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Document généré le 7 oct. 2018 06:27 L’Annuaire théâtral Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole Jane M. Moss Dramaturgie(s) Numéro 21, printemps 1997 URI : id.erudit.org/iderudit/041314ar DOI : 10.7202/041314ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Société québécoise d’études théâtrales (SQET) et Université de Montréal ISSN 0827-0198 (imprimé) 1923-0893 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Moss, J. (1997). Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole. L’Annuaire théâtral, (21), 62–83. doi:10.7202/041314ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Centre de recherche en littérature québécoise (CRELIQ) et Société québécoise d'études théâtrales (SQET), 1997

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L’Annuaire théâtral

Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole

Jane M. Moss

Dramaturgie(s)Numéro 21, printemps 1997

URI : id.erudit.org/iderudit/041314arDOI : 10.7202/041314ar

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Éditeur(s)

Société québécoise d’études théâtrales (SQET) et Université deMontréal

ISSN 0827-0198 (imprimé)

1923-0893 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Moss, J. (1997). Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole. L’Annuaire théâtral, (21), 62–83. doi:10.7202/041314ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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Jane Moss Colby College

Larry Tremblay et la dramaturgie de la parole1

A u cours des dix dernières années, nombre de critiques ont com­menté le fait que le théâtre québécois semble avoir relégué au second plan les préoccupations sociales et politiques des années

1970 pour se tourner vers des considérations plus universelles. Alors que le théâ­tre s'était révélé un terrain de prédilection pour s'interroger sur l'identité collec­tive d'un peuple, il devient au fil des années 1980 un lieu pour explorer la vie privée et les problèmes personnels. Les dramaturges québécois entament alors un examen très approfondi de la nature et de la fonction de leur propre création artistique. On a souvent salué ces progrès comme autant de signes d'une matu­rité culturelle croissante du Québec, de sa condition de société postcoloniale de l'ère postmoderne (Larrue, 1992 ; McEwen, 1993 ; Lefebvre, 1994 ; Moss, 1992, 1995). D'astucieux critiques, Mariel O'Neill-Karch et Jean-Marc Larrue notam­ment, y auraient également décelé un signe de l'obsession narcissique de la so­ciété occidentale, le triomphe de la psychologie sur la sociologie dans une stres­sante époque d'angoisse existentielle, de vide spirituel et de déstabilisation de l'identité.

1. Une version anglaise de cet article a été publiée dans The American Review of Canadian Studies, vol. 25, n° 2-3 (1995), p. 251-267. La traduction est de Jean-Guy Laurin.

L'ANNUAIRE THÉÂTRAL, N° 21, PRINTEMPS 1997

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Au début des années 1980, Normand Chaurette et René-Daniel Dubois sont devenus les chefs de file d'une nouvelle génération de dramaturges québécois en rupture avec les conventions réalistes, en écrivant des pièces follement imagi-natives, hyperthéâtrales et confinant à la logorrhée. Rêve d'une nuit d'hôpital (1980), Provincetown Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans (1981) et Fêtes d'au­tomne (1982) de Chaurette, de même que Panique à Longueuil.. (1980), Adieu, docteur Munch (1982) et Ne blâmez jamais les Bédouins (1984) de Dubois, sont autant d'éblouissants exemples de ce virage. Ces œuvres sont volontairement littéraires dans leur hallucinante exploration des tragiques conséquences de la créativité artistique et de la signification dans le monde moderne. En gommant la frontière qui départage réalité et fantaisie, elles abolissent toute notion d'iden­tité stable et, en conséquence, posent d'énormes défis tant aux metteurs en scène qu'aux acteurs et aux spectateurs (Moss, 1988).

Bien que l'appréciation critique n'ait pas été immédiatement traduite en succès populaire pour Chaurette et Dubois, leur influence n'en fut pas moins énorme sur les jeunes dramaturges arrivant à leur maturité au cours des années 1980. Le théâtre québécois est devenu progressivement un théâtre de textes, un théâtre de la parole. Dialogue et action cèdent la place au monologue et au récit dans des pièces où l'usage conventionnel d'une intrigue linéaire et du suspense dramatique est également largué. Le spectateur est souvent obligé de trouver par lui-même la source du conflit dramatique, de reconstituer l'énigme à travers les fragments mis au jour par les personnages dans des monologues juxtaposés. Dans Le syndrome de Cézanne (1988), de Normand Canac-Marquis, La dépo­sition (1988), d'Hélène Pedneault, Si tu meurs, je te tue (1993), de Claude Pois­sant, Cendres de cailloux (1992) et Celle-là (1993), de Daniel Danis, pour citer quelques exemples, la tension dramatique surgit au fil de la reconstiaition d'un traumatisme ou d'un crime passé, par le biais du récit ou du monologue. À l'ins­tar de Provincetoum Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans de Chaurette et de Being at home with Claude (1986), de Dubois, ces pièces relèvent tout aussi bien de l'examen psychologique et métaphysique que de l'enquête policière. Cepen­dant, le recours à la mise en récit, à l'ironie et à la distanciation permet d'éviter soigneusement de donner dans les émotions mélodramatiques souvent associées aux pièces ayant la violence ou la mort pour thème.

Alors que l'usage du jouai et du français québécois revêtait l'importance d'un énoncé politique pour les auteurs des années 1970, nombre de dramaturges des années 1980 et 1990 s'intéressent davantage à la littérarité qu'à l'oralité du discours. Paul Lefebvre fait observer que Chaurette et Dubois « imposent une

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dramaturgie où la langue cesse de vouloir faire illusion de parole et se donne comme orgueilleusement artificielle » (1994 : 46). Sylvie Bérard décrit Celle-là de Danis comme « une dramaturgie de la parole » dans laquelle « la matérialité du verbe est palpable » (1993 : 49). Qu'il s'agisse du lyrisme expansif de Chaurette ou du discours ciselé, frugal de Danis, le langage poétique de cette nouvelle dra­maturgie véhicule une charge émotive prenant sa source dans le texte où l'absence d'indications scéniques et de ponctuation et la disposition des mots sur la page mettent en évidence l'impulsion poétique sous-jacente - d'ailleurs, ces pièces sont souvent publiées aux Herbes rouges, une maison d'édition qui pro­meut des œuvres expérimentales.

J'aimerais examiner de plus près le cas d'un de ces « dramaturges de la pa­role », celui de Larry Tremblay. Né à Chicoutimi en 1954, Tremblay est un acteur, un metteur en scène et un écrivain qui a fondé le groupe d'interprétation Labo­ratoire gestuel (LAG) ; il enseigne aussi, à l'Université du Québec à Montréal. En 1985, il retient pour la première fois l'attention des spectateurs montréalais grâce à son interprétation en solo des quatre personnages de Provinceîown Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans. Outre la présentation par le Laboratoire gestuel d'un spectacle de danse intitulé Mille grues (1986) et d'une fantaisie musicale sur un thème western intitulée Josse est-il parti? (1989), il a écrit Le déclic du destin (1989), Leçon d'anatomie (1992) et The Dragonfly of Chicoutimi (1995)2. Il a également publié de courts ouvrages de fiction, des poèmes et plusieurs essais sur le jeu de l'acteur. Il est particulièrement reconnu pour sa compétence en ce qui concerne le style théâtral traditionnel de l'Inde, le kathakali, qu'il a intensi­vement étudié lors des nombreuses visites, échelonnées sur vingt ans, qu'il a effectuées dans ce pays.

Dans chacune des trois pièces de Tremblay, un personnage, seul, sur une scène passablement dépouillée, s'adresse directement à l'auditoire, racontant des expériences personnelles qui culminent en de cauchemardesques crises existen­tielles. Trois personnages vraisemblablement lucides élaborent des récits où perce un sentiment profond de perte, d'aliénation et d'angoisse. Qu'elles évo­quent la perte de parties du corps, d'une personne aimée ou d'une langue, ces narrations débouchent toutes sur un moi morcelé, désarticulé. Les motifs du dé­membrement, de la dissection et de la métamorphose réapparaissent dans ces

2. Et Le génie de la rueDrolet, dernière en liste, qui n'a pu être retenue ici, compte tenu de sa récente création (1997).

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monologues d'identités instables. Chacun des trois personnages contrôle son angoisse par l'utilisation consciente d'un langage et d'un humour teinté d'ironie. Ils ont tous recours à un langage ou à des formes spécifiques d'expression lin­guistique pour créer une persona publique, pour masquer leur douleur. Pour­tant, ce faisant, ils accentuent le caractère artificiel du langage, le clivage radical entre langage et expérience. Aucune des stratégies d'ordre narratif n'arrive à étouffer complètement l'horreur, la paranoïa, la culpabilité et la p e u r - qu'il s'agisse du surréalisme poétique affecté du Déclic du destin, de la logique du discours scientifique dans Leçon d'anatomie ou du recours à l'anglais dans The Dragonfly of Chicoutimi.

Le texte s'apparente plus à de longs poèmes narratifs qu'à des scénarios de pièces, puisqu'il n'y a pas d'indications scéniques pour guider d'éventuels met­teurs en scène, ni de signes de ponctuation pour aider les acteurs. Tremblay a lui-même interprété Le déclic du destin en se servant d'un certain nombre d'accessoires et en adoptant un mode d'interprétation physique stylisé dont un critique a prétendu qu'il allait mal avec le texte (Campeau, 1989 : 172). Hélène Loiselle, étoile en solo de Leçon d'anatomie, faisait remarquer, lors d'une en­trevue, que la pièce « est presque un poème, en ce sens que la respiration est dans le texte » (citée dans Lévesque, 1992 : 18). Le défi pour la comédienne était d'étoffer un texte qui s'apparentait davantage à un radiothéâtre. The Dragonfly of Chicoutimi présentait un défi encore plus grand pour l'interprète, en l'occur­rence Jean-Louis Millette, du fait qu'elle est rédigée dans l'anglais approximatif d'un francophone parlant une langue qu'il n'a jamais étudiée.

Tremblay a écrit Le déclic du destin alors qu'il avait tout juste dépassé la vingtaine, et l'œuvre a été lue par Millette sur les ondes de Radio Canada en 1980. Montée par L'Eskabel à l'automne de 1988, puis à la salle Fred-Barry au printemps de 1989, la pièce a été jouée en 1990 et en 1991 dans le cadre des festivals de théâtre du Brésil et de l'Argentine. L'unique personnage de la pièce est Léo, un professeur cultivé dont la vie rangée - monotone, dirait-il peut-être -prend un virage cauchemardesque lorsqu'il mord dans un éclair au chocolat et y perd une grosse dent. Devant cet incident mineur, il est pris d'une nausée sar­trienne (Tremblay, 1989 : 193) qu'il tente de surmonter par une bonne nuit de sommeil mais, au réveil, il est glacé d'horreur et paralysé par le doute. Ses pires

3. Les références à cette oeuvre seront désormais signalées par la seule mention D- suivie du numéro de la page.

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craintes se réalisent lorsqu'il découvre que toutes ses dents sont tombées (D-26). Pendant qu'il cherche à comprendre ce qui s'est passé, il craint que sa propre maison soit engagée dans un complot visant à le tuer (D-27-31). Lorsqu'il saute du lit pour voir sa bouche édentée dans le miroir, il fait une autre effrayante découverte : sa langue est aussi tombée (D-32). Pendant qu'il essaie d'écha-fauder une ligne de conduite et qu'il cherche le moyen d'éviter la démence, il décide qu'un brin de lecture pourrait le calmer. Mais au moment où il s'apprête à saisir un livre, il constate que son index a disparu (D-36). Pendant que son corps se livre à de frénétiques recherches, son esprit s'efforce, par le biais de la logique et de la raison, d'établir par déduction le parcours du doigt errant (D-39) et de combattre l'horreur kafkaïenne qui menace sa santé mentale. Il retourne au lit pour se calmer. Trop agité pour dormir, il ouvre les yeux pour se heurter à une dernière constatation : son corps est maintenant détaché de sa tête (D-43). Pendant qu'il réfléchit au problème de la rupture entre le corps et l'esprit, il observe son corps sans tête, assis à son bureau et commençant à écrire (D-45) le récit que nous venons d'entendre. Les derniers mots de la pièce reprennent ceux des premières répliques : « C'est en mangeant un éclair au chocolat que cette affreuse réalité prit contact avec... » (D-49). Cependant, le pronom person­nel ne saurait être repris ici, puisque le Moi a cessé d'exister.

Certains critiques ont trouvé le thème passablement mince et le texte trop tributaire de l'interprétation physique de l'acteur, omettant ainsi d'apprécier à sa juste valeur l'exploration menée par Tremblay sur le rapport entre langage et existence (Campeau, 1989 ; Robert, 1990 : 471). D'autres ont plus vivement réagi à l'utilisation parodique du langage. Mettant l'accent sur l'humour d'« un discours à la fois analytique et surréalisant, poético-philosophique, mi-absurde, mi-grave », Alain Pontaut en arrive à la conclusion que

le récit tente [...] d'éclairer le quotidien par l'exploration d'un univers irréel et pourtant totalement cohérent, angoissant de réalité, axé sur la dislocation de l'homme et du monde, la conscience enfermée dans un corps étranger, seule, coupable sans savoir de quoi, en proie à un monde inachevé et à une transcendance inaccessible (1988 : 12).

La préface d'Aline Gélinas donne à entendre que la pièce représente un jeune homme aux prises avec la dichotomie corps/esprit. Elle fait remarquer que c'est le corps sans tête qui recourt à l'écriture pour se reconstruire et reconstruire son expérience : « Le corps a généré un texte de façon à permettre à l'être entier d'ac­céder au langage, à l'expression » (1989 : 9).

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Ce qui est frappant dans le monologue de Léo, c'est qu'il narre l'expérience du démembrement au moyen d'un langage artificiel à outrance. La littérarité du texte est mise en évidence par le recours au passé simple (avec un plus-que-parfait du subjonctif à l'occasion !) et par le vocabulaire prétentieux qui crée l'impression de parodie. Il n'est que d'écouter le ton sur lequel Léo commence son histoire :

C'est en mangeant un éclair au chocolat que cette affreuse réalité prit contact avec moi à l'instant même où j'engouffrais insouciant cette merveille de pâtisserie le DÉCLIC DU DESTIN se fit entendre et ma vie bascula dans le cauchemar l'éclair au chocolat était frais froufroutait de crème c'était une véritable douceur j'en avais la bouche saturée quand je croquai du dur ce fut une surprise détestable que de rencontrer dans cette mollesse un caillot qui laissait présager le pire déjà l'image de quelque chose d'insolite oublié dans l'éclair au chocolat amenait en moi un mouvement de nausée cette chose qui gisait dans ma bouche non identifiée que pouvait-elle bien être cette question se bouscula dans mon esprit et me fit cracher ce monstre qui grinçait sous mes dents qu'aperçus-je une DENT mon cœur se mit à mourir (D-19-20).

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La deuxième partie du texte (dépourvu de ponctuation, dont les pauses sont indiquées au moyen d'espaces et de lettres majuscules) est une évocation sen­suelle de la nuit et du sommeil parodiant les accents baudelairiens. Elle débute ainsi :

La nuit qui suivit était fraîche apportait un charme inaccoutumé aux heures sombres de cette ville mes draps s'étaient laissé pénétrer par le doux parfum du vent incitaient à l'immobilité au paisible enlisement du dormeur dans le sommeil profond (D-21).

Quand le sommeil ne réussit pas à le calmer ou à stopper la perte des parties de son corps, Léo cherche à « faire taire [s]on angoisse grandissante » en se met­tant à lire, mais la littérature ne peut rien contre cet inexplicable démembrement. Aussi décide-t-il d'essayer la logique. Il a beau invoquer la méthode de recher­che cartésienne, le raisonnement déductif, l'hypothèse et sa vérification, le dis­cours logique et la méthode scientifique d'investigation, rien de tout cela ne lui permet de déboucher sur une certitude (D-37-39). Aussi conclut-il :

même le rêve s'était allié à la réalité pour m'anéantir ils avaient fait si bien ensemble que je ne pouvais plus me fier ni à mon esprit ni à ma perception (D-39).

À la différence des personnages des premières pièces de Dubois, des êtres en voie de désintégration qui tombent dans le délire verbal face à l'incompréhen­sible réalité (Moss, 1988 : 40), le personnage de Tremblay se cramponne obstiné­ment à sa lucidité et fait d'énormes efforts pour s'opposer à la perte de son moi. Même au moment de reconnaître sa défaite, il conserve le style linguistique im­peccable qui sert à masquer sa panique :

il fallut bien que je me rendisse à l'évidence je n'étais plus qu'une tête mutilée qui traînait sur un oreiller (D-43).

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Lorsque le corps sans tête commence à écrire à la toute fin de la pièce, le « je » narrateur disparaît et la parole fait place à l'écriture. Malgré l'horreur de l'hallucination, on ne peut s'empêcher de rire quand Léo décrit la tête essayant de mordre le corps et le corps usant de représailles en enfonçant un mouchoir dans la bouche. À ce qu'il semble, le message de Tremblay est que l'écriture, si elle ne peut régler les problèmes existentiels, atténue quelque peu l'angoisse par son rassurant recours au langage, à la logique et à la lucidité.

Tandis que Léo peut décrire son ahurissant mal d'être, sans toutefois pou­voir l'expliquer, l'unique personnage de Leçon d'anatomie met le doigt sur la crise identitaire par le biais d'un discours objectif, scientifique. Dans ce deuxième monologue, Tremblay crée un personnage plus réaliste sur le plan psychologique, avec des antécédents, une carrière et une vie affective. Profes-seure d'université dans la cinquantaine, Martha est mariée à Pierre, avocat et ministre. La pièce s'ouvre sur Martha montrant du doigt un grand dessin accro­ché au mur et déclarant :

Cet homme est mon mari entre nous deux il y a une histoire mais j'ai mon histoire à moi qui n'est pas la sienne (1992 : 134).

Elle indique clairement par ces mots son désir de conserver une identité diffé­rente de celle qui l'identifie comme membre d'un couple. Elle va raconter deux histoires : comment, dès l'enfance, une fascination à l'égard des grenouilles et des modèles anatomiques réduits a débouché sur une carrière de scientifique avec spécialisation dans les rapports entre anatomie et comportement, et comment son amour passionné pour Pierre a entraîné une perte du moi, la dépression et le cancer. Son auto-analyse méthodique, encore que dépourvue de tout ordre chronologique, ressemble à une dissection, à une lucide déconstruction de sa vie et de son propre discours. Bien que cet examen sans illusion de ses faiblesses, de ses blessures d'ordre émotif et physique ressemble à une opération d'autodes-truction de la part d'une femme qui ne s'aime pas beaucoup, il n'en débouche pas moins, en fin de compte, sur une catharsis qui lui permet d'envisager un ave­nir sans Pierre. Le texte de Tremblay prend acte du changement : la première sec­tion s'intitule « Martha + Pierre = ? », la dernière « Martha - Pierre = ? » (L-ll, 89).

4. Les références à cette œuvre seront désormais signalées par la seule mention L- suivie du numéro de la page.

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Les critiques ont applaudi la prestation de Loiselle dans le rôle de Martha lorsque Leçon d'anatomie fut montée en septembre 1992 au Théâtre d'Aujour­d'hui, mais ils ont aussi nuancé leurs éloges, déplorant les trop nombreux rap­pels du discours féministe dans ce qu'ils avaient entendu (Burgoyne, 1992b : 51-53). Les problèmes de Martha - faible degré d'amour-propre, sévices mari­taux, stérilité, cancer, mastectomie - étaient trop faciles à prévoir. Dans une entrevue avec Lynda Burgoyne, Tremblay fait valoir que bien que s'efforçant de créer « une parole de femme », il n'était pas influencé par les écrivaines fémi­nistes et n'avait, au moment de la rédaction, aucune intention idéologique (Burgoyne, 1992a : 8). Bombardé de questions sur son rapport au féminisme, par une Burgoyne elle-même féministe, il donne à entendre par toutes ses réponses que son intérêt principal est axé sur le langage - aussi bien celui du corps (p. 8) que les mots, les rythmes, les ruptures et la musicalité du langage du texte. Son œuvre est effectivement un théâtre de texte et une dramaturgie de la parole :

J'aime travailler le texte, les mots, le rythme, car le théâtre c'est cela aussi : une parole et une musique. Plus je travaille les mots, plus je les choisis pour leur précision et plus il me semble que mon personnage vit ; personne d'autre que Martha ne peut dire ces mots-là, finalement. Les mots me permettent d'aller sous la surface de la peau, d'approcher les muscles et d'aller jusqu'aux os ; de ressentir l'être émotivement (p. 10).

Par conséquent, la clé pour comprendre Martha réside dans les mots et le langage, créateurs d'une identité qu'elle sent en désaccord avec l'essence même de son être. Alors qu'elle se présente à l'auditoire, elle dit :

Je m'appelle Martha je déteste ce nom il ne me va pas rien en moi n'est compatible avec ce que je suis [»J toute ma vie j'ai refusé de me confondre avec ce nom de faire de mon corps l'emblème de ce nom (L-15-16).

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Les mots peuvent nommer, bien ou mal, mais ils portent toujours le poids de la matérialité. « Martha est une chose molle » (L-15), déclare-t-elle, mais

Pierre cet homme-là ce mari-là est une pierre qui m'oppresse là (L-14).

Au cœur de cette dramaturgie de la parole se dresse l'incapacité des mots à désigner les gens, les choses et les émotions qu'ils représentent. Martha ne cesse de mettre en doute l'aptitude des mots à rendre la réalité et l'expérience. Parlant de son rapport à Pierre, elle dira :

Nous avons donc ici Pierre et là Martha entre les deux un verbe aimer Pierre aime Martha il y a là une flèche nous faisons un effort renversons la vapeur et obtenons Martha aime Pierre il y a encore une flèche un courant qui se propulse d'un nom à l'autre qui ondule qui tangue mais ce verbe aimer coincé entre deux images fonctionne-t-il de la même façon dans les deux sens (L-16-17).

D'entrée de jeu, Martha tient à raconter son histoire en toute sincérité :

je tiens à être sincère sinon pourquoi ouvrir la bouche (L-14).

Un peu plus loin, elle réitère son engagement : « De nouveau faisons un effort de lucidité » (L-21). Mais la lucidité est une arme à double tranchant qui l'écorche lorsqu'elle doit reconnaître que sa passion pour Pierre l'a anéantie. Alors qu'elle

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commence à décrire une rude volée de coups reçus de ses mains, elle laisse tomber temporairement la « discipline cruelle » de la lucidité :

je n'ai plus la prétention de m'occuper de la vérité (L-29).

Coupant court à l'aveu de ses insuffisances sur le plan sexuel, elle laisse échapper :

Je hais ce moment de lucidité je n'aime pas me voir en train de comprendre ce qui m'arrive et je déteste m'entendre le dire (L-50).

Pour Martha, la quête de vérité est un impératif d'ordre professionnel, une noble mission dont il lui arrive souvent de parler avec une forte dose d'ironie :

Il faut aller au fond des choses débusquer le savoir là où il se cache [..J Martha veut tout savoir veut ouvrir toutes les peaux tous les ventres tous les organes rien ne résiste à son appétit scientifique (L-46-47).

Pendant presque tout le monologue, Martha tient le discours de l'objectivité scientifique (et recourt à la troisième personne) pour se distancier de ses propres émotions :

elle observe analyse pèse le pour et le contre entièrement retranchée derrière sa neutralité pseudo-scientifique (L-38).

Toutefois, elle exhibe le discours scientifique comme un masque qui crée une fausse persona. Alors qu'elle montre un portrait de Pierre, elle le dissèque verbalement, énumérant les parties de son corps, mesurant, pesant et comptant, en luttant constamment contre la tentation de subjectivité que représente le langage :

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j'examine Pierre calmement je vois ses rides ses tempes qui grisonnent je prends note du temps de la fatigue des dépôts pourquoi LUI question idiote mais qui persiste je m'accroche à ses dents encore blanches je fixe ses lèvres en refusant plusieurs adjectifs qui tournent autour comme des mouches lèvres gonflées lèvres humides lèvres mordues je ne veux voir que des lèvres de la chair de lèvres nues sans le mensonge de l'adjectif je lève mon regard jusqu'à ses yeux Pierre me vois-tu (L-22).

En dernière analyse, l'objectivité scientifique, la lucidité et le langage n'arri­vent pas à épargner à Martha la souffrance émotive et psychologique. Sans doute peuvent-ils créer une rassurante apparence d'intégrité et de santé mentale, mais l'angoisse et la douleur viennent à l'occasion en écailler le vernis, et la réduire au silence (L-31, 68-70). Certains peuvent la percevoir comme étant

attentive spirituelle cultivée classique racée bien emballée (L-25),

mais elle sait qu'elle est une femme maltraitée dont le mari ne vient pas la visiter la veille de son opération d'un cancer parce que c'est soirée d'élections (L-65). Ironiquement, elle retrouve son regard scientifique lucide dès le moment où elle reconnaît qu'elle a cessé d'aimer Pierre. Assise dans une salle de cinéma de troisième ordre, à côté d'un homme en train de se masturber en visionnant un film banal, elle constate :

après dix minutes Martha a déjà pris son air sérieux la scientifique qu'elle est redevenue apprécie la clarté du propos la simplicité de la démonstration et l'efficacité de sa répétition

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il n'y a qu'une chose à montrer il n'y a qu'une chose à faire près de moi un homme se caresse je sens une douleur au sein celui que je n'ai plus Pierre je ne t'aime plus (L-80).

Il se pourrait, comme le fait observer Martha, que « la lucidité ne paie pas >» (L-38), mais elle l'aide à se comprendre et à se résigner au fait qu'elle est par­venue à un nouveau stade de sa vie. Même si son amour et sa souffrance exis­tentielle défient toute logique, le langage l'aide à maîtriser sa douleur et à cher­cher une identité en tant que Martha sans Pierre.

Nul écrivain québécois ne peut traiter du rapport entre le langage et l'iden­tité en écartant tout sous-entendu politique, et Tremblay a reconnu que les pro­blèmes identitaires de ses personnages sont directement reliés à leur situation de Québécois. Parlant de Leçon d'anatomie, Tremblay fait observer: «En fait, comme tous les Québécois, Martha vit un problème d'identité. Même si je n'ai pas écrit une pièce politique, je pense qu'on ne peut pas écrire sans faire réfé­rence à la société dans laquelle on vit » (Burgoyne, 1992a : 9). Même si son per­sonnage peut tourner en ridicule certains aspects de la politique contemporaine5, Tremblay est moins intéressé à prendre parti dans le débat qu'à nous rappeler que la situation précaire du Québec entraîne des conséquences d'ordre psycho­logique pour tous les francophones. Le problème du langage et de l'identité est également une question clé dans sa plus récente pièce, The Dragonfly ofChicou-timi Première pièce peut-être a avoir été écrite en anglais par un Québécois francophone, elle a été jouée par Millette au Théâtre d'Aujourd'hui lors du Festi­val de théâtre des Amériques en mai et en juin 1995, avant d'y tenir plus long­temps l'affiche à l'automne 1995, au printemps 1996 et au printemps 1997. L'au­dacieuse décision de Tremblay d'écrire en anglais soulève la question de sa pro­pre position politique, une question qu'il élude en soutenant que The Dragonfly ofChicoutimi traite davantage du parcours émotif d'un individu que du destin collectif d'un peuple. Mais il ne refuse pas d'admettre que la décision a des

5. Le mari de Martha est un nationaliste nouvelle vague qui fait fi de l'histoire (« il aime répéter0 le passé connais pas » - L-83) alors qu'il fait campagne pour un « projet de société » destiné à faire entrer le nouveau Québec de plain-pied dans le prochain siècle (L-66-67). Martha se moque de la vision de Pierre, rejette ses opinions qu'elle qualifie d'infantiles et de racistes, et confesse ne lui avoir jamais donné son vote (L-66).

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connotations politiques : « Peut-on trancher au couteau la frontière entre l'émotif et le politique ? Écrire est déjà en soi un geste politique, mais au théâtre il n'y a pas lieu d'être redondant » (Anonyme, [s. d.] : 15).

Lorsque Gaston Talbot, l'unique personnage, entame son monologue, il se présente lui-même comme un homme du monde désireux d'établir un contact avec les autres, d'appartenir à la grande fraternité humaine en partageant ses vues et en racontant l'histoire de sa vie. Il décrit la façon dont il jouait avec ses amis d'enfance dans la forêt qui jouxtait sa maison à Chicoutimi, mimant des batailles imaginaires où, invariablement, les bons triomphaient des méchants. Par le biais de tous les clichés éculés, il fanfaronne :

My childhood was surely a big success because of that small piece of forest near my family house the freedom I felt down there was the real root of my strength and my perspicacity a child came into the forest walked under the branches of the trees but a man came out with in his brain a vision a clear idea of his future of what he had to do for the sake of his destiny6 (1995 : 14).

Bien que son histoire débute par « Il était une fois... », il ne s'agit pas préci­sément d'un conte de fées. Interrompue à maintes reprises par l'expression d'opinions, et ralentie par une longue digression qui reconstitue un rêve cauche­mardesque, la véritable histoire raconte comment Gaston, jeune garçon de 16 ans, fut le témoin ou la cause de la mort sanglante de Pierre Gagnon, son ami de 12 ans, lorsqu'ils jouaient dans la forêt par une chaude journée de juillet. À la suite de l'accident ou du meurtre, Gaston demeura quarante ans sans parler. Maintenant, après un rêve où il s'exprimait en anglais, il recommence à parler, mais dans une langue étrangère qu'il n'a jamais étudiée.

6. « Ma jeunesse fut à n'en pas douter une grande réussite0 à cause de ce petit bout de forêt0 près de la maison familiale0 la liberté que j'ai goûtée en ces lieux0 est vraiment à la source de ma force et de ma perspicacité0 un enfant a pénétré dans la forêt0 a marché sous les branches des arbres0 mais il en est sorti un homme0 avec en tête une vision une idée claire de son avenir0 de ce qu'il avait à faire pour accomplir son destin. - Les références à cette œuvre seront désormais signalées par la seule mention Dr- suivie du numéro de la page.

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À l'évidence, la forte propension à raconter prend sa source dans son désir de transformer un passé traumatisant en une histoire de triomphe sur l'adversité. L'impulsion narrative lui permet aussi de créer (ou de recréer) son moi à travers la représentation de l'histoire, et il demeure constamment conscient de se construire lui-même par le truchement du langage :

ONCE UPON A TIME all my life I always got the dream to start the story of my life by saying ONCE UPON A TIME and now I am ready fully ready to say without any fear once upon a time a boy named Gaston Talbot born in Chicoutimi in the beautiful province of Quebec in the great country of Canada had a dream and that dream came true does it not sound bien chic and swell that's common sense to answer yeah

Let's start again7 (Dr-14).

La langue, l'anglais en l'occurrence, est un véhicule de falsification que Gaston manipule pour dissimuler la vérité. C'est un masque arboré pour feindre l'égalité d'humeur, le sang-froid et l'équilibre mental. Mais le masque glisse, la fausse identité se fissure en laissant voir les mensonges. Le recours à l'anglais, de la part de ce francophone, semble favoriser le mensonge, car il établit un rapport artificiel, contraint entre le langage et l'expérience. Un exemple anodin et ironique de la façon dont la traduction facilite le mensonge est celui des diverses significations attribuées par Gaston au mot amérindien Chicoutimi :

it means up to where the water is deep (Dr-13) ; Chicoutimi [...] means up to where the water is shallow (Dr-18) ;

7. « IL ÉTAIT UNE FOIS0 toute ma vie j'ai inlassablement caressé le rêve° d'entamer l'histoire de ma vie° en disant IL ÉTAIT UNE FOIS0 et maintenant je suis prêt fin prêt à dire0 sans éprouver la moindre crainte0 il était une fois un garçon nommé Gaston Talbot0 né à Chicoutimi0 dans la belle province de Québec0 dans le grand pays qu'est le Canada0 qui caressait un rêve et le rêve s'est réalisé0 cela ne sonne-t-il pas bien chic et formidable0 le bon sens commande de répondre ouais00 Recommençons. »

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Chicoutimi which means up to where the ships can go (Dr-23) ; Chicoutimi [...] means where the city stops or starts8 (Dr-26).

Gaston se rend bientôt compte de ce que l'auditoire a commencé à soup­çonner : il est un menteur (Dr-18). Le récit qu'il a essayé de construire, dans un effort pour créer une interprétation de lui-même, s'écarte à maintes reprises du sujet, car il n'arrive pas à exorciser ses démons. L'étrange rêve qu'il raconte nous donne une mystérieuse idée sur la source de son angoisse et sa crise d'identité. Dans son rêve, il est un enfant dans le corps d'un adulte, doté d'un visage fracturé à la manière Picasso, frappant à la porte de sa maison en quête d'une consolation maternelle :

it's me mum your beloved son I need your help it's time for you to show me your love I'm in trouble guess what happened to me mum mum open your heart let me get in give me your arms protect me against the evil look at the flesh of your own flesh9 (Dr-25-26).

À ce moment dramatique, Gaston marque un temps d'arrêt :

I need a break I failed It's not good it's not at all good

8. «il signifie jusqu'où l'eau est profonde»; «Chicoutimi [...] signifie jusqu'où l'eau est peu profonde » ; « Chicoutimi qui signifie jusqu'où les navires peuvent aller» ; « Chicoutimi [...] signifie là où s'arrête ou commence la ville ». 9. « C'est moi m'man0 ton fils bien-aimé° j'ai besoin de ton aide0 c'est le temps pour toi° de me manifester ton amour0 j'ai des ennuis0 devine ce qui m'est arrivé0 m'man m'man0 ouvre ton coeur0

laisse-moi entrer0 tends-moi les bras° protège-moi du mal° jette un regard à la chair de ta chair. »

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What a pity I'm not able to tell the truth the naked truth the simple and undressed truth mother of all possibilities10 (Dr-26).

Au bout de ses émotions, Gaston semble renoncer à l'effort de narrer une histoire édifiante. Son récit devient plus fragmentaire et hallucinatoire, ses mots plus vibrants de colère, son identité plus éclatée. Faisant le récit mimé des deux rôles dans le drame mère-fils, il présente un scénario de culpabilité, de rejet par la mère et de vengeance qui culmine lorsque tombe son masque à la manière Picasso pour laisser voir la tête d'une libellule juste avant qu'il ne dévore sa mère et ne crève le toit de la maison familiale en prenant son envol (Dr-44).

Au terme du récit de son cauchemar, Gaston sent le besoin de faire une autre pause (Dr-44) avant de revenir au « Il était une fois » de son récit inter­rompu. En lieu et place de l'aventure en forêt qui change un enfant en homme, l'histoire tournera cette fois-ci autour de

Gaston Talbot a dragonfly who ate his mother11 (Dr-46)

pour ensuite survoler joyeusement sa ville natale jusqu'à ce que « a strange attraction12 » (Dr-46) vers le bas ne le force à un atterrissage fatal sur les rochers de la Rivière-aux-Roches (Dr-47). L'accident ramène le récit de Gaston au jour fatidique de juillet, au cours duquel il a été le témoin ou la cause de la mort de Pierre Gagnon. Gaston ne lève jamais le voile sur son rôle dans cette mort, mais il nous raconte que, à la suite de l'accident, il est demeuré muet pendant de nombreuses années jusqu'au moment du rêve dans lequel il s'exprimait en anglais.

S'exprimer en anglais comporte d'énormes implications pour Gaston, ainsi qu'il nous le raconte aux dernières répliques de son monologue :

10. «J'ai besoin de souffler0 j'ai échoué0 Ce n'est pas bon° ce n'est pas bon du tout00 Quel dommage0

je suis incapable de dire la vérité0 la vérité toute nue° la vérité pure et simple0 mère de toutes les possibilités. » 11. « une libellule qui mangea sa mère. » 12. « une étrange attraction. »

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The night I had that dream in English my mouth was a hole of shit I mean full of words like chocolate cake beloved son son of a bitch popsicle sticks your lips taste wild cherries a dragonfly fixed on a wall by a pin when the sunlight reached my dirty sheets my eyes filled with sweat my mouth was still spitting all those fucking words like rotten seeds everywhere in the room I was not as they said aphasie anymore I was speaking English13 (Dr-53).

Le critique de théâtre Robert Lévesque a fait observer que le fait de s'ex­primer en anglais dénote chez Gaston un « malaise identitaire » (1995 : B-8). Sherry Simon abonderait probablement dans le même sens, elle qui a analysé l'utilisation d'un anglais fautif chez d'autres auteurs, dans son étude sur la traduction dans la littérature québécoise, intitulée Le trafic des langues. Pour elle, l'utilisation d'un « aussi mauvais anglais » s'inscrit dans « une esthétique de la faiblesse » (1994 : 112), témoignant d'« un état d'insuffisance intérieure profonde [...] hantée par la folie » (p. 113). Aux yeux de Simon, le recours à l'anglais chez un personnage francophone signifie la perte d'autonomie, de la libre expression et de la maîtrise de soi (p. 32,118), ainsi qu'un extrême isolement (p. 113). Dans le cas de Gaston Talbot, il semble juste d'affirmer que l'aliénation mentale se

13. « La nuit où j'ai fait0 ce rêve en anglais0 ma bouche était un cloaque0 je veux dire0 pleine de mots comme0 gâteau au chocolat fils bien-aimé° salaud bâtonnets de glace à l'eau° vos lèvres ont goût de merise0 une libellule épinglée sur un mur° lorsque la lumière du soleil atteignit de ses rayons0 mes draps crasseux mes yeux ruisselants de sueur0 ma bouche continuait à cracher0 tous ces putains de mots0 comme graines de semence pourries0 partout dans la pièce0 j'avais cessé d'être0 comme ils disaient0 aphasique0 je m'exprimais en anglais. »

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traduit par une aliénation linguistique et que le rejet de la langue maternelle donne à entendre que sa mère est à la source du problème.

Comme dans d'autres monologues de Tremblay, le récit d'une traumatisante expérience de perte débouche sur une crise d'identité qui s'exprime par la langue. En même temps, le personnage choisit gauchement ses mots pour créer une persona, problématise la langue et met en doute son aptitude à traduire fidèlement l'expérience personnelle. Toute impression de maîtrise de la langue, de lucidité et d'équilibre mental est une fausse impression, brisée par des emportements passagers qui mettent au jour l'écœurement et l'angoisse de personnages qui se servent de la langue pour lutter contre la désintégration phy­sique et psychologique. Tremblay a signalé que The Dragonfly of Chicoutimi marquerait la fin de son expérimentation du monologue de théâtre (Burgoyne, 1992a : 9). Après avoir exploré le rapport de la langue au moi, de la langue au corps, de la langue à l'expérience par le biais de pièces à un seul personnage, il est peut-être prêt à poursuivre avec des œuvres qui prennent en compte interaction et dialogue. Chose certaine, Le déclic du destin, Leçon d'anatomie et The Dragonfly of Chicoutimi ont d'ores et déjà hissé Tremblay au rang d'écrivain au talent extraordinaire dont la formation aux mouvements corporels du katha-kali a vivement conscientisé au rôle que joue la langue au théâtre.

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