L'ARLESIENNE

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L'ARLESIENNE Il s’appelait Jan. C’était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert. Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui n’en avait qu’une en tête, — une petite Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu’il avait rencontrée sur la Lice d’Arles, une fois. — Au mas, on ne vit pas d’abord cette liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents n’étaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il disait : — Je mourrai si on ne me la donne pas. Il fallut en passer par là. On décida de les marier après la moisson. Donc, un dimanche soir, dans la cour du mas, la famille achevait de dîner. C’était presque un repas de noces. La fiancée n’y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps… Un homme se présente à la porte, et, d’une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève, à lui seul. Estève se lève et sort sur la route. — Maître, lui dit l’homme, vous allez marier votre enfant à une coquine, qui a été ma maîtresse pendant deux ans. Ce que j’avance, je le prouve : voici des lettres !… Les parents savent tout et me l’avaient promise ; mais, depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi… J’aurais cru pourtant qu’après ça elle ne pouvait pas être la femme d’un autre. — C’est bien ! dit maître Estève quand il eut regardé les lettres ; entrez boire un verre de muscat. L’homme répond : — Merci ! J’ai plus de chagrin que de soif. Et il s’en va. Le père rentre, impassible ; il reprend sa place à table ; et le repas s’achève gaiement… Ce soir-là, maître Estève et son fils s’en allèrent ensemble dans les champs. Ils restèrent longtemps dehors ; quand ils revinrent, la mère les attendait encore.

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Réécriture de la nouvelle d'Alphonse Daudet

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L'ARLESIENNE

Il s’appelait Jan. C’était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert. Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui n’en avait qu’une en tête, — une petite Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu’il avait rencontrée sur la Lice d’Arles, une fois. — Au mas, on ne vit pas d’abord cette liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents n’étaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il disait :— Je mourrai si on ne me la donne pas. Il fallut en passer par là. On décida de les marier après la moisson.Donc, un dimanche soir, dans la cour du mas, la famille achevait de dîner. C’était presque un repas de noces. La fiancée n’y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps… Un homme se présente à la porte, et, d’une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève, à lui seul. Estève se lève et sort sur la route.— Maître, lui dit l’homme, vous allez marier votre enfant à une coquine, qui a été ma maîtresse pendant deux ans. Ce que j’avance, je le prouve : voici des lettres !… Les parents savent tout et me l’avaient promise ; mais, depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi… J’aurais cru pourtant qu’après ça elle ne pouvait pas être la femme d’un autre.— C’est bien ! dit maître Estève quand il eut regardé les lettres ; entrez boire un verre de muscat.L’homme répond :— Merci ! J’ai plus de chagrin que de soif.Et il s’en va.Le père rentre, impassible ; il reprend sa place à table ; et le repas s’achève gaiement…Ce soir-là, maître Estève et son fils s’en allèrent ensemble dans les champs. Ils restèrent longtemps dehors ; quand ils revinrent, la mère les attendait encore.— Femme, dit le ménager, en lui amenant son fils, embrasse-le ! il est malheureux…

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Jan ne parla plus de l’Arlésienne. Il l’aimait toujours cependant, et même plus que jamais, depuis qu’on la lui avait montrée dans les bras d’un autre. Seulement il était trop fier pour rien dire ; c’est ce qui le tua, le pauvre enfant ! [•••]

Méthodologie

Les élèves d'une classe de seconde du lycée Arthur Rimbaud ont été invités à écrire l'histoire de l'Arlésienne, nouvelle d’Alphonse Daudet, en la transposant dans le monde contemporain. Leur création devait répondre à plusieurs critères:

- respecter la trame de la nouvelle originale, notamment la passion, tournant à l'obsession, envers un être inaccessible.

- situer l'histoire en Provence- opposer deux univers

Le professeur de musique a ensuite expliqué aux élèves comment les thématiques de Daudet furent transposées dans la suite orchestrale crée par Bizet, œuvre qui elle-même inspira la chorégraphie de Roland Petit. Les notions de modèle et de contraintes artistiques sont ainsi apparues aux élèves.

Ils ont mis en pratique ces notions en relisant et réécrivant leurs écrits afin de les améliorer. Petit à petit ils sont perçu combien le travail de création nécessite, en plus de l'imagination, un effort de concentration et de recherche de l'essentiel. Ce travail leur a également permis de découvrir d'autres facettes de la personnalité et des talents de leurs camarades.

Les jeunes auteurs se sont vite approprié cette nouvelle du XIXème siècle car elle exprime des constantes intemporelles de l'adolescence, notamment la pureté et la soif d'absolu, la difficulté d'accepter les compromissions en admettant la réalité et même la tentation du suicide. Ils ont réinterprété l'histoire mythique en lui donnant un nouveau sens, adapté à notre société. Un transforme l'Arlésienne en rencontre virtuelle sur internet, une autre élève autre déplace l'opposition entre ville et campagne vers l'affrontement entre des hôteliers pressés de faire de l'argent et des défenseurs du patrimoine écologique dans la Camargue actuelle menacée par le réchauffement climatique.

Guilhem Deydier transporte L'Arlésienne dans le Marseille d'aujourd'hui et évoque la distance sociale, religieuse et communautaire qui sépare irrévocablement les êtres. Voici sa nouvelle.

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LE REFUS

4 janvier 2011

Le jeune Ismaël marchait avec détermination dans les rues de Marseille. Il regardait droit devant lui et tentait d'afficher un air assuré, mais il n'en menait pas large. Il devait en effet rendre visite à son père qui le querellait régulièrement à cause de sa fainéantise, car Ismaël ne trouvait pas de travail et ne se démenait pas vraiment pour en trouver un, profitant de la fortune familiale.Il tourna rapidement au coin de la rue, et percuta une jeune fille, faisant tomber son sac à main qui s'ouvrit dans la chute. En ramassant les affaires répandues sur le sol, il leva les yeux, et plongea son regard dans celui de la jeune fille. Elle avait de grands yeux noisettes et un air effarouché. Il s'excusa en bafouillant et reparti du même pas, non sans se retourner pour voir disparaître derrière un bus l'apparition presque irréelle qu'il venait d'avoir.Il ne parvenait pas à oublier le visage contrarié et effrayé de cette fille.Le soir, en rentrant de sa visite qui s'était passé aussi mal qu'il l'avait craint, il choisit de reprendre le même chemin qu'à l'aller, comme s'il espérait inconsciemment revoir la fille. Et soudain, il l'aperçut, marchant vers lui, et il crut à un rêve.

Ismaël ne croyait pas au coup de foudre. Mais il y a des choses que l'on ressent parfois lors d'une rencontre, d'un regard, et qu'il est impossible de réfréner.Comme des millions d'autres garçons de son âge, Ismaël était tombé amoureux.Le miracle que l'on ne peut même pas imaginer se produisit alors : un petit rectangle de cuir tomba doucement de la poche de la fille. Le jeune homme, n'y croyant pas, couru ramasser l'objet et le glissa avec empressement sans sa poche. Arrivé chez lui, il se dépêcha de le ressortir, et reconnu bien vite un portefeuille. Il n'osa d'abord pas regarder à l'intérieur, par respect ou par crainte, puis finit par l'ouvrir. Il vit alors une photo en noir et blanc qui ressemblait vaguement à la superbe fille à qui l'objet appartenait, puis découvrit dans une poche une carte, où était noté un nom, où figurait un numéro de rue et un nom.Myriam Balreau. 7, rue de la pastourelle.

29 janvier 2011

Assis sur un banc, la tête entre les mains, il abreuvait le sol de ses larmes.« Ça y est. Tout est fini. Mes rêves, envolés, comment ai-je pu y croire ne serait-ce qu'un seconde ! », disait-il.Il tenait entre ses mains la lettre qui venait de lui être renvoyée, pour la cinquième fois. Il ne comprenait pas. Il était pourtant resté courtois dans ses mots, ne s'était pas trop avancé et était resté respectueux ! Il ne lui demandait qu'un rendez vous, un dîner, n'importe quoi, mais au moins de la voir.Et elle, invariablement, lui renvoyait ses lettres. Il n'y croyait plus, n'espérait plus rien, et touchait le fond.

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7 février 2011

Ismaël errait dans les rues de Marseille, sans savoir vraiment où il allait. Il ne regardait même plus autour de lui, et avait les yeux rivés sur ses chaussures. Plus rien n'importait maintenant, rien ne comptait plus. Il leva les yeux pour observer la foule qui se pressait sur la Canebière. Les gens avaient tous des allures différentes, des voix différentes, des expressions de visage différentes. Mais une fille ce détachait de ces gens. On ne pouvait pas ne pas la voir. Elle était vraiment sublime, rayonnante de beauté, et les passants semblaient presque s'écarter sur son passage.Ismaël ne mit pas plus d'une seconde à la reconnaître. C'était elle, l'objet de son tourment, le Graal, la femme tant voulue, sa quête, sa raison de vivre. Il se dépêcha de rejoindre son trottoir, pour essayer de la rattraper. Lorsqu'il parvint enfin à traverser au milieu des voitures, il scruta la masse épaisse de manteau, bonnets et écharpes, mais ne vit nulle part sa bien aimée. Il avança encore, dans l'espoir qu'elle eût tourné dans une ruelle sur la gauche, mais ne la vit d'aucun côté.

19 février 2011

Ses écouteurs dans les oreilles, Ismaël balançait la tête en rythme en lisant attentivement un bout de papier où étaient griffonnés quelques mots.« Je suis désolée de ne pas avoir pu répondre plus vite à vos messages, ma mère les renvoyaient sans me les donner mais j'ai pu en recevoir un.J'ai le regret de devoir vous annoncer cela, mais je vous demande de ne plus en envoyer. En effet, vous et moi n'appartenons pas au même univers, et je ne crois pas que les mélanger serait une bonne idée.Je vous remercie cependant de votre attention, et également de m'avoir fait remettre mon portefeuille. Avec toute mon amitié, Myriam. »Il laissa choir la lettre, et baissa lentement la tête. Ainsi, ce n'était pas par dédain que ses lettres lui étaient renvoyées !Malgré cela ce n'était pas une bonne nouvelle. Elle lui annonçait que toute rencontre était impensable.Il comprenait ce qu'elle voulait dire. Il était vrai que lui était d'une famille bourgeoise, juive depuis toujours, et vivant toujours pour le travail et la réussite financière. C'était d'ailleurs pour cela que son père lui donnait l'impression de le traiter comme « l'anomalie » de la famille. Et elle, Myriam, ne devait surement pas être bien riche, et il lui avait semblait un jour l'apercevoir se dirigeant vers la mosquée, même s'il n'était sûr de rien. Et il comprenait aussi ce que sa mère devait penser de lui, il n'était jamais indifférent aux regards hostiles qu'on lui lançait, lorsqu'il passait en costard cravate immaculé dans les rues des quartiers mal famés de la ville.Cette lettre signifiait donc que cet amour était inaccessible. Pourtant, Ismaël était prêt à tout pour conquérir cette superbe fille.Mais ce combat semblait bien perdu d'avance.

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24 février 2011

Deux heures déjà qu'il tournait en rond, au pied d'un immeuble peu récent à la façade délavée. Il avait déjà sonné six fois, mais personne ne répondait, et il commençait à croire qu'il n'était même pas à la bonne adresse car le bâtiment semblait vraiment désert et délabré.Mais au septième coup de sonnette, une femme grasse et poisseuse vint lui ouvrir, il cru d'abord qu'il allait enfin voir Myriam, mais la femme, qui devait être la concierge, lui demanda simplement s'il pouvait arrêter de sonner comme un imbécile, et que si on ne lui avait pas répondu au bout de deux fois c'était bien qu'il n'y avait personne.Il tourna les talons en marmonnant des excuses, et retourna chez lui sans rien dire, le regard vide.

3 mars 2011

Assis en face de son fils, les poings serrés, le père d'Ismaël bouillonnait de rage.Son fils, avec une fille de rien ? Non, jamais cela n'arriverait. Dans toute l'histoire de sa famille, les membres ne s'étaient jamais mariés qu'avec d'autres gens de la haute société.Il n'était pas question qu'un pauvre idiot étant le dernier de la lignée vienne gâcher tout cela en épousant n'importe qui ! Mr Rosemberg n'arrivait même pas à croire que ce soit vraiment son enfant, sa descendance qui ait pu avoir une idée pareille !Il chassa au plus vite son fils de sa demeure, en lui criant qu’il n'y aurait jamais de bouseux dans la famille Rosemberg, et qu'il était prêt à le déshériter s'il commettait un crime pareil. Ismaël sortit en courant et alla se réfugier à la terrasse d'un petit café au coin de la rue voisine, tout en rageant sur son père et son éternel « racisme » envers les gens qui n'étaient pas de leur « univers ». Mais quel univers, à la fin ? Ne sommes nous pas tous du même, au fond ? Se disait le jeune homme.

10 mars 2011

Cette fois, c'en était trop pour Ismaël.Il venait, dans la même paire d'heures, de recevoir une nouvelle lettre de Myriam le sommant d'arrêter d'envoyer ses messages une bonne fois pour toute, et de se disputer violemment avec son père à propos de sa fainéantise. Mais aujourd'hui, les choses allait changer, à ça oui ! Ismaël gravit furieux les marches de l'escalier de son immeuble.Il fit rapidement un bagage constitué du strict nécessaire, et partit en claquant la porte et sans même prendre la peine de la verrouiller.« Ah, mon père ne veut plus payer ? Très bien, il ne payera plus ! », criait-il à qui voulait l'entendre.

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11 mars 2011

Déjà 15 heures qu'Ismaël n'avait ni mangé, ni dormi.Il avançait chancelant près du port de Marseille, tel un ivrogne après une beuverie. Il aperçut en sortant de sa torpeur une affiche annonçant un emploi libre en tant que matelot sur un grand voilier de plaisance amarré tout près de là. N'ayant aucune idée de ce qu'il allait faire de sa vie, après quelques secondes de réflexion il grimpa sur le voilier et toqua à la porte de la cabine.

5 avril 2011

Depuis bientôt un mois les policiers étaient à la recherche du jeune Ismaël. Un enquêteur déposa un dossier sur le bureau du commissaire.

18 avril 2011

Les équipes de recherches sortirent de l'eau les corps découverts.Le naufrage de ce bateau qui s'était engagé en mer alors que la tempête se levait était vraiment tragique, et avait coûté la vie à ses six passagers. Après l'analyse des dépouilles, on reconnut cinq vieux loups de mers, et un jeune homme, qui n'avait apparemment pas dépassé les vingt ans.Le lendemain, les parents des victimes vinrent reconnaître les corps. Quatre personnes se présentèrent d'abord, essentiellement des frères et des sœurs. Il ne manquait que la personne venant pour le jeune homme. Une jeune femme rayonnante de beauté et de fraicheur se présenta. Son parfum subtil se répandit dans la salle froide et triste de l'institut médico-légal.Elle se pencha sans crainte ni dégoût sur le corps du jeune homme, et se retourna vers les médecins pour remplir les papiers et les formulaires obligatoires.« Quel est votre nom, s'il vous plaît, et mettez ici le lien que vous aviez avec la victime », demanda un vieil homme replet et suant.« Myriam Balreau, épouse de là victime », répondit-elle sans hésitation.