Assimiler le droit et la loi, relèverait donc d’une position théorique discutable. 15 Concernant la non prise en compte des règles individuelles dans la définition traditionnelle du droit, il convient de renvoyer aux réflexions de D. de Béchillon. En effet, après s'en être pris à l'assimilation du droit et de la loi, D. de Béchillon s’est lancé à l'attaque du caractère général de la règle de droit en invoquant notre aveuglement sur la situation de nos systèmes juridiques (op. cit., p 28.). Selon lui, le droit ne peut être général tout d'abord « parce qu'il ne l'est pas ». Peuplé de règles individuelles issues notamment des contrats, de l'administration ou des juges, il particularise aussi ses règles générales en les adaptant à des catégories de citoyens. Même les principes généraux du droit sont réduits à s'appliquer à des catégories. Cela proviendrait d'un aménagement du droit vers plus de perfection. Ensuite, selon cet auteur, « le droit ne peut être général ». Son objet étant l'individu, on doit inclure dans la définition du droit les normes qui concernent l'individu. De surcroît, l'efficacité que l'on demande au droit se conjugue nécessairement avec l'exception, la dérogation, la négociation, de l’espèce en quelque sorte, ce qui évince la généralité.

En fait, pour D. de Béchillon « les normes individuelles ne sont pas munies d'une nature à ce point spéciale qu'elles en deviendraient incomparables avec des normes générales » (op. cit., p 33.). Reprenant la logique kelsénienne, il s'appuie sur la définition de la norme juridique comme un devoir être. A partir de là, selon lui, la norme particulière peut être dite juridique, c'est une règle simplement concrétisée, individualisée. Alors, la seule chose qui vaille pour identifier une norme juridique, c'est qu'elle respecte la norme plus générale qu'elle exécute. Et, il ne saurait y avoir de pyramide ou cascade normative sans que la chute se finisse en normes individuelles. L'essence de la norme juridique n'est donc pas, pour cet auteur dans la généralité. 16 Même au niveau des principes généraux que le juge crée, norme générale par excellence, il s’introduit du particularisme. Ainsi, ils concernent des catégories de personnes de plus en plus réduites et de plus en plus autonomes

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vitesse, Monsieur X peut subir une peine ferme et sévère et Monsieur K connaître le sursis. Or, c'est bien cette règle (non générale) du jugement qui va régir la situation du condamné : s’il ne la suit pas, on le sanctionnera. Cette création de règle personnelle participe de la fonction du juge dans l'engendrement du droit. En effet, comme co-créateur du droit, il relie les textes au contexte social et par ce jeu produit une adaptation de la règle qui se transforme en une règle propre sur mesure17. Le juge n'est pas que « la bouche de la loi ». Il précise la règle, la trouve, la met en balance. Il joue avec les mots de la loi. Il a un pouvoir créateur concernant des règles parfois générales et le plus souvent des règles particulières. Son pouvoir créateur de règles générales est d'ailleurs bien perçu quand le juge crée la loi comme dans le cas des articles 1382 et 1384 du code civil18, ou comme dans le cas d’une intervention du Conseil d'Etat ou du Conseil Constitutionnel. Mais il crée aussi au quotidien des règles personnelles même si celles-ci sont soumises au contrôle du minimum de généralité qui s'exerce via le double degré de juridiction. Enfin, il convient de noter que le jugement n'est pas la seule norme individuelle. Dès que l'on tombe sur l'individu la norme s'individualise. La norme juridique ne semble donc pas liée à la généralité de façon indissoluble. D’autre part, l'abstraction, souvent associée à la généralité, ne serait pas davantage un critère valable pour définir le droit. Certes, pour certains, la norme juridique renvoie à des concepts puisqu'elle a pour but d'assigner des modèles : elle cherche a faire coïncider la réalité avec les modèles qu'elle pose et les modèles sont abstraits. En ce sens, l’abstraction la définit correctement19. De plus, ce caractère serait détachable de la généralité puisque l'idée n'est pas forcément générale. Comme le note D. de Béchillon, « la proposition j'aurais bien envie d'aller faire du ski dans les Alpes à Noël avec mon fils » constitue une abstraction mais mobilise des sujets, des lieux et des actions parfaitement individualisées20. Reste que, le critère d’abstraction semble incertain. En effet, si dans les sociétés modernes le droit s'exprime davantage sous forme abstraite dans la mesure notamment où il est le plus souvent impératif et résulte d'un commandement, à l’inverse, dans les sociétés traditionnelles, le droit revêt une forme plus concrète21. Ce caractère est alors sujet à caution. Il semble donc que les critères de généralité et d’abstraction de la règle de droit ne soient pas sûrs. Et, il irait de même pour le critère de la sanction.

(les femmes enceintes, les étrangers demandeurs d’asile..). De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 30. 17 Sur ce point voir Timsit Gérard, Archipel de la norme, PUF, coll. « Les voies du droit », 1997, p 105 et suiv ; Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991 ; Timsit Gérard, Les figures du jugement, PUF, coll. « Les voies du droit », 1993. 18 Le contenu actuel de ces articles est en large partie d’origine jurisprudentiel. Voir sur ce point Kayser Pierre, “Le sentiment de la justice et le développement de la responsabilité civile en France”, R.R.J., 2000-2, p 445. 19 De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 36. 20 Ibid, p 37. 21 On parlera alors d’un « droit de la hache et non pas de défrichement ». Rouland Norbert, « Penser le droit », revue Droits, n°10, Définir le droit, 1990, p 79.

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c. La sanction : un critère du droit ? Selon sa définition traditionnelle et positiviste, la règle de droit se reconnaîtrait à son caractère obligatoire. Ce caractère se traduirait par l'existence d'une sanction, celle-ci pouvant s'entendre d'une peine établie par une autorité pour réprimer un acte. Pourtant, il ne semble pas que le droit puisse être défini par ce critère de la sanction. Tout d’abord, il existe nombre de règles de droit qui ne sont pas sanctionnées comme par exemple en droit international. D’autre part, la règle de droit est souvent inneffective sans qu'on puisse pourtant lui refuser sa qualification. Il faut ici prendre ses distances avec une orientation sociologique qui ne définirait le droit que par son effectivité. Le droit c’est aussi un repère, il peut comporter des règles importantes pour un groupe social mais peu ou pas sanctionnées : par exemple le fait de ne pas dire bonjour ne se voit appliquer qu’une faible sanction sociale. Une partie de la doctrine réagit d’ailleurs fortement contre la thèse de la sanction. Pour D. de Béchillon, faire de la sanction le critère de la juridicité serait notamment une thèse mal fondée, fragile et inopérante22. Dans la réalité juridique, la norme simplement édictée posséderait déjà tous les attributs du droit23. Elle n'aurait même pas besoin qu'une menace de sanction précise vienne appuyer ce caractère. Ainsi, il apparaît désormais que le droit ne peut pas être identifié de façon certaine par ces caractéristiques traditionnelles que sont la présence étatique, la généralité, l’abstraction et

22 Pour cet auteur, cette thèse serait d’abord mal fondée car elle postule tout d'abord que l'effectivité serait la condition du droit (De Béchillon Denys, op. cit, p 61.). Or, le propre du droit étant de pouvoir être violé, puisqu'il propose un choix, on ne peut le définir comme la règle qui a été sanctionnée. Le droit, pour cet auteur, est un garde-fou et, comme tel, il est appelé à être dépassé. Sa violation ne remet pas en cause son existence. Ainsi, on ne peut tenir pour juridiques les seules règles effectivement appliquées où alors celui qui viole un feu rouge disqualifierait la loi qui l'interdit. D’autre part, selon cet auteur, cette thèse serait aussi mal fondée car la sanction ne garantit pas l'effectivité (op. cit., p 63.). Pour appuyer ses propos, cet auteur remarque notamment que on ne connaît pas la part de la sanction dans la genèse des comportements juridiques et que la sanction n'est pas le seul élément qui pousse au respect de la loi (op. cit., p 66.). Il y a là trop de psychologie individuelle pour qu'on s'y retrouve. D’ailleurs, il constate que, pour les grecs, la sanction servait à rétablir l'ordre du monde et non la loi.

Pour D. de Béchillon, il s'agirait aussi d'une thèse fragile. En effet, tout d’abord, l'existence d'une contrainte ne prouve pas, selon lui, l'existence d'une obligation juridique sauf à reconnaître du droit dans l'ordre du brigand (op. cit., p 67.). Et, pour cet auteur, ce n'est pas en posant que certaines mesures de contraintes qualifient le juridique qu'on s'en sort car c'est admettre que la règle de droit puise sa définition dans une sanction qui ne peut elle-même se définir indépendamment de la règle de droit qui la prévoit. D'autre part, pour D. de Béchillon, le droit n'est pas la seule règle qui dispose d'une sanction. La morale, la religion ou encore les codes sociaux en disposent aussi. Enfin, cette thèse de la sanction étatique serait fragile dans la mesure où il y a du droit hors de l'Etat et que poser la nécessité de l'Etat n'établit pas en quoi c'est son pouvoir de sanction qui confère la juridicité (op. cit., p 69.). C'est en effet uniquement la présence de l'Etat qui compte alors et pas la sanction.

Enfin, pour D. de Béchilon, cette thèse est aussi inopérante (op. cit., p 70.). Il note ainsi que le critère de la sanction ne parvient pas à expliquer en quoi l'obligation juridique paraît singulière car elle ne rend pas compte du fait que l'obligation existe nécessairement avant qu'on la sanctionne. Or, le droit existe avant et même sans les juges. Selon cet auteur, la conception de H. Kelsen n'est sur ce point pas correcte. En effet, pour H. Kelsen, seule serait normative l'association du droit et de la sanction. Ainsi, ce serait la crainte généralisée de la sanction pesant sur le contrevenant, le policier ou le juge qui expliquerait l'obligatorièté de la règle. Mais, pour D. de Béchillon, on ne peut poser que le droit est obligatoire car il engendre un mécanisme de crainte hiérarchique généralisé, sans tomber sur le problème de la norme fondamentale. Or, rien n'expliquant pourquoi la norme supérieure est obligatoire puisqu'il n'existe plus de sanctionnateur concevable, la thèse s'écroule. 23 Ibid, p 72.

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la présence d’une sanction. Il semble alors difficile de le repérer24. D’ailleurs, la doctrine contemporaine se refuse de plus en plus à tenter d’identifier l'objet droit. Tout au plus tente t-elle de « cerner le concept de la règle de droit que l'Etat contemporain tend lui-même à imposer à l'ensemble de ses sujets »25. Elle se situe davantage dans le cadre d'une définition stipulative du droit26. Selon cette tendance, le droit étatique n'occuperait qu'une parcelle de l'espace normatif et ne présenterait même pas une nature ou une forme particulière, uniquement une propriété artificielle que lui imprimerait la marque de l'Etat. Mais les difficultés d’une identification du droit ne s’arrêtent pas là. Celui-ci ne peut pas davantage être identifié par ses fins ou ses fondements. 2. L’identification du droit par ses fondements Les fondements du droit ne permettent pas davantage de l’identifier que ses caractéristiques « officielles ». En effet, les fondements du droit, c’est-à-dire ce qui justifie le droit ou ce qui en constitue la valeur obligatoire, ne sont pas plus clairs. Là aussi le désaccord est profond. Il existe deux grandes réponses : l'une positiviste, l'autre justnaturaliste. Il s’agit de deux courants de pensée renvoyant soit à « la constatation d’une réalité »27, soit à « l’aspiration à un idéal ». Le courant de pensée considérant que les fondements du droit trouveraient leur origine dans « l’aspiration à un idéal » serait né dans l’Antiquité où les fondements du droit ont été vus comme le système idéal que la raison de l’homme lui permet de connaître. A cette époque, le droit devait en effet être critiqué s’il allait à l’encontre de ce système juridique idéal. Puis, cette idée a été reprise par les théologiens chrétiens du Moyen-Age, à ceci près que cet idéal devient alors le reflet de la volonté divine28. Ensuite, au XVIIe siècle, certains philosophes ont laïcisé ce système de référence et est née l’école du droit naturel. Les principes du droit naturel peuvent alors être dégagés par la raison qui est universelle et ils tendent toujours vers la satisfaction de l’individu. Ceci donne à ce courant de pensée une grande résonance individualiste. Ce système idéal étant rationnel et universel, il est alors 24 En ce sens, divers propos doctrinaux constatent la carence d'une identification du droit par ses caractères. Par exemple, C. Larroumet, qui met pourtant en avant certains caractères “non douteux” de la règle de droit, montre aussi l'insuffisance de certains critères définissant le droit. Ainsi, selon lui, le droit est une règle de conduite puisqu'elle s'adresse aux sujets et une règle obligatoire car sa violation peut déclencher une réaction sociale même si une nuance intervient entre les règles supplétives et impératives. Néanmoins, il relève qu'il existe d'autres règles qui sont aussi des règles de conduite comme la règle morale, la règle religieuse ou encore les usages mondains et il note par ailleurs que la règle de droit n'est pas la seule à être obligatoire. Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 14-31. 25 De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 93. 26 Une définition stipulative est “une définition (…) qui ne sera ni vraie ni fausse, mais seulement opératoire pour un problème spécifique”. Il s’agit “d’une décision, que l’on prend au commencement d’une recherche, de constituer une classe d’objet présentant tous un certain caractère” (Troper Michel, “Pour une définition stipulative du Droit”, Droits, 1989-10, p 102. Pour plus de développements : De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 261.). Pour D. de Béchillon, une définition scientifique du Droit doit accepter de n’être ni vraie ni fausse dans l’absolue, “mais seulement opératoire”, c’est-à-dire capable de régler de manière intrinsèquement rigoureuse un type de problème posé de manière à peu près précise (par exemple : qu’appelle-t-on “Droit” dans telle société, à telle époque?). De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 107. 27 Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 31-36. 28 Ibid, p 32.

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valable pour toutes les règles de droit, quelles qu’elles soient, dans n’importe quel Etat et à n’importe quel moment. Enfin, au XXe siècle, les tendances idéalistes n’ont pas été totalement éclipsées. Il existe toujours chez certains juristes « une aspiration vers des principes moraux souvent inspirés par la morale chrétienne, vers un idéal de justice bien souvent laïcisé, qui constituent un système de référence pour porter un jugement de valeur sur les règles de droit existantes »29. Dès lors, il apparaît que « en réalité, le droit naturel, ou, tout du moins de nos jours l’idéalisme juridique n’est souvent rien d’autre que la manifestation de différentes tendances pour lesquelles la justification du droit est la recherche de la justice sous ses différentes formes »30. D’autre part, le courant de pensée positiviste, lequel repose sur la constatation d’une réalité, considère que le droit (et son fondement) « n’est rien d’autre que l’ensemble des règles existant à un moment donné dans un pays donné »31. Le droit n’est alors constitué de rien d’autre que de droit positif et il s’impose car il existe. Il existerait néanmoins deux tendances dans cette voie : le positivisme étatiste et le positivisme sociologique. Pour le positivisme étatiste, les règles de droit ne sont issues que de la volonté de l’Etat et du moment qu’une règle est l’expression de la volonté de l’Etat, elle est une règle de droit qui s’impose. Il est alors vain de lui chercher une autre justification. Le positivisme sociologique fait quant à lui reposer le droit sur la conscience populaire. Le droit n’y est pas imposé par une autorité supérieure mais sécrété par le peuple, par la collectivité nationale. Ainsi, pour Auguste Comte, les lois humaines et notamment juridiques sont dégagées à partir des faits et des comportements sociaux. Pour ce courant de pensée, l’Etat doit alors observer la coutume et confirmer un droit qui s’est créé en dehors de son intervention. Reste que, aucun de ces deux grands courants de pensée ne serait suffisamment explicatif. Il n’y a apparemment que le positivisme sociologique qui rende compte du droit moderne32. En effet, cette dernière tendance semble en partie justifiée dans la mesure où il existe parfois un rejet par le corps social de règles imposées, où le législateur intervient souvent pour mettre en accord la règle de droit avec la réalité sociale et dans la mesure où il y a des règles qui, appelées par la majorité des membres du corps social, poussent le législateur à intervenir. Néanmoins, il existe des règles que le corps social rejette puis admet après leur promulgation, ce qui conduit à considérer que le droit ne sort pas toujours seulement de la conscience populaire. Mais surtout, on peut constater que ces deux courants sont intimement liés. Ainsi, la seule observation de la réalité sociale ne suffit pas à créer et légitimer le droit33. Il faut pour cela que la conscience collective intervienne. Comme le remarque C. Larroumet, « pour passer du simple fait, du simple comportement, à la règle obligatoire pour tous, il faut une

29 Ibidem, p 33. 30 Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 33. 31 Ibid. 32 Ibidem, p 35. 33 Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 36.

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adhésion de la majorité qui consiste à porter un jugement sur la valeur du fait »34. Alors, il semble difficile « de ne pas réintroduire au niveau de l’observation des faits l’appréciation de la valeur de ces faits et donc l’aspiration vers un idéal auquel la règle de droit doit être conforme »35. Autrement dit, l’idéalisme juridique est difficilement séparable du positivisme et les fondements du droit, séparés en deux clans, s’entrecroisent, ne laissant que peu de place pour la certitude. Ni les caractéristiques officielles ni les fondements du droit ne permettent donc de l’identifier et l'essence de l'objet droit semble échapper sans cesse à qui l'approche. Ceci d’autant plus que l’existence d’une internormativité complique singulièrement la perception de ses frontières. 3. L’internormativité : un élément perturbant la définition du droit Le droit est aussi difficile à identifier dans la mesure où il entretient des relations intimes et changeantes avec les autres règles de l'univers normatif. En effet, le droit ou la norme juridique n’est pas le seul élément de notre univers normatif. Tout le social n'est pas juridique et le droit est plus petit que l'ensemble des relations entre les hommes36. Il existe des normes qui ne sont pas juridiques dont d'ailleurs il manque une typologie. Et, il est désormais avéré que des normes peuvent se juridiciser et d'autres se déjuridiciciser, autrement dit que la frontière entre la norme juridique et les autres normes sociales est poreuse. Ainsi, N. Rouland constate t-il que chaque société ou groupe social peut choisir « de qualifier (ou de disqualifier) de juridique des règles et comportements déjà inclus dans d'autres systèmes de contrôle social (par exemple la morale ou la religion) »37. C’est ce qu’on appelle l’internormativité38. Or, il n’est pas évident d’attribuer une définition à un droit dont l'image est celle d'un patchwork normatif sans cesse reconstruit. Ces cas d'internormativité brouillent singulièrement la définition du terme droit. Comment pourrait-on être sûr qu’une règle préalablement religieuse puis juridique soit du droit ? Le droit devient soluble dans le social et s’éloigne d’une vision pure39. Alors, avec l’ineffectivité des caractéristiques traditionnellement attribuées au droit, avec l’incertitude qui règne sur les fondements du droit et de par la présence d’une internormativité, les repères manquent pour dire ce qui est juridique. La seule voie de solution qui semble encore praticable pour identifier le droit serait celle d’une définition du droit par son but.

34 Ibid. 35 Ibidem, p 36. 36 Carbonnier Jean, Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur, 9ème édition, L.G.D.J, 1998, p 21. 37 Rouland Norbert, “Penser le droit”, revue Droits, n°10, Définir le droit, 1990, p 79. 38 Sur ce concept, voir Belley Jean-Guy (sous la direction de), Le droit soluble, Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1996. 39 Référence à la “vision pure” du droit défendue par H.Kelsen.

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4. Le but du droit : un espoir de définition ? A l'issue de ce cheminement dans la définition du droit, « la maison du droit »40 apparaît ainsi bien mystérieuse. Le droit ne semble plus avoir d'essence matérielle universelle. Il tendrait au contraire à renvoyer à des phénomènes normatifs variant selon les cultures, les lieux de création et les sociétés. On serait alors amené à se demander s’il ne suffit pas de définir le droit par son but en considérant qu’il est un objet servant à faire de l’ordre41. Cette voie de définition a été utilisée par certains auteurs. Ainsi, pour C. Larroumet le droit viserait à éviter l’anarchie. Cet auteur constate en effet que le droit est censé régir la vie en société, ou encore qu’il organise la société par un tissu de rapports juridiques qui éventuellement peuvent se superposer avec d'autres rapports sociaux (la morale ou la religion par exemple). Mais, si la morale et la religion visent alors la perfectibilité de l'individu, pour sa part le droit « ne tend qu'à éviter l'anarchie dans les rapports entre les membres du groupe »42. Il serait simplement le contraire du désordre. Ce serait la définition a minima du droit. De même, pour divers juristes invités à s’exprimer dans la revue Droits sur la question de la définition du droit, le droit aurait aussi un lien intime avec l’ordre43. Mais, deux autres auteurs plaident d’une façon particulièrement claire en ce sens. Il s’agit de Santi Romano et de Norbert Rouland. Pour S. Romano, le droit ne peut pas être pensé à partir du concept de norme. Il doit être abordé sous la notion d'ordre juridique44. Selon cet auteur, le droit est en effet une forme et non un contenu. Il est l’organisation d’une force sociale45, ce qui fait de l’ordre. Et, rien ne différencie de façon formelle le droit de la morale, de la religion, des mœurs, des convenances, de l’économie ou des règles

40 Expression de J. Carbonnier, “il y a plus d’une définition dans la maison du droit”, revue Droits, n°11, Définir le droit, 1990, p 5. 41 En ce sens, voir Rouland Norbert, “Penser le droit”, revue Droits, n°10, Définir le droit, 1990, p 78. 42 Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 30. 43 Concernant ce rapport entre le droit et l’ordre, il est possible de remarquer que bon nombre de juristes invités à s’exprimer dans la revue Droits sur la question de la définition du droit, ont reconnu que le droit avait un lien intime avec l’ordre. Diverses définitions du droit données par ces auteurs laissent ainsi à penser que cette vision du droit n’est pas erronée. Le droit y apparaît en quelque sorte comme un contenant. Or, cette image laisse apparaître la fonction d’ordre du droit, le but d’un contenant étant de donner une forme ordonnée et fixe à un contenu qui peut être mouvant, malléable, flexible ou encore mou. Dans ce sens, P. Amselek écrit que « la juridicité n’est pas dans le contenu » et « que le droit est une technique de direction publique des conduites humaines » alors que B. Edelman note que le droit est avant tout « ce système qui a pour charge de garder l’homme contre ses propres folies » . Pour ces auteurs, il semble donc qu’il y ait un lien intime entre le droit et l’ordre. Mais c’est peut être dans la définition de J. Chevallier que ce lien est mis le plus en avant. Ainsi cet auteur écrit t-il : « la cristallisation d’identités collectives, locales, nationales et internationales, dans des institutions structurées est inévitablement assortie d’une production juridique destinée à affermir leur identité, à maintenir leur cohésion, à assurer leur survie». En somme, pour cet auteur, il n’y aurait pas de structure durable sans droit. Il n’y aurait d’ailleurs tout simplement pas d’ordre sans droit puisque selon lui « dès l’instant où un groupe s’institue, il a besoin de transcrire et de fixer l’ordre qui le régit dans un système de norme abstraite et impersonnelle qui assure son objectivation». Le droit prend alors une fonction de faiseur d’ordre des groupes qu’ils soient infra-étatiques ou supra-étatiques. Il devient en quelque sorte un matériau indispensable des matrices sociales. Les auteurs contemporains ne sont pas donc pas indifférents à ce lien entre le droit et l’ordre.

Sur ces points voir : Amselek Paul, “Le droit, technique de direction publique des conduites humaines”, revue Droits, n°10-1, Définir le droit, 1990, p 7 ; Edelman Bernard, “Ma définition du droit”, revue Droits, n°11-2, Définir le droit, 1990, p 23 ; Chevallier Jacques, “Droit, Ordre, Institution”, revue Droits, n°10-1, Définir le droit, 1990, p 21. 44 Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’« Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p VII. 45 Ibid, p IX.

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techniques, chacune de ces manifestations de l’esprit humain pouvant être reprise en tout ou partie par le monde juridique qui en fait son contenu46. S. Romano perçoit donc clairement le droit par son but. Mais, N. Rouland s’inscrit aussi dans cette vision du droit. Selon lui, le droit qui existait dès l’ère paléolithique et néolithique coïncide quasiment avec la naissance de l’humanité et il serait, « à travers la diversité des expériences qu’en ont faites les sociétés humaines, ce que chaque société, ou certains de ses groupes considèrent comme indispensable à sa cohérence et à sa reproduction »47. C’est pourquoi il n’y aurait pas à s’étonner de la neutralité du droit qui peut « s’approprier n’importe quelle autre règle sociale » et « happer des techniques de fabrication, des recettes de cuisines, des règles de composition littéraire »48. Selon cet auteur, le droit apparaît ainsi « moins comme un objet aux contours immuables qu’une façon de penser les rapports sociaux »49 qui varie selon les lieux de production. Il serait une façon de faire de l’ordre. Or, ces positions théoriques apparaissent en adéquation avec la réalité juridique. Le droit s’y présente en effet comme une règle ou norme50 ordonnatrice remplie de ce qui est comme de ce qui doit être51. Il y apparaît comme une forme normative visant à tisser des matrices sociales. Il permet ainsi aux groupes de se projeter en tant qu’entités et de stabiliser l’évolution de leurs rapports sociaux. C’est pourquoi le groupe qui parvient au droit en sort comme cristallisé. En effet, ce n’est pas l’institutionnalisation des groupes sociaux qui crée du droit52, mais le droit qui conduit à l’institutionnalisation des groupes sociaux. Celui-ci n’est pas tant la colonne vertébrale du corps social53 que ce qui permet au corps social d’avoir une structure. Pour atteindre son objectif, le droit n’hésite d’ailleurs pas à intégrer les règles qui sont propices à cela. C’est la raison d’être de l’internormativité. D’autre part, le droit n’apparaît pas avoir de préférence pour les matrices sociales qu’il aide à créer et à faire perdurer. Il crée et fixe l’ordre de n’importe quel groupe : celui de L’Etat nazi ou vichyste, celui des sociétés commerciales, des communautés des « cités » parisiennes ou encore des bandes de brigands. En fait, il sauvegarde toute matrice en marche d’une chute dans le chaos. Il stoppe leur désagrégation et les installe, au besoin, dans une dégénérescence à longue échéance. Ainsi, il ne sauvegarde pas seulement les matrices politiques des Etats. Si le droit semble ne concerner

46 Ibidem, p IX. Le droit primitif qui était riche en principes tirés des mœurs, comme le droit anglais contemporain qui tient pour loi les règles émanant du Parlement comme les règles, qu’elles qu’en soit l’origine et le contenu, que les tribunaux appliquent et font appliquer, prouvent ce fait. 47 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 138. 48 Ibid, p 57-58. En effet, le droit n’ayant pas d’essence, tout serait « juridicisable » comme les rapports d’amitié (le dépôt, l’entraide agricole), la circulation, la santé, la haine des juifs, l’esclavage… 49 Rouland Norbert, « Penser le droit », revue Droits, n°10, Définir le droit, 1990, p 78. 50 Les définitions d’une norme et d’une règle se rejoignent. Ainsi, la norme est pour sa part « une formule abstraite de ce qui doit être » et pas seulement « l’état habituel conforme à la majorité des cas ». Quant à la règle, elle est « ce qui est imposé ou adopté comme ligne directrice de conduite ou une formule qui indique ce qui doit être fait dans un cas déterminé ». Le Robert, Dictionnaire de la langue française, 1995. 51 Pour J. Gaudemet « au premier sens, la règle de droit est l’expression de ce qui est ; au second sens de ce qui doit être. Le droit est un construit et un donné selon la formule consacré par Gény ». Gaudemet Jean, Sociologie historique du droit, PUF, doctrine juridique, 2000, p 83. Sur ce point voir aussi D. de Béchillon qui considère que le droit et une norme relèvent toujours autant de l’être que du devoir être. De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997. 52 Selon J. Chevallier, dès qu’un groupe social s’institutionnalise, il est voué au droit. Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en Procès, PUF, CURAPP, 1984, p 35. 53 Propos de Del Vecchio, Chevallier Jacques, L’ordre juridique, CURAPP, Le droit en Procès, PUF, 1984, p 35.

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que ces matrices, c’est parce qu’en remplissant son rôle universel de faiseur d’ordre, il a institué des organisations politiques qui ont tenté de l’emprisonner. En effet, l’ordonnancement de ces organisations leur a donné « une puissance de contrainte inconditionnée et irrésistible qui leur a permis de dicter leurs conditions aux autres ordres juridiques et d’agir sur eux soit qu’ils se trouvent au niveau infra-étatique en établissant leur tutelle, soit qu’ils se situent au niveau supra-étatique en imposant leur médiation »54. Par conséquent, ces organisations ont pu faire croire que seul leur droit existait et était valable. Elles ont déformé la vision de cette forme normative pour se l’approprier. Mais le droit a continué son but à côté d’elles et en leur sein. Les travaux sur le pluralisme juridique dévoilent ses agissements. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner lorsque l’on entend dire que « nous vivons dans un temps de légalité poreuse ou de porosité juridique, où de multiples réseaux d’ordres juridiques nous forcent constamment à des transitions ou à des empiétements »55. En effet, notre vie juridique se caractérise non seulement par le croisement de différents ordres juridiques 56 mais aussi par le cheminement à travers des droits si divers que nous ne les voyons plus. Il semble donc bien que la forme « droit » fasse partout de l’ordre en tissant des matrices sociales qui aident tous les groupes à perdurer. Le droit serait alors au moins une machine à faire de l’ordre. Son étymologie incline d’ailleurs dans ce sens. En effet, c’est une équerre de charpentier, un instrument de métrage, qui a donné sa racine au mot norme. Il y a là un indice qui laisse à penser que « l’objet des règles (et donc du droit) réside d’emblée dans la mise d’équerre des conduites humaines » et que « l’essence du droit c’est d’abord de déplaire, de brimer, de frustrer, de faire pièce à nos désirs, d’écraser nos pulsions »57. Certes, il est rare de trouver des juristes qui s’en tiennent à cette définition primaire du droit. Passé ce but premier, plusieurs auteurs rajoutent au droit des buts divers. C’est pourquoi au gré des réflexions doctrinales, les fins du droit peuvent être la justice, le bien commun, les droits individuels ou la solidarité58. Là encore, il n'y a pas d'unanimité. Cependant, seule sa fonction de faiseur d’ordre le caractérise de façon permanente à travers le temps. Par ailleurs, pour certains, l’évolution des sociétés contemporaines montre qu’au-delà d’un certain seuil, l’expansion du droit avec la complexification et la différenciation de la société « débouche sur une transformation de la nature même du droit qui, promu au rang d’instrument privilégié d’action, de technique opératoire de gestion, de mécanisme souple de régulation, tend à perdre ses caractéristiques traditionnelles et voit régresser sa puissance normative»59. Mais, pour adhérer à cet argument qui augmente et modifie le rôle du droit, il faudrait encore savoir si celui-ci ne change pas uniquement dans sa façon de faire de l’ordre. En effet, il est possible que « sa promotion au rang d’instrument privilégié d’action, de technique opératoire de gestion ou de mécanisme souple de régulation » ne 54 Chevallier Jacques, Droit, Ordre, Institution; revue Droits, n°10-1, Définir le droit, 1990, p 22. 55 De Sousa Santos Boaventura, « Le Droit : une carte de lecture déformée. Pour une conception postmoderne du Droit », Droit et Société, 1988, p 403 . 56 Ibid. 57 De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 62, p 165. 58 Pour une approche des diverses positions doctrinales des « fins suprêmes » du droit : Goyard-Fabre Simone et Sève René, Les grandes questions de la philosophie du droit (recueil de textes), PUF, coll. « Questions », 1986, p 220 et suiv. 59 Chevallier Jacques, “Droit, Ordre, Institution”, revue Droits, n°10-1, Définir le droit, 1990, p 22. Pour plus de détails : Chevallier Jacques, L’ordre juridique, CURAPP, Le droit en Procès, PUF, 1984, p 36-37.

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fasse que cacher une autre façon de faire de l’ordre laquelle consisterait à utiliser de nouveaux moyens pour différencier les entités juridiques entre elles afin de mieux maintenir l’ordre. Ainsi, dans le contexte des ordres juridiques étatiques, où le droit ne doit plus tant faire de l’ordre que le maintenir, il est probable qu’il devienne une façon plus souple, diversifiée et efficiente de faire de l’ordre consistant à différencier les entités juridiques de leurs congénères60. Dans les sociétés contemporaines, il n’est donc pas évident que le droit ait radicalement changé de nature. Son aspect protéiforme apparaît davantage comme une autre façon de faire de l’ordre. Il est alors possible de considérer que le droit a pour but primaire de faire de l’ordre et qu’il ne tend « à rien d’autre qu’à éviter l’anarchie dans les rapports entre les membres du groupe »61. Il se présente en effet comme un contenant, comme une forme dans laquelle les règles qui servent à faire de l’ordre à un moment précis sont enfermées. Ce qui n’est pas du droit sont alors les règles qui ne servent plus ou pas à faire de l’ordre à un moment donné. Pour les besoins de la cause on les nommera par exemple morale, mœurs ou règles religieuses. Cette distinction met en avant leurs différences dans leurs capacités à faire de l’ordre, dans leurs modalités d’action 62. Dans ce sens, ces règles renvoient pour partie au contenu du « non-droit » de J. Carbonnier63. Dans cette vision du droit, les règles de toute communauté aussi petite soit-elle sont donc du droit64 à partir du moment où elles y jouent 60 Cette idée relative à la notion de régulation sera abordée dans la troisième partie de cette thèse. 61 Il est alors l’ennemi et le contraire du désordre et de l’anarchie. Larroumet Christian, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 3ème édition, Tome I, 1998, p 30-31. 62 On peut considérer que la régulation d’une société s’opère a minima par des normes d’une triple origine : religieuse (et éthique par extension), morale ou juridique (cette dernière comprenant la majeure partie des mœurs).

Dans ce cadre on peut alors considérer : - que la règle juridique est la règle au degré d’importance le plus grand pour le groupe. - que la règle morale a un degré d’importance moindre et influe surtout au niveau individuel. - que la règle religieuse a un degré encore moindre et influe au niveau individuel, dans la partie « mystique » de l’individu.

En fait, dans ce cadre, la règle morale n’est pas encore passée dans le droit positif du groupe (ou en est sortie) et concerne le for intérieur de l’individu. On peut notamment l’illustrer par des exemples issus du jeu humain le plus répandu actuellement. Ainsi, certains arbitres de football considèrent qu’ils ont une responsabilité morale et non juridique les forçant à sanctionner des footballeurs dont le jeu consiste à simuler et à créer des fautes (car cela représente une « tricherie »). Pour eux, vis à vis de tels joueurs, un arbitre devrait aggraver les sanctions concernées en dehors de tout texte, uniquement pour cause morale. De même, dans ce jeu, en dehors des cartons jaunes ou rouges qui représentent la loi, la morale est parfois invoquée comme fondement aux avertissements.

Dans le sens de cette définition, G. Ripert considère qu’ « il n’y a en réalité entre la règle morale et juridique aucune différence de domaine, de nature et de but (…) Mais il y a une différence de caractère. La règle morale devient règle juridique grâce à une sanction plus énergique et à une sanction extérieure nécessaire pour le but à atteindre ». Ripert Georges, La règle morale dans les obligations civiles, L.G.D.J, 2ème édition, 1927, n°6.

D’autre part, dans ce cadre, la règle religieuse est une règle qui n’est pas passée dans le droit positif des groupes (ou en est sortie) mais est restée (ou revenue) dans l’ordre religieux et vise donc la partie religieuse de l’individu dans un groupe, sous réserve que ce groupe ne soit pas totalement religieux (auquel cas elle est du droit).

Sur les règles morales, éthiques et religieuses voir notamment De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 73, 259-260. Revue Droits, n°10-1 et 11-2, Définir le droit, 1990. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 136 et suiv. Carbonnier Jean, Sociologie juridique, PUF, 1978, p 305 et suiv. Carbonnier Jean, Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur, 9ème édition, L.G.D.J, 1998, p 91 et suiv. 63 Carbonnier Jean, « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », revue Droits, n°11-2, Définir le droit, 1990, p 7. 64 Cependant, il convient de noter que s’il y a du droit au sein de tout groupe, celui-ci n’est pas forcément du droit créé par ce groupe à part entière. Ainsi, par exemple, les groupes d’étudiants utilisent essentiellement du droit issu de la communauté universitaire tout comme de la coutume étatique. La place qu’y a le professeur, le respect qu’on lui attribue, plus largement son pouvoir dans le cours en est l’archétype. Ce « droit du cours » est une coutume que l’enseignement supérieur (l’Etat) a imposé dans ses institutions et qui a été repris (et enrichi) par l’université. Les étudiants n’en sont pas à l’origine.

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un rôle important ou structurant65. Ainsi, il y aurait du droit issu des groupes fondamentalistes, des cercles de jeu, des groupes d’amis ou de toute autre communauté. Et lorsque, par exemple, une mère dit à son enfant « arrête de regarder dans le chariot du monsieur car tu n’en as pas le droit », il faudrait prendre son utilisation du mot droit au sérieux car c’est du droit familial qu’elle a créé en partie dont elle parle66. Reste que, si on adopte une telle vision de la matière juridique, il faut revenir sur l’image que l’on appose sur le phénomène de création du droit. Celui-ci ne saurait plus être considéré comme un phénomène qui ne concerne que le droit étatique. Tout au contraire, il serait aussi vieux que le droit et donc que l’humanité. En effet, selon la définition du droit qui vient d’être posée, de tout temps le droit a existé. Par conséquent, il en irait de même pour le phénomène de création et celui-ci renverrait à toutes les manières de créer des normes juridiques qui ont pu exister depuis l’aube de l’humanité. B. Les conséquences d’une « redéfinition » du droit sur la délimitation du phénomène de création du droit Puisque le droit doit se définir comme les règles que « chaque société ou certains de ces groupes considèrent comme indispensables à leur fonctionnement »67 , comme « ce qui sert à faire de l’ordre », le phénomène de création du droit peut alors être délimité comme « l’ensemble des processus par lesquels les hommes édifient des règles structurantes pour les groupes sociaux ». Autrement dit, c’est ce phénomène par lequel les hommes s’accordent pour respecter des règles essentielles au fonctionnement de leur groupe. Dans ce sens, on peut dire que ce phénomène renvoie aux processus par lesquels le pouvoir politique prononce son discours68. Mais, plus précisément, puisque créer signifie concevoir, élaborer, inventer, produire ou qu’une création est une action consistant à donner de l'existence, la création du droit renvoie à la conception, l’élaboration, la production ou encore à la mise en existence des règles structurantes du monde social.

Néanmoins, on peut voir une création spontanée dans ce droit du cours. Il en va ainsi lorsque l’autorité se

relâche et que les étudiants ou les élèves se permettent d’introduire des règles comme celle de jouer ou de blâmer. Ce n’est pas un droit totalement spontané dans la mesure ou il s’agit pour partie d’une réaction à un droit trop autoritaire, mais il s’agit d’un droit qui peut faire l’objet d’une création collective « originale » (poser de la colle sur la chaise du professeur...). De plus, un droit du cours davantage élaboré par les élèves existe. On en trouve des traces dans des lieux éducatifs spécifiques. On pensera aussi sur ce point aux écoles nouvelles que l’on a essayé de créer après mai 1968 où l’élève était censé être intégré dans la création de la règle de comportement et où le maître, quittant sa place autoritaire, devait gérer juridiquement sa classe selon un principe de motivation. 65 Le critère du droit n’est alors pas le fait que la règle soit sanctionnée dans les tribunaux (justiciabilité) ou dans la rue (sanction sociale visible). Le critère du droit est que la règle en cause influence (et non pas conditionne) le comportement des personnes. Par exemple, la politesse peut parfois être vue comme du droit même si personne ne sanctionne en général directement l’absence de politesse. En effet, les personnes considèrent comme importantes certaines règles de politesse comme dire bonjour ou saluer et se comportent en fonction d’elles le plus souvent (d’ailleurs la fin de « l’incivilité dans la rue » a été une raison du choix du Président français en 2002). Lorsqu’ils ne le font pas, ils peuvent se sentir en faute (pas morale mais sociale). 66 Sur l’expression « on n’a pas le droit de », Dulong Renaud, « on n’a pas le droit , Sur les formes d’appropriation du droit dans les interactions ordinaires », Chazel F. et de Commaille J. (sous la direction de), Normes juridiques et régulation sociale L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1991, p 257. Sous cette expression on découvrirait une vie civile de la loi, distincte de son inscription officielle (mais non pas un droit spontané pour cet auteur). 67 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 138. 68 Sur ce point voir : Loschak Danièle, Droit, normalité et normalisation, CURAPP, Le droit en Procès, PUF, 1984, p 51 et suiv. Le droit y apparaît comme le discours du pouvoir politique.

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La création du droit ne renvoie alors pas au droit subjectif. Ceci notamment parce qu’il n’y a pas à proprement parler de création de droit subjectif69. En effet, le droit subjectif est un regard porté sur le droit du point de vue particulier de chacun des membres de la société auquel il s’adresse. Cette notion évoque le pouvoir que chacun retire de l’existence du droit objectif. Le droit subjectif n’est pas une norme, il est constitué des prérogatives dont dispose un individu, des droits des sujets. Reste que cette délimitation ne simplifie pas la perception de ce phénomène. Tout d’abord, à l’époque moderne, on peut considérer que ce phénomène renvoie aux multiples processus de création du droit spontanés et privés, aux processus étatiques ou encore aux processus supra-étatiques. Mais de façon plus globale, puisque le droit serait quasiment aussi vieux que le regroupement humain, le contenu empirique du phénomène de création serait riche d’un tas d’expériences humaines qui transcendent les civilisations. La création du droit renvoyant a priori à tous les processus créant des normes structurantes, ce phénomène semble en effet rempli de nombreux traits empiriques. Les images que l’on peut lui attribuer sont nombreuses : une lente sécrétion d’habitudes, une réunion d’hommes autour d’un feu, une lutte entre hommes préhistoriques, un vote dans les enceintes législatives, une prise de décision dans les entreprises... Il est même possible de considérer que le phénomène de création du droit n’est pas uniquement lié à l’homme mais aussi à l’animal. En effet, puisque le « recours au culturel n’est pas le propre de l’homme » et que des sociétés animales « ont su inventer des règles qui ne leur étaient pas données et les sanctionner » 70, la création du droit n’est peut-être pas un phénomène proprement humain. Il serait peut-être judicieux de se garder de voir l’homme comme « un être à part, seul pourvu d’intelligence dans un monde d’animaux-machines »71. P. Chauchard pour qui « bien des processus sociaux humain ont leur équivalent chez l’animal »72 incite notamment à aller dans ce sens. D’autre part, les recherches récentes dans le domaine des sciences cognitives amènent aussi à relativiser le lien entre la création du droit et l’homme73. Enfin, il convient de relever que les premiers hommes impliqués dans la fabrique du droit n’étaient encore que des primates évolués. Rien ne nous permet donc de dire de façon catégorique que la création du droit soit advenue après la naissance d’un cerveau humain pourvu d’une capacité d’invention et qu’elle y soit liée. En allant plus loin, on peut aussi considérer que la création du droit risque de devoir être liée, dans les siècles à venir, à d’autres formes de vie, comme celles issues de la robotique. Il n’est en effet pas exclu, qu’à terme, la robotique mène des êtres

69 Le fait que le droit objectif puisse n’être qu’un “complexe de droits subjectifs” ne déqualifie pas cette façon de percevoir la création du droit. Sur ce point voir Carbonnier J., “Il y a plus d’une définition dans la maison du droit”, revue Droits, n°11-2, Définir le droit, 1990, p 5. 70 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 37. 71 Chauchard Paul, Sociétés animales, sociétés humaines, PUF,Que sais-je ?, n°696, 1956, p 121. 72 Ibid, p 123. 73 Sur ce problème voir le dossier Archéologie et culture singe, Sciences et avenir, Juin 2002, p 60 et suiv. Ethologie : les origines animales de la politique, Sciences et avenir, avril 2002, p 100 et suiv. Les sciences de la cognition, Sciences Humaines, n°35, décembre 2001/ janvier-février 2002, hors-série.

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artificiels ou hybrides à créer des règles de droit74. De même, rien ne permet non plus d’affirmer que la création du droit ne puisse être liée qu’à une existence terrestre, la connaissance des formes de vie étant encore très limitée. Cependant, en l’état actuel des connaissances scientifiques, il ne semble pas possible d’affirmer que la création du droit soit à détacher de l’homme. Il convient donc de garder ce lien entre l’homme et la création du droit. Le phénomène de création du droit peut donc être délimité comme l’ensemble des processus par lesquels les hommes édifient du droit pour les groupes sociaux, comme l’ensemble des processus par lesquels les hommes, en groupe, décident de se doter de règles structurantes. Mais cette délimitation ne permet pas d’en saisir toute l’essence. Il convient encore d’en présenter le contenu. §2. Le contenu du phénomène de création du droit : les processus de création du droit Le phénomène de création du droit est un phénomène processuel. Il renvoie aux processus par lesquels le droit advient à l’existence. Il convient donc de présenter ces derniers en mettant en avant leurs étapes et leur fonctionnement structurel global. Mais cela nécessite tout d’abord de se prémunir contre les visions simplistes des processus de création du droit. A. Avertissements généraux concernant « la simplicité » des processus de création du droit Les processus de création du droit n’ont rien de simples mais ils ne sont pas toujours vus comme tel. Cela est notamment visible concernant la perception de leurs étapes de prise de décision. Ainsi, pour bon nombre de personnes, il existe « une certaine difficulté à concevoir la décision comme un problème »75. Autrement dit, « le processus de décision lui-même, la manière d’opérer le choix, apparaît si évident, si naturel qu’il semble curieux d’y trouver matière à redire. Curieux et même scandaleux : la décision n’est-elle pas le privilège de l’homme libre, doué de raison ? »76. Certes, lorsqu’il s’agit de concevoir le processus décisionnel au sein d’un groupe, et non plus au sein de l’individu, la légitimité d’une étude est mieux acceptée. Mais il y règne encore une pesanteur de « simplicité factice »77. Il paraît donc nécessaire de lancer quelques avertissements concernant la simplicité des processus de création du droit. Or, ceci peut être fait en remarquant que les processus de prise de décision sont appréhendés par les théoriciens de la décision comme des mécaniques au fonctionnement 74 Concernant les recherches sur l’implantation d’hôtes informatiques dans le corps humain et les possibilités de transférer le cerveau humain dans un système informatique, voir Le Courrier UNESCO, Mon corps, c’est comme je veux !, Juillet/Août 2001, p 57-58. Plus globalement voir : L’invasion des robo sapiens, Sciences et avenir, septembre 2001, p 40 et suiv ; Les nouveaux robots, La Recherche, n° spécial, février 2002. L’intelligence artificielle, Les sciences de la cognition, Sciences Humaines, n°35, décembre 2001/ janvier-février 2002, hors-série, p 31 et suiv ; Les écrits d’Isac Assimov sur les robots (Ecrivain et scientifique, inventeur des lois de la robotique). 75 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 405. 76 Ibid. 77 Ibid, p 406.

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compliqué puis, en relevant l’existence d’une pré-théorie simplifiant à tort leur perception. Ces remarques engagent en effet à s’éloigner d’une vision naïve des processus de création du droit dans la mesure où les processus décisionnels correspondent à une étape des processus de création du droit et n’apparaissent pas d’une nature différente de ceux-ci. 1. Les processus de création du droit : des mécaniques compliquées Les théories de la décision présentent les processus décisionnels comme des mécaniques compliquées ou complexes, étant entendu qu’ici ces mots signifient « qui possède de nombreux éléments difficiles à analyser »78. Or, de ce fait, elles constituent un avertissement incitant à dépasser les visions naïves des processus de création du droit. a. Les théories de la décision et la simplicité des processus décisionnels Les recherches sur la prise de décision ont conduit à l’émergence de diverses théories explicatives du phénomène de prise de décision. Il existe notamment quatre « références théoriques fondamentales » pour appréhender ce phénomène. Ces dernières sont appelées modèles, « au sens de représentations simplifiées et non d’objet d’imitation »79 et peuvent servir d’outils d’analyse. En fait, ces modèles éclairent chacun les situations concrètes sous des angles divers et leur combinaison peut parfois permettre de reconstituer l’ensemble du processus de prise de décision à l’œuvre80. Ces quatre grands modèles sont appelés le modèle de l’acteur unique, le modèle organisationnel, le modèle politique et le modèle anarchique dit de la poubelle. Or, ils mettent tous à mal la prétendue simplicité de la prise de décision. Le modèle de l’acteur unique considère que « l’organisation se confond avec un acteur unique homogène, rationnel, conscient de lui-même et de son environnement et doté d’objectifs et/ou de préférences relativement stables »81. La décision est donc ici « assimilée au raisonnement d’un acteur unique, individuel ou collectif, réel ou fictif, dont la conduite est rationnelle en ce sens qu’il cherche à maximiser la réalisation de certaines fins, en utilisant les moyens dont il dispose »82. Certes, « le degré de pureté ou de sophistication de cette rationalité peut être très variable selon les acteurs et les situations » mais il s’agit « d’une mono-rationalité qui exclut tout conflit sur les objectifs et sur la façon de décider »83. L’action se déduit des objectifs et/ou des préférences lesquels sont clairs et respectés par l’organisation. De plus, dans ce modèle, les préférences sont stables, mutuellement exclusives, pertinentes, exhaustives et exogènes84. Enfin, la capacité de

78 Le Robert, Dictionnaire de la langue française, 1995, p 244. 79STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 406. 80 Ibid, p 407. 81 Ibid, p 408. Cependant, le modèle de Harvard ou de l’acteur unique cognitif montre que la volonté et la pensée du dirigeant sont en partie obscures, notamment en raison de la présence de cartes mentales dans les raisonnements. 82 Ibid, p 408. 83 Ibidem. 84STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 408. Les préférences sont stables dans la mesure où elle ne changent pas dans le temps. Elles sont pertinentes car elles s’appliquent sans difficulté aux situations

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changement (de processus) dépend de la volonté de l’acteur, « dans les limites des contraintes objectives que lui imposent son environnement et ses ressources »85. Le processus de décision se résume alors à une succession logique d’étapes qui peut être présentée de la sorte86 : 1- Formulation du problème. 2- Repérage et explication de toutes les actions possibles. 3- Evaluation de chaque action par des critères dérivés des objectifs ou des préférences. 4- Choix de la solution optimale. Alors, malgré son approche « schématique », ce modèle selon lequel une organisation peut être dépendante d’un acteur unique montre déjà à quel point les processus décisionnels sont des mécanismes « élaborés ». La prise de décision y est en effet perçue comme un acte séquentiel. Elle n’apparaît plus totalement comme un phénomène naturel et évident. Cependant, ce modèle est trop simpliste, à tel point d’ailleurs qu’il se trouve souvent infirmé par la pratique87. En effet, en considérant notamment que ce sont « les grandes causes qui produisent les grands effets », il attribue trop peu de place aux individus et aux groupes de l’organisation pour rendre compte de façon adéquate d’une réalité plus nuancée. C’est pourquoi, afin de saisir la complexité des processus de décision, il vaut mieux se tourner vers d’autres modèles plus finement ajustés. Le modèle organisationnel considère pour sa part que l’organisation est constituée de sous-unités88. Chaque sous-unité y est pourvue de règles et de procédures propres qui « conditionnent sa perception et guident son comportement »89. De plus, les rapports entre les sous-unités y sont aussi régis par des règles et des procédures et l’ensemble des sous-unités est placé sous la coupe d’une direction. Pour ce modèle, la prise de décision se réalise alors d’une façon originale. Tout d’abord, les sous-unités se voient attribuer des objectifs par la direction et « elles ont tendance à traiter ces objectifs comme des

concrètes. Elles sont exhaustives car il n’y a pas de situation à laquelle elles ne puissent pas s’appliquer. Elles sont exogènes car le cours de l’action ne les modifie pas. 85 Ibid, p 409. 86 Ibid, p 408. 87 Sur les reproches adressés à ce modèle voir STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 413. 88 Pour A. Desreumaux, ce modèle “généralise” en fait les résultats des travaux de H. Simon lequel a développé une théorie de la rationalité limitée qui se résume ainsi : - Un dirigeant à une idée générale de ses objectifs mais ne les ordonnent pas parce qu’ils sont multiples et que les pondérations sont susceptibles de changer. Ces objectifs peuvent en outre être issus de groupes de pression internes ou externes à l’organisation ; - Un dirigeant connaît certains des avantages et inconvénients des différentes solutions mais manque de temps et d’informations pour procéder à une analyse complète ; - Un dirigeant limite ses investigations à la découverte d’une solution satisfaisante plutôt qu’optimale, c’est à dire qu’il s’arrête à la première solution vérifiant les objectifs de façon minimale. Ce choix est contraint par les valeurs, attitudes, capacités et expériences du décideur ; - Si aucune solution satisfaisante n’est trouvée, le dirigeant tend à réduire son niveau d’exigence ; - Un dirigeant procède par changements graduels, incrémentaux, d’une situation initiale.

Dans ce cadre, le processus de décision est alors marqué par des phénomènes de rationalités limitées et locales, de reproduction de routines et comportements déjà éprouvés, et d’absence d’optimisation (Cyert et March). Desreumaux Alain, Théorie des organisations, éditions EMS, Les essentiels de la gestion, 1998, p 188-189. 89 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 413.

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contraintes, c’est-à-dire comme des demandes de la direction qu’elles doivent satisfaire, mais sans renoncer à leurs propres objectifs et pratiques »90. Ensuite, les sous-unités tendent à traduire les problèmes qui leur sont posés de telle manière qu’ils puissent se formuler selon des schémas connus, sur lesquels elles pourront appliquer des règles et des procédures standards. Ainsi, les sous-unités ramènent des situations complexes et originales à des situations simples, interprétables facilement et proches de situations déjà rencontrées91. Alors, ce sont les procédures habituelles qui dirigent la recherche de solution, ceci notamment jusqu’à la première solution satisfaisante, « c’est-à-dire celle dont le niveau de performance est jugé acceptable par le demandeur (direction ou environnement) »92. Il ne reste plus dès lors qu’à adopter cette solution et à arrêter la recherche. Concernant la prise décision, on ne se situe donc pas dans « la recherche exhaustive de solutions et du choix de la solution optimale qui caractérisent le modèle mono-rationnel »93. D’autre part, dans ce modèle, le changement (de processus) est « problématique et difficilement maîtrisable »94. Pour illustrer la structure du processus de décision adoptée par ce modèle, il est possible de présenter sommairement la théorie comportementale de J. March. Cette dernière est en effet une des deux théories qui s’inscrivent dans le schème de ce modèle95. Ainsi, pour cet auteur, le processus de prise de décision peut se résumer dans les phases suivantes96 : - Le processus de prise de décision est déclenché par un problème né de la comparaison entre l’information en provenance de l’environnement et les objectifs. - Le problème est fractionné en sous-problèmes traités par des sous-parties de l’organisation en fonction des objectifs dont elle a la charge. - Chaque sous-partie tend à traiter le problème selon ses procédures habituelles et n’engage une recherche de solution particulière que si celles-ci se révèlent inadaptées. - Cette recherche s’arrête dès qu’une solution satisfaisante par rapport à un objectif donné est trouvée. - La solution globale du problème est constituée par l’ensemble des solutions apportées par les sous-parties aux sous-problèmes, compte tenu des compromis de fait obtenus à travers le traitement séquentiel des problèmes et l’acceptation de solutions satisfaisantes. Alors, même si ce modèle fait l’objet de critiques97, il n’en reste pas moins que, au-delà de sa valeur explicative, il met en avant la technicité et la complexité des processus de prise

90 Ibid. 91 Ibidem. 92 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 413. 93 Ibid, p 414. 94 En effet, ici, le processus organisationnel ramène les questions posées à un nombre limité de problèmes connus et leur attribue un nombre limité de solutions éprouvées. L’organisation reproduit alors les mêmes comportements et se déconnecte pour partie de son environnement. Le changement ne peut donc provenir que d’une lente évolution (par l’apprentissage et la modification progressive des processus) ou de la crise, c’est-à-dire du déclenchement d’un processus exceptionnel de recherche de solution nouvelle, générateur de perturbations et de coûts élevés pour l’organisation. STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 414. 95 L’autre théorie étant “la théorie de la rationalité limitée” de H. Simon. 96 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 417. 97 Concernant la vision des processus de décision on reproche notamment à ce modèle :

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de décision des organisations. Ici, la prise de décision n’a plus rien d’innée mais apparaît comme une œuvre sortant d’un jeu croisé entre entités, étant entendu que ce jeu ou processus de prise de décision influe lui-même sur les choix effectués98. Mais, ce modèle n’est pas le seul à plaider pour une vision complexe des processus décisionnels. Le modèle politique s’inscrit aussi dans cette voie. Ce dernier voit en effet l’organisation comme « un ensemble de joueurs, individus ou groupes, placés dans des situations particulières au sein d’une structure plus ou moins précise »99. Les joueurs y sont dotés « d’intérêts et d’objectifs propres » et « contrôlent différentes ressources »100. Les objectifs de l’organisation ne sont pas « clairs a priori »101. Les individus ou entités, pour leur part, « mènent des stratégies particulières à partir de leurs situations propres ». Quant à la confrontation de ces stratégies particulières, elle est « en partie régulée par la structure de l’organisation et s’exprime au travers des jeux de pouvoir dans lesquels les acteurs utilisent avec plus ou moins d’habilité les ressources dont ils disposent (influence, coalition, conflit ruse…) »102. D’autre part, le changement (de processus) est possible bien que sa maîtrise soit difficile. Il peut être lent ou révolutionnaire et dépend de la structure des jeux de pouvoir, des stratégies particulières des acteurs et de l’environnement103. Alors, dans ce modèle aussi, les processus de prise de décision apparaissent complexes, comme pris dans des mailles de pouvoir. D’ailleurs, ce modèle est apprécié pour sa capacité à faire apparaître toute la consistance des faits. On lui reconnaît comme apport essentiel « le fait d’attirer l’attention sur les interactions des stratégies particulières au sein des organisations et finalement sur les jeux de pouvoirs que cachent les discours rationnels et les organigrammes bien dessinés »104. Ceci même si, pour certains, lui aussi échoue à saisir toute la finesse de ces processus105. Mais, il n’est pas le dernier modèle qui a maille à partir avec une vision complexe de la prise de décision. Le modèle de la poubelle s’inscrit aussi dans cette direction. En effet, ce modèle considère pour sa part « une décision comme le produit d’une rencontre fortuite lors d’une circonstance particulière (opportunité de choix), de problèmes (en suspens), de solutions - De mal expliquer les phénomènes d’innovation et de changement brutal puisqu’il repose sur l’hypothèse selon laquelle les choix sont largement conditionnés par les structures et les procédures existantes. - D’être imprécis sur la manière dont les sous-unités de l’organisation interagissent, sur leur intégration et le rôle de la direction, sur la façon dont sont définies les structures et les procédures. En somme, on lui reproche d’être pudique sur la question du pouvoir. - D’admettre trop facilement que les règles sont effectivement suivies au pied de la lettre et de ne pas prendre suffisamment en compte les jeux et les stratégies des membres de l’organisation par rapport aux procédures et aux outils de gestion. STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 418. 98 Ibid, p 418. L’apport fondamental de ce modèle est en effet d’avoir mis en évidence l’importance du processus lui-même dans la détermination des choix. Ici, la substance des choix est affectée par la manière dont ils sont effectués. 99 Ibid, p 419. 100 Ibidem. Ces ressources sont notamment l’autorité, le statut, l’argent, le temps, les hommes, les idées, les informations. 101 Ibid. Ils sont discutés et redéfinis à partir de l’interprétation qu’en font les acteurs compte-tenu de leurs situations de pouvoir. Ils peuvent rester vagues et leur stabilité n’est pas garantie. 102 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 419. 103 Ibid. 104 Ibid, p 421. 105 Il négligerait le fait que les règles ou structures dans lesquelles les stratégies s’exercent sont aussi des instruments de pouvoir et le fait qu’il existe des valeurs ou une identité commune qui transcende les stratégies particulières.

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(toutes prêtes) et de décideurs plus ou moins concernés (participants) »106. Dans ce cadre, les opportunités de choix sont les occasions par lesquelles une organisation est censée produire de la décision ; les problèmes sont ceux qui impliquent les membres de l’organisation dans et hors de l’organisation à un moment donné ; les solutions sont les réponses en quête de problèmes et les participants sont les acteurs présents lors d’une opportunité de choix107. D’autre part, dans ce modèle, les opportunités, problèmes et solutions sont des flux qui traversent l’organisation. Leur circulation et leur croisement sont « partiellement déterminés dans l’espace et le temps par la structure organisationnelle, les systèmes et procédures de gestion, ainsi que les us et coutumes »108. Ce modèle plaide donc de manière forte pour une vision complexe de la structure des processus de prise de décision. En effet, selon lui, une décision n’est pas toujours un phénomène important, indépendant ou circonscrit109. Il se distingue « résolument du paradigme de la décision comme résolution d’un problème par le choix d’une solution adéquate »110. En fait, selon ce modèle, une décision donnée est prise dans « un flux de décisions interconnectées » et elle ne « s’explique que si l’on envisage l’ensemble des problèmes, solutions et participants qui ont ou n’ont pas un rapport objectif (logique et rationnel) avec elle »111. Ici, l'idée de décision tend à être remplacée par l'idée d'action. Les décisions semblent représenter des rationalisations a posteriori d’actions déjà engagées. Ce modèle renvoie alors une image moins rationnelle des processus de prise de décision dans les organisations112. Malgré ses faiblesses113, il appréhende la prise de décision comme un processus complexe. Les théories de la décision présentent donc les processus décisionnels comme des mécaniques compliquées. Or, de ce fait, elles constituent un avertissement concernant la perception des processus de création du droit. b. L’avertissement des théories de la décision en matière de création du droit Les théories de la décision constituent un avertissement à l’égard des recherches portant sur la création du droit. De manière globale, en montrant combien peut être complexe un processus de prise de décision, elles dévoilent la complexité des processus de création du droit. En effet, les processus décisionnels apparaissent comme des parties des processus de création du droit. La décision semble ainsi comprise dans la création du droit sans s’y identifier. Par exemple, le vote législatif n’englobe pas le processus de création du droit étatique mais ne saurait en être retranché. De plus, il ne semble pas que les processus

106 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 422. 107 Ibid. 108 Ibidem. 109 Il montre notamment qu’il existe dans les organisations des décisions qui ne résolvent pas les problèmes visés, qu’il y a des décisions alors qu’il n’y a pas de problèmes ou encore qu’il y a des décisions prises sans que personne ne les ait vraiment voulues. 110 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 423. 111 Ibid. 112 Ibidem. 113 STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 423.

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décisionnels soient d’une nature différente de celle des processus de création du droit. Dans ce sens une étude des processus de création du droit des entreprises conduirait probablement au même résultat que celle des processus décisionnels114. En fait, ces processus semblent même reproduire à l’identique le processus de création du droit, à tel point que la confusion n’est pas rare notamment dans l’Etat115. Dès lors, leur complexité révèle au moins pour partie celle qui gît dans la structure des processus de création du droit. Mais ces théories conduisent aussi à formuler certaines recommandations méthodologiques pour appréhender la complexité des processus de création du droit. Par exemple, concernant les processus de création du droit non reliés à l'Etat, elles conduisent à considérer que leur fonctionnement va bien au-delà de ce que les textes en présentent et inclut de multiples règles informelles propres aux méandres des jeux de pouvoir116. De même, concernant la création du droit étatique, les études sur la prise de décision impliquent d’envisager que le droit de l’Etat est « autant dicté que création libre » 117 et qu’il advient dans le cadre d’un jeu réel recelant une faune d'entrepreneurs législatifs et de recréateurs du droit118. Mais elles engagent aussi à percevoir la polycentralité de la création des normes juridiques dans les ordres régionaux et de la création de la norme internationale119.

114 Ainsi, au-delà de la prise de décision, il convient de constater que « le problème des dirigeants d’entreprises ne se réduit pas à prendre des décisions stratégiques, mais qu’il s’agit plutôt pour eux de contrôler les processus que l’on vient de décrire et à travers eux de contrôler la formation de la stratégie ». Les processus de prise de décision n’apparaissent alors qu’un des éléments d’un processus plus vaste de maîtrise stratégique, lequel peut être vu comme se rapprochant d’un processus de création du droit.

Or, ce dernier est complexe. C’est ce que montrent les approches managériales qui étudient ces processus plus globaux. En effet, il existe aussi, au-delà des modèles fondamentaux précités, des modèles plus ambitieux qui essayent de plonger plus avant dans la difficile mécanique de ces processus « de maîtrise stratégique ». Pour ce faire ces modèles combinent souvent plusieurs logiques présentées dans les modèles fondamentaux. STRATEGOR, politique générale de l’entreprise, Dunod, 3ème édition, 1997, p 424 et suiv. 115 Sur ce point voir les développements qui suivent concernant l’étape de prise de décision dans les processus de création du droit. 116 Elles dénoncent notamment l’imprécision du modèle de la coutume qui leur est appliqué. En effet, dans ce cadre, la règle n’apparaît plus être créée par un usage général et prolongé assorti d’une croyance en l'existence d'une sanction attachée à l'observation de cet usage. 117 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 29 et suiv. 118 Comme par exemple l’Europe, les instances internationales, les instances internes, les experts, les groupements politiques, les groupes de pression, l'administration… 119 Ainsi, elles conduisent à mettre en cause l’apparente simplicité des processus régionaux. En effet, dans le cadre régional, la création du droit semble organisée de façon relativement stricte en raison d’une exigence de respect des souverainetés. Ici, il faut donner aux « Etats membres » une forte visibilité sur le processus de création du droit. La nature de cette dernière apparaît donc aisément accessible. Mais, avec ces théories, les modèles régionaux apparaissent plus complexes. Par exemple, dans le cas déjà complexe de l’ordre européen, elles conduisent à envisager la présence d’une polycentralité juridique issue d’un important jeu de négociation, de l’intervention de nombreux acteurs du droit et de l’existence de divers moyens de créer du droit.

Mais ces théories conduisent aussi à mettre en cause l’apparente simplicité des processus internationaux. En effet, assez paradoxalement, alors qu'elle se présente de manière moins organisée, la création supra-étatique du droit semble plus évidente que celle des Etats et des ordres régionaux. Les organes influents sont notamment mieux repérables. Par exemple, le rôle du Conseil de sécurité de l’ONU apparaît plus clair que celui des divers Conseils européens. La large dimension de cet espace de création du droit en est sans doute une des raisons dans la mesure où ce qui est loin doit être plus facilement repérable. Mais, cette simplicité provient aussi du fait que la participation des groupes est limitée (même l’intervention des ONG est limitée et se fait dans des cadres parfois restrictifs), que les individus en sont exclus et que les procédures de création du droit y sont moins nombreuses, plus occasionnelles et non obligatoires. Reste que ces théories conduisent à suspecter l’existence d’un jeu de création complexe et notamment la présence d'un jeu politique et économique obscur, influent et polycentrique.

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Ces théories constituent donc un avertissement conséquent. Elles conduisent à admettre que la création du droit est composée d’un ensemble de processus doués de complexité, variables en fonction du temps et des lieux, ceci même lorsqu’ils s’inscrivent dans un cadre aussi sécurisé que celui des constitutions120. Elles incitent à abandonner « l'image mythique d'un pouvoir isolé, bien identifié, créateur unique et inconditionné et d'un droit pur rationnellement produit dans le cadre net d'une procédure stricte, logique, très régulière, largement hors du champ social »121. Cependant, cet avertissement concernant la finesse des processus de création du droit n’est pas suffisant. Il convient aussi de prendre garde, plus globalement, à la pré-théorie qui pèse en général sur la perception des processus de création du droit. 2. Les processus de création du droit : des œuvres complexes sur lesquelles pèse une pré-théorie simplifiant à tort leur perception Les théories de la décision conduisent à percevoir de façon largement plus fine les processus de création du droit. Mais, pour autant, elles laissent planer une vision en partie « non critique » de ces derniers. Elles révèlent l’aspect compliqué des processus de création du droit mais non pas leur réelle « complexité », étant entendu que ce mot ne renvoie plus ici à ce « qui possède de nombreux éléments difficiles à analyser »122 mais à l’idée de récursivité et d’enchevêtrement de relations123. En effet, elles ne permettent pas de dénoncer l’existence de la pré-théorie qui pèse sur la vision des processus décisionnels et donc sur les processus de création du droit. Or, cette dernière simplifie encore largement la perception de leur fonctionnement. Pour L. Sfez, il existerait en effet une pré-théorie qui influence la vision du phénomène de prise de décision. Des croyances, formées au gré de deux étapes historiques124, pèseraient 120 En effet, une constitution, outre qu’elle ne résume pas tout le fonctionnement d’un processus de création du droit, ne l’empêche pas de varier. Ainsi, sous la Ve République et en tenant compte des évolutions de la constitution, il serait possible de montrer que le droit n'a pas toujours été créé selon le même schème. Les façons de faire du droit ont par exemple variées selon les méthodes de gouvernement (la méthode De Gaulle ou encore Jospin, Raffarin...). D’ailleurs, concernant les lacunes des constitutions en ce domaine, il n’est qu'à rappeler comment une création du droit pensée sur un modèle démocratique et constitutionnalisée dans la République de Weimar a pu progressivement aboutir à faire émerger un droit Nazi. 121 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 117. 122 Le Robert, Dictionnaire de la langue française, 1995, p 244. 123 Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, 1991, p 242. Sur ce point voir aussi l’introduction de cette thèse. 124 Tout d’abord, cette pré-théorie se serait édifiée dans une étape qui va « de la Grèce au Christianisme ». Ainsi, alors qu’à l’époque des « rois archaïques » aux territoires juxtaposés, la décision n’existait pas (dans la mesure où « Volonté, raison, organisation, spécialisation, échange, mesure sont inconcevables dans ce contexte marqué par l’anarchie des petits dieux territoriaux ».), les grecs avec la « polis du logos » auraient entraîné la naissance de la décision. Cette première époque est celle de l’apparition du territoire quantifiable et de l’échange mesurable par le logos (la raison qui mesure et partage). Elle engendre la naissance de la décision rationnelle (contre la parole magique), du débat public et de la parole politique. Le modèle de la décision est à cette époque dominé par deux figures : le cercle (le lieu de l’assemblé décisive qui partage) et la ligne (la bonne décision est droite, la mauvaise est estropiée, incertaine). Puis, avec « la normalité grecque », il se met en place au cours de cette étape un cercle entre la norme, le rationnel et l’efficace : est normal ce qui est efficace dans un monde donné et qui répond à des critères normalisés. Ensuite, pour L. Sfez, avec « l’avènement du christianisme », se développe l’universel et la décision devient celle de l’assemblée des chrétiens en communion spirituelle, soit « une décision droite mue par une morale rigoureuse ». Et, suite à cela, le temps de « la liberté chrétienne » développe l’égalité des hommes en les faisant égaux devant Dieu. La chrétienté donne en effet au chrétien une liberté qu’aucune force organisée ne peut contraindre et l’individu devient une forteresse imprenable. L’acte libre ne renvoie alors plus seulement comme chez les grecs « à l’acte collectif des seuls hoplites » représentant la cité toute

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sur la perception de ce phénomène. A cause d’elles, nous verrions la décision comme linéaire, rationnelle et libre. Nous la comprendrions comme un phénomène en trois actes (délibération, décision, exécution) dont le dernier compterait peu. Or, cette pré-théorie ne rendrait pas bien compte de la décision dans la mesure où celle-ci n’est plus linéaire, plus rationnelle et où la liberté y est réduite. Cette pré-théorie n’appartiendrait plus au monde contemporain de « l’an 2000 »125. Si cette vision de la décision subsiste, c’est en fait parce qu’elle permettrait au système de se protéger126 et plus globalement parce qu’elle « remplit au moins quatre fonctions fondamentales dans la société d’aujourd’hui »127. Il conviendrait donc de formuler une critique de la décision concernant la linéarité, la mono-rationalité et la liberté128. Elle permettrait d’éviter un certain nombre d’erreurs que les théories de la décision n’empêchent pas. Ainsi, pour L. Sfez, à la vision linéaire de la décision issue de la pré-théorie, il faudrait substituer une vision systémale où tous les éléments d’un système sont connectés à tous les niveaux, à tous les moments129. La fragmentation du schéma traditionnel de la décision (délibération, décision, exécution) ne rendrait pas compte de la réalité systémique. La décision serait au contraire « un enchaînement ou un processus non susceptible de fractionnement », une « création continue » et non « un acte créateur isolable »130. Elle serait diluée dans la société, ne serait plus fragmentée et renverrait à toutes les autres entière . Enfin, cette première étape qui s’étend de la Grèce au christianisme s’achève sur Thomas lequel va privilégier la raison, rendre l’autorité fonctionnelle (et non pas naturelle) et faire du principe de la liberté une strate nouvelle de la décision (Il s’agit de la liberté potentielle de chacun de prendre ses distances avec la société.).

Mais, après cette première étape en surviendrait une deuxième qui s’étend « de Descartes à la philosophie des lumières ». Ainsi, selon L. Sfez, avec Descartes, la raison va envahir la foi et va se développer la distinction entre les bonnes lois qui répondent à la raison et les autres. Puis avec les Lumières et notamment Leibnitz, la raison se voit assigner des horizons lointains. La décision cartésienne s’enrichit d’un lien avec le progrès social, la planification et la rentabilité. Au terme de ces deux étapes on se retrouverait donc avec une pré-théorie linéaire (en trois actes), rationnelle et empreinte de liberté, sous l’influence de laquelle nous verrions mal la décision. Sur ces points voir : Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 42 et suiv. Sfez Lucien, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 8 et suiv. 125 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 49. 126 Elle permettrait de s’en prendre aux hommes et non au système. Sfez Lucien, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 6. 127 Pour L. Sfez si la décision survit à une critique de la décision, c’est parce qu’elle remplit au moins quatre fonctions dans la société d’aujourd’hui : - Elle permet à l’acteur d’agir. En effet, si réellement à tout moment de l’action les décideurs devaient se souvenir du poids des déterminismes et des structures, leur élan vers l’action se trouverait brisé. - Elle permet à l’agi, au citoyen, de supporter le monde. Grâce à la décision le citoyen crée le bouc émissaire... en cas d’échec, l’homme ou l’équipe responsable est chargé de tous les péchés et en aucun cas les structures ne sont remises en question. - Elle fragmente les actes étatiques en autant de compétences respectives, voire quelquefois concurrentes. Elle crée ainsi des contrepoids et permet au système d’éviter l’entropie tout en maintenant l’essentiel de l’ordre social existant. - A cette troisième fonction on peut rajouter une modalité particulière selon laquelle la décision a un rôle de préservation. En effet, si on tend à séparer l’élaboration de la politique et la prise de décision au niveau opérationnel, si on fragmente le pouvoir et qu’on sépare les penseurs des opérationnels la décision permet au système d’avoir un double jeu permanent. Que les citoyens s’insurgent contre les gestionnaires empiristes à courte vue, le système mettra en avant les penseurs prospectifs afin d’amortir le choc. Inversement si les citoyens s’attaquent aux penseurs technocrates, le système présentera les gestionnaires. Sfez Lucien, les fonctions de la décision, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 5-7. 128 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992. 129 Voir la définition d’un système donnée par L. Sfez, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 87-88. Concernant la vision systémale de la décision voir : Sfez Lucien, les fonctions de la décision, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 5-7 et critique de la décision, op. cit., p 24-26. 130 Sfez Lucien, les fonctions de la décision, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 3.

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décisions. Ce serait est un récit131. D’autre part, à la mono-rationalité de la pré-théorie, il faudrait substituer la multi-rationalité des sous-systèmes, cette dernière apparaissant comme une rationalité régionale auto-adaptée à chaque système particulier132. Il y aurait en fait des rationalités différentes dans des sous-systèmes et une multi-rationalité de l’ensemble comprise non pas comme une juxtaposition de rationalités mais comme une raison où les diverses rationalités viendraient s’imbriquer133. La décision serait donc un récit non pas récitatif mais fictif ou fantastique134 (la multi-rationalité évacuerait quatre éléments : la linéarité, le progrès, l’efficacité/utilité, la normalité135). Enfin, il faudrait revenir sur la perception de la liberté qu’instaure la pré-théorie. En effet, pour L. Sfez, avec la critique de la rationalité, l’appréhension classique de la liberté de l’acteur apparaît inutile dans la mesure où dans un système présentant de l’interaction, la décision individuelle est forcément influencée136. Cet auteur propose ainsi, avec la multi-rationalité, de saisir sur un autre plan le problème de la liberté. La décision devenant, avec la multi-rationalité, la solution d’un conflit entre les rationalités137, pour saisir le champ de la liberté, il faudrait alors passer du sujet à l’individualisation de la décision138, celle-ci s’effectuant grâce au surcode c’est-à-dire par la superposition des codes139. Et la décision ne serait donc libre que dans la mesure où jouant sur différents niveaux à la fois (la multi-rationalité et la multi-finalité), elle s’individualiserait par surcodage140. Une décision libre renverrait dès lors à une complexité ouverte où les systèmes échangent de l’information et non pas aux qualités intérieures de volonté et de décision personnelle141. Cette critique de la décision qui met en cause la linéarité par la systémique, la rationalité par la multi-rationalité, et la liberté par le surcodage permettrait d’améliorer la perception de la décision. Elle incite en effet à ne pas céder à une vision simple de la prise de décision et aux idées reçues de la pré-théorie. Tout au contraire elle conduit à saisir sa réelle « complexité ». Avec elle, le processus décisionnel apparaît ainsi relever d’un jeu de récursivité142 et d’entrelacement des relations (la multi-rationalité des sous-systèmes), ce que les théories de la décision n’ont pas réussi à montrer. Or, de ce fait, cette critique engage à faire un retour plus important sur la création du droit, ceci dans la mesure où ce 131 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 192- 193. 132 Ibid, p 206. 133 Ibid, p 343. 134 Ibidem. 135 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 206. 136 Qui dit système dit relation de tous les éléments du système, interaction, interdépendance : aucun élément ne peut donc être dit libre par rapport aux autres. Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 349. 137 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 350. 138 Ibid, p 356. 139 Il s’agit d’un mouvement de frottement des sous-systèmes, des codes, d’un entrelacement de sens, pas d’un super-code. Voir : Sfez Lucien, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, P 107 et suiv. Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 358, 423 et suiv. 140 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 358. 141 Ibid, p 359. 142 Par exemple, la décision est alors une création continue, elle est diluée dans la société et renvoie à toutes les autres décisions.

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phénomène est souvent perçu comme un phénomène décisionnel et qu’au demeurant la prise de décision en constitue une partie. Forts des avertissements des théories de la décision et de la critique de L. Sfez, il serait alors désormais possible d’entrer sans trop de risques dans le cœur des processus de création du droit. B. Les étapes et le fonctionnement des processus de création du droit Pour appréhender le contenu des processus de création du droit, il convient tout d’abord de s’attacher à ébaucher une vision généraliste de ces processus en mettant en avant leurs étapes ou moments de création du droit. D’autre part, sauf à vouloir saisir de façon sectionnée un processus de création du droit qui ressemble à tout relevant de la complexité143, la présentation de ces étapes ou moments doit s’accompagner d’une présentation du fonctionnement de ces processus. S’en tenir à une présentation en étapes reviendrait en effet à adopter une vision simpliste de ces processus inspirée de la pré-théorie, soit une vision notamment linéaire et rationnelle. 1. Les étapes des processus de création du droit Tout comme les processus décisionnels, les processus de création du droit ne sont pas monolithiques. En leur sein, existent des moments ou étapes, lesquels peuvent être répertoriés en trois grandes phases : une phase en amont de la prise de décision, une phase de prise de décision, une phase en aval de la prise de décision. De façon liminaire, ces phases et étapes peuvent être présentées de la façon suivante :

143 La complexité étant ici entendue dans le sens que lui donne E. Morin, c’est à dire qu’elle doit être saisi avec les deux principes d’intelligibilité que sont le principe dialogique et le principe de récursion. Morin Edgar, Penser l’Europe, Folio, 1990, p 24. Sur cette définition voir aussi Arnaud André-Jean, le droit et le jeu, Le jeu : un paradigme pour le droit, sous la direction de François Ost et Michel van de Kerkove, L.G.D.J, collection Droit et Société, n°2, 1992, p 118 et suiv ; Arnaud André-Jean et Farinas Dulce Maria José, Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 233.

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Phase en amont de la prise de décision

Etape de naissance du projet de droit

Etape de mise au point du projet de droit

I I

Phase de prise de décision

Etapes de choix

I I

Phase en aval de la prise de décision

Etape d’application de la règle de droit

Etape de recréation de la règle de droit

a. L’amont de la prise de décision Dans l’étude des processus de création du droit, l’amont de la décision est une phase relativement négligée. Mais, malgré ce relatif abandon, il est possible d’y repérer au moins deux moments de création du droit : celui de la naissance du projet de droit et celui de la mise au point du projet de droit. i. L’étape de naissance du projet de droit Dans la vision légaliste du droit, la naissance du droit s’opérerait au sein des volontés gouvernementales et parlementaires144, éventuellement par un processus incluant quelques expressions sociales. Mais ce schéma est réducteur. Le droit n’a jamais été incarcéré dans les circuits étatiques. Son processus de naissance est bien plus mystérieux. Il semble ainsi possible de considérer que cette étape de naissance consiste en un processus de formalisation, au sein de l’espace public d’un ordre juridique145, d’une idée concernant la gestion de ce groupe social. Cette idée serait en quelque sorte ce que G. Burdeau considère comme une idée de droit, c’est-à-dire « l’idée d’un certain type (concret) d’aménagement de la vie commune selon des règles préétablies » ou « une représentation de l’ordre désirable »146. Elle proviendrait d’un besoin social, d’un désir collectif ou encore d’une volonté individuelle. Ainsi, plus que d’être la simple venue à l’existence d’une idée de gestion, ce moment de création du droit serait un temps où a lieu une identification des problèmes, une recherche de solution et une évaluation des solutions147 au sein de l’entité juridique dans laquelle émerge l’idée de droit. Ce serait un temps d’expression de cette idée au sein d’un groupe social particulier, de la société ou d’un individu. Le droit naît en

144 Bien qu’en France ce sont les projets de loi déposés par le gouvernement à l’Assemblée Nationale qui priment. 145 Ou bien d’un espace public. 146 Burdeau Georges, L’Etat, Seuil, coll. « Points Politique », 1970, p 38-39. 147 Sur ces termes, voir le schéma du processus de décision figurant dans l’ouvrage suivant : Helfer J-P., Kalika M., Orsoni J., Management, stratégie et organisation, Librairie Vuibert, Gestion, 1996, p 315.

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effet à travers une idée venant à l’existence soit dans certains individus (d’où les noms attribués aux lois), soit dans un groupe en son entier soit encore dans les groupes du groupe global. Mais cette idée doit être exprimée (ou formalisée) dans un lieu public pour engendrer du droit. Dès lors, cette étape de création du droit peut être déconnectée de l’image moderne du dépôt d’un projet de loi à l’Assemblée Nationale. Même dans le circuit légal, le droit ne naît pas vraiment de cette façon. Il émerge aussi de l’expression de diverses forces créatrices148. De surcroît, cette étape renvoie à des images non étatiques comme, par exemple, à celle de l’intervention de certaines personnes qui, dans un cercle de jeu, proposent qu’on modifie ou qu’on crée une règle du jeu. Cette étape doit être par ailleurs perçue comme particulièrement importante dans la mesure où c’est un lieu majeur de naissance du changement. C’est en effet à ce moment que peuvent émerger de nouvelles idées de droit. Si on restreint son accès à certains acteurs juridiques, par exemple en empêchant l’expression dans les espaces publics ou en cloisonnant ces derniers, l’évolution de l’ordre juridique sera alors limitée. Enfin, les limites de cette étape sont à chercher dans le moment où le groupe social concerné par l’idée de gestion adopte celle-ci comme un projet de droit, soit comme une idée pouvant être soumise au débat. Après ce glissement, on se trouve en effet dans un autre moment de création du droit : celui de la mise au point du projet de droit. i. L’étape de mise au point du projet de droit Le moment de mise au point du projet de droit correspond pour sa part à la mise en débat de l’idée de gestion de l’ordre juridique, devenue projet de droit. Il consiste à enrichir le projet de droit d’apports issus des entités concernées par lui. On peut ainsi considérer ce moment comme une étape au cours de laquelle on identifie plus précisément les problèmes (l’idée de droit part déjà d’une identification des problèmes), on recherche éventuellement d’autres solutions, et surtout où on évalue davantage les solutions. C’est une étape de filtre et d’enrichissement pour l’idée de droit qui permet de la soumettre à des arguments et des réalités qu’elle n’avait pas envisagés ou mal évalués. C’est par conséquent une étape primordiale pour adapter le projet de droit à la réalité sociale et lui donner de l’efficacité après son adoption. Cette étape est en effet le lieu où le projet de droit est susceptible d’acquérir une profonde légitimité, ceci car elle permet d’impliquer les acteurs juridiques dans la construction de la décision qu’ils devront respecter. Ainsi, à l’issue de cette étape, et si elle s’est déroulée de façon ouverte, le projet de droit a en quelque sorte reçu une immersion dans le social qui lui permet d’y accéder à une certaine reconnaissance. 148 Ce phénomène est notamment perceptible dans la période révolutionnaire. A ce moment, il est en effet possible de repérer le poids de la parole du peuple sur la création du droit. En ce sens voir : Wahnich Sophie, Produire des normes pendant la période révolutionnaire, émotions et actes de discours, La juridicisation du politique, Leçons scientifiques, L.G.D.J, Coll Droit et Société, n°7, 2000, p 195 et suiv.

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Les images que l’on peut apposer sur ce moment de création du droit sont diverses : un débat clanique, des conversations de rues, des réunions d’assemblées, des conversations sur Internet, des rapports ministériels, la confrontation d’études scientifiques… L’image idéale de cette étape d’un point de vue démocratique est celle renvoyée par le mythe de la démocratie directe, soit celle d’une assemblée constituée de tous les membres de l’ordre juridique. D’autre part, le périmètre de cette étape semble s’arrêter à ce moment où naît l’idée d’une acceptabilité de la transformation du projet de droit en décision. Ainsi, il n’est pas impossible de cerner un amont dans le processus de création du droit, lequel constitue une phase de gestation se composant d’un moment de naissance du projet de droit et d’un moment de mise au point du projet de droit. Mais ces moments n’épuisent pas la richesse des processus de création du droit. Il faut aussi prendre en compte la phase de prise de décision. b. La phase de prise de décision La phase de prise de décision est la plus réputée de la création du droit et pourtant certainement la plus méconnue. Pour beaucoup de personnes, elle ne consiste qu’à valider ou adopter le résultat de la mise au point d’un projet de droit. A la limite, la prise de décision, c’est le pur acte de signature dont il n’y a rien à dire. Et pourtant, le droit moderne reconnaît que même la signature n’est pas une simple validation mais aussi un processus décisionnel. C’est pourquoi il impose au consommateur un délai de réflexion visant à restaurer un processus décisionnel de signature que des éléments agressifs sont censés avoir pu perturber. En fait, la phase de prise de décision est particulièrement difficile à saisir. Elle ne consiste pas seulement à apposer un sceau d’approbation ou de désapprobation. C’est tout d’abord une sorte de délibération et, comme tel, elle a une dynamique qui lui est propre149. Mais surtout, structurellement, elle renvoie à des étapes de choix pendant lesquelles se condensent les résultats avérés et probables des autres étapes de naissance, de mise au point et d’application-recréation du droit150. La pratique de cette opération est visible dans le schéma de fonctionnement de l’ordre juridique secondaire situé ci-après151. C’est une sorte de phase de synthèse qui doit déboucher sur un choix. Elle constitue le cœur du processus de création du droit. La circulation du flux juridique y est soumise à une sorte d’accélération vitale. Cette phase a ainsi tendance à reproduire le processus global de création du droit (phase d’amont, de décision et d’aval), ceci notamment dans les grandes circonstances

149 Voir en ce sens les propos de P. Urfalino. Pour cet auteur, des exigences normatives sont générées et respectées dans la délibération, lors de l’échange d’arguments. Urfalino Philippe, La délibération et la dimension normative de la décision collective, La juridicisation du politique, Leçons scientifiques, L.G.D.J, Coll Droit et Société, n°7, 2000, p 165 et suiv. 150 Nous verrons que la prise de décision n’est pas linéaire. 151 Voir l’étude à suivre sur le “jeu des étapes” dans les processus secondaires de création du droit.

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collectives152. C’est pourquoi, comme dans les ordres juridiques étatiques, ce moment de la loi et du droit étatique donne à lui seul l’impression d’être un processus de création du droit bien qu’il ne soit qu’un processus décisionnel. Dans les Etats modernes, qu’importe la configuration du pouvoir, cette opération de reproduction est en effet accentuée car elle permet au pouvoir politique de s’assurer une certaine maîtrise sur l’ensemble du processus de création du droit. Par exemple, lorsque le pouvoir étatique est à tendance autocratique, cette phase que l’on peut appeler légale a tendance à effectuer une reproduction du schéma global. Cette opération permet de contrôler la création du droit. Elle offre au pouvoir la possibilité de fermer ou de réduire les relations de cette phase avec les autres « systèmes » de création du droit et les diverses entités sociales. En permettant la pose de critères d’entrée dans le système légal153, cette opération de reproduction autorise le pouvoir à imposer ses volontés dans la phase décisionnelle légale. La critique du totalitarisme menée par H. Arendt met notamment en avant ce comportement du pouvoir autoritaire dans le processus de décision d’un ordre juridique. En effet, ce pouvoir, écrit-elle, n’impose pas une chaîne hiérarchique où les étapes le contrôleraient au final, mais il pose pour seule loi celle de son chef et combat les groupes154. Cependant, pour ce faire, il dispose « d’organisations de façade »155 et même de procédures de création du droit qu’on pourrait croire démocratique. Alors, il apparaît que ce type de pouvoir fait en sorte que la création du droit soit condensée au moment de choix le plus influent dans la phase légale, c’est-à-dire qu’elle s’identifie avec un moment réservé au dictateur tout en faisant croire à une plus large structure et ouverture156. Mais lorsque le pouvoir est davantage démocratique, il y a aussi souvent reproduction du schéma global de la création du droit dans la phase décisionnelle ou légale. En effet, même si pour prétendre ne pas être remis en cause, ce pouvoir doit faire pénétrer un minimum la complexité sociale dans la création officielle du droit, il cherche aussi à maîtriser la création du droit. Alors, la reproduction du schéma global s’impose. Elle permet de faire croire à la légitimité de l’appropriation de la création du droit. Elle autorise la maîtrise de l’entrée des autres phases dans la phase légale157 et donne au pouvoir la possibilité de contrôler le système légal. Dès lors, dans les Etats modernes, que le pouvoir soit totalitaire ou démocratique158, la phase de décision sera très souvent une reproduction du processus global de création du droit. La différence entre ces deux types de pouvoirs viendra de la prise en compte de la complexité sociale dans cette phase et notamment de l’ouverture de ce système légal sur les étapes antérieures et postérieures.

152 Cependant, la décision peut suivre aussi cette structure processuelle dans les groupes primaires. Elle peut en effet s’y structurer en système. Voir l’étude à venir sur le jeu des étapes dans les processus primaires. 153 Comme exemple de critère d’entrée, on peut citer le principe de l’initiative gouvernementale dans les projet de loi ou le critère des 500 signatures pour se présenter aux élections présidentielles. 154 Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Les éditions du Seuil, 1972. Concernant “la loi du chef” et le combat contre les groupes (notamment à propos des groupes professionnels comme ceux des avocats, des médecins... ), voir Arendt Hannah, op. cit, p 92 et 98. 155 Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Les éditions du Seuil, 1972, p 92. 156En ce sens voir Morin Edgar, De la nature de l’URSS, Fayard, 1983. Pour une présentation sommaire : La sociologie, histoire et idées, éditions Sciences Humaines, 2000, p 220. 157 Par exemple, elle permet à l’Etat, via ses juges, de refuser une naissance de droit coutumière. 158 C’est à dire que ce pouvoir soit pour un dialogisme et une rencontre avec la complexité sociale. Sur la différence entre le totalitarisme et la démocratie voir notamment Morin E., Penser l’Europe, Folio, 1990, p 245.

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Cette remarque attire d’ailleurs l’attention sur le fait que, au delà du cadre de l’Etat moderne, la phase de prise de décision est dépendante, de par sa fonction de synthèse, des phénomènes de pouvoir. En effet, à tel type de pouvoir159 correspondra tel type d’ouverture de cette phase sur les autres moments de création du droit et partant de là tel type de schème interne aux étapes de choix160. Par exemple, le pouvoir charismatique aura tendance à isoler et réduire cette phase pour la réserver au leader et à ses compagnons161 alors que le pouvoir traditionnel tendra plutôt, pour sa part, à enfermer et contenir cette phase dans le schème de la coutume. Cette phase y sera ainsi gardée par un représentant de la tradition qui pourra éventuellement s’en servir à son profit et où à celui de ses proches tout en respectant la tradition162. Le pouvoir légal, quant à lui, aura tendance, comme cela vient d’être vu, à donner à cette phase une structure identique au processus global de création du droit. Il la séparera des autres phases et l’attribuera à des institutions plus ou moins indépendantes selon que ce pouvoir tende au totalitarisme ou à la démocratie. Les images que l’on peut attribuer à cette phase sont celles des enceintes législatives et judiciaires, des systèmes décisionnels dans les entreprises mais aussi celle de la paumée, du hochement de tête ou de la signature sachant que ces dernières images renvoient à des processus réflexifs et non pas à des actes isolables. Enfin, dans la mesure où elle peut reprendre le processus global de création du droit, le périmètre de cette phase semble s’étendre de la naissance décisionnelle du droit à son application-recréation décisionnelle (par exemple des sources du droit jusqu’à la compétence du juge dans l’Etat). Elle commence lorsque naît l’idée d’une acceptabilité de la transformation du projet de droit en décision et se termine avec le transfert de la décision vers ses applicateurs. Ainsi, dans les processus de création du droit est repérable une phase de prise de décision composée d’étapes de choix reproduisant souvent la structure globale des processus de création du droit. Mais, les processus de création du droit ne se résument pas seulement à une phase d’amont et à une phase de prise de décision. Ils comprennent aussi une phase en aval de la prise de décision. c. L’aval de la prise de décision La phase en aval de la prise de décision est une phase de réception de la norme préformée qui joue un rôle important dans la création du droit. Elle a fait l’objet de diverses attentions ces dernières années et il est désormais possible de considérer qu’elle est composée de deux étapes : une étape de communication/application de la décision juridique et une étape de recréation du droit. 159 Concernant les types de pouvoir, consulter notamment Gaudemet Jean, Sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994. 160Par exemple, pour “fermer” cette phase et empêcher les autres moments de s’y exprimer trop fortement, il faut la structurer selon les étapes d’un processus global de création du droit. 161 Gaudemet Jean, Sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 58. 162 Ibid, p 64.

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i. L’étape de communication et de mise en œuvre de la décision juridique S’il semble possible et même nécessaire de lier les étapes de communication et de mise en œuvre du droit dans la mesure où ces deux moments de création du droit adviennent le plus souvent en même temps et sont logiquement enchaînés (le décodage de l’information juridique vise à la faire s’appliquer), elles peuvent néanmoins être présentées séparément. Pour sa part, l’étape de communication provient du besoin de faire connaître la norme à des acteurs de sa création que l’on considère trop souvent comme de simples exécutants. Elle sert à communiquer le droit aux membres de l’ordre juridique en vue de son application et ne renvoie pas à la seule transmission du droit étatique à ses applicateurs officiels. Or, ce moment n’est pas neutre. C’est un processus à isoler au vu des effets qu’il peut avoir sur la création du droit. En l’effet, l’étape de communication peut brouiller ou enrichir le sens de la règle de droit. Pour saisir ce fait, il convient tout d’abord de retranscrire le modèle linéaire de la communication :

Le modèle linéaire de la communication163

Bruits

Rétroaction

RécepteurCodage Emetteur Canal Décodage

Au vu de ce schéma, on peut en effet saisir qu’un brouillage peut émerger à cause du bruit164 qui perturbe la communication ou en raison de simples erreurs de codage et de décodage.

163 Helfer J-P., Kalika M., Orsoni J., Management, stratégie et organisation, Librairie Vuibert, Gestion, 1996, p 321. Il est possible d’appliquer ce schéma à la communication dans le système légal en faisant coïncider les données suivantes : - l’émetteur : le législateur. - les informations transmises : le droit étatique. - le codage : le vocabulaire légal. - le canal : la loi et les réglements. - le décodage : la compréhension et l’interprétation de la loi. - le récepteur : le juge. - les bruits : les textes ou les données juridiques contradictoires (par exemple les principes généraux, les autres lois...). - la rétroaction : la jurisprudence. 164 Comme celui des médias lorsque par exemple il est annoncé au journal de 20 heures que la délinquance n’est en réalité pas sanctionnée dans la société française (2002) alors que dans le même temps le système légal produit des lois la sanctionnant plus sévèrement et essaye de faire passer un message de sanction aux acteurs étatiques et sociaux.

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Mais, de façon plus globale, il convient de remarquer que cette étape de communication oblige à transmuer le droit en information à communiquer. Or, cela peut brouiller le droit initialement prévu et enrichir la règle. En effet, l’émetteur et le récepteur n’ont pas toujours le même langage. Il y a « une différence de registre entre eux, les mots ne signifiant pas obligatoirement la même chose chez l’un et chez l’autre »165. De plus, l’émetteur et le récepteur possèdent « leur propre échelle de valeur »166, un mot du registre de l’ordre et de l’obligation peut par exemple être décodé simplement comme une recommandation. Il y a alors une possibilité qu’adviennent des difficultés de communication. Il peut notamment se produire des effets de rejet qui correspondent à la partie de l’information correctement émise mais non reçue et des effets de halo représentant une information reçue qui n’a pas été émise. Le schéma suivant rend compte de ces difficultés.

Les difficultés de la communication167

Emetteur

Récepteur

Effet de halo

Effet de rejet

La qualité du circuit de communication se mesure à la proportion entre l’effet de rejet, l’effet de halo et la partie correctement transmise. Alors, avec cette étape de communication, des jeux de décodages s’introduisent en quelque sorte dans la création du droit. Leurs effets sont certes envisagés. Ainsi, en prévision de cette étape, la règle est remplie de pré-détermination et de sur-détermination168. De ce fait, son décodage est amélioré. Ces phénomènes, plus encore que ceux des codes dans le modèle de la communication, rajoutent des éléments dans la règle dont l’objectif est de contrôler l’application qu’elle recevra. Mais ce système de rajout n’est pas infaillible. Ces phénomènes de sur-détermination et de pré-détermination peuvent voir leurs effets singulièrement réduits par cette étape de communication et la règle de droit peut se trouver enrichie. De par les effets qu’il peut avoir, ce moment est donc un rouage à part entière de la création du droit qu’il convient d’identifier comme une étape. 165 Helfer J-P., Kalika M., Orsoni J., Management, stratégie et organisation, Librairie Vuibert, Gestion, 1996, p 321. 166 Ibid. 167 Helfer J-P., Kalika M., Orsoni J., Management, stratégie et organisation, Librairie Vuibert, Gestion, 1996, p 322. 168 La pré-détermination est la manière dont l’auteur de l’acte maîtrise le décodage de son acte. La sur-détermination est un moyen d’intégrer dans la norme « cet ensemble de valeurs, de principes, de croyances auxquels adhèrent les membres d’une communauté ». Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991, p 60-61, p 153. Voir l’étude à venir sur la permanence de la complexité du jeu des étapes.

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D’autre part, la phase en aval de la prise de décision est aussi constituée, dans un premier temps, par une étape de mise en œuvre du droit. Ce moment, pourtant intimement lié à l’étape de communication du droit doit aussi être isolé au vu de ses effets sur la création du droit. En effet, cette étape est un moment où les applicateurs du droit, c’est-à-dire les membres de l’ordre juridique et non pas seulement les juges étatiques, vont travailler la règle. Il ne s’agit plus de décoder son sens mais de voir comment appliquer la règle telle qu’elle a été décodée. Cette étape d’application du droit enrichit alors aussi la règle. Il s’y introduit de la co-détermination169. Les applicateurs rajoutent à la règle de droit des éléments qu’ils apprécient subjectivement170. Ici, le contexte social (re)commence à travailler la règle. Ce phénomène d’enrichissement social est d’ailleurs accru lorsque les « systèmes » sociaux qui doivent appliquer la règle n’ont pas été consultés lors de la prise de décision, lorsqu’ils ont simplement changé d’avis face à une norme ou encore lorsqu’ils commencent à y résister au vu de ses effets171. L’application du droit semble donc un processus qui mérite d’être considéré, même en dehors du cadre étatique, comme une étape importante des processus de création du droit. Ainsi, dans les processus de création du droit, lors de la phase en aval de la prise de décision, il existe tout d’abord une étape globale de communication-application du droit. Son rôle est important et mérite d’être mis en avant. Mais, ce moment ne marque pas la fin des processus de création du droit. Il existe encore un moment qui jouxte et parfois se mélange avec cette étape : celui de la recréation du droit. i. L’étape de recréation du droit L’étape de recréation du droit est beaucoup moins connue que d’autres malgré quelques développements récents dans le cadre étatique172. Elle est d’ailleurs en général officiellement niée dans les ordres juridiques étatiques, notamment par crainte que les juges ne deviennent des acteurs politiques. Pourtant, elle est extrêmement importante.

169 La co-détermination est « le dialogue muet mais réel qui s’instaure à tout moment entre l’auteur, sujet de la norme, et son lecteur ». Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991, p 105. Voir l’étude à venir sur la permanence de la complexité du jeu des étapes. 170 Par exemple, le fait de se dire : je peux rouler à 150 km heure dans la mesure où la route n’est pas dangereuse, mais aussi je peux seulement saluer de la tête pour appliquer la règle de politesse qui me commande de dire bonjour. 171 D. Anzieu et J. Martin ont en ce sens noté que la compréhension des conséquences de la décision peut être mal perçue dans les groupes restreints. Selon eux, “il arrive que des décisions prises d’une manière apparemment satisfaisante, ne sont pas exécutées parce que les participants n’en ont pas vu toutes les implications et qu’ils reculent devant certaines des conséquences de l’action entreprise au moment où celles-ci leur apparaissent”. Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 182. 172 En ce sens voir notamment l’ouvrage de Timsit Gérard, les figures du jugement, PUF, coll. « Les voies du droit », 1993. Cet auteur essaye de fonder une exacte relation du juge et de la loi notamment à travers les notions de transcription, transdiction, transgression et subvertion. De même, voir l’ouvrage de Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999. Enfin, concernant la récréation du droit par le peuple voir : Wahnich Sophie, Produire des normes pendant la période révolutionnaire, émotions et actes de discours, La juridicisation du politique, Leçons scientifiques, L.G.D.J, Coll Droit et Société, n°7, 2000, p 195 et suiv.

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Cette étape est très proche de celle de l’application du droit. D’un point de vue schématique, on pourrait ainsi la considérer comme un simple mécanisme de feed back de l’application du droit vers les autres étapes. Mais, il s’agit néanmoins d’une étape de création du droit bien identifiable qui consiste à donner une nouvelle vie et un nouveau sens au droit : une nouvelle vie car elle réintroduit la règle de droit dans un circuit de création, un nouveau sens car elle transforme le contenu du droit. Ce moment se distingue de l’étape d’application du droit au cours de laquelle la règle est simplement adaptée. Ici, l’adaptation va faire émerger une règle nouvelle se superposant à la règle ancienne et l’abrogeant en quelque sorte. Ce moment de création du droit peut être illustré dans le système décisionnel ou étatique par des exemples d’arrêts tirés du droit de la responsabilité civile173. Dans ce cadre, l’action jurisprudentielle a en effet parfois pris force de loi. Cependant, malgré l’aspect événementiel de ces exemples, cette étape ne doit pas faire office d’étape exceptionnelle. Par exemple, dans le système étatique, soit dans la phase décisionnelle des processus de création du droit moderne, le juge recrée souvent la norme globale en lui injectant de l’espèce174. De même, l’administration joue un rôle non négligeable de recréateur du droit175. D’autre part, plus globalement, au delà du cadre étatique, cette étape renvoie à diverses images. La recréation de la règle c’est aussi par exemple le processus par lequel que « le social » juge (et non pas tolère selon l’espèce) que la règle de la politesse selon laquelle on doit dire bonjour consiste seulement à saluer de la tête. De même, il s’agit du processus par lequel il juge (et non pas tolère selon l’espèce) que rouler à 150 km/heure ne soit pas dangereux. Cette étape apparaît donc comme un moment de contrôle de la création du droit par ses acteurs légitimes que sont les membres d’un ordre juridique. Elle permet une immersion de la règle de droit dans le contexte social à un degré plus fort que lors de l’application du

173 Le droit de la responsabilité civile repose en effet sur une recréation du droit par la jurisprudence. Dans ce sens, pour J. Carbonnier “il existe des responsabilités professionnelles régies par des lois spéciales… Mais le droit commun de la responsabilité civile tient en un petit groupe d’articles du Code (1382 à 1386), autour desquels s’est édifiée une œuvre énorme de jurisprudence”. Carbonnier Jean, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, Forum, 1996, p 151.

Par exemple, l’arrêt Perruche rendu le 17 novembre 2000 a constitué une (re)création de droit, à tel point qu’a été posée la question de savoir si face à cette innovation jurisprudentielle, il fallait légiférer, c’est-à-dire créer un nouveau droit pour abroger l’ancien. Dans cet arrêt, il est retenu que “dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme P… avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues”. Concernant cet article, voir le dossier du Sénat http://www.senat.fr/evenement/dossier_perruche.html et notament le rapport de M. René Garrec. Jurisprudence Perruche : faut-il légiférer? 174 Concernant “cette injection d’espèce”, voir notamment De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 32. Selon cet auteur, la prise en compte, même sommaire, de la complexité des situations à aborder “efficacement” conduit nécessairement “à introduire dans la norme de l’exception, de la dérogation, de la négociation, de la marge et du mou… De l’espèce, en quelque sorte”. Or, il apparaît que cette intrusion d’espèce peut se résoudre en recréation du droit. Il en va ainsi par exemple lorsqu’un tribunal refuse de façon répétée de sanctionner le taux d’alcool autorisé légalement afin d’éviter l’engorgement ou selon une coutume locale. 175 Sur ce point, il est possible de prendre comme exemple le cas de l’exécution normative des politiques communautaires qui “ne saurait être conçue comme la suite linéaire de leur élaboration”. Lors de ce moment les ministères et les groupes d’intérêt qui n’ont pas réussi à faire valoir leurs intérêts en amont continuent en effet la négociation par d’autres moyens. Il y a “des velléités de renégociation” en aval qui peuvent faire évoluer le droit. Sur ce point voir : Doutriaux Yves et Lequesne Christian, Les institutions de l’Union européenne, 4° édition, La documentation Française, 2001, p 119 et suiv.

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droit. Elle modèle la règle au monde réel et lui procure une expérience qui peut la transformer. Cette étape est ainsi tout d’abord une sorte de débat social initié par l’application du droit. Ceci est vrai même au sein des systèmes étatiques de création du droit dans la mesure où les tribunaux sont le lieu d’une construction du droit faisant intervenir des cercles concentriques d’auditeurs : le juge, le sujet ou le groupe sujet, et enfin les membres de l’ordre juridique (l’auditoire du tribunal et au-delà)176. De plus, cette étape est aussi un débat social de long terme sur la pertinence de la règle. Cependant, lorsqu’elle est confiée à un organe ou un ordre juridique particulier (par exemple les magistrats dans le système étatique moderne), cette étape peut aussi imposer une interprétation de la règle autoritaire éloignée des besoins ou arguments sociaux. Dès lors, malgré la complexité des processus de création du droit, il est possible de repérer en leur sein des moments ou étapes de création du droit. Mais cette présentation en moments ou en étapes n’est pas suffisante pour appréhender ces processus. Elle constitue même un handicap concernant leur perception. Elle incite tout d’abord à considérer la création du droit comme « un processus hiérarchisé, unilatéral, vertical et descendant d’émission/édiction des normes »177. Or, il ne semble pas approprié de partager cette vision « trop simple décrite par la doctrine dominante »178. Il existe en effet un jeu entre et même dans ces étapes, lequel suit de multiples schémas chronologiques et conduit à saisir un processus de création du droit comme un tout complexe au fonctionnement entrecroisé. Ensuite, cette présentation fait croire qu’il est possible d’évincer des étapes et de réduire la complexité du « jeu des étapes ». Or, s’il existe des multitudes de variantes de toutes ces étapes, il semble difficile d’éluder ces dernières. Ainsi, malgré la césure qu’essayent d’imposer les Etats entre les phases décisionnelles et les autres, les processus modernes de création du droit étatique n’en sont pas moins tenus de respecter la plupart des étapes de création du droit, même si c’est dans un ordre bien étrange. Il convient alors de préciser le fonctionnement de ces processus de création du droit en montrant que ces étapes s’inscrivent dans un jeu complexe difficilement réductible. 2. Le fonctionnement des processus de création du droit La présentation des étapes des processus de création du droit doit être accompagnée de remarques sur le fonctionnement de ces processus. En effet, elle apporte une image linéaire, mono-causale et rationnelle là où il semble qu’il faille considérer qu’il existe non seulement un jeu complexe des étapes mais aussi une permanence de la complexité de ce jeu.

176 Référence à la théorie de Chaïm Perelman selon laquelle la seule façon de préserver les valeurs dans le système juridique est de prendre modèle sur le procès, en permettant à des cercles concentriques d’auditoires d’apprécier la justesse de la décision juridique : d’abord les parties, puis le groupe social concerné, puis la société entière et enfin l’auditoire universel, notion abstraite qui exprime la rationalité. Chevalier J-M, Ekeland I, Frison-Roche M-A et Kalika M, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 54. 177 Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991, p 59. 178 Ibid.

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a. Le jeu complexe des étapes Lorsque l’on entre dans le mécanisme des processus de création du droit, les étapes de création apparaissent fonctionner et s’entrecroiser selon un jeu complexe emprunt « d’un principe dialogique et d’un principe de récursion »179. Mais, afin de saisir ce jeu des étapes qui anime les processus de création du droit, il est nécessaire de différencier l’étude des processus primaires et secondaires. Les processus primaires renvoient à des ordres juridiques composés d’individus et relativement éloignés d’autres ordres juridiques alors que les processus secondaires renvoient à des ordres juridiques composés d’individus et d’autres ordres juridiques. i. Le jeu des processus primaires Dans les processus primaires, plus qu’ailleurs, la création du droit apparaît se développer de manière linéaire, rapide, et suivant une causalité évidente180. Elle semble suivre les schémas linéaires de velléité et de bestialité que l’on représente de la sorte181 : Schéma linéaire I------------I-----------I-----------I C d ∆ E C = conception d’un projet ou désir E = satisfaction de ce désir d = la délibération ∆ = la décision (d et ∆ permettent de freiner le désir et le rendre acceptable par la raison) Schéma de velléité Schéma de la bestialité I--------I----------I I--------I C d ∆ C E Mais, une étude de ces processus de création du droit, notamment à travers l’exemple des groupes restreints ou des « communautés primitives », dévoile l’existence d’un jeu complexe entre les étapes de création et dans ces étapes. Ainsi, concernant les relations entre les étapes des processus primaires, il est tout d’abord possible de remarquer que « les communautés primitives » ou les « groupes primitifs » peuvent être saisis comme de petites communautés soudées et homogènes182 où il n’existe

179 Référence à la définition de la complexité précitée. Morin Edgar, Penser l’Europe, Folio, 1990, p 24. 180 Pour L. Sfez, « la causalité et la rationalité dans un schéma linéaire c’est un tout ». Sfez Lucien, La décision, PUF, Que sais-je ?, n°2181, 1984, p 22. 181 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 53. 182 Lévy-Bruhl Lucien, L’âme primitive, PUF, Quadridge, 1996, p 73 à 76. Ainsi, pour L. Lévy-Bruhl, dans les groupes primitifs, « l’unité réelle est le groupe et non pas l’individu. Il y a globalement solidarité de l’individu avec son groupe,

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pas de réelle position de pouvoir183. Or, cela engage à ne pas leur appliquer un schéma linéaire et rationnel d’engendrement du droit. Ici les rôles politiques apparaissent absents et de ce fait, l’existence de procédures strictes de création du droit imposant un respect de la linéarité et de la causalité semble exclue. Les moments de création du droit doivent davantage se chevaucher, se mélanger et s’ordonner dans des sens complexes184. Sur ce point, on sait par exemple que, dans ces groupes, les procédures de résolution des conflits peuvent engendrer une naissance de droit185. De plus, la même remarque semble devoir s’appliquer aux groupes restreints. En effet, même si certains persistent à y saisir la prise de décision comme linéaire et rationnelle, il n’en faut pas moins relever que, dans ces groupes, la création du droit repose sur des jeux d’influence. Le groupe restreint (et probablement primaire), c’est avant tout une histoire d’hommes liés par des relations affectives186, un cadre où tous les hommes sont quasiment en interaction avec tous et où le pouvoir est décentralisé 187. Or, dans un tel contexte de relations complexes, il est difficile d’admettre que le droit émerge d’un processus parfaitement vertical et d’une causalité logique188. Il est plus juste de considérer que la « décision de groupe » y est le résultat solidarité des membres du groupe social entre eux ou encore immanence du groupe dans l’individu ». Le clan apparaît comme une société de secours mutuel dont les membres sont tenus de donner à leurs compagnons toute l’aide qu’ils peuvent dans la vie. Les membres d’un même clan sont aussi « les membres les uns des autres». Dans ces groupes, il y aurait en fait « une solidarité intime et presque organique qui lie entre eux les membres du groupe social ». 183 Certes, pour certains il existe une loi de la hiérarchie dans les groupes primitifs organisés que sont les villages. C’est au chef que l’on demande des lois. Lévy-Bruhl L., op. cit, p 75-76.

Mais comme le montre P. Clastres à propos des communautés primitives, ce chef apparaît sans réels pouvoirs. Ce n’est pas parce qu’il y a un « lien mystique entre le chef et l’organisation sociale » que celui ci a du pouvoir. Ainsi, pour P. Clastres, le discours du chef n’est pas un discours de pouvoir, celui-ci ne donne pas d’ordre. « Le chef qui veut faire le chef, on l’abandonne : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce qu’elle-même, et non le chef, est le lieu réel du pouvoir » (Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 165 et suiv.).

Sur ce point voir : Clastres Pierre, La société contre l’Etat, Ed. de Minuit, Paris, 1974. Pour une vue d’ensemble sur l’œuvre de P. Clastres, voir : Abensour M., L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Ed. du Seuil, Paris, 1987. Pour une perception globale du pouvoir dans les « groupes naturels », voir aussi Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 161 et suivant. 184 Dans les groupes abordés par l’anthropologie et l’histoire (les tribus et clans disparus), à diverses reprises, on retrouve notamment cette idée que le droit se fait en commun et qu’il n’y a pas toujours d’instances enfermant les étapes de création ou de règles ordonnant leur enchaînement. En ce sens voir Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991. Weber Max, Sociologie du droit, introduction et traduction de Jacques Grosclaude, PUF, coll. « Recherches politiques », 1986. Pour une vue d’ensemble, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 40 et suiv. 185 Elles sont notamment à l’origine d’un droit mou ou négocié. Sur ce point voir notamment Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 463 et suiv. 186 Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 36 et suiv. Mucchielli Roger, La dynamique des groupes, processus d’influence et de changement dans la vie affective des groupes, ESF, coll. « Formation permanente », 1967, p 75-91. 187Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 38. Dans ces groupes, le pouvoir politique apparaît de manière décentralisée. Il en va ainsi notamment dans les groupes expérimentaux. Mais, même dans les groupes institutionnels, on peut constater que « c’est le groupe qui se constitue lui-même en tant que détenteur du pouvoir et le délègue à celui de ses membres qui lui apparaît le plus souvent comme le plus efficace » (Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, op. cit, p 169.). Alors, concernant les groupes restreints, nous pourrions « abandonner le modèle classique du groupe hiérarchisé (qui n’est peut être qu’un accident historique à l’échelle de l’humanité) et considérer le pouvoir comme l’émanation du groupe pris dans sa totalité » (Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, op.cit., p 163.).

A l’inverse, voir Mucchielli Roger, La dynamique des groupes, processus d’influence et de changement dans la vie affective des groupes, ESF, coll. « Formation permanente », 1967, p 63. Pour cet auteur, malgré la participation active des membres, il y a une hiérarchisation spontanée dans les groupes primaires. 188 En ce sens, il est possible de remarquer que les processus de décision des groupes de discussion peuvent être saisis selon un processus de résolution des problèmes en trois phases (de collecte d’information, d’évaluation, d’influence) puis selon une phase de décision proprement dite (en l’absence d’éclatement du groupe). Or, il convient de noter que « bien entendu ces phases peuvent se chevaucher et parfois certaines d’entre elles n’apparaissent qu’à l’état rudimentaire ».

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d’une complexité décisionnelle. Ici, avant toute exigence, elle s’oppose « au conflit, au compromis, à la solution dite de synthèse ». Cette décision est « vraiment celle du groupe, élaborée en commun au terme d’interactions et d’échanges de point de vue subjectifs »189. Dès lors, la présence d’un ordonnancement linéaire et mono-rationnel des étapes de création du droit apparaît exclue. D’autre part, il convient de remarquer que, dans les groupes primaires, certaines étapes peuvent se transmuer en un « système » au jeu complexe. Il y aurait alors aussi un jeu complexe dans les étapes. Ainsi, la prise de décision clanique ou la résolution des conflits peuvent s’y transformer en « une réunion de prise de décision » et en « un tribunal ». Or, ces étapes-systèmes ne s’inscriraient pas dans un processus mono-rationnel et linéaire. Par exemple, une étape ou un système de résolution des conflits dispose de la capacité de commencer par remettre en cause le droit avant d’envisager de l’appliquer190. De même, une étape de prise de décision peut conduire à prendre une décision après avoir recueilli des données sur les conséquences de l’application de cette règle. Alors, une fois dépassés les présupposés évolutionnistes qui pèsent sur les groupes primaires191, leurs processus de création du droit apparaissent fonctionner selon un jeu complexe entre leurs étapes et même dans leurs étapes, lorsque celles-ci s’institutionnalisent. Le linaire apparaît y céder sa place à la connexité, cette dernière notion pouvant être présentée grâce aux schémas suivants192 :

Arbre Semi treilli

Connexité

Anzieu Didier et Martin Jacques-Yves, La dynamique des groupes restreints, PUF, coll. « Le psychologue », 1968, p 178. 189 Mucchielli Roger, La dynamique des groupes, processus d’influence et de changement dans la vie affective des groupes, ESF, coll. « Formation permanente », 1967, p 90. 190 Il en va ainsi par exemple dans des cas où au droit positif s’opposent des considérations humaines voire des éléments de droit naturel. Ainsi, dans le cas d’un femme qui vole parce qu’elle ne peut pas manger, il semble que l’on puisse commencer par remettre en cause le droit avant même d’envisager de l’appliquer. Les systèmes de résolution des conflits s’y prêtent mieux que les systèmes judiciaires dans la mesure où les procédures et exigences y sont plus souples. 191 Dont notamment l’image du chef dictatorial, seul créateur de la loi, valant dans la perception des communautés primitives, des tribus et par extension dans la perception des groupes restreints. 192 Sfez Lucien, Critique de la décision, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Références, 1992, p 85. Dans le graphe en arbre, il n’est pas possible d’avoir de circuit fermé. Dans le graphe en semi-treilli, des boucles et des circuits fermés peuvent être réalisés, même partiellement. Dans un système pris de connexité, il y a une forte densité de relation entre les éléments de l’ensemble. Parfois tous les points sont reliés entre eux. On est alors proche de la notion de système. Pour plus de développements : Sfez, op. cit., p 85 et suiv.

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Certes, au gré des différents types de pouvoir en place, il existe sans doute différents degrés de complexité dans ces jeux, mais la présence d’une complexité y serait constante. Ce constat n’est d’ailleurs pas surprenant dans la mesure où même la prise de décision d’un homme seul apparaît comme emprunte d’un jeu complexe d’étapes. C’est notamment ce que suggère E. Morin en parlant de complexité humaine193. Mais pour d’autres auteurs aussi l’homme serait complexe et ses actes, comme la prise de décision, sembleraient imprégnés de cette caractéristique194. Il apparaît dès lors envisageable de schématiser de la sorte le fonctionnement des processus primaires de création du droit :

L’ordre Juridique primaire

Ordres juridiques étrangers

Naissance

Mise à jour

Décision

Application communication

Recréation

Le système de création du droit

Jeu des

étapes

193 Morin Edgar, La complexité humaine, Champs-L’Essentiel, Flammarion, 1994. 194 Joel de Rosnay engage aussi à considérer que, même dans l’individu, la prise de décision est un processus strunon hiérarchisé. En effet, pour cet auteur, “le cerveau apparaît comme l’intégrateur des différents signaux (internexternes) et non comme le centre hiérarchique suprême où se prennent les décisions : il n’y a pas de leader l’organisme humain”. Joel de Rosnay, Le macroscope, vers une vision globale, Editions du Seuil, 1975, p 69. Par aillL. Sfez applique sa théorie de la décision à l’homme en tant qu’individu. Ainsi, à chaque schéma de décision correspour lui un type d’homme : à l’homme certain correspond la décision dans le libéralisme classique ; à l’homme probcorrespond la décision dans le libéralisme moderne ; à l’homme aléatoire correspond la décision dans nos soccontemporaines. Pour cet auteur, il semble donc que la décision de l’homme ne s’apparente pas à un processus empde simplicité.

Individus

cturé es et dans eurs, pond able iétés reint

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Légende

Possibilité de création d’un système complexe Action possible

Action Ordre juridique

Jeu complexe Jeu des étapes

i. Le jeu des processus secondaires Plus encore que leurs congénères primaires, les étapes des processus de création du droit des ordres juridiques secondaires apparaissent fonctionner et entrer en relation selon un jeu entrecroisé. En effet, dans les processus secondaires de création du droit où en plus des individus, divers ordres juridiques se percutent, ce jeu des étapes s’accentue. Là, plus qu’ailleurs, un processus de création du droit apparaît comme un tout qu’il faut saisir de façon complexe. En fait, dans ces processus, chaque étape devient un système complexe à part entière et tous ces systèmes se percutent de façon enchevêtrée. Certes, parmi ces « étapes-systèmes », le processus de décision, en devenant l’étape « officielle » du processus de création du droit, accapare tous les regards et occulte la complexité du jeu des étapes. Mais, les autres « étapes-systèmes » n’en continuent pas moins leur vie à côté de celui-ci et il se développe en réalité entre et dans ces étapes-systèmes de fortes relations complexes195. Ainsi, dans ces processus secondaires, concernant la relation entre les étapes (devenues des systèmes), on se retrouve en pleine complexité. En effet, comme cela sera vu à propos de l’interdépendance des étapes, dans ces processus, le système officiel légal n’arrive jamais à accaparer tout le processus de création du droit. La création du droit n’y est jamais le simple fait du système officiel quoi qu’il en paraisse. Les autres étapes de création du droit continuent à y exercer leur rôle notamment grâce aux points de passage196 qui existent dans le système légal. Par ailleurs, ces différentes étapes ne s’enchaînent pas de façon linéaire et mono-rationnelle. Grâce notamment aux points de passage qui font que le système de décision (système officiel) est perméable aux autres étapes, un jeu désordonné des étapes peut avoir lieu. Par exemple, l’étape de naissance du droit dans le système officiel peut être envahie par des éléments provenant de l’étape de récréation non officielle du droit. C’est 195 De par cette position nous différons donc de la position de A-J. Arnaud. Cet auteur a en effet effectué une modélisation des processus complexes de création du droit (Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, 1991.). Selon lui, la décision complexe repose sur trois sous-systèmes de sélection des décisions, de conception des plans d’action et de construction des problèmes dans lesquels il existe de la récursivité et entre lesquels celle-ci s’exprime aussi (Arnaud A-J. et Farinas Dulce M-J., Introduction à l'analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998, p 334.). Mais, il considère que ce modèle de processus ne fait qu’émerger dans l’ère moderne et que, pour l’heure, l’essentiel des décisions est encore pris dans le sous-système de décision comme s’il s’agissait du système tout entier. Or, pour notre part nous considérons que même si les Etats tentent de réduire les étapes de création du droit qu’ils ne maîtrisent pas (qu’elles soient étatiques ou non), celles-ci fonctionnent tout de même et sont effectives dans une mesure plus étendue. 196 Ces derniers peuvent être illustrés par les acteurs du système officiel lesquels font figure de lieux de passages en permettant une certaine intrusion des attentes sociales dans les normes juridiques. Sur ce point voir Chevallier Jacques, Le droit en procès , CURAPP, PUF, 1984, p 22. Selon cet auteur, les normes juridiques sont produites par « des acteurs concrets insérés dans des rapports complexes d’interactions extrajuridiques… L’origine du droit se situe donc clairement dans la sphère du non-juridique : elle passe par un processus politique de transformation d’exigences sociales en normes juridiques » et suppose « la médiation d’acteurs habilités par l’ordre juridique à dire le droit ».

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pourquoi, un projet de loi sur l’interdiction du cannabis peut se voir opposer des arguments (et du droit) issus des policiers et des consommateurs de cannabis, c’est-à-dire des éléments qui ne devraient intervenir que lors de l’application sociale du droit selon un schéma linéaire et rationnel. De même, dans ces processus secondaires, concernant le fonctionnement interne des étapes-systèmes, on se situe dans une profonde complexité. On peut ainsi repérer un jeu complexe entre les moments de ces étapes-systèmes. Pour exemple, dans le système légal (le système officiel de l’Etat), il existe un jeu « désordonné » entre divers moments de création du droit. Dans cette étape-système, il est notamment avéré que les moments d’application/recréation peuvent devenir des moments de naissance du droit. Dans ce sens, il convient de remarquer que le droit de la responsabilité civile est notamment né d’une application/recréation du droit197. De même, le moment d’adoption de la décision peut y influencer celui de la formation du projet du droit et les conditions de la naissance d’un projet de droit peuvent y définir le cadre des débats198. Il est donc possible de saisir l’existence d’une liaison multi-directionnelle entre les moments de l’étape légale. Refuser de saisir cette complexité dans les moments de l’étape légale conduirait d’ailleurs à commettre des erreurs. Par exemple, si on décidait d’étudier le moment de l’adoption du droit indépendamment de l’étape de formulation du projet de droit, on pourrait considérer le système légal français comme un processus d’élaboration du droit plus proche de ses membres que ce qu’il n’est. En effet, dans cette optique on pourrait conclure que le peuple français participe à la création de la loi (avec le vote et les amendements) même si cette participation est indirecte et se fait par l’intermédiaire des partis politiques. Or, à l’inverse, une mise en perspective avec l’étape de formulation du droit donne des résultats très différents puisque l’on s’aperçoit alors que le peuple ne fait, dans la plupart des cas, que travailler indirectement sur des projets de droit dont il n’est pas à l’origine199. Par ailleurs, à côté de ces remarques sur le jeu entre les étapes et dans les étapes qui irrigue les processus secondaires de création du droit, il convient de remarquer que des ordres juridiques étrangers s’insinuent dans le fonctionnement de ces processus et rajoutent alors de la complexité au « jeu des étapes ». Cette vision du fonctionnement des processus secondaires de création du droit peut être retranscrite dans la présentation schématique suivante :

197 Voir en ce sens l’action jurisprudentielle autour des articles 1382 et suivants du Code Civil. Carbonnier Jean, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, Forum, 1996, p 150 et suiv. 198 Par exemple, la proposition concernant la mort du roi louis XVI (sorte de projet de droit sur l’abolition définitive du régime) ne pouvait pas donner lieu à des débats décisionnels neutres et cette éventualité a influencé et retardé la formation de la proposition. 199 Référence à l’ampleur du pouvoir législatif d’initiative dont dispose le gouvernement français.

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Schématisation du fonctionnement de l’ordre juridique secondaire

L’ordre juridique secondaire

L’ordre

N

M

ComA

R

Jeu des étapes

Naissance et mise à jour

Etape de décision contrôlée par l’ordre juridique dominant

Vie des membres de l’ordre juridique

Ordres juridiques étrangers

Légende Action

Action réciproque

Action éventuelle

Etape-système officielle

aissance

ise à jour

Décision

munication pplication

ecréation

Recréation

Bruit des médias

Communication

Application

Individus et ordres juridiques membres

Jeu complexe

Etape-système non officielle

Ordre juridique

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De surcroît, pour illustrer ces propos, il semble utile de donner deux exemples schématiques du fonctionnement des processus secondaires de création du droit. Le premier à trait à la dépénalisation de la marijuana et le deuxième concerne la pratique de la relation buco-génitale aux Etats-Unis d’Amérique. Ces exemples présentent l’avantage d’être d’actualité et d’être connus de nombreux membres des ordres juridiques modernes. Le dernier exemple renvoie notamment à une norme sexuelle qui, depuis « l’affaire Clinton », a été débattue jusque dans le système officiel de création du droit, à un niveau fortement politique.

Exemple n°1 : Le « débat » français sur la dépénalisation de la Marijuana

Naissance- Mise à jour Demande de dépénalisation

Système officiel de décision - Pas de projet de nouvelle loi - Pas de reconnaissance de la coutume - Recréation par les juges qui nesanctionnent la consommation qu’à partir d’un taux de détention supérieur au taux légal

Application - Recréation - Les policiers sanctionnent selon leurs critères - Peu de sanction sociale (les lycées, les parents et la société ne sanctionnent que faiblement)

Résultat du jeu des étapes

Dépénalisation de fait dans certaines limites

Influence de la dépénalisation dans des pays Comme la Hollande

Groupes individus

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Exemple n°2 : La pratique de la relation bucco-génitale chez les adolescents

hétérosexuels aux Etats-Unis200

Individus et groupes

Naissance - Mise à jour

- Demande (féminine) de sécurité relationnelle - Renforcement de l’idéal du cadre marital

Décision Officielle/Officieuse

- Le rapport sexuel doit être davantage replacé dans le cadre d’une relation stable - La relation buccogénitale est possible car elle n’est pas « du vrai sexe »

Influence de pays tiers

Lorun« seleadcrprsa

Ainsi, à l’inprocessus prCependant, processus, is’attachant semblent êtcomplexe de b. La perma Le jeu des équ’être diffiétapes susmedivers et sou 200 Sur ce point và : Rismann Baraujourd’hui, Sci

Jeu des étapes

e « sexe al » devient e

coutume » xuelle chez s olescents et ée des oblèmes de nté (MST).

Application - Recréation

- Diminution de la sexualité pendant le lycée, surtout hors du cadre d’une relation amoureuse - Mais, banalisation du rapport bucco-génital

verse de ce que laissait suggérer une présentation en étape, il apparaît que les imaires et secondaires de création du droit fonctionnent de façon complexe. afin de réduire tout risque de perception linéaire et rationnelle de ces l convient encore d’achever la présentation de leur fonctionnement en à remarquer que les différentes étapes des processus de création du droit re présentes dans tous les processus. Ceci permettra de saisir que le jeu ces processus ne peut être que difficilement réduit.

nence de la complexité du jeu des étapes

tapes serait non seulement complexe, mais sa complexité ne pourrait de plus cilement réduite. Il apparaît en effet qu’aucun processus ne peut éluder les ntionnées. Celles-ci seraient toujours présentes même si c’est à des degrés très s des modalités parfois subtiles. oir : La sexualité aujourd’hui, Sciences Humaines, n°130, Août-Septembre 2002. Se reporter notamment bara et Scwartz Pepper, “Adoslescents américains : vers une contre révolution sexuelle?”, La sexualité

ences Humaines, n°130, Août-Septembre 2002, p 44 et suiv.

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Tout d’abord, la vision des communautés primitives exprimée par P. Clastres semble plaider pour la présence d’une pluralité d’étapes dans les processus primaires de création du droit. En effet, selon cet auteur, dans ces ordres juridiques primaires le pouvoir politique n’est pas retenu. Il est partagé dans le groupe. Alors, il n’est pas incongru de considérer qu’il y ait besoin des différentes étapes de création du droit pour en rassembler les titulaires et le faire progressivement accoucher du droit. Même lorsque le droit semble sortir d’un seul homme, il apparaît que ces étapes sont présentes. Par exemple, dans les chefferies ou les tribus, pour créer du droit, les chefs consultent et écoutent. La décision s’entoure d’une phase d’amont comme d’aval et la complexité du jeu des étapes demeure. D’autre part, dans les processus secondaires de création du droit, il apparaît impossible d’exclure les étapes de création du droit, ceci qu’importe le type de pouvoir en place. Par exemple, sous le pouvoir monarchique, lors de la monarchie absolue201, la fabrique de la loi nécessitait tout de même une étape de naissance, de délibération, de décision et d’exécution. De même, dans le cas du totalitarisme, là où la complexité a le moins droit de cité, les adhérents du parti et les conseillers ont prise sur la création du droit202 et des étapes s’instaurent. Cependant, c’est dans le type de pouvoir bureaucratique de l’Etat moderne que la résistance des étapes est la plus intéressante à percevoir. En effet, ici, les Etats s’essayent à faire en sorte que le droit sorte uniquement du système de décision, voire même de certains moments de cette étape-système. Ils tentent par exemple d’éluder des étapes non officielles. Or, il est désormais possible de considérer que la création du droit est au moins toujours autant « dictée ou contrainte que créée »203, autrement dit que cette tentative a échoué. On peut notamment repérer l’existence de points de passage204 qui rendent le système de décision (l’étape officielle) perméable aux autres étapes. Pour exemple, en amont du système officiel, il est possible de relever le rôle de la doctrine. Elle constitue un point de passage juridique dans la mesure où elle permet d’inclure des données sociales dans le projet de droit. De même, les hommes politiques apparaissent comme des points de passage dans la mesure où ils sont dépendants de la pression sociale. Mais, les tribunaux ou les organes contentieux font aussi figure de point de passage en aval du système officiel. Eux-aussi reçoivent la pression sociale. En fait, tout au long du système de décision, les autres étapes-systèmes, les groupes et les individus de l’ordre juridique ont leurs entrées (via des groupes de pression ou la pression sociale...). Tenter d’éluder des étapes et de réduire la complexité du jeu des étapes semble donc une tâche ardue et quelque peu présomptueuse. Il existerait une permanence de la complexité du jeu des étapes.

201 Régime politique notamment illustré par la phrase « l’Etat c’est moi ». 202 Ils constituent une partie active dans la création du droit à l’inverse des sympathisants et des opposants. Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme, Le système totalitaire, Les éditions du Seuil, 1972, p 92 et suiv. 203 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 29. 204 Il s’agit de lieux de passages permettant une certaine intrusion des attentes sociales (ou des autres étapes de création du droit) dans les normes juridiques officielles. Ces derniers peuvent être illustrés par les acteurs du système officiel. Sur ce point voir Chevallier Jacques, Le droit en procès, CURAPP, PUF, 1984, p 22. Selon lui, les normes juridiques sont produites par « des acteurs concrets insérés dans des rapports complexes d’interactions extrajuridiques… L’origine du droit se situe donc clairement dans la sphère du non-juridique : elle passe par un processus politique de transformation d’exigences sociales en normes juridiques » et suppose « la médiation d’acteurs habilités par l’ordre juridique à dire le droit ».

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D’ailleurs, une étude du processus étatique de création du droit menée par G. Timsit montre à elle-seule la difficulté qu’il y a à évincer les étapes de création du droit205. Avec sa réflexion concernant la sur-détermination, la co-détermination et la pré-détermination206, cet auteur montre que non seulement les étapes du système de décision ne peuvent être évincées mais aussi que les autres étapes-systèmes non officielles ont des points d’entrée dans ce système officiel, c’est-à-dire qu’elles le perforent et qu’il s’instaure un jeu des étapes. Ainsi, G. Timsit dévoile tout d’abord qu’il n’a pas été possible de scinder les étapes du processus législatif moderne, d’exclure ses acteurs de certaines étapes et d’éluder certaines de ses étapes. Ces tentatives étatiques visant a créer « un processus hiérarchisé, unilatéral, vertical et descendant d’émission/édiction des normes » ou encore un processus linéaire et rationnel d’émission/discussion/exécution, n’ont pas eu le succès escompté. En effet, si la pré-détermination est le signe et la traduction d’une domination207, la co-détermination en prolongeant, poursuivant, complétant ou déformant la pré-détermination substitue une « parole plurielle » au « singulier du sujet »208. Elle réintroduit des étapes de création du droit, un dialogue de droit, un temps éludé. Par ailleurs, la sur-détermination apporte dans la loi les principes auxquels adhèrent les membres d’une communauté. Là aussi certains moments de création du droit reprennent leur rôle (mise au point, recréation...). Avec les phénomènes de co-détermination et de sur-détermination les étapes se « recréent » donc. Leur existence rend caduque les tentatives d’éviction des étapes de création du droit dans le système officiel de décision. Mais, les travaux de G. Timsit dévoilent aussi qu’au delà de l’étape-système de prise de décision, un processus de création du droit rechigne par essence à évincer ses étapes. Cet auteur montre ainsi que, malgré les tentatives d’exclusion à leur égard, les autres étapes de création du droit interviennent « à côté » de l’étape-système de prise de décision. Par exemple, pour cet auteur, avec la co- 205 Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991. 206 Concernant l’engendrement de la loi, Gérard Timsit a montré comment il fallait réintégrer dans l’analyse les conditions d’immanence et de transcendance qui ont été « abusivement négligées par la doctrine dominante » (Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991, p 59.).

Selon cet auteur, le processus étatique de création du droit serait à l’ère moderne « un processus complexe associant instances d’émission et de réception des normes, les normes émises faisant l’objet d’un décodage permettant d’investir la norme de son sens définitif » (Ibid.). Il y existerait un processus de décodage « étroitement contrôlé et orienté, à la fois par l’auteur de la norme, vers la signification de la norme qu’il a voulu lui donner, et par le récepteur de la norme (qu’il soit administré, justiciable, fonctionnaire ou juge), vers la signification qui lui paraît la plus conforme à ce qu’il croit être le sens du texte, ou.. à ses intérêts » (Ibid.).

G. Timsit a notamment repéré trois modes de contrôle du décodage de la norme ou trois manières pour la norme d’accéder à la juridicité : la pré-détermination, la co-détermination et la sur-détermination. La pré-détermination, c’est la manière dont l’auteur de l’acte, par les mots et les concepts qu’il utilise ou par le contexte dans lequel il insère son acte, maîtrise le décodage de son acte (op.cit, p 60-61.). La co-détermination « c’est le dialogue muet mais réel qui s’instaure à tout moment entre l’auteur, sujet de la norme, et son lecteur » (op.cit, p 105.). En effet, comme le note G. Timsit, « si le décodage est opéré à partir de l’encodage assuré par l’instance d’émission/édiction de la norme, qui en conditionne la possibilité, le décodage est quant à lui le fait de l’instance de lecture de la norme, qui en est l’adressataire et le destinataire. La norme, sa signification, n’est donc pas le seul résultat de la pré-détermination assurée par l’instance d’émission/édiction de la norme » (Ibid). Mais à ces deux modes de contrôle il faut en ajouter un troisième qui fait « intervenir également la référence à laquelle, explicitement ou implicitement (et le plus souvent implicitement), renvoient les instances associées à la détermination du sens de la norme » (op.cit, p 152.). Ce troisième mode de contrôle est la sur-détermination ou silence de la loi. C’est « cet ensemble de valeurs, de principes, de croyances auxquel adhèrent les membres d’une communauté et qui constitue le fonds dans lequel puiseront ceux qui, ayant à s’interroger sur le sens de la loi, y trouveront le moyen de combler une lacune, de décider de la manière de lever une contradiction ou de justifier une extension de la loi à un cas qu’elle n’avait pas prévue » (op.cit, p 153.). 207 Celle de l’Etat dans la société interne, celle des Etats les plus puissants, ou - à raison et dans la mesure de leur souveraineté - celle des Etats souverains dans la société internationale. Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991, p 104. 208 Ibid,104.

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détermination et la sur-détermination, les étapes de mise au point du projet de droit, d’application et de recréation du droit réapparaissent « à côté » de l’étape légale des processus de création du droit. En effet, ces phénomènes dévoilent que « la signification de la norme dépend au moins autant d’institutions officielles, hiérarchiques ou juridictionnelles, que non officielles, à la limite de chacun des membres du groupe social qui, procédant à la lecture de la norme, en donne sa propre interprétation, fait produire à la norme des effets qui peuvent être très éloignés de ceux qu’en avait prévus ou conçus son auteur »209. Il semble alors y avoir une sorte de lien indissoluble entre les étapes d’un processus de création du droit. Il serait possible de les orienter et de les encadrer210 mais leur suppression est exclue. Seule une différence de degré dans l’importance de ces étapes est envisageable. Or, cette difficulté à éluder les étapes de création du droit garantit la permanence du « jeu complexe des étapes ». Au terme de ces propos, le phénomène de création du droit renvoie alors à l’ensemble des processus par lesquels les hommes édifient des règles structurantes pour les divers groupes sociaux. Il se présente comme phénomène processuel211 constitué de multiples processus complexes aux étapes entrelacées et presque indissolublement liées212. Mais, cette délimitation du contenu du phénomène de création du droit ne permet pas de le définir complètement. Il reste encore à comprendre le rôle et l’origine de ce phénomène juridique. 209 Ibid, p 180. 210 L’intégration permet de réduire la pré-détermination, la co-détermination et la sur-détermination. Ibid, p 182. 211 Pour autant, cela ne veut pas dire qu’étudier la création empêche d’envisager le contenu du droit. Celui-ci est en effet dépendant du processus de création du droit. Le plus souvent, un droit ne peut être de contenu simple, logique et autoritaire que si le processus de création le permet. Le processus de création du droit détermine en fait en grande partie le contenu du droit. Il est ainsi difficile d’imaginer un processus de création du droit réellement ouvert sur les groupes indépendantistes ou terroristes sans que le contenu du droit soit affecté. Notre étude portera donc autant sur la création du droit elle-même que sur les problèmes de contenu du droit qui y sont liés. 212 Ceci ne signifie cependant pas que tous les processus de création du droit présentent la même structure. Tous en effet ne reposent pas sur un jeu complexe comparable.

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Section II L’origine et le rôle du phénomène de création du droit

Le phénomène de création du droit ne saurait être pleinement défini sans que soient entrevus son origine et son rôle. Il convient donc de s’attacher à ces questions. Or, à cette fin, il est nécessaire de relever que le phénomène de création du droit puise son origine au plus profond de l’homme, dans sa réflexivité et sa nature sociale. D'autre part, il convient de remarquer que le phénomène de création du droit a permis à l’homme de s’éloigner de la nature et d’édifier un monde social.

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§1. L’origine du phénomène de création du droit Le phénomène de création du droit n’est pas à proprement parler un phénomène voulu. Il est la conséquence du processus d’hominisation. Son origine est à chercher dans le tréfonds de la nature humaine ou plutôt du « phénomène humain ». Elle est liée à la réflexivité humaine tout autant qu’à la nature sociale de l’homme. A. La réflexivité humaine Pour saisir l’origine de la création du droit, il convient de mettre ce phénomène en relation avec les caractéristiques humaines. Or, la première d’entre elle est la réflexivité. En effet, pour qui pense l’homme, celui-ci apparaît d’abord comme un être vivant dont la particularité est d’être réflexif. C’est ainsi par un pouvoir de réflexivité que cette forme vivante semble se distinguer de toute autre forme de vie organique ou animale. Cette position est notamment celle partagée par P. Teillard du Chardin213. Pour cet auteur, le monde s’est formé en étapes (prévie, vie, pensée, survie) et, dans ce schème, c’est avec le développement de la pensée, la « naissance de la pensée », que l’homme apparaît214. Ce temps de naissance correspondrait à « un changement d’état biologique ayant abouti à l’éveil de la pensée »215 et par lequel « dans le monde, l’homme est entré sans bruit »216. Cet auteur considère donc que l’homme a émergé avec la pensée et qu’il se caractérise par un « pouvoir de réflexion »217. Mais P. Teillard du Chardin n’est pas le seul à faire de la réflexivité la spécificité humaine. Déjà pour J-J. Rousseau, l’homme était irrigué par une capacité réflexive nommée perfectibilité. Il s’agissait de la faculté de se perfectionner, « faculté qui à l’aide des circonstances développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu »218. D’autre part, E. Morin abonde aussi en ce sens. Pour cet auteur, l’homme est un super vivant et notamment un super primate poussé par la recherche219. C’est un être vivant hypercomplexe doué d’intelligence et de folie, l’Homo sapiens étant aussi Homo demens220. Pour certains penseurs, l’homme se

213 Teilhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955. 214 Pour cet auteur, même si on ne peut pas saisir à souhait les formes originelles de l’espèce humaine, cette naissance de la pensée se réaliserait en plusieurs stades : tout d’abord le pas élémentaire (l’hominisation de l’individu) puis le pas phylétique (l’hominisation de l’espèce) et le pas terrestre (la noosphère). Concernant les formes originelles de l’espèce humaine, il convient en effet de constater que l’Homo sapiens ne peut plus être vu comme l’aboutissement d’une évolution linéaire mais comme le résultat d’un bourgeonnement de la vie. Revue Sciences humaines, Les premiers hommes, nouveaux scénarios, avril 2002, n°126, p 24 et suiv. 215 Teilhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p 177. Ce changement « ne correspond pas simplement à un point critique traversé par l’individu, ou même par l’espèce. Plus vaste, que cela, il affecte la vie elle même dans sa totalité organique et par conséquent il marque une transformation affectant l’état de la planète entière ». 216 Ibid, p 180. 217 Ibid, p 306. 218 Rousseau J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, éditions Garnier-Flammarion, 1971, p. 171-177. 219 Morin Edgar, La complexité humaine, Flammarion, Champs-L’Essentiel, 1994, p 156. 220 Sur ce point voir Morin Edgar, La complexité humaine, Flammarion, Champs-L’Essentiel, 1994, p 167 et suiv ; La sociologie, histoire et idées, éditions Sciences Humaines, 2000, p 216.

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définirait donc par une capacité réflexive dont il n’apparaît d’ailleurs pas impossible de dater l’émergence221. Mais, si on peut s’entendre sur la caractérisation de l’homme par la réflexivité, il convient encore de savoir en quoi celle-ci pourrait être à l’origine du phénomène de création du droit. Cependant, d’un point de vue logique, la création du droit apparaît dépendante de la capacité réflexive de l’homme. En effet, c’est grâce à cette capacité que l’homme s’est mis à penser ses relations dans le futur et à projeter un « devoir être ». Or, pour cela il avait besoin du droit et de son processus de création. Si l’homme n’avait pas été réflexif, il aurait suivi son instinct, réalisé des actions identiques et répétitives. Il n’aurait pas essayé de créer la règle. Certes, à ce titre, il est possible de faire remonter les origines de tous les phénomènes juridiques, et plus globalement humains, à la réflexivité. Cette origine ne semble donc pas spécifique au phénomène de création du droit. Néanmoins, dans le cas de la création du droit, cette origine est bien plus directe et avérée. Ainsi, les phénomènes d’hygiène ou de politesse sont dus à la réflexivité humaine, mais ils viennent bien après elle. Par contre, le phénomène de création du droit apparaît directement à la suite de la naissance de la pensée, dans un rapport causal. Il se laisse même saisir comme une condition du développement de la pensée. En effet, il semble que l’apparition de la réflexivité humaine soit concomitante du développement de l’état collectif conscient ou de « l’hominisation collective »222. Ainsi, dès l’apparition de l’intelligence chez les néandertaliens et de la libération de la pensée chez le « complexe Homo sapiens »223, la socialisation apparaît. Alors que « le long des phyla vivants, au moins parmi les animaux supérieurs, la socialisation représente un progrès relativement tardif »224, les premiers hommes apparaissent dès l’origine en groupes, d’abord sous forme de « groupes lâches de chasseurs errants »225 au paléolithique supérieur puis dans des groupes plus soudés après le néolithique. C’est donc très rapidement après la naissance de la réflexion que la « grande soudure »226 des éléments humains s’est réalisée. Or, cet état collectif suppose que l’homme ait été apte à créer et poser des règles. Il engage à penser que la création du droit avait déjà émergé avant la fin du développement de la réflexivité. Il y aurait donc un rapport très intense, de quasi « cause à effet », entre la réflexivité humaine et la création du droit. Cette dernière trouverait directement son origine dans la réflexivité humaine, probablement d’ailleurs parce qu’elle en assurerait le développement.

221 Pour certains, le mutant humain et donc la réflexivité humaine apparaissent à la fin de l’oligonèce ou au cours du miocène. Morin E. / Piattelli-almarini M., L’unité de l’homme, I, Le primate et l’homme, édition du Seuil, 1974, p 133 et 134. 222 Teilhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p 309. 223 Ceci notamment car chez cet homme, il y a moins d’intelligence de perdu pour survivre et se propager. Teilhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p 201. 224 Ibid, p 202. 225 Teilhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, 1955, p 202. 226 Ibid.

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Mais les origines du phénomène de création du droit sont aussi à chercher dans la nature sociale de l’homme. En effet, un être humain réflexif mais d’une autre nature sociale n’aurait pas développé de droit ni a fortiori un phénomène de création du droit. B. La nature sociale de l’homme Si le phénomène de création du droit existe c’est aussi parce que l’homme est un être dôté d’une nature sociale particulière. L’homme est en effet un animal politique doté d’une « insociable sociabilité ». Selon E. Kant, deux forces contraires s’opposent en lui : la sociabilité qui « le pousse à rechercher ses semblables » et l’insociabilité qui « le rend incapable de se plier à la règle commune d’une association et menace sans cesse de dissoudre cette société »227. Cette dernière tendance résulterait de ses « inclinaisons et passions égoïstes ». L’homme serait alors en permanence tiraillé entre l’union et le conflit. Il s’inscrirait dans une complexité de l’ordre et du désordre et il faudrait unir, pour le comprendre, « les notions contradictoires de notre entendement »228. Or, cette nature sociale spécifique l’a conduit à développer la création du droit. En effet, de par son insociable sociabilité, l’homme a eu besoin de s’agréger avec ses semblables de telle façon que même sa tendance « insociable » ne remette pas en cause son union. Il a alors développé le droit, avec son phénomène de création229. Ces derniers constituaient le ciment de l’agrégation le plus sûr qui soit. Par conséquent, la création du droit est un phénomène qui trouve son origine tout autant dans la réflexivité humaine que dans la nature sociale de l’homme. De ce fait, il convient d’ailleurs de relever que la création du droit provient d’un besoin plus que d’une volonté de l’homme. On ne peut plus souscrire aux propos de G. Ripert pour qui le droit serait créé volontairement par l’homme230. Si celui-ci crée du droit, c’est, semble t-il davantage, parce qu’il a besoin de vivre en communautés et que ces dernières ne peuvent perdurer sans être basées sur des règles. Certes, peu à peu, la création du droit renvoie l’image d’un acte de volonté. Ainsi, en votant pour les constitutions, l’homme peut se complaire à croire que c’est par sa volonté propre qu’il adopte des processus de création du droit. Mais c’est plus certainement parce que l’homme ne peut, par nature, vivre dans le vide juridique qu’au fond le droit est créé. Reste que, s’il est désormais possible de s’entendre sur l’origine du phénomène de création du droit, il convient encore de comprendre son rôle.

227 Kant Emmanuel, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas, 1998, p 75. 228 Morin Edgar, La complexité humaine, Flammarion, Champs-L’Essentiel, 1994, p 167. 229 Dans ce sens, E. Kant considère que les techniques, les arts et les sciences, le droit et les institutions politiques, tout ce qui caractérise la culture des hommes au sein des sociétés, résulte d’un développement naturel de la nature humaine. Kant Emmanuel, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas, 1988, p 67. 230 Ripert Georges, Les forces créatrices du droit, L.G.D.J, deuxième édition, 1955.

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§2. Le rôle du phénomène de création du droit Le phénomène de création du droit remplit deux rôles intimement liés mais pourtant différenciables. Tout d’abord, il permet à l’homme de se séparer de la nature. Ensuite, il apparaît comme le sésame lui permettant d’élaborer de la vie sociale. A. Un moyen pour l’homme de s’éloigner de la nature et de passer à la culture Le premier rôle ou la première fonction du phénomène de création du droit serait d’arracher l’homme à la nature. Ainsi, si l’homme passe progressivement de la nature comprise comme « tout ce qui subsiste par sa propre force, tout ce qui est vivant et originaire »231, à la culture comprise comme cette totalité « où entrent les ustensiles et les biens de consommation, les chartes organiques réglant les divers groupements sociaux, les idées et les arts, les croyances et les coutumes »232, il apparaît que c’est grâce à la création du droit. Ce phénomène étant la première condition requise pour édifier des groupes sociaux, il se situerait à la base de ce « tout indivisible où entrent des institutions qui, pour une part sont autonomes, et pour une autre part communiquent »233. Certes, ce rôle a souvent été attribué au droit. Ainsi, pour Callicès, c’est le droit qui « conduit l’homme à prendre ses distances vis à vis de la nature »234. De même, pour C. Lévi-Strauss, « l’ordre culturel » est constitué par « un ensemble de normes variables et propres à chaque groupe social »235. C’est tout ce qui est « astreint à une norme » et « présente les attributs du relatif et du particulier » qui relève de la culture236. La culture semble donc liée au droit. De ces positions, il ressort l’idée que c’est le droit qui permet à l’homme de déployer son agrégation sociale et d’orienter son évolution vers un stade culturel. C’est lui qui, construit à partir du donné naturel, semble transformer la nature. Reste que pour faire du droit, il faut d’abord mettre au point un processus de création du droit. Ce serait alors plus précisément le phénomène de création du droit qui permettrait le passage de la nature à la culture. Selon la définition du droit qui a été adoptée, il semble même que ce soit essentiellement le phénomène de création du droit qui ait originairement permis ce passage. Les premières règles humaines étaient en effet aussi du droit et non pas seulement des règles religieuses237. 231 Sous la direction de Hansen-Love Laurence, Khodoss Florence, Clément Elisabeth, Demonque Chantal, Philosophie, Tome I, Hatier, 1989, p 225. Mais, pour C. Lévi-Strauss, « tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité » et « tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier ». Lévi-Strauss Claude, Les structures élémentaires de la parenté, éditions Mouton, 1971, p 10. 232 Malinowski Bronislaw, Une théorie scientifique de la culture, François Maspero, 1968, p 35. 233 Ibid, p 39. Définition de la culture. 234 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 30. 235 Sous la direction de Hansen-Love Laurence, Khodoss Florence, Clément Elisabeth, Demonque Chantal, Philosophie, Tome I, Hatier, 1989, p 218. 236 Lévi-Strauss Claude, Les structures élémentaires de la parenté, éditions Mouton, 1971, p 10. Sous la direction de Hansen-Love Laurence, Khodoss Florence, Clément Elisabeth, Demonque Chantal, Philosophie, Tome I, Hatier, 1989, p 225. 237 Par exemple, l’inhumation des morts et le dépôt d’offrande à côté du mort peuvent, au vu de leur importance dans le groupe, faire office de droit. Dans le sens de cette remarque générale sur le rôle du phénomène de création du droit, se

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Mais il convient de préciser que si ce phénomène permet l’accession de l’homme à la culture, il ne l’a pas fait passer à la culture d’un seul trait. C’est par l’évolution des processus de création, et du droit, que la culture ou l’ordre culturel s’affirme. Cette évolution s’est notamment faite jusqu’à présent avec l’invention du langage et le développement des groupes sociaux tels que la famille, la communauté, puis la société. La création du droit n’a pas d’emblée amené l’homme à un état culturel stable. C’est au contraire à l’instabilité du monde humain qu’a fait accéder le phénomène de création du droit. De plus, il n’est pas interdit de considérer que ce passage à la culture permis par le phénomène de création du droit renvoie plutôt au développement des capacités culturelles de l’homme. Il ne remettrait pas fondamentalement en cause sa dimension biologique ou naturelle laquelle continuerait d’imprégner en partie ses actions238. Dans ce sens, la création du droit aurait permis le développement d’un processus d’hominisation compris comme « un processus complexe où s’articule nature et culture (une nature humaine particulière imposant à l’homme de s’ouvrir à la culture) et où la culture intègre des caractères dus à ses fondements biologiques »239. D’autre part, rien ne garantit que le phénomène de création du droit ne permette qu’à l’homme de passer au stade culturel. En effet, la liaison entre la culture et l’homme n’est pas forcément indissoluble. Comme cela a déjà été vu, le « recours au culturel n’est pas le propre de l’homme » et des sociétés animales « ont su inventer des règles qui ne leur étaient pas données et les sanctionner »240. On peut alors envisager de considérer que le phénomène de création du droit puisse permettre à diverses formes de vie animale de passer à la culture. De plus, il existe une incertitude quant à savoir si d’autres formes de vie ont recouru ou recourront au droit et donc au phénomène de création du droit. On peut alors se demander si à l’avenir, la création du droit permettra à des formes d’intelligences, par exemple robotiques, de passer de la nature à la culture. Mais, pour l’instant, le phénomène de création du droit n’a apparemment permis qu’à l’homme de passer à un stade culturel avancé. Il convient donc de le lier à l’homme et de poursuivre en remarquant que le phénomène de création du droit n’a pas seulement permis à l’homme de passer de la nature à la culture. Il est plus précisément à l’origine de la vie en société. En effet, par ce phénomène, l’homme est certes passé à l’état culturel mais surtout il a été capable d’engendrer un monde social d’une complexité impressionnante.

reporter aux réflexions de N. Rouland pour qui le droit “ lui aussi paraît avoir contribué à la naissance de l’homme, peut être même bien avant la religion”. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 39. 238 Pour E. Morin, la clef de la culture est dans notre nature et la clé de notre nature est dans la culture. Voir en ce sens, Morin Edgar, Le paradigme perdu : la nature humaine, éditions du Seuil, 1973. La sociologie, histoire et idées, éditions Sciences Humaines, 2000, p 216. 239La sociologie, histoire et idées, éditions Sciences Humaines, 2000, p 216. 240 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 37.

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B. Un moyen de développement de la vie en société Le phénomène de création du droit autoriserait aussi l’homme à édifier un monde social complexe241. Dans ce sens, il ne permettrait pas seulement aux hommes de quitter l’ordre naturel marqué de l’universel, mais il leur donnerait aussi la possibilité de s’agréger en groupes et d’élaborer des alliances sociales d’une complexité impressionnante lui assurant la maîtrise du monde. Il serait non seulement la voie vers la culture mais aussi vers le collectif humain. Or, il s’agit d’un rôle qui mérite d’être individualisé. Il convient ainsi de remarquer que ce phénomène soude les groupes. C’est grâce à lui que les hommes peuvent empêcher les comportements dangereux pour les groupes, faire de l’ordre et progressivement développer les groupes. La création du droit est la loi physique du monde social. C’est en quelque sorte le noyau des planètes sociales que sont les groupes. Plus que le droit, il est à la base du monde social et à l’origine de la naissance de l’homme social. C’est grâce à ce phénomène, à cette opération qui consiste à fixer les règles d’un groupe, que l’homme peut créer des groupes, des communautés, puis des sociétés quand les communautés s’agrègent. Mais, ce phénomène ne fait pas que souder les groupes. Il définit aussi en partie leur figure identitaire. En effet, dans la mesure notamment où les processus de création définissent en partie le droit créé242 et que c’est le droit qui de plus en plus définit les groupes243, ce phénomène apparaît très lié à l’identité des groupes. Ce lien entre l’identité des groupes et les processus de création du droit est même tel qu’il serait possible de reconnaître une société ou un groupe social à son processus de création du droit244. Ces processus semblent en effet correspondre à une image sociétale. A tel processus qui permet de contrôler les groupes correspondra une société « dirigée » alors qu’à tel processus qui empêche l’existence des groupes correspondra une société « unique ». De même, si un processus sert au groupe global à seulement gérer la multiplicité, la société sera pluraliste. En fait, selon les processus, le droit sera plus ou moins pluraliste. Il pourra plus ou moins refléter une logique ou une politique et le visage de la société sera formé. On peut ainsi saisir que si la société française s’est changée en une société unifiée après la révolution, c’est en partie parce que le processus de création du droit y a été fermé aux groupes (leur droit était nié245) et que les dirigeants ont pu imposer ce qu’ils voulaient, notamment le code civil. D’autre part, les processus de création du droit protègent les groupes. Ils constituent en effet des résistances face aux éventuelles possibilités de dissolution. Ils permettent notamment d’éviter, comme dans certains ordres étatiques modernes, que certains

241 Il convient de préciser qu’il s’agit d’un monde social complexe dans la mesure où il existe des sociétés animales. La société n’est pas en effet une invention humaine. Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 372. 242 Ce thème sera traité dans la troisième partie de cette étude. 243 Idem. 244 Ce thème sera abordé dans la troisième partie de cette étude. 245 A cette époque le maître mot est l’unification, tout doit être le reflet d’une “organisation nationale unitaire”. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, P 128.

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problèmes ou volontés ne surgissent. De même, ils encadrent l’expression de ces volontés. Mais, ils font aussi office de fusible du « système ». C’est à eux par exemple qu’on s’en prend, et non pas à l’essence du groupe, quand on plaide pour la décentralisation politique. Il semble d’ailleurs que leurs caractéristiques définissent partiellement les degrés de résistance des groupes. Ainsi, il apparaît qu’un processus ordonné de façon complexe, ouvert et protégé aurait plus de chance de créer un groupe stable alors qu’un processus fermé et hiérarchisé aurait tendance à faire imploser le groupe après le départ ou la baisse de performance du leader246. Le phénomène de création du droit renvoie donc à tous les processus de création de règles structurantes des divers groupes sociaux et trouve son origine dans la réflexivité et la nature sociale de l’homme. Son rôle, quant à lui, est de permettre à l’homme de s’extraire de la nature et de construire sa vie sociale. Il sert ainsi à souder les groupes, à agréger l’homme dans des masses sociales et définit en partie la figure identitaire de ses rassemblements. Enfin, il constitue éventuellement des résistances face aux causes de dissolution. Plus que le droit, il maintient la cohésion du groupe social, affermit son identité et assure sa survie247. La vie sociale moderne doit alors être perçue comme très dépendante de ce phénomène. Les hommes ont d’ailleurs récemment montré qu’ils en étaient conscients248. Par ailleurs, au vu de son rôle et de son origine, ce phénomène se présente comme le phénomène juridique le plus important pour l’homme. Sans lui, ce dernier n’existerait encore probablement que comme une espèce animale. Si cette affirmation peut sembler surprenante, c’est très probablement parce que, comme le souligne N. Rouland, le droit (et par conséquent le processus qui l’engendre) est le grand oublié dans le processus d’hominisation249. Mais cette définition du phénomène de création du droit ne suffit pas à l’approcher d’assez près. Afin de pouvoir le considérer dans sa totalité, il faut encore se doter de nouveaux outils appropriés. 246 Selon l’expérience de Kurt Lewin à la fin des années 30, ce constat s’applique par exemple dans les groupes restreints. Ainsi, il y apparaît que si en général les groupes démocratiques et autoritaires sont aussi performants dans le traitement d’une tâche, avec la disparition du chef, le groupe autoritaire perd son efficacité alors que le groupe démocratique garde de la performance. Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 240. 247 Référence aux propos relatifs au droit de J. Chevallier. Chevallier Jacques, Le droit en Procès, PUF, CURAPP, 1984, p 47. 248 Par exemple, après la prise de Kaboul, durant la guerre d’Afghanistan (Guerre qui a suivi l’attentat commis aux Etats-Unis le 11 septembre 2001.), le premier réflexe international a été d’éviter le vide « juridico-politique » et donc l’absence d’un processus de création du droit. Avec cette absence, l’homme sait en effet qu’il existe certes un vide propice aux dictateurs mais surtout qu’aucune société n’a d’avenir. 249Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 39.

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Chapitre II Un phénomène à saisir à travers les concepts d’ordre juridique et

d’espace juridique La définition de la création du droit qui vient d’être posée ne suffit pas à approcher correctement ce phénomène. Celui-ci n’est en effet pas qu’une « histoire de processus », mais aussi « une histoire de processus dans des groupes sociaux ». Pour approcher pleinement ce phénomène, il est alors nécessaire de pouvoir le saisir dans ses contextes sociaux et, à cette fin, il faut disposer d’outils. Certes, il existe actuellement deux méthodes pour saisir la création du droit. Elles pourraient éventuellement permettre de voir quelque peu autour des processus de création du droit, dans « leurs périmètres sociaux » (section I). Mais ces deux approches ou visions de la création du droit ne peuvent rendre compte de toutes les façons de faire du droit. Elles ne permettent d’étudier que les processus de création du droit des ordres juridiques publics contemporains. Dès lors que l’on passe aux processus de création du droit des autres ordres juridiques, ces visions sont quasiment inutiles. De plus, elles ne permettent qu’une étude imparfaite des processus qu’elles prétendent atteindre. Alors, pour saisir le phénomène de création du droit, il convient de sortir de ces visions et de forger de réels outils. Ces derniers sont à chercher dans les concepts d’ordre juridique et d’espace juridique (section II). Grâce à eux, il est en effet possible de saisir la création du droit dans toute l’étendue de sa réalité empirique et de dérouler l’histoire de ce phénomène.

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Section I Les imperfections des approches contemporaines du phénomène de création du droit Il existe aujourd’hui deux méthodes pour appréhender le phénomène de création du droit. Mais, aucune d’elles ne semble entrer assez profond dans la «complexe mécanique sociale»250 des divers processus de création du droit. Alors, pour saisir ce phénomène dans toute son étendue, il apparaît nécessaire de ne pas y recourir. 250 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 119.

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§1. Les approches positiviste et génétique du phénomène de création du droit De nos jours, la création du droit peut être saisie suivant une approche positiviste ou génétique. La première de ces approches considère essentiellement la création du droit comme une affaire de texte, quant à la deuxième, elle envisage de saisir la création aussi dans ce qui se cache derrière les textes. A. L’approche positiviste de la création du droit L’approche positiviste du phénomène de création du droit est probablement la plus répandue. Elle consiste à saisir un processus de création du droit comme une œuvre institutionnelle et simple. La réponse à la question « qui crée le droit et comment ? » est la suivante : « la constitution, qui regroupe les principes fondamentaux de la société et les règles d’organisation du pouvoir, désigne un ou plusieurs organes créateurs. Et ceux-ci adoptent les règles obligatoires, officielles, qui s’appliquent par adhésion spontanée ou sous la contrainte de l’Etat »251. L’approche positiviste se contente donc d’étudier « les règles posées par les autorités publiques habilitées par la règle sociale supérieure et fondatrice qu’est la constitution »252. Elle ne s’intéresse qu’à la création étatique du droit. Elle limite même la question de la création du droit aux sources formelles du droit étatique253. Les autres sources de ce droit, dites secondaires, prennent un « caractère accessoire, complémentaire et subordonné »254. Ainsi, la coutume n’y crée pas du droit et n’est digne d’étude que lorsque les autorités lui reconnaissent ses deux éléments constitutifs qui sont la répétition dans le temps et l’adhésion généralisée. Quant à la jurisprudence, elle est censée être une simple application de la loi et n’est donc pas digne d’une étude poussée dans le cadre de la création du droit. D’autre part, cette approche présuppose que le droit étatique n’est à découvrir ni dans la nature (il n’est pas immuable), ni dans la société, ni dans la religion. Dans ce cadre, poser le droit est un acte libre qui ne nécessite que de respecter les règles de compétence, les règles constitutionnelles ou encore la hiérarchie des normes. Avec cette approche, étudier la création du droit revient donc à décrire les autorités habilitées à créer du droit et les procédures suivies ou à analyser de façon exégétique les textes créés et leurs applications par les administrations ou les juges (lesquelles sont considérées comme assez mécaniques255). Mais, cette méthode d’étude de la création du droit n’est pas la seule en vigueur. Loin de cette vision d’un « droit pur » si simplement créé, une autre approche de la création du droit s’est développée.

251 Ibid, p 5. 252 Ibid. 253 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 6. 254 Ibid, p 7. 255 Ibidem.

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B. L’approche génétique de la création du droit L’approche génétique de la création du droit consiste pour sa part à aller chercher les causes profondes du droit au besoin en se servant de l’économie, de l’histoire, de l’anthropologie ou encore de la sociologie. Elle accueille les juristes pensant que le droit pourrait être « une sécrétion des peuples et du temps, du social consolidé, le résultat d’un compromis de forces ou encore le reflet de valeurs »256. Cette approche engage notamment à se demander à quels besoins, pressions, idées, valeurs, intérêts, ou traditions correspond la règle de droit257. Il s’agit de chercher les « forces qui ont exigé l’existence de la loi au-delà du voile de l’intérêt général »258. En 1955, G. Ripert a donné un exemple de cette méthode. Dans « les forces créatrices du droit », il invitait ainsi à sortir de la « zone glacée du droit pur » pour rechercher « les véritables motifs de la règle, les intérêts qu’elle satisfait, les passions qui l’inspirent, la résistance qui s’est manifestée, la lutte qu’il a fallu soutenir »259. Selon cette méthode d’étude de la création du droit, la règle juridique est créée par des « autorités complémentaires et concurrentes, au cours d’un processus complexe, à étapes, obéissant à des procédures institutionnelles et à des pressions économiques, politiques et sociales »260. Mais le droit est aussi recréé une fois son émission officielle réalisée. Il y est en effet « plus ou moins appliqué, actionné, déformé, délaissé, interprété, au cours d’un processus vivant de recréation continue »261. Le processus de création du droit se dégage du « mythe d’un souverain créateur au pouvoir inconditionné »262. Il est réinséré dans son contexte social. Il existe donc deux approches de la création du droit dont une dite génétique qui semble devoir être préférée. Celles-ci ne sont néanmoins pas réellement séparées. En effet, comme le relève B. Cubertafond, entre ces deux visions d’un droit pur ou impur, le choix est un peu artificiel dans la mesure où tous les juristes, théoriciens et plus encore praticiens ont besoin de ces deux approches263. De plus, ces approches doivent être logiquement combinées dans la mesure où le droit est autant dicté que créé, c’est-à-dire que tout processus de fabrication du droit cherche à concilier création libre et contrainte264. Mais, il n’en reste pas moins que, même en utilisant ces deux approches, séparément ou conjointement, il semble que la création du droit doive échapper en partie à qui veut mener une recherche exhaustive. En effet, l’une comme l’autre, tout comme leur réunion, malgré les tentatives de contextualisation des processus de création du droit qu’elles représentent,

256 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 6. 257 Ibid, p 7. 258 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 8. 259 Ripert Georges, Les forces créatrices du droit, L.G.D.J, 1955, p 79. 260 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 9. 261 Ibid. 262 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 9. 263 Ibid, p 6. 264 Ibid, p 29 et suiv.

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pêchent dans leur perception du phénomène de création du droit. Elles ne permettent pas de replacer les processus de création du droit dans leurs contextes sociaux. §2. Les limites des approches contemporaines de la création du droit Malgré leurs utilités réciproques, les approches positiviste et génétique de la création du droit ne rendent pas compte de toutes les façons de faire du droit. En fait, elles ne permettent d’étudier que les processus publics et contemporains de création du droit. Elles sont quasiment inutilisables sur les processus de création du droit des autres groupes sociaux. Par ailleurs, elles ne permettent qu’une étude imparfaite des processus auxquels elles prétendent s’appliquer. De manière globale, on peut leur reprocher de ne pas saisir toute la mécanique sociale à l’œuvre dans les processus de création du droit. A. Des capacités explicatives restreintes concernant l’ensemble du phénomène de création du droit Les approches positiviste et génétique du phénomène de création du droit sont « étatistes ou publiques ». Elles considèrent en effet que l’objet d’étude est le droit des ordres juridiques étatiques ou publics. Ni l’une ni l’autre n’accepte que le droit soit produit ailleurs que dans l’Etat ou autrement qu’avec l’Etat. L’univers juridique où elles essayent de saisir la création du droit est étatisé et les seuls ordres juridiques non étatiques autorisés à y entrer sont les ordres juridiques émanant des associations d’Etat. Cette position est justifiée dans le cadre de l’approche positiviste puisque créer du droit y signifie respecter les procédures étatiques. Mais, l’approche génétique elle aussi ne s’intéresse qu’à des faits recueillis au sein des Etats. Elle utilise les autres sciences pour saisir l’émergence du droit étatique mais elle ne s’enrichit pas des travaux de ces sciences. Par exemple, si elle fait appel à la sociologie pour étudier les groupes de pression, elle refuse d’inclure ces groupes dans la science du droit en leur reconnaissant une production juridique. Pourtant, elle fait sienne cette idée selon laquelle le droit est une sécrétion sociale. Elle considère en fait que le droit est « sollen » (un droit imposé par l’Etat) et aussi « sein » (un droit dicté issu de l’état des choses) mais uniquement dans l’ordre étatique ou dans les ordres juridiques publics. Par conséquent, avec ces approches, il n’est pas aisé de se pencher sur le phénomène de création de droit. Les divers processus de création du droit ne peuvent être replacés dans leurs divers contextes sociaux. Leur position étatique leur confère notamment de lourds handicaps concernant la perception de la création du droit. Cette position incite tout d’abord à considérer que le cadre d’étude du phénomène de création du droit n’évolue presque pas. De ce fait, elle conduit implicitement à considérer qu’il existe des possibilités de saisir de nombreux renseignements relatifs aux processus de création du droit qui sont l’objet d’étude. Or, un des problèmes de perception dans la création du droit est qu’au gré des groupes sociaux où elle émerge, il n’y a pas forcément de renseignements disponibles. Par exemple, dans les

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groupes primaires, il n’y a pas toujours de procédures stables et strictes, d’instances d’élaboration du droit, ni même d’écrits. D’autre part, cette position étatique implique que, au mieux, la création du droit apparaît dans un groupe social donné comme la résultante de simples forces sociales. C’est à dire que, selon cette position, la création du droit ne peut être perçue comme un combat entre diverses entités juridiques où chacune essayerait de faire valoir son droit. Or, cette conséquence de la position étatiste est particulièrement néfaste. Cela se ressent concernant le lieu de création du droit qu’est l’espace Internet. Ainsi, à la question consistant à savoir de quelle façon est créé le droit du cyberespace, il semble que ces visions étatistes n’apportent aucune réponse. Tout au plus permettraient-elles de rendre compte de la création du droit étatique du cyberespace. Mais le fait est que l’Etat n’est pas la seule entité à faire le droit du cyberespace. En effet, comme cela sera envisagé ultérieurement, Internet engage à considérer la création du droit comme un jeu d’acteurs dans lequel le droit vit des multiples pulsations du social. Il invite à regarder l’univers normatif sous l’angle des groupes sociaux. Ainsi, à la question « comment est créé le droit du cyberespace ? » il semble qu’il faille répondre « par des individus à travers des entités sociales et juridiques et selon des processus relationnels complexes découlant de la nature de l’espace où ils se tiennent ». Avec ce réseau, il n’est plus question de croire que la création du droit est naturellement le fait de groupements étatiques et qu’il n’existe qu’un ordre juridique. Le cyberespace montre au contraire toutes sortes de règles juridiques que l’on ne peut disqualifier bien qu’elles ne soient pas issues des Etats. S’intéresser à la création du droit sur Internet nécessite donc de s’intéresser aux rapports qu’entretiennent tous les corps sociaux qui produisent des règles juridiques et non plus seulement aux Etats. Il ne s’agit plus seulement comme dans l’espace étatique, de s’intéresser aux forces créatrices du droit, à leur action et à l’harmonie qui en résulte. Internet demande un effort encore plus grand. Il n’y suffit plus de scruter les mécanismes étatiques pour savoir si derrière l’image d’un souverain tout puissant, la règle n’est pas en fait autant une fabrication contrainte qu’une création libre. Il n’est plus question de s’arrêter à dévoiler les véritables acteurs de la création du droit étatique que seraient les experts, les groupes de pression ou les régulateurs. Pas davantage ne faut-il s’arrêter à dire que la création réelle du droit y connaît une étape de mise à jour et de formulation étatique puis une étape de recréation étatique où le droit est négocié et où le juge à son rôle à jouer265. Ce réseau percute de plein fouet toute idée consistant à dire que la création du droit renvoie à un pouvoir isolé et créateur unique s’exprimant avec un droit pur sortant du cadre net d’une procédure largement hors champ social 266. Mais il fait aussi voler en éclat la vision génétique. La création du droit ne peut plus y être vue comme un ensemble de procédures parlementaires et constitutionnelles où des forces sociales interviennent. Ce réseau exige de reconnaître que ces forces sociales sont des entités juridiques dont l’action comme acteur juridique est normale. On voit donc ici à quel point

265 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999. 266 Ibid, p 117.

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les approches classiques de la création du droit semblent dépassées de par leurs positions étatistes. Elles apparaissent même dangereuses dans la mesure où cette position induit des idées préconçues sur le phénomène de création du droit. A cause de leur ancrage public, ces approches de la création du droit sont donc incapables de replacer tous les processus de création du droit dans leurs périmètres sociaux. Or, de ce fait, elles sont limitées dans leurs capacités explicatives. Mais, ces approches sont aussi inaptes à rendre compte de la mécanique sociale à l’œuvre dans les processus qu’elles prétendent étudier. B. Des capacités explicatives restreintes concernant la « mécanique sociale » des processus de création du droit étudiés Outre le fait de ne servir qu’à saisir les processus de création du droit étatique, les approches génétique et positiviste ne disposent pas d’outils propres pour aborder profondément ces processus de création du droit qu’elles prétendent étudier. Par exemple, même l’approche génétique n’a pas recours à des concepts permettant d’identifier les forces sociales qui interviennent dans la fabrique du droit étatique. Il s’agit d’états d’esprits, de volontés sans outils, qui ne suffisent pas à inscrire ces processus dans leurs contextes sociaux. En effet, sans concepts appropriés, l’utilité de ces approches ne peut qu’être limitée. Toute la réalité de la création étatique du droit ne peut être saisie scientifiquement. Dans l’approche positiviste, cette absence de concepts condamne notamment la prise en compte des raisons ayant conduit à la violation de la hiérarchie des règles dans l’engendrement du droit étatique. De même, dans l’approche génétique, cette absence de concepts, empêche d’expliquer pleinement l’action des groupes de pressions. De plus, elle ne permet pas de présenter toutes les actions des forces créatrices du droit. Par exemple, si le rôle des juges sera noté, l’action des communautés franc-maçonnes sur les juges ne sera pas forcément relevée. Avec ces approches, les causes pour lesquelles la règle de droit étatique advient restent donc en partie cachées. Mais surtout, en raison de cette absence de concepts, les approches positiviste et génétique sont incapables de saisir le ressort caché de la création étatique du droit. Avec elles, les processus étatiques modernes de création du droit ne peuvent apparaître comme des jeux de droit dominés par un ordre juridique étatique. Elles ne permettent pas d’appréhender les forces sociales comme des acteurs juridiques d’un jeu conflictuel et ce qui s’affirme comme les fondations des processus étatiques de création du droit reste caché. L’univers juridique réel ne pouvant y être identifié faute d’outils appropriés, le combat des groupes sociaux est occulté267.

267 Sur ce point, voir l’étude à suivre sur le concept d’ordre juridique.

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Alors, puisque ces approches achoppent à saisir tous les processus de création du droit au gré de leurs périmètres sociaux et ne peuvent, de plus, rendre correctement compte des processus qu’elles prétendent étudier, il apparaît nécessaire de les abandonner et de se doter de « nouveaux » concepts pour appréhender la création du droit. Ceci peut être fait en percevant l’univers juridique à travers les concepts d’espace juridique et d’ordre juridique.

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Section II L’intérêt de percevoir la création du droit à travers les concepts d’ordre juridique et

d’espace juridique Puisque les approches de la création du droit jusqu’ici développées achoppent à saisir les processus de création du droit dans toute leur finesse et toutes leurs existences empiriques, il est nécessaire d’aborder la création du droit avec de nouveaux outils. Or, il apparaît que les concepts d’ordre juridique et d’espace juridique peuvent constituer des outils appropriés pour saisir le phénomène de création du droit. En effet, percevoir l’univers juridique sous le concept d’ordre juridique permet de prendre en considération toutes les règles juridiques et donc tous les processus de création du droit. De plus, cette notion permet de saisir « le marchandage entre forces juridiques » qui est l’essence des processus de création du droit. D’autre part, envisager la création du droit sous le concept d’espace juridique permet de prendre en compte cette réalité selon laquelle les processus de création du droit sont dépendants de l’espace sur lequel les ordres juridiques s’épandent. En fait, ces deux outils conduisent à contextualiser le phénomène de création du droit. Ils obligent à l’appréhender comme « une histoire de processus » dans des groupes sociaux et dépendants, au même titre que ces groupes, de l’espace dans lesquels ils s’épandent. Or, seule cette contextualisation des processus de création du droit peut permettre de mieux comprendre la création du droit, de la saisir à travers toute sa réalité empirique et d’en retracer l’évolution.

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§1. La création du droit à travers le concept d’ordre juridique L’utilisation de la notion d’ordre juridique est fructueuse pour appréhender le phénomène de création du droit. Non seulement cette notion ne rejette pas certaines expressions de ce phénomène mais de surcroît, elle en dévoile le ressort caché. Elle permet alors de positionner les processus de création du droit dans des groupes sociaux tout en révélant leurs fondations. Cependant, avant d’utiliser ce concept, il faut encore s’entendre sur son sens et ses potentialités fonctionnelles. A. Définition du concept d’ordre juridique et rejet des obstacles mis à son utilisation Le concept d’ordre juridique existe depuis longtemps dans la science juridique. Il a même été parfois directement utilisé. Mais il n’est pas encore un concept clair et divers obstacles compromettent son utilisation. Avant de pouvoir en montrer l’utilité concernant la création du droit, il convient donc non seulement de le présenter mais aussi de lever les obstacles auxquels il doit faire face. 1. Définition du concept d’ordre juridique Le terme d'ordre juridique ne se confond pas avec celui de système juridique. Il ne renvoie pas seulement à l'idée « qu'un droit est un ensemble » et « que ses éléments composants (les règles et les institutions), loin d'être rassemblés fortuitement, sont liés entre eux par des rapports nécessaires »268. L’essence de ce concept ne serait pas que « la totalité d'un droit a une existence distincte de ses parties constitutives, distincte et plus durable »269. Un ordre juridique est davantage un corps social organisé. Pour cerner ce concept, il convient d’abord de s’intéresser à l'hypothèse du pluralisme juridique. Cette hypothèse est née de la sociologie juridique270. Elle consiste à dire que « au même moment, dans le même espace social, peuvent coexister plusieurs systèmes juridiques, le système étatique certes, mais d'autres avec lui, indépendants de lui, éventuellement ses rivaux »271. Divers auteurs se sont inscrits dans ce courant. G. Gurwitch est notamment le précurseur de ce mouvement en France. Selon cet auteur, le monisme étatique n'est pas dans l'essence du droit, la présence contemporaine de divers centres générateurs de droit tantôt au-dessus ou en dessous de l'Etat le confirme272. Le pouvoir juridique par lequel le droit est créé résiderait ainsi non pas dans l'Etat mais dans « les faits normatifs au cœur de la vie sociale »273 et les organisations internationales, les syndicats,

268 Carbonnier Jean, Sociologie juridique, PUF, Quadrige , 1978, p 346. 269 Ibid, p 347. 270 Si la sociologie a la première mise en avant l'idée du pluralisme, l'anthropologie juridique s'est aussi penchée sur le pluralisme, il en ressort diverses théories. Sur ce point voir Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p78 et suiv. 271Carbonnier Jean, Sociologie juridique, PUF, Quadrige, 1978, p 356. 272 Ibid, p 357. Gurvitch Georges, sociologie du droit, Traité de sociologie sous la direction de G.Gurvitch, PUF, Bibliothèque de sociologie contemporaine, 1960, p 173 et suiv. 273 Carbonnier Jean, Sociologie juridique, PUF, Quadrige, 1978, p 357. Gurvitch Georges, sociologie du droit, Traité de sociologie sous la direction de G.Gurvitch, PUF, Bibliothèque de sociologie contemporaine, 1960, p 173 et suiv.

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les coopératives, les trusts, les entreprises, ou encore les services publics décentralisés seraient aussi des sources d'où surgit spontanément du droit, des « ordres de droit social »274. Avec cette tendance sociologique, on voit donc naître l’idée que l’Etat n’est pas le seul groupe social a créer du droit. Or, c’est cette idée qui semble devoir être conceptualisée avec la notion d’ordre juridique. C’est notamment ce qu’a essayé de faire S. Romano. Pour cet auteur, l’ordre juridique n’est pas qu’un ensemble de règles. C’est aussi une organisation complexe et diversifiée avec des mécanismes et engrenages multiples, avec des rapports d’autorité et de force qui créent, modifient, appliquent et font respecter les normes juridiques sans s’identifier à celles-ci 275. L’ordre juridique serait une entité où s’exerce un pouvoir politique et un ensemble de règles. Et, comme il n’y aurait pas « d’organisme social de si peu de complexité qu’il ne s’instaure en son sein un régime comportant tout un ordre d’autorité, de pouvoir, de norme et de sanction »276, tout corps social (dans lequel il y a forcément des phénomènes de pouvoir) serait un ordre juridique. Il n’y a d’ailleurs pas que les entités licites qui pourraient prétendre au titre d’ordre juridique. Il en irait de même pour les entités illicites dans la mesure où, si elles ne sont pas reconnues par l’Etat comme étant un ordre juridique, elles n’en possèdent pas moins des autorités législatives et exécutives, des tribunaux pour les différents, des agents pour les punitions ou des statuts élaborés comme des lois277. En effet, dans la conception de S. Romano, l'existence d'un ordre juridique ne dépend pas de sa licéité au regard de l'ordre étatique. La juridicité de ces ordres ne leur vient de rien d'autre que de leur caractère institutionnel. Les ordres proscrits par l'Etat et, à plus forte raison, ceux qui sont pour l'Etat seulement irrelevants278 « existent chacun dans leurs sphères, peu importe que selon le droit de l'Etat ils soient non-juridiques »279. Leur refuser le caractère d'ordre juridique ne pourrait se faire qu'en vertu d'un jugement « éthique » ou moral, lequel est précisément étranger au droit 280. C’est pourquoi cet auteur attribue la qualité d'ordre juridique aussi bien à la famille, à l'usine, à l'école, aux cercles de jeux, aux pensionnats, qu’aux groupes hors la loi. Il existerait des causes à cette multiplicité d'ordres juridiques dont notamment : l'imperfection volontaire de l'ordre étatique, l'autolimitation délibérée de celui-ci, la survivance de normes surannées, le défaut de normes adaptées à la vie moderne281. D’autre part, S. Romano ne définit pas seulement l’ordre juridique comme un corps social. Ici, l’institution ou l’ordre juridique a une existence objective et concrète. Si elle est une manifestation de la nature sociale de

274 Sur ce terme voir : Gurvitch Georges, sociologie du droit, Traité de sociologie sous la direction de G.Gurvitch, PUF, Bibliothèque de sociologie contemporaine, 1960, p 173 et suiv. Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1983, p 45. 275 Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 10. 276 Ibid, p 25. 277 Ibid, p 90. 278 C’est-à-dire les ordres juridiques qu’il ne reconnaît pas, avec lesquels il n’accepte pas d’avoir de relations. Sur la notion de relevance voir Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 106. 279 Ibid,p XIII. 280 Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 90. 281 Ibid, p XIII.

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l’homme, cela ne signifie pas que chaque institution ou ordre juridique ait pour substrat des hommes entre lesquels il existe un lien. En ce sens, il existerait des institutions renvoyant à un ensemble de moyens destinés à des personnes extérieures tout autant que des institutions composées d’individus unis par un intérêt commun282. Par ailleurs, l’ordre juridique est aussi selon S. Romano une entité close avec une individualité propre, qui peut être néanmoins complexe (être en relation avec d’autres entités283) ou peu autonome (être liée fortement à d’autres entités284). Enfin, une institution ou un ordre juridique serait une unité stable et permanente qui ne perd pas forcément son identité avec les mutations de ses éléments285. Il s’agirait, in fine, d’une organisation au sens biologique du terme, d’une sphère existante plus ou moins remplie de droit objectif . D’après cette position, un ordre juridique apparaît donc comme un corps social ou un ensemble de moyens, organisé (sans que l’auteur ne précise cette organisation), doté d’un objectif et producteur de droit. S. Romano a en quelque sorte reproduit la théorie de la personnalité à l’échelle des groupes286. Mais il apparaît difficile de pleinement partager cette vision. Il semble notamment qu’un ordre juridique soit fondamentalement composé de volontés humaines. Il se présente davantage comme un corps social plus ou moins complexe mais jamais, semble t-il, comme un simple ensemble de moyens. Il s’agirait d’une espèce de « plébiscite de tous les jours »287 entre des hommes afin d’accomplir une tâche pour laquelle ils ont décidé de s’allier et pour laquelle ils effectuent une production normative. Si S. Romano en fait un ensemble de moyens c’est, semble t-il, car il pense la notion d’ordre juridique dans son intimité avec celle d’institution. Mais la présence de cette notion gagnerait à être éludée. Reste qu’avant d’évincer cette référence, il faut encore la présenter. Pour les juristes, les institutions juridiques sont « des ensembles de règles de droit organisés autour d’une idée centrale, formant un tout systématiquement ordonné et permanent »288. Les institutions juridiques correspondent « à ces ensembles organiques et systématiques de règles de droit qui régissent, en fonction d’un but commun, une manifestation permanente et abstraite de la vie sociale ». Entre « ces règles ainsi articulées il existe des enchaînements logiques et matériels et une hiérarchie dont la clé est fournie

282 Pour S. Romano, il existe des institutions qui consistent en un ensemble de moyens, matériels ou immatériels, personnels ou réels, patrimoniaux ou non, destinés en permanence à une fin déterminée, au bénéfice non de personnes membres des institution elles-mêmes, mais de destinataires extérieurs. Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 27. 283 C’est-à-dire être une des institutions d’une institution. Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 27. 284 Ceci notamment sous des modalités de coordination ou de subordination. Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 27. 285Ibid, p 28. 286 Les ordres juridiques font figure de personnes physiques quand ils sont composés d’individus et de personnes morales lorsqu’ils consistent en un ensemble de moyens. 287 Renan Ernest, qu’est-ce qu’une nation ?, Ed Presses Pocket, 1992, p 55. 288 Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 177.

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par la finalité de l’institution et par le degré de proximité du moyen à la fin »289. Il s’agit aussi bien de l’Etat, que des sociétés, des syndicats ou de la famille. Mais ces corps de règles organisés autour d’une idée maîtresse ne sont pas des corps sociaux. Par ailleurs, ces institutions se coordonnent entre elles et toutes les institutions s’articulent encore entre elles pour former ensemble l’ordre juridique. Le droit est lui-même l’institution par excellence290. Ce concept d’institution a connu un certain succès dans la mesure où il présentait une utilité en permettant « de rassembler autour d’un intérêt commun et d’une même inspiration des règles dispersées sous des rubriques différentes mais qui sont complémentaires par la finalité et l’esprit qui les anime »291. Dans la perspective d’une analyse juridique globale, il permettait notamment de « découvrir les grands vecteurs du droit positif, au-delà des diverses branches du droit », et il éclairait « la portée exacte des règles de droit »292. Divers auteurs ont donné consistance à ce concept293. M. Hauriou a notamment élaboré une théorie générale de l’institution. Dans celle-ci, l’institution s’oppose au contrat dans la mesure où elle est faite pour durer et « toute organisation créée par la coutume ou la loi positive, fut-elle un simple moyen de la technique juridique, »294 peut prétendre au titre d’institution. Y sont différenciées les « institutions choses », appartenant à la catégorie des choses inertes, et les « institutions corps » ou « institutions personnes » lesquelles s’orientent vers l’individualité vivante et la personne morale295. Les institutions corporatives et personnifiées « comportent toutes trois éléments : une idée de l’œuvre à réaliser dans le groupe social, un pouvoir organique et des manifestations de communion qui se produisent dans le groupe social au sujet de l’idée et de sa réalisation »296. Mais, à la suite de M. Hauriou, cette recherche doctrinale sur le concept d’institution a continué. Elle a abouti à la distinction générale entre les institutions organes, sorte de « groupements dont le statut et le fonctionnement sont régis par le droit comme le Parlement ou la famille », et les institutions mécanismes qui seraient pour leur part des « faisceaux de règles régissant une institution organe ou une situation juridique déterminée de la vie sociale »297. De même, se sont progressivement dessinés les caractères de durabilité et de systématicité de ces institutions, tout comme leur spécificité298. Désormais, le concept d’institution renvoie

289 Dans ce sens, pour Jhering notamment, les institutions juridiques sont des corps juridiques, les règles trouvent dans ce but commun leur point de réunion, elles l’entourent comme les muscles entourent leur os. Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 178. 290 Il est la somme et la synthèse des institutions juridiques particulières. Ibid, p 179. 291 Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 179. Voir l’exemple donné concernant la possession ou la constitution . 292Ibid, p 179. 293 Ce concept a été reconnu par des sociologues (Gurwitch), par des juristes publicistes (Michoud, Jèze, Duguit, Hauriou) et privatistes (Saleilles, Brethe de la Gressaye) et était souvent identifié au statut légal et réglementaire d’un type de rapports sociaux. Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 180. 294 Ibid. 295 Ibid, p 180-181. “La théorie de l’institution et de la fondation, essai de vitalisme social”, Cahiers de la nouvelle journée, IV, 1925 : “principes de droit public”, 1910, p 126. 296 Ceci bien que selon cet auteur, l’individualité institutionnelle ne suppose pas nécessairement la personnalité morale et puisse s’appliquer à des corps non personnalisés, tels que des ministères par exemple. 297 Ibid, p 181 298 Les institutions apparaissent alors dotées d’une durabilité (les institutions restent, à l’inverse des hommes) et d’une systématicité (Les règles de droit y font corps autour d’une idée directrice qui est la condition de leur cohérence et de leur

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à une réalité multiple. Il peut être appréhendé non pas en différenciant les institutions publiques et privées299, ni en les classant selon leur objet300 mais en reprenant la césure de M. Hauriou entre les institutions personnes et les institutions choses ou plus globalement entre les institutions organismes et les institutions mécanismes. Dans ce sens, les institutions organismes dont les caractéristiques sont d’être un « ensemble individualisé »301, renverraient à un large panel de corps sociaux autant pour celles qui sont publiques que privées302. D’autre part, à côté de ces institutions organismes existeraient aussi des institutions mécanismes qui assureraient la mise en œuvre de ces institutions organismes. En effet, les institutions organismes, qui sont des « expressions juridiques des réalités de la vie » supposent « la mise en œuvre appropriée de mécanismes techniques qui constituent aussi des institutions »303. Alors, il existerait des institutions mécaniques, soit des « ensembles organisés de règles créées par le droit objectif qui constituent une sorte de cadre qui est donné par le droit au développement d’un élément de la vie sociale »304. Elles sont nombreuses et la première de ces institutions est le droit tout entier305.

homogénéité. Les institutions ont un esprit fédérateur et une hiérarchie. De plus, elles se réunissent pour former l’ordre juridique).

D’autre part, les institutions apparaissent dotées d’une spécificité notamment par rapport au contrat, à la règle de droit, aux principes généraux, aux principes communs… Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 182 et suiv. 299 Ceci dans la mesure ou les deux sont régis par du droit public et privé. 300 Les appréhender selon ce critère en différenciant par exemple entre les institutions politiques et patrimoniales ne semble pas viable dans la mesure où le tri serait difficile. 301 Soit un ensemble doté de la personnalité morale. Plus précisément, il s’agirait d’« une organisation interne s’équilibrant elle-même de façon objective et conformément au droit positif, laquelle est insérée dans l’ordre général des choses et crée une situation juridique permanente ». 302 Les institutions organismes de droit public renvoient à une large réalité qui regroupe notamment : la famille ; l’entreprise ; le ministère ; les institutions politiques (ou constitutionnelles, administratives, juridictionnelles et internationales) ; les établissements publics, les collectivités territoriales, les organisations internationales, l’organisation du pouvoir politique (présidence, gouvernement...), ou encore les institutions économiques et financières.

Par ailleurs, les institutions organismes de droit privé renvoient à des groupements socio-économiques non personnalisés : la famille ; l’entreprise ; les personnes morales et notamment aux sociétés, aux associations, aux syndicats, aux nouvelles formes sécrétées par l’évolution économique et sociale (GIE, groupement agricole, groupement de propriétaires).

L’ampleur de ce panel s’explique notamment par le fait que les institutions juridiques ont naturellement tendance à constituer des personnes morales, c’est-à-dire des groupements de personnes ou de bien qui, ayant la personnalité juridique, sont titulaires de droits et d’obligation. Cela est d’ailleurs facilité par la jurisprudence et le législateur. En effet, selon la jurisprudence, la personnalité morale n’est pas une création de la loi, elle appartient en principe à « tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites, dignes par suite d’être reconnus et protégés par la loi ». De même, « si le législateur a le pouvoir de priver de la personnalité telle catégorie de groupement, il en reconnaît au contraire implicitement mais nécessairement l’existence en faveur d’organismes créés par lui-même avec mission de gérer certains intérêts collectifs » (Bergel J-L., op. cit., p 187-188.). 303 Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 188. 304 Ce sont des « instruments que le droit objectif se donne pour son application, ce sont des moules dans lesquels le droit objectif permet de couler les réalités de la vie ». Ibid, p 189. 305 Ces institutions renvoient à une large réalité comme celle qu’abrite l’organisation et la sanction des rapports sociaux publics et privés. Concernant les institutions relatives à l’organisation des rapports sociaux on peut distinguer les mécanismes de protection et d’action. Il existe notamment, comme mécanismes de protection, des institutions qui garantissent les parties (incapacités, formalisme), les tiers (publicité), l’intérêt général (mécanismes constitutionnels, administratifs, ordre public), les personnes (libertés publiques, droits individuels...), ou la paix sociale (délais, prescription, autorité chose jugée). Il existe ensuite, comme mécanismes d’action, des institutions qui peuvent soutenir une activité sociale particulière : ce sont les personnes juridiques, les droits subjectifs, les biens, les actes juridiques… D’autre part, concernant les institutions relatives à la sanction des rapports sociaux ont peut citer les organes juridictionnels ou constitutionnels investis d’un pouvoir de sanction, des corps de règles destinés à l’appréciation et l’application des sanctions du droit objectif (l’action en justice, l’instance, le jugement, les voies de recours, les preuves), les sanctions, les saisies, les expulsions, les réparation, les peines. Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 189-190.

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Le concept d’institution peut être présenté à travers une représentation symbolique des institutions dans le système juridique306

Représentation symbolique des institutions dans le système juridique

I

I 5

I 1

I 2

R F. i 2

I 3

R F. i 3 F’

I 4

R F. i 1

Dans cette vision de l’institution, la cohésion du système juridique est assurée par les interactions entre les éléments qui le composent. Les institutions (I1,I2,I3...) peuvent être représentées par rapport à l’ensemble du système juridique comme les différentes molécules d’un corps. Mais, comme la molécule est un assemblage d’atomes, identiques ou différents suivants le corps envisagé mais liés entre eux, l’institution (I1) regroupe d’autres institutions (i1, i2, i3). Toute institution, qu’elle soit un organisme (i1) ou un mécanisme (i2,i3), est, comme l’atome élément constitutif de la matière, formé d’un noyau, c’est-à-dire d’une idée maîtresse, d’une finalité commune (F,F’) autour de laquelle sont organisés les diverses règles et les divers éléments (R).

Au vu de cette présentation de la notion d’institution, il est alors possible de comprendre qu’une assimilation ait eu lieu entre le concept d’institution et celui d’ordre juridique. Il existe en effet, a priori, une liaison intime entre ces deux concepts. On peut d’ailleurs aussi s’expliquer qu’une hiérarchie ait été mise entre ces deux concepts, certains considérant que cette liaison intime n’en fait pas des concepts identiques mais que les ordres juridiques émergents sont des projections des institutions307. Cependant, il semble que la notion

306 Ibid, p 191. 307 Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1983, p 40.

Pour cet auteur, l’ordre juridique serait un système de normes s’articulant autour d’une logique de cohésion et de hiérarchie qui, de plus, est lié à son environnement social tant dans la production que dans la reproduction de ses éléments constitutifs. L’ordre juridique apparaît alors comme un « ensemble articulé » pouvant relever de la systémique. Mais, l’ordre juridique apparaît alors aussi comme un dispositif normatif, une émanation d’un groupe social, autrement dit d’une institution, au sein d’un ordre social.

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d’ordre juridique ne doive pas être assimilée à celle d’institution juridique. Ainsi, par exemple, la position de S. Romano qui identifie le concept d’ordre à celui d’institution et considère qu’un ordre juridique renvoie tant à un ensemble de moyens destinés à des personnes extérieures qu’à des institutions composées d’individus unis par un intérêt commun, n’apparaît pas viable. Il n’existe pas d’arguments sérieux pour dire qu’un simple ensemble de moyens soit un ordre juridique. De même, un ordre juridique ne se présente pas seulement comme un « moment de l’institution »308. Il n’y a pas d’arguments scientifiques autorisant à considérer l’ordre juridique comme une simple projection de l’institué comprenant la logique du groupe social. On serait là dans une confusion sémantique ne permettant pas de séparer la logique et le fonctionnement juridique d’une part et les corps sociaux d’autre part. Par contre, il y a un intérêt pédagogique et scientifique à penser le concept d’ordre juridique en dehors de la notion juridique d’institution309. En fait, pour saisir ce qu’est un ordre juridique, il convient davantage de se rapprocher de la conception sociologique des institutions où celles-ci apparaissent comme « des groupements humains organisés selon les règles qu’ils sécrètent et qu’ils imposent à leurs membres par voie d’autorité (ou non) »310. Dans ce cadre juridique désétatisé, un ordre juridique peut en effet être défini comme un groupe social produisant du droit, disposant d’une structure, parfois inséré dans un ordre social, et comme un groupe abritant le phénomène politique. Ainsi, un ordre juridique apparaît tout d’abord comme un groupe social produisant du droit, c’est-à-dire un des très nombreux groupes humains un tant soit peu organisé. Mais il s’agit d’un groupe social en mouvement et pas seulement d’une projection de celui-ci à un instant donné311. D’autre part, un ordre juridique ressemble à une construction en couche. Tous les ordres juridiques disposent en effet d’une structure profonde constituée d’une couche faite des buts, d’une couche identitaire et d’une couche comportementale. Leur structure apparente, quant à elle, se constitue d’une couche faite des processus de création du droit, puis d’une couche faite du droit312. Et, malgré cette présentation en couches, un ordre juridique se présente davantage comme un tout composé d’ordre et de désordre. Il ne ressemble pas à un édifice formé de niveaux superposés et subordonnés.

308 Ibid. 309 D’un point de vue pédagogique, l’éviction de la notion d’institution permet de réunir les réalités des institutions organismes et mécanismes en les considérant comme partie intégrante du corps social, comme des extensions voulues par celui-ci mais incluses en lui. D’un point de vue scientifique, l’éviction de la notion d’institution autorise une meilleure perception du fonctionnement des corps sociaux, du rôle des ordres juridiques et de leur création du droit. 310 Bergel Jean-Louis, Méthodes du droit, Théorie générale du droit, Dalloz, deuxième édition, 1998, p 178. 311 Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1983, p 40. 312 Voir sur ce point la troisième partie de cette thèse.

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Par ailleurs, un ordre juridique peut être lié à son environnement social313. Il peut faire partie d’un ensemble plus vaste qu’est l’ordre social314 avec lequel il entre en interaction notamment par le biais d’un code social. A l’époque moderne, les ordres juridiques tendent d’ailleurs à le coloniser315. Mais cette dernière remarque ne vaut que pour les ordres juridiques insérés dans une société. D’autre part, il convient aussi de noter que les ordres juridiques sont des corps sociaux qui peuvent entretenir des relations entre eux. Ils se placent comme le montre S. Romano dans des rapports de relevance316. Néanmoins, il semble difficile d’affirmer que les ordres juridiques partiels soient toujours unis dans le cadre d’une société par un principe de cohésion structurelle et agencés selon un plan d’ensemble. D’un point de vue universel et historique, il n’est pas sûr qu’ils s’harmonisent et forment partout un ensemble structuré et hiérarchisé317. Enfin, dans les ordres juridiques, se développent des phénomènes de pouvoir318, notamment sous les trois modalités définies par M. Weber319 (et les phénomènes connexes de puissance, d’autorité, et d’obéissance320). Ces ordres peuvent d’ailleurs être classés en fonction de la fin des pouvoirs qu’ils abritent (pouvoir familial, économique religieux, professionnel, corporatif…321). Plus largement, il s’y tient même le phénomène politique sous toutes ses formes322. Un ordre juridique est un ordre politique ou, pour le dire

313 Il y aurait une socialisation de l’ordre juridique. Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1983, p 32 et suiv. 314 Ordre ou logique constituée avec le droit, les mœurs, la religion... 315 Il existerait en effet une juridicisation de l’ordre social. Ibid, p 35. 316 Pour S. Romano, les ordres juridiques fixent des conditions d’existence, de contenu ou d’efficacité envers d’autres ordres juridiques. Voir sur ce point Romano Santi, L’ordre juridique, traduction française de la 2ème édition de l’ « Ordinamento giuridico » par Lucien François et Pierre Gothot, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1975, p 106 et suiv. 317 Pour une position contraire : Chevallier Jacques, L’ordre juridique, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1983, p 48. 318 Dans un sens très général, le pouvoir peut être vu comme la capacité d’influer sur le comportement d’autrui (Dahl Robert, the concept of power, 1957). Sur cette notion voir Sciences Humaines, organisations : le pouvoir invisible, n°125, mars 2002, p 30. Gaudemet Jean, sociologie historique du droit, PUF, doctrine juridique, 2000, p 166 et suiv. Gaudemet Jean, sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 15 et suiv (cet auteur expose les principales divergences doctrinales sur la notion de pouvoir selon lesquelles le pouvoir est soit identifié à la force, soit susceptible d’une interprétation psychologique, soit un phénomène de relation). 319 Il s’agit du pouvoir charismatique, du pouvoir traditionnel, et du pouvoir rationnel ou légal. Sur ce point voir : Weber Max, économie et société, Plon, 1995 ; Gaudemet Jean, sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 57 et suiv ; Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 286 ; Balandier Georges, Anthropologie politique, PUF, coll. « Quadrige », 1967, p 54 et suiv. 320 La puissance serait une force physique ou humaine, personnelle ou collective. Alors que le pouvoir évoquerait un aspect juridique, la puissance évoquerait la force ou le rayonnement émanant du sujet. Sur le concept de puissance voir Gaudemet Jean, Sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 22.

L’autorité renvoie pour sa part à un pouvoir devant lequel on s’incline par crainte ou respect. Pour J. Gaudemet l’autorité apparaît le plus souvent antérieurement au pouvoir qui en est comme une consécration par l’institutionnalisation. Mais par un effet réflexe, la détention d’un pouvoir donne ou fortifie l’autorité (Gaudemet Jean, op.cit., p 29.). Sur le concept d’autorité et de prestige voir Sciences Humaines, organisations : le pouvoir invisible, n°125, mars 2002, p 30 ; Gaudemet Jean, Sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 24.

Quant à l’obéissance, c’est un phénomène intimement lié au pouvoir. Sur le concept d’obéissance et ses diverses formes (volontaire ou non) voir Gaudemet Jean, Sociologie historique, les maîtres du pouvoir, Montchrestien, Domat droit public, 1994, p 30. 321 Gaudemet Jean, Sociologie historique, Les maîtres du pouvoir, Montchrestien, 1994, p 65. 322 Concernant la définition du politique voir Tenzer Nicolas, La Politique, PUF, Que sais je ?, n°2583, 1993.

Pour cet auteur, la politique serait globalement le « pouvoir et principe d’organisation d’un ordre social » ou encore une « technique de gouvernement ou un mécanisme régissant les affrontement des forces sociales » (Tenzer N., op. cit., p 3-4.). Selon lui, dans son premier stade athénien, la politique serait l’art de gérer les affaires de la cité. Puis, dans un deuxième stade d’Ancien Régime, la politique serait assimilée à l’exercice du pouvoir et l’espace public à

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autrement, le politique est inclu dans les ordres juridiques. Cela en permettrait le contrôle323. Pour montrer que dans un ordre juridique, à côté du phénomène juridique, se tient le phénomène politique, certains mettent d’ailleurs en avant que le droit est dit par une instance politique324, qu’il est discours du pouvoir325. Le concept d’ordre juridique ainsi perçu renvoie alors à une large réalité sociale. Il inclut par exemple les lignées de transmission culturelle et les cultures identitaires326. Mais, le mouvement islamique fondamentaliste est aussi un ordre juridique dans la mesure où il consiste en la construction d’une identité collective « par identification du comportement individuel et des institutions de la société aux normes dérivées de la loi de Dieu, interprétées par une autorité bien précise qui opère une médiation entre Dieu et l’humanité »327. De même, il est possible de considérer comme ordres juridiques, les corporations du Moyen-Age328, « l’ordre des assassins »329, la Chevalerie330, la « Bretagne ducale »331, l’Ecosse332, le pouvoir militaire333, le groupe des talibans, les corps de médecins, et de nombreuses communautés isolées. D’ailleurs les ouvrages traitant de ces groupes, mettent parfois en avant la création de droit par ces structures334. Mais, à côté de

proprement parler n’existerait pas. Enfin, avec l’irruption révolutionnaire, et le développement de l’auto-pouvoir du peuple sur lui-même, l’espace public, où se tient la délibération publique, deviendrait l’origine du pouvoir d’organisation (Tenzer N., op. cit., p 7.). Mais pour cet auteur, plus précisément, il y aurait une triple nature de la politique qui serait chose du gouvernement, des hommes politiques et du corps politique (Tenzer N., op. cit., p 9.).

Concernant les formes politiques voir aussi : Balandier Georges, Anthropologie politique, PUF, coll. « Quadrige », 1967, p 50. Cet auteur s’attache d’abord aux travaux de J. Middleton et D. Tait qui différencient les relations politiques selon leur orientation interne ou externe (les unes interviennent au sein de l’unité politique dont elles assurent la cohésion, le maintien en l’état ou l’adaptation ; les autres opèrent entre unités politiques distinctes et sont essentiellement antagonistes). D’autre part, cet auteur rend compte de la classification de Maquet en trois ordres de relation (modèle élémentaire de la relation politique, modèle élémentaire de la stratification sociale, modèle élémentaire de la relation féodale). Il envisage enfin la classification de Mair en gouvernement minimal, gouvernement diffus et gouvernement étatique et celle de M. Weber (Balandier G., op. cit., p 53-55.). Mais, selon cet auteur, les formes politiques n’ont pas encore été identifiées de façon adéquate. 323 Concernant l’inclusion du politique dans l’ordre juridique : Tenzer Nicolas, La Politique, PUF, Que sais je ?, n°2583, 1993, p 90 et suiv.

Concernant le contrôle du politique qui résulte de cette inclusion : Tenzer Nicolas, op. cit, p 98. Selon cet auteur, la loi constitutionnelle et la justice seraient la constitution du politique. 324 Tenzer, op. cit., p 90. 325 Loschak Danièle, Le droit en Procès, PUF, CURAPP, 1984, p 51.

Sur ce point, il convient d’ailleurs de remarquer qu’il est difficile de contester le caractère politique du droit. Ainsi, pour N. Tenzer le mouvement du droit montre qu’il est politique : c’est parce que le droit est politique qu’il peut évoluer (Tenzer N., op. cit, p 100.). Néanmoins, parfois le droit cesse d’être politique et la politique cesse d’être juridique. Dans certains cas où le droit sort des sages (juges, organismes parapolitiques ou parajuridiques), la règle juridique se trouve en effet dans une zone de faible densité politique (Tenzer N., op. cit., p 101.). 326 Il inclue par exemple les lignées de transmission culturelle soient spirituelles, scientifiques, technico-professionnelles, linguistiques ou autres dont parle P. Lévy (Barbeau Richard, “Les cultures identitaires et les lignées : entrevue avec Pierre Lévy”, p 1, http://www.chairetmetal.com/cm04/levy1.htm), étant entendu que celles-ci sont des sortes de machines à fabriquer du sens qui nous traversent du fait du hasard de notre naissance ou du fait de nos choix (Ibid, p 2.). Mais les cultures identitaires qui enferment les individus dans une identité et dont le développement serait, selon ce même auteur, favorisé depuis la confusion établie entre culture et Etat rentrent aussi sous ce concept. 327 Castells Manuel, L’ère de l’information, Le pouvoir de l’identité, Tome 2, Fayard, 1999, p 24. 328 Sur ce point voir : Soleil Sylvain, Introduction historique aux institutions, IVe -XVIIIe siècle, Flammarion, Champs Université, 2002, p 125. 329 Sur ce point voir : Les kamikases d’Allah, L’ordre des assassins, Dossiers secrets de l’histoire, Hors série, décembre 2001, p 30 et suiv. 330 Sur ce point voir : Flori Jean, La Chevalerie, éditions Jean-Paul Gisserot, 1998. 331 Sur ce point voir : Coativy Yves, La Bretagne ducale, La fin du moyen âge, éditions Jean-Paul Gisserot, 1999. 332 Voir sur ce point : Zweig Stefan, Marie Stuart, Bernard Grasset, Le livre de Poche historique, 1962. 333 Voir sur ce point : Ordioni Pierre, Le pouvoir militaire en France, éditions Albatros, 1981. 334 En effet, les divers auteurs qui se sont intéressés à ces groupes dévoilent les moyens dont ils disposent pour créer leur unité. Ils les présentent globalement comme des structures cohérentes et soudées et ils mettent en avant la création de

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ces exemples quelque peu extraordinaires, seraient aussi des ordres juridiques des groupes plus communs comme les cercles d’amis, les familles, les files d’attente dans certains cas où se crée des règles335 ou encore les entreprises336. Tous ces ordres juridiques rejoindraient ceux que l’on reconnaît aujourd’hui officiellement comme les Etats ou encore les associations d’Etat337. Mais dans ce dernier cas, il convient de différencier les ordres juridiques selon leur degré de cohésion sociale. En effet, il apparaît que si l’ordre international et l’ordre européen sont des ordres juridiques dans la mesure où ils se situent à un degré de cohésion sociale repérable, dans certains processus de coopération entre ordres étatiques comme l’ALCA ou l’APEC, le niveau de cohésion semble trop faible pour parler d’ordre juridique338. Tout au plus peut-on parler d’ordre juridique en formation. Le concept d’ordre juridique, de par sa richesse empirique, serait dès lors susceptible de se voir appliquer une typologie. Celle-ci pourrait s’inspirer de la classification de P. Jestaz339 en ordre étatique340, pré-nationaux341, supranationaux342 et transnationaux343. Mais, de façon plus appropriée, elle pourrait renvoyer aux travaux de B. Malinosky. En effet, cet

droit par ces structures (Dans l’ouvrage de J. Flori sur la Chevalerie, il est par exemple abordé l’existence d’une loi morale et dans l’ouvrage de Y. Coativy le terme d’Etat Breton est utilisé). 335 Par exemple, lorsqu’il est décidé de laisser passer les femmes enceintes ou lorsque diverses règles et revendications émergent des longues files d’attente dans les aéroports. Néanmoins, ces règles sont souvent empruntées à la coutume. 336 Sur la perception de ces groupes comme ordre juridique, voir le Journal Le Monde initiatives, n°3, décembre 2001, p 24 et suiv. Il y est traité de l’université d’entreprise laquelle permet de forger l’âme de l’ordre économique via le e-learning. De même, voir le développement de la mise en réseau des personnes ou du contrôle normatif et social dans les entreprises, révélateur d’une structure d’ordre juridique. Sciences Humaines, organisations : le pouvoir invisible, n°125, mars 2002, p 30 et suiv. 337 Etant entendu que les associations d’Etat correspondent dans les faits à des communautés hybrides entre hommes politiques et citoyens (dans la mesure où ces hommes politiques doivent tenir compte des volontés de leurs peuples) et pas seulement à un ensemble de moyens. 338 Sur ce point voir Durand Marie-Françoise, Gimeno Roberto, Mitrano Patrice, Törnquist Marie, L’espace mondial en 50 cartes, Presses de sciences po, La bibliothèque du citoyen, 2002, p 36 et suiv. 339 Jestaz Philippe, Le droit, 3ème édition, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1996, p 41-48. 340 Il s’agit de l’Etat-nation avec ses sous-ordres (sauf en France, pays unitaire) et son ouverture sur les autres ordres. Jestaz Philippe, op. cit., p 42-45. 341 Il s’agit par exemple de l’ordre féodal lequel se situe entre l’Etat moderne (avec Philipe Le Bel en France) et les formes étatiques des Cités-Etats. C’est un type d’ordre juridique qui renvoie à des phénomènes de pouvoir, à une poussière d’ordres juridiques parcellisés lesquels s’imbriquent et se superposent de façon incompréhensible à nos yeux. Jestaz Philippe, op. cit., p 46. 342 Il s’agit par exemple de l’ordre juridique international et communautaire. Jestaz Philippe, op. cit., p 46-47. 343 Pour P. Jestaz, il s’agit des ordres juridiques régissant une société dont les membres sont disséminés dans différents pays, qui ont une vocation planétaire en ce qu’ils dépassent les frontières nationales, mais qui n’ont toutefois pour sujets qu’une partie de la population mondiale. Ils renvoient à la réalité suivante :

« Primo : la société sportive qui regroupe sans autre distinction, les licenciés de tous les pays et comporte un réseau serré d’institutions (Comités olympiques, fédérations, etc.). Cet ordre juridique ne règne que sur des volontaires : à la différence du citoyen qui, dès sa naissance, se voit appliquer les lois étatiques sans les avoir choisies, le sportif a choisi de pratiquer. D’où l’efficacité des sanctions, comme la suppression ou l’exclusion, qui le menacent. Et les institutions de l’ordre sportif édictent un corps de règles aussi méticuleuses que rigides dont leurs juges (les arbitres, les instances disciplinaires) font une application redoutée. Parfois, les affaires du sport viennent par quelque biais devant les tribunaux de l’Etat : il y a donc des passerelles entre les deux ordres.

Secundo : l’église catholique. Chacun ayant sa liberté de pensée, c’est encore une société de volontaires même si ses membres se sentent contraints par une voix venue d’en haut. Cet ordre juridique a son code, le droit canon, et ses juridictions propres. Mais le droit canon n'a qu'un champ d'action limité parce qu'il rend à César une foule de questions trop contingentes pour entrer dans ses préoccupations d'ordre spirituel.

Tertio : les entreprises multinationales. A l’intérieur même de l’ordre étatique, on se demande si les grands feudataires de notre temps tels que les banques, syndicats, groupes de sociétés ne constituent pas, surtout quand ils se dotent d’un pouvoir disciplinaire, un Etat dans l’Etat. La question présente une pertinence encore plus grande à propos de sociétés commerciales qui, à raison de leur puissance et de leur dimension internationale, ne relèvent plus de l’autorité d’aucun Etat en particulier et paraissent même sécréter une sorte de droit commercial coutumier à usage propre. Ce serait alors un Etat outre l’Etat ». Jestaz Philippe, op. cit., p 48.

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auteur a élaboré une classification des institutions ou des types de groupes sociaux représentatifs de toutes les cultures344. Or, cette dernière rend au moins compte d’une partie substantielle de cette réalité sociale qui se niche derrière le concept d’ordre juridique. Il est donc acceptable de s’y référer ici directement pour présenter, à titre pédagogique, le contenu empirique de ce concept.

Liste des types universels d’institutions

Principe d’intégration Types d’institutions 1. Reproduction (Liens de sang définis par un contrat de mariage juridique et étendus en vertu d’un principe spécifique de filiation dans le schème généalogique.)

La famille, groupe domestique formé par les enfants et les parents. Organisation de la fréquentation. Définition et organisation juridique du mariage en tant que contrat liant deux parties et apparentant deux groupes. Groupe domestique étendu et son organisation économique, juridique et religieuse. Groupes de parenté scellés par le principe de filiation unilatérale. Le clan, patri- ou matri-linéaire. Le système des clans apparentés.

2. Principe territorial (Communauté d’intérêts voulue par le voisinage, la contiguïté et les chances de coopération.)

Le groupe de voisinage municipal : horde de nomades, bandes vagabonde, village, essaim de hameaux ou de fermes, bourgade, ville. La région, la province, la tribu.

3. Principe physiologique (Distinctions dues au sexe, à l’âge, aux tares ou aux symptômes corporels.)

Groupes totémiques sexuels primitifs. Organisations fondées sur les oppositions sexuelles anatomiques ou physiologiques. Organisations voulues par la division sexuelle des fonctions et des activités. Groupe d’âge, dans la mesure où ils sont organisés. Chez les primitifs : organisations prévues pour les anormaux, les fous, les épileptiques (souvent associées à des croyances magiques ou religieuses). Dans les sociétés évoluées : maisons pour les malades, les déments, les dégénérés.

4. Associations spontanées Sociétés secrètes primitives, clubs, groupes de loisirs, sociétés artistiques. Plus haut : clubs, mutuelles, sociétés d’entraide, loges maçonniques, groupements pour les loisirs, le réarmement moral, ou la réalisation d’un but commun.

344 Malinowski Bronislaw, Une théorie scientifique de la culture, François Maspero, 1968, p 50-56.

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5. Principe occupationnel et professionnel (Organisation des êtres humains selon leur spécialisation, destinée à promouvoir les intérêts communs et les capacités personnelles.)

Chez les primitifs : magiciens, sorciers, chamans, prêtres ; compagnonnages et équipes économiques. Avec le développement de la civilisation : innombrables ateliers, guildes, entreprises, groupes d’intérêts économiques, associations d’experts, en médecine, en droit, en éducation, en religion. Unités spécifiques d’enseignement, écoles, lycées, universités. De recherche : laboratoires, instituts, académies. De justice : assemblées législatives, tribunaux, polices. De défense et d’agression : armées de terre, de mer et d’air. De religion : paroisses, sectes, églises.

6. Rang et statut Rangs et degrés de la noblesse, clergé, bourgeoisie, paysannerie, serfs, esclaves. Systèmes des castes. Stratification d’après des critères ethniques, c’est-à-dire raciaux ou culturels, à tous les niveaux de développement.

7. Totalité (Intégration par la communauté de culture ou par le pouvoir politique.)

La tribu, unité culturelle correspondant à la nation dans les sociétés évoluées. Le sous-groupe culturel au sens de région ou au sens de petite enclave (minorités étrangères, ghettos, tziganes). L’unité politique, qui peut recouvrir une partie de la tribu, ou plusieurs subdivisions culturelles. La distinction entre tribu-nation et tribu-Etat est fondamentale.

D’après ce qui vient d’être vu, le concept d’ordre juridique semble donc pouvoir être appréhendé en dehors du concept juridique d’institution, dans une direction plus sociologique. Dans cette voie, il ne perd pas en sens. Il gagne même en pertinence notamment par son rapprochement avec « l’élément humain ». Reste que, pour achever de saisir ce concept, il convient encore de remarquer qu’il a, ainsi défini, une teneur proche de concepts développés par certains penseurs des sciences sociales. Cela l’éloignera davantage de l’image d’une production purement juridique, isolée dans le monde du droit. De plus, cette remarque permettra de saisir qu’il s’inscrit dans un besoin scientifique. Elle dévoilera enfin son ancrage et son intérêt interdisciplinaire. Ainsi, il est intéressant de remarquer qu’il est proche de la notion d’ordre global utilisée par E. Friedberg. Cet auteur a en effet recours à une vision du monde social incluant le concept d’ordre global. Avec l’aide de M. Crozier, il avait d’abord dégagé l’idée selon laquelle la généralité du phénomène organisation dépassait les frontières des organisations

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formellement constituées345. Et, dans le Pouvoir et la Règle, il est revenu sur ce thème en considérant que « le phénomène organisation apparaît comme le résultat contingent et toujours provisoire de la construction d’un ordre global dont les caractéristiques autonomes structurent la capacité d’action collective des intéressés »346. Alors, dans ce livre, outre quelques considérations dignes d’intérêt pour notre étude347, cet auteur s’attache à développer une notion d’ordre global proche de celle d’ordre juridique. Un ordre global y apparaît « à la fois structure et processus ». Il donnerait « aux entreprises collectives leur durée et leur épaisseur »348. Il s’agirait d’un « construit politique relativement autonome qui opère à son niveau la régulation des conflits entre les intéressés, et qui assure l’articulation et l’ajustement de leurs intérêts et de leurs buts individuels entre eux ainsi qu’à des intérêts et à des buts collectifs »349. Il constituerait aussi « le résultat toujours partiel, provisoire et contingent d’une construction sociale » tout autant qu’ une « construction sociale qui est toujours simultanément production et reproduction d’un ordre »350. Il y a donc dans cette notion une essence proche de celle d’un ordre juridique. On y retrouve notamment l’image d’une construction issue d’un corps social. D’ailleurs, comme celle d’ordre juridique, cette notion invite à ne pas privilégier l’action qui se déploie sur le lieu central351. Elle amène à considérer « l’ensemble social comme un réseau de systèmes d’actions, c’est-à-dire comme une juxtaposition de régulations locales et partielles où il y a parfois redondance et interférence entre les régulations, ou encore articulation partielle et changeante, effets de composition et enfin prédominance »352. Mais c’est peut-être B. Malinoski qui propose un concept s’approchant le plus de celui d’ordre juridique. En effet, dans une théorie scientifique de la culture353 il rend compte de la vie sociale à travers un concept d’institution très proche de celui d’ordre juridique. Dans cet ouvrage, cet auteur constate ainsi que les hommes naissent, soit dans un groupe déjà constitué, soit s’y font admettre, soit créent des groupes354. Ils y apparaissent pris dans un phénomène de groupement permanent dont la raison serait que « l’homme ne peut satisfaire ses intérêts ou ses besoins, ni mener à bien la moindre entreprise, qu’au sein des groupes organisés et par l’organisation des activités »355. D’autre part, pour cet auteur, ces

345 Friedberg Erhard, Le Pouvoir et la Règle, Dynamiques de l’action organisée, édition du Seuil, Sociologie, 1993, p 10. 346 Ibid, p 11. 347 Erhard Frieddberg y dénonce notamment le clivage entre l’étude des organisations et l’étude de l’action collective. L’organisation (ordre voulu et imposé disposant de structures clairement délimitées, stables, fixes et formalisées où l’action relève du calcul) est opposée à l’action collective (mouvement d’essence plus ou moins spontané, aux frontières incertaines et avec des structures fluides, émergentes et informelles où l’action est irréductible au calcul et relève de la solidarité perçue et exercée et d’une logique affective plutôt qu’instrumentale). Par ailleurs, dans ce livre, cet auteur pose qu’il « n’y a pas d’action collective un tant soit peu durable qui ne produise un minimum d’organisation et qui ne génère à terme un noyau organisationnel plus ou moins formalisé autour duquel s’organisera la mobilisation et pourront s’agréger les intérêts » (Friedberg E., op. cit., p 13-14.). De même, il y note qu’une « organisation économique et productive, quant à elle, est irréductible à son ordre formel et ne correspond jamais à l’ordre figé que la lecture de l’organigramme pourrait suggérer » (Friedberg E., op. cit., p 14.). 348 Friedberg Erhard, Le Pouvoir et la Règle, Dynamiques de l’action organisée, édition du Seuil, Sociologie, 1993, p 11. 349 Ibid, p 16. Voir par exemple l’articulation des cultures d’ateliers avec la culture d’entreprise. 350 Cette construction s’appuie sur les données préexistantes d’un contexte qu’elle transforme en même temps. Friedberg Erhard, Le Pouvoir et la Règle, Dynamiques de l’action organisée, édition du Seuil, Sociologie, 1993, p 15. 351 Ibid, p 183. 352 Ibid, p 179. 353 Malinowski Bronislaw, Une théorie scientifique de la culture, François Maspero, 1968. 354 Ibid, p 48. 355 Malinowski Bronislaw, Une théorie scientifique de la culture, François Maspero, 1968, p 43.

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institutions ou groupes ont leurs coutumes, leurs « jurisprudences », leurs ensembles de valeurs et de communs accords,356 leurs lois, leurs chartes, leurs personnels, ou encore leurs normes357. Elles ont de plus une structure358 et une fin (un but). Et, ce serait leur réunion qui forme la culture, la fonction de l’institution étant en effet son rôle dans le schème culturel359. Cette notion d’institution a par conséquent une teneur relativement proche de la notion d’ordre juridique (cependant la structure attribuée à ces groupes est sujette à débat360). En effet, on retrouve ici l’idée selon laquelle un corps social dispose d’une organisation juridique propre à le rendre identifiable comme entité juridique. Dès lors, il apparaît possible de considérer qu’un ordre juridique est « un plébiscite de tous les jours »361 entre des hommes afin d’accomplir une tâche pour laquelle ils ont décidé de s’allier et pour laquelle ils effectuent une production normative. Mais la notion d’ordre juridique renvoie plus précisément à des corps sociaux produisant du droit, disposant d’une structure, parfois insérés dans un ordre social ou des rapports de relevance, et abritant le phénomène politique. Ce concept, davantage proche d’une conception sociologique de l’institution, dispose d’antécédents dans la sociologie et notamment dans la mésosociologie362. Il est en effet apparu utile à divers auteurs de se servir de concepts proches de ce dernier pour rendre compte de la réalité sociale. L’ordre juridique ainsi perçu pourrait d’ailleurs bien être une notion en émergence ou en refondation de sens dans diverses sciences sociales. Cependant, ce concept d’ordre juridique connaît des obstacles. Outre le fait d’être utilisé de façon commerciale, il est aussi contesté. Il convient donc de lever ces obstacles avant de présenter son intérêt pour la création du droit. 2. Les obstacles mis à l’utilisation du concept d’ordre juridique et la légitimité de leur franchissement Le concept d’ordre juridique tel qu’il vient d’être défini doit faire face à divers obstacles qui nuisent à son utilisation. Il est tout d’abord victime d’une mode de langage qui veut qu’on l’utilise en en détournant son sens vers celui de système juridique. Par exemple, ce concept est utilisé pour décrire un état des relations entre les ordres juridiques. C’est dans ce sens que l’on parle d’ordre international public363. De même, quant ce concept est

356 Ibid, p 44. 357 Ibid, p 48. 358 Cet auteur propose un schéma de l’institution lequel rend en partie compte de la structure en couche des ordres juridiques. Celui-ci est ordonné selon les intitulés suivants : statuts-personnel-normes-matériel-activités-fonction. (Malinowski B., op. cit., p 49.). Sur ce point voir les développements sur la structure des ordres juridiques dans la troisième partie de cette thèse. 359 Malinowski Bronislaw, Une théorie scientifique de la culture, François Maspero, 1968, p 44. 360 Voir les développements sur la structure des ordres juridiques dans la troisième partie de cette thèse. 361 Renan E., qu’est-ce qu’une nation ?, Ed Presses Pocket, 1992, p 55. 362 La mésociologie est une approche intermédiaire des phénomènes sociaux se situant entre la micro et la macrosociologie. Elle se place au niveau des groupes restreints (famille, bandes), des organisations (entreprises, partis), des groupes sociaux (professions, groupes d’intérêt), des institutions (Etats, Eglises). Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 295. 363 Ce terme renvoie en effet souvent à une description des caractéristiques de l’équilibre international entre Etats. En ce sens voir : Moreau Defarges Philippe, Relations internationales, tome 2, Questions mondiales, éditions du Seuil, 1993, p 50 et suiv.

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appliqué à l’Europe, il n’est pas emprunt de l’idée que tout groupe social est un ordre juridique. D’autre part, ce concept est contesté car il est difficile à assumer d’un point de vue politique. Il implique qu’à côté des Etats, d’autres ordres juridiques existent de façon toute aussi légitime. Ce concept d’ordre juridique pose un problème capital qui peut être formulé de la sorte : si les Etats devaient reconnaître l’existence des ordres juridiques en tant que tels, ils opposeraient une légitimité à la leur et leur champ d’action « légitime » serait réduit. En effet, de prime abord, une reconnaissance de cette notion les conduirait à légitimer des ordres où existent des comportements contrevenants à leurs règles. Ils devraient par exemple reconnaître la qualité d’ordre juridique à des groupes familiaux où les femmes sont encore soumises au viol, à la violence, à l’insulte et chargées de l’ensemble du travail ménager364 tandis que les enfants y subissent des traumatismes et doivent développer une résilience365. De même, les Etats devraient par exemple reconnaître aux communautés islamiques une légitimité plus grande dans leurs demandes de construction de mosquées366. En fait, reconnaître le concept d’ordre juridique obligerait les Etats à renoncer à certaines possibilités « d’instituer le social ». Il est dès lors compréhensible qu’ils ne tendent que timidement à reconnaître les groupes367 et continuent par là à forger une doctrine juridique allant à l’encontre de ce concept. Pourtant une reconnaissance théorique des ordres juridiques n’aurait probablement que peu de répercussions. En effet, elle n’empêcherait pas de voir reconnaître un « droit » des ordres juridiques à se combattre. Mais cela ne serait pas politiquement et juridiquement conforme aux canons d’un droit peu à peu investi par une idéologie des Droits de l’homme368. Alors, la notion d’ordre juridique, malgré la consistance dont elle fait preuve, est toujours rejetée. Cela est notamment visible dans le système juridique français où le concept d’ordre juridique n’a que peu d’avenir. En effet, en France, même si l’on s’accorde désormais à reconnaître que le monde juridique est fait de divers ordres juridiques tels que les ordres étatiques, l’Europe, voire même l’ordre international ou l’administration, il est encore très rare de voir reconnu le concept d’ordre juridique. On parle ainsi de groupe de pression ou de parti politique et non pas d’ordre juridique. Mais plus globalement, beaucoup d’organismes se voient refuser le statut d’ordre juridique369. Les groupes sociaux infra-étatiques (et licites) sont perçus comme appartenant à l’ordre étatique. Même l'Eglise n’est jamais officiellement apparue comme un ordre juridique alors pourtant que son droit a été

364 Cfdt Magazine, n°269, avril 2001, p 15. 365 Pour une présentation sommaire de cette notion : le Courrier UNESCO, Pouvoir et argent, Chercheur sous pression, Novembre 2001, p 50. 366 Sur ce point voir : Vivre L’islam dans un république laïque, Cfdt Magazine, n°269, avril 2001, p 38. 367 Sur la reconnaissance contemporaine des groupes en France, voir Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 591 et suiv et notamment p 674 et suiv. 368Sur ce point voir : Carbonnier Jean, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, coll. « Forum », Paris, 1996, p 118 et suiv. 369 Il en va ainsi par exemple des entreprises nationales, des associations, syndicats… et à plus forte raisons des cercles de jeux où une telle vision relève de l’ineptie.

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reconnu et qu’elle a disposé d'instances visibles (tribunaux ecclésiastiques). Intellectuellement, la notion d’ordre juridique n’y est que décentralisée ou déconcentrée. Certes, parfois il est admis que certains groupes se comportent comme des ordres juridiques. Ainsi l’ordre des médecins et des avocats peuvent se targuer d’une certaine reconnaissance de groupe. De même, l’université et la reconnaissance de sa liberté académique en est un exemple370. Il est vrai aussi que parfois la notion d’ordre juridique a eu quelques succès en droit. Il en est allé ainsi dans le droit du travail, le droit international privé et le droit international. Enfin, les entreprises multinationales ou les minorités ethniques ont pu bénéficier de ce langage. Mais en aucun cas, ces exemples ne révèlent une utilisation profonde de l’idée qui gît dans le concept d’ordre juridique. Et, ce qui est le moins prometteur, c’est que cet état des lieux semble appelé à persister. L’Etat français ne semble toujours pas apte à faire face aux conséquences politiques d’une vision juridique accointée avec le concept d’ordre juridique. Comme avant, il s’efforce de rejeter une vision de l’univers juridique incluant l’idée qui s’exprime dans cette notion. Ainsi, même au risque d’un sinistre de l’infra-étatique, il entend toujours utiliser sa force pour faire valoir son système juridique, refuser l’autonomie des groupes et imposer le dogme de l’Etat souverain. A l’image de son attitude lors de la loi Le Chapelier, l’Etat continue de nier les autres ordres juridiques et les considère au mieux comme des délégations étatiques. Par exemple, concernant la création et l’application des 35 heures, l’Etat français, a contraint les entreprises à suivre ses volontés normatives alors pourtant que cette entité apparaît de plus en plus comme un lieu producteur de droit. D’ailleurs, sur ce point, l'Etat a été et continue d’être servi par une efficace doctrine positiviste. C’est ce que montre B. Cubertafond lorsque, en étudiant la création (étatique) du droit, il commence par dénoncer le mythe de la création souveraine. En effet, selon cet auteur, les présentations doctrinales officielles posent toute l'idée de la toute puissance créatrice, « d'un pouvoir de dire le droit d'une manière, avant son énonciation, inconditionnée, et, après sa promulgation, incontestable, pouvoir de modeler la vie à partir d'une situation de table rase »371. Or, cette idée de la création souveraine du droit, d'inspiration théocratique, imprégnerait les comportements et participerait au réel. Ce mythe se ressent d’ailleurs très fortement dans la perception contemporaine de la création du droit. Non seulement la création du droit non étatique est cachée et le jeu législatif réel occulté (dont notamment la formulation par les sages), mais encore le stade post natal de création du droit est soigneusement nié. Il n'est dès lors guère évident de saisir la réalité de la pluralité des ordres juridiques dans l'espace national français et on comprend que le concept d’ordre juridique y percute un obstacle politique. Reste que cette attitude étatique, si elle peut être expliquée, ne constitue en rien un obstacle valable à la notion d’ordre juridique. Ceci d’autant plus que la notion d’ordre juridique n’empêche pas de décliner l’idée selon laquelle les combats entre ordres juridiques peuvent être acceptés et régulés. Les obstacles politiques et linguistiques que l’on oppose au concept d’ordre juridique semblent alors peu consistants. Au delà de ces barrières, ce concept présente un contenu

370 Sur ce point voir, le Courrier UNESCO, Pouvoir et argent, Chercheur sous pression, Novembre 2001, p 18 et 35. 371 Cubertafond Bernard, La création du droit, Ellipses, coll. « Le droit en question », 1999, p 11.

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intéressant dont la teneur passe de science en science. Il s’appuie sur des faits sociologiques et semble opérationnel. Mais surtout, il ne manque pas d’intérêts concernant la création du droit. B. L’intérêt du concept d’ordre juridique concernant l’appréhension de la création du droit La notion d’ordre juridique autorise à prendre en compte quasiment toutes les expressions du phénomène de création du droit et force à jeter un regard plus profond sur ce dernier. En fait, elle permet de positionner les processus de création du droit dans des groupes sociaux et offre la possibilité d’en saisir le ressort caché. Elle semble alors utile à une approche efficiente de la création du droit. 1. Un « ratisseur » de droit permettant de prendre en compte tous les processus de création du droit Le concept d’ordre juridique implique de considérer que le droit est ce qu'une société ou un corps social estime comme « indispensable à son fonctionnement et à sa reproduction »372. Il repose en effet sur l’idée que le droit sort des groupes sociaux organisés. Par conséquent, c’est un « ratisseur » de droit. Il permet de saisir le droit éparpillé dans les divers corps sociaux. Avec lui, il est possible de s’immiscer dans tous les lieux où se forge le droit. Or, cela confère à ce concept un intérêt concernant la création du droit. En saisissant toute la substance droit, il autorise du même coup à saisir la création du droit dans sa totalité. Il permet d’inclure dans l’étude de la création du droit tout un ensemble de processus qui dans une analyse aussi bien positiviste que génétique n’auraient pas leur place. Mais ce concept présente un autre intérêt. Il dévoile aussi les bases de la création du droit. Il force à jeter un regard plus profond sur le phénomène de création du droit qu’il a contextualisé. 2. Un moyen de percevoir le ressort caché de la création du droit Tenter d’appréhender le phénomène de création du droit sans le concept d’ordre juridique comporte des risques. Tout d’abord, il est possible d’oublier des processus de création du droit. Mais surtout, l’absence de ce concept risque de fausser la perception de ce phénomène. La création du droit apparaîtra notamment comme une création naturellement calme, linéaire et rationnelle, reposant sur la participation des individus à travers des instances étatiques. Au mieux, elle se présentera comme une création enfermée dans des textes où certaines forces créatrices essayent de s’insinuer. Certes, en envisageant la création du droit comme « une histoire de processus » dans des groupes sociaux, il est possible, même sans le concept d’ordre juridique, de saisir celle-ci comme un phénomène processuel de groupe fonctionnant selon un jeu d’étapes. Mais, cette 372 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 138.

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méthode d’étude risquerait d’engendrer une approche encore trop limitée de ce phénomène juridique. Elle ne conduirait pas à saisir le ressort caché de ces processus. Par contre, le concept d’ordre juridique permet pour sa part de jeter un nouvel éclairage sur ce phénomène juridique et de retracer son histoire. Il ne sert pas uniquement à dire qu’il existe divers corps sociaux qui créent des règles et que la matière droit est présente dans tous ces corps sociaux. Avec lui, la création du droit semble se dévoiler. Tout d’abord, elle apparaît, à son origine, comme un marchandage entre individus au sein des groupes. Ensuite, après cette période originelle, elle se présente comme une affaire de lutte entre entités juridiques. Elle y semble surgir des groupes puis, dans les groupes, des individus. Elle renvoie à un choc d’entités juridiques là où l’individu semblait créer le droit. Ce concept permet ainsi d’appréhender ce qu’était la création du droit à l’origine. Il conduit tout d’abord à mettre en avant cette réalité selon laquelle l’individu n’est pas en lui-même une entité juridique capable de créer du droit, mais n’est un créateur de droit qu’à travers un groupe. Or, en mettant en avant la formation naturelle de la matière juridique dans les corps sociaux, ce concept donne le moyen de saisir comment pouvait être créé le droit avant l’avènement des ordres juridiques globaux. Il conduit à considérer qu’avant l’existence d’un ordre juridique central, le droit était créé via des groupes sociaux et qu’il était principalement issu de processus prenant la forme de marchandages entre individus, aussi variables qu’imprévisibles. On comprend ainsi que la création du droit, dans son fond historique, n’était pas une affaire de grands ordres juridiques ni d’ailleurs une construction rationnelle ou technologique. Il est possible de la percevoir comme un phénomène juridique s’exprimant essentiellement sous la forme de tractations individuelles dans des groupes restreints et relativement isolés les uns des autres (les guerres et le rapprochement des ordres arrivant relativement tard dans l’histoire humaine). Plusieurs arguments historiques confirmeraient cette thèse373. Mais surtout, ce concept permet de mieux appréhender ce qu’est devenue la création du droit après cette période originelle. Il montre le choc relationnel des entités juridiques qui se cache derrière les processus de création du droit apparus après cette période originelle. Avec lui, cette création du droit apparaît comme la résultante des rapports entre les ordres juridiques et à l’intérieur de ces ordres entre les individus. Il n’est plus nécessaire de se servir d’une « conception illusoire et périlleuse d’intégration non-complexe »374 pour saisir la création du droit375. Ainsi, avec la notion d’ordre juridique, il est possible de saisir cette

373 Ces arguments seront abordés dans les développements à suivre sur l’histoire de la création du droit. 374 Ce concept permet d’éviter de travailler avec des notions de droit public relevant de l’ancienne ontologie et fermées à la complexité de notre société moderne. Avec lui, « l’idée inadéquate d’un collectif social unitaire (la société) et d’une norme d’intégration de tous ses membres (inclusion universelle) passant par le biais d’un consensus le plus large et le plus authentique possible, exprimant ainsi la véritable volonté des personnes concernées qui sont les vrais sujets de ce collectif » devient inutile. Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 15. 375 Sur ce point on peut d’ailleurs noter que ce concept reprend une tendance systémique. Il est en effet désormais possible, avec ce concept, de quitter « la rationalité systémique de ces tout et de leur loi d’organisation interne qui fonde leur légitimité et qui se trouve le plus souvent associée à l’idée de finalité supposée de ce tout », au profit d’une « rationalité systémique du maintien de leur différence d’avec des environnements mouvants » (Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 15.). On peut saisir que « le maintien de cette différence est négociée dans une multitude de processus qui ont leur rationalité partielle et que de

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création du droit comme un processus juridique conflictuel où chaque ordre essaye de sauvegarder son organisation et d’atteindre son but. La création du droit dans les Etats apparaît par exemple comme le produit d’un combat d’ordres maîtrisé par les entités étatiques. Ce concept dévoile que c’est un combat de droit qui aurait permis aux Etats de s’imposer comme détenteur du pouvoir de dire qui peut participer à la création du droit. Plus précisément, il montre que ces processus étatiques de création du droit semblent issus d’agencements d’ordres juridiques qui ont été maîtrisés par les ordres juridiques les plus globaux. Si ces processus de création du droit apparaissent sous un aspect non conflictuel, rationnel et linéaire, c’est en effet parce que le vainqueur s’est installé, a instauré ses règles du jeu et s’efforce de maîtriser les forces créatrices du droit. De ce fait, avec la notion d’ordre juridique, l’aspect démocratique de certains processus de création du droit devient d’ailleurs douteux376. Cette perception des fondations de la création moderne du droit trouve une résonance dans l’explication de divers faits sociaux modernes. Par exemple, elle expliquerait certaines images de la période révolutionnaire française ou certaines relations entre tribus et Etats africains377. Mais, plusieurs arguments historiques engageraient à saisir les processus secondaires de création du droit comme des résultantes de chocs relationnels378.

cette découverte de la rationalité systémique sort une image finale qui est celle d’une multiplicité de processus ouverts sur la pluralité des problèmes issus du maintien de la différence d’un système au sein d’un environnement hypercomplexe » (Ibid.). On peut alors « ne plus s’en tenir uniquement à l’étude de cet ordre social qui tend à réaliser l’harmonie, c’est-à-dire à l’ensemble des institutions (réalisation humaine) qui doivent assurer l’harmonie des rapports entre les membres d’une société et des règles auxquelles les citoyens doivent se soumettre pour la maintenir », mais il est possible (et nécessaire) de s’intéresser à tous les groupes qui vivent dans le social. Ce concept d’ordre juridique rapproche par ailleurs de l’analyse de la prise de décision effectuée par L. Sfez. Ainsi, avec lui, dans les processus secondaires, la création du droit devient en théorie, une affaire de sous-systèmes prenant la forme d’ordres juridiques et unis dans un système global (Pour L. Sfez les sous-systèmes renvoient d’ailleurs à des corps sociaux comme la SNCF et la RATP, op. cit, p 112.). Elle prendrait la forme d’un récit non-récitatif, sorte de page vierge d’un traitement de texte où chaque ordre vient inscrire son bout de texte. La création du droit ressemblerait en fait à un ensemble où tous les éléments sont connectés à tous les niveaux à tous les moments : elle serait diluée dans la société. Elle n’apparaît plus empreinte de linéarité ou d’une mono-rationalité et la liberté y est réduite au choc des ordres juridiques. Cependant, pour notre part, nous considérons qu’il y a une présence de l’individu dans la création du droit et que le recours à la systémie n’est pas obligatoire pour appréhender le jeu des ordres juridiques. 376 En effet, il est possible de noter qu’avec ce concept, la création du droit apparaît comme peu démocratique, aucun régime politique actuellement existant ne renvoyant à une prise en compte exhaustive des groupes et des individus. Sous cet angle, le seul régime pouvant être dit en partie démocratique semble être celui du fédéralisme. Avec la notion d’ordre juridique, la force démocratique de la République une et indivisible est notamment sujette à caution.

Par ailleurs, cette notion permet de saisir que c’est souvent un groupe politique qui impose les hommes dirigeants. Ces derniers qui sont donc pris dans une logique de groupe et ne sont élus que sur des « promesses de faire ou ne pas faire » n’apparaissent alors pas constituer une caution démocratique.

Mais, pour s’assurer de ces propos, il faudrait encore s’entendre sur le mot démocratique qui ne désigne pas forcément le fonctionnement coopératif d’un groupe. Il s’agirait peut être aussi de la possibilité qu’un groupe a de fonctionner comme il l’entend et notamment de changer de fonctionnement au profit de la hiérarchie comme de la coopération. 377 L’idée selon laquelle les processus secondaires de création du droit résulteraient de combats d’entités juridiques expliquerait notamment les relations qui ont opposé l’ordre monarchique et l’ordre révolutionnaire. Elle dévoilerait la présence d’un combat et sa logique : c’est-à-dire le fait que l’ordre révolutionnaire, faute d’alliance et en raison de sa corruption, n’aurait pu stabiliser son évolution et se serait engouffré dans la terreur , acte qui l’aurait exposé au courroux d’autres ordres juridiques et l’aurait fait périr. Sur ce point voir : Zweig Stefan, Marie Stuart, Bernard Grasset, Le livre de Poche historique, 1962. Zweig Stefan, Marie-Antoinette, Bernard Grasset, 1933. Mais cette vision de la création du droit explique aussi certaines relations contemporaines entre tribus et ordres dominants. La création du droit par choc juridique rendrait logique les combats qui ont opposé certains Etats africains et certaines tribus menacées par la construction de barrages hydrauliques, ceux-ci entraînant l’inondation de leur tombe et des arbres les nourrissant. 378 Ils seront présentés dans l’étude à suivre sur l’histoire de la création du droit.

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L’existence de ce choc des entités juridiques avait d’ailleurs déjà été relevée par S. Romano dans son approche de l’ordre juridique. En présentant le concept d’ordre juridique, cet auteur s’est en effet attaché à expliquer les relations des ordres juridiques entre eux. Il a notamment mis en avant le rôle de la relevance, ou celui de l’intégration ou de la dissolution. Or, ces notions dévoilent que les processus secondaires de création du droit sont toujours le résultat d’un amas de combat et d’alliances. Ainsi, pour S. Romano, la notion de relevance relève de deux interprétations (entre lesquelles il ne tranche pas). Mais toutes deux montrent la création du droit comme un combat d’ordres juridiques. Dans ce sens, selon cet auteur, pour qu’il y ait relevance, il faudrait que l’existence, le contenu ou l’efficacité d’un ordre soit conforme aux conditions mises par un autre ordre379. Alors, dans une première interprétation, la relevance « impliquerait l’existence d’une continuité complète entre les normes constitutives des ordres relevants ». Il y aurait « génération continue des normes de l’un à l’autre des ordres »380. La création du droit serait donc le résultat d’un combat des ordres, elle se ferait au gré de la loi du plus fort. Mais dans une deuxième interprétation, la relevance d’un ordre à l’égard d’un autre signifierait « que les points de contacts entre eux sont limités à ces seules normes définissant les conditions d’existence, de contenu ou d’efficacité de l’un des ordres par rapport à l’autre »381. Dans ce cas, il y aurait « génération discontinue » des normes, les différents ordres juridiques constitueraient des « poches d’autonomie normative » dont « l’intégration à l’ordre juridique plus global resterait limitée ou partielle »382. La création du droit serait alors toujours de l’ordre du combat. Mais elle ne serait pas tant le résultat d’un combat, qu’un combat permanent avec des sources d’accord, le contenu de ces accords étant notamment constitué de ces normes appelées « conditions de relevance ». Dans cette deuxième interprétation, il pourrait même y avoir « intransitivité totale dans les cas d’irrelevance, c’est-à-dire lorsque l’ordre juridique ne trouve ni fondement, ni appui dans l’ordre étatique ou même entre en conflit avec lui »383. Le combat entre ordres juridiques serait dès lors à son maximum. Cette perception des chocs d’ordres juridiques à travers la notion de relevance tend alors à confirmer l’efficience de l’approche des processus secondaires de création du droit initiée par le concept d’ordre juridique. Avec le concept d’ordre juridique, il apparaît dès lors possible de saisir le soubassement des processus de création du droit. Ce dernier dévoile le combat d’entités juridiques sur lesquels ils reposent. Les explications qu’il apporte sur les processus primaires et secondaires de création du droit seraient confirmées par des faits historiques. Par conséquent, ne pas utiliser ce concept peut conduire à ne pas comprendre la création du droit tant moderne qu’originelle. Cela conduirait notamment à ne pas saisir la nature, l’originalité, la légitimité, les raisons et la nécessité des forces créatrices du droit lors de certains faits sociaux384. Accessoirement, cela pourrait aussi bloquer l’efficacité de

379 Timsit Gérard, Thèmes et systèmes de droit, PUF, coll. « Les voies du droit », 1986, p 63. 380 Ibid, p 63. 381 Ibidem. 382 Timsit Gérard, Thèmes et systèmes de droit, PUF, coll. « Les voies du droit », 1986, p 64. 383 Ibid. 384 Ce fait a d’ailleurs été récemment illustré par une phrase du Président français Jacques Chirac lors des incidents de Gènes relatifs à la réunion du G8. Ainsi, s’exprimant à propos des associations « citoyennes », il a notamment affirmé

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certaines avancées démocratiques en occultant le rôle des groupes au profit de celui de l’individu385. Mais le concept d’ordre juridique est aussi utile à la compréhension de la création du droit dans la mesure où il ne rejette pas certaines expressions du phénomène de création droit. En fait, d’une manière générale, il permet de contextualiser les processus de création du droit et force à jeter un regard plus profond sur le phénomène de création du droit. Il convient donc d’y recourir. Mais, il est un autre concept avec lequel il semble nécessaire de se familiariser pour envisager la création du droit. §2. La création du droit à travers le concept d’espace juridique Le concept d’espace juridique présente un intérêt pour aborder la création du droit. En mettant à jour l’influence de l’espace où le droit est créé, il permet d’achever la mise à nu de l’essence de la création du droit. En fait, en contextualisant les processus non plus dans les groupes sociaux mais dans l’espace, il en améliore la compréhension. Il autorise à saisir l’émergence du droit comme le produit d’un arrangement entre des ordres juridiques en fonction de l’espace dans lequel ceux-ci s’épandent. Son utilisation apparaît donc intéressante. Mais il convient tout d’abord de présenter ce concept. A. Définition du concept d’espace juridique J. Carbonnier s’est attaché à la notion d'espace juridique. Selon cet auteur, « l'espace juridique est en réalité une construction psychologique : il est dessiné par un réseau de rapport de droit »386. Il considère que « plus que le territoire, ce sont les hommes qui sont nécessaires à la formation d'un espace juridique : non pas, il est vrai, des individus isolés, mais des hommes reliés entre eux, groupés »387. La base d’un espace juridique pourrait donc être le groupement, non pas forcément la société globale mais tout groupement particulier qui forme un espace social. D’autre part, selon cet auteur, si la définition d’un espace juridique s’appuie sur la présence d’un groupement humain, c’est parce que celui-ci est susceptible de disposer d’un pouvoir de création juridique. Dès lors, un espace juridique se reconnaîtrait à la production normative d’un groupement. Pour autant, ce n’est pas dans ce sens que cette notion gagne à être utilisée. Cette définition semble davantage renvoyer à la description d’un ordre juridique, ce qui crée une redondance conceptuelle. Par ailleurs, la définition que donne B. De Sousa Santos d’un espace juridique n’apparaît pas plus utile. En effet, avec ce terme, cet auteur qui cherche à tirer parti de la

que si de tels mouvements existaient « c’est qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas ». Or, cette phrase est particulièrement révélatrice des inconvénients d’une vision juridique n’intégrant pas ce concept. Cette situation est en effet tout à fait logique dans la mesure où ces associations sont des ordres juridiques spontanés de nature internationale qui sont forcés de s’insérer dans une création internationale du droit pour l’instant accaparée par des grands ordres détachés des individus. Elles doivent donc combattre des entités tel que le G8, peu importe d’ailleurs la teneur de leurs actions. Ne pas utiliser ce concept, comporte donc, semble t-il, un certain nombre de risques de mauvaise perception du monde moderne. 385 Ne pas percevoir le monde juridique contemporain et sa création du droit via ce concept c’est ainsi prendre le risque de ne pas saisir que pour redonner du pouvoir juridique aux individus, il faut redonner une place à leurs multiples groupes dans la création du droit. 386 Carbonnier Jean, Sociologie juridique, PUF, Quadrige, 1978, p 349. 387 Ibid.

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cartographie, semble aussi renvoyer à la notion d’ordre juridique et notamment à l’existence de réseaux d’ordres juridiques388. Ici, cette notion renverra alors plutôt à un espace où les ordres juridiques doivent se comporter d’une façon spécifique en raison de la configuration des lieux. Un espace juridique sera une aire de jeu ( juridique) disposant de caractéristiques spécifiques dont les ordres juridiques doivent tenir compte389. Dans ce cadre, il existerait par conséquent au moins quatre types d’espace juridique dans la mesure où l’espace terrestre, maritime, extra-atmosphérique et virtuel influent sur la capacité des ordres juridiques à créer de la régulation juridique (annexe 1)390. En effet, l’espace terrestre peut être considéré comme un espace juridique dans la mesure où c’est un espace sur lequel les ordres juridiques ont la plupart du temps la possibilité d’agir aisément. Ils peuvent y saisir facilement leurs membres. De même, l’espace maritime doit lui aussi être considéré comme tel au vu de sa spécificité. Sur celui-ci, les ordres juridiques, qui ne s’y tiennent que rarement en permanence, ont des possibilités d’action particulières. Ils n’y peuvent agir sur leurs membres que par le truchement de machines dont les capacités sont limitées. D’autre part, l’espace extra-atmosphérique est aussi une catégorie d’espace juridique à part. Les ordres juridiques, dont les membres y séjournent néanmoins très rarement et jamais en liberté, y ont des capacités d’action encore plus spécifiques. En théorie, ils ne peuvent pas y appréhender leurs membres faute de moyen d’action. C’est seulement parce que les hommes qui s’y rendent dépendent des machines étatiques que l’effet des caractéristiques de cet espace peut être nuancé. Enfin, l’espace virtuel mérite d’être individualisé comme espace juridique au vu de son originalité pour les ordres juridiques. Cet espace est en effet pour eux non pas inaccessible mais insaisissable. Leur action y est profondément mise en cause faute pour eux de pouvoir identifier et saisir correctement leurs membres et leurs agissements. D’ailleurs, sur cet espace, les ordres juridiques ne peuvent à proprement parler jamais agir sur leurs membres. Ceux-ci ne s’y rendent jamais réellement. Seuls leurs esprits s’y déploient. Cet espace n’est fréquenté que par des passants faisant figure d’entités informatiques. Ce n’est alors que dans l’espace réel et sur leurs membres qui se sont rendus intellectuellement sur cet espace que ces ordres peuvent agir. L’action des ordres juridiques dépend donc de la translation entre le monde réel et virtuel laquelle n’est pas encore une donnée fiable. Reste que cette typologie ne présente peut-être pas toutes les facettes de la notion d’espace juridique. Les types d’espaces juridiques pourraient en effet être appelés à se multiplier

388 De Sousa Santos Boaventura, “Le Droit : une carte de lecture déformée. Pour une conception postmoderne du droit”, Droit et Société, n°10, 1988, p 382. 389 L’espace est alors perçu comme une étendue physique. Mais il apparaît aussi comme une “étendue socialisée”. Il s’agit d’un espace donné et d’un espace partiellement construit par l’homme (dans le cas de l’espace terrestre et virtuel). Sur cette idée voir : Le Roy Etienne, Le jeu des lois, Une anthropologie “dynamique” du droit, L.G.D.J, Série anthropologie, n° 28, 1999, p 106 et suiv. 390 Pour mieux saisir cette idée voir : Wautelet Michel, les cyberconflits, coédition GRIP-éditions complexe, les livres du GRIP, 1998, p 26. Alland Denis, Droit international public, collection droit fondamental, PUF, 2000, p 663 et suiv. De par ses modalités d’accès, de contrôle et de fonctionnement, l’espace audiovisuel ne sera pas ici considéré comme un espace juridique.

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soit que l’homme se lance dans la conquête spatiale et découvre par exemple des espaces temporels spécifiques comme ceux dont la théorie des trous noirs laisse suggérer l’existence391, soit qu’il aille sous l’espace terrestre et fasse de nouvelles découvertes. Mais l’homme pourrait aussi mettre à jour certains nouveaux espaces aujourd’hui inconcevables comme ce fut le cas pour l’espace virtuel. On pensera sur ce point à la création d’espaces robotiques, au développement d’espaces dans le corps humain ou à l’émergence d’espaces dans l’univers de l’atome. Par ailleurs, il aurait aussi la possibilité de multiplier les types d’espaces virtuels dont rien ne dit qu’ils sont limités392. Enfin, l’homme disposerait de la capacité de transformer certains espaces. A l’avenir, la notion d’espace juridique pourrait donc voir son contenu s’accroître. Mais pour l’instant, il semble que cette notion se contente de renvoyer à quatre types de lieux. Il convient alors de s’en tenir à cette constatation et de s’attacher à percevoir en quoi cette notion d’espace juridique présente un intérêt concernant la création du droit. B. L’intérêt du concept d’espace juridique concernant l’appréhension de la création du droit La notion d’espace juridique est utile pour appréhender le phénomène de création du droit. En contextualisant les processus de création du droit dans l’espace, elle participe à faire émerger leur ressort caché. Elle rend notamment compte d’un facteur spatial d’explication de la diversité des processus de création du droit. Son intérêt pour une étude la création du droit peut être perçu en étudiant l’influence des espaces juridiques terrestre, maritime, extra-atmosphérique et virtuel sur les processus de création du droit. 1. L’intérêt de la notion d’espace juridique à travers l’exemple de l’espace juridique terrestre L’espace juridique terrestre dévoile à quel point la notion d’espace juridique est importante dans une étude de la création du droit. En effet, dans ce lieu, les ordres juridiques disposent de modalités d’action particulières dans le domaine de la création du droit. On y trouve des processus de création du droit centralisés. Certes, il y a peu de temps encore sur l’échelle de l’humanité, l’espace terrestre ne pouvait pas être considéré comme un espace juridique à part entière. Il renvoyait à une multitude de configurations spatiales et existaient alors divers espaces juridiques terrestres. Le monde terrestre était constitué de divers ordres juridiques dont les processus étaient très variables en fonction des lieux et des climats. A cette époque, on pouvait ainsi certainement considérer sans se tromper que non seulement le système politique évoluait selon les climats, mais aussi probablement le droit et sa création393. D’ailleurs, il est encore possible de saisir à quel point l’état primaire ou morcelé de cet espace pouvait influer de diverses 391 Le trou noir peut être vu comme un lieu d’arrêt du temps. Sur ce point voir les travaux de Hawking, Sciences et avenir, décembre 2001, p 62 ; le nouvel observateur, La folle aventure de l’univers, n° 1811, du 22 au 28 juillet 1999. 392 Voir en ce sens le film Passé virtuel de Roland Emmerich. 393 Référence à la théorie des climats de Montesquieu.

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façons sur la création du droit. Il suffit pour cela d’examiner les conséquences que certains lieux de l’espace terrestre peuvent encore avoir sur les dernières ethnies de notre monde. Il est par exemple possible de remarquer que, dans le Nord de la Sibérie, il existe des ethnies nomades où toute idée d’accumulation est source d’angoisse alors qu’en Amazonie subsistent des groupes d’indiens sédentaires ou l’accumulation est admise. Or, ces divergences n’ont pas trait qu’au contenu droit, mais aussi aux processus de création du droit. La sédentarisation et l’accumulation renvoient en effet à des types de processus de création du droit bien différents394. Cette influence que l’espace terrestre a eu dans sa configuration primaire a notamment été repéré par la géographie avec la théorie des genres de vie. Selon cette dernière, il existerait ainsi un ensemble complexe et organisé de pratiques adaptées à un milieu géographique donné395. Mais cette vision de l’espace terrestre n’est désormais plus valide. Avec l’accroissement de la vie humaine et l’augmentation des moyens d’accès aux espaces difficiles, les caractéristiques des lieux du monde terrestre ont perdu de l’importance et, désormais, la création du droit semble y connaître plus ou moins partout le même régime. En effet, ces phénomènes ont permis aux ordres globaux d’imposer leur domination sur la quasi-totalité du monde terrestre. Ce dernier apparaît alors comme un espace juridique. Plus précisément, il se présente comme un espace uniforme où la création du droit est centralisée. Certes, il y existe des ordres juridiques avec des processus en partie décentralisés mais globalement, il y a prédominance d’ordres juridiques globaux dotés de processus de création du droit centralisés. Tous les ordonnancements d’ordres juridiques y tendent désormais à correspondre à un processus imposé par un ordre global. Dans cet espace, la théorie des climats de Montesquieu, pour qui les données de l’espace terrestre pouvaient expliquer le régime politique, ne semble plus appropriée. Il existe néanmoins encore quelques nuances dans les processus de création du droit en fonction des caractéristiques spatiales de certains lieux de l’espace terrestre. Ainsi, il est des étendues où, dans le cadre de la création du droit, l’ordre étatique tend à détruire les autres ordres (Russie) ou à les incorporer (Etats-Unis)396. En effet, la grande dimension de tels espaces, difficile à contrôler, influe sur la création du droit. A l’inverse, il est des lieux de tellement petite dimension que, dans la création du droit, l’ordre étatique peut davantage composer avec les autres ordres juridiques. Il arrive ainsi que certains lieux de l’espace terrestre condensent les ordres juridiques de façon coopérative. Pour exemple, le mont Saint Michel est en surcharge. Il s’y tient divers ordres juridiques (l’ordre étatique, économique, international, religieux et spontané). Mais la gestion juridique s’y avère décentralisée397. Enfin, l’antarctique ne relève pas d’une création du droit centralisée398. 394 L’impact de ces phénomènes sur les processus de création du droit sera abordé dans l’étude de l’histoire de la création du droit. 395 Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 419 et suiv. 396 Référence au fédéralisme des Etats-Unis qui permet d’assurer le lien social et à l’histoire de l’URSS comme de la Russie. 397 L’ordre religieux suit ainsi les horaires fixés par les ordres économiques (pour permettre la visite de l’église) et ces derniers, comme l’ordre étatique respectent l’ordre spontané (les habitants), l’ordre religieux (les messes), et l’ordre international (en ne troublant pas esthétiquement le site).

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Alors, la création du droit des ordres juridiques sur l’espace terrestre serait encore en partie explicable par les caractères de cet espace. Par ailleurs, il convient de noter que quelques types de lieux de cet espace terrestre influencent encore le modèle hiérarchique des processus de création du droit de cet espace. Il en va ainsi pour les lieux montagneux, froids, chauds ou pour les forêts399. Ici, le processus étatique s’ouvre aux coutumes locales. On parle en ce sens d’un droit de la montagne400. Enfin, certains états de l’espace terrestre peuvent parfois mettre en déroute la figure traditionnelle qu’y prennent les processus de création du droit. Il ne s’agit pas d’états voulus par l’homme comme la création temporaire de lieux de non droit (les lieux de fête, les lieux de rave, les lieux de sommeil..) ou d’états politiques (état d’urgence). Il s’agit d’états physiques. Ainsi, le feu et les événements météorologiques extraordinaires peuvent toucher temporairement les processus de création du droit. Avec eux, les ordres juridiques perdent notamment la maîtrise de leurs règles et de la production normative. Du droit, c’est-à-dire des règles issues d’attitudes de survie, naît spontanément des groupes mis en danger. C’est à ce fait que renvoient ces phrases célèbres : « on s’organise comme on peut » ou « à la guerre comme à la guerre ». Dans ces situations, les ordres globaux ne peuvent que combattre les éléments et non pas imposer leurs droits et leurs exigences de création du droit. Les attentats perpétués à New York en 2002 apportent un éclairage récent sur ce phénomène. Dans cette ville, suite à l’embrasement des buildings, tout un quartier de Manhattan s’est en effet transformé en zone de création de droit spécifique. Les hommes ont spontanément décidé d’adopter des règles de droit. Il a par exemple été décidé que les centres médicaux devaient se tenir à telle distance des tours en feu et qu’il fallait donner son sang pour les blessés401. A ce moment, les policiers n’étaient plus des agents du droit étatique mais exécutaient ces règles. Ils mettaient en œuvre l’organisation décidée par les habitants, les secouristes et les médecins. En quelques secondes le droit étatique « a sauté » (les règles de stationnement, les règles de circulation entre piéton et voiture…) et son processus de création avec (les règles d’organisation n’ont pas été votées au sein des instances officielles). Il est donc possible de considérer que certains états de l’espace terrestre perturbent encore son modèle de création du droit. Cependant, ces remarques ne remettent pas en cause l’assimilation de l’espace terrestre à un espace juridique se caractérisant par la présence des processus centralisés de création du droit, imposés par un ordre dominant. Or, ce constat montre à quel point la notion d’espace juridique a un rôle à jouer dans une étude portant sur la création du droit. De plus, l’espace terrestre n’est pas le seul à influer sur la création du droit et a légitimer l’utilisation de cette notion. 398 C’est le seul espace terrestre internationalisé. Alland Denis, Droit international public, PUF, collection droit fondamental, 2000, p 701. 399 Concernant la vie des hommes dans les déserts chauds, dans les milieux intertropicaux et polaires et en milieu montagneux, voir : Knafou Rémy et Zanghellini Valéry, Histoire géographie, initiation économique, édition Belin, collection Knafou – Zanghellini, 1994, p 228 et suiv 400 De Béchillon Denys, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Odile Jacob, 1997, p 28. Pour cet auteur, « il y a du droit par genre de territoires comme le droit de la montagne, du littoral, des zones humides… ». 401 Sur ce point voir Clarke Lee, “Le mythe de la panique”, Sciences Humaines, n°132, Novembre 2002.

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2. L’intérêt de la notion d’espace juridique à travers l’exemple de l’espace juridique maritime L’espace juridique maritime montre aussi à quel point la notion d’espace juridique est importante dans une étude de la création du droit. Dans ce lieu, les ordres juridiques ont en effet des modalités d’action particulières dans le domaine de la création du droit. C’est un espace où ils produisent du droit d’une façon décentralisée. L’espace maritime n’est en effet pas maîtrisable. Seuls quelques ordres juridiques parviennent d’ailleurs à s’y maintenir. Il s’agit essentiellement des grands ordres étatiques. Mais certains ordres économiques parviennent aussi à s’y tenir comme ces entreprises qui y font naviguer leurs bateaux. En fait, cet espace est hostile à l’homme. Celui-ci n’y vit que très peu et les frontières n’y ont pas plus d’influence que de réalité palpable. Même si certains ordres juridiques ont pu se projeter dans cet espace sous une modalité de contrôle grâce à la puissance de certaines machines, la mer défie les capacités humaines de colonisation. Alors, pour assurer leurs présences sur cet espace, les ordres juridiques doivent recourir à un processus de création du droit décentralisé. Ils ne peuvent y faire du droit en s’agglomérant dans des modèles centralisés. Cette modalité d’action n’est envisageable que dans certaines parties de cet espace aisément accessibles comme les côtes. Mais au-delà de ces endroits, aucune règle ne saurait y avoir du poids en étant conçue comme sur l’espace terrestre. Ce fait ne s’explique pas par l’existence d’une règle de droit international. Il est dû aux caractéristiques spécifiques de cet espace. C’est d’ailleurs parce que le droit ne peut pas y être produit de façon centralisée qu’une « déréglementation » maritime, malgré les conséquences écologiques et humaines qu’elle entraîne402, a pu avoir lieu. En se caractérisant par un certain type de création du droit, l’espace juridique maritime dévoile donc lui aussi l’intérêt de la notion d’espace juridique dans une étude portant sur la création du droit. Mais il est encore d’autres espaces qui plaident en ce sens. 3. L’intérêt de la notion d’espace juridique à travers l’exemple de l’espace juridique extra-atmosphérique L’espace juridique extra-atmosphérique témoigne pareillement de l’utilité de la notion d’espace juridique dans une étude de la création du droit. Dans ce lieu, les ordres juridiques produisent aussi du droit d’une façon originale. En effet, cet espace est trop complexe pour que l’homme y fasse tenir des frontières et y établisse des colonies. Il ne permet pas aux ordres juridiques de fonctionner comme dans le

402 Références à l’existence de navires « poubelles » polluant le littoral et constituant par ailleurs des zones d’exploitation de la force de travail humaine.

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monde terrestre. Il n’y a pas d’homme en permanence, pas les même règles physiques. Il n’est pas possible d’y poser des délimitations et même s’il arrive qu’un drapeau flotte sur des amas rocheux ou des objets métalliques cela n’a aucune signification dans la mesure où aucun ordre juridique n’a assez de prise sur cet espace pour y imposer ses règles. S’il reste à portée de maîtrise en théorie, aucun ordre juridique ne peut néanmoins se doter des moyens de le saisir. Alors, sur cet espace, les ordres juridiques n’arrivent pas à produire du droit en s’agglomérant dans un modèle centralisé. Ce type de création du droit ne peut en effet qu’être érigé sur un espace où les ordres juridiques ont la possibilité de dominer l’espace physique. Ici, comme dans l’espace marin, seuls quelques ordres juridiques étatiques parviennent à se maintenir et, pour assurer leurs présences, ils doivent recourir à un modèle de création du droit décentralisé. Mais, dans cet espace, il n’existe même aucune trace d’une création du droit centralisée. Il n’y a pas de côtes, sauf à considérer que l’espace aérien serait la côte de cet espace extra-atmosphérique. Alors, en se caractérisant par un certain type de création du droit, cet espace plaide lui aussi pour l’utilisation de la notion d’espace juridique dans une étude portant sur la création du droit. Mais, à côté de l’espace terrestre, maritime et extra-atmosphérique, il reste encore un espace qui semble soutenir le recours à la notion d’espace juridique. 4. L’intérêt de la notion d’espace juridique à travers l’exemple de l’espace juridique virtuel L’espace virtuel est le dernier à plaider pour l’utilité de la notion d’espace juridique dans une étude de la création du droit. Lui aussi fait varier la création du droit. En effet, dans cet espace issu d’Internet, la configuration des lieux est particulièrement pesante. Dans ce sens, pour certains, ce réseau a fait émerger un nouvel espace économique, social, culturel et politique que l’on qualifie déjà d’écosystème informationnel403. C’est un espace non pas inaccessible mais insaisissable. Il est réservé à l’esprit et non au corps ou au sensible. La seule chose qui puisse y accéder sont des données informatiques. C’est pourquoi on peut dire que sur cet espace, à la place des hommes, ce sont plutôt des entités électroniques qui entrent en interaction. Enfin, en ce lieu, il n’est pas possible de poser des frontières ou d’identifier avec certitude les personnes et leurs actes. Aucun ordre juridique ne peut donc le maîtriser. Or, de ce fait, les ordres juridiques ne peuvent produire du droit en s’agglomérant dans des processus hiérarchisés. Ici tous les ordres juridiques sont admis (c’est l’espace le plus habité après l’espace terrestre) mais, de par leur nombre, ils n’arrivent pas à créer de processus de création du droit entre eux404. Le droit sort par conséquent de plusieurs 403 Laroche Josepha, Politique internationale, L.G.D.J, 2ème édition, 2000, p 101. 404 Du moins, il n’arrivent pas à créer un processus volontairement défini. Cette idée sera abordée dans la deuxième partie de cette thèse.

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sources de manière apparemment très décentralisée. En ce sens, on peut parler de modèle réseautique de création du droit. Cet espace influence donc particulièrement la création du droit et, comme ces congénères, il incite à recourir à la notion d’espace juridique dans une étude portant sur la création du droit. La notion d’espace juridique apparaît donc utile pour aborder la création du droit. Elle permet de mettre à jour l’influence de l’espace où le droit est créé et constitue un facteur d’explication de la diversité des processus de création du droit. Elle explique en effet pourquoi aux divers espaces correspondent trois types d’arrangements d’ordre juridique (le modèle centralisé, décentralisé et réseautique)405. Mais, plus globalement, le concept d’espace juridique permet d’achever la mise à nu de l’essence de la création du droit. Il permet de saisir la création du droit comme le produit d’un arrangement entre des ordres juridiques en fonction de l’espace dans lequel ceux-ci s’épandent. Ce concept aide ainsi à mettre à jour l’idée que l’ordonnancement des processus de création du droit des ordres juridiques est construit autant par un jeu de combat entre entités juridiques que par les données de l’espace. Sous cet angle, il permet d’ailleurs d’expliquer pourquoi la relevance n’est pas le seul principe qui en tout lieu résout les heurts entre entités juridiques. Avec lui, elle se présente en effet comme une des modalités, propre à l’espace terrestre, des combats qui opposent les ordres juridiques. De même, ce concept explique la présence et le comportement des ordres juridiques dans les divers espaces406. En fait, il achève de contextualiser les processus de création du droit et par là en améliore la compréhension. Son utilisation apparaît donc intéressante. De ce fait, il semble alors qu’il ne soit pas inutile de saisir la création du droit à travers les notions d’ordre et d’espace juridique. Outre le fait de conduire à saisir la création du droit de façon élargie ou contextualisée, ces notions permettent aussi d’en mieux saisir le ressort caché. Avec elles, il est possible de l’appréhender comme « une histoire de processus » dans des groupes sociaux et dépendants, au même titre que ces groupes, de l’espace dans lesquels ils s’épandent. Par ailleurs, plus globalement, le phénomène de création du droit peut désormais être défini de façon conclusive comme « une histoire de processus » fonctionnant selon des jeux d’étapes complexes et dont l’origine et le rôle se trouvent au fondement du phénomène humain. Mais il doit aussi être perçu comme un ensemble de processus issus d’ordres juridiques et liés à des espaces juridiques. Seule cette contextualisation des processus de création du droit permet en effet de saisir la création du droit à travers toute sa réalité empirique. Cependant, ce constat ne peut suffire à clore une présentation du phénomène de création du droit. Pour ce faire, avec l’aide de ces trouvailles, il reste encore à tracer un portrait empirique de ce phénomène à travers l’histoire. Cet effort permettra

405 Le modèle centralisé correspondant à l’espace terrestre, Le modèle décentralisé à l’espace marin et extra-atmosphérique, le modèle réseautique à l’espace virtuel. 406 Il explique notamment pourquoi, sur certains espaces, certains ordres peuvent combattre et d’autres non, et pourquoi sur d’autres espaces, aucun ordre ne peut s’inscrire ou encore tous peuvent s’épandrent.

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d’identifier ses évolutions, de situer son évolution contemporaine et, in fine, de délimiter l’impact qu’Internet a sur lui.

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Titre II L’histoire de la création du droit : une oscillation entre l’un et le

multiple Après avoir défini la création du droit et repéré les outils nécessaires à une perception adéquate de ce phénomène, il apparaît désormais nécessaire de retracer son histoire. Ceci permettra de saisir son état à l’aube du XXIe siècle et d’envisager l’originalité de l’impact qu’Internet a sur lui. Pour autant, il convient d’éviter de sombrer dans l’évolutionnisme et de simplifier l’histoire de la création du droit. Le but de cette recherche historique ne peut être que de rendre compte de l’existence d’un mouvement dans la création du droit sur un plan général. Mais ce dernier ne doit être considéré ni comme un progrès, ni comme un constat reflétant toutes les expressions de ce phénomène juridique. Or, l’histoire de la création du droit semble se composer de deux grandes étapes. La création du droit serait ainsi allée du multiple à l’un407 (chapitre I) puis de l’un au multiple (chapitre II). Plus précisément elle aurait oscillé du « multiple coopératif408 désorganisé à l’un » puis de « l’un à un multiple coopératif ordonné, voire à une pluralité réseautique ». En effet, certaines observations laissent à penser que son mouvement quasi dialectique pourrait être actuellement remis en cause par Internet, à travers un « passage au réseau et au pluriel ». En fait, l’histoire de la création du droit apparaît avoir globalement suivi les nuances du pouvoir. C’est pourquoi, il est possible de rapprocher le schéma rendant compte de l’évolution du pouvoir (annexe 2) et la frise retraçant l’évolution de la création du droit (annexe 3). Par ailleurs, comme l’atteste la schématisation des stades de la création du droit (annexe 4), cette évolution de la création du droit doit aussi être mise en parallèle avec le rétrécissement de l’espace terrestre puis la découverte de nouveaux espaces juridiques.

407 La notion de multiple renverra ici à l’existence de divers processus coopératifs de création du droit. Pour sa part, le qualificatif un renverra à l’existence de quelques processus hiérarchiques, dotés de jeux d’étapes peu développés et fermés. 408 Dans nos propos, la notion de coopération des processus de création du droit tant interne (avec les entités juridiques de l’ordre global) qu’externe (avec les entités juridiques étrangères) renverra à des processus où existe un jeu des étapes efficace (complexité) et ouvert aux acteurs juridiques (pluralisme) ainsi qu’à des processus où demeure un respect du degré de présence des étapes.

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Chapitre I Une marche initiale de la création du droit au gré de la « passion de

l’un » Dans un premier temps, la création du droit semble être allée du multiple au modèle unitaire. Plus précisément, elle serait passée, en trois temps, d’une multitude de processus coopératifs à quelques processus hiérarchiques de création du droit. Il est ainsi possible de remarquer qu’au début de l’espèce humaine, les ordres juridiques se sont contentés de s’épandre séparément. Les processus de création du droit étaient alors aussi variés que les analyses anthropologiques le laissent supposer mais tiraient dans un sens coopératif en interne (section I). Puis les ordres juridiques se sont sédentarisés, développés et rapprochés. L’espace terrestre s’est en quelque sorte rétréci. Sont alors nés des processus de création du droit au degré de coopération interne variable mais plus coopératifs en externe. La diversité des processus de création du droit s’est par ailleurs réduite dans cette période en raison de l’influence réciproque des ordres juridiques. Mais surtout, sont nés des processus d’agencement entre ordres juridiques, sorte de moyens de gestion des ordres juridiques (section II). Ensuite, ces processus d’agencement ont permis à des ordres globaux d’orienter la création du droit (section III). Tout d’abord, des ordres globaux et régulateurs sont devenus dépositaires de ces processus et ont encadré les autres ordres juridiques. Ils ont pesé sur leurs congénères et parfois interféré dans leurs processus. La création du droit a alors tendu à se confondre avec les processus de ces ordres régulateurs. Elle est globalement devenue moins coopérative en interne et en externe, tant dans les processus primaires que secondaires. Elle a aussi perdu en diversité. Par ailleurs, à la veille et au début de l’époque moderne, des ordres juridiques globaux impérialistes, généralement les Etats, se sont emparés des processus d’agencement. Ceux-ci ont rapidement colonisé et réformé les processus existants et même envahi les divers espaces juridiques. Ils ont singulièrement réduit la diversité de la création du droit et lui ont imposé l’aspect de leurs processus qui étaient peu coopératifs en interne et en externe. Il semble ainsi que la création du droit a initialement été saisie par une « passion de l’un »409 selon trois temps bien distincts. Mais il convient de le prouver.

409 Expression empruntée à N. Rouland. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998.

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Section I L’état originel de la création du droit

L’état originel de la création du droit ne peut être saisi qu’au prix d’une difficile recherche des premières traces du droit dans le paléolithique. Mais, il renverrait alors à une multitude de processus coopératifs de création du droit.

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§1. Les premières traces du droit S’il est nécessaire de saisir « la naissance du droit » pour appréhender ce qu’était initialement le phénomène de création du droit, cette recherche des origines du droit n’a rien d’aisée. Elle implique par exemple de repérer le droit qui a existé au-delà du mur de l’écriture410. Mais surtout, elle conduit à se pencher de manière spéculative et historique sur les débuts de l’espèce humaine pour y rechercher l’existence de normes juridiques A. Les premières traces du droit sous un angle spéculatif Le paléolithique est la plus ancienne période de vie humaine isolée par les historiens. La vie humaine y débute en effet il y a au moins deux millions d’années et s’y poursuit durant de très longues années à travers l’existence de l’Homo erectus puis de l’homme de Néandertal et enfin de l’Homo sapiens sapiens. Ensuite seulement vient le mésolithique, la « transition néolithique » (vers 9000 av. JC) et l’écriture (vers 4000 av. JC). C’est donc en son sein qu’il faut commencer par chercher le droit. Mais, le paléolithique est aussi la période humaine la moins connue. Pour ce qui concerne cette période, il n’existe aucune archive et à fortiori aucun témoignage. Seule l’archéologie et la spéculation intellectuelle peuvent y permettre une recherche. C’est alors à l’aide de ces outils, et tout d’abord grâce à l’outil intellectuel, qu’il faut y rechercher des traces du droit. Or, c’est précisément ce qu’a effectué N. Rouland. Dans un premier temps, cet auteur y relie ainsi intellectuellement l’existence du droit en couplant celle-ci au langage. L’élaboration et le perfectionnement du droit semblent en effet liés à l’apparition et à la complexification du langage dans la mesure où « pour créer, observer, ou contester des règles, il faut pouvoir communiquer à leur sujet et grâce à elles »411. Pour cet auteur, le droit daterait donc au moins du moment où l’homme a pu parler un langage du type de celui que nous utilisons. A ce moment, émergerait « de façon sans doute décisive son importance dans la régulation sociale »412. Dans ce sens, la naissance du droit pourrait être placée non pas à l’époque de l’Homo habilis (2 millions d’année av. JC), ni à celle de l’homme de Néandertal (400 000 av. JC) mais à l’époque de l’Homo sapiens sapiens (150 000 av. JC) et plus spécifiquement au moment où cet homme a eu le moyen de parler un langage articulé de type moderne (c’est le premier homme à avoir un larynx lui permettant de parler de façon articulée), c’est-à-dire vers 100 000 av. JC. Grâce à son « meilleur rapport entre l’organe qui produit la pensée et celui qui 410 Ce contournement du mur de l’écriture se légitime en effet par divers arguments. Tout d’abord, comme le remarque N. Rouland, les civilisations de l’écrit ne sont pas nécessairement les plus juridiques. Mais surtout, si l’écriture modifie le droit, celle-ci ne le crée pas car « même dans les civilisations où elle n’est pas inconnue, de larges fractions de la population, voire la majorité, continuent à l’ignorer, sans pour autant vivre sans droit » (Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 34.). L’écriture n’apparaît alors que comme un stade juridique des sociétés : un stade qui advient après les grandes mutations néolithiques et qui renvoie à des sociétés complexes où existent une multiplication des divisions, une accentuation des potentialités de conflits et une spécialisation du pouvoir politique. L’écriture c’est en quelque sorte l’âge des sociétés aux grandes distances sociales et/ou géographique. Elle ne marque pas la naissance du droit. Pour saisir l’origine de la création du droit, il faut donc la contourner. 411 Ibid, p 37. 412 Ibidem.

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l’exprime », l’Homo sapiens aurait « eu recours au droit pour inventer les nouvelles règles nécessaires à sa vie sociale et économique d’une part quand il quitta l’Afrique et ensuite lorsque les glaces et le gibier reculèrent sur les terres où il s’était installé »413. Néanmoins, si cette affirmation ne semble pas dénuée d’intérêt, il n’est pas sûr que le mur de l’oralité soit celui sur lequel doive s’achever la recherche des origines du droit. Le langage n’est peut-être pas la seule façon d’élaborer des règles. Le mur de la communication (la communication ne passe pas forcément par la parole414) peut être un point de départ plus sûr que celui du langage. D’ailleurs, N. Rouland note qu’il y a 100 000 ans, l’apparition du langage articulé de type moderne n’a permis à l’inventivité de l’homme que de perfectionner les innovations juridiques accomplies antérieurement même si c’est de façon sans doute décisive415. Et puis, il s’attache à montrer que bien au-delà du mur de l’oralité, l’homme connaissait déjà le droit416. D’autre part, pour dater le droit du paléolithique, cet auteur spécule à partir du fait qu’au paléolithique l’homme est déjà religieux et artiste. A cette époque, l’homme avait effectivement des inquiétudes métaphysiques et des attitudes religieuses. S’il a seulement inhumé les morts dans des sépultures et déposé des offrandes à leurs côtés il y a 80 000 ans, sa pensée métaphysique a pu exister avant. Il est en effet possible de « croire ou espérer en la survie tout en abandonnant le corps d’un défunt»417. Alors, puisque rien ne laisserait à penser que le droit ait été absent de cette étape de pensée métaphysique ni même qu’il n’est pas devancé la religion418, il ne serait pas impossible de dater le droit du paléolithique. Enfin, pour rattacher le droit au paléolithique, N. Rouland propose de prendre l’histoire à rebours. En effet, il existe des traces d’une organisation familiale aussi complexe que la notre 3000 ans av. JC419. Or, selon cet auteur, les rapports de parenté sont d’essence juridique420, rien n’interdisant par exemple le mariage entre consanguins. Le droit serait donc déjà repérable à ce moment. Mais surtout, la formation des règles étant « très antérieure à la date à laquelle nous repérons leur existence : des dizaines et peut-être des centaines de milliers d’années avant nous »421, il serait possible de placer le berceau du droit au paléolithique. En ce temps il a en effet existé une « très lente et très précoce organisation de la famille autour des rapports de parenté » et « l’invention de ces rapports

413 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 38. 414 Sur ce point voir par exemple Hausberger Martine, « L’étourneau, génie de la communication », Sciences Humaines, hors-série, n°35, Décembre 2001/Janvier-Février 2002, p 24. Sciences et avenir, parole animale, n°664, Mars 2002. 415 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 44. 416 Ibid, p 40 et suiv. 417 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 38. 418 Ibid, p 39. 419 Ibidem. C’est notamment grâce à l’existence de sépultures collectives et d’une langue commune qui a existé vers 4000 et 5000 av. JC que a pu être saisi cette organisation familiale. 420 Cet auteur considère notamment que les « normes déterminants l’orientation des alliances matrimoniales, le choix des critères de filiation et la fixation du lieu de résidence des époux sont bien des règles possédant les attributs des normes juridiques ». En effet, elles s’imposent sans nécessité naturelle de préférence à d’autres, elles correspondent à des valeurs culturelles (par exemple, la pré-éminance d’un sexe sur l’autre), visent à la cohérence et à la perpétuation du groupe et étaient sans doute sanctionnées par des moyens que nous ignorons. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 40. 421 Ibid, p 40.

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de parenté suppose la mise en œuvre de raisonnements et de mécanismes que nous qualifions aujourd’hui de juridiques »422. Il semble donc que de manière spéculative, il soit possible d’approcher les premières traces du droit au paléolithique. Mais, il est aussi des faits plus sûrs qui plaident en ce sens. B. Quelques faits à l’appui de la démarche spéculative A côté des faits utilisés précédemment de manière spéculative, il existe d’autres faits « d’une ancienneté au moins égale » qui attestent de cette « précocité » du droit dans l’histoire humaine. Il est notamment possible de relever l’existence de423 : - La prohibition de l’inceste : cette interdiction qui a vu le jour au début de la vie

humaine n’aurait pas de cause génétique, elle serait juridique. Sa raison d’être serait d’éviter l’implosion de la société. En effet, la femme humaine étant toujours attractive et puisque dans un même groupe différents procréateurs existaient en même temps, cette règle aurait permis d’éviter les conflits en posant le principe de l’échange des femmes.

- La régularisation de la fécondité : ce phénomène qui a vu le jour avec l’Homo erectus,

serait juridique. Il aurait permis de suivre le niveau des ressources disponibles. Ce phénomène n’a de plus pas été imposé par l’extérieur du groupe, il n’est pas une conséquence de la guerre. La régularisation des naissances s’est au contraire faite par des actes propres au groupe comme l’infanticide, la création de tabous limitant la période de reproduction, ou encore le recours tardif au mariage.

- La domestication du feu : ce phénomène qui a vu le jour vers 500 00 av. JC serait

juridique, du moins il impliquerait des conséquences juridiques. Il aurait en effet accentué la spécialisation de l’espace amorcée par l’Homo habilis, le feu étant séparé du séjour. Il aurait de même probablement accentué la réglementation des localisations. En effet, la spécialisation de l’espace aurait pu accoutumer à l’idée que tel groupe plutôt qu’un autre a le droit d’utiliser tel espace.

- La division sexuelle du travail : ce phénomène qui a vu le jour au moment ou

s’organisait la recherche de nourriture et qui se serait accentué avec les perfectionnements de la chasse serait juridique. C’est en effet un principe qui ne serait pas naturel mais aurait servi à structurer l’organisation d’un groupe de façon importante.

Il semble donc que bien au-delà du mur de l’écriture, dans le paléolithique, des traces du droit soient repérables. Le phénomène de création du droit pourrait alors être saisi 422 Ibidem. 423 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 40 et suiv.

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empiriquement quasiment dès le début de la vie humaine. Mais il convient encore d’esquisser l’image de ce phénomène à cette époque originelle. §2. Les processus de création du droit des communautés paléolithiques : des processus divers et plutôt coopératifs en interne Si le droit est né dans le paléolithique, il serait alors possible de considérer que le phénomène de création du droit s’est d’abord traduit par des processus variés et coopératifs en interne, se déployant dans des groupes primaires, restreints et isolés, le plus souvent familiaux. C’est du moins cette image qui semble ressortir d’une étude des communautés primitives. Ces communautés, dont l’essence dévoilerait en partie celle des communautés paléolithiques424, doivent en effet être considérées comme des groupes « politiques », divers et organisés de façon coopérative. A. La présence du politique dans les communautés paléolithiques Relever la présence du politique dans les communautés paléolithiques semble un préalable nécessaire à l’étude de leur fonctionnement. En effet, en refusant de tordre le coup à cette idée selon laquelle ces communautés seraient « a-politique », on prend le risque de se voir objecter qu’elles n’appartiennent pas au domaine de la création du droit en raison non pas d’une absence de droit mais d’une absence de création volontaire et élaborée de droit. Or, à cette fin, il convient tout d’abord de remarquer que, pour certains auteurs, le pouvoir et le politique ne semblent pas à exclure des communautés primitives. Certes, M. Weber s’oppose à cette présence du politique425. Pour cet auteur, une société sans pouvoir de coercition et sans différenciation gouvernants/gouvernés ne peut être considérée comme politique car tout groupement politique se caractérise par l’existence d’un rapport de domination et par l’emploi de la violence physique426. Et, puisque ces communautés ne présenteraient pas de telles caractéristiques de coercition et de différenciation, elles ne seraient pas politiques. Mais cette position semble difficilement tenable. La position de J. Chevallier apparaît notamment plus juste. Pour cet auteur, le politique existait dans les communautés primitives à l’état latent, en tant que principe de cohésion du groupe427. Sa position est étayée de trois façons. Tout d’abord, d’après J. Chevalier, ces sociétés connaîtraient le problème du pouvoir car « la société primitive ne maintient son indivision qu’au prix d’un effort permanent, qui s’exprime à l’intérieur par une très forte emprise sur les membres, destinée à réprimer le mauvais désir de pouvoir/soumission, et à

424 Malgré leur éloignement des communautés paléolithiques, les communautés primitives permettent d’émettre certains repères les concernant. 425 Weber Max, économie et société, Plon, Pocket, 1995. 426 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 43. 427 Ibid.

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l’extérieur par des guerres, dont la fonction est de reproduire la dispersion originaire et d’interdire toute entreprise unificatrice »428. Ensuite, la société primitive affronterait le problème du pouvoir en projetant « son principe et son fondement hors d’elle-même »429. C’est pourquoi elle se perçoit « comme placée sous l’emprise d’une loi extérieure et sacrée, venant des dieux et sur laquelle nul ne saurait avoir prise »430. Enfin, dans ces sociétés, le problème du pouvoir serait résolu en transcrivant cet ordre sacré « dans un système de contraintes symboliques et de marquage des corps très dense et très rigoureux »431 qui encerclerait l’individu. Alors, ces communautés ne refuseraient pas vraiment le pouvoir, elles seraient politiques. Divers auteurs en arrivent par ailleurs à la même conclusion. Par exemple, pour P. Clastres, ces sociétés sans contrainte et sans Etat comportent bien une structure politique, le politique étant au cœur du social, immanent au social432. De même, C. Schmitt reconnaît ces sociétés comme politiques dans la mesure où la distinction spécifique du politique réside dans la discrimination de l’ami et de l’ennemi et que les communautés primitives qui sont en état de guerre permanent connaissent bien cette distinction433. Enfin, pour G. Burdeau, le pouvoir politique qui est « consubstantiel à l’organisation sociale » 434 serait présent dans ces communautés. Les communautés primitives apparaîtraient donc comme politiques et dignes d’être étudiées dans le cadre de la création du droit. Or, de ce fait, les communautés paléolithiques mériteraient aussi d’être rattachées à une étude de la création du droit. Même si ces dernières ne s’identifient pas aux communautés dites primitives (par exemple, la guerre n’y existe pas), elles ne semblent pas s’en éloigner au point de présenter des caractéristiques les renvoyant au domaine de l’« a-politique ». Par ailleurs, à travers les communautés primitives, l’état originel de la création du droit peut être approché. Il peut notamment être perçu sous la forme d’une multitude de processus coopératifs en interne. B. La coopération et la diversité de la création du droit au temps des communautés paléolithiques Les recherches menées sur les communautés primitives laissent à penser que dans son état originel, la création du droit renvoyait à des processus de création du droit divers et coopératifs en interne.

431 Selon cet auteur, « l’inexistence d’un pouvoir de coercition n’impliquerait pas pour autant la libération des individus », qui se trouveraient au contraire « assujettis à un réseau serré de dispositifs de normalisation et de contrôle des comportements, qui font l’objet d’une forte intériorisation ». Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 42.

428 Pour J. Chevallier, les guerres ont une vocation centrifuge : elles visent à combattre la tendance centripède qui aboutirait à l’érection d’un centre politique, d’un Etat, et à l’instauration d’un ordre contraignant. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 42. 429 Ibid. 430 Ibidem.

432 Clastres Pierre, La société contre l’Etat, Ed. de Minuit, Paris, 1974. Pour une vue d’ensemble sur l’œuvre de P. Clastres, voir : Abensour Miguel, L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Ed. du Seuil, Paris, 1987. 433 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 43. 434 Selon cet auteur, toute société s’ordonne nécessairement autour d’un certain idéal de vie commune et ne peut vivre, et devenir une réalité historique, que si elle est stimulée par une force d’impulsion (le pouvoir politique). Burdeau Georges, Traité de science politique, L.G.D.J, Paris, 1980. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 43.

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La recherche de L. Lévy-Brul sur les sociétés primitives est notamment intéressante quant à l’appréciation du fonctionnement politique et juridique des communautés primitives. Grâce à elle, on peut en effet appréhender ces groupes comme dotés d’une forte cohésion interne. Selon L. Lévy-Bruhl, il existe ainsi dans les sociétés primitives une solidarité entre le groupe et l’individu. L’unité réelle est le groupe. L’homme y agit en terme de famille, clan ou tribu mais non en terme d’individu435. Le groupe prévaut sur l’individu à tel point qu’il serait possible d’écrire que : « le clan est une société naturelle de secours mutuel, dont les membres sont tenus de donner à leurs compagnons toute l’aide qu’ils peuvent dans la vie. Les membres d’un même clan sont aussi, s’il est permis d’employer une expression de la Bible, les membres les uns des autres »436. Alors, dans les communautés primitives, la création du droit semble être l’affaire de tous, en même temps. Ces communautés ne pourraient pas admettre en leur sein d’autres corps sociaux. Les processus de création du droit apparaissent être fortement coopératifs en interne et non coopératifs en externe. Certes, L. Lévy-Bruhl lie cet aspect de la cohésion à la hiérarchie. Selon cet auteur, c’est au chef qu’on demande les lois437. Mais cela n’implique pas que le droit sorte d’une seule bouche. Le chef y semble trop lié au groupe pour pouvoir le contrer. Il serait plutôt cantonné dans un rôle d’arbitre et de repère moral. Mais, pour apprécier la qualité des processus de création du droit dans les communautés paléolithiques, on gagne aussi à suivre des auteurs comme G. Burdeau pour qui, dans les sociétés archaïques, le pouvoir politique est diffus dans une masse « soumise au conformisme rigoureux qu’imposent coutumes et croyances »438. De même, les observations de P. Clastres sont intéressantes à relever. Pour sa part, cet auteur considère que le pouvoir est non coercitif dans les communautés primitives. Il a en effet montré que si la figure du chef y existe, « cette position ne confère aucune autorité particulière dans la société et ne constitue pas un véritable lieu de pouvoir »439. La figure du chef (et par conséquent le fonctionnement de ces sociétés) pourrait ainsi être appréhendée de la façon suivante : « choisi en raison de sa compétence, notamment de guerrier, et de son savoir-faire, le chef remplit une fonction d’ordre technique, exclusive de toute idée de coercition : chargé de maintenir la paix sociale et de résoudre les conflits internes, il ne dispose pour ce faire que de son seul prestige et de l’usage d’une parole qui n’a pas, par elle-même, force de loi, mais valeur persuasive »440. D’après ces observations, le principe de coopération 435 Lévy-Bruhl Lucien, L’âme primitive, PUF, 1996, p 70. 436 Ibid, p 73. 437 Lévy-Bruhl Lucien, L’âme primitive, PUF, 1996, p 76. 438 Burdeau Georges, Traité de science politique, L.G.D.J, Paris, 1980. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 43. 439 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 43. Sur ce point voir : Clastres Pierre, La société contre l’Etat, Ed. de Minuit, Paris, 1974 ; Abensour M., L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Ed. du Seuil, Paris, 1987 ; Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 50. 440 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 42. Il serait aussi possible de considérer que la parole du chef, acte purement rituel, n’est pas un signe ou un acte de pouvoir : soumis à un devoir de parole, le chef ne fait, au contraire, en parlant, qu’énoncer sa propre impuissance. Le chef est un chef sans pouvoir, qui est au service de la communauté et ne détient aucune réelle prééminence. De plus, selon P. Clastres, dans ces groupes, l’absence de différenciation sociale et de dispositif de contrainte exclut tout rapport d’exploitation fondé sur l’extraction d’un sur-produit sur le travail : « maîtres de leur activité et de la circulation des produits de cette activité, les hommes produisent seulement ce qui est nécessaire à la satisfaction de leurs besoins ; au cas où un surplus est dégagé, il ne fait pas l’objet d’une accumulation, mais d’une redistribution, par application du code du don, de l’échange » (Ibid.). Sur ce point

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semble alors profondément imprégner la forme politique et par conséquent la création du droit dans les communautés primitives. Enfin, les observations de J. Chevallier sur les communautés primitives méritent d’être relevées. Pour cet auteur qui partage le point de vue de P. Clastres, dans les communautés primitives, les rôles politiques spécifiques sont absents : « il s’agit en effet de petites communautés, soudées et homogènes, dans lesquelles il n’existe pas de réelles positions de pouvoir » 441. Personne ne saurait « y prétendre incarner l’unité du groupe, maîtriser son destin et exercer des prérogatives de contrainte sur les autres membres »442. Par ailleurs on n’y trouverait pas « d’appareil spécialisé de domination qui serait investi d’un pouvoir de coercition sur les membres »443. A l’aide de ces études, il ne semble donc pas impossible de saisir la forme originelle de la création du droit. Cependant, il convient de rappeler que ces auteurs s’intéressent parfois à des sociétés qui ne sont probablement que des reflets très flous des premières communautés paléolithiques. En effet, il s’agit souvent de sociétés traditionnelles. Or, ces dernières sont en partie inexploitables pour comprendre le passé dans la mesure où elles nous sont parvenues en traversant des siècles de coexistence avec d’autres entités. Ce ne sont pas des persistances du passé. On peut notamment repérer que le rôle de la guerre arrive très tard dans les premières communautés humaines, à l’ère néolithique, alors qu’il explique bon nombre des aspects des sociétés traditionnelles444. Il n’est donc pas acceptable de reporter cette image des sociétés traditionnelles sur les premières communautés humaines. Il convient d’apprécier cette image et de ne pas s’y plier. Dans cette optique, il semble tout d’abord qu’il faille considérer les communautés paléolithiques comme dotées de processus de création du droit coopératifs en interne. Mais ces derniers y seraient alors plus souples que dans les communautés primitives, notamment en raison de l’absence du risque de guerre. En effet, dans ces communautés, le pouvoir politique n’était probablement pas spécialisé. L’émergence, l’adoption et l’application du droit auraient alors plutôt suivi un sens coutumier et ouvert aux acteurs juridiques. Globalement, c’est à un tout soudé qu’il semble avoir appartenu de faire du droit : une rupture d’égalité aurait probablement fait imploser le groupe. C’est pourquoi, comparé aux processus modernes, on pourrait parler de processus « coopératifs désorganisés ». Dans ce « tout soudé », le jeu des étapes devait être en effet difficilement compréhensible. Il devait

voir : Clastres Pierre, La société contre l’Etat, Ed. de Minuit, Paris, 1974 ; Abensour Miguel, L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Ed. du Seuil, Paris, 1987 ; Dortier Jean-François, Les sciences humaines, Panorama des connaissances, éditions Sciences Humaines, 1998, p 50. 441 Ibid. 442 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 42. 443 Ibid.

C’est d’ailleurs probablement pourquoi J. Chevallier considère que le politique y serait fondu dans un système plus diffus de contrôle social et qu’il ne serait pas possible de procéder à une identification précise le concernant. C’est aussi probablement pourquoi il considère que le droit ne peut être repéré dans ces communautés. Selon cet auteur, il serait en effet trop proche des autres règles. Pour lui, les sociétés primitives ou pré-étatiques comportaient ainsi très probablement du droit mais la part du juridique y était très difficilement discernable puisqu’il s’agissait d’ensembles compacts et monolithiques dans lesquels la religion, la morale et le droit étaient indissociables et à vrai dire confondus. Ce n’est qu’avec le mouvement de division interne qui ébranlera les communautés primitives et avec l’émergence de l’Etat que les composantes de l’ordre social se distingueraient et que le droit apparaîtrait. Sur ce point voir, Le droit en Procès, PUF, CURAPP, 1984, p 7 et suiv. 444 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 45-46.

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se situer à la limite du « des ordres ». Par ailleurs, si la place de l’individu masculin semble y avoir été importante eu égard à l’organisation familiale qui, très tôt dans l’histoire humaine, a été constituée de clans patrilinéaires avec mariage virilocal445, cela ne remet pas en cause la place de tous dans le processus de création du droit. Des exemples célèbres, notamment monarchiques, ont montré que si une position prééminente était donnée en apparence aux hommes dans le processus de création du droit, ils n’étaient pour autant pas toujours les créateurs du droit, ceux-ci pouvant se tapir au sein de la famille ou du couple « sexuel »446. Cependant, ces remarques n’impliquent pas que cette période n’ait pas connu des processus relativement hiérarchisés. Elles invitent seulement à admettre que ceux-ci n’ont pas prédominé. Enfin, comme dans les communautés primitives, ici aucune coopération externe n’est envisageable mais alors en raison de l’absence de voisins sociaux permanents. D’autre part, les processus de création du droit des communautés paléolithiques semblent avoir émergés au sein d’une structure familiale ou restreinte dont la variabilité a du être forte car liée à un petit nombre de personne. Il est alors possible d’envisager l’existence d’une multitude de processus de création du droit dont la variabilité était liée à des éléments désormais insaisissables comme les relations individuelles ou les personnalités. L’existence d’une grande diversité dans la création du droit doit être admise. De plus, cette première période de création du droit se caractériserait par l’inexistence de processus de création du droit reposant sur un arrangement d’ordre juridique. En effet, au paléolithique, les hommes vivaient en bandes peu nombreuses et espacées. Le seul atome juridique dans la création du droit était alors l’individu dans le groupe. Il n’existait que des processus primaires de création du droit (un seul groupe sans sous-groupes) isolés. L’espace juridique terrestre était encore très loin d’être maîtrisé par les ordres juridiques. Or, cette constatation conduit à envisager l’existence d’une multitude de processus de création du droit à cette époque. Cette dispersion des groupes a en effet probablement dû empêcher tout effet d’harmonisation dans la façon de faire du droit. Concernant l’état originel de la création du droit, il est donc possible de relever l’existence d’une multitude de processus primaires de création du droit et de noter l’aspect coopératif de ces processus en interne. Cette conclusion, bien que ténue, permet au moins de s’éloigner du cliché de l’homme préhistorique, bête humaine, ignorant du droit et adepte de la loi du plus fort. Mais, après cette période, une étape plus complexe s’est développée. En effet, le développement de la vie sociale aurait conduit à une complexification de la création du droit.

445 Ibid, p 39. 446 Voir sur ce point les influences des diverses concubines des rois de France et notamment les cas de Madame de Pompadour ou de la comtesse Du Barry sous Louis XV. La marquise de Pompadour joua notamment un rôle politique important. Elle a contribué au renversement des alliances (1756) et fut la protectrice de la philosophie des lumières, des arts et des lettres.

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Section II Le temps de la sédentarisation

Après la période originelle de la création du droit est apparue une phase plus complexe qui s’appréhende en deux temps. En effet, les ordres juridiques se sont tout d’abord sédentarisés. Des processus primaires de création du droit moins coopératifs en interne, plus coopératifs en externe et davantage uniformes sont alors nés. L’un a commencé à remplacer le multiple. Mais le changement est à ce moment encore faible. Ensuite, les groupes sédentaires se sont développés et ont offert à la création du droit des possibilités d’évolution hiérarchique et uniforme. En effet, avec leur développement sédentaire, les ordres juridiques connaissent une division interne en d’autres ordres juridiques. La création du droit renvoie alors aux processus de ces nouveaux ordres. Mais ces derniers ressemblent à leurs prédécesseurs et ne révèlent pas de véritables changements. Par contre, ce processus de division interne conduit ces nouveaux ordres juridiques à développer de nouveaux processus de création du droit reposant sur un agencement entre ordres juridiques. Or, c’est une innovation capitale qui marquera tout l’avenir du phénomène juridique de création du droit. Elle autorisera ce dernier à prendre le chemin de « l’un ». Cette époque mérite donc d’être individualisée de par les conséquences qu’elle aura sur la création du droit. Sa caractéristique principale est d’être marquée par l’émergence d’un phénomène sédentaire ayant entraîné une augmentation des possibilités de « l’un ». Il est possible de dater les deux temps de cette époque de création du droit. Sa première phase, débute en effet dès le paléolithique et se fond dans le néolithique. Quant à sa deuxième période, elle s’étend approximativement du néolithique jusqu’aux Cités-Etats. Plus précisément, elle débute avec « l’inventivité sociologique » dont l’homme a dû faire preuve pour « survivre à l’inflation néolithique »447 et s’étend jusqu’aux débuts de l’Antiquité, avec les Cités-Etats. 447 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 50.

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§1. Le début de la sédentarisation des ordres juridiques et les évolutions de la « multitude coopérative originelle » Pour certains, les premières communautés humaines, précédemment abordées, n’auraient pas survécu au paléolithique. Il semble qu’elles se soient dissoutes et qu’à leur suite se soit développée une complexification sociale notamment perceptible avec l’émergence de rôles politiques et l’apparition d’entités de grandes dimensions. En fait, il est désormais de coutume de considérer qu’à leur suite s’est mise en route une différenciation politique, c’est-à-dire un processus ou une phase de mutation conduisant à la spécialisation des activités et des rôles sociaux, à la dissociation des différents dispositifs normatifs et à la formation de sous-ensembles collectifs448. Mais ce schéma abrège trop la réalité. Il conduit à passer directement d’une création du droit primaire à une création du droit faite de processus renvoyant à des ensembles collectifs élaborés. Or, il apparaît plus judicieux de considérer que, vers la fin du paléolithique, s’est d’abord développé un moment de sédentarisation qui, de par ses conséquences sur les ordres juridiques, mérite d’être repéré dans une histoire de la création du droit. A. La sédentarisation : un phénomène perturbant pour les ordres juridiques Vers la fin du paléolithique, pour diverses raisons, les divers ordres juridiques se sont sédentarisés449. L’espace terrestre s’est quelque sorte réduit ou plutôt l’homme l’a mieux rempli. Or, avec cette sédentarisation, une complexification sociale s’est produite. En effet, pour certains, serait repérable une complexification sociale due à trois événements « sédentaires »450 : tout d’abord, la réduction de la mobilité de la population provoquée soit par des obstacles naturels, soit par le voisinage d’autres groupes humains avec lesquels la fusion est indésirable ou impossible ; d’autre part, l’accroissement de la population dont on ne sait actuellement s’il a été principalement causé par des facteurs externes451 ou internes452 ; enfin, un accroissement des ressources disponibles, essentiellement obtenu par une augmentation de la productivité, et rendu indispensable par la concentration sur un territoire donné d’une population plus nombreuse. Cette complexification sociale se traduit par l’émergence d’une répartition des rôles ou des tâches dans les ordres juridiques (qui plus tard donnera lieu à l’émergence de sous-groupes ou à un « accroissement des

448 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 44. 449 Ils semblent s’être sédentarisés soit afin de faire face à des contacts plus fréquents avec d’autres groupes, soit afin d’améliorer leur subsistance dans un monde « dangereux ». 450 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 126. Il s’agit de faits dus à la sédentarisation engendrant une différenciation sociale et politique accrue. 451 Notamment par des modifications climatiques et des apports d’éléments extérieurs. 452 Notamment par la transformation des relations sociales dans le sens d’une compétition accrue entre les groupes sociaux, se traduisant par une augmentation de la production et de la démographie.

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groupes »453). Cette répartition des tâches ou division du travail permet probablement de mieux atteindre des objectifs précis454, ce qui est nécessaire à ces groupes en état de croissance. Ce mouvement global de complexification sociale semble débuter vers 40 000 ans avant notre ère. D’autre part, ces groupes ainsi fixés se rapprochent les uns des autres. A ce moment, ils commencent probablement à développer des relations. Dans la mesure où la guerre n’existe pas encore, il est possible de les qualifier de pacifiques. La sédentarisation semble donc avoir impliquée pour les ordres juridiques une augmentation de la hiérarchisation interne et une ouverture externe. Pour autant, elle n’aurait pas engendré la naissance des premières sociétés soumises à la différenciation. Elle est simplement responsable d’une fixation des groupes, d’une dissolution de leur cohésion initiale et d’un « rapprochement » de ces groupes. Néanmoins, de ce fait, au niveau de la création du droit, ce moment de sédentarisation comporte certaines caractéristiques bien précises qui le rende susceptible d’une individualisation. B. Les conséquences de la sédentarisation sur la création du droit La sédentarisation, de par les changements qu’elle impliquait dans les groupes, a créé une évolution des processus de création du droit. En raison de ce phénomène, les processus de création du droit sont devenus moins coopératifs en interne (l’efficacité imposant parfois la hiérarchie) et plus coopératifs en externe (pour entretenir des relations avec les autres groupes). Leur diversité semble, d’autre part, avoir baissé en raison d’une harmonisation due à la proximité. Ces changements paraissent advenir dans une délimitation s’étendant entre le paléolithique et le néolithique. Il semble en effet qu’il y ait là un interstice dans lequel se nicherait une époque de création du droit spécifique. Mais l’image de celle-ci n’est pas claire. Pour l’approcher il faut remonter très loin, ce qui ne permet pas d’obtenir une bonne lisibilité. Néanmoins, à la veille de « la révolution néolithique », serait repérable un moment, où les sociétés de chasseurs cueilleurs, et non pas encore les agriculteurs du néolithique, s’assemblent en villages sédentaires455. C’est le temps des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs stockeurs et pas encore celui des agriculteurs érigeant une machinerie complexe reposant sur une forte spécialisation du pouvoir politique et de la division sociale456. Or, avec l’apparition de la sédentarité et du stockage chez ces chasseurs cueilleurs, le droit et une évolution des processus de création du droit se seraient développés. En effet, à ce moment, des groupes hiérarchisés apparaissent. Certes, pour certains, c’est avec l’arrivée du métal

453 Pour N. Rouland , la complexification sociale se définie par l’accroissement du nombre de groupes sociaux composant une société et de leur degré de différenciation et de spécialisation. Mais, plus précisément, il semble que l’accroissement des groupes soit un résultat des deux derniers phénomènes. Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 126. 454 Par exemple, un groupe de chasseurs chasse mieux. 455 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 46. 456 Ibid, p 48.

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qu’apparaissent les premières sociétés hiérarchisées457. Les sociétés du paléolithique et du néolithique seraient alors encore simples et égalitaires458. Mais il semble que dès la fin du paléolithique et le début du néolithique, les groupes et leurs processus de création du droit perdent en coopération interne. Ainsi, apparaissent les premiers chefs, aux tombes beaucoup plus riches que celles de leurs sujets, et déjà « l’examen du matériel funéraire prouve que certains individus disposent d’un pouvoir de décision et d’une autorité très supérieure aux autres »459. On voit aussi se construire des maisons plus grandes que les autres dont certaines dominent les villages460. En fait, la hiérarchie interne des groupes que l’on peut repérer plus aisément au néolithique semble être née avant, au paléolithique. Et tout laisse à penser que cette hiérarchie se traduit dans la création du droit, le chef apparaissant désormais comme supérieur aux autres membres et non plus seulement comme une entité symbolique. D’ailleurs, à ce moment, se développent des mécanismes « institutionnels » de résolution des conflits461 où l’on ne tranche pas forcément tous ensemble. La recréation du droit semble se hiérarchiser. De plus, à ce moment, il est probable que les groupes et les processus de création du droit se soient ouverts en externe. En effet, des villages contenant une centaine d’habitants et disposant d’un petit territoire apparaissent462. Or, cela implique probablement l’existence de relations de groupe et d’ouvertures des processus de création du droit. D’autre part, la guerre n’existe pas encore463. Ce fait plaide pour la présence de relations, même minimales, entre les groupes et laisse envisager une ouverture des processus de création du droit. Par ailleurs, les fissions et les émigrations qui adviennent suite aux conflits internes multiplient les groupes464, les possibilités de relations entre les groupes et donc les ouvertures externes au niveau de la création du droit. Enfin, il est possible de considérer que la diversité des processus se soit réduite au gré de l’augmentation des contacts entre les groupes. Cependant, il n’est pas possible de saisir des faits en rendant compte. Ainsi, à la suite des communautés paléolithiques, et à cause de la sédentarisation, est individualisable une période où les processus primaires de création du droit deviennent moins coopératifs en interne, plus coopératifs en externe et davantage uniformes. La création du droit prend le chemin de « l’un » même si cette évolution reste encore faible. 457 Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 24. 458 Comme le confirmerait en général la ressemblance des tombes. Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 21. 459 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 126. 460 Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 24. 461 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 126-127. 462 Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 25. 463 Il n’y aurait apparemment que des prémices de ce phénomène. Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 24-25. 464 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 126.

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Mais, à la suite de cette époque, les groupes sédentarisés vont accentuer leur développement et faire émerger des outils permettant une hiérarchisation et une uniformisation efficace de la création du droit. Avec la naissance des processus de création du droit reposant sur un agencement d’ordre juridique advient une innovation capitale qui marquera tout l’avenir du phénomène juridique de création du droit. §2. Le développement des groupes sédentaires et la naissance des « processus d’agencement » entre ordres juridiques A partir du néolithique, en poursuivant leur dynamique sédentaire, les ordres juridiques se sont développés de façon remarquable. A ce moment, en effet, ils commencent à développer des sous-groupes. Les rôles sociaux se forment et avec eux des sous-ensembles collectifs. Or, cette division interne des groupes en d’autres ordres juridiques, va conduire à une évolution de la création du droit. En effet, ces nouveaux ordres juridiques gagnent à s’entendre (ils sont nés ensemble, restent au même endroit et ont besoin les uns des autres)

et peuvent s’entendre (le développement de la coopération externe facilite l’alliance). Ils vont alors faire émerger un nouveau type de processus de création du droit : les processus d’agencement entre ordres juridiques465. Ces derniers feront initialement office de moyens de gestion de la diversité des ordres juridiques. Ils permettront d’imposer des règles du jeu entre les ordres juridiques, règles qui remplaceront l’ancienne solidarité « organique » des communautés primitives. Effectivement, si à cette époque les sociétés entamaient leurs naissances, les communautés étaient encore l’entité de base466. On est encore loin de la différenciation politique des entités de grandes dimensions. Il fallait donc développer des processus secondaires de création du droit pour poser des règles d’articulation et d’entrelacement des ordres juridiques. Mais ces nouveaux processus de création du droit qui ont été élaborés ne consistaient qu’à créer des arrangements entre ordres juridiques. A ce moment ils n’ont pas conduit à fondre les ordres juridiques en un tout supérieur. Aucun ordre gestionnaire global ne s’en est fait le dépositaire. D’ailleurs, ces processus ne pouvaient fonctionner que selon un principe partiellement coopératif en interne, excluant l’emprise d’un ordre juridique467. Néanmoins, ces derniers permettront à terme de hiérarchiser et d’uniformiser la création du droit. Cette période mérite donc aussi d’être individualisée. Si les nouveaux processus primaires de création du droit qui y naissent ressemblent à leurs prédécesseurs et ne revèlent pas de véritables changements, elle comporte par contre une innovation capitale qui marquera de 465 Dans ce sens, pour N. Rouland, la multiplication des groupes fondés sur d’autres critères que la parenté ne peut en fait conduire qu’à deux solutions : soit à l’éclatement de la société par dispersion ou implosion, soit le plus souvent à la création d’un « organe commun » investi du pouvoir politique. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 53. 466 Sur ce point voir la différence entre les notions de société et de communauté. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 102. 467 Mais, à part cette présence probable d’un principe coopératif dans ces processus, il ne sera pas possible de repérer leurs autres caractéristiques par manque d’information.

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façon hiérarchique et uniforme tout l’avenir du phénomène juridique de création du droit : la naissance des processus d’agencement. Pour saisir toutes les subtilités de cette période, il faut la suivre dans toute son étendue. Elle commence au néolithique et s’étend jusqu’au seuil de l’Antiquité, avec les Cité-Etats. A. La création du droit au néolithique Il est possible de relever l’existence d’une évolution de la création du droit au néolithique. Il existe en effet, à ce moment, une dynamique juridique, appelée « dynamique néolithique »468. Les hommes créent des mythes liés à leurs nouvelles représentations mentales469. Le culte des morts se complexifie. Les mécanismes de la pensée juridique s’affinent comme la notion d’obligation contractuelle et celle de réciprocité470. En fait, les hommes accélèrent le processus de distanciation par rapport à la nature. Par ailleurs, les agriculteurs développent plus profondément la spécialisation du pouvoir politique et la division sociale471. Ce changement au niveau juridique est notamment dû à l’accroissement des capacités de stockage résultant de l’activité agricole (mais que les chasseurs-cueilleurs ont aussi connu)472. Cette dynamique néolithique conduit alors à une « intensification du droit »473 et donne à l’époque néolithique l’image d’un big bang juridique. La complexification s’accélère « à un rythme jusqu’alors inconnu » et « le droit participe à cette expansion »474. Par exemple, de la sédentarisation naît la hiérarchie des droits en propriété, usage, succession, legs ou encore de nouvelles formes de familles apparaissent475. D’autre part, la division du travail « intègre des critères d’âge et de sexe, de naissance et de statut social »476. La réduction de l’espace dû à la sédentarité et à la démographie entraîne une généralisation des conflits (mais non de la guerre) et se créent des mécanismes de règlement des conflits plus perfectionnés dans la mesure où dans ces sociétés sédentaires la fuite du groupe n’est plus aisément envisageable. On ritualise alors les combats. Or, selon N. Rouland « rien de tout cela n’eût été possible sans le recours à des mécanismes d’essence juridique plus perfectionnés qu’au paléolithique »477. Mais dans ce magma d’évolutions néolithiques se produisent aussi certains changements concernant la création du droit. Les ordres juridiques commencent en effet à développer des sous-groupes et émergent des mécanismes pour gérer cette multiplicité. Ils permettent

468 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 46. 469 Ibid, p 46 et suiv. 470 Ibid, p 49. 471 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 48. 472 Le stockage accentue en effet le surplus, son contrôle par certains groupes et donc la mise en place de règles. Mais le stockage permet aussi une sédentarité qui entraîne une augmentation de la densité et des règles de droit. 473 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 50. 474 Ibid. 475 Ibid, p 51. 476 Ibid, p 52. 477 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 53.

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d’imposer des règles du jeu entre les ordres juridiques, lesquelles remplaceront l’ancienne solidarité « organique » des groupes primaires. On peut notamment repérer que la famille cesse d’être « la seule organisatrice des rapports sociaux »478. Selon N. Rouland, il serait même possible de considérer que l’organisation des rapports sociaux se ramifie au fur et à mesure de la croissance de la population et de la sédentarité : une spécialisation se dessinerait entre groupes de nature différente (certains sont familiaux, d’autres non : sociétés secrètes, fraternité, groupes d’entraide économique, classes d’âge, caste, etc…) 479. C’est d’ailleurs pourquoi les rites d’initiation, lesquels permettent de sortir un individu du groupe familial pour l’installer comme membre et de la famille et de la société, se multiplient dès le néolithique480. Déjà, à côté des processus primaires, il semblerait qu’à cette époque le droit sorte de processus de création du droit gérant un arrangement d’ordres juridiques. En fait, il aurait existé une complexification néolithique vers 9000 avant notre ère (mais dont les dates varient selon les aires géographiques) marquée par un accroissement des forces productives481 et aboutissant à ce que les communautés humaines se constituent « en ensembles beaucoup plus vastes et plus divisés socialement que dans le passé »482. Or, cette différenciation sociale, si elle semble avoir profité aux chefs militaires483 (ce qui montre que les processus primaires continuent sur leur lancée précédente484), apparaît surtout avoir conduit à l’émergence de « germes d’Etats plus vastes »485 utilisant des processus de création du droit d’agencement dont la teneur était probablement relativement coopérative en interne486. Reste que le néolithique ne constitue que le point de départ de l’époque des groupes complexes disposant d’un noyau organisationnel (mais non pas d’un ordre juridique global) investi du pouvoir politique. Ce n’est que le début d’une période de création du droit qui se poursuit jusqu’aux Cités-Etats. B. Les limites de cette période de création du droit La dynamique néolithique conduit à ne donner que « l’impulsion de la spécialisation du pouvoir politique »487. Au néolithique débute simplement ce phénomène qui accompagne la complexification et la hiérarchisation sociale et permet le passage des sociétés dites

478 Ibid, p 52. 479 Ibid. 480 Ibidem. 481 Il s’agit d’un accroissement lié à la sédentarisation et à l’agriculture. 482 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 125. 483 C’est ce que révèle le mobilier funéraire qui montre que la mort des chefs est notamment souvent accompagnée de sacrifices humains. Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 125. 484 Dans la mesure où ce deuxième temps y renverrait alors à une simple baisse de la coopération interne et à un développement de la coopération externe. 485 Rouland Norbert, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p 125. 486 De par leur nature, ces processus ne pouvaient probablement fonctionner que selon un principe coopératif excluant l’emprise d’une entité juridique. Mais au-delà de cette présence probable d’un principe coopératif, il n’est pas possible de les étudier plus avant par manque d’informations. 487 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 53.

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simples où le pouvoir est « exercé par les groupes familiaux et dans le cadre de rapport de parenté » à des sociétés complexes où le plus souvent, le pouvoir politique, à des degrés divers, se raffermit « autour d’un organe investi » 488. On est encore loin de l’avènement des ordres juridiques globaux. Pour arriver à ce stade il faudra attendre que les sociétés complexes s’édifient, que « par divers processus, les bandes soient peu à peu remplacées par des tribus et chefferies »489. Le néolithique n’est ainsi que le début d’un temps où « un nouveau type de droit apparaît, que nous nommons public, et qui réglemente les activités politiques et administratives, tandis que famille et parenté voient leurs fonctions limitées aux affaires domestiques, sans pour autant disparaître »490. La fin de cette période de création du droit ne doit pas être posée avant que des zones puis des régions culturelles ou complexes, caractérisées par des formes d’objets et des usages particuliers, se mettent en place en Europe. Il faut aussi attendre que l’âge du fer fasse émerger les premiers Etats et les premières villes491. Cependant, il existe des nuances dans ces limites selon les « continents ». En effet, en dehors de l’Europe, comme en Egypte, en Mésopotamie ou dans la vallée de l’indus, commencent déjà à apparaître depuis 3000 av. JC de véritables villes avec des monarques492. Et ces structures relèvent déjà d’un autre type de création du droit : celui qui renvoie à un accaparement des processus d’agencement. En fait, l’apparition des Cités-Etats semble être une limite acceptable pour cette période de création du droit dans la mesure où, avec elles, commence le temps des ordres juridiques régulateurs. Mais cette affirmation mérite d’être nuancée puisque ces Cités-Etat à l’aspect d’ordres régulateurs, sont parfois une alliance où les ordres locaux gardent tout leur poids493. Il ne s’agit donc que de limites floues. Ainsi, doit être individualisée une période s’étendant du néolithique aux Cités-Etats. En raison du développement des groupes sédentaires, elle se caractérise par la naissance de processus de création du droit dans lesquels s’agencent les ordres juridiques et qui à terme permettront d’ouvrir le chemin de « l’un ». Mais en ce temps il n’existe pas encore d’ordres globaux dépositaires de ces processus d’agencement et entraînant un très large recul de l’autorité et des compétences des groupes. Néanmoins, sur ce point, il est impossible de s’assurer de la parfaite continuité de cette période. Il est possible que dès la fabrication de processus d’agencement certains ordres gestionnaires aient émergé. De plus, il convient de rappeler qu’il ne s’agit là que d’une période de naissance d’un type de processus de création du droit. Ces processus n’ont pas disparu avec la fin de cette période. Il en existe toujours. En effet, certains processus de ce type ont continué à exister même après l’avènement des ordres juridiques globaux gestionnaires ou destructeurs de groupe. Très récemment, en Afghanistan, un tel processus a probablement vu le jour494. De même 488 Ibid. 489 Ibid. 490 Ibidem. 491 Lebrun François (sous la direction de), Le grand livre de l’Histoire ; La France, l’Europe, le Monde; De la préhistoire à l’an 2000, éditions France Loisirs, Hachette livre, Juillet 2001, p 27. 492 Ibid, p 26. 493 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 136. 494 Référence à la réunion des groupes ethniques dans un gouvernement central après la guerre menée par les américains en 2002. Ce gouvernement cache en effet mal la présence d’un agencement précaire des groupes.

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il n’est pas sûr que certaines alliances entre ordres juridiques illicites ne reposent pas sur des processus de création du droit de ce type. Cette époque n’est néanmoins pas individualisable en tant que telle. Elle constitue un temps d’une période de création du droit marquée par l’émergence d’un phénomène sédentaire responsable d’une augmentation des possibilités de « l’un ». En effet, il convient de rappeler qu’après l’époque des communautés paléolithiques, en raison d’une sédentarisation, la création du droit a d’abord changé de visage et renvoyé à des processus primaires de création du droit moins coopératifs en interne, plus coopératifs en externe et davantage uniformes. L’un a commencé à remplacer le multiple. Mais, ce n’est qu’ensuite, en raison du développement de ces groupes primaires et sédentaires, que la création du droit s’est complexifiée en intégrant des processus d’agencements entre ordres juridiques dont l’objectif était de séparer les ordres pour mieux les lier et les gérer 495. Reste que ces processus ouvriront alors la voie de « l’un » au phénomène de création du droit. En effet, après cette période, à la fin de l’âge du métal, les processus d’agencement entre ordres juridiques vont tomber sous la tutelle d’ordres globaux dont l’influence sur la création du droit sera forte. Les ordres juridiques primaires verront alors leur droit restreint à un type d’activité et leur processus de création du droit seront progressivement enclavés ou influencés. La création du droit va tendre à renvoyer aux processus de création du droit de ces ordres globaux. Pour aborder cette nouvelle période, il semble qu’il faille passer directement à l’époque des processus de création du droit des Cités-Etats, des Empires et des Etats avec leurs appareils spécialisés de gouvernement. A ce stade, la création du droit évolue en effet radicalement. Elle ne renvoie plus à des processus primaires « libres » et à des processus d’agencement entre ordres juridiques mais apparaît une domination des ordres globaux sur la création du droit qui en modifie les caractéristiques.

495 Référence à la fonction du pont dans la théorie du pont et de la porte de G. Simmel. Simmel Georges, Sociétés et épistémologie, PUF, 1981, 238 p.

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Section III

De l’époque des « processus d’agencement » à celle des ordres juridiques dominants Suite à l’époque qui vient d’être présentée, va se développer une période de création du droit marquée par l’émergence de vastes ensembles humains où les relations entre les groupes et entre les hommes diminuent, où l’écrit s’impose, et où le droit de l’ordre global augmente son importance comme son contenu. C’est aussi le moment où l’individu sera projeté sur le devant de la scène car cela va permettre à l’ordre juridique global de réduire l’autorité et les compétences des groupes qui lui sont antérieurs. En fait, après le développement de processus d’agencement entre ordres juridiques, suit une période d’intenses changements « hiérarchiques et uniformes » pour la création du droit. Celle-ci devient en quelque sorte le discours d’un pouvoir institutionnalisé. En effet, les processus d’agencement permettent l’avènement de nouveaux ordres juridiques que l’on peut qualifier d’ordres juridiques globaux. Ces derniers se détachent alors progressivement de leurs auteurs et tentent avec succès de s’imposer face à eux. C’est pourquoi N. Rouland peut remarquer à propos de la constitution des grands ensembles humains, des Cités-Etats puis des Etats, la lente réduction de compétence que subissent les divers groupes496. Dès lors, durant cette période et de façon progressive, la création du droit tend à correspondre à celle de ces ordres globaux. Il y a une mise en tutelle de la création du droit, laquelle explique notamment pourquoi, à la fin de cette période, le terme de création du droit ne renvoie plus qu’aux processus étatiques. Plus précisément, avec ce mouvement hégémonique, se développe une nouvelle création du droit, dans laquelle on assiste à l’émergence d’une relative coopération interne et externe tout comme au surgissement d’une baisse de diversité. L’un remplace alors le multiple. Pour plus de clarté, cette période doit néanmoins être scindée en deux. En effet, elle s’est d’abord traduite par l’imposition d’une tutelle régulatrice de ces nouveaux ordres globaux. Dans un premier temps, ces derniers se sont ainsi seulement fait dépositaires des processus d’agencement et garants des relations de groupes. Ils ont joué un rôle d’arbitres gestionnaires. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils ont accaparé les processus d’agencement puis, en tant que contrôleurs des processus ont pris en main les ordres juridiques primaires et leurs processus, les ont orienté et ont modelé plus fortement la création du droit. Cette période commence dans sa première partie avec les Cités-Etats et s’achève à l’aube de la naissance de l’Etat puis, dans sa seconde phase, elle part de la naissance de l’Etat pour s’achever durant le XXe siècle.

496 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 53. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 107 et suiv.

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§1. L’action des ordres juridiques régulateurs sur la création du droit : des processus « d’agencement » aux processus « contrôlés » Dans sa première phase, qui s’étend des Cités-Etats à la naissance de l’Etat, cette période de création du droit est marquée par l’émergence d’ordres juridiques globaux et régulateurs. En effet, la complexification sociale initie alors un phénomène de différenciation politique qui provoque l’éclosion de nouveaux ordres juridiques que l’on peut qualifier de globaux. Mais, durant cette période, ceux-ci resteront des ordres gestionnaires, dépositaires d’un processus d’agencement entre ordres juridiques. Leur fonction sera de gérer cette coexistence des ordres sans s’immiscer dans le tréfonds des ordres juridiques en situation d’alliance. L’un ne remplace pas encore le multiple. Reste que, durant ce laps de temps, la création du droit subit tout de même des évolutions. Y apparaissent des processus réunissant plusieurs ordres juridiques qui, remis aux mains d’ordres gestionnaires, sont travaillés et perfectionnés au gré des volontés de ces ordres globaux. Mais les ordres régulateurs, malgré leur position arbitrale, utilisent aussi leur rôle de dépositaire des processus d’agencement pour encadrer les ordres juridiques primaires et leurs processus de création du droit. Progressivement, ces groupes primaires ne servent plus qu’à créer de la matière juridique accessoire. La centralisation de la production juridique et par conséquent la centralisation dans les processus s’impose. L’impact des ordres juridiques régulateurs sur la création du droit sera alors notable. Cette dernière va tendre à renvoyer aux caractéristiques moins coopératifs de leurs processus de création du droit. Ce sont les caractéristiques de ces processus que l’on va aussi retrouver dans les processus primaires. Cependant, ces ordres globaux ne réussiront pas à scléroser la diversité de la création du droit. Les ordres régulateurs ont en effet besoin des multiples sécrétions sociales des groupes et donc de leurs divers processus de création de droit pour maintenir l’ensemble qu’ils prétendent gérer. Mais, il convient d’abord de rendre compte de la naissance de ces ordres globaux. A. De la complexification sociale à la différenciation politique : la construction des ordres juridiques globaux Comme cela a été vu précédemment, depuis la Préhistoire, une complexification sociale s’est développée au sein des ordres juridiques. Or, durant l’époque qui va des Cités-Etats à la naissance de l’Etat, cette dernière va se prolonger jusqu’à créer une différenciation politique permettant l’émergence de grands ordres juridiques. En effet, on y retrouve certains facteurs de complexification et de division sociale. Il existe notamment un processus d’augmentation de la densité de la population et un processus d’accroissement global de la population stimulés par un développement économique et par l’annexion de groupe. L’organisation sociale évolue donc. Se développe

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notamment un processus de différenciation politique, c’est-à-dire trois grandes mutations politiques. Ces mutations sont497 : - La spécialisation des activités et des rôles sociaux qui se traduit par la division du

travail et des fonctions et marque le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique.

- La dissociation des différents dispositifs normatifs qui étaient jusqu’alors confondus

(religion, morale et droit) et la distinction entre ceux qui tendent à normaliser les « conduites » et ceux qui s’adressent au for intérieur des individus.

- La formation de sous-ensembles collectifs ou de groupes partiels poursuivant des

finalités spécifiques et prolongeant le processus de division sociale. Or, suite à ces mutations, des rôles politiques apparaissent. En effet, selon J. Chevallier « l’apparition de rôles politiques spécifiques est à la fois l’expression de ce processus général de division sociale et l’antidote destiné à en corriger les effets »498. Mais, au-delà des rôles politiques, va même émerger plus globalement un pouvoir politique. La différenciation créant « une dynamique centrifuge qui risque de briser le lien social », elle doit en effet « être contrebalancée par l’action d’une force centripède capable de préserver la cohésion sociale »499. Dès lors, elle va faire émerger un noyau politique entre les ordres juridiques en situation d’agencement. Plus précisément, à cause d’elle, les ordres juridiques vont se diviser et il va se former un noyau politique global. En effet, le pouvoir politique, « avec la mise en place d’organes chargés de la mise en œuvre concrète des fonctions politiques », va jouer le rôle de contrepoids500. Le politique deviendra ainsi « l’instance préposée au maintien de la cohésion sociale »501. Sa fonction consistera à affirmer et défendre l’identité collective du groupe (fonction de symbolisation) ; à protéger et sauvegarder l’ordre social (fonction de domination) ; à harmoniser les comportements et à réguler les conflits sociaux (fonction de régulation entre les éléments constitutifs de la société)502. Pour remplir ces tâches, il utilisera le symbolique, il mettra en œuvre la puissance de contrainte et il gérera certaines tâches d’intérêt collectif503. Mais progressivement, de ce noyau politique, émergeront des ordres juridiques globaux, d’abord dépositaires de ce phénomène d’alliance entre ordres juridiques. On peut considérer que les Cités-Etats, les Empires et les premières civilisations sont tous un reflet de ce type d’ordre global. L’organisation juridique du monde semble en effet n’avoir fait

497Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 44. Si certaines traces de ces mutations étaient déjà repérables avant les Cités-Etats, ces phénomènes prennent ici une autre ampleur. 498 Ibid. 499 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 44. 500Ibid. Dans ce sens, le politique, tout comme l’administration (la mise en place de rôles administratifs étant concomitante de celle des rôles politiques), apparaissent comme le produit d’une logique complexe de différenciation/intégration 501 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 44. 502 Ibid. 503Ibid, p 44-45.

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évoluer ce type organisationnel qu’avec l’avènement de l’Etat504. Il reste à voir en quoi cela initie une évolution dans la création du droit. B. L’émergence d’ordres juridiques globaux régulateurs et l’évolution de la création du droit L’originalité des ordres juridiques globaux régulateurs est d’avoir réussi à s’affirmer comme des ordres juridiques dépositaires des processus d’agencement tout en ne cherchant pas à maîtriser les processus de création. Ils n’ont pas utilisé toutes les potentialités d’évolution hiérarchique offertes par les processus d’agencement. En un sens, on peut dire qu’il s’agit d’ordres globaux pluralistes dont l’objectif était d’améliorer les processus d’agencement. Leur logique était plutôt de se servir des groupes à l’image d’un régulateur central. Néanmoins, avec ce type d’ordre juridique, la création du droit va évoluer vers une relative coopération interne et une faible coopération externe. Elle va renvoyer aux caractéristiques de leurs processus de création du droit qui évolueront dans ce sens. Mais, ce sont aussi ces caractéristiques que l’on va retrouver dans les processus primaires. Ces ordres vont en effet commencer à s’approprier les processus d’agencement et à orienter les processus primaires. Cependant, ces ordres globaux ne réussiront pas à scléroser la diversité de la création du droit. Les ordres régulateurs ont en effet besoin des multiples sécrétions sociales des groupes et donc de leur divers processus de création de droit pour maintenir l’ensemble qu’ils prétendent gérer. Une certaine diversité régnera alors. L’un ne remplace pas encore le multiple. 1. La coopération de la création du droit Tout d’abord, en raison des ordres globaux, l’aspect coopératif de la création du droit se réduit. Les processus deviennent moins coopératifs en interne et surtout en externe, que ce soit dans les ordres régulateurs ou dans les ordres primaires. C’est ce que dévoile une étude de l’Antiquité et du Moyen-Age. a. La coopération dans les processus secondaires de création du droit Les processus de création du droit des ordres globaux renvoient tout d’abord l’image de processus moins coopératifs en interne. Les relations coopératives avec les nouveaux acteurs de ces processus, à savoir les groupes et les individus, y sont en effet relativement faibles dans le premier cas et quasi-inexistantes dans le deuxième cas. C’est en fait le moment où l’individu sera projeté sur le devant de la scène car cela va permettre à l’ordre global de réduire l’autorité et les compétences des groupes qui lui sont antérieurs. Mais, 504 Cependant, avec ces processus, c’est une période très longue de création du droit qui s’inaugure et cette étendue n’interdit pas de considérer que ce type d’ordre juridique n’est pas, par moment, dérivé vers une phase de coloration plus étatique (comme par exemple dans le cas de l’Empire romain.). Par ailleurs, il n’est pas exclut que de simples processus d’agencement entre ordres juridiques y aient émergé.

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ces processus apparaissent surtout moins coopératifs en externe que leurs prédécesseurs primaires. Néanmoins, ces processus secondaires sont plus ou moins coopératifs en interne et peu coopératifs en externe pendant l’Antiquité puis davantage coopératifs en interne et en externe pendant le Moyen-Age. i. L’Antiquité Tout au long de l’Antiquité, la coopération interne des processus secondaires de création du droit apparaît relativement faible. Ainsi, elle vise seulement les groupes et dans une certaine mesure. Les individus sont parfois reconnus505 mais leur rôle comme acteurs des microcosmes juridiques reste très faible. Ils font en général plutôt figure d’obstacle aux groupes et même de groupe-obstacle aux autres groupes506. Par exemple, au temps des Cités-Etats, c’est le roi qui le plus souvent décide des lois. D’autre part, au cœur de l’Antiquité, l’Orient ancien renvoie l’image de législateurs impérialistes. Faire la loi y est fonction royale507. De même, en Grèce la coopération apparaît faible. Il en va ainsi lors de « l’âge des tyrans » où ces derniers créent le droit politique508. Mais dans l’époque helléniste le monarque est aussi la loi vivante509. Par ailleurs, l’empereur romain apparaît disposer d’un quasi-monopole législatif510. Enfin, à la sortie de l’Antiquité et au début du Moyen-Age, les peuples nouveaux du Ve et VIIIe siècles511 semblent s’inscrire dans un cadre législatif hiérarchique. Même, dans la deuxième vague du VIIe au VIIIe siècle, le droit est constitué de lois faites par violence et des lois des rois512. Dans les processus de création du droit des ordres gestionnaires, la coopération interne avec les acteurs juridiques se situerait donc à un degré moindre que dans les processus précédents. C’est d’ailleurs pourquoi cette période a fait l’objet d’une médiatisation la stigmatisant dans une forte hiérarchie. D’autre part, ces processus de création du droit seraient beaucoup moins coopératifs en externe notamment au milieu et à la fin de l’Antiquité. Les ordres dominants y apparaissent en effet ne laisser le choix à leurs congénères qu’entre la guerre et l’intégration (le plus souvent) ou la coexistence. Néanmoins, ce constat mérite d’être nuancé. En effet, si ces processus de création du droit présentent une coopération interne et externe inférieure à celle des processus précédents, il convient pour autant de remarquer que ces modalités de création du droit y sont toujours

505 C’est le cas en Grèce et à Rome. 506 Les citoyens romains constituent par exemple un obstacle pour les autres groupes de la cité. 507 Sur ce point voir l’exemple de la Mésopotamie (loi lacunaire et spéciale), de l’Egypte (le pharaon comme législateur probable), des hébreux (existence d’une loi divine, avec un roi qui juge et des docteurs qui interprètent). Pour J. Gaudemet, l’Orient ancien, la Grèce, Rome, tout comme le haut Moyen-Age occidental (Ve-Xe siècle) et la longue période du XIe-XVIIIe siècle subissent une lente restauration de l’Etat et un triomphe de la loi. Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 65, p 73. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 60 et suiv. 508 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 64. 509 Ibid, p 64 ; Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 81. 510 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 91. 511 C’est le temps des invasions barbares peu après Rome. 512 Ibid, p 111.

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présentes. Ainsi, il est possible de repérer la présence d’un certain pluralisme dans ces processus de création du droit513. Tout d’abord, au début de l’Antiquité, les Cités-Etats, c’est-à-dire les formes politiques qui ont émergé en Occident et en Orient, ont eu un comportement pluraliste avec les groupes. Par exemple, les Cités-Etats méditerranéennes avaient un régime monarchique dans lequel deux assemblées (une des anciens, une des hommes de la cité) participaient à la création du droit et où la coutume pesait sur l’élaboration du droit514. Il existait alors une sorte de pluralisme interne dans la création du droit. De même, en externe, ces cités s’associaient parfois sur un plan égalitaire et formaient des groupements fédéraux placé sous l’égide d’un organe central515. Si cette association pouvait évoluer en hégémonie, la cité prépondérante était censée exercer son pouvoir dans l’intérêt commun516. Il existait donc aussi une coopération externe dans la création du droit. Par ailleurs, la cité de Rome était une forme liée au pluralisme comme en atteste son lien avec le régime républicain. En interne, le peuple (avec ses groupes) y était une entité juridique et en externe, la guerre semble s’être effacée au profit de relations moins conflictuelles517. Enfin, dans les Cités-Etats non occidentales on retrouve aussi des traces d’un certain pluralisme. Les Cités-Etats américaines constituaient en effet des Etats autonomes avec un souverain et des conseils. Par ailleurs, elles se regroupaient en alliances ou confédérations518. Quant aux Cités-Etats africaines, le pouvoir politique y était assuré par un roi tenant compte de l’avis des familles les plus puissantes et celles-ci se regroupaient en confédérations où les pouvoirs locaux restaient importants519. D’autre part, au cœur de l’Antiquité, la coopération des processus secondaires n’a pas disparu. Un portrait général des institutions de cette époque révèle la présence d’un pluralisme au moins interne, les relations externes oscillant pour leur part entre guerre et intégration. Par exemple, l’Orient ancien renvoie l’image de législateurs dont l’action aurait été plutôt empreinte de coopération interne. J. Gaudemet montre bien que si, des Cités-Etats à la fin du III millénaire jusqu’à l’Empire d’Assyrie et de Babylone, faire la loi est fonction royale, il n’en demeure pas moins que le droit, dans le monde oriental, fut largement coutumier520. L’expression des entités juridiques était par conséquent autorisée. De même, la Grèce renvoie une image empreinte d’un certain pluralisme. En dépit de « l’âge des tyrans » (et non des despotes) et de l’époque helléniste, au temps d’Athènes il y

513 Cette notion de pluralisme doit être comprise comme renvoyant à la présence d’une coopération interne et externe dans la création du droit. 514 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 129 et suiv. 515 Ibid, p 130. 516 Ibidem. 517 Il s’agit d’une communauté juridiquement organisée dont le centre est constitué d’une ville. Le peuple y constitue une communauté de citoyen et une entité juridique. Une certaine coopération interne existe donc. Par ailleurs, en externe on tend à revenir sur la politique guerrière, ce qui laisse à penser à un développement de relations non conflictuelles, plus coopératives. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 131-132. 518 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 134. 519Ibid, p 136. 520 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 74.

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existe l’assemblée du peuple521. Par ailleurs, la coutume est toujours là et elle dispose d’une appellation spécifique : êthos. Il est donc difficile de refuser toute présence de pluralisme interne dans ces régimes522. Par ailleurs, Rome s’inscrit dans un cadre coopératif. Tout d’abord, dans sa partie non impériale, elle laisse entrevoir un pluralisme interne523. Mais il en va de même pour l’Empire romain. Malgré la présence du quasi-monopole législatif de l’empereur romain, le droit romain aurait en effet toujours été coopératif en interne524. Ainsi, selon N. Rouland, Rome n’a jamais cherché à imposer une uniformité juridique aux peuples conquis525. Ces derniers pouvaient garder leurs droits locaux, leurs langues et leurs dieux526. Ce pluralisme était bien limité par une hiérarchie des cultures et la présence d’un ordre public romain527. Mais, selon cet auteur, il était néanmoins assez poussé. N. Rouland met notamment en avant le fait que ce droit romain s’est lui-même transformé au contact des nouveaux venus. Il relève ainsi qu’il n’a pas simplement pratiqué le respect des droits locaux comme les empires coloniaux, mais qu’il a subi, via l’édit du prêteur, une acculturation significatif d’un pluralisme. En effet, grâce à ce processus, le gouvernement de la cité était ouvert aux provinciaux. On respectait la plupart de leurs particularités, et s’est créé un ius gentium, droit commun aux romains et pérégrins528. De plus, au-delà de ces propos, il convient de remarquer que le pluralisme romain était aidé par le poids de la doctrine529 et l’aspect pratique de ce droit530. Il apparaît alors qu’au cœur de l’Antiquité, la coopération a subsisté, au moins avec les entités juridiques des processus de création du droit des ordres globaux.

521 Il s’agit d’une sorte d’exception démocratique où la loi peut exprimer la volonté populaire. La loi est écrite, ce qui donne une garantie et les citoyens peuvent soumettre des propositions de loi ou encore ils peuvent utiliser une action d’illégalité destinée à paralyser tout projet de loi qui semblerait contraire à l’ordre démocratique. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 64. 522 Le rôle joué par les coutumes en ce temps incite notamment à la prudence concernant la vision d’un droit prenant la forme d’un « instrument privilégié des élites ». Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 64. J. Gaudemet remarque d’ailleurs que, par exemple, même sous la période hellénistique, « dans les pays conquis par Alexandre, puis partagés entre ses héritiers, les droits locaux ne furent pas abrogés et les organes anciens continuèrent à légiférer pour leur territoire, sous réserve du respect des lois royales qui dominent l’appareil législatif ». Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 81. 523 En ce sens, voir notamment la place de la doctrine (Gaudemet J., op. cit., p 262.), de la coutume, de l’activité judiciaire ou de la jurisprudence comprise comme la connaissance des règles et de leur mise en œuvre pour l’usage pratique (Rouland N., op. cit., p 74.). Pour N. Rouland, la coutume règne notamment aux origines de Rome même si on ne peut pas dire que la loi romaine a vraiment appartenu au peuple (Rouland N., op. cit., p 68-69.). Le pluralisme interne était présent. Par ailleurs, pour J. Gaudemet, la loi émane même du peuple, malgré le rôle des magistrats créateurs de la loi, la dualité législative (entre des citoyens de première et de deuxième classe) ou le rôle du Sénat (Gaudemet J., op. cit., p 88.). Sur ce point voir : Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 66 et suiv; Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 83 et suiv. 524 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 66 et suiv. 525 Ibid, p 77. 526 Ibid, p 78. 527 Ibid, p 78-79. 528 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 80-81. 529 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 84. 530 Son aspect pratique donna en effet à ce droit de la souplesse. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 82.

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Enfin, à la sortie de l’Antiquité et au début du Moyen-Age, il ne serait pas approprié d’accoler des stéréotypes violents aux peuples nouveaux du Ve et VIIIe siècles531. Dans la première vague des migrations (Ve au VIe siècle), pendant laquelle les envahisseurs entrent en contact avec des peuples romanisés et sous influence de l’Eglise, on assiste en effet à une naissance du droit où l’influence du droit romain et de l’Eglise se fait sentir sur la volonté des chefs532. Il y a donc un certain pluralisme. De même, dans la deuxième vague du VIIe au VIIIe siècle, à côté des lois faites par violence et des lois des rois, le droit est aussi constitué des usages sommaires et imprécis des tribus. Là aussi le législateur central n’est pas seul. En fait, comme le remarque J. Gaudemet, durant l’Antiquité, le droit aurait été inspiré par des dieux533, des poètes534 puis des philosophes ou aurait été l’œuvre du temps535, ceci tant dans le Proche Orient, qu’en Grèce, ou à Rome. Il aurait ainsi été fait historiquement à plusieurs. D’autre part, il aurait été façonné par une foule d’orfèvres536. Les législateurs eux-mêmes n’auraient jamais eu le loisir de faire la loi tout seul. La présence constante de la coutume incite notamment à ne pas refuser toute présence de pluralisme interne dans ce « droit des dirigeants »537. C’est du moins le cas pour ce qui est des relations entre l’ordre global et les groupes. De même, la coopération externe y persiste même si c’est sous des modalités plus ténues. Néanmoins, sur un plan plus global, les ordres juridiques gestionnaires ont créé le droit dans le cadre d’un régime monarchique ou aristocratique amenuisant la coopération interne et surtout externe de leurs processus secondaires de création du droit. Ces dernières y ont ainsi diminué comparé à celles des processus primaires de la période précédente. Mais cet état des lieux se nuance quelque peu au Moyen-Age. i. Le Moyen-Age Au Moyen-Age, les processus de création du droit des ordres globaux présentent toujours moins de coopération interne et surtout externe que leurs prédécesseurs primaires. La diminution de la coopération y apparaît même encore plus forte. Tout d’abord, l’Empire carolingien s’y inscrit dans l’impérialisme : une législation générale émanant d’un pouvoir

531 Des images violentes leur ont en effet été apposé. Leurs noms servent même parfois d’injures dans la réalité (vandales) ou dans les fictions (vandales et wisigoths sont des injures célèbres du capitaine Hadok dans Tintin). 532 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 103. 533 Référence à la Mésopotamie (la bible). 534 Référence à la Grèce où Dieu et les hommes sont “co-créateurs” du droit. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 61. 535 Références « au temps fondateur de la coutume». Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 1. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 65. 536 Les juristes, les praticiens, les docteurs, les juges qui le préparent, l’enseignent ou le modèlent. Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p VI. 537 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 63.

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central y apparaît538. Puis, se développe l’ordre ecclésiastique qui constitue un ordre hiérarchique doté d’un droit qu’il fait valoir539. Ensuite, du XIIe au XIVe siècle, l’Etat s’affirme et la création du droit se concentre dans ses mains, soit dans la loi. Enfin, si du milieu du XIVe à la fin du XVe la hiérarchie se délite, si la production légale est mise en cause et qu’interviennent de « nouvelles fées au berceau de la loi » (les états généraux), du XVIe au XVIIIe siècle cette dernière reprend son empire avec l’absolutisme royal540. La hiérarchie apparaît donc largement présente en interne. Par ailleurs, en externe, le recours à la guerre laisse envisager une baisse de coopération encore plus importante. C’est pourquoi, à cette époque est accolée dans l’imaginaire populaire l’image de rois et seigneurs oppresseurs. Néanmoins, la coopération y existe toujours et serait même plus active que lors de l’Antiquité. Le Moyen-Age apparaît ainsi marqué par le pluralisme et peut-être même par la complexité (enchevêtrement des ordres). A l’intérieur des processus secondaires de création du droit, le pluralisme serait en effet présent541. On y retrouve notamment le poids des coutumes. Pour N. Rouland, qui s’est intéressé à la monarchie française542, dans le haut Moyen-Age, serait repérable un mouvement allant de la diversification au pluralisme. De même, la féodalité apparaîtrait comme l’épanouissement du pluralisme, au moins jusqu’au XVe siècle où s’amorce une réduction du pluralisme (rédaction officielle des coutumes, codification543). Durant le Moyen-Age, dans les ordres régulateurs, la création du droit présenterait ainsi un certain caractère coopératif en interne avec les groupes, presque une complexité544. Par ailleurs, la coopération semble s’y développer avec l’autre acteur interne de ces ordres globaux : l’individu, sujet ou citoyen. Ce dernier fait certes toujours figure d’obstacle aux groupes plutôt que d’acteur. Il est toujours projeté sur le devant de la scène par l’ordre global dans le but de réduire l’autorité et les compétences des groupes. Mais, néanmoins, sa naissance se confirme. C’est là que se situe le début ou les prémices de sa carrière. D’autre part, à cette époque, les ordres dominants apparaissent laisser le choix à leurs congénères entre la guerre ou l’alliance (alliance royale). Les processus secondaires de création du droit semblent donc encore coopératifs en externe. Ils seraient d’ailleurs plus coopératifs qu’à l’Antiquité, tant en interne qu’en externe. Par conséquent, des Cités-Etats à l’avènement de l’Etat, la création du droit se remplit de processus secondaires de création du droit issus d’ordres régulateurs, lesquels sont moins

538 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 116. 539 Ibid, p 118. 540 Ibid, p 129. 541 Sur cette période voir : Gaudemet Jean et Basdevant-Gaudemet Brigitte, Introduction historique au droit XIIIe-XXe siècles, L.G.D.J, 2000. 542 Selon lui, ce régime est représentatif de cette époque. 543 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 554-555. 544 En ce sens voir : Bloch Marc, La société féodale, La formation des liens de dépendance, Les classes et le gouvernement des hommes, éditions Albin Michel, 1968, p 169 (Selon cet auteur, l’homme selon les divers aspects de son activité passerait alors successivement de l’une à l’autre des diverses zones de droit). Soleil Sylvain, Introduction historique aux institutions, Flammarion, Champs université, 2002, p 84 (Selon cet auteur, le système féodo-vassalique et seigneurial était un système d’autorités entremêlées). Arnaud André-Jean, Pour une pensée juridique européenne, PUF, les voies du droit, 1991, p 63 et suiv. Cette idée sera développée dans la troisième partie de cette thèse.

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coopératifs en interne et surtout en externe que leurs prédécesseurs même si, pour autant, ils n’en ressortent pas moins de ce principe organisationnel, d’abord à l’Antiquité puis de manière sans doute plus forte au Moyen-Age545. Mais, il reste à voir les évolutions qui ont touché les processus primaires. b. La coopération dans les processus primaires de création du droit A l’époque des ordres régulateurs, il est possible de remarquer que les processus de création du droit des ordres primaires sont moins coopératifs en interne et surtout en externe qu’avant. En effet, ces ordres régulateurs, malgré leur position arbitrale de dépositaires des processus d’agencement, commencent à encadrer les ordres juridiques primaires et leurs processus de création du droit. Progressivement, ces groupes primaires ne servent plus qu’à créer de la matière juridique accessoire. La centralisation de la production juridique et par conséquent la centralisation dans ces processus s’impose. Sont en quelque sorte posées des règles de relevance concernant les processus primaires de création du droit. Ainsi, de l’Antiquité au Moyen-Age, certains groupes renvoient une image fermée et hiérarchique. Dans ce sens, on peut notamment saisir les exemples de l’Eglise, des gildes professionnelles, de la Chevalerie, de la noblesse et de la famille546. Les processus apparaissent s’être bureaucratisés ou institutionnalisés en raison d’une pression des ordres globaux. La coopération interne apparaît décliner, ce mouvement permettant notamment aux ordres globaux de trouver des relais d’action plus près de la vie sociale. Si elle subsiste, c’est davantage par des voies « non officielles » comme la coutume. D’autre part, la coopération externe semble être largement réduite. Les ordres juridiques primaires converseraient plus avec les ordres globaux mais moins entre eux547. Alors, à l’époque des ordres régulateurs, la création du droit devient globalement moins coopérative en interne et surtout en externe. Elle tend à prendre les caractéristiques des processus des ordres globaux. Mais, il apparaît aussi que sa diversité évolue.

545 Sous cet angle, le Moyen-Age semble alors constituer une rupture dans l’évolution de la création du droit vers la hiérarchie, tout du moins dans les processus secondaires. Mais cela n’est à un plan global qu’une apparence. Si durant cette période, la tendance s’inverse quelque peu comparé à l’Antiquité, ce temps n’en constitue pas moins à grande échelle un pas vers la hiérarchie. En effet, pendant cette période, les ordres globaux rendent leurs processus plus coopératifs pour s’agrandir mais s’y prépare aussi l’avènement de « la passion de l’un ». 546 Sur le fonctionnement de la chevalerie voir Flori Jean, La chevalerie, éditions Jean-paul Gisserot, 1998. Sur l’Eglise voir Soleil Sylvain, Introduction historique aux institutions, Flammarion, Champs université, 2002, p 316 et suiv. Sur le lien de parenté voir Bloch Marc, La société féodale, La formation des liens de dépendance, Les classes et le gouvernement des hommes, éditions Albin Michel, 1968, p 183. Sur la “hiérarchie du pouvoir et du sang à l’intérieur de la noblesse” voir Bloch Marc, op. cit., p 461. 547 Par exemple, sous la monarchie (et notamment l’Etat monarchique), le roi devient l’interlocuteur privilégié.

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2. La diversité de la création du droit Les ordres régulateurs ont aussi engendré un déclin de la diversité de la création du droit. En orientant les processus primaires, ils ont en effet initié une uniformisation de la création du droit. Cette dernière a pris les caractéristiques des processus secondaires. Mais, pour autant, sa diversité reste toujours importante. En effet, à ce moment, même s’il existe une multitude de variances selon les ordres globaux, la création du droit n’est pas encore « retenue ». Les processus primaires sont seulement orientés. Les ordres régulateurs n’ont pas eu pour fin, en règle générale, d’asservir les groupes mais plutôt de s’en servir. Ils ont encore besoin des multiples sécrétions sociales des groupes et donc de leurs divers processus de création de droit pour maintenir l’ensemble qu’ils prétendent gérer. Ils ne scléroseront alors pas la diversité de la création du droit. Au sein des groupes primaires, une hétérogénéité des processus subsistera. D’autre part, sur la base des processus d’agencement, les ordres globaux ont créé des processus différents qui contrebalanceront l’uniformisation des processus primaires. Par conséquent, cette période semble encore marquée par une diversité des processus de création du droit même s’il est possible d’y repérer l’existence d’une baisse de diversité sur un plan macro-historique. De façon conclusive, il est donc possible de considérer que cette période de création du droit vaut la peine d’être individualisée de par les caractères de ces processus. Elle est en effet marquée par l’apparition d’ordres gestionnaires et renvoie à des processus primaires et secondaires moins coopératifs en interne et surtout en externe. Par ailleurs, la création du droit y est devenue davantage uniforme. L’un y tend en fait à y remplacer le multiple. Néanmoins, la création du droit n’y est pas encore hiérarchique et unifiée. C’est plus tardivement que les ordres globaux se sont progressivement éloignés de leur mission initiale de gestion pour s’imposer comme entité autonome et s’accaparer le contrôle des processus de création du droit en y posant leurs exigences. La limite de cette période de création du droit ne doit ainsi pas être posée avant la naissance de l’Etat. A ce moment seulement les processus de création du droit, qui servaient initialement à agencer les ordres juridiques, sont colonisés par les ordres globaux (et même par certains groupes de cet ordre global) et servent à modifier la physionomie de la création du droit. C’est alors qu’en Europe, par exemple, la hiérarchie et l’uniformité s’installe et qu’on entre dans la modernité avec l’émergence d’un nouveau législateur548 (le peuple) significatif du développement des ordres destructeurs. En France, plus précisément, l’aboutissement de cette période des ordres régulateurs est à chercher au moment où disparaissent les ordres étatiques monarchiques. En effet, pour P. Rosanvallon, l’Etat monarchique serait encore « le sommet régulateur et organisateur d’une hiérarchie articulée de corps intermédiaires »549. Ce n’est alors qu’avec l’Etat révolutionnaire français qu’apparaîtrait ce

548 Gaudemet Jean, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et La science au service du droit, Montchrestien, 2ème édition, Domat droit public, 1999, p 91.p 165. 549 Rosanvallon Pierre, L’Etat en France de 1789 à nos jours, éditions du Seuil, Points, Histoire, 1990, p 96.

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type d’Etat et de processus de création du droit qui « n’hésite pas à bouleverser et à anéantir ces corps »550 et dont il convient désormais d’envisager l’impact sur la création du droit. §2. L’action des ordres juridiques impérialistes : des processus « contrôlés » aux processus « maîtrisés » Après l’époque des ordres régulateurs, se déploie un nouveau temps de mise en tutelle pour la création du droit : celui des ordres impérialistes, notamment destructeurs de groupe. Cette deuxième étape débute avec l’avènement de l’Etat et ne s’éteint, en France du moins, que récemment vers le milieu du XXe siècle. A ce moment, les ordres juridiques globaux qui ont réussi à émerger grâce aux processus d’agencement, cessent d’être des régulateurs et se transmuent en ordres impérialistes. Ils affirment leur propriété sur ces processus et imposent progressivement leurs vues aux autres ordres notamment en créant un nouvel acteur juridique (le citoyen). Pour arriver à leurs fins, ces ordres impérialistes vont maîtriser les processus de création du droit des divers ordres juridiques, ces groupes ne pouvant sans cela être pleinement conciliants. Ils vont rapidement coloniser et réformer les processus existants et même envahir les divers espaces juridiques. Alors, la création du droit va se voir imposer l’aspect de leurs processus qui est peu coopératif en interne comme en externe et sa diversité va singulièrement se réduire. Avec ces ordres impérialistes, on se situe ainsi à la veille d’une époque moderne de création du droit marquée par l’existence de processus de création du droit plus uniformes et moins coopératifs : une passion de l’un saisie la création du droit laquelle commence seulement à se défaire. Mais avant de dresser un état des lieux de la création du droit à cette époque, il convient de montrer comment l’ordre étatique a émergé car c’est essentiellement lui qui se tient derrière ces ordres destructeurs. A. La formation de l’Etat Les bases de l’Etat sont à chercher dans le néolithique lorsque se forment les processus d’agencement entre ordres juridiques. Sans cette innovation processuelle, ce type d’ordre juridique ne serait pas apparu. Mais, il est possible de présenter plus précisément le

Certes, cette analyse doit être nuancée. Pour N. Rouland, il convient de remarquer que la monarchie absolue

affina sa supériorité politique sur la noblesse, le clergé et les différents corps et qu’elle restreignit aussi l’existence sociale de ces corps intermédiaires. Selon cet auteur, elle restreignit leurs compétences judiciaires, brida leur pouvoir législatif, les soumis à la pression de ses agents et de sa fiscalité. Par exemple, pour ce qui concerne les communautés urbaines, le pouvoir royal sut mater leurs velléités d’indépendance et uniformiser leurs régimes politiques. Il aurait ainsi existé une obstination politique et administrative entraînant une restriction de l’existence sociale de ces corps intermédiaires : “ce n’est point sans raison qu’ils haïssaient les intendants du roi”. Toutefois, pour N. Rouland, ces derniers restèrent assez forts pour constituer le frein le plus efficace de l’absolutisme et le roi ne toucha qu’avec précaution et sans trop de succès aux privilèges. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 127. 550 Ibid.

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processus d’émergence de ce type d’ordre juridique. En effet, l’avènement de l’Etat apparaît comme la résultante d’un long processus d’autonomisation (différenciation des rôles politiques) et d’institutionnalisation (organisation stable des rôles). Le processus d’institutionnalisation se traduit notamment par551 : - L’émergence d’une entité abstraite, érigée en support permanent du pouvoir et derrière laquelle s’effacent les gouvernants. - La transformation du statut des gouvernants, qui ne sont plus que des organes de l’Etat, exerçant le pouvoir en son nom. - La subordination à la norme juridique, la puissance des gouvernants se déployant sur la base de règles générales, impersonnelles, objectives. - La transformation du pouvoir en autorité, laquelle ne s’appuie plus seulement sur la contrainte mais aussi sur le consentement des gouvernés. - L’apparition d’un appareil structuré et cohérent de domination (la bureaucratie) permettant la diffusion maximale des effets du pouvoir. Mais l’élément le plus fondamental de cette institutionnalisation serait l’apparition du monopole de la contrainte. Pour M. Weber, l’Etat est ainsi « un groupement de domination politique de caractère institutionnel » en raison du fait que ses gouvernants revendiquent avec succès le monopole de la violence physique légitime 552. C’est cette revendication de la contrainte qui lui aurait donné vie en lui permettant de relativiser le poids des groupes. En effet, ces derniers, dépourvus de la contrainte, se seraient alors affaiblis et auraient partiellement disparus à terme. Par ailleurs, la formation de l’Etat peut être décomposée en étapes553. Elle peut aussi être datée. Selon J. Chevallier554, la forme étatique s’est ainsi construite progressivement au sortir de la féodalité, les formes d’organisation politique précédentes ne méritant pas le nom d’Etat, soit que leurs unités politiques aient été en manque ou en excès d’Etat555, soit encore qu’elles n’aient constituées que des embryons d’Etat faute d’achèvement de l’évolution556. En fait, l’Etat serait un phénomène récent qui s’est épanoui en Europe à la faveur d’un ensemble de mutations économiques (le développement des rapports marchands), sociales (la décomposition des structures féodales), politiques (la volonté de puissance des princes) et idéologiques (l’individualisme, la sécularisation, le 551 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 46. 552 Weber Max, économie et société, Plon, Pocket, 1995, p 99 553 Pour Lapierre, la formation de l’Etat comprendrait neuf degrés et deux seuils. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 47. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 115 et suiv. 554 S’appuyant sur les travaux de G. Bergeron (Bergeron G., Petit traité de l’Etat, PUF, 1990.). Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 46. 555 Les sociétés primitives seraient en manque d’Etat et les Etats despotiques en excès d’Etat. 556 C’est le cas des Cités-Etats.

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rationalisme)557. Pour cet auteur, si les conditions de sa naissance remontent au XIe siècle, ce n’est qu’avec l’avènement de l’absolutisme que les entités étatiques se créent et c’est le libéralisme qui définira leur configuration et fixera les termes de leur relation avec la société558. On comprend, par conséquent, que la formation de l’Etat correspond et conduit à une prise en main de la création du droit par une entité juridique centrale ou un ordre juridique global. En effet, la spécialisation du pouvoir politique qui est le contrepoids de la complexification sociale avait ouvert le risque que le « pouvoir politique » ou l’ordre global soit « tenté d’accaparer la production du droit »559. Or, au fur et à mesure du développement de l’Etat, ce risque est devenu réalité. Il n’y a alors pas à s’étonner de voir évoluer la création du droit et notamment d’en saisir une image moins coopérative et moins hétérogène à l’ère étatique. Pour remplir son rôle, l’Etat a en effet choisi de se rendre maître des processus globaux de création du droit puis de marcher sur les autres groupes en piétinant l’origine de leur force : leurs processus de création. S’il a exploité et fondé le mythe de l’appropriation de la création du droit par la société et par l’individu, c’est pour mieux cacher l’appropriation de la création du droit qu’il a entendu mener. B. L’état de la création du droit à l’époque des ordres juridiques impérialistes Durant la période des ordres juridiques impérialistes, la création du droit renvoie à des processus moins hétérogènes et moins coopératifs qu’à l’époque précédente. En effet, à la veille et au début de l’époque moderne, ces ordres destructeurs de groupe ou ces Etats en formation se sont emparés des processus d’agencement. Globalement, ils ont rapidement colonisé et réformé les processus existants et même envahi les divers espaces juridiques. Ils ont alors singulièrement réduit la diversité de la création du droit et ont imposé à ce phénomène l’aspect de leurs processus qui étaient peu coopératifs en interne et en externe. La création du droit se trouve ainsi marquée par une « passion de l’un ». Mais, cette dernière connaît des limites. 1. Vers des processus de création du droit moins divers et moins coopératifs : le développement de la « passion de l’un » A la veille et au début de l’époque moderne, advient une période de création du droit lors de laquelle la société prend le pas sur les communautés. C’est uniquement cette réunion humaine avec peu de lien social qui est censée créer le droit et non plus les communautés560. Les ordres juridiques globaux issus des processus d’agencement s’affirment, entendent maîtriser le droit et tous les processus qui conduisent à sa création. On se trouve au moment de la naissance de la forme étatique, ou plutôt de son affirmation

557 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 47. 558 Ibid. 559 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 59. 560 Sur l’opposition entre les termes de société et de communauté, voir Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 101.

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si on considère que celle-ci naît avec les ordres régulateurs. En France notamment, cette période débute avec l’Etat révolutionnaire. Il y a là une coupure fondamentale. En effet, l’Etat « s’approprie le modèle du Dieu créateur unique et tout puissant, gouvernant le monde par ses décrets, un monde qu’il estime avoir le mandat de transformer en utilisant la Loi, dont la révolution a fondé le culte »561. La colonisation que ce type d’Etat va mener à partir de l’Europe plaide d’ailleurs en ce sens. Dès lors, à ce moment, l’image de la création du droit est singulièrement réduite. L’hétérogénéité a décrue et les processus réellement originaux tendent à être étatiques. En dessous de l’Etat, les processus sont combattus ou recréés. La production juridique est en fait devenue une affaire d’Etat et l’inventivité sociale est bloquée. Par ailleurs, la coopération des processus primaires est dépendante des critères du contrôle étatique. Quant aux Etats, ils excluent progressivement les groupes et plus globalement la coopération de leurs processus secondaires. a. La diversité de la création du droit Ainsi, les ordres impérialistes essayent tout d’abord et avec succès de réduire les groupes. Cette initiative leur permet en effet d’assurer leur domination sur les processus de création du droit. Il y a certes des nuances à relever entre les types d’Etat. Mais pour ce qui est de l’action de l’Etat qui naît de la révolution française, P. Rosanvallon en a donné une image relativement nette. Selon cet auteur, cet Etat est un « instituteur du social ». Il abolit les corps intermédiaires et laïcise le droit comme la société. En fait, il entend « produire seul la cohésion d’une société qu’il souhaite faite d’individus soustraits au maillage des groupes »562. C’est pourquoi il cherche notamment à détruire l’esprit de province. En effet, en 1790, cet Etat découpe le territoire en espaces identiques, le local n’est alors « plus qu’un reflet d’une organisation nationale unitaire »563. De même, dès 1790, il cherche à unifier la langue et à uniformiser les poids et les mesures564. Avec Bonaparte, il fait aussi une enquête sur les usages locaux afin de les anéantir plus sûrement565. Les publicistes et historiens de l’époque parlent alors de la dissolution sociale et de la nécessité de remplacer les anciennes solidarités par de nouveaux liens566. Les groupes sont tellement attaqués que les dangers du face à face individu - société sont dénoncés. D’autre part, plus subtilement, ce type d’ordre juridique ne fait pas que dissoudre les groupes, il s’arrange pour les remplacer. C’est le temps de la régulation néo-corporative567

561 Dans ce sens, N. Rouland écrit que si « à la vérité, c’est dès l’origine (au milieu du Moyen-Age) que l’Etat français a poursuivi ce but (maîtriser le droit), à travers l’identification du pouvoir législatif à la souveraineté royale et en prescrivant la mise par écrit officielle des coutumes (1454)... La coupure fondamentale a pourtant bien lieu au XVIIIe siècle : après la révolution ». Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 56. 562 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 128. 563 Ibid. 564 Ibidem. 565 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 128. 566 Ibid. 567 Rosanvallon Pierre, L’Etat en France de 1789 à nos jours, éditions du Seuil, Points, Histoire, 1990, p 116.

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où l’Etat, n’ayant pas renoncer à instituer le social, s’y prend autrement en tentant « d’engendrer des effets sociaux analogues aux liens produits par les corporations d’ancien régime »568. Une fausse diversité remplace alors celle qui décline. Enfin, quand ce type d’ordre juridique ne réduit et ne recrée pas les groupes, il essaye de les contrôler. On pensera sur ce point à l’instauration des associations religieuses pour l’Eglise. Par ce procédé, l’Eglise a été conduite à accepter le principe étatique de soumission à l’autorité civile, même si un certain artifice a pu atténuer la portée de ce principe contraire au fonctionnement de l’Eglise569. De même, il convient de relever l’existence d’un encadrement de la famille570. Par conséquent, avec l’avènement des ordres impérialistes, la création du droit est un phénomène qui renvoie de plus en plus à des processus stéréotypés. L’attitude de ces ordres étatiques engendre en effet une destruction des acquis juridiques et bloque l’inventivité sociale. Des groupes entiers sont détruits avec leurs processus de création du droit, de nouveaux adviennent à la vie après avoir intégré dans leurs processus des exigences étatiques et ceux qui résistent voient leurs processus contrôlés. L’uniformité de la création du droit s’accroît alors de façon conséquente. Ce phénomène n’est plus constitué que de processus primaires conditionnés et de processus étatiques. Mais la coopération des processus est elle aussi réduite. b. La coopération dans la création du droit Les ordres juridiques impérialistes entraînent aussi une diminution de la coopération dans la création du droit. Non seulement la coopération des processus globaux diminue tant en interne qu’en externe mais, sous les coups de butoir de l’Etat, les ordres juridiques primaires adoptent aussi des processus moins coopératifs en interne et en externe. L’Etat, lequel entend être un instituteur du social, a en effet besoin de processus primaires hiérarchiques, peu coopératifs en interne et en externe. Cela lui permet de disposer de relais dans le social pour exercer son contrôle sur la société. Alors, il décimera les groupes dont les processus primaires ne remplissent pas les caractéristiques voulues et, pour ne pas être attaqués, les groupes restant modifieront leurs processus. Certes, le développement de la régulation néo-corporative devrait conduire à nuancer ces propos. Mais, la régulation néo-corporative, si elle semble a priori aider les groupes à se reformer, n’a pas permis pour autant un développement de la coopération dans les processus primaires. Avec elle, l’Etat va en fait orienter de façon plus insidieuse la création du droit vers des voies hiérarchiques en interne et en externe. Il influencera la création de ces nouveaux groupes et la structure

568 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 129. 569 L’artifice a consisté à placer, de droit, l’évêque comme président de l’association diocésaine. Robert Jacques, Duffar Jean, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Montchrestien, 7°édition, Domat droit public, 1999, p 608. 570 Le droit visant la famille constitue alors parfois un encadrement très dur des conduites. C’est notamment le cas de l’interdiction du divorce. Par ailleurs, il existe un encadrement plus doux qui résulte du fait, qu’en période de conflit, ces communautés abandonnent le plus souvent leurs processus de résolution des conflits et leur droit au profit de ceux l’ordre étatique. Rouland Norbert, op.cit., p 72.

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de leurs processus de création du droit. Il s’instituera « protecteur et régulateur des nouvelles solidarités »571. Par exemple, il toléra les justices internes ou alternatives mais, en cas d’échec elles seront toujours susceptibles d’aboutir devant les juridictions étatiques572. L’autonomie ne se confond alors pas avec l’indépendance573. C’est pourquoi cette restauration du social n’a pas affaiblie l’Etat postmonarchique et profité aux groupes. Cette renaissance des groupes, tout encadrée qu’elle est, n’a en effet pas conduit à remettre en cause la nouvelle gestion étatique de la production juridique574. Ces nouveaux groupes aux formes préconçues et peu pluralistes ne pouvaient suffisamment contester la suprématie de l’ordre global. Même les tentatives de pluralisme juridique n’entament pas réellement le monopole étatique du droit. Elles ne peuvent qu’être « le produit d’une gestion étato-corporative »575. Par conséquent, il semble que la coopération interne et externe des processus primaires de création du droit se réduise : les groupes primaires deviennent des relais étatiques aux processus conditionnés à la hiérarchie en interne et à la fermeture face à leur environnement (l’Etat tend à devenir la seule entité de « coopération » externe). D’autre part, les ordres impérialistes semblent réduire la coopération des processus secondaires de création du droit dont ils sont devenus les possesseurs. Concernant la coopération interne de ces processus, il convient notamment de relever que ni les individus

571 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 130. 572 Ibid, p 131. 573 Ibidem. 574 Norbert Rouland dresse ainsi un portrait intéressant de ce moment juridique.

Cet auteur remarque tout d’abord, qu’avec l’Etat impérialiste, la représentation pluraliste des groupes secondaires réapparaît. Il note la mise en place par l’Etat d’institutions consultatives, lesquelles servent à gérer ses relations avec certaines professions, la multiplication des Conseils supérieurs, la proclamation de la liberté d’association ou la mise en place de sociétés de secours mutuels. C’est alors le temps où divers hommes plaident pour les groupes. Emile Olivier proclame ainsi qu’« il n’est pas vrai qu’il n’y ait que des individus, grains de poussière sans cohésion, et la puissance collective de la nation. Entre les deux, comme transition de l’un à l’autre, comme moyen d’éviter la compression de l’individu par l’Etat, existe le groupe, formé par les libres rapprochements et les accords volontaires » (op. cit, p 129.). C’est aussi le temps d’une évolution intellectuelle vers les groupes, notamment avec Bourgeois, Durkeim, Saleilles, Hauriou ou Duguit dont les théories « mettent toutes l’accent sur la régulation des volontés des individus par les différents groupes auxquels ils appartiennent » (Ibid.). Enfin, il s’agit du temps de l’abus de droit avec sa remise en cause de la notion de droit subjectif, du déclin de l’autonomie de la volonté et de la floraison des droits sociaux.

Mais, N. Rouland note que si ce retour des groupes, cette restauration du social, « aurait du affaiblir l’Etat post monarchique et profité aux groupes », il n’en fut rien car « l’Etat s’institua le protecteur et le régulateur des nouvelles solidarités » (op. cit, p 130.). Selon cet auteur, l’Etat n’aurait en fait pas perdu son monopole du droit, il l’aurait seulement exercé autrement. Ainsi, malgré la réduction du culte absolu de la loi, la jurisprudence a repris son rôle créateur : « après avoir précisé la portée des textes codifiés, les tribunaux iront plus loin : ils compléteront leurs dispositions, s’appuyant sur leur sens de l’équité, les notions de besoins et de traditions du peuple ; ils élaboreront même des interprétations des codes opposées à leur sens primitif » (op. cit, p 130.). De même, la doctrine propose aussi des innovations aux codes. Ce que montre N. Rouland c’est ainsi qu’à « la régulation néo-corporative correspond une nouvelle gestion de la production juridique » (Ibid.), mais que le droit est toujours une affaire d’Etat. C’est lui qui crée les groupes, les surveille et encadre de ce fait leur participation au droit. Cette façon de faire étatique peut se percevoir dans les sources du droit. Ainsi, à ce moment, « la doctrine ne vaut que si le juge ou le législateur l’accueille » ; « la coutume est encadrée par l’ordre public » et « la loi dépend de l’Etat et est (seulement) concurrencée par le pouvoir réglementaire » (Ibid.). Selon cet auteur, le rêve révolutionnaire a en fait continué sous d’autres formes plus souples et efficaces, à tel point que les citoyens associent le droit à l’Etat et notamment aux codes, aux forces de l’ordre et aux juridictions. 575Ainsi, les manifestations de pluralisme juridique ou judiciaire ne remettent pas en cause la domination de l’Etat. Pour N. Rouland, ce pluralisme juridique n’entamerait pas réellement le monopole étatique du droit : « il peut n’être que le produit d’une gestion étato-corporative » (Rouland N. , op. cit, p 131.). A titre d’exemple, cet auteur montre que, dans le domaine de l’agriculture, l’Etat peut jouer la carte de la prise en charge par la profession sans pour autant relâcher son contrôle.

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ni les groupes internes ne sont ou ne restent à cette époque des entités juridiques importantes. Si on parle de la naissance de l’individu et si on lui reconnaît une place, c’est pour baisser le poids des groupes. La nouvelle place de l’individu n’est que peu développée. La création du droit étatique devient une affaire d’Etat. En fait, ce dernier entend « produire seul la cohésion d’une société qu’il souhaite faite d’individus soustraits au maillage des groupes »576. J. Chevallier rend compte de ce mouvement577. Pour cet auteur, à cette époque, l’Etat entend imposer sa domination et pour cela de profondes modifications dans la configuration même de l’ordre juridique étatique interviennent. Selon lui, « poussant la rigueur formelle beaucoup plus loin que les autres, l’ordre étatique se caractérise par une rationalisation du processus de production du droit, confié à des organes spécialisés, aux compétences bien définies ; et surtout l’exécution des normes est garantie par l’intervention d’appareils de contrainte chargés de réprimer les manquements éventuels »578. Grâce à ces modifications, l’Etat tend « à devenir l’ordre juridique total qui intègre et ramène à lui tous les autres »579. Il arrive à exclure du droit les individus comme les groupes580. Par ailleurs, concernant la coopération externe des processus secondaires de création du droit, il est possible de remarquer qu’on se situe à l’époque des Etats-Nations. A ce moment, l’Etat est arc-bouté sur sa souveraineté. La prise en compte de ses congénères est donc relative et conditionnelle. La guerre est de plus un principe d’action non négligeable. Il semble alors que durant cette période l’action de l’Etat a largement contribué à réduire la diversité des processus de création du droit et leurs fonctionnements coopératifs tant en interne qu’en externe. Cette action a permis aux Etats de créer un maillage qui enserre les individus et sert leur but : à ce moment, celui qui veut déployer une activité doit entrer dans un ordre qui l’enserre et qui lui-même doit respecter les vues de l’ordre étatique sur ce sujet. Les ordres juridiques stabilisent alors l’évolution d’une société dans le sens désiré par l’ordre global. Ce phénomène de maillage est d’ailleurs toujours visible : c’est grâce à lui que si, par exemple, un Etat décide d’interdire le nazisme ou la vente d’embryons humains, il arrivera dans une large mesure à ce que les ordres juridiques qui se tiennent sur le territoire étatique participent au respect de ce choix. Néanmoins, il convient de nuancer cette vision de la création du droit entre la fin du Moyen-Age et le XXe siècle. Cette 576 Ibid, p 128. 577 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ? , Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 24 et suiv. 578 Ibid, p 25. 579 Ibidem. 580 En effet, le droit apparaît alors placé sous le signe de la raison. Il fait preuve de systématicité, de généralité et de stabilité. Une science du droit vient conforter sa rationalité et il symbolise une société organisée, pacifiée et unifiée. L’autorité qui s’y attache découle d’un mode d’imputation à un sujet anonyme et insaisissable qui est l’Etat. Il ne surgit donc plus de la complexité sociale. Mais ce droit est aussi fondé sur la figure d’un individu, censé être premier par rapport à l’organisation sociale et détenteur de droits subjectifs opposables à l’Etat. Il apparaît alors comme un dispositif de protection, un moyen de libération et un instrument de justice et de progrès : il sert à préserver l’égalité des individus dans leurs rapports mutuels (justice commutative) ou dans leurs rapports avec le groupe (justice distributive). Cette subjectivisation s’étend d’ailleurs à l’organisation politique : tout comme l’individu, la nation est perçue comme un sujet disposant de droits (la souveraineté) qu’elle peut opposer à l’Etat. Ce droit étatique devient alors « un mode privilégié d’encadrement et de régulation des rapports sociaux dont la fonction est d’ordonner l’évolution sociale et d’harmoniser l’action des éléments constitutifs de la société ». Il tend même « à être pris pour la réalité, capable de faire advenir ce qu’il énonce et il est vu comme rationnel, on le fétichise ». Mais c’est un droit fermé aux groupes où l’individu, isolé de la chose politique, est mis en avant à mesure qu’on veut l’éloigner du droit. (Chevallier J., op.cit., p 25-27.).

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dernière a notamment le désavantage d’être trop influencée par le contexte français et européen. 2. Une image de la création du droit à nuancer L’époque des ordres impérialistes a certes bousculé la création du droit. Mais, pour autant, il convient de nuancer le constat d’appauvrissement qui en ressort. A cette époque, il existe encore une diversité des processus de création du droit et la coopération n’a pas disparu. a. Une diversité des processus de création du droit partiellement sauvegardée Sous les ordres impérialistes, la diversité de la création du droit n’a tout d’abord pas disparu du clan étatique. Il y existe en effet trois continents juridiques581 renvoyant à autant de types de processus secondaires. N. Rouland met notamment en avant les différences qui opposent les traditions occidentale, orientale et africaine. Pour cet auteur, les enfants d’Abraham et les africains croient à un monde créé. Dans ce sens, les droits et devoirs « qui les lient entre eux sont régis par des normes imposées de l’extérieur par la puissance créatrice » : c’est Dieu qui donne à Moïse les tables de la loi, c’est l’archange Gabriel qui dicte le Coran au prophète 582. Il y a donc « prééminence des normes sur les pratiques, droit imposé, impératif, sanctionné, inéluctabilité du jugement »583. Pour les hébreux, Dieu seul peut modifier la loi, « son adaptation aux besoins nouveaux ne peut se faire que par l’interprétation des docteurs »584. Quant à l ’univers islamique, la loi s’y « confond aussi avec la volonté de Dieu, révélée aux hommes dans le Coran, manifestée par l'exemple du prophète et de ses compagnons (sounna), ou l’accord unanime des docteurs (idjma) »585. Les occidentaux pour leur part ne se différencient pas initialement de ce contexte. La loi divine était aussi un principe occidental : l’ancien droit romain était religieux et les premiers juristes étaient des prêtres586. Mais l’histoire du droit a ensuite connu des oscillations et à l’époque moderne des ordres impérialistes « le droit occidental s’est singularisé par rapport aux traditions hébraïque et islamique » : avec l’apparition de la raison, Dieu est éliminé et le contrat social naît587. Surtout, « la place de Dieu ne restera pas vide : très vite, l’Etat l’occupera et entendra lui aussi maîtriser le droit »588. Or, à partir de là naissent divers univers juridiques qui se traduisent par des processus de création du droit différents : l’univers occidental avec le Dieu Etat, l’univers oriental avec le Dieu religieux et l’univers africain. Pour 581 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 54. 582 Ibid, p 55. 583 Ibid. 584 Ibidem. 585 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 55. 586 Ibid. 587 Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau et tous les théoriciens du contrat social préparent et consacrent l’élimination de Dieu. Ils créent le mythe d’individus libres qui définissent par un contrat des lois, des libertés auxquelles ils renoncent et des libertés qu’ils conservent à titre de droits subjectifs. Puis Bentham et Jhering éliminent également Dieu mais écartent le mythe du contrat social en fondant la société sur la seule conscience individuelle de l’utile. La révolution consacrera cette évolution. Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 56. 588 Ibid, p 56.

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attester de ces différences, on peut par exemple remarquer que, si sur le continent africain sont nés comme ailleurs des ordres étatiques, ceux-ci n’ont pourtant pas réussi a maîtriser les processus secondaires et primaires de création du droit. En effet, s’il y existe souvent comme en Occident un modèle de création du droit officiel élaboré par l’ordre étatique, celui-ci est largement inneffectif. Le droit est en fait directement issu d’une multitude d’ordres juridiques qui ne semble pas contrôlée. Il sort en grande partie de l’infra-étatique589. Il n’est pas créé ou ordonné dans un processus central de création du droit du même type que ceux qu’on retrouve en Occident. On parlerait plus volontiers d’une émergence sous forme de réseau de coopération entre ordres juridiques. L’ordre étatique n’a pas pu s’y imposer comme le créateur absolu des règles de droit et le détenteur-façonneur de la création du droit. D’autre part, sous le règne des ordres impérialistes, la création du droit se remplit d’esquisses de processus de création du droit entre ordres étatiques590. Et, ces structures d’alliances internationales sont autant de processus qui s’éloignent du type étatique. Enfin, le monde social était encore peuplé de communautés disposant de leurs propres processus de création du droit. La vie en communauté n’y est en effet jamais morte. La France par exemple n’a pas abrité qu’une communauté dont le totem serait le Président de la république : on y a toujours vécu « plusieurs logiques étatiques »591. Les hommes ont continué à vivre dans des groupes disposant de systèmes juridiques propres, que le droit étatique les reconnaisse ou non : « le mythe fécond et probablement nécessaire d’une société juridiquement indifférenciée où tous les citoyens sont unis dans le respect d’un même droit ne doit pas occulter cette réalité selon laquelle les hommes ont toujours vécu des appartenances multiples »592. Les hommes, même à cette époque, ont construit des ordres infra-juridiques dont les processus n’étaient ni étatisés ni identiques. Il convient donc de nuancer l’appréciation de l’homogénéité des processus de création sous le règne de « l’absolutisme étatique ». Certes, la diversité de la création du droit y semble relativement amputée. Les processus étatiques ou supra-étatiques ne diffèrent pas très fortement et l’invention sociale infra-étatique est grandement restreinte. Mais, les lieux étatiques, supra ou infra-étatiques sont encore une source de processus originaux de création du droit. Par ailleurs, l’état du fonctionnement coopératif des processus de création du droit doit aussi être nuancé.

589 Concernant cette problématique voir notamment Vanderlinden Jacques, “Les droits africains entre positivisme et pluralisme”, Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 46 (2000) 279-292. Vanderlinden Jacques, “Villes africaines et pluralisme juridique”, Journal of Legal pluralism and Unofficial Law, 42 (1998), 245-274. Textes disponibles sur le site de la revue Droit et Société, http://sos-net.eu.org/red&s/dhdi/#8 590 Il s’agit par exemple des alliances navales au Moyen-Age. 591 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 72. 592 Ibid. Pour N. Rouland, « comme de tout temps, si dans certains cas les hommes recouraient au modèle juridique étatique ou étaient contraints de le suivre… tous leurs agissements, par bonheur, n’étaient pas encadrés par les directives de l’Etat. Ils ont toujours appartenu à une multitude de groupes dans lesquels ils occupaient des statuts divers et qui avaient leurs systèmes juridiques propres, que le droit étatique les reconnaisse ou non.

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b. Une coopération toujours active des processus de création du droit Si avec les ordres impérialistes la coopération de la création du droit semble en déclin, elle n’est néanmoins pas exclue des processus de création du droit. Tout d’abord, au niveau infra-étatique, les hommes ont continué à appartenir à une multitude de groupes qui disposent par certains aspects du fonctionnement coopératif interne des sociétés traditionnelles. Ainsi, à ce moment, devaient notamment exister ces groupes d’amis et de relations où l’oralité et la réciprocité jouent un grand rôle et où les rapports sont directs en face à face (ce qui est une caractéristique des sociétés traditionnelles)593. Or, dans ces groupes, si des leaders existent, leurs pouvoirs sont le plus souvent conditionnels et fortement limités par l’influence du groupe. De plus, lorsque des décisions importantes s’imposent, on y recherche avant tout le consensus et l’unanimité. Par ailleurs, à cette époque les familles n’ont pas disparu. Or, dans celles-ci, le droit officiel ne pénètre que rarement. La plupart des couples vivent selon des modèles différents, souvent au moins officieusement coopératifs, où l’on trouve par exemple : une division sexuelle du travail (la loi n’y oblige pas), un partage des ressources suivant des modalités qui ne sont pas forcément celles du régime matrimonial et parfois des procédures de règlement des conflits. Ensuite, au-delà de ces deux exemples il est aussi possible de repérer la présence d’une vie associative avec son cortège de coopération, l’organisation de certaines professions où existe un droit disciplinaire aux sanctions psychologiques élaborées en commun, le fonctionnement de certains villages où on aperçoit des règlements non étatiques des conflits ou encore l’existence des communautés des élites bureaucratiques où malgré les codes, la pratique est « dominée, comme dans l’Afrique traditionnelle, par les principes de diversification et de complémentarité, véritables fondements des règles non écrites que chaque membres de ces élites prend soin d’observer »594. Le fonctionnement de tous ces groupes montre alors que la coopération interne demeurait forte à cette époque dans certains processus infra-étatiques. De même, ces groupes étant en relation avec de nombreux autres, une coopération externe devait exister dans les processus primaires de création du droit. D’autre part, malgré son attitude impérialiste, l’Etat n’a pas exclu totalement la coopération dans ses processus de création du droit. D’un point de vue interne, il est possible de noter une persistance de la coopération avec certains groupes, qu’ils soient conditionnés (régulation néo-corporative) ou non595. De même, l’individu est à cette époque pris en compte : il est représenté ; ses « expressions de rue » peuvent être écoutées et parfois il vote. Par ailleurs, la coopération externe existe même si cette dernière s’exprime alors par des voies « officieuses ». On peut ainsi noter le début de

593 Ibidem. 594 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 73. 595 Par exemple, il existe une coopération avec les « régions », les organismes professionnels, les syndicats, ou des groupements et associations plus spontanés.

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l’internalisation596. En fait, la coopération externe se développe et a même de graves conséquences : globalement advient un dépassement de l’Etat597. Ce type d’ordre juridique subit un mouvement de reflux, un assouplissement de ses valeurs et de ses principes d’organisation, ou encore une inflexion plus diffuse de la conception du politique598. Enfin, au niveau supra-étatique, émergent des processus coopératifs en interne et en externe à l’image de ceux de la SDN puis de l’ONU599. Il semble alors que, concernant la baisse de coopération des processus de création du droit au temps des ordres impérialistes, tout comme vis à vis de celle de la diversité, il faille inclure certaines nuances tant en interne qu’en externe. Néanmoins, il apparaît désormais qu’au terme d’une première partie de son histoire, la création du droit est devenue progressivement moins hétérogène et moins coopérative. Ce phénomène juridique semble avoir subi une « passion de l’un » et être devenu essentiellement un outil étatique servant à diriger les sociétés sur des voies prédéfinies. C’est pourquoi la création du droit est désormais appréhendée par beaucoup comme un phénomène étatique. J. Chevallier décrit d’ailleurs de façon intéressante l’existence de cette « passion de l’un » qui a animé l’histoire de la création du droit, du moins depuis le Moyen-Age. En effet, pour cet auteur, l’Etat aurait alors commencé à concentrer « entre ses mains le pouvoir de contrainte et entendu être la source exclusive du droit, tout comme le seul détenteur de la force matérielle »600. Par ailleurs, il aurait « imposé progressivement sa suprématie, en se substituant, ou du moins en se superposant, aux ordres juridiques préexistants et en devenant le seul cadre juridique de référence pour l’ensemble de la collectivité ». Il aurait tendu à devenir « l’ordre juridique total qui intègre et ramène à lui tous les autres »601. Mais cette voie de « l’un » est en train de changer. En effet, récemment, la création du droit a pu sortir de son carcan hiérarchique. Elle a aussi multiplié ses expériences empiriques et son essence n’apparaît plus étatique. En fait, les Etats ont perdu de la maîtrise sur la création du droit. Alors, leurs processus ont évolués, les groupes ont pu en fabriquer de nouveaux et des processus de création du droit « au-delà de l’Etat » ont vu le jour, tout cela sous couvert d’une orientation à teneur davantage coopérative.

596 Les frontières physiques et symboliques deviennent floues et poreuses : les Etats sont traversés par des flux de tous ordres, sur lesquels ils ont fort peu de prises. Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 170. 597 Ibid. 598 Ibid, p 172. Pour J. Chevallier, entraînant tout à la fois une érosion de la capacité d’action des Etats-Nations et l’apparition de nouveaux mécanismes de régulation trans-étatiques, l’internationalisation tend à modifier en profondeur le sens même de l’institution étatique. 599 Concernant la SDN et l’ONU voir Dreyfus Simone, Droit des relations internationales, Cujas, 4°édition, 1992. 600 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 25. Dans ce sens, selon cet auteur, « la modernité s’est traduite dans le droit par un processus de rationalisation, illustré par un double phénomène d’autonomisation et d’unification ». Ainsi, alors que le droit “traditionnel” était lié à la religion, par un mouvement de laïcisation, celui-ci va prendre son autonomie et devenir un dispositif normatif spécifique. De même, alors que le droit “traditionnel” était marqué par le pluralisme puisqu’il existait, sous la féodalité, de multiples sources du droit et une très grande diversité de statuts juridiques, juxtaposés et enchevêtrés, avec l’apparition de l’Etat, se crée un mouvement d’unification. 601 Ibid.

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Chapitre II Un état moderne et postmoderne de la création du droit au rythme du

multiple

Suite à sa passion de l’un, l’histoire de la création du droit semble avoir pris une autre direction durant le XXe siècle, à l’époque contemporaine. L’un aurait alors cédé sa place au multiple. Néanmoins cette évolution est restée limitée. Les ordres dominants ont gardé une certaine maîtrise sur la création du droit. C’est pourquoi, il conviendrait de parler de l’émergence d’un multiple coopératif ordonné (section I). Mais, ce mouvement pourrait désormais s’accélérer. Internet semble en effet poser les prémices d’une évolution de ce multiple coopératif ordonné (section II). Certaines observations à son sujet laissent ainsi supposer que le mouvement quasi dialectique de la création du droit serait actuellement remis en cause par un « passage au réseau et au pluriel». Or, de ce fait, Internet inciterait au moins à initier un questionnement sur l’émergence d’une nouvelle ère postmoderne pour la création du droit.

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Section I L’évolution contemporaine de la création du droit

A l’époque contemporaine, soit à la fin de l’époque moderne et au début de l’époque postmoderne, divers phénomènes marquent la création du droit et poussent à en dresser un portrait moins unifié. Le multiple semble s’y redessiner même si la comparaison avec le multiple originel n’est pas envisageable. D’autre part, ce multiple serait concomitant d’une ouverture des processus de création du droit au principe de coopération. Dès lors, l’état de la création apparaît hétérogène et coopératif. Néanmoins, cette nouvelle tendance a ses limites.

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§1. Le retour de la diversité et de la coopération à l’époque contemporaine A l’époque contemporaine, la diversité et la coopération de la création du droit se développent de façon perceptible. A. Le développement de la diversité de la création du droit Tout d’abord, se développent progressivement divers processus de création du droit. En effet, émergent alors de nouveaux types de processus de création du droit au niveau supra-étatique. Ensuite, une évolution du modèle étatique de création du droit voit le jour. Enfin, l’inventivité sociale revient au sein du phénomène de création du droit. La création du droit renvoie dès lors l’image d’un phénomène aux multiples réalités empiriques. 1. La naissance de nouveaux processus de création du droit supra-étatiques Au niveau supra-étatique émergent ainsi de nouveaux processus de création du droit. Certes, ces processus étaient déjà en germe depuis quelques temps. Les Etats et les entreprises s’étaient efforcés de réaliser des innovations de ce type. L’histoire du droit international et du commerce international rendent compte de ces efforts. On pensera sur ce point aux prémices des modes d’élaboration du droit des relations internationales, du droit la mer, du droit de l’espace aérien ou encore aux modes d’élaboration de la fameuse lex mercatoria. Mais ce qui a changé c’est d’abord leur nombre lequel a augmenté (URRS, OMC...). C’est ensuite l’ampleur et la consistance de ces processus. Alors qu’auparavant, ces derniers renvoyaient à une fragile vitrine de cohabitation interétatique, à l’époque contemporaine, ils ont servi des buts de gestion commune, se sont consolidés et davantage privatisés. C’est pourquoi il convient de rendre compte de leur formation à l’époque contemporaine, leur état étant, avant cette période, trop précaire pour parler de processus. Ces processus sont de deux types. Il s’agit en effet de processus d’agencement ou de processus issus de nouveaux ordres juridiques globaux. Ils renvoient ainsi autant au processus public particulièrement étonnant de l’ordre européen qu’au processus privé d’agencement servant à l’alliance contemporaine des mafias ou des groupes terroristes. Pour présenter ces processus qui apportent un certain renouveau à la diversité de la création du droit, il convient de différencier les processus supra-étatiques publics et privés. a. Les processus de création du droit issus d’ordres juridiques publics A l’époque contemporaine se sont développés de nouveaux processus de création du droit supra-étatiques et publics. Leur émergence est notamment à relier au phénomène de « rétrécissement du monde terrestre ». En effet, au fur et à mesure du développement démographique et technique, la taille de la Terre a perdu de l’importance et les ordres juridiques publics et globaux ont été amenés à avoir des activités importantes sur des espaces de plus en plus grands qui ne leur appartenaient pas. Ils ont donc dû développer

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des processus de création du droit entre ordres juridiques globaux et par conséquent accroître la diversité de la création du droit. Parmi ces derniers, il existe tout d’abord des processus d’agencement, sorte de processus de gestion entre ordres juridiques. S’ils ont en général connu des débuts laborieux, ils ont par la suite atteint un stade de plus en plus perfectionné que l’image de l’ONU renvoie désormais. Ce mouvement de structuration a d’ailleurs eu une telle portée que la question est lancée de savoir si certains de ces processus n’ont pas tourné en une constitution d’ordre juridique (MERCOSUR…). Le recensement de ces processus de création du droit est difficile à effectuer même s’il peut être limité aux processus dotés d’une certaine stabilité et efficacité. La liste est longue puisqu’elle renvoie à toutes les organisations internationales ou toutes les tentatives d’alliances (OTAN, ASEAN...). Avec eux, la création du droit s’est donc largement diversifiée. D’autre part, à côté des processus de ces « alliances » entre ordres juridiques, se sont développés des ordres juridiques appropriés à l’espace visé et dotés de processus de création bien plus originaux. Ces nouveaux ordres accroissent donc d’autant plus l’hétérogénéité de la création du droit. En effet, les ordres qui se sont rapprochés pour créer un ordre global avaient des processus très complexes, notamment enrichis par des siècles de pratiques constitutionnelles. La complexité des processus de création du droit des nouveaux ordres juridiques créés est alors devenue parfois élevée. Sur ce point, il est notamment possible de relever la complexité du processus européen. Enfin, à l’époque contemporaine, l’activité des ordres globaux s’est étendue sur des espaces non terrestres. C’est d’abord la mer, puis l’air, l’espace et Internet qui ont été visés. Il a donc fallu que ces ordres y créent du droit et des processus pour leurs activités602. Mais, sous peine d’échec, cette création ne pouvait être la même que sur le monde terrestre. En effet, les ordres juridiques publics, même globaux, ne possèdent pas, à eux-seuls, de moyens suffisants pour maîtriser ces espaces et y imposer leur droit. L’homme n’y vit pas assez. Toute tentative pour s’approprier un bout de cet espace est soit impossible (Internet) soit trop coûteuse (la mer, l’espace extra-atmosphérique603). Ces ordres ont alors dû y édifier des processus de création du droit entre ordres juridiques globaux et par conséquent accroître la diversité de la création du droit. Mais, à l’époque contemporaine, la création du droit ne s’est pas seulement enrichie en diversité grâce à l’émergence de processus supranationaux issus d’ordres publics. Des processus supranationaux privés sont aussi nés et ont eu le même effet.

602 Cependant, ce phénomène n’est pas nouveau. Déjà des ordres globaux s’y étaient essayés mais de façon trop peu structurée pour parler de processus cohérents. Ensuite, des ordres juridiques plus restreints comme par exemple les communautés de pêcheurs ou les aviateurs avaient aussi eu des activités sur certains de ces lieux et y avaient créé des processus de création du droit. Mais, il s’agissait d’expériences limitées et on se situe là dans le domaine de l’infra-étatique. 603 Par exemple, pour arriver à coloniser cet espace, il faudrait notamment disposer de plusieurs stations spatiales nationales et d’une possibilité de force de frappe militaire par satellite.

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b. Les processus de création du droit issus d’ordre juridiques privés A l’époque contemporaine, les ordres juridiques privés ont aussi dépassé le stade national. Certes, depuis bien longtemps ces ordres avaient œuvré à édifier des processus de création du droit qui dépassent le niveau national. Il n’est qu’à rappeler l’existence de la lex mercatoria. Mais une concrétisation structurelle semble être advenue ces dernières années qui incite à rendre compte ici de leur émergence. Ainsi, des groupes criminels supranationaux auraient notamment émergé et avec eux des processus de création du droit originaux. En effet, de tels groupes en relation avec l’univers de la drogue, de la pédophilie, ou encore de la mafia et du terrorisme ont éclos et ils semblent autant d’ordres juridiques supranationaux et privés dotés de processus de création du droit particulièrement efficaces. Mais on peut aussi noter l’émergence de processus d’agencement entre les ordres criminels nationaux604. De plus, il est possible de remarquer l’émergence d’une société civile sporadique, se structurant comme « une coalision de coalisions »605 lors d’événements importants606 et ayant créé des processus de création du droit originaux. Ces processus de création du droit sont certes d’apparence éphémère mais ils n’en restent pas moins tapis au sein de cette « coordination internationale »607 et sont promis à être réactivés pour permettre à cette dernière de s’exprimer au moment opportun. Enfin, il convient de ne pas négliger le processus issu des progrès contemporains réalisés par les ordres privés économiques. En effet, la lex mercatoria n’est qu’un vague concept au Moyen-Age. C’est à l’époque moderne et contemporaine que ce terme prend toute sa signification notamment avec la naissance d’entreprises supranationales. De plus en plus, cette loi des marchands y semble renvoyer à un processus perfectionné de création du droit entre de grands ordres économiques. La coutume internationale avec son image d’entente lâche entre ordres juridiques se transmue en un processus de création du droit structuré et palpable. Il est donc possible de rendre compte de l’émergence de processus de création du droit supra-étatiques et privés à l’époque contemporaine et de percevoir l’augmentation de la diversité de la création du droit qui en résulte. Comme pour les processus publics, l’état précaire et flou de certains rapprochements supranationaux d’ordres juridiques privés se transforme et apparaissent des processus de création du droit. Ces derniers appartiennent à de nouveaux ordres globaux ou constituent des agencements d’ordres juridiques. Mais ces

604 Cela semble le cas des alliances des groupes terroristes au niveau international. Sur ce point voir Sommier Isabelle, Les mafias, éditions Montchrestien, clefs/politique, 1998. 605 Klein Naomi, « Le mouvement est encore confus ? Tant mieux », Courrier international, Mondialisation, n°561 du 2 au 22 août 2001, p 31. 606 Par exemple lors des réunions des chefs des Etats les plus industrialisés. 607 Klein Naomi, « Le mouvement est encore confus ? Tant mieux », Courrier international, Mondialisation, n°561 du 2 au 22 août 2001, p 31.

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remarques supra-étatiques ne révèlent qu’un des aspects du développement de la diversité de la création du droit à l’époque contemporaine. 2. La diversification des processus étatiques de création du droit Jusqu’à l’époque contemporaine, les Etats s’étaient développés vers un rôle et par conséquent un type de création du droit bien spécifique. Même au début de cette période ce mouvement s’est poursuivi. Ainsi, pour certains, à partir du XXe siècle, l’Etat aurait procédé à « une extension continue de sa sphère d’intervention », qui se serait « dilatée jusqu’à recouvrir la société toute entière »608. L’expansion de l’Etat aurait certes pris des formes différentes dans le monde609, mais un « véritable protectorat de l’Etat sur la vie sociale »610 se serait développé. En fait, « érigé en tuteur de la collectivité et en protecteur de chacun, l’Etat était censé être investi de la mission, et doté de la capacité, de satisfaire les besoins de tous ordres des individus et des groupes »611. Dès lors, les processus de création du droit de ce type d’ordre juridique, reflets de sa volonté de puissance, ont présenté une certaine monotonie hiérarchique et uniforme. Reste que cette tendance a évolué. A l’époque contemporaine, un « bougé généralisé »612 anime les processus étatiques de création du droit. En effet, certains Etats seraient en mutation. J. Chevallier constate à ce propos que, dans tous les pays, l’Etat se trouverait « exposé à de fortes secousses, qui atteignent sa fonction sociale et érodent les fondements de sa légitimité »613. Ce qui serait en cause, « c’est avant tout le mouvement continu d’expansion par lequel il en est venu à établir sur la société un réseau de plus en plus serré de contraintes et de contrôle »614. Cette remise en cause pourrait être datée des années 70 puisque, à ce moment, « l’identité de l’Etat est devenue friable »615. Et de nos jours, ce schéma d’évolution se poursuivrait. On assisterait notamment « à un mouvement de fragmentation et d’éclatement d’appareils de plus en plus hétérogènes ». La pertinence même de la régulation étatique se trouverait compromise par le dépassement du cadre de l’Etat Nation616. L’ordre étatique serait ainsi contesté en interne (l’ébranlement du modèle unitaire617) et en externe (le dépassement de l’Etat618), c’est-à-dire par les ordres infra et supra-étatiques. Il ne serait d’ailleurs pas impossible d’expliquer partiellement ce phénomène par un processus de réduction du monde619. Reste 608 Selon J. Chevallier, « alors que dans le modèle libéral traditionnel, il (l’Etat) était censé n’occuper qu’un espace social limité, on a assisté, à partir du début du XXe siècle, à une extension continue de sa sphère d’intervention, qui s’est dilatée jusqu’à recouvrir la société toute entière ». Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 153. 609 La forme d’Etats autoritaires dans les pays socialistes et dans les Pays en voie de développement, la forme d’Etat Providence dans les pays libéraux. 610 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 153. 611 Ibid. 612 Ibidem. 613 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 153. 614 Ibid. 615 Ibidem. 616 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 154. 617 Ibid, p 164. 618 Ibid, p 170. 619 Ce phénomène peut ainsi être partiellement attribué à une réduction du monde. Cette dernière, engendrée par des facteurs démographiques, économiques, sociaux, politiques et techniques, aurait en effet eu pour conséquence

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que, avec cette contestation interne et externe, l’Etat a du redéfinir son rôle. Tout d’abord dans un élan vers l’Etat minimal (notamment pour écouter l’infra-juridique) puis à travers la recherche d’un nouveau modèle (notamment pour communiquer avec le supra-juridique)620. Certains Etats sont alors apparus sous les traits d’un régulateur et même d’un conciliateur. Dans le cas de la France, quelques faits ont mis en avant cette évolution dont le développement du juge constitutionnel, l’utilisation du référendum, la place de la jurisprudence ou encore la reconnaissance récente du pluralisme621. Or, ce mouvement n’a pu que se répercuter sur les processus étatiques de création du droit. Ainsi, de nouvelles notions et actions juridiques ont accompagné ce mouvement telles que celles d’ordre négocié, d’Etat de droit, de régulation, de gouvernance, de subsidiarité, ou encore de néo-fédéralisme622. Et la liste n’est pas close. En fait, divers Etats ont dû modifier leurs processus de création du droit afin de repenser leurs rapports avec les divers acteurs juridiques (individus et groupes). Plusieurs processus étatiques ont alors cessé de renvoyer une image d’outils figés servant à diriger les sociétés sur des voies prédéfinies. La création étatique du droit est partiellement sortie de son carcan impérialiste623. A l’époque contemporaine, il y a donc eu, au sein de certains ordres étatiques, une évolution vers de nouveaux processus de création du droit et la diversité du phénomène de création du droit s’est accrue. Mais cette diversité a aussi été renouvelée par l’émergence de nouveaux processus au niveau infra-étatique.

l’accélération de l’interdépendance des ordres juridiques. Elle se saisirait comme un rétrécissement des espaces juridiques et donc comme une concaténation des ordres juridiques au sein de ceux-ci. De même, elle se traduirait par un rapprochement des espaces juridiques entre eux. En effet désormais, les ordres dominants s’influencent sur un même espace et les espaces s’influencent entre eux (les actions des ordres sur divers espaces se recoupent). Concernant l’influence des ordres juridiques entre eux sur un même espace, on peut notamment remarquer que, dans l’espace terrestre, par exemple, les Etats sont de plus en plus liés entre eux et écoutent aussi de plus en plus les sous-groupes. On peut aussi repérer le poids de l’ordre international sur les ordres étatiques. Alors qu’auparavant un Etat pouvait bien voter pour les Droits de l’homme et décimer des populations sur son domaine, désormais une telle action semble plus ardue à mener à son terme (Référence au comportement de l’URRS et aux difficultés actuelles de la Russie pour mener la guerre en Tchechénie.). De même, sur les espaces marins ou spatiaux, les ordres qui agissent s’écoutent de plus en plus. Ils construisent même des choses ensemble (par exemple la station MIR). Par ailleurs, l’action d’un ordre juridique sur un espace semble désormais rejaillir sur son action dans d’autres espaces. C’est en ce sens qu’on peut dire que les espaces s’influencent. Par exemple, auparavant un Etat pouvait bien négocier un droit de la mer coopératif et imposer au niveau terrestre sa suprématie sur les autres groupes. Mais désormais, l’action d’un Etat sur un espace semble créer des innovations sur son action dans les autres lieux. Il existerait donc une réduction du monde entraînant une remise en cause de l’Etat par une voie interne et externe, par l’infra et le supra-étatique. 620 Chevallier Jacques, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p 153 et suiv (cf le redéploiement de l’Etat). 621 Sur ce point on peut relever le développement en France de la laïcité et d’une reconnaissance des groupes. Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 603 et suiv. On peut aussi constater la tolérance de l’Angleterre envers les groupes terroristes qui se trouve sur son territoire. 622Ces notions seront abordées dans la troisième partie de cette thèse. 623 Cette idée sera plus amplement développée par la suite.

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3. La naissance de nouveaux processus de création du droit dans les ordres juridiques infra-étatiques Si à l’époque contemporaine, il est possible de repérer l’émergence de nouveaux processus de création du droit dans les Etats et au-delà des Etats, il convient aussi de remarquer le développement de nouveaux processus de création du droit au sein de groupes infra-étatiques. En effet, une partie de ces groupes y a tout d’abord été reconnue par les Etats624. Le droit de certains groupes « minoritaires » a même été validé625. Pour ces entités, il a alors été possible de reformer des processus originaux de création du droit même si un certain contrôle est demeuré. De plus, l’époque contemporaine a été prolixe en terme de création de groupes sociaux. Elle pourrait être comparée à « un temps des tribus »626 où les groupes infra-étatiques se développent et avec eux un ensemble de processus. Enfin, il convient de remarquer que certains groupes infra-étatiques y ont développé des processus particulièrement originaux. C’est ce qu’illustre parfaitement l’exemple du groupe Al-Qaida qui a commis une vague d’attentats contre les Etats-Unis en 2001. C’est en effet grâce à un processus de création du droit particulier que ce groupe composé d’environ 5000 hommes semble avoir pu toucher la puissance étatique la plus complète et inquiéter toutes les autres. Si ce groupe n’avait pas disposé de son propre droit (à base religieuse) et donc de sa propre façon de faire du droit, il n’aurait pas pu atteindre son but. On peut même dire, devant la force de frappe de ce groupe, que son processus de création du droit devait être extrêmement perfectionné. Pour arriver à créer un droit aussi abjecte que celui qui consiste à viser l’extinction d’une nationalité (c’est le but d’Al-Qaida) et un droit si efficace face à la puissance américaine, il fallait en effet disposer d’un processus de création particulièrement étudié. Celui-ci devait notamment assurer un fort lien entre les individus et leur faire croire à leur importance dans la marche du groupe jusqu’à les porter à se sacrifier. Dans ce sens, on peut dire que le 11 septembre n’a pas seulement révélé au monde le poids et l’existence de certains groupes jusqu’alors méconnus : il a plus globalement révélé l’existence d’une création du droit infra-étatique aux traits particuliers627. Mais, dans un autre domaine, les événements antimondialisation ont aussi révélé l’existence d’étranges processus infra-étatiques de création du droit628.

624 Rouland Norbert, Introduction historique au droit, PUF, coll. « Droit fondamental », 1998, p 603 et suiv. 625 Fenet Alain, Ordre juridique et minorités, Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1984, p 163 et suiv. 626 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 3ème édition, 2000. 627 Cet événement ne peut en effet pas être directement rattaché à un processus de création du droit transnational et à une alliance entre groupes criminels. C’est un groupe vivant en autarcie sociale qui a commis ces faits. Son processus, a été forgé dans des camps retranchés. Qu’il ait bénéficié de la complicité de certains Etats ou d’autres groupes pour commettre ces actes, ne remet pas en cause le fait qu’il s’agisse d’un groupe infra-étatique ayant développé un processus de création du droit original. 628 Nous aborderons ces processus en mettant en avant l’existence de nouveaux processus coopératifs dans les ordres infra-étatiques. Mais il est déjà possible d’indiquer que leur structure est particulière. Ces processus se situeraient ainsi

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Il semble donc qu’en raison de la naissance de nouveaux processus de création du droit au niveau supra-étatique, étatique et infra-étatique, la diversité de la création du droit se soit accrue à l’époque contemporaine. Mais, à cette époque, la création du droit a aussi singulièrement évolué vers la coopération. B. Le développement de la coopération de la création du droit A l’époque contemporaine, de manière générale, les processus de création du droit ont intégré un principe de coopération. Ils se sont tout d’abord ouverts en interne aux autres ordres juridiques et aux individus (dans les processus étatiques et infra-étatiques). De plus, en externe, ils se sont ouverts et enchevêtrés de manière plus poussée. S’est développée une imbrication des foyers de droit. Ce mouvement sera présenté en séparant les divers types d’ordres juridiques. 1. Des processus supra-étatiques et privés coopératifs Les processus privés d’ampleur transnationale, sur lesquels il est néanmoins difficile d’obtenir des renseignements, renvoient tout d’abord l’image de processus de création du droit collaboratifs. Ils semblent faire preuve de collaboration vis à vis des membres de leur microcosme juridique (les groupes puisque l’individu n’en fait pas vraiment partie) et s’ouvrir sur les ordres extérieurs. Il est possible d’appréhender leur fonctionnement collaboratif interne à travers l’exemple des ordres juridiques privés économiques et notamment le fonctionnement de la lex mercatoria où ces divers ordres, par un long processus coopératif, accouchent du droit. Par ailleurs, c’est aussi l’image rendue par l’ordre juridique mafieux. En effet, à cette époque, s’est développée une entité mafieuse composée des diverses mafias nationales629. Or, dans cette entité transnationale, les mafias nationales ont conclu un pacte de non-agression, œuvrent en concertation étroite et s’entraident630. Il ne se réalise alors pas seulement une diplomatie transnationale entre mafias, facilitée par un puissant mouvement de concertation effectué au niveau national631, mais se développe aussi un ordre transnational au processus de création du droit coopératif en interne. Enfin, il convient de relever l’existence d’un rapprochement des ordres juridiques terroristes et la constitution de réseaux632. Avec ces phénomènes se développent a minima des processus d’agencement empreints d’une coopération interne même si les ordres en situation d’agencement sont encore parfois très hiérarchiques.

entre la désorganisation et l’organisation. Klein Naomi, « Le mouvement est encore confus ? Tant mieux », Courrier international, Mondialisation, n°561 du 2 au 22 août 2001, p 31. 629 Ainsi, pour certains, les mafias s’allient à travers le monde et la perspective serait la constitution d’une seule et unique mafia transnationale qui résulterait d’une fusion de plus en plus étroite des mafias existantes. Laroche Josepha, Politique internationale, L.G.D.J, 2ème édition, 2000, p 93. 630 Ibid. 631 Ibidem. 632 Laroche Josepha, Politique internationale, L.G.D.J, 2ème édition, 2000, p 89 et suiv.

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D’autre part, il est possible de saisir une augmentation de la place faite aux ordres juridiques externes dans les processus de création du droit de ces microcosmes juridiques privés. On peut ainsi noter que certains groupes terroristes s’allient avec des Etats633 et que les mafias sont, dans certains Etats, en étroite collaboration avec les instances politiques634. Quant aux ordres économiques, leurs liens avec les Etats et même les instances internationales sont connus. En effet, si on a coutume de dire qu’à l’époque contemporaine l’Etat se sépare de l’économie dans la mesure où son pouvoir de contrôle sur l’économie globale se réduit635, il n’en faut pas moins perdre de vue que bon nombre de textes de droit étatique retranscrivent des exigences économiques d’ordres transnationaux, quand d’autres textes sont inappliqués à cause des mêmes exigences. Il semble même approprié de considérer que la production juridique étatique se déplace vers des pouvoirs privés économiques636. Or, tout ceci implique une ouverture externe des processus privés et supra-étatiques de création du droit. Mais la coopération se développe aussi dans les processus de création du droit des ordres publics supranationaux. 2. Des processus supra-étatiques et publics coopératifs Les processus de création du droit sont davantage perceptibles dès lors qu’ils sont issus d’ordres juridiques publics, ceci notamment parce que les règles sont posées. Il est alors plus facile de relever le développement d’un principe coopératif dans ces processus. Il convient cependant de noter, qu’ici comme ailleurs, une partie de la structure de ces processus est inaccessible, sauf à pénétrer dans les enceintes des titulaires de ces processus637. Néanmoins, ce que l’on peut en percevoir suffit à repérer l’existence d’une expansion collaborative contemporaine. En effet, les processus de création des ordres publics supranationaux semblent faire preuve d’une collaboration accrue vis à vis des membres de leur microcosme juridique (les Etats, désormais certains groupes, mais pas l’individu) et s’ouvrir sur les ordres juridiques extérieurs. Pour illustrer l’augmentation de la coopération interne de ces processus, deux exemples peuvent s’avérer utiles : tout d’abord celui de l’ONU puis celui de l’Union européenne. En effet, l’ONU crée du droit de manière plus coopérative que ses prédécesseurs638. C’est

633 Par exemple avec la Libye, le Pakistan ou l’Irak. 634 L’Italie aurait, semble t-il, subi un tel phénomène. Mais la mafia Corse a aussi semblé proche des arcanes du pouvoir français. 635 Arnaud André-Jean, les transformations de la régulation juridique et la production du droit, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 78. 636Ibid, p 77. 637 Voir en ce sens l’ouvrage de P. Lamy dévoilant certains fonctionnements de l’Europe. Lamy Pascal, L’Europe en première ligne, éditions du Seuil, 2002. 638 Decaux Emmanuel, Droit international public, Dalloz, série droit public-science politique, 1997, p 105 et suiv. Dreyfus Simone, Droit des relations internationales, éléments de droit international public, Cujas, 4°édition, 1992, p 225 et suiv.

L’ONU a en effet adopté un fonctionnement plus décentralisé que les alliances royales ou que la SDN. En interne, il existe notamment une recherche du consensus au Conseil de sécurité même si le principe du veto donne la priorité aux grands Etats. De même, l’assemblée générale s’inscrit dans une certaine “démocratisation du système” dans la mesure où tous les Etats ont la même voix et “qu’en pratique, la plupart des textes sont adoptés sans vote, sur la base du consensus”. Sur ce point voir : Decaux, op.cit., p106 et suiv ; Cahiers français, La crise des organisations internationales, n°302, La documentation Française, mai-juin 2001, p 18 et suiv.

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d’ailleurs, selon certains, son point faible639. Par ailleurs, l’Union européenne agit pour sa part selon un processus faisant une large place à la négociation vis à vis de ses membres640. A l’époque contemporaine, la coopération interne semblerait donc se développer dans les processus publics et supra-étatiques. En fait, alors qu’auparavant le niveau supra-étatique paraissait composé de processus publics flous et conflictuels, les processus d’agencement ou les processus d’ordres globaux supra-étatiques présentent ici une image plus structurée et coopérative en interne641. Il existe d’ailleurs d’autres processus qui semblent s’engager dans cette voie coopérative. On peut notamment citer : l’ALENA, le MERCOSUR , l’ASEAN, le CARICOM642… D’autre part, l’augmentation de la coopération externe de ces processus peut être perçue en relevant les actions d’intégration des ordres juridiques « étrangers » à ces processus. Il est par exemple possible de remarquer le développement de la place de la société civile ou des ordres économiques en leur sein. A l’époque contemporaine, le monde juridique voit en effet émerger « cette idée que la démocratie ne serait peut-être pas l’affaire des seuls Etats »643. S’élaborait même une nouvelle définition du droit international, faisant intervenir d’autres acteurs que l’Etat644. Certes, il est aussi possible de relever l’opposition des ordres économiques et spontanés à ces processus en mettant en avant le règne des multinationales ou les réactions de la société civile. Néanmoins, il n’en faut pas moins constater l’émergence de phénomènes de coopération qui pourraient constituer les prémices d’un droit mondial alliant économie et Droits de l’homme ou « aspirations citoyennes spontanées » et « définition démocratique publique »645. D’ailleurs, à tout bien considérer, le règne des multinationales peut être appréhendé comme une délégation coopérative de l’ordre international aux ordres économiques. Il symboliserait un mouvement coopératif informel dans ce processus de création du droit646. Ainsi, imperceptiblement, les processus transnationaux et publics de création du droit s’enrichiraient de nouveaux sujets647. Seuls les ordres infra-étatiques et les individus n’apparaissent pas avoir percé dans ces processus supra-étatiques. Néanmoins, il est 639 Ce fut par exemple la position américaine, notamment concernant le traitement du recours à la force vis à vis de l’Irak en 2002-2003. 640 Ce thème sera développé dans la troisième partie de cette thèse. 641 Auparavant, la parole des grands ordres juridiques avait un poids plus important. Ce fut le cas dans les alliances royales ou dans le cadre de la SDN. En son temps, la SDN a même porté une grave atteinte au principe de l’égalité des Etats en conférant la prééminence aux cinq grandes puissances. (Alland Denis, Droit international public, PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, p 65). Mais, désormais, il existerait une tendance à la prise en compte de tous. Par exemple, concernant une intervention américaine en Irak, l’unilatéralisme américain a été condamné en 2002 au nom d’un droit international dont la légitimité serait l’affaire de tous et dont la source serait ancrée à l’ONU. 642 Arnaud André-Jean, les transformations de la régulation juridique et la production du droit, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 77. 643 Ibid, p 79. 644 Ibid. Le droit international comprendrait alors le corps de règles et de principes juridiques appliqués parmi les Etats et entre eux, et les règles d’autres acteurs comme celles de la société civile globale et d’autres organisations internationales. 645 En ce sens voir Delmas-Marty Mireille, Pour un droit commun, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1994. Delmas-Marty Mireille, Trois défis pour un droit mondial, Seuil, Essais, 1998. 646 Pour un aperçu de cette idée, voir l’étude de cette délégation économique et infra-étatique en France. Supiot Alain, Critique du droit du travail, PUF, coll. « Les voies du droit »,1994, p 171. 647 Sur ce point on peut notamment remarquer que la société civile a été récemment invitée au G8 http://www.g8.gc.ca/event_site/consults/infoshare_reports-f.asp et http://www.tageblatt.lu/themes/article.asp?ArticleNum=2070

Dans le cas de l’ordre international, il serait alors même possible d’envisager qu’un jour l’extérieur et l’intérieur de ces processus de création du droit ne fassent plus qu’un.

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possible de remarquer une reconnaissance de la place des instances régionales ou des groupes de la société civile dans le processus européen lesquels ne font pas partie, à proprement parler, de cet ordre juridique. On peut alors noter, dans ces processus aussi, l’émergence d’une tendance contemporaine à la coopération en interne et en externe. Elle est probablement à mettre en rapport avec la nature des espaces où se tiennent ces processus. En effet, concernant les processus destinés à l’espace terrestre, la part d’espace visée impliquait l’entente. Par exemple, pour gérer l’espace terrestre européen, il fallait pour l’Union européenne, faute d’avoir recours à la force, adopter le principe de la coopération. Par ailleurs, les processus supra-étatiques et publics se devaient d’être davantage collaboratifs pour que les ordres impliqués dans ces processus puissent édifier un droit pour les autres espaces juridiques visés (notamment marin et spatial). Pour gérer les activités sur ces espaces, ils leur fallait en effet coopérer. Mais, cette époque contemporaine a aussi développé la coopération dans d’autres processus où cette action était plus inattendue. 3. Des processus de création du droit coopératifs au sein des Etats A l’époque contemporaine, certaines entités étatiques ont développé de nouveaux modèles de création du droit, plus souples et davantage coopératifs. A ce moment, se produit en effet, selon certains, « une transformation du changement moderne ou une désintégration des distinctions directrices de la modernité qui donne l’impression d’une chute ou d’une régression dans un magma où toute hiérarchie et toute structuration durable est impossible même s’il y a des logiques à l’œuvre derrière ce qui est présenté comme un mou ou un flou spécifique de l’air de notre temps »648. Il est d’ailleurs possible de repérer l’origine politique de ce mouvement en France. Le moment de la substitution d’une recherche du consensus politique au recours à l’affrontement peut être un point de départ. Elle est notamment illustrée par les faits suivants : le thème de campagne de François Mitterrand en 1988 (« la France unie »), la politique de gestion des conflits sociaux de Michel Rocard, le rêve de la gestion japonaise des chefs d’entreprises, la modification des procédures de divorce, le recours à l’éthique notamment quand sa définition émane de la société civile ou encore l’avancement de l’Etat de droit649. Mais, l’année 1968 pourrait être une date charnière en la matière. En effet, pour J. Chevallier, on assiste alors à la reconstitution de véritables institutions « civiles », autonomes et responsables, soustraites à l’emprise de l’Etat650. Or, cela montrerait que la mise en cause de l’Etat Providence a engendré l’émergence d’un nouveau compromis

648 Clam Jean, avant-propos, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 19. 649 Rouland Norbert, Aux confins du droit, Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 70. Sur ce point voir aussi Cohen-Tanugi Laurent, La métamorphose de la démocratie française, De l’Etat jacobin à l’Etat de droit, Gallimard, collection Folio/actuel, 1993, p 101. Cet auteur montre que si la démocratie française a pendant un temps recherché désespérément l’ouverture, elle s’est finalement engagée dans un processus de modernisation de la vie publique qui a eu des conséquences juridiques. 650 Chevallier Jacques, économie sociale et société civile, La société civile, PUF, CURAPP, 1986, p 229.

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social impliquant la reconnaissance d’une autonomie accrue des individus et des groupes et l’extension des modes de régulations intra-sociaux651. Certains auteurs juridiques ont rendu compte des évolutions de ces processus étatiques. Pour la plupart d’entre eux, le constat est le suivant : le processus étatique de création du droit évoluerait vers la collaboration tant en interne qu’en externe. Néanmoins, il existe diverses interprétations de cette évolution dont il convient de rendre compte. a. Les nouvelles images du droit étatique contemporain Parmi les divers auteurs qui se sont intéressés au droit étatique contemporain et à son processus de création, quelques uns se sont plus particulièrement intéressés à l’émergence d’un phénomène coopératif. Leurs travaux seront donc présentés avant d’être utilisés comme repères pour apprécier le mouvement qui anime les processus étatiques de création du droit à l’époque contemporaine. i. L’image du droit postmoderne selon J. Chevallier J. Chevallier a pour sa part tenté de dévoiler le fonctionnement du droit étatique contemporain à travers une étude du thème de la postmodernité. Selon cet auteur, au droit étatique classique, caractéristique des sociétés modernes, serait en voie de succéder un droit nouveau, reflet de la postmodernité652. Mais le paradigme de la postmodernité serait néanmoins « porteur d’une extraordinaire confusion » : il renverrait à « l’annonce du passage à une rationalité nouvelle » ou à « l’exacerbation de dimensions déjà présentes au cœur de la modernité juridique ». En fait, la postmodernité juridique serait soit une anti-modernité soit une hyper-modernité. Ainsi, le droit postmoderne pourrait relever d’une hyper-modernité dans la mesure où il connaît une rationalisation des processus juridiques qui « traduit la persistance de l’empire de la raison »653. De même, ce droit s’inscrirait dans ce mouvement car la juridicisation qui l’anime montre que la règle juridique « reste plus que jamais le dispositif privilégié d’encadrement des rapports sociaux »654. Mais, le droit postmoderne pourrait aussi s’inscrire dans l’anti-modernité. Il serait ainsi anti-moderne dans la mesure où il est entré de plein pied dans le monde de la complexité : complexité des mécanismes de production du droit ; complexité des modalités d’articulation des normes juridiques. De plus, ce droit serait anti-moderne dans la mesure où il est aussi entré dans la flexibilité : celle du contenu et des normes, celle des processus d’adaptation. En cela, il s’opposerait en effet au droit

651 Ibid. 652 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 21. En effet, selon cet auteur, le droit n’est pas absent du phénomène postmoderne. Le système juridique ayant « été partie prenant dans la construction de la modernité occidentale », il est alors « investi par ses valeurs ». Il ne peut donc « manquer de subir le contrecoup de la crise de la modernité qui perturbe les principes et les modalités de son agencement ». Ibid, p 24. 653 Ibid, p 40. 654 Ibidem.

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moderne : à l’unité il oppose le pluralisme ; à la hiérarchie, la diversité ; à la contrainte, la régulation ; à la stabilité, l’adaptabilité. Sous cet angle, il s’agirait d’un droit pluraliste, mou et réflexif, qui, à l’inverse du droit moderne, épouserait la complexité du réel et se transformerait en instrument flexible de pilotage et de régulation655. Ce droit deviendrait l’outil d’une gouvernance, un moyen de gouvernement d’une société. Pour J. Chevallier le droit contemporain pourrait donc être soit anti-moderne soit hyper-moderne. Or, cette vision du droit contemporain met en avant le développement d’un principe de coopération (interne et externe656) dans les processus étatiques de création du droit. Tant dans ses accents anti-modernes que hyper-modernes, ce droit contemporain semble en effet s’inscrire dans un principe de coopération. L’hyper-modernité essaye ainsi d’activer les dimensions de coopération qui étaient présentes dans le droit moderne. Cette tendance du droit vise notamment, avec la rationalisation des processus, à faire de la norme le produit d’une délibération collective657. Quant à l’anti-modernité, pour sa part, elle rompt avec la modernité et essaye d’introduire une nouvelle idée de la coopération avec la complexité et la flexibilité. Mais cet auteur n’est pas le seul à rendre compte de l’émergence de ce principe de coopération dans la création du droit contemporain. i. L’image du droit postmoderne selon A-J. Arnaud Pour sa part, A-J. Arnaud, présente une perception quelque peu différente du droit comtemporain. Selon cet auteur, dans le droit contemporain ou postmoderne, « s’effectuerait un passage structurel d’un jeu programmé à une sorte de jeu de hasard »658. La marche vers un droit postmoderne constituerait alors plutôt un retour à un jeu plus ouvert que celui du modernisme659. La nouvelle règle du jeu serait promise à s’enrichir en

655 Dans ce sens, il deviendrait l’outil d’une gouvernance, un moyen de gouvernement d’une société. 656 En effet, selon J. Chevallier, l’ordre juridique se retrouverait « pris en tenaille entre des ordres juridiques infra-étatiques, fondés sur des solidarités partielles ou locales et des ordres juridiques supra-étatiques, nés de l’émergence de communautés plus larges, régionales ou mondiale ». Pour cet auteur, il s’agirait alors désormais « d’ordonner le multiple, par des procédés visant à réaliser la mise en cohérence et à assurer la compatibilité de normes de provenances diverses : on parlera ainsi d’inter-légalité ou d’internormativité pour caractériser ces processus de communication et d’échange entre espaces juridiques différents, entre ordres juridiques distincts ». Selon J. Chevallier, ce pluralisme qui se retrouverait aussi dans le droit étatique conduirait alors « l’ordre juridique d’un fonctionnement pyramidal à un jeu de rapports caractérisé sinon par la circularité et la récursivité, du moins par des figures baroques, hiérarchies discontinues ou enchevêtrées, alternatives, inversées, formant autant de boucles étranges ». Il n’y aurait « plus de systématicité linéaire mais résultant de mécanismes complexes d’articulation et d’hybridation ». Ce serait « l’avènement d’un droit dialogique sans ordonnancement hiérarchisé, ni prédétermination de la signification des normes ».

Cet auteur dévoile alors l’émergence d’un processus étatique de création du droit coopératif en interne et en externe. Ce développement du pluralisme marquerait l’entrée du droit contemporain dans l’univers de la complexité. Néanmoins, il n’adhère pas à une vision pluraliste totale. L’Etat conserverait en effet une position centrale par rapport aux autres ordres et la complexification des processus de production du droit ne saperait pas la hiérarchie des normes qui reste consubstantielle à l’Etat de droit. 657 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 43. 658 Arnaud André-jean, Du jeu fini au jeu ouvert : vers un droit postmoderne, Ost François et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Le jeu : un paradigme pour le droit, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1992, p 114.

Pour cet auteur, alors que jusqu’à présent, le droit était vu comme suivant le sens prédéterminé du progrès, la règle du jeu serait en train de changer et nous apprendrions peu à peu à discerner des rôles dont plus rien ne nous garantit qu’ils ont été programmé une fois pour toute. Ibid, p 127. 659 Ibid, p 129.

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intégrant les leçons du pragmatisme et du pluralisme660 et la structure du nouveau type de jeu ne serait plus hiérarchique661. Elle s’inscrirait dans la circularité et le réseau662. Malgré des difficultés qui s’attachent à la perception à l’univers contemporain de la complexité663, le droit de l’Etat apparaîtrait devoir être relayé, suppléé et supplanté664. Il serait soumis à une obligation d’ouverture interne et externe de ses processus de création. C’est pourquoi nous serions contraints à nous familiariser avec une compréhension des phénomènes complexes et avec le paradigme de la complexité concernant la production de la norme juridique665. En fait, en émergeant dans le mécanisme de production même de la norme juridique, le pluralisme conduirait à transformer la règle du jeu, laquelle ne se bornerait plus à dire comment fonctionne le jeu mais inclurait un certain nombre de possibilités pour les joueurs eux-mêmes de dire quelle sera la règle du jeu666. Il faudrait alors envisager une nouvelle dynamique de la production normative, un nouveau modèle de processus décisionnel de création de la norme juridique sous l’égide de la complexité667 et l’Europe pourrait être une aide en la matière668.

660 Arnaud André-jean, Du jeu fini au jeu ouvert : vers un droit postmoderne, Ost François et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Le jeu : un paradigme pour le droit, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1992, p 128. 661 Selon cet auteur, les racines modernes de nos législations seraient mortes. En fait, « si l’existence du jeu n’a pas changé, par contre sa structure a évolué : la structure hiérarchique, qui caractérisait les systèmes classiques, ne peut plus rendre compte du nouveau type de jeu.». 662 Ibid, p 117. 663 Ibid, p 119. Dans l’univers contemporain de la complexité, malgré les informations dont nous disposons, les phénomènes, comme les boucles et enchevêtrements qui caractérisent les relations, nous échapperaient : « En fin de compte, causes et conséquences se trouvent enchevêtrées d’une manière qui nous apparaît à la limite du désordre, très difficile à appréhender par nos esprits accablés par le nombre de données contradictoires et de connexions emmêlées ». 664 Pour A-J. Arnaud, le droit de l’Etat serait en effet relayé dans la mesure où se développe un pluralisme juridique. On verrait ainsi des ententes régionales prendre son relais en amont, et des instances le remplacer en aval. Il y aurait notamment un déplacement de la production juridique vers des pouvoirs privés économiques, une augmentation de l’importance du rôle joué par les corporations et les codes de conduites privés, un développement d’un droit négocié, une juridicisation croissante d’une normalisation technique ou encore une augmentation de la décentralisation et un développement des modes de négociations, médiation, conciliation dans les procédures judiciaires. Le droit étatique serait aussi suppléé dans la mesure où se développent des politiques publiques transnationales dont la mise en œuvre se passe parfois du droit traditionnel, celui-ci n’étant d’ailleurs pas forcément adapté (climat, environnement, sécurité, économie..). Enfin, le droit étatique serait supplanté dans la mesure où il y a notamment création d’ordres spontanés qui échappent à la régulation étatique. On pourrait ainsi noter le développement de principes et de normes d’administration ou encore le développement de politiques publiques mondialement acceptées comme sur la santé, les Droits de l’homme ou l’extension de la démocratie qui se ferait par le haut avec l’ONU et par le bas avec les mouvements sociaux. Il y aurait aussi émergence d’ordres spontanés non étatiques comme les marchés financiers de gré à gré qui se développent sans autorité de marché quand ils sont organisés et sans règles d’organisation extérieurement posées s’ils sont de gré à gré. Emergeraient aussi des alternatives de résolution des conflits qui échappent au droit et à la justice.

La régulation sociale et juridique, la production normative et juridique, ou la prise de décision politique auraient ainsi été affecté par une fragmentation de la souveraineté et la segmentation du pouvoir dans nos sociétés. Arnaud André-Jean, Les transformations de la régulation juridique et la production du droit, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 75 et suiv. 665 Pour A-J. Arnaud, le besoin de recourir à la complexité serait particulièrement visible en matière de production de la norme juridique, et tiendrait, d’une part, au renouveau du pluralisme juridique, et, d’autre part, aux transformations subies par le processus décisionnel en droit. Arnaud André-jean, Du jeu fini au jeu ouvert : vers un droit postmoderne, Ost François et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Le jeu : un paradigme pour le droit, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1992, p 119. 666 Ainsi, selon A-J. Arnaud, le droit postmoderne ne pourrait pas éviter de réintégrer la dimension sociale, de réinsérer le groupe dans la préparation et la gestion de la norme destinée à assurer sa régulation et son contrôle, et la science du droit le céderait à une science de la normativité juridique qui s’occuperait de phénomènes ni purement de droit ni purement sociaux. Ce jeu complexe du droit conduirait même à changer (plus profondément) la prise de décision. En effet, avec le pluralisme et l’absence de rationalité unique, se poserait un problème de polysystémie simultanée (existence simultanée de systèmes juridiques concurrentiels) qui brouillerait l’émergence d’une rationalité multiple ou complexe. Arnaud André-jean, Du jeu fini au jeu ouvert : vers un droit postmoderne, Ost François et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Le jeu : un paradigme pour le droit, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1992, p 119-121. 667 Mais il existe deux types de complexité : structurelle et fonctionnelle. La première, qui découpe le processus de décision entre instances diverses et non entre systèmes autonomes, ne change pas les règles du jeu. La deuxième se

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Ainsi, selon A-J. Arnaud, concernant les modes contemporains de production et d’implémentation des normes juridiques, malgré la permanence d’une production juridique traditionnelle669, il conviendrait de constater l’émergence d’un type de production juridique postmoderne. Si la compréhension de cette dernière est limitée, il apparaît néanmoins que cette production juridique renvoie à la notion de régulation. Elle s’apparenterait « à un guidage d’action dans le cadre d’un système organisé ayant des échanges avec son environnement et mettant en œuvre des processus d’adaptation »670. De ce fait, le droit contemporain serait alors bien différent de ce que nous a légué notre tradition culturelle, en particulier par son mode de production qui conjuguerait le pluralisme, le relativisme et le pragmatisme et poserait de redoutables problèmes671. Par conséquent, selon A-J. Arnaud et J. Chevallier, le droit contemporain pourrait se percevoir comme soumis à une évolution déhiérarchisante ou coopérative672. Cependant, les réflexions de certains juristes incitent à ne pas surévaluer le degré de changement en rappelant la présence « innée » de la coopération dans le droit étatique moderne673. Ce constat doit donc être apprécié. manifeste dans des récursivités et rétroactions où une décision d’une instance créatrice de droit crée une action qui entraîne une rétroaction. On débouche alors sur une décision complexe résultant de la conjonction récursive de trois opérations systématiques (la construction des problèmes, leur projection sous forme de plans, la sélection de la bonne solution) qui sont autant de sous-systèmes renvoyant à des institutions qui ne figurent pas toujours dans le processus de production de la norme juridique. Mais cette action, pour être pleinement complexe, doit faire en sorte que les systèmes juridiques officiels correspondent au sous-système de décision et les systèmes vulgaires à l’ensemble des sous-systèmes de construction des problèmes et de conception des plans d’action. Arnaud André-jean, Du jeu fini au jeu ouvert : vers un droit postmoderne, Ost François et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Le jeu : un paradigme pour le droit, L.G.D.J, coll. « Droit et Société », 1992, p 121-125. 668 Ibid, p 122. Selon cet auteur, l’invention juridique européenne serait susceptible de nous apprendre beaucoup sur la gestion d’un jeu soumis aux lois du pluralisme et de la complexité qui caractériseraient nos sociétés. 669 Et même malgré le développement paradoxal du rôle étatique de gendarme et de rempart contre le global. 670 Arnaud André-Jean, Les transformations de la régulation juridique et la production du droit, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 82.

Mais, s’appliquant au marché, la régulation signifie que l’Etat doit mener des politiques de dérégulation ou des tactiques économiques internationales susceptibles de le mettre en position de supériorité dans un contexte de concurrence. C’est un sens moins pluraliste. 671 Arnaud André-Jean, Les transformations de la régulation juridique et la production du droit, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 82. Comme problèmes de production juridique on pourrait notamment citer : celui de la part du droit dans la régulation sociale, le problème de la forme démocratique, le problème du processus participatif et du consensus, le problème de la résistance du local ou encore le problème consistant à dire un droit devenu plus vague, plus flexible et moins solennel. 672Mais pour A-J. Arnaud, cette nouvelle “création-régulation” pourrait redonner à l’Etat une légitimité en faisant de lui le principe d’ordre et de cohésion. 673 En effet, certains auteurs mettent en avant la présence obligée de la coopération dans le droit étatique moderne et incitent alors à apprécier ces approches du développement coopératif contemporain.

C’est notamment le cas de certains auteurs qui perçoivent le droit sous l’angle de l’autopoèise. En effet, le paradigme de l’autopoèise conduit à voir le droit comme une concaténation d’éléments qui se déterminent réciproquement selon des processus autoréférentiels ne s’accommodant d’aucun principe fondateur ou métanorme de sorte que les rapports, même de validation, qu’entretiennent les diverses normes juridiques sont des rapports circulaires ou récursifs, étrangers à l’idée de hiérarchie et aux mécanismes de causalité et de déduction. Ainsi pour N. Luhman ou G. Teubner, le droit évoluerait selon un principe de circularité et le système juridique ne fonctionnerait pas forcément de manière hiérarchique. Ils présentent le système juridique comme une structure circulaire où tous les acteurs communiquent ensemble sans aucun ordre. Il serait en fait, selon eux, une structure essentiellement variable faite de négociations sporadiques. Un système autopoiètique serait un système cloturé où les éléments juridiques se reproduisent eux-mêmes. Le système juridique ne pouvant prétendre à une complète indétermination, la clôture normative se doublerait d’une ouverture cognitive. Le processus autopoéitique serait parfaitement symétrique, circulaire et continu : chaque élément recevrait sa qualité normative d’un autre élément qu’il détermine à son tour, sans qu’on puisse déceler dans ce circuit autoréférentiel une quelconque priorité ou primauté. N. Luhman écrit à ce propos : l’unité du système juridique tient dans la reproduction auto-créatrice des éléments par les éléments sur la base d’une normativité circulaire et

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b. La teinte coopérative de la création étatique du droit à l’ère contemporaine Les recherches sur le droit étatique contemporain présentées ci-dessus sont utiles pour tirer certaines conclusions sur les évolutions des processus étatiques de création du droit à l’époque contemporaine. Grâce à elles, on peut ainsi remarquer que ces processus semblent faire preuve de davantage de collaboration vis à vis des membres de leurs microcosmes juridiques (les individus et les groupes) tout en s’ouvrant aux ordres juridiques extérieurs. Dans ce sens, avec J. Chevallier, il convient de relever l’existence d’une dissémination des foyers de droit et d’un éclatement des processus d’élaboration des normes lesquels feraient désormais appel à de nombreux intervenants tant internes qu’externes à ces ordres674. L’image d’un droit étatique contemporain contrastant par son pluralisme675 et sa négociation avec l’uniformité et la hiérarchie du droit étatique moderne apparaît pertinente. En fait, il serait acceptable de considérer que, globalement, au droit monologique se substituerait un droit (étatique) dialogique dont la systématicité résulterait de mécanismes complexes d’articulation et d’hybridation et où la hiérarchie et la pré-détermination de la signification des normes s’évaporeraient676.

récursive. Cette conception autopoiétique du droit incite alors à réduire l’ampleur du mouvement coopératif qui anime les processus étatiques de création du droit à l’époque contemporaine. En effet, malgré les critiques qu’on peut lui adresser (On lui reproche notamment de se cantonner dans une position purement interne. Comme l’écrit F. Ost, « on voit mal comment penser ensemble l’idée de régulation interne de l’évolution du système et celle de co-évolution ».), elle met en avant l’idée que le mouvement qui anime les créations étatiques modernes ne va pas seulement, « par nature », du haut vers le bas. Sur ce point : Ost François, Le droit comme pur système, Bouretz Pierre (sous la direction de), La force du droit, Panorama des débats contemporains, Esprit, série « Philosophie », 1991, p 139 et suiv.

Par ailleurs, d’autres auteurs incitent à nuancer le développement coopératif étatique en mettant en avant, à travers la notion de jeu, la présence obligée de la coopération dans le droit étatique moderne. Il s’agit notamment des auteurs pour lesquels la production juridique du sens résulterait moins d’une conscience intentionnelle unilatérale que d’un processus collectif, ininterrompu et multidirectionnel de circulation du sens. Sur ce point leur position s’appuie notamment sur les travaux de R. Dworkin qui a montré que la production juridique du sens résulte d’un processus collectif où les juges dans une situation comparable à celle d’un groupe d’écrivain sont contraints d’écrire un roman à la chaîne tout en respectant une certaine continuité de style et de contenu. Mais il s’agit aussi de ces auteurs qui considèrent qu’il existerait en pratique un jugement de validité des normes juridiques, pluriel (c’est-à-dire basé sur des critères formels mais aussi empiriques et axiologiques), relatif (c’est-à-dire susceptible de recevoir des intensités et donc des effets très variables) et circulaire (c’est-à-dire non pas seulement produit d’en haut ou d’en bas, mais résultant d’une interprétation continue de l’ensemble des acteurs juridiques.). Ce jugement de validité ou test de pedigree a aussi été mis en avant par R. Dworkin à propos des hards cases dans lesquels les juges n’hésitent pas à faire application de solutions qui ne dérivent pas nécessairement d’une règle appartenant officiellement au système, sorte de « règle en uniforme » (Perelman Chaïm, la règle de droit, Bruylant 1971, p 316.) mais préfèrent accorder force obligatoire à des règles maquisards que R. Dworkin nomme principes et qui opèrent en marge de la loi. En effet, ces constatations leur permettent notamment d’affirmer que l’idée de jeu serait utile pour comprendre le droit, celle-ci permettant davantage que le paradigme autopoéitique de rendre compte des concepts de contrainte, régularité, reproduction, liberté, inventivité et ouverture (Ost F., op. cit, p 161.) et représentant un point de vue externe modéré qui, prenant le système d’un point de vue externe, se veut néanmoins respectueux du point de vue interne. Or, cette idée de jeu renvoie aussi à l’idée d’une présence « innée » de la coopération dans le droit moderne. Sur ce point voir : Ost François, Le droit comme pur système, Bouretz Pierre (sous la direction de), La force du droit, Panorama des débats contemporains, Esprit, série « Philosophie », 1991, p 156 et suiv.

Enfin, La coopération étatique semble aussi devoir être nuancée dans son développement contemporain au vu des écrits de certains auteurs qui affirment la présence innée de la coopération juridique dans la création de la norme juridique moderne en montrant qu’ il y a des mécanismes de pré-détermination de la signification de la norme par son auteur, de co-détermination de la norme par le lecteur et de sur-détermination de la norme par des valeurs. Sur ce point voir : Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991. 674 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 31-32. 675 Ce droit subirait une sérieuse augmentation de ses acteurs. Dans les processus étatiques de création du droit on pourrait ainsi désormais remarquer la présence du législateur étatique, des citoyens, de mouvements sociaux infra et supra-étatiques, de firmes globales, du marché, des ONG, d’autres Etats ou encore de la communauté internationale. 676 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 32-33.

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En effet, à l’époque contemporaine, l’Etat semble pourvu de processus de création du droit coopératifs avec les autres ordres infra-étatiques. L’image de l’Etat-Nation qui, en identifiant la culture à la nation, a opprimé les divers groupes culturels677 n’est plus d’actualité. Sur certains lieux étatiques, la création du droit n’est plus le fait d’un seul ordre juridique. La dépendance étatique des autres ordres juridiques tels que les institutions judiciaires678 ou administratives679, les communes et les régions680, l’Eglise, les associations ou encore les entreprises, s’amenuise. Leurs actions sont moins contrôlées ou rejetées au gré de l’ordre étatique et ils participent davantage à la création du droit. On peut même considérer que, dans la production juridique étatique, se développent des poches d’autonomie normative. Mais il est aussi possible d’admettre que, sous certains aspects, l’interprétation du droit devient plurielle, qu’il y a co-détermination et création de romans à la chaîne par les juges, que la multiplicité des ordres juridiques introduit de la circularité et de la récursivité dans les rapports des normes juridiques ou encore que se développent des hiérarchies enchevêtrées ou des boucles étranges681. D’autre part, l’Etat contemporain semble aussi inclure de plus en plus le citoyen dans la création de son droit. La norme juridique ne se borne effectivement plus « à dire comment fonctionne le jeu mais inclut un certain nombre de possibilités pour les joueurs eux-mêmes de dire qu’elle sera la règle du jeu ». Peu à peu l’individu, homme ou femme, s’affirme comme « la figure centrale de l’univers juridique ». Du moins, après de longues années de positionnement mythique, sa présence commence à se concrétiser. Il est davantage écouté même si ses moyens d’accès à la création du droit ont peu évolué sur un plan officiel682. Enfin, l’Etat et sa création du droit semblent davantage coopératifs avec les ordres juridiques étrangers. Ces derniers sont pris dans un mouvement global d’enchevêtrement avec diverses entités externes comme les Etats étrangers, les instances et firmes internationales ou les groupes spontanés. C’est cette ouverture externe des processus de création du droit qui permet d’ailleurs d’assister alors à la naissance et à la croissance de formes politiques pluri-culturelles, aptes à reconnaître une certaine diversité culturelle et juridique683. Le constat conduisant à dire que l’ordre juridique étatique est pris en tenaille entre des ordres juridiques infra et supra-étatiques684, c’est-à-dire que sa création du droit est ouverte en interne sur ses membres et en externe sur d’autres ordres, devient de plus en plus juste. A ceci près qu’il faut ajouter qu’elle est

677 Barbeau Richard, “Les cultures identitaires et les lignées : entrevue avec Pierre Lévy”, p 1, http://www.chairetmetal.com/cm04/levy1.htm 678 Voir les réflexions contemporaines sur l’indépendance du parquet. http://www.vouzemoi.net/article/page.php?id_doc=181 679 Référence au développement d’administrations semi-autonomes. Ost François, Le temps virtuel des lois postmodernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 447. 680 Voir en ce sens le projet de loi sur la décentralisalisation mené par le gouvernement Raffarin. Devrait notamment être inscrit dans la constitution que l’organisation de la France est décentralisée (même si elle reste une république indivisible). http://www.lemonde.fr/imprimer_article_ref/0,9750,3209—294505,00.html http://fr.news.yahoo.com/021029/85/2tpz6.html 681 Sur ces notions se reporter aux études précitées. Timsit Gérard, Les noms de la loi, PUF, coll. « Les voies du droit », 1991 ; Ost François, Le droit comme pur système, Bouretz Pierre (sous la direction de), La force du droit, Panorama des débats contemporains, Esprit, série « Philosophie », 1991, p 139 et suiv ; Dworkin Ronald, Prendre les droits au sérieux, PUF, coll. « Léviathan », Paris, 1995, 515 p. 682 C’est son expression de rue qui a été davantage prise en compte. 683 Propos concernant l’Europe. Barbeau Richard, “Les cultures identitaires et les lignées : entrevue avec Pierre Lévy”, p 2, http://www.chairetmetal.com/cm04/levy1.htm 684 Chevallier J., op. cit., p 32.

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aussi prise sous la surveillance citoyenne. Ce constat se confirme en effet au vu des divers changements qui sont repérables dans la création du droit (annexe 5). Par exemple, en saisissant le moment où le droit est désormais créé et sa justification actuelle, il est possible de cerner une ouverture coopérative de la fabrique du droit étatique. Ainsi, alors qu’avant le droit était créé quand le législateur le souhaitait, désormais il advient au gré de besoins « bien souvent extérieurs à la volonté politique top-down ». De même, alors qu’auparavant il advenait à la vie parce que la législation était inadaptée aux yeux du législateur politique, désormais il naît aussi parce que la législation est inadaptée aux yeux des nouveaux acteurs685. Cependant, il n’en faut pas moins constater que, malgré l’émergence de cette création du droit complexe et dialogique traduisant une évolution de la place de l’Etat dans ses circuits de création du droit, celui-ci apparaît y rester au centre. Le principe hiérarchique n’est en effet pas abandonné. J. Chevallier remarque d’ailleurs que « l’Etat conserve une position centrale par rapport aux autres acteurs juridiques, auxquels il est en mesure d’imposer sa tutelle ou sa médiation ». Pour cet auteur, « la complexification des processus de création du droit n’est pas telle qu’elle sape une hiérarchie des normes qui apparaît consubstantielle au système de l’Etat de droit »686. Par exemple, une image de la démocratie locale montre ainsi que, si le principe de participation des habitants à la vie locale se développe et ne renvoie pas seulement à la consultation des individus mais aussi des groupes687, cette démocratie est encore loin d’une perfection pluraliste, notamment parce qu’elle se pratique avec des institutions forgées aux exigences de l’Etat et à travers des procédures imposées par l’Etat. De plus, tous les Etats ne sont pas concernés par ce mouvement coopératif. Dès lors, il convient de considérer, qu’à l’époque contemporaine, les processus étatiques de création du droit ne subissent pas une révolution coopérative radicale. Ils s’inscrivent certes dans le cadre d’une évolution vers un fonctionnement coopératif tant en interne qu’en externe. Mais ce mouvement coopératif se tient dans des marges définies, ne remet pas en cause le principe hiérarchique de ces processus et ne concerne pas tous les Etats. Cette limitation proviendrait probablement des caractéristiques de l’espace terrestre, lesquelles n’obligent pas les Etats à gérer la multiplicité des ordres juridiques. Mais, à l’époque contemporaine, à côté des Etats, un principe d’action coopératif semble aussi se développer dans les processus infra-étatiques de création du droit. 685 Arnaud André-Jean, Les transformations de la régulation juridique et la production du droit,Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 84. 686 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 33. 687 Par exemple, il existe des comités d’initiative et de consultation d’arrondissement qui réunissent les représentants des associations. Baguenard Jacques et Becet Jean-Marie, La démocratie locale, PUF, Que sais-je?, n°598, 1995, p 118.

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4. Des processus infra-étatiques de création du droit coopératifs A l’époque contemporaine, les groupes privés infra-étatiques ou ce que l’on nomme habituellement les groupes de la société civile ont eux aussi développé des processus de création du droit coopératifs. En effet, ces groupes se sont de plus en plus structurés à l’aide de processus coopératifs que ce soit vis à vis de leurs membres ou des ordres juridiques extérieurs. Concernant leurs membres, les associations anti-mondialisation renvoient ainsi l’image d’ordres juridiques se structurant avec des processus décentralisés de création du droit688. Les décisions y sont prises en commun par les individus et des groupes membres y sont admis à faire entendre leurs voix689. Par ailleurs, il en va de même pour les communautés virtuelles, lesquelles constituent une des dernières formes prises par ces groupes infra-étatiques690. Il existe même des groupes infra-étatiques dont le fonctionnement juridique interne ressemble à celui des communautés primitives691. D’autre part, une coopération externe voit le jour dans ces processus de création du droit. Cette coopération est d’ailleurs tellement poussée, qu’une réunion des ordres infra-étatiques (sorte d’action juridique commune) est envisageable comme dans le cas des rassemblements anti-mondialisation ou des grèves. De plus, dans ces processus il est possible de saisir la naissance de collaborations avec des entités jusqu’alors combattues. Ainsi, certains ordres juridiques infra-étatiques, naguère hostiles aux procédés étatiques, acceptent d’entrer dans le lobbying au niveau législatif ou pénètrent dans les ouvertures des processus réglementaires prévues à leur effet, dans ce que l’on nomme l’administration consultative692. Certains groupes, et notamment des organismes professionnels, admettent même de bénéficier de délégations étatiques relevant d’un système corporatif dont l’objectif est de réglementer leur secteur d’activité693. Ils permettent alors au droit étatique de devenir une sorte de technique de cogestion des conduites, produit d’un dialogue permanent entre gouvernants et gouvernés694. Or, cela est une concession faite à un ordre pouvant être perçu comme un adversaire695. Plus que le développement d’une coopération externe dans leurs créations du droit, ces ententes dévoilent presque une quasi soumission volontaire de ces ordres696. Enfin, il convient de relever que la société civile globale

688 Ces mouvements seraient organisés selon des principes de « décentralisation coordonnée », Klein Naomi, « Le mouvement est encore confus ? Tant mieux », Courrier international, Mondialisation, n°561 du 2 au 22 août 2001, p 31. 689 Klein Naomi, « Le mouvement est encore confus ? Tant mieux », Courrier international, Mondialisation, n°561 du 2 au 22 août 2001, p 31. 690 Sur ce thème, voir l’étude des communautés virtuelles menée dans la deuxième partie de cette thèse. 691 Par exemple, chez les Massaï, il n’y a pas de chef mais une large « communautarisation ». Pour une approche de ce peuple voir : Van der Stappen Xavier, Les Maasaï, Renaissance du livre (voyages intérieurs), 2002; Peron Xavier, L’occidentalisation des Maasaï du Kenya : privatisation foncière et destructuration sociale chez les Maasaï du Kenya, L’Harmattan, collection anthropologie, Connaissance des hommes, 2000. 692 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 34. 693 Ibid, p 35. 694 Ibid, p 34. 695 Notamment dans une conception marxiste du mouvement ouvrier. 696 En ce sens ce mouvement vers la coopération avec des ordres adversaires doit être rapproché des pressions que le marché et l’Etat exerce sur l’économie sociale (Voir Chevallier Jacques, économie sociale et société civile, la société

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accepte le dialogue que ce soit avec les Etats ou les instances internationales697. Mais avec cette remarque, on quitte quelque peu l’infra-étatique pour le domaine du supra-étatique. Globalement, l’époque contemporaine apparaît donc avoir permis un dévelopement de la coopération de la création du droit et entraîné un renouveau de diversité. Cependant, cette évolution mérite d’être nuancée. §2. Les limites de cette évolution contemporaine de la création du droit Bien que la coopération et la diversité de la création du droit se soient accrues à l’époque contemporaine, il y persiste toujours une certaine hiérarchie unitaire. Le principe de l’un, hiérarchique et uniforme, y est certes décliné mais il ne semble pas avoir été remis fondamentalement en cause. C’est pourquoi il serait possible de parler de l’existence d’un multiple coopératif ordonné. A. Une multiplicité relative de la création du droit Tout d’abord, si la création du droit semble s’être incontestablement diversifiée comparé à l’époque de l’impérialisme étatique, il convient de ne pas surévaluer ce constat. Ainsi, au niveau infra-étatique, les groupes ne sont toujours pas libres d’édifier des processus de création du droit. Le contrôle étatique n’est pas clos. Les associations, les régions, les entreprises et de nombreux autres groupes sont encore surveillés, notamment par la loi. Les modalités du contrôle sont même parfois très subtiles. Par exemple, récemment, afin de faire face à l’irrespect à l’école, une action médiatique a été lancée qui insistait sur les valeurs de respect entre les hommes. L’objectif officiel de cette action était d’utiliser la sanction sociale des membres étatiques et notamment la parole de certaines personnalités sportives pour limiter la violence. Mais il s’agissait plus précisément de limiter la violence dans les communautés d’enseignement. Or, pris sous cet angle, cette entreprise aurait en fait caché un refus de laisser se restructurer librement la création du droit dans ces communautés d’éducation. En effet, au lieu d’imposer ces valeurs étatiques, il aurait pu être décidé de laisser se modifier les processus de création du droit en leur permettant par exemple d’intégrer davantage les écoliers dans la fabrique du droit des écoles. Certaines expériences menées récemment dans ce sens ont apporté des résultats probants. Mais cela impliquait de réduire le contrôle de l’Etat sur ces communautés. Par ailleurs, concernant la pression étatique sur les processus infra-étatiques de création du droit, il convient aussi de noter la condamnation récente d’un évêque pour avoir omis de dénoncer de probables actes de pédophilie. Cette action jurisprudentielle basée sur la probabilité pourrait sérieusement ébranler le processus ecclésiastique de création du droit

civile, PUF, CURAPP, 1986, p 206 et suiv.). Néanmoins, son développement moderne doit être davantage attribué à un changement des processus de création du droit dans ces groupes. 697 Voir sur ce point l’entrée de la société civile au G7 et G8. http://www.g8.gc.ca/event_site/consults/infoshare_reports-f.asp et http://www.tageblatt.lu/themes/article.asp?ArticleNum=2070

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en y injectant les multiples effets d’un « principe de précaution ». Enfin, concernant ce subtil contrôle, il est possible de relever l’existence de la réforme contemporaine du cadre familial légal698. Cette dernière tend ostensiblement à faire des ordres juridiques familiaux et de leurs processus de création du droit des actions commerciales. La famille y devient en effet une sorte d’entreprise qui peut être mise en redressement ou en liquidation. Or, ceci constitue une modalité d’orientation d’ordres juridiques qui s’inscrivent le plus souvent hors du droit étatique et a priori du cadre commercial699. Il existerait donc toujours un contrôle étatique à l’ère contemporaine, parfois très subtil. Or, celui-ci réduit le potentiel de ces ordres juridiques infra-étatiques en terme d’augmentation de la diversité de la création du droit. De plus, au delà de ce contrôle, le phénomène de « tribalisation »700 ou « d’appartenance multiple », par lequel les individus changent sans cesse de groupes, réduit la force de ces groupes infra-étatiques. L’originalité de leurs processus et leur apport à la diversité de la création du droit ne sont donc pas assurés. Ensuite, même si au niveau étatique, adviennent de nouveaux processus de création du droit, ces innovations ne sont pas encore radicales. L’Etat garde une place de choix dans la régulation juridique et il n’est pas sûr que l’on puisse parler de processus radicalement différents de ceux précédemment édifiés. De plus, ces innovations ne concernent qu’un nombre restreint d’ordres juridiques étatiques. D’autre part, le niveau supra-étatique n’est pas vierge de contrôle étatique. Il ne faut pas négliger le rôle de la souveraineté et de l’empreinte étatique. Les processus supra-étatiques et publics de création du droit reprennent encore en grande partie des traits des processus étatiques. Et, pour ce qui est des processus supranationaux et privés de création du droit, tout du moins commerciaux, ils sont aussi influencés par des exigences étatiques ou publiques qui les figent dans une certaine uniformité701. Alors, ces processus supra-étatiques de création du droit ne constituent pas une source très active de diversité. Enfin, à l’époque contemporaine, divers processus de création du droit, tant supra-étatiques qu’infra-étatiques, ont été condamnés et plus ou moins anéantis. En effet, ce qui ressemble à une guerre contre certains groupes illicites a été ouverte. On pensera sur ce point à la lutte engagée contre les mafias et les groupes terroristes.

698 Sur ce point voir Le Monde, mardi 9 octobre 2001, p 20. Dans le cadre de cette réforme, il y aurait “rupture irrémédiable” du lien conjugal et une possibilité d’imposition de la médiation par le juge. http://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/divorce.asp 699 Cette action répond certes à la demande de certains de ces ordres familiaux mais elle répond certainement davantage à des raisons économiques qui ne se justifient pas dans le cadre des ordres familiaux (allégement des tribunaux, allégement des coûts du divorce pour les mariés..). 700 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 3ème édition, 2000. 701 Dans ce sens voir les tentatives des instances nationales et internationales pour affirmer leur contrôle sur les entreprises multinationales. Voir notamment le projet de code de conduite des Nations Unies sur les sociétés transnationales et la déclaration et les décisions de l’OCDE sur l’investissement international et les entreprises multinationales. Carreau Dominique et Juillard Patrick, Droit international économique, L.G.D.J, 4°édition, 1998, p 31 et suiv.

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La diversité contemporaine de la création du droit semble alors limitée et fragile. En fait, sa teneur est relative en raison du déploiement de la mondialisation et de la démocratisation. Même les groupes « problématiques » pour les Etats mais encore tolérés apparaissent forcés d’intégrer des systèmes de reconnaissance et peuvent voir leurs processus atteints702. La rapidité, la réduction et l’interdépendance du monde sont des éléments très pesants. Par ailleurs, du côté de la coopération, des failles se font sentir. B. Une coopération limitée de la création du droit La présence contemporaine d’une coopération tant interne qu’externe dans les processus de création du droit semble le point du constat a priori le moins sujet à caution. Pourtant, celui-ci n’est pas assuré. Ainsi, les processus supra-étatiques de création du droit issus des ordres publics semblent à l’évidence ne pas être encore totalement empreints par le principe de coopération. Divers exemples dévoilent ce manque structurel. Il en va ainsi des actions terroristes internationales ou de celles menées par la société civile globale. Si de telles actions existent, c’est en effet très certainement à cause d’un manque de coopération interne et externe dans les principaux circuits supranationaux de création du droit, c’est-à-dire parce que la création du droit ne s’y fait encore essentiellement qu’entre les Etats. De même, les processus internationaux d’origine privé n’apparaissent pas mieux dotés. La lex mercatoria se présente encore comme une affaire d’affrontement entre de grands ordres économiques, où peu d’ordres étrangers sont pris en compte. D’autre part, au niveau étatique, comme cela a été vu, malgré l’augmentation de la coopération, le degré de cette dernière se tient encore dans des limites assez strictes tant en interne qu’en externe. En France, par exemple, le bilan d’évolution coopérative reste relativement faible en interne. Les changements de la démocratie française sont encadrés. Pour L. Cohen-Tanugi, « qu’il s’agisse de l’ouverture de la vie politique et de l’appareil d’Etat, de la régulation indépendante ou du contrôle de constitutionnalité, le schéma est le même : des aspirations démocratiques nouvelles, véhiculées par l’opinion et relayées par les pouvoirs publics, enclenchent des processus peu ou prou étrangers à la tradition politique et à l’environnement institutionnel ». Mais, « les noyaux de la République finissent par modeler les innovations, produisant des mécanismes de compromis, des institutions imparfaites, des logiques incomplètes ou schizophrènes »703 . Alors, l’évolution vers la coopération interne est limitée. De plus, concernant la coopération externe, les Etats disposent encore de « listes noires »704 excluant certains Etats ou organisations. Enfin, si certains des processus étatiques évoluent vers la coopération, d’autres semblent inébranlables dans la hiérarchie. Même s’il convient de remarquer que certains Etats très 702 Voir en ce sens l’exemple de Greenpeace et du mouvement de José Bové dont le processus de prise de décision a dû intégrer les risques dus à l’action. 703 Cohen-Tanugi Laurent, La métamorphose de la démocratie française, De l’Etat jacobin à l’Etat de droit, Gallimard, coll. « Folio/Actuel », 1993, p 136. 704 Il existe notamment une liste noire américaine qui renvoie à un « axe du mal ». Le monde selon Busch, Courrier international, n° 597 du 11 au 17 avril 2002, p 34 et suiv.

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hiérarchiques ont fait évoluer leurs processus au moins officieusement vers la démocratie705, la coopération se décline notamment au gré des familles de droit. Globalement le développement de la coopération apparaît donc limité. Enfin, au niveau infra-étatique, l’époque contemporaine dévoile la présence de processus de création du droit parfois extrêmement hiérarchisés. C’est notamment le cas de certains groupes terroristes où la coopération entre les membres du groupe est quasi-nulle706. Dans certains de ces groupes le droit est en effet « créé » par des mollahs qui interprètent la parole de Dieu, et les membres ne semblent de plus pas aptes à participer à son élaboration car, élevés au gré d’écoles coranistes et de camps, ils sont conditionnés à obéir aux ordres. De surcroît, si les processus de ces groupes semblent ouverts en externe vers d’autres ordres juridiques, comme le prouve l’élaboration de réseaux terroristes, ce mouvement apparaît limité. Il concerne des ordres juridiques relativement proches et se tient dans des marges apparemment fluctuantes. Par ailleurs, les processus de création du droit des ordres infra-étatiques et économiques ne semblent pas toujours empreints d’un impératif de coopération en interne. Nombre de conflits sociaux dans les entreprises mettent en exergue cette lacune. Quant à leur collaboration externe, elle n’est pas toujours affirmée. C’est ce qu’ont notamment illustré en France les rapports du MEDEF et de l’Etat. Enfin, dans certains groupes spontanés comme les ordres illicites des « cités » françaises, la contestation et la « haine » sont encore trop grandes pour laisser une place conséquente à la coopération interne et externe. La loi des caïds est puissante707. C’est d’ailleurs en partie pourquoi les quelques initiatives étatiques de coopération ont échoué et que la violence a gagné du terrain. La coopération est donc un maître mot de l’époque contemporaine qui doit être nuancé. La présence volontaire d’un tel principe est d’ailleurs limitée par nature, notamment parce que ce principe d’action est affublé d’une fragilité congénitale708. Sa présence doit en effet être rapprochée du problème classique rencontré dans les régimes démocratiques qui, pour se défendre, peuvent suréagir (hiérarchie) et compromettre leur identité ou sousréagir (coopération) et perdre leur légitimité709. En conclusion, il semble donc possible de considérer, qu’à l’époque contemporaine, au XXe siècle, les ordres juridiques impérialistes et leurs processus de création du droit sont devenus davantage coopératifs en interne comme en externe et plus divers. A ce moment,

705 C’est notamment le cas de l’Iran où serait apparue une “démocratie islamique”. Sur ce point voir : Iran, La société face aux mollahs, démocratie ou totalitarisme, Courrier international, n°553 du 7 au 13 juin 2001, p 38 et suiv. 706 Pour une illustration schématique de la hiérarchie généralement présente dans ces groupes voir Sommier Isabelle, Le terrorisme, Flammarion, Dominos, 2000, p 39. Selon cet auteur, certains mouvements terroristes immiteraient l’organisation étatique, il y aurait une rivalité mimétique (Ibid, p 35.). 707 Voir en ce sens, Esterle-Hedibel Maryse, Normes pénales et norme de conduite dans les bandes de jeune de milieu populaire, Robert Philippe, Soubiran-Paillet Francine et Van De Kerchove Michel (sous la direction de), Normes, Normes juridique, Normes pénales, Pour une sociologie des frontières, tome 1, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p 183 et suiv. 708 En effet, un mouvement coopératif, bien que restreint, conduit à exacerber la violence de ceux qui sont laissés de côté et soulève des problèmes de gestion de la complexité. Il entraîne alors l’entité juridique initiatrice à prendre des risques et est appelé à être remis en cause, faute d’être allé assez loin. 709 Laroche Josepha, Politique internationale, L.G.D.J, 2ème édition, 2000, p 91.

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plusieurs ordres juridiques agissent simultanément mais différemment sur des échelles locales, nationales et mondiales. L’ordre juridique étatique ne ramène plus à lui et ne condense plus l’intégralité des phénomènes juridiques710. Il se développe par ailleurs une augmentation de la coopération interne dans les ordres juridiques qui transforme leur principe d’ordre. De même, s’élaborent des processus de communication entre ordres juridiques et même entre espaces juridiques. En fait, les règles de droit semblent surgir de partout, à tout moment et en tous sens711. Cependant ces mouvements, bien qu’imposants, sont limités et il n’est pas sûr que l’on ait encore franchi résolument un paradigme. En ce sens, la création du droit y renvoie l’image d’un multiple coopératif ordonné. Mais, avec l’avènement de l’espace Internet, à ce qu’il paraît falloir nommer l’époque postmoderne, ce mouvement pourrait être remis en cause. Il semble bien qu’une nouvelle ère pour la création du droit soit en train de se développer. Internet apparaît en effet poser les prémices d’une évolution de ce multiple coopératif ordonné. C’est ce qu’il faut désormais envisager.

710 Chevallier Jacques, Vers un droit postmoderne ?, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 32. 711 Ibid.

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Section II Internet et les prémices d’une époque postmoderne

Depuis le développement d’Internet, la création du droit semble se troubler. Certaines observations laissent envisager qu’Internet pousserait à ses limites le mouvement quasi dialectique de ce phénomène juridique à travers un « passage au réseau et au pluriel ». Il serait possible de supposer qu’avec lui la création du droit soit appelée à s’enrichir d’une étape majeure vers le multiple, où une pluralité réseautique se substituerait au multiple coopératif ordonné. Or, cette intuition ne doit pas être éludée. De par les enjeux d’un tel mouvement, il conviendrait au contraire d’explorer cette hypothèse en initiant un questionnement sur l’émergence d’une nouvelle ère pour la création du droit.

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§1. Internet : un facteur de réseautisation de la création du droit ? Internet, comme cela a été exposé, se présente comme un espace juridique particulier. De par ses caractéristiques, il influe sur les ordres juridiques qu’il héberge. Il apparaît ainsi imposer un jeu de droit entre et dans les ordres juridiques où par manque de relevance les faiseurs de droit se percutent sans qu’aucun ne puisse s’imposer. Alors, et dans la mesure où cet espace influerait sur l’espace réel, il se pourrait qu’à terme il initie une nouvelle ère pour la création du droit marquée notamment par le modèle du réseau. Mais, avant de s’attacher à exposer les soubassements de cette intuition, il convient encore de savoir ce qu’est une création du droit en réseau. A. Définition de la création du droit en réseau Tout d’abord, pour saisir ce qu’est une création du droit en réseau, il convient de définir le concept de réseau. 1. Le concept de réseau Le concept de réseau a des racines profondes et des sens divers. Tout d’abord le mot réseau est apparu pour désigner des rets et des filets. Il entretient initialement un lien étroit avec le corps et l’organisme. Il est d’abord extérieur au corps (sur le corps qu’il capture) : au XVIe siècle, c’est un filet posé sur lui. Puis, à partir du XVIIe siècle, le réseau et le corps se confondent : le réseau est dans le corps et réciproquement. Ensuite, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, il sort du corps. Il n’est plus seulement observé sur ou dans le corps humain, il peut être construit : il est hors du corps. L’ingénieur le construit alors que le médecin l’observait. Le corps est même pris dans le réseau technique en tant qu’il se déplace dans ses mailles, dans son territoire712. Enfin, entre 1760 et 1820 le concept de réseau se construit713. Mais, de nos jours, ce concept n’est pas clair. La notion de réseau est omniprésente dans toutes les disciplines714. Il y a alors de quoi douter de la cohérence et de la consistance du concept de réseau. Il paraît encombré de sens715. Selon P. Musso, qui s’est essayé à « aller à la source conceptuelle et métaphorique du réseau », nous assistons aujourd’hui à l’éclatement du concept de réseau 716. Nous recueillons « une technologie de l’esprit, ces fragments recyclés par et dans le grand discours de la communication »717. Le réseau serait objet de commerce : le concept dévalué en pensée se serait valorisé en marchandise et survalorisé en métaphores 718. Le réseau technique serait lié au réseau social et le réseau 712 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 34. 713 Ibid, p 35. Ces dates correspondent à la vie de Saint-Simon. 714 Ibid, p 35. 715 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 36. 716 Ibid, p 36. 717 Ibid, p 379-380. 718 Ibid, p 379.

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(technique) deviendrait la fin et le moyen pour penser et réaliser la transformation sociale. L’imaginaire du réseau serait donc devenu une façon de faire l’économie des utopies de la transformation sociale alors que Saint-Simon forgea ce concept pour penser le changement social719. Ce concept serait en fait passé par les trois âges de la généalogie d’un concept720 : la production, la vulgarisation et enfin la commercialisation721. Il aurait connu trois utilisations politico-sociales : celle de concept722, de chose723 puis de signe-marchandise724. Le réseau renverrait alors à deux formes générales de significations : d’une part à un mode de raisonnement (c’est-à-dire un concept et une technologie de l’esprit étroitement associée) et, d’autre part, à un mode d’aménagement de l’espace-temps (c’est-à-dire à une « matrice technique » et à la symbolique qu’elle charrie725). Il pourrait être saisi dans ses diverses définitions sectorielles à l’aide du quadrille suivant, même si celui-ci ne permet pas encore d’en appréhender la totalité726 : - Le réseau est un concept qui permet de penser le passage727.

719 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 377-381. 720 Référence à Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, les éditions de Minuit, collection « Critique », 1991. 721 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 211.

Le réseau aurait ainsi connu un premier âge encyclopédique sous Saint-Simon dans lequel il servait à penser le changement social. Alors que le réseau était jusqu’alors observé sur le corps humain par les médecins, Saint-Simon a en effet construit le concept moderne de réseau comme un outil théorique. Il pouvait alors être appliqué au social pour penser la transition, le passage et le changement. Puis, il y aurait eu ensuite un deuxième âge de pédagogie sous les saints-simoniens par lequel, d’opérateur conceptuel, le réseau se transforme en technique opérationnelle des ingénieurs. Le concept de réseau est alors repris par les saints-simoniens comme outil technique et plus seulement théorique. Ces derniers restituent aux ingénieurs un outil technique pour agir sur le corps social (Ibid, p 221.). Ils déplient la palette des significations du concept de réseau du maître et permettent ainsi la circulation du sens et la polysémie de la notion de réseau. Le concept est surnommé et perd son unité, on passe d’un sens à l’autre: tout est réseau (Ibid, p 213.). Changement technique et social valent alors l’un pour l’autre (Ibid, p 214.). Enfin, ce concept aurait connu un troisième âge de formation professionnelle commerciale où il est utilisé de façon abusive dans les discours sur la régulation de la communication et où il devient simple objet de promotion des politiques de dérégulation. Il est alors invoqué de toutes parts pour rendre compte de la mutation en cours et est en déchéance. Ce concept refait même le trajet en sens inverse : il renvoie à sa métaphore fondatrice qu’est l’organisme. 722 La pensée du changement social avec le réseau considéré comme concept chez Saint-Simon. 723 La pensée du changement social dans le réseau reconsidéré comme chose, chez les saints-simoniens. 724 La pensée du changement social par le réseau déconsidéré comme signe et marchandise, dans l’idéologie communicationnelle contemporaine. 725 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 37. 726 Ibidem. 727 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 38 et suiv. P. Musso note que divers auteurs se sont inscrits dans ce thème. Dans ce sens, pour M. Parrochia le réseau désigne certaines entités complexes, maillées ou interreliées et il est un ensemble de liaisons, une métaliaison censée rendre compte du complexe (Musso P., op. cit., p 38.).

Pour M. Serres qui définit le réseau contre une rationalité linéaire, un diagramme en réseau est constitué à un instant donné « d’une pluralité de points (sommets) reliés entre eux par une pluralité de ramifications (chemins) ». Un sommet est l’intersection de plusieurs chemins et réciproquement, un chemin met en relation plusieurs sommets. Ce diagramme comprend six traits caractéristiques de la complexité : la tabularité ou la possibilité d’un raisonnement à plusieurs entrées et à connexions multiples/ la plurivocité des types de relations et l’évolution de leur force respective/ la différenciation pluraliste des déterminations en nature, en quantité de flux, en direction/ la pluralité de sous totalités originales/ la mobilité très complexe qui permet de graduer la détermination dans un espace temps, du probable maximum à la nécessité univoque/ et la rétroaction c’est-à-dire le retentissement immédiat de l’effet sur la cause. (Musso P., op. cit., p 39.)

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- Le concept de réseau est un concept dégradé, une technologie de l’esprit ou un mode de

raisonnement pour désigner le passage728. - Le concept de réseau est un concept éclaté qui s’est valorisé en marchandise et est

devenu objet de commerce. Il est ainsi une matrice technique ou une infrastructure d’aménagement spatio-temporelle729.

- Le concept de réseau est enfin un « concept » survalorisé en métaphores. C’est un sac

à métaphore ou une source d’imagerie qui renvoie à la métaphore de l’ambivalence vie/mort730.

Mais, plus profondément, un réseau renverrait à une collaboration et un enchevêtrement d’entités qui s’entrecroisent, s’opposent, s’entraident tout en restant chacune elle-même731. Son image serait celle d’une pluralité de points ou sommets (un sommet étant l’intersection

Pour H. Atlan, qui définit le réseau comme un intermédiaire entre une rationalité formalisée et l’aléatoire du

chaos, celui-ci est un être intermédiaire entre la rationalité formalisée du christal et le chaos de la fumée (Musso P., op. cit., p 38.).

Pour A. Cauquelin qui définit le concept de réseau comme un outil de production du passage, entre ordre et désordre ou entre plusieurs ordres différents, celui-ci est un lien invisible des lieux du corps visible. Le réseau fait alors lien et ce mot tend à devenir une technologie de l’esprit (mode de raisonnement) et non plus un concept. (Musso P., op. cit., p 39 et 41.)

Par ailleurs, s’inspirant de ces auteurs, P. Musso pose lui-même le concept de réseau comme « une structure d’interconnexion instable, composée d’éléments en interaction et dont la variabilité obéit à quelque règle de fonctionnement ». Cette définition renvoie à trois niveaux puisqu’elle implique que le réseau est une structure composée d’éléments en interaction, qu’il est une structure d’interconnexion instable dans le temps (son être là et son devenir se confondent) et qu’enfin la modification de sa structure obéit à quelque règle de fonctionnement (Musso P., op. cit., p 42.). 728 Selon P. Musso, le concept de réseau s’est dégradé en devenant une sorte de passe partout idéologique. Comme l’a montré L. Sfez, il crée alors un nouveau paradigme pour le raisonnement et doit être considéré comme une technologie de l’esprit, ces technologies étant des nouveaux procédés canoniques qui aident à théoriser une pratique à l’ère de la religion communicationnelle. Le concept de réseau définit alors le passage, la transition et la liaison. Il peut être utilisé dans toutes les disciplines. (Musso P., op. cit., p 43.). 729 Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 44 et suiv.

Pour P. Musso, le réseau est devenu une technique majeure de l’aménagement de l’espace-temps. Selon cet auteur, d’une part le réseau de communication desserre la contrainte spatiale (il ne la supprime pas) et superpose un espace sur le territoire (il déterritorialise et reterritorialise), et d’autre part, il crée un temps court (quasi-temps réel) pour l’échange d’informations. Le réseau technique ajoute à l’espace-temps physique, un espace élargit et un temps réduit. En tant que matrice technique, il dilate le rapport de l’homme à l’espace et au temps. (Musso P., op. cit., p 45 et suivant.).

C’est pourquoi, il produirait tant de représentations et de mythes. En effet, selon P. Musso, « le réseau, liaison technique, est une réserve sans fond de métaphore pour repenser l’espace-temps, donc le lien social, et annoncer la venue de mondes nouveaux. Du réseau matrice technique au réseau sac à métaphore, l’écart est aussi ténu qu’entre le réseau-concept et le réseau technologie de l’esprit » (Musso P., op. cit., p 51.). 730 Pour P. Musso la symbolique du réseau est d’abord structurée par le binôme vie/mort, binôme dans lequel le réseau est tantôt identifié à la panne, l’asphyxie ou la mort, tantôt assimilé à la vie (Musso P., op. cit., p 51.).

Par ailleurs, le fonctionnement métaphorique du réseau peut être identifié (Musso P., op. cit., p 54.). Soit le réseau est inséré dans le binôme fondamental surveillance-circulation et est identifié à un des deux termes par opposition à l’autre. Il a alors un puissant pouvoir symbolique (par exemple le réseau annonce la société future comme la cathédrale annonçait le passage de la terre au ciel). Soit il peut être indifféremment un des deux termes de l’opposition symbolique quadrillage-circulation et le moyen terme rationnel liant les deux (par exemple dans la théorie des organisations et des régulations, le réseau permet d’opposer une forme générale à la pyramide et à l’arbre, linéaires et hiérarchisés, mais empêche de basculer dans le chaos et le désordre. Musso P., op. cit., p 53.) . Il est alors une efficace technologie de l’esprit. 731 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 3ème édition, 2000, p 246.

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de plusieurs chemins) reliés entre eux par une pluralité de ramifications (chemins)732, ou celle d’« une structure d’interconnexion instable, composée d’éléments en interaction »733. Néanmoins, il ne semble pas sûr que cette structure dispose d’une « variabilité » obéissant à « quelque règle de fonctionnement »734. De même, un réseau pourrait aussi apparaître comme un ensemble de populations diverses, chacune composée d’individus homogènes, en interaction forte avec ses semblables mais aussi avec les membres de certaines autres populations, ces interactions se traduisant au niveau de l’ensemble par des fonctionnalités, c’est-à-dire des possibilités ouvertes au système dans son ensemble et fermées à chaque population (et plus encore à chaque individu)735. Par certains aspects, il apparaît même judicieux et possible de combiner ces approches en adoptant une définition encore plus réduite du réseau. Dans ce sens, le réseau pourrait être appréhendé avant tout comme une technique de communication entre individus ou populations (groupes). C’est-à-dire, comme une structure d’interconnexion instable, composée d’éléments en interaction qui créent une collaboration et un enchevêtrement d’entités par lesquels celles-ci s’entrecroisent, s’opposent, s’entraident tout en restant chacune elle-même736. Mais, cette définition énoncée, il convient encore de savoir ce que le réseau signifie en terme de création du droit. 2. Le concept de création du droit en réseau Afin de cerner la teneur d’une création réseautique du droit, il convient tout d’abord d’envisager les effets logiques que la structure du réseau devrait avoir sur la création du droit. Mais il est aussi possible de chercher dans certaines études de quoi parfaire cette

732 Référence à la définition de M. Serres. Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 39. 733 Ibid, p 42. Référence à la définition de P. Musso. 734 Sur ce point voir Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, coll. « La politique éclatée », 1997, p 39 et suiv. 735 Ekeland Ivar, Internet et la recherche en sciences exactes et naturelles, Chevallier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 23. Selon cet auteur, un réseau, au sens technique, est constitué d’un très grand nombre de composantes autonomes, toutes connectées entre elles et échangeant des informations qui influent sur leurs comportements individuels (Ibid, p 21.). Les composantes autonomes sont ici chacune dotées d’une finalité propre. Elles peuvent être mises en connexion et chaque composante peut diffuser des informations à d’autres composantes et en recevoir. Avec cet auteur, le réseau apparaît alors comme un ensemble de populations diverses, chacune composée d’individus homogènes, en interaction forte avec ses semblables mais aussi avec les membres de certaines autres populations, ces interactions se traduisant au niveau de l’ensemble par des fonctionnalités, c’est-à-dire des possibilités ouvertes au système dans son ensemble et fermées à chaque population (et plus encore à chaque individu). Et, pour I. Ekeland, alors que « dans les milieux physiques ou biologiques, les individus ne peuvent se faire sentir au niveau collectif que par leur masse, avec le réseau chaque individu peut intervenir directement au niveau collectif » (Ibid, p 22.).

Pour cet auteur, cette image du réseau se retrouve en biologie et notamment dans l’image du cerveau qui est constitué de neurones ou plutôt de population de neurones différenciées et spécialisées, chaque neurone communiquant avec ses voisins immédiats mais aussi avec des correspondants attitrés qu’il va chercher très loin. Par ailleurs, pour I. Ekeland, cette vision du réseau rend notamment compte d’Internet. En effet, Internet s’inscrirait dans cette image parce qu’il rassemble tout d’abord des populations diverses et offre la possibilité à chaque individu d’influencer d’autres individus et ensuite parce qu’il possède des organes responsables de certaines fonctions (les moteurs de recherche qui ciblent l’information, les forums, les certificateurs pour la sécurité...). De plus, Internet étant plus que la somme de ses parties et développant des fonctionnalités dont ses composantes sont dépourvues (Ibid, p 24.), pour I. Ekeland, il serait alors le prototype du réseau. C’est l’outil qui permettrait d’étudier tous les réseaux physiques, biologiques ou économiques et Internet lui-même. C’est pourquoi cet auteur propose de construire une organisation du réseau qui permette d’en tirer profit. 736 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 3ème édition, 2000, p 246.

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série de déductions. Dans ce sens, la conception du droit en réseau développée par F. Ost doit être présentée. Même si cette dernière semble en partie faussée dans la mesure où la création réseautique du droit y a été appréhendée dans un espace a priori peu pertinent, elle n’en apparaît pas moins intéressante pour dégager une image plus sûre et plus fine de l’objet de cette recherche. a. Approche logique de la création du droit en réseau Le paradigme du réseau, comme le relève I. Ekeland, impliquerait diverses conséquences. Par exemple, rien ne serait désormais trop petit pour être négligé737. L’entité unique n’aurait donc plus à être prise en compte comme une masse. Ensuite, des projets impensables deviendraient réalisables dans la mesure où il serait possible de coordonner et de répartir le travail. Cet auteur note par exemple que le réseau modifie la pratique de la science dans la mesure où ce qui compte désormais c’est l’organisation, la coordination des équipes et l’exploitation des individualités738. Le scientifique n’est alors plus protégé par sa communauté et ses règles disciplinaires. Son travail devient global et international739. Or, c’est à peu près le même mouvement qui se retrouverait dans la création du droit en réseau. En raison de la structure même du réseau, comme le travail scientifique, le droit devrait se plier à la coordination et sortir du cadre protecteur de son ordre juridique. Dans sa création devraient intervenir de plus en plus d’acteurs. La création réseautique serait ainsi une création du droit où tous les acteurs sont inclus (groupes et individu) et dont le résultat serait la conséquence d’une interdépendance et de la prise en compte de tous. Il s’agirait d’un ensemble de processus en discussion permanente par lequel le droit tendrait à être l’œuvre de tous. En ce sens, une telle création du droit renvoie au pluralisme et à la complexité juridique. En effet, la notion de pluralisme consiste en une prise en compte des autres entités juridiques et, pour sa part, la complexité se laisse comprendre comme un enchevêtrement des relations740. D’autre part, la création réseautique du droit se présenterait aussi comme une création où le temps de l’élaboration des règles est paradoxalement accéléré. En effet, même si la négociation devrait a priori augmenter le temps de prise de décision, avec la structure du réseau il s’accélérerait. L’implication des acteurs renforcerait la légitimité de la règle et forcerait à sa production. De surcroît, le temps du réseau est court « par nature »741.

737 Ekeland Ivar, Internet et la recherche en sciences exactes et naturelles, Chevalier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 25. 738 Ibid, p 33. 739 Ibid. 740 Se reporter à l’introduction de cette thèse. 741 Le réseau accélère le temps. En effet, le réseau crée un temps court (quasi-temps réel) pour l’échange d’informations. Il dilate le rapport de l’homme à l’espace et au temps. Musso P., op. cit., p 45 et suivant.

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Par ailleurs, il s’agirait d’une création où le droit se remplit de standards742. Ces règles correspondent en effet à la structure du réseau dans la mesure où elles sont aptes à impliquer les acteurs et sont ouvertes à leurs interprétations comme à leurs besoins futurs. En ce sens, cette création produirait du droit « régulatoire ». Ensuite, dans une telle création, les textes perdraient de la stabilité dans la mesure où ils seraient continuellement en état de discussion-recréation. Mais la création réseautique du droit ne serait pas forcément une création sans rationalité. Il s’agirait davantage d’une création soumise à de multiples mini-rationalités où les limites de notre entendement ne nous permettraient pas de dire s’il existe une rationalité globale. Enfin, la création réseautique du droit ne pourrait a priori émerger (mais non pas exister) que sur des espaces où aucun ordre ne peut aisément imprimer sa suprématie. Mais, pour F. Ost, ce type de création du droit existerait déjà au sein de l’Etat et sa teneur serait quelque peu différente. Il convient donc de présenter ses réflexions afin de tenter de préciser ces propos purement logiques. b. L’ image du droit en réseau selon F. Ost Pour F. Ost, dans l’ordre étatique, la création du droit serait déjà soumise à un phénomène réseautique. Il existerait un bougé généralisé de l’édifice étatique engendré par un nouveau modèle de création du droit dont la logique de fonctionnement serait réseautique. En effet, s’appuyant sur certains changements du droit, cet auteur y constate l’émergence de lois du réseau et le développement d’un pilotage à vue743. Ce constat s’appuie tout d’abord sur certains changements relatifs à l’écriture du texte de droit. Il existerait en effet là un passage d’un modèle d’écriture basé sur une temporalité linéaire, orientée et raisonnablement stable à un modèle du traitement de texte supposant cette fois une temporalité circulaire, réversible et résolument instable744. Dans ce modèle du « traitement de texte », le texte parviendrait à un état de réécriture permanente et il renverrait à un nombre indéfini d’acteurs745. Les ordres juridiques et leurs droits pourraient donc être 742 Les standards ne fonctionnent pas comme des règles mais opèrent différemment comme des principes, des politiques. Il s’agit de droit qui ne s’applique pas mécaniquement mais après une pesée d’intérêt. Sur ce point voir la deuxième partie de cette thèse. 743 Ost François, Le temps virtuel des lois postmodernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 445. 744 Ibid, p 425. Pour F. Ost le droit est désormais en transit, il s’est tout entier mis en mouvement et le transitoire est devenu son état normal. On serait ainsi passé du modèle de l’écriture basé sur une temporalité linéaire, orientée et raisonnablement stable à un modèle du traitement de texte supposant cette fois une temporalité circulaire, réversible et résolument instable, qui est si peu chronologique qu’on peut la qualifier, pour rester dans le registre informatique, de virtuelle. 745 Selon F. Ost, la réécriture permanente du texte est visible à travers les évaluations rétrospectives et simulations prospectives qui s’enchevêtrent de nos jours dans un processus d’adaptation du donné juridique qui tient plus du learning process propre à la prise de décision juridique qu’à la délibération éthico-politique sur des choix de valeurs (Ibid, p 428.). De même, le copier/coller qu’effectue le législateur entre ses lois et le développement de la lecture hypertexte du droit où il faut combiner divers niveaux de lecture (loi, décret...) dévoilent ce phénomène, tout comme le développement des arrêtés, circulaires, avenants... Le droit est alors selon lui « in process » (Ibid, p 429.). De plus, outre cette réécriture

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perçus comme soumis « beaucoup plus au modèle du réseau qu’à celui de la pyramide »746. La production normative apparaîtrait polycentrique. Mais ce constat s’appuie aussi sur l’existence d’une instrumentalisation de la loi. En effet, récemment serait née une nouvelle forme de normativité issue de la régulation. Or, seule la présence du modèle du réseau serait apte à expliquer cette naissance747. Mais une temporalité régulatrice propre au droit en réseau aurait aussi émergé748. La présence du modèle du réseau se confirmerait donc dans le « champ juridique ». permanente, cet auteur remarque le développement d’une écriture sans auteur dans la mesure où un nombre indéfini d’acteurs peuvent participer à l’écriture du texte. Cette participation d’un nombre indéfini d’acteurs peut être perçue, selon lui, à travers l’apparition d’une production normative polycentrique où il est possible comme dans un traitement de texte de répondre dans le texte de son correspondant (Ibid.). Il remarque en effet qu’aujourd’hui le légicentrisme est radicalement démenti dans le cadre d’ordres juridiques qui répondent beaucoup plus au modèle du réseau qu’à celui de la pyramide. Selon cet auteur, observer la présence de boucles étranges ou de hiérarchies enchevêtrées dans la production juridique, par quoi on visait des phénomènes de réappropriation-transformation de la norme supérieure par l’organe supérieur, ne suffit plus : ce n’était là, somme toute encore, que des anomalies par rapport au modèle hiérarchique dont la prévalence n’était pas contestée, alors que ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est d’un autre ordre. Désormais, au modèle arborescent de la déduction hiérarchique tendrait, pour cet auteur, à se substituer le modèle en réseau de l’information interactive (Ibid, p 429.). L’heure serait à la réécriture du texte soit qu’il soit dès l’origine à ce point ouvert qu’il revient à ses destinataires de lui donner un contenu, soit que il fasse l’objet d’une annulation par une juridiction constitutionnelle ou encore qu’il succombe à un brevet d’invalidité décerné par une juridiction supranationale… Le modèle de l’émetteur et du récepteur (ou de l’auteur et du lecteur) serait alors subverti dès lors que dans l’interactivité du réseau, les rôles s’échangent à ce point facilement (Ibid.). F. Ost étaye ses propos en remarquant que les phénomènes d’instrumentalisation du droit, de la montée en puissance des juridictions constitutionnelles et de la procéduralisation du droit (qui permet aux groupes sociaux de définir les normes qui les régiront) donnent du crédit à l’hypothèse du traitement en réseau de l’information juridique, et ce dans un temps qui n’est plus celui, chronologico- historique du texte a priori et de ses interprétations successives mais plutôt celui, contingent et virtuel, de la communication interactive (Ibidem.). Ceci expliquerait, selon lui, la sensation de « droit en miette » dont parle J. Chevallier, accentuée d’ailleurs par le fait que, dans ce réseau, il n’y a pas de coordination et de transition entre les informations et que les liens hypertextes au lieu de hiérarchiser multiplient les parcours possibles (Ibid, p 431.). De surcroît, selon cet auteur, le temps du réseau serait celui de l’instantanéité de l’échange de l’information. La temporalité serait mobile, multidirectionnelle et réversible. Il n’y aurait pas de constitution de cadre symbolique collectif qui fasse sens durablement. 746 Ibid, p 429. 747 Ainsi, relativement à la naissance d’une nouvelle forme de normativité issue de la régulation, F. Ost constate que le modèle du réseau est seul apte à expliquer la collaboration et l’enchevêtrement des pouvoirs contemporains ainsi que l’imbrication planétaire des économies et le rapprochement, au moins à l’échelle régionale, des ordres juridiques (Ibid, p 433.). De même, il expliquerait aussi l’obsolescence de la distinction public/privé et l’interpénétration des normativités juridiques et socio-économiques. En fait, selon cet auteur, si le concept de régulation est né c’est parce que la normativité du réseau ne peut plus se penser comme dans le modèle pyramidal en terme de commandement souverain, unilatéral, autoritaire et centralisé. Celui-ci requiert un ordonnancement assoupli, décentralisé et adaptatif (Ibid, p 433.). Or, la régulation est à la production normative ce que le traitement de texte est à la production d’informations : « une manière de gestion souple et évolutive d’un ensemble indéfini de données en quête d’un équilibre au moins provisoire » (Ibid, p 434.). Elle apparaît donc à point nommé dans un champ juridique qui prend désormais la forme du réseau car elle permet de penser les délicates opérations d’équilibration qui prennent place entre sources de pouvoir à la fois complémentaires et concurrentes.

Mais, cet auteur note tout de même que le terme de régulation est ambigü et que, par conséquent, la régulation n’est peut être pas un pur produit du réseau. (Ibid, p 435.). Ainsi, selon F. Ost, si ce terme peut souligner un effort de rationalisation sous la forme d’une maîtrise fine d’un objet complexe et incertain, il peut aussi renvoyer à une perte de contrôle. En effet, la régulation fondée sur un paradigme à la fois systémique et fonctionnaliste suppose un régulateur, un système à réguler, des fonctions à maintenir en équilibre et un environnement extérieur. Or, avec le réseau, tout cela tend à être remplacé par les lois du réseau. 748 Concernant l’instrumentalisation de la loi, F. Ost, met aussi en avant les manifestations de la temporalité régulatrice propre au droit en réseau. Selon lui, la première de ces manifestations concerne la loi. Celle-ci, sous l’emprise des politiques publiques, cesserait ainsi d’être un événement et deviendrait un processus (Ibid, p 437.). Elle ne serait plus un acte mais un programme, elle ne travaillerait plus par dispositions mais par prévisions. Elle n’établirait plus d’institutions, elle élaborerait des scénarios, ou encore elle perdrait en sécurité et en normativité pour gagner en adaptabilité et réversibilité. Cela imposerait alors une obligation de savoir, de prévoir et de revoir. La précarité de la loi deviendrait sa légitimité. De plus, l’acte de légiférer restant essentiellement un processus politique au cours duquel ce sont les considérations stratégiques, voire tactiques qui l’emportent sur toutes autres, l’obligation de savoir prendrait de plus en plus la forme d’une obligation de consulter et de négocier. On s’en remettrait alors à l’interactivité du réseau pour déterminer les options à suivre qui se définiront moins en terme de droit substantiel que de procédures.

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En fait, pour cet auteur, dans la fabrique de son droit, l’Etat ne serait plus dans la position d’un régulateur centralisé mais n’ayant plus le choix, immergé qu’il est dans l’interaction comme n’importe quel autre nœud du réseau, il lui resterait seulement à s’adapter à la logique anonyme et contingente du réseau749. On pourrait même se demander si nos systèmes juridiques (étatiques) sont encore en mesure d’instituer la société et le lien social. Mais la présence d’un mouvement réseautique serait ici exagérée. Malgré les phénomènes décrits, l’Etat apparaît encore rester au centre de son processus de création du droit. Pour le dire autrement, l’atomisation du social en souples réseaux de jeux de langages paraît encore « bien éloignée d’une réalité moderne qu’on présente plutôt bloquée par l’arthrose bureaucratique ». Le poids des institutions semble encore imposer des limites aux jeux et borner l’inventivité des partenaires en matières de coups750. En réalité, le concept de réseau pèserait sur ce constat par sa force d’imagerie et de métaphore. Si phénomène réseautique il y a, c’est plus probablement par bribes qu’il touche l’Etat dont la structure certes en mouvement, ne serait toutefois pas encore passée globalement au réseau. D’ailleurs, pour F. Ost il serait possible de mettre en avant une rationalité globale dans ce phénomène réseautique751. Mais c’est une conséquence qui ne semble guère évidente pour un réseau 749 Ost François, Le temps virtuel des lois postmodernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information, Clam Jean et Martin Gilles, Les transformations de la régulation juridique, L.G.D.J, coll. « Droits et société », 1998, p 442.

Ce serait pourquoi on assiste à la naissance de nouveaux dispositifs juridiques tel que la régulation négociée qui renvoie aux propositions théoriques de Habermas, Luhman, De Munck et Lenoble ou encore Wilke et ce serait pourquoi l’on peut voir, comme au Canada, un texte en discussion dont l’adoption se traduit par la mise à l’écart discrétionnaire de lois d’ordre public dans les domaines sensibles de la santé, de l’environnement et de la sécurité (Ibid, p 443.). Certes, cet auteur remarque que cette obligation de savoir et de négocier peut apparaître comme une volonté délibérée de rationalisation tout comme une mascarade cachant des volontés moins avouables. Mais finalement, sous ce couvert d’expérimentation c’est, pour lui, une improvisation et le réseau qui semble se cacher.

Ce qui, selon lui, apparaît « lorsque laissant les produits législatifs placés en vitrine du changement on plonge dans une étude des cinq années de droit pénal administratif », c’est : un incroyable amoncellement de dispositions ; une absence totale de méthodologie du changement se traduisant par l’édiction de textes de circonstance ou par du copier-coller ; un surgissement soudain de brusques secousses ou encore une corporatisation très poussée de la production normative qui constitue un réseau sécurisé dans la circulation générale du réseau. Alors écrit-il : « il se pourrait en effet que le droit postmoderne ait en réalité perdu la maîtrise de ses rythmes et le contrôle de son temps. Dans ce cas, la rhétorique du projet cacherait mal le simple pilotage à vue; la temporalité, présentée comme programmée, se ramènerait le plus souvent à l’improvisation; les procédures cybernétiques d’autoajustement ne seraient pas autre chose que des réactions ad hoc à des évolutions imprévues ».

Pour cet auteur, la production normative contemporaine semble alors procéder d’une logique gestionnaire d’administrations semi-autonome et d’une logique médiatique de l’image et de l’urgence où il importe de donner l’image de l’action (Ibid, p 447.). Et, devant la mobilité de ce droit, on pourrait se demander si nos systèmes juridiques (étatiques) sont encore en mesure d’instituer la société et le lien social. 750 Lyotard Jean-François, La condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Les Editions de Minuit, coll. « Critique », 1979, p 34. 751 Ost François, Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge, Bouretz Pierre (sous la direction de), La force du droit, Panorama des débats contemporains, Esprit, série « Philosophie », 1991, p 241 et suiv.

En effet, pour cet auteur, ce phénomène réseautique consisterait en l’émergence d’un nouveau modèle de création du droit reposant sur une logique de fonctionnement réseautique identifiable. La logique de la création du droit reposerait sur des jeux de langages. Il n’y aurait pas un bougé généralisé sans sens et il serait encore possible de mettre en avant une rationalité globale. Il écrit notamment qu’il « ne faut pas croire qu’il n’y a que des mini rationalités au sein d’une rationalité globale désormais incontrôlable ». Selon F. Ost, cette polyphonie ne débouche pas sur une cacophonie. Autrement dit, « l’étrangeté du réseau n’est pas telle qu’il serait impossible d’en dégager des lignes de force » (Ost F., op. cit., p 257.). Il faudrait seulement identifier les nœuds, repérer les flux récursifs d’information et montrer les interactions des fonctions. Le sens produit par le réseau ne serait pas imprévisible dans la mesure où il y a des textes à interpréter, des rapports de force qui ne sont pas aléatoires et que des hiérarchies institutionnelles demeurent. Il suffirait de tenir compte de la complexité de la situation qui se repère aux indices suivants : multiplicité des acteurs ; imbrication systématique des fonctions ; démultiplication des niveaux de pouvoir et des moyens d’action (Ost F., op. cit., p 257 et suiv.). Ainsi, même si F. Ost nous présente un droit mou et dur, conjoncturel et principiel, venant du centre et de la périphérie, liquide et pourtant règle d’acier, il ne doute pas que dans ce tableau complexe se tienne un fil d’Ariane. Il note cependant que le fil

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bien constitué. L’ « étrangeté du réseau » apparaît davantage empêcher à l’esprit humain de saisir sa rationalité. La seule chose qui semblerait en effet pouvoir être saisi d’un réseau, c’est l’existence de jeux de langage, c’est-à-dire des mini-rationalités, le sens global, s’il existe, étant bien trop complexe pour être appréhendé. On est alors en droit de se demander si cette affirmation de l’existence d’une rationalité globale dans ce phénomène réseautique ne montre justement pas que le phénomène observé n’est pas un passage au réseau. Le constat de F. Ost semble au moins en avance sur les faits et sa conception du droit en réseau partiellement faussée de par son lieu de contextualisation, notamment quant à l’existence d’une rationalité globale752. Reste que, si cette présentation du droit en réseau ne peut satisfaire totalement les observateurs du droit étatique, elle a au moins le mérite de mettre en avant quelques traits annonciateurs de ce que pourrait être une création du droit en réseau au moins dans l’Etat. Elle expose avec justesse certains caractères qui devraient logiquement imprégner la création du droit en réseau dans l’Etat. On y retrouve notamment ces conclusions cohérentes d’une création du droit en état de réécriture permanente au gré de multiples acteurs et d’une création où le droit se placerait dans une temporalité spécifique. De même, on y retrouve aussi cette caractéristique logique d’une création où apparaîtrait une règle régulatrice et un contenu des règles façonné au gré de processus. Par conséquent, grâce à cette étude, il est possible de valider, et même de préciser, l’image de la création réseautique du droit précédemment adoptée. De façon conclusive, il est donc possible de considérer qu’un réseau peut être saisi comme une structure d’interconnexion instable, composée d’éléments en interaction qui crée une collaboration et un enchevêtrement d’entités par lesquels celles-ci s’entrecroisent, s’opposent, s’entraident tout en restant chacune elle-même753. Et de ce fait, il semble que la création réseautique puisse être saisie comme : - un ensemble de processus en discussion par lequel le droit tend à être l’œuvre de tous. - une création disposant d’une temporalité spécifique où le temps de création est paradoxalement accéléré. - une création où le droit se remplit de standards et de règles régulatrices. - une création où les textes perdent de la stabilité en entrant dans un contexte de réécriture permanente. - une création qui ne peut émerger (et non pas exister) que sur des espaces où aucun ordre ne peut aisément imprimer sa suprématie. - et enfin une création soumise à de multiples mini-rationalités et où les limites de notre entendement ne nous permettent pas de dire s’il existe une rationalité globale. d’Ariane de ce labyrinthe ou le code de cette banque de données n’est pas évident. Selon lui, on ne le trouvera ni dans quelques causalités extérieures ni dans un mécanisme de commande central. Seule la loi même de circulation du discours juridique peut en éclairer la genèse et le développement. La logique du droit hermès serait ainsi expliquée par sa virtuosité dans les jeux de langages (Ost F., op. cit., p 263.). 752 En fait, il semble que si F. Ost perçoit une rationalité globale dans le droit en réseau c’est parce que son objet d’étude n’est précisément pas un droit en réseau. 753 Maffesoli Michel, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La table ronde, 3ème édition, 2000, p 246.

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La création du droit en réseau consisterait ainsi en un passage vers un droit multiple et hyper coopératif où la substance droit revient dans la complexité du social. Elle serait liée aux notions de pluralisme juridique et de complexité juridique. Or, diverses observations laissent supposer que la création du droit pourrait, du fait d’Internet, emprunter ce chemin du réseau. B. L’ hypothèse d’une réseautisation de la création du droit Pour certains auteurs, sur Internet, il se développerait tout d’abord une création du droit à teneur réseautique. Cette intuition d’une marche vers le réseau a notamment été explorée par P. Lévy bien que son constat demande à être transposé en des termes juridiques. Selon cet auteur, avec Internet, nous serions en effet à l’ère de l’interconnexion globale, c’est-à-dire dans un contexte où « plus un régime politique, une culture, une forme économique ou un style d’organisation a d’affinité avec la densification des interconnexions et mieux il survivra et rayonnera dans l’environnement contemporain ». Nous entrerions dans un temps où « la meilleure manière de maintenir et de développer une collectivité n’est plus d’élever, de maintenir ou d’étendre des frontières mais de nourrir l’abondance et d’améliorer la qualité des relations en son propre sein comme avec les autres collectifs »754. Selon cet auteur, Internet pousserait donc au développement de processus de création du droit davantage coopératifs, ceci même s’il existera probablement toujours des résistances à ce mouvement, « des modalités brutales, violentes, de la reconnexion »755. Mais des juristes ont aussi spécifiquement remarqué l’existence d’une création du droit à teneur réseautique sur Internet. Ainsi, pour P. Trudel, Internet est un lieu d’interaction et un lieu où s’élabore, se débat et s’applique la normativité sans que les instances étatiques et internationales soient maîtres de sa création756. Aucun ensemble ne pourrait être considéré 754 Levy Pierre, World Philosophie, Odile Jacob, coll. « Le champ médiologique », Paris, 2000, p 29. 755 Ibid. Ces modalités de la reconnexion peuvent être saisies sous le nom de mafias, dictatures, guerres ou religions… 756 Trudel Pierre, « l’influence d’Internet sur la production des normes juridiques », Colloque international droit de l’Internet, approches européennes et internationales, 19-20 novembre 2001, Assemblée Nationale, http://droit-internet-2001.univ-paris1.fr/vf/index.html, p 7. Trudel Pierre, Benykhlef Karim, Hein Sophie, Droit du cyberespace, les éditions Thémis, 1997.

Cet auteur considère que des systèmes de valeurs différents les uns des autres coexistent dans le cyberespace, Internet possédant « la faculté de rapprocher, en un seul lieu, les manifestations de valeurs auxquelles sont attachés les humains les plus éloignés les uns des autres » et les Etats ne pouvant régir à leur guise cette multiplicité de droit. Pour lui, Internet est un lieu d’interaction et un lieu où s’élabore, se débat et s’applique la normativité sans que les instances étatiques et internationales soient maîtres de sa création. Dans ce sens, il met en avant la construction de processus de concertation au sein des instances de la normativité du cyberespace. Selon cet auteur, les règles de conduite dans le cyberespace découlent en effet de plusieurs normes relatives à la circulation de l’information. Elles résultent de plusieurs dispositions se trouvant dans les lois actuelles ou dans le code civil auxquelles on doit ajouter les normes de droit international, la normalisation, l’autoréglementation. Mais, pour P. Trudel, aucun de ces ensembles ne peut être considéré de façon isolée : ils se trouvent en continuelle interdépendance, parfois conflictuelle, avec d’autres ordres juridiques ou normatifs. Pour cet auteur, il serait donc nécessaire de situer l’analyse devant permettre d’évaluer l’adéquation du droit (étatique) avec le contexte du cyberespace dans une perspective globale qui tienne compte aussi bien des règles ayant cours dans les différentes juridictions nationales que des pratiques ayant cours dans l’espace virtuel. C’est pourquoi il entend comparer les techniques de réglementation tel que l’application du droit commun, la réglementation étatique, les techniques contractuelles, l’autoréglementation, la soft law, la standardisation et la normalisation technique. Mais c’est aussi pourquoi, plus globalement, il plaide pour que l’on poursuive l’analyse du cyberespace en prenant en compte la « pluralité de normativité ». Selon lui, il faut en effet diversifier les analyses juridiques jusqu’ici trop souvent dominées par des paradigmes étatistes et formalistes, il faut élargir le champ du juridique et dépasser le stade du droit étatique. Il serait impossible de rendre compte du droit relatif aux activités se déroulant dans le cyberespace simplement en utilisant les approches positivistes, descriptives et traditionnelles. En se limitant à ces approches, on obtiendrait « un compte rendu

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de façon isolée : ils se trouveraient tous en continuelle interdépendance, parfois conflictuelle, avec d’autres ordres juridiques ou normatifs. Sur l’espace Internet, la création du droit serait donc liée au modèle du réseau. Mais, D.R. Johnson et D.G. Post remarquent aussi que les spécificités d’Internet font advenir « un droit décentralisé émergent » qui ne conduit ni au chaos ni à l’anarchie757. Pour ces auteurs, la création du droit peut alors s’y apparenter à ce que T. Bell appelle la loi polycentrique758. De même, Y. Poullet considère que le cyberespace est un lieu où les entités juridiques entrent en relation plus fortement qu’ailleurs dans l’émergence du droit759. Enfin, pour certains, Internet produirait « un phénomène de coordination à une échelle jamais vue auparavant »760 et l’on pourrait s’accorder à dire que « le paradigme du réseau fait corps avec lui » 761. Par ailleurs, cette intuition concernant l’impact d’Internet peut être confirmée de façon empirique. En effet, au niveau infra-étatique, étatique ou supra-étatique, Internet apparaît faire émerger dans les processus de création du droit de ses acteurs un phénomène coopératif puissant concernant l’élaboration du droit du cyberespace. Pour faire du droit dans cet espace, les ordres juridiques semblent ainsi négocier avec les groupes internes et externes et avec les individus. Ces derniers participeraient directement à l’écriture du droit. Le Forum des droits sur Internet est notamment un exemple caractéristique de ce mouvement dans l’entité étatique762. Mais, dans de nombreux ordres économiques, spontanés ou publics, il existe aussi des faits plaidant dans ce sens. Par exemple, pour agir sur Internet, les entreprises ont fait émerger le phénomène organisationnel des start up lequel repose sur une évolution coopérative au niveau de la création du droit763. Cet impact réseautique serait d’ailleurs explicable par le caractère de l’espace Internet. En effet, cet espace juridique faisant obstacle au principe de relevance, il imposerait un jeu de droit entre et dans les ordres juridiques où les faiseurs de droit se percuteraient sans qu’aucun ne puisse s’imposer. Il forcerait alors tous les ordres juridiques à coopérer. Faute

partiel de ce qu’est la normativité dans ces espaces et l’on serait vite placé devant le constat que plusieurs règles de droit édictées au niveau des Etats sont pratiquement inapplicables ». Trudel Pierre, Benykhlef Karim, Hein Sophie, Droit du cyberespace, les éditions Thémis, 1997, introduction : De nouvelles balises pour le droit. 757 Johnson David R. & Post David G., « And How Shall the Net Be Gouverned ?, A Meditation on the Relative Virtues of Decentralized, Emergent Law », mai 1996, http://www.cli.org/emdraft.html 758 Bell Tom W., « Polycentric law », Humane Studies Rewiew, Volume 7, Number 1, Winter 1991/92, http://osf1.gmu.edu/~ihs/w91issueq.html 759 Poullet Yves, Quelques considérations sur le droit du cyberespace, Les dimensions internationales du droit du cyberespace, UNESCO-Economica, coll. « Droit du cyberespace », 2000, p 185 et suiv. 760 Chevalier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 8. 761 Ekeland Ivar, Internet et la recherche en sciences exactes et naturelles, Frison-Roche Marie-Anne, les bouleversements du droit par Internet, Chevalier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000, p 17.

Sur la notion de paradigme, voir Kuhn Thomas S, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983 ; Chevallier Jacques, De quelques usages du concept de régulation, Miaille Michel (sous la direction de), La régulation entre droit et politique, Colloque du Centre d'Etudes et de Recherches sur la Théorie de l'Etat, 1 et octobre 1992, Université de Montpellier, L'Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », 1995, p 72-73. 762Sur ce point se reporter à la troisième partie de cette thèse. Voir aussi Berthou Renaud, « La forumisation du droit : à propos des perspectives et enseignements d’une expérience originale de création du droit », http://www.artjuridique.com, 2004. 763 Cette forme organisationnelle sera présentée dans la deuxième partie de cette thèse.

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d’accepter les volontés hégémoniques, il les conduirait à négocier avec leurs membres et les entités externes lors de la création du droit. Dès lors, Internet apparaît en mesure de conduire les processus de création du droit de ses acteurs vers un puissant phénomène coopératif tenant du réseau, au moins concernant l’élaboration du droit du cyberespace. Mais ce mouvement pourrait aussi concerner l’espace terrestre. Dans ce sens, il convient de repérer les prémices d’une contamination « internétique » au niveau des processus de création du droit du « monde réel ». C’est notamment ce que laisse envisager le développement d’une démocratie étatique électronique. Internet ferait alors aussi office d’accélérateur réseautique de la création du droit. En effet, il attirerait les ordres juridiques et en créerait : sur ce point il n’y a qu’à constater le développement de sa population juridique. Par conséquent, il pourrait convertir au réseau, non pas seulement ses acteurs, mais aussi la création du droit dans sa quasi-globalité. Cependant, l’influence d’Internet sur la création du droit ne s’arrêterait pas là. Par certains aspects, ce réseau semble aussi entraîner une augmentation de la diversité de la création. §2. Internet : un facteur de pluralisation de la création du droit ? Internet apparaît aussi engendrer une évolution de la diversité de la création du droit, ce qui d’ailleurs garantirait la qualité réseautique de l’action qu’il initie764. Il semble ainsi conduire la création du droit vers un paradigme765 du réseau respectueux du pluriel. A. L’hypothèse de l’augmentation de la multiplicité des processus Internet augmenterait tout d’abord le nombre et l’originalité des processus de création du droit. Ainsi, les caractéristiques de cet espace, où les ordres globaux ne peuvent se comporter comme sur l’espace terrestre, auraient pour conséquence d’empêcher le contrôle des

764 Une baisse de la diversité de la création du droit réduirait en effet le nombre d’entités juridiques (différentes) mises en réseau et par conséquent l’ampleur et la qualité de l’évolution réseautique mise en place. 765 Sur la notion de paradigme, voir Kuhn Thomas S, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983 ; Chevallier Jacques, De quelques usages du concept de régulation, Miaille Michel (sous la direction de), La régulation entre droit et politique, Colloque du Centre d'Etudes et de Recherches sur la Théorie de l'Etat, 1 et octobre 1992, Université de Montpellier, L'Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », 1995, p 72-73.

Un paradigme (scientifique) est d’abord « une matrice disciplinaire, c’est-à-dire l’ensemble des croyances et valeurs reconnues, des techniques et méthodes qui sont communes aux membres d’un groupe scientifique donné : il fournit à une communauté scientifique les références nécessaires pour se reconnaître et s’institutionnaliser ». Mais un paradigme est aussi « un moyen de résoudre un problème qui surgit, la solution d’une énigme concrète : le paradigme sera, sur ce plan, un modèle, un raisonnement- type qu’on utilisera pour rendre intelligible une situation donnée ». Pour J. Chevallier, à ce titre, les paradigmes débordent et transcendent les cloisonnements disciplinaires. Selon cet auteur, « c’est en effet souvent par la transposition des modèles de raisonnement utilisés ailleurs, dans un autre champ disciplinaire que les sciences, et notamment les sciences sociales, progressent : les sciences sociales avancent en prenant appui l’une sur l’autre, en empruntant l’une à l’autre. Dès l’instant où un modèle de raisonnement se diffuse, se banalise, s’universalise, il se transforme en paradigme ». Par ailleurs, il existe une certaine idéologisation des paradigmes. Ils renvoient à une certaine réalité sociale et politique et sont marqués par l’air du temps. De même, pour J. Chevalier, les constructions modifient en retour les représentations sociales. Il y a en fait indépendance des paradigmes scientifiques et des représentations sociales mais influence réciproque.

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groupes infra-étatiques ou supra-étatiques privés. Dès lors, ces groupes pourraient s’accroître et développer de nouveaux processus de création du droit. De plus, Internet est un espace ouvert à tous ceux qui ont accès à l’ordinateur ou au téléphone. Il devrait alors permettre la création de groupes et de processus dans une mesure jamais imaginée. Au niveau infra-étatique, par exemple, il multiplierait les possibilités de rencontres tant virtuelles que réelles et augmenterait par là même la formation de groupes et de processus de création du droit. Cet effet pourrait se développer au fur et à mesure de son accession au titre d’espace le plus habité après la terre. Mais, a priori, Internet devrait aussi entraîner la naissance de nouveaux processus d’origine étatique. D’après certaines études, il modifie en effet la façon de faire du droit dans les ordres juridiques étatiques investis dans son aventure766. Enfin, il forcerait les ordres publics qui l’habitent à développer de nouveaux processus de création du droit entre eux. En effet, les processus utilisés par les ordres publics sur les autres espaces juridiques y rencontrent des difficultés. Non seulement les processus terrestres d’application des droits étatiques sont inappropriés767, mais les processus de création du droit actuellement en vigueur dans d’autres espaces n’y connaissent pas un franc succès. Par exemple, le processus spatial de création du droit y serait difficilement utilisable768. Alors, les ordres publics seraient appelés à innover. A priori, Internet pourrait donc contribuer à augmenter la diversité de la création. Mais, il est d’autres observations qui conduisent à supposer qu’Internet devrait garantir la diversité de la création du droit. B. L’hypothèse de l’exigence de préservation de la diversité Par divers biais, Internet garantirait aussi la diversité de la création du droit. C’est tout d’abord ce que laisse envisager sa structure technique. En effet, en raison de la structure décentralisée de ce réseau, le contrôle des processus de création du droit par certains ordres juridiques n’y apparaît pas envisageable. Les volontés hégémoniques de ce type ne pourraient y aboutir. Dès lors, la diversité de la création devrait logiquement être garantie.

766 Se reporter aux études précitées. Trudel Pierre, « L’influence d’Internet sur la production des normes juridiques », Colloque international droit de l’Internet, approches européennes et internationales, 19-20 novembre 2001, Assemblée Nationale, http://droit-internet-2001.univ-paris1.fr/vf/index.html. Trudel Pierre, Benykhlef Karim, Hein Sophie, Droit du cyberespace, les éditions Thémis, 1997 ; Johnson David R. & Post David G., « And How Shall the Net Be Gouverned ?, A Meditation on the Relative Virtues of Decentralized, Emergent Law », mai 1996, http://www.cli.org/emdraft.html ; Poullet Yves, Quelques considérations sur le droit du cyberespace, Les dimensions internationales du droit du cyberespace, UNESCO-Economica, coll. « Droit du cyberespace », 2000, p 185 et suiv ; Chevalier Jean-Marie, Ekeland Ivar, Frison-Roche Marie-Anne et Kalika Michel, Internet et nos fondamentaux, PUF, 2000. 767 Sur ce point voir les difficultés rencontrées par le droit international privé. Berthou Renaud, Internet et le respect des principes essentiels du droit du for, mémoire universitaire, 1999, http://www.juriscom.net 768 Sur cette problématique voir : Grainger Gareth, un instrument juridique international pour le cyberespace ? Une analyse comparative avec le droit de l’espace, Les dimensions internationales du droit du cyberespace, UNESCO-Economica, coll. « Droit du cyberespace », 2000, p 159 et suiv.

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Ensuite, Internet rend possible des constructions juridiques globales. En ce sens, est soulevée de façon récurrente l’idée de la création d’une instance dirigeante d’Internet. Or, en raison de la structure du réseau, toute création de ce style semble aussi appelée à garantir et promouvoir la diversité de la création du droit, sous peine de destruction quasi instantanée par ses fondateurs. Enfin, la réseautisation des ordres juridiques qu’il autorise apparaît déjà se combiner avec des degrés de conversion réseautique et des divergences dans la voie réseautique. La diversité des processus des communautés virtuelles illustrent notamment ces différences. De ce fait, la diversité de la création du droit serait donc aussi garantie. Dès lors, de prime abord, Internet apparaît devoir engager la création du droit dans une voie plurielle. En fait, il conduirait plus globalement la création du droit vers une pluralité de processus réseautiques en poussant à ses limites le mouvement vers le multiple de ce phénomène juridique. En ce sens, il représenterait un pas conséquent pour l’organisation de l’espèce humaine769. Il pourrait faire partie de ce cyclone (mais cette fois à l’échelle sociale) qui, « après nous avoir roulés individuellement, chacun de nous, vous et moi, sur nous-mêmes… continue sa marche au-dessus de nos têtes, nous resserrant tous ensemble dans une étreinte qui tend à nous parfaire chacun, en nous liant organiquement à tous les autres à la fois »770. Ces conséquences seraient dues à ses caractéristiques. En effet, construit par un ordre spontané sur des principes de liberté, la structure de cet espace imposerait un jeu de création du droit à tout ordre qui tente de l’habiter et empêcherait une réduction de la diversité de la création du droit. Or, de ce fait, il convient de s’attacher à l’étude des effets d’Internet sur la création du droit. Il apparaît nécessaire d’explorer l’intuition ici relatée en initiant un questionnement sur l’émergence d’une nouvelle ère pour la création du droit. L’avenir de ce phénomène juridique ayant partie liée avec l’avenir du monde social771, cette étude présenterait un certain nombre d’intérêts.

Conclusion partielle Au terme de cette première partie, le concept de création du droit aura donc été appréhendé puis, grâce à l’utilisation de deux outils, l’histoire de ce phénomène juridique aura pu être tracée. Elle est ainsi apparue irriguée par un mouvement allant « du multiple coopératif désorganisé à l’un » puis « de l’un à un multiple coopératif ordonné ». Mais ce mouvement quasi dialectique a semblé être perturbé par Internet. La présomption selon laquelle l’avenir de la création du droit devait compter avec ce réseau s’est imposée. C’est cette intuition rapidement jetée qu’il convient désormais de soumettre à l’epreuve des faits et de la réflexion. 769 Selon la position de P. Teillhard de Chardin, après l’hominisation élémentaire culminant dans chaque individu puis l’hominisation qui suivi le pas collectif de la réflexion, avec Internet, le groupe zoologique humain pourrait réaliser un nouveau pas vers un point critique, collectif et supérieur, de réflexion. Teillhard de Chardin Pierre, Le phénomène humain, éditions du Seuil, Paris, 1955, p 307 et suiv. 770 Ibid, p 309. 771 Référence au rôle du phénomène de création. Voir partie I et III de cette thèse.

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