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Du même auteur
aux mêmes éditions
L’Art d’être heureuxÀ travers 50 règles de vie
2001et « Points Essais » n° 715, 2013
Arthur Schopenhauer
L’art de l’insulteTextes réunis et présentés
par Franco Volpi
traduit de l’allemandpar éliane kaufholz-messmer
Éditions du Seuil
Titre original : Die Kunst zu beleidigenÉditeur original : Verlag C. H. Beck
isbn original : 3-406-47605-8© original : Verlag C. H. Beck oHG, München 2002
isbn 978-2-0213-0896-9(isbn 978-2-02-056255-3, 1re publication en langue française)
© Éditions du Seuil, 2004, pour la traduction française
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7
Des insultes tous azimuts
1. L’insulte comme ultime recours
L’Art de l’insulte est le pendant idéal du petit livre
intitulé L’Art de toujours avoir raison, un répertoire
de trente-huit astuces, que Schopenhauer avait
réunies pour son usage personnel, mais qu’il ne
publia pas1. À la fin de sa merveilleuse collection de
ruses et de trucs qui permettent de mener à bien les
discussions et les querelles, c’est-à-dire battre l’ad-
versaire en faisant fi de la vérité, Schopenhauer
explique les limites de chaque technique argumen-
taire et, du même coup, l’absolue nécessité d’une
arme de plus, qui soit extrême: si l’on a devant soi
un adversaire plus intelligent et plus habile, les
astuces dialectiques, la malice ne sont plus d’aucun
secours. Au niveau discursif de l’argumentation nous
serons inévitablement vaincus. Mais cela ne signifie
pas encore que la partie est déjà perdue. Il reste
comme extrema ratio – un tuyau insolent proposé
par Schopenhauer – une astuce ultime, infâme, la
L’ART DE L’INSULTE
8
trente-huitième dans son catalogue, qui recommande
expressément ce qui suit:
«Lorsqu’on constate la supériorité de l’agresseur
et qu’on veut continuer à avoir tort, il faut devenir
blessant, offensant, grossier. Devenir blessant, c’est
s’écarter de l’objet de la querelle (parce qu’on a
perdu la partie) pour se tourner vers l’interlocuteur et
s’en prendre d’une manière ou d’une autre à sa per-
sonne: on pourrait appeler cela argumentum ad per-
sonam, à la différence de l’argumentum ad homi-
nem: celui-ci part de l’objet purement objectif pour
s’en tenir à ce que l’adversaire en a dit ou admis.
Mais lorsqu’on devient offensant, on abandonne
complètement l’objet et on dirige son attaque vers la
personne de l’adversaire: on devient donc outra-
geant, méchant, offensant, grossier. Ce sont les
forces de l’esprit qui interpellent celles du corps ou
celles de l’animalité2.»
Schopenhauer ajoute: «Cette règle est très appré-
ciée parce que chacun est apte à l’appliquer, et c’est
pourquoi on y a souvent recours3.» Ce qu’on savait
sans doute déjà dans l’Antiquité: «Comment les
sophistes auraient-ils ignoré le moyen par lequel
chacun peut se mettre au même niveau que qui-
conque et peut immédiatement compenser la plus
grande des inégalités intellectuelles: je parle de l’in-
sulte. Aussi une nature vulgaire y est-elle menée
même instinctivement dès que se fait sentir la supé-
riorité intellectuelle4.»
L’ART DE L’INSULTE
9
Par conséquent: injurier, insulter, invectiver,
outrager ou calomnier sera – ainsi que l’expérience
quotidienne nous l’enseigne amplement – l’inévi-
table issue de nombreuses discussions et disputes.
Avec des conséquences aisément prévisibles: «On
se demande quelle règle contraire vaut dans ce cas
pour l’autre partie. Car si elle veut appliquer la
même, il y aura une bagarre, ou un duel, ou un pro-
cès en diffamation5.»
Une telle escalade inquiète Schopenhauer qui pré-
férerait déconseiller de tels excès aux parties
adverses. Il vaudrait mieux – et ce serait plus intelli-
gent – éviter par tous les moyens de se laisser entraî-
ner à une exacerbation aussi risquée. C’est dans ce
but qu’il nous donne quelques pressants conseils
pratiques.
On peut aussi ignorer avec nonchalance les invec-
tives et les insultes de l’adversaire et faire comme si
de rien n’était. De toute une série d’exemples et
d’anecdotes classiques évoqués par Schopenhauer il
ressort clairement que, même devant les insultes et
les invectives les plus grossières, les sages ne se sont
pas laissés départir de leur réserve et ont conservé
leur sérénité6.
Plus intelligents encore le conseil que donne Aris-
tote dans la Réfutation des sophistes: Il faut éviter
autant que possible de s’engager dans des discus-
sions avec le premier venu ou avec quelqu’un qui fait
du baratin comme les sophistes. Bref, il faut choisir
L’ART DE L’INSULTE
10
soigneusement et prudemment les interlocuteurs
avec lesquels on veut s’entre tenir sérieusement.
Malgré la prudence qui s’impose, les injures et les
insultes sont un genre dans lequel, chacun ne le sait
que trop bien par expérience personnelle, nous nous
laissons souvent empêtrer, même si nous voulions
précisément l’éviter. Dans certaines situations de la
vie, il paraît simplement impossible de faire marche
arrière ou de rester neutre, car – selon Schopen-
hauer – celui qui est offensé perd son honneur, même
si l’auteur de l’offense est «le gredin le plus vil,
l’abruti le plus stupide, un fainéant, un joueur, un
misérable emprunteur7». Donc: «Une grossièreté
triomphe de tout argument et éclipse toute forme
d’esprit», et «la vérité, la connaissance, l’entende-
ment, l’esprit, l’humour n’ont plus qu’à plier bagage
et sont battus sur le champ de la divine grossièreté»8.
Schopenhauer affirme la même chose dans son
Esquisse d’un traité sur l’honneur: «La grossièreté
est une qualité qui, en matière d’honneur, remplace
toutes les autres et l’emporte sur elles. Si, par
exemple, au cours d’une discussion ou dans une
conversation, quelqu’un d’autre fait montre d’une
connaissance plus juste des choses, d’un amour plus
rigoureux de la vérité, d’un jugement plus sain que
nous ou de quelque autre supériorité intellectuelle
qui nous fait de l’ombre, nous pouvons aussitôt infir-
mer celle-ci ou toute autre supériorité en même
temps que notre propre insuffisance ainsi mise au
L’ART DE L’INSULTE
11
jour, et alors faire preuve à notre tour de supériorité
en devenant grossier9.»
Ce qui importe donc avant tout, c’est de ne pas
être pris au dépourvu par de telles éventualités.
2. L’école de l’impertinence
Même si les invectives, les injures et les insultes
de toutes sortes jaillissent avec une spontanéité
inépui sable de l’esprit humain, surtout lorsqu’il se
sent provoqué, l’injure appropriée ou l’insulte qui
fait mouche ne lui vient pas toujours à l’idée à l’instant
même où ce serait nécessaire. Et comme l’escrime ou
toute autre technique d’attaque ou de défense, l’in-
sulte et l’injure exigent, pour être efficaces et
atteindre leur but, d’être apprises et constamment
exercées. Et même si les injures et les insultes sont
généralement le signe d’un tempérament grossier et
colérique, elles supposent néanmoins un certain raffi -
nement: si l’on veut blesser l’adversaire par une
invective exactement adaptée, intelligemment conçue et
formulée avec justesse, une habileté particulière est
nécessaire, qu’il faut développer et cultiver.
Mais laquelle? Et où et chez qui peut-on l’ap-
prendre?
Ici, c’est Schopenhauer qui vient en aide. Le philo-
sophe de Dantzig semble avoir pratiqué avec un cer-
tain plaisir le genre de la raillerie, de l’invective et
de l’insulte, et bien qu’il n’ait pas rédigé lui-même
L’ART DE L’INSULTE
12
un véritable Art de l’insulte, certains indices per-
mettent de penser qu’il n’était pas loin de le faire. La
preuve en est le catalogue des injures, invectives,
vexations et insultes adressées à tous les destina-
taires possibles, que nous avons extraites de ses
œuvres et de ses écrits posthumes et rassemblées
sous le titre de L’Art de l’insulte.
3. Réserves élémentaires
Pour l’amour de la vérité, il faut admettre que le
philosophe de Dantzig aurait toutefois considéré un
tel art avec aversion. Même les stratagèmes à vrai
dire très utilisables de son Art d’avoir toujours rai-
son n’étaient finalement à ses yeux rien moins que
des ruses et des trucs méprisables et malhonnêtes
dont l’homme se sert dans sa malveillance pour
l’emporter sur les autres. Aussi s’en lassa-t-il et ne
les fit-il jamais imprimer10.
À plus forte raison, Schopenhauer aurait-il émis
les mêmes réserves à l’égard de L’Art de l’insulte.
L’injure et l’invective sont des moyens communs,
vulgaires, populaciers, et dans les hauteurs aristocra-
tiques de son intelligence philosophique il détestait
se laisser entraîner à un niveau aussi bas. La défini-
tion claire et juste de la nature de l’objet donne déjà
les raisons profondes de son rejet: «La vexation, la
simple invective est pure et simple diffamation si les
raisons n’en sont pas données; en grec cela s’expri-
L’ART DE L’INSULTE
13
merait aisément: esti he loidoria diabole syntomos
[l’invective est une diffamation abrégée]. […] Il est
vrai que celui qui invective révèle qu’il n’a rien de
réel ni de vrai à alléguer contre l’autre; sinon il livre-
rait cela comme les prémisses et laisserait tranquille-
ment à ceux qui ont entendu le soin de conclure; au
lieu de quoi, il donne la conclusion et reste redevable
des prémisses; lui seul se contente de présumer que
c’est ainsi uniquement par goût de la brièveté11.»
De plus, l’offense entraîne – comme déjà évoqué –
le risque d’une escalade lourde de conséquences que
Schopenhauer déconseille vivement, car «avec les
injures cela se passe comme avec les processions
religieuses qui reviennent toujours à leur point de
départ12».
C’est pourtant avec un plaisir à peine dissimulé
qu’il décrit cette intensification: «Lorsque [l’insul-
teur] a été grossier, il faut être encore plus grossier.
Si les invectives ne font plus d’effet, il faut y aller à
bras raccourcis, et là aussi il y a une gradation pour
sauver l’honneur: les gifles se soignent par des
coups de bâton, ceux-ci par des coups de cravache.
Contre ces derniers mêmes certains recommandent
les crachats, qui ont fait leur preuve. C’est seulement
lorsque ces moyens arrivent trop tard qu’il faut
recourir sans hésiter à des opérations sanglantes13.»
Il faut dire que tout cela est condamné très sévère-
ment. Schopenhauer en est certain: «Chaque gros-
sièreté est en fait un appel à l’animalité, car elle
L’ART DE L’INSULTE
14
qualifie d’incompétents le combat des forces de
l’esprit ou du droit moral et son règlement au moyen
de ces raisons, et elle met à leur place les forces
physiques14.» S’abaisser à ce niveau signifie en fin
de compte en revenir au droit du plus fort.
4. Schopenhauer,
maître dans l’art de l’invective et de l’insulte
Cette simple raison devrait suffire à éloigner Scho-
penhauer de l’idée de rédiger un Art de l’insulte en
bonne et due forme. Il y avait pourtant en lui les
meilleures dispositions pour ce faire. Dans ses écrits
– de plus en plus depuis son traité Sur la volonté
dans la nature de 1836 –, il ne recule pas devant
une polémique acerbe, il s’exprime volontiers sur le
ton du sarcasme et de l’ironie blessante, utilise sans
ménagement des invectives et des expressions diffa-
matoires, adresse à toutes sortes de sujets des insultes
et des injures, peste et blasphème contre tout et n’im-
porte quoi. On peut donc le ranger sans hésiter parmi
les grands maîtres de l’art vulgaire de l’insulte.
On pourrait donc aussi faire de vastes recherches
sur l’arrière-plan biographique d’une impertinence
aussi catégorique. On connaît par exemple son tem-
pérament sanguin, rugueux et prompt à s’irriter, son
caractère pessimiste et misanthrope15, qui fut déjà
source de problèmes constants dans la famille, pro-
duisit des incidents désagréables et fut la principale
L’ART DE L’INSULTE
15
cause du désaccord pénible avec sa mère – ainsi
qu’en témoigne impitoyablement la correspondance
familiale. Johanna semble toucher juste lorsqu’elle
écrit à son fils: «Il faudrait tout de même que tu
deviennes globalement un peu plus prudent dans tes
jugements, c’est la première leçon que te donne le
monde qui t’entoure, il est dur, mais si tu ne changes
pas, il sera plus dur encore, tu te rendras peut-être
très malheureux. […] Ton intelligence supérieure
assombrit toutes tes bonnes qualités et les rend
inutiles pour le monde uniquement parce que tu ne
parviens pas à contenir ta rage de tout savoir mieux,
de trouver partout des défauts sauf en toi-même, de
vouloir améliorer et maîtriser tout. […] Si tu étais
moins que ce que tu es, tu serais ridicule, mais tel
quel tu es embêtant au plus haut point […] Tu
montes sans peine les gens contre toi16.» Et dans une
de ses dernières lettres avant leur séparation: «Tu
t’es par trop habitué à invectiver. […] Tu me parais
trop négatif, trop méprisant à l’égard de ceux qui ne
sont pas comme toi17.» De là aussi ses paroles
amères à propos de leur séparation: «Je suis fatiguée
d’endurer encore ton comportement […]. Tu t’es
détaché de moi, ta méfiance, ta réprobation à l’égard
de ma vie, du choix de mes amis, ton comportement
dédaigneux à mon égard, ton mépris pour mon sexe,
ta répugnance à contribuer à me faire plaisir et que
tu exprimes clairement, ta cupidité, tes lubies aux-
quelles tu laisses libre cours en ma présence et sans
L’ART DE L’INSULTE
16
prêter attention à moi, cela et bien d’autres choses
qui font que tu me parais parfaitement odieux, tout
cela nous sépare18.»
Ce caractère misanthrope, sarcastique et pessi-
miste, colérique, ne fut pas seulement préjudiciable à
sa vie familiale, il nuisit également à ses relations
sociales et professionnelles, et en général à ses rap-
ports avec son prochain et ses contemporains. De
nombreux incidents devenus anecdotiques qui en
témoignent ont fourni à ses biographes un matériel
amusant et varié pour leurs récits19. Cela commence
déjà au lycée de Gotha, lorsque l’élève génial com-
pose sur le professeur Christian Ferdinand Schulze
un poème satirique dont on lui tient rigueur et qui lui
vaut d’être exclu de l’établissement20. À l’université
aussi, le penseur doué de la jeune génération ne par-
vient à écouter certains professeurs qu’avec impa-
tience et à contrecœur, et Fichte plus que tout: il
débaptise la Doctrine de la science [Wissenschafts-
lehre] en «Vide de la science» [Wissenschaftsleere].
Il est difficile de freiner sa méchante langue – même
devant Hegel, le philosophe vedette de son temps,
avec qui il discute avec conviction lors de sa soute-
nance de thèse. Cette brutale opposition coûtera fina-
lement à Schopenhauer sa carrière universitaire.
Cette relégation, certes injuste mais dont il est sans
doute seul responsable, ne fait que l’irriter davantage
et le rend impitoyable à l’égard des philosophes ex
cathedra et des philosophes de métier de toutes ten-
L’ART DE L’INSULTE
17
dances: il les fustige dans son pamphlet De la philo-
sophie universitaire, en les traitant de «philosophes
ringards».
Parmi les nombreuses raisons qui le contraignirent
à s’attaquer à fond et personnellement au problème
de l’insulte, il convient encore d’évoquer le procès
en diffamation que lui intenta sa voisine, une coutu-
rière du nom de Caroline Marquet. Elle l’avait
dérangé en bavardant avec ses amies sur le palier de
son appartement alors qu’il était plongé dans son
activité de penseur – ou comme le supputaient des
rapporteurs malveillants, pendant qu’il honorait la
visite discrète de sa maîtresse, Caroline Medon.
Schopenhauer en est manifestement venu aux mains,
la voisine âgée de quarante-sept ans tomba dans l’es-
calier et se blessa. Après une longue procédure qui
traîna pendant cinq ans, Schopenhauer fut condamné
à lui verser une indemnité à vie pour «voies de
fait».
Rien d’étonnant donc que le problème de l’insulte
et de l’injure l’intéressât également du point de vue
juridique, et qu’il lût même la littérature spécia lisée
sur ce sujet, par exemple le Tractatus de existima-
tione adquirenda, conservanda et omittenda, sub quo
et de gloria et infamia, de Marquard Freher [Traité
sur la manière de se faire une bonne répu tation, de la
conserver et de la perdre en même temps ainsi que
sur l’honneur et la honte], ou l’enquête en trois par-
ties d’Adolf Dietrich Weber, Sur les injures et les
L’ART DE L’INSULTE
18
écrits diffamatoires (Schwerin-Wismar, 1798-1800,
rééditée en 1811 et 1829), à laquelle il se réfère dans
son Esquisse d’un traité sur l’honneur21.
À mesure qu’il avançait en âge, Schopenhauer
se fit de plus en plus intolérant envers tout ce qui
lui paraissait aller de travers dans le monde. Il ne
mâchait pas ses mots et, sans craindre d’être trop
grossier, il eut souvent recours à l’ultime artifice,
l’arme de l’invective et de l’insulte. À l’égard de
Hegel en particulier et d’autres penseurs contempo-
rains, son indignation jaillissait de tous ses pores: il
ne perdait plus de temps en dialectique et en argu-
mentation objective, mais faisait sans attendre usage
de l’arsenal explosif de moqueries, discours ven-
geurs, invectives, insultes, imprécations, condamna-
tions rassemblé au cours des années – et de toutes les
armes verbales que Mère Nature avait encore mises à
la disposition de son tempérament fougueux. «Philo-
sophastres», «charlatans», «ânes bâtés» sont parmi
les expressions les plus modérées dont il qualifiait
ses concurrents et que nous pouvons trouver surtout
dans les écrits de ses dernières années: dans Les
Deux Fondements de l’éthique (1841), la préface à la
seconde édition du Monde comme volonté et repré-
sentation (1844), la seconde édition fortement aug-
mentée de sa thèse De la quadruple racine du prin-
cipe de raison suffisante (1847), son pamphlet Sur
la philosophie universitaire dans Parerga et Parali-
pomena (1851), la nouvelle édition du traité De la
L’ART DE L’INSULTE
19
volonté dans le monde (1854) et enfin la préface à la
seconde édition des Deux Fondements de l’éthique
(1860).
Dans ce texte – rédigé quelques mois seulement
avant sa mort –, Schopenhauer se surpasse lui-
même et livre un dernier chef-d’œuvre de sa viva-
cité de repartie en matière d’invective et d’insulte.
Il s’attaque à rien moins que l’Académie royale des
sciences du Danemark, qui non seulement n’avait
pas accordé de prix à un de ses écrits, mais avait
de plus couronné summus philosophus Hegel, son
ennemi juré. Oui, ses tirades contre Hegel et les
idéalistes allemands se font tellement sévères dans le
traité Du fondement de la morale, qu’il avait présenté
au concours, que l’Académie danoise blâma expres-
sément la grossièreté de Schopenhauer lorsqu’elle
justifia officiellement son refus. Non seulement le
texte n’avait pas traité la question posée au concours,
mais au-delà «il évoque plusieurs philosophes émi-
nents des temps modernes en des termes si inconve-
nants qu’il provoque un grave et légitime scandale»
(plures recentioris aetatis summos philosophos tam
indecenter commemorari, ut justum et gravem offen-
sionem habeat)22. Là-dessus, Schopenhauer répliqua
avec une effronterie qui frisait l’impudence, en por-
tant un double coup qui peut se résumer en deux
phrases de sa propre plume:
1. «J’ai apporté la preuve irréfutable de ce que la
Société royale danoise a vraiment posé la question
L’ART DE L’INSULTE
20
qu’elle nie avoir posée, qu’en revanche elle n’a pas
posé la question qu’elle affirme avoir posée, qu’elle
n’a en fait même pas pu la poser23.»
2. «Si les académies avaient vraiment pour fin de
réprimer la vérité, d’étouffer de toutes leurs forces
l’esprit et le talent et de sauvegarder la gloire des
esprits creux et des charlatans, notre Académie
danoise aurait cette fois parfaitement correspondu à
une telle fin24.»
Toutefois, comme il craignait que ses mots grossiers
ne lui valent une procédure pénale pour insulte, il pria
le 26 juillet 1860 son ami Johann August Becker,
juge de paix à Mayence, de vérifier si dans la préface
de sa seconde édition de l’Éthique les «gifles et les
chiquenaudes bien méritées» qu’il donne à l’Acadé-
mie danoise risquent de lui valoir quelque chose du
point de vue juridique25. Becker assura le philosophe
qu’il n’avait juridice pas grand-chose à craindre, et
c’est ainsi que l’Éthique avec son prologue «forte-
ment salé et poivré» put paraître le lendemain de la
mort de Schopenhauer – comme si sa dernière parole
était effectivement une invective.
5. Le présent florilège
La matière suffit pour se sentir le droit de rassem-
bler un florilège des invectives et insultes que Scho-
penhauer adresse aux destinataires les plus divers
dans ses écrits publiés et non publiés: collègues, phi -