L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

17
L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique C. Hattemer & A. Sierra N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012 L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique Oppositions conflictuelles sur la nature des risques et des incertitudes associés à l’aménagement des marchés de gros Hattemer Cyriaque Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Doctorant [email protected] Sierra Alexis Université de Cergy-Pontoise Maître de Conférence [email protected] ABSTRACT : Dans une perspective d’amélioration de la sécurité alimentaire de Lima, la mise en chantier d’un modèle international de marché de gros doit permettre de contrôler et de normaliser l’approvisionnement alimentaire d’une métropole de 9 millions d’habitants. Ce nouvel équipement stratégique est également perçu par les décideurs politiques comme la solution au problème du marché de gros historique de la ville qui situé dans le centre urbain constitue un foyer d’aléa et de vulnérabilité pour la capitale péruvienne. Mais, bien que le fonctionnement actuel du marché de gros de La Parada soit reconnu comme une source de risque par l’ensemble de la société, il constitue paradoxalement une opportunité pour les commerçants, leurs clients et les populations fragiles. Utilisées à des fins commerciales, ces opportunités permettent de garantir l’accessibilité aux produits alimentaires à des prix relativement réduits. L’émergence d’incertitudes quant aux capacités du nouveau marché de gros à assurer ses fonctions et la remise en cause des ressources actuellement mobilisées par les acteurs de La Parada (circuits commerciaux, rente de situation…) font naître une situation d’opposition entre les commerçants de gros comme informels d’un côté et, les municipalités de Lima et de La Victoria, de l’autre. Cette tension est renforcée par la stigmatisation des acteurs de La Parada et l’existence d’enjeux fonciers sur les terrains qui doivent être libérés. Bien que le déménagement des activités de gros soient planifiées depuis longtemps, le nouvel aménagement et le transfert des commerçants semble avoir été imposé sans concertation. La persistance des incertitudes tout comme la violence des oppositions actuelles interrogent sur le mode de gouvernance de l’agglomération liménienne qui vit une nouvelle phase de sa planification. KEY WORDS: Approvisionnement alimentaire; Marché de gros; Aménagement ; Résistance ; Incertitude; Lima 1

Transcript of L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

Page 1: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

Oppositions conflictuelles sur la nature des risques et des incertitudes associés à l’aménagement des marchés de gros

Hattemer Cyriaque

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Doctorant [email protected]

Sierra Alexis

Université de Cergy-Pontoise Maître de Conférence [email protected]

ABSTRACT : Dans une perspective d’amélioration de la sécurité alimentaire de Lima, la mise en chantier d’un modèle international de marché de gros doit permettre de contrôler et de normaliser l’approvisionnement alimentaire d’une métropole de 9 millions d’habitants. Ce nouvel équipement stratégique est également perçu par les décideurs politiques comme la solution au problème du marché de gros historique de la ville qui situé dans le centre urbain constitue un foyer d’aléa et de vulnérabilité pour la capitale péruvienne. Mais, bien que le fonctionnement actuel du marché de gros de La Parada soit reconnu comme une source de risque par l’ensemble de la société, il constitue paradoxalement une opportunité pour les commerçants, leurs clients et les populations fragiles. Utilisées à des fins commerciales, ces opportunités permettent de garantir l’accessibilité aux produits alimentaires à des prix relativement réduits. L’émergence d’incertitudes quant aux capacités du nouveau marché de gros à assurer ses fonctions et la remise en cause des ressources actuellement mobilisées par les acteurs de La Parada (circuits commerciaux, rente de situation…) font naître une situation d’opposition entre les commerçants de gros comme informels d’un côté et, les municipalités de Lima et de La Victoria, de l’autre. Cette tension est renforcée par la stigmatisation des acteurs de La Parada et l’existence d’enjeux fonciers sur les terrains qui doivent être libérés. Bien que le déménagement des activités de gros soient planifiées depuis longtemps, le nouvel aménagement et le transfert des commerçants semble avoir été imposé sans concertation. La persistance des incertitudes tout comme la violence des oppositions actuelles interrogent sur le mode de gouvernance de l’agglomération liménienne qui vit une nouvelle phase de sa planification.

KEY WORDS: Approvisionnement alimentaire; Marché de gros; Aménagement ; Résistance ; Incertitude; Lima

1

Page 2: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

INTRODUCTION Le 27 octobre 2012, des « scènes de guerre ensanglantent le marché de La Parada en plein centre de Lima » titre une dépêche Reuters. Trois jours après le début des violences, près de 5000 policiers s’affrontent à d’autant plus de civils que le nombre de blessés et de morts augmente rapidement. L’opposition des commerçants et des riverains de La Parada à la fermeture et au déplacement du marché de gros historiques de Lima a atteint son paroxysme. Lieu symbolique de la ville de Lima, le marché de gros n° 1 dit de La Parada se situe au centre de la métropole, dans le district populaire de La Victoria. Pendant près de quatre décennies, il a été l’unique marché de gros en produits frais de la ville, le lieu où se fixaient les prix des aliments pour tout le Pérou. Il fut, au même moment, le centre d’accueil et d’emploi des migrants qui venaient grossir la capitale. Cet espace d’opportunités pour les franges les plus basses de la société liménienne a très tôt constitué un problème pour les autorités publiques. Il est assimilé par ces dernières à un “chaos”, une source de congestion routière quotidienne, un foyer de tuberculose et de délinquance marqué par les déviances sociales et la corruption des fonctionnaires. Ce constat s’associe au défi de la sécurité alimentaire. Le ravitaillement de Lima consiste à assurer quotidiennement en quantité et en qualité, l’accès à l’alimentation pour 9 millions de citadins, fortement attachés à leur culture culinaire. Or, le pays considéré « en développement » a recours à l’importation pour de nombreux produits vivriers, ce qui l’expose aux fluctuations des marchés internationaux, et son agriculture, bien que diversifiée, est fortement exposée aux aléas naturels, économiques et politiques 1. En outre, Lima ne peut compter sur une agriculture périurbaine compte tenu du contexte bioclimatique dans lequel elle a été construite, de la diminution des terres arables soumises à une forte pression foncière et de leur pollution2. Face aux risques identifiés et aux inquiétudes que soulève le fonctionnement du marché de La Parada, l’aménagement d’un nouveau marché de gros apparait comme la solution à ces problèmes. Les autorités publiques répondent par le déménagement du marché de gros n° 1 vers un site périphérique, en appliquant une réponse technique d’après un modèle d’aménagement importé du Nord et aujourd’hui commun à de nombreux pays du Sud. Initié en 1964, ce projet participe d’une planification stratégique orchestrée par le Ministère de l’Agriculture puis par la Municipalité Métropolitaine de Lima. Les objectifs affichés sont de normaliser et de sécuriser l’approvisionnement alimentaire de la métropole. Cependant, notre étude montre qu’il s’agit également de reconquérir un lieu stratégique qui n’est plus clairement gouverné par les autorités régaliennes. Le dénouement tragique des derniers jours du conflit place les autorités publiques devant leurs propres difficultés à administrer la ville et à imposer ses enjeux.

1 CEPES, “Nuestra (in)seguridad alimentaria de cada día” in La Revista Agraria, 112 (2009): 7-11. 2 Mathieu DURANT, Gestion des déchets et inégalités environnementales et écologiques à Lima. Entre vulnérabilité et durabilité, (Phd Thesis, Rennes : Université de Rennes 2, 2010).

2

Page 3: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

La présente communication démontrera que le conflit qui oppose les commerçants de gros et les commerçants informels d’un côté avec, les municipalités de Lima et de La Victoria de l’autre, résulte d’un paradoxe fondamental entre les enjeux et les opportunités de développement défendus par les décideurs politiques. Les autorités publiques, confrontées à la complexité urbaine et plus spécifiquement celle du marché de La Parada, peinent à définir une politique qui tienne à la fois compte de la sécurité de l’approvisionnement alimentaire et du fonctionnement urbain. Nous montrerons alors que ce paradoxe alimente un ensemble d’incertitudes. Ces incertitudes ne sont pas prises en compte dans le projet de déplacement du marché de gros n° 1 par faute de dialogue et de méconnaissance (volontaire ?) sur le fonctionnement locale du commerce de gros. Les conséquences probables de la fermeture du marché de gros n° 1 supposent d’opérer de nouvelles réflexions sur les modalités de développement et de gouvernance des grands projets d’aménagement. La recherche s’inscrit dans le cadre d’un partenariat scientifique entre l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et l’Institut Métropolitain de Planification (IMP) de la municipalité métropolitaine de Lima. Ce partenariat a permis un partage d’information avec l’entreprise publique EMMSA, gestionnaire des marchés de gros de Lima. Notre communication s’appuie sur un travail de terrain réalisé au printemps 2012. Outre les entretiens réalisés auprès des maîtres d’ouvrage, des gestionnaires de marchés, des élus locaux et des agents techniques des mairies, des enquêtes plus systématiques ont été réalisées auprès des commerçants, des clients et des riverains du complexe commercial de La Parada. La présence quotidienne sur le marché a permis de suivre les réunions des associations de La Parada. Enfin, un atelier de restitution des travaux préliminaires a permis de débattre et de soulever les principales questions que se posent les acteurs. Ce travail a permis de confronter les différentes opinions et d’identifier les principales controverses. Dans une perspective diachronique, il s’agira d’abord d’apprécier les différents modèles qui ont influencé la programmation du déplacement du marché de gros n° 1 et de la construction du Gran Mercado Mayorista de Lima, de manière à identifier les acteurs qui y participent et les enjeux qui guident cette politique. Ensuite, l’étude des ressources propres à La Parada permettra de mettre en lumière les contradictions du projet de déplacement du marché de gros pour mieux souligner l’antagonisme des intérêts qui surdétermine la politique actuelle. Dans un troisième temps, nous déclinerons les incertitudes relatives à la réalisation du marché de gros pour comprendre le conflit actuel et les dispositifs pour le surmonter.

DES MARCHÉS MODÈLES COMME RÉPONSE AUX RISQUES URBAINS L’aménagement, la gestion et le fonctionnement des marchés de gros sont un enjeu majeur pour le développement urbain3. Ces lieux tiennent une place centrale dans l’approvisionnement alimentaire des métropoles, car ils rassemblent une majorité des fonctions et des acteurs concourant à l’acheminement et à la distribution des vivres4. Or, l’approvisionnement alimentaire des villes tient un rôle important dans le maintien des équilibres sociaux. Les émeutes de la faim qui surgissent au détour

3 Thierry PAULAIS and Laurence WILHELM, Marchés d’Afrique (Paris : Karthala, 2000). 4 Laurence WILHELM, Les circuits d'approvisionnement alimentaire des villes et le fonctionnement des marchés en Afrique et à Madagascar (Rome : FAO, 1997).

3

Page 4: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

d’une instabilité du prix des produits alimentaires de base5 et d’une conjoncture de plusieurs phénomènes défavorable aux populations urbaines6,7 en témoignent. Le cas de la métropole liménienne est particulièrement intéressant compte tenu de la dépendance alimentaire de la ville à des espaces de production agricole nationaux fragilisés et à l’importation8; des grands problèmes de développement que rencontre la ville ; et de son impréparation aux crises9. Dans ce contexte, le bon fonctionnement des marchés de gros représente un enjeu social, économique et politique important pour les autorités publiques. A Lima, comme dans plusieurs villes du sud des modèles importés du nord ont inspiré les autorités publiques pour leur aménagement.

DES HALLES CENTRALES…

La construction du marché de gros n° 1 de Lima répond à une volonté étatique exprimée par le président Augusto Leguía dans le cadre d’une politique de grands travaux. Planifié en 1929, construit en 1945, le marché de gros n° 1 est imaginé sur le modèle des Halles de Paris10. Ce marché modèle se destine à servir un ensemble d’objectifs qui peuvent être lus comme une réponse à des risques urbains11. D’une part, il s’agit d’appuyer la politique d’assainissement du centre-ville historique et à l’époque le déplacement de l’activité marchande apparaît comme un rejet des nuisances en périphérie [fig. 1]. D’autre part, la politique prônée par l’état participe d’une volonté de rationalisation de l’activité commerciale. Conscient de l’importance d’assurer dans de bonnes conditions le ravitaillement de Lima, le marché de gros sert cette volonté. Enfin, la politique vise à une concentration spatiale et fonctionnelle des réseaux de commercialisation. Cette préoccupation géographique renvoie certes à des questions économiques, mais aussi aux problèmes spécifiques de nourrir les masses urbaines d’une capitale politique. En d’autres termes, garantir la concentration des grossistes en un lieu facilite leur contrôle par les pouvoirs publics. Ainsi, la construction du marché de gros n° 1 à Lima participe d’une volonté étatique forte de structuration de la ville et de contrôle des enjeux urbain. La verticalité du pouvoir impose un modèle qui doit avant tout générer de l’ordre dans l’approvisionnement de la ville.

5 Marc DUFUMIER and Hugon PHILLIPPE, “Piques et polémiques les « émeutes de la faim » : du sous investissement agricole à la crise sociopolitique” in Tiers-Monde, 2008/4 n°196 (2008): 927-934. 6 Florence LASBENNES and Patrick CARON, “Crise des villes, crise des champs...ou comment la crise alimentaire interpelle la production agricole?” in Techniques financières et développement, 92 (2008) : 71-75. 7 Pierre JANIN, “Les « émeutes de la faim » : une lecture (géo-politique) du changement (social)” in Politique étrangère, 2/2009 (2009) : 251-263. 8 Margyerite BEY, “Production paysanne et approvisionnement de Lima” in Denise DOUZANT-ROSENFELD and Pernette GRANDJEAN (ed.), Nourrir les métropoles d'Amérique Latine, Approvisionnement et distribution (Paris : L'Harmattan, 1995), 121-145. 9 PERÚ, INDECI and PNUD, Recursos de respuesta inmediata y de recuperación temprana ante la ocurrencia de un sismo y/o tsunami en Lima Metropolitana y Callao - Estudio CIRAD, Proyecto “Preparación ante desastre sísmico y/o tsunami y recuperación temprana en Lima y Callao (Lima, 2010). 10 Enriqueta B. LEGUÍA OLIVERA, Lima 1919-1930: La Lima De Leguia (Lima: Fundación Augusto B. Leguía, 2007). 11 Jocelyne DUBOIS-MAURY and Claude CHALINE, La ville et ses dangers. Prévention et gestion des risques naturels, sociaux et technologiques (Paris : Masson, 1994).

4

Page 5: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

[fig. 1] Étalement urbain de la métropole de Lima et localisation des marchés de gros publics Cependant, le marché de gros n° 1 s’inscrit dès son origine dans le quartier populaire de La Victoria qu’il contribue fortement à façonner. À mesure des grandes migrations caractéristiques de la croissance des villes sud-américaines à partir du milieu du XXe siècle, le marché tient lieu d’étape, de passage obligé en arrivant en ville. L’intense activité commerciale génère l’installation des terminaux de bus régionaux autour du marché de gros et lui donne dès lors son nom populaire : La Parada. Aussi, la grande majorité des migrants venus de province passent-ils par ce lieu, y apprennent-ils à découvrir la ville et très souvent s’y installent à proximité pour profiter des emplois et de la présence des migrants antérieurs12. C’est ainsi, que progressivement La Parada devient un quartier où se forge la citadinité liménienne d’une partie des populations pauvres. De 1945 à 1960, l’augmentation des activités commerciale se double de l’accroissement de l’activité informelle et du non-respect des normes relatives au commerce alimentaire. Le manque d’investissement des autorités, le développement de pratiques de corruption autour d’un lieu source de richesses et de revenus parallèles, l’accroissement de la ville et la densification du quartier transforment le marché modèle planifié. Bien qu’administré par l’Etat, les populations qui le pratiquent se l’approprient.

12 Richard W. PATCH, La Parada, un estudio de clases y asimilación (Lima: Mosca azul editores, 1973).

5

Page 6: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

Dans ce contexte, La Parada acquiert une dimension qui interpelle directement les pouvoirs publics. Face aux premières difficultés des autorités à gérer les flux de population et de biens, le marché se présente rapidement aux autorités comme un lieu générateur de risque : risque de perte de la mobilité par la congestion des voies, risque sanitaire par le développement de maladies infectieuses et notamment la tuberculose, risque de délinquance par la difficulté croissante à imposer un Etat de droit. Les possibilités d’observer le fonctionnement précis du marché et d’en connaître précisément les activités et les flux sont fortement compromises. En 1964, le Ministère de l’Agriculture, gestionnaire du marché, le déclare inapte à assurer ces fonctions. De manière commune avec d’autres grands marchés centraux, le marché de gros n° 1 de Lima devient ainsi aux yeux des pouvoirs publics un espace de perturbation et de risque à proximité du centre-ville.

… AU MARCHE DE TROISIEME GENERATION

Face à ces risques, et dès 1964, le déplacement du marché est envisagé [fig. 1]. S’inspirant du modèle français de transfert des Halles de Paris vers Rungis, le grand marché de gros de Lima doit, par son déménagement sur des terrains périphériques, permettre d’améliorer les conditions de manipulation des denrées alimentaires, d’établir une plus grande transparence des transactions et d’assurer à terme la commercialisation de tous les produits agricoles, de forme monopolistique, c’est-à-dire en empêchant l’activité de gros ailleurs dans l’agglomération. Le transfert des Halles de Paris13, mais aussi celui du marché du Zoma à Tananarive14, de l’aménagement hiérarchisé des marchés de gros en Côtes d’Ivoires autour des Halles de la ville d’Abidjan15 ou encore la construction des Marchés Central de Buenos Aires16 servent les mêmes ambitions de rétablissement ou d’établissement d’un nouvel ordre urbain promis par les pouvoirs centraux. Comme pour les politiques précédentes, le grand équipement construit ex-nihilo sur de nouveaux terrains apparaît comme une réponse rationnelle aux facteurs de désordre et de dégradation de la ville. A Lima, le projet de déplacement du marché témoigne de cette même logique et reproduit le schéma antérieur : concentration des commerçants en un lieu unique, planifié, conforme aux canons de l’hygiène et pourrait-on dire de l’hygiénisme. Comme les autres villes, il est conduit par l’Etat péruvien jusqu’au début des années 80. Toutefois, le dramatique déficit fiscal de l’Etat durant cette décennie conduit le gouvernement à abandonner le financement du projet. En 1985, l’intervention de la Banque Mondiale dans l’orientation stratégique du projet du Grand Marché de Gros de Lima, marque un tournant dans la programmation et l’organisation de la gestion des marchés de gros de Lima. Elle se traduit par le passage à une gestion décentralisée des marchés de

13 Guy CHEMLA, Les ventres de Paris, les Halles, la Villette, Rungis. L'histoire du plus grand marché du monde (Grenoble : Glénat, 1994). 14 Catherine FOURNET-GUERIN, “La suppression du marché du Zoma à Tananarive: perte de I'un des fondements traditionnels de la citadinité ou revanche de la ville ? ” in Annales de géographie, t.113 n°637 (2004): 297-315. 15 Brigitte BERTONCELLO and Sylvie BREDELOUP “La privatisation des marchés urbains à Abidjan : une affaire en or pour quelques-uns seulement” in Élisabeth DORIER-APPRILL and Sylvy Jaglin (ed.), Gérer la ville: entre global et local (IRD, Autrepart, 2002): 83-100. 16 Julie LE GALL, Buenos Aires Maraichère : Une Buenos Aires Bolivienne ? Le complexe maraîcher de la Région métropolitaine à l’épreuve de nouveaux acteurs (Phd Thesis, Paris : Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2011).

6

Page 7: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

gros urbain associé à la remise en cause du système de régie directe. Cette étape est caractéristique de l’influence des bailleurs de fonds à partir des années 198017,18. La municipalité de Lima devient le principal actionnaire de l’entreprise publique EMMSA, gestionnaire des marchés de gros de Lima. En même temps, le projet du Grand Marché de gros de Lima est ouvert aux investissements privés à travers la concession du service public à l’entreprise CASAPI. Cependant, de 1990 à 2012, les crises économiques successives, associées aux fortes alternances politiques de 1990 et de 200019 auxquelles s’ajoutent les irrégularités dans la gestion des fonds publics, repoussent à trois reprises la réalisation du projet. Tour à tour, invalidé, annulé puis réapproprié par les municipalités successives, le projet suit toujours les mêmes préceptes : concentration, salubrité, remise aux normes. Malgré les distinctions à établir dans les modalités de gestion et de financement selon les périodes du projet, le Grand Marché de gros de Lima est emblématique de la permanence des politiques publiques. En 2008, les expertises nationales et internationales commandées par l’EMMSA portent essentiellement sur l’aménagement et l’organisation physique au sein du périmètre du nouveau marché, son règlement interne, sur les quantités et les conditions de manipulation des produits20,21,22. Ces études sont encore un exemple concret de la circulation des modèles de commercialisation alimentaires à l’échelle internationale23. Ainsi, alors que le nouveau marché de gros est bien perçu par les autorités publiques comme un agent capital de structuration de l’urbain, nous sommes frappés par l’absence d’étude d’impact, de choix sur le devenir des sites qui vont être libérés, de réflexion sur les nouvelles dynamiques urbaines qui vont être généré sur le site de départ et d’accueil du marché. Somme toute commun à de nombreux cas d’aménagement des marchés de gros, ce rapide exposé des modèles utilisé à Lima frappe par :

• L’absence de considération des interdépendances entre le fonctionnement de la ville et celui des marchés

• L’élaboration d’une réponse essentiellement technique à une question économique et sociale. • Le faible nombre d’intervenants, la décision reposant sur un acteur central, doté de peu

d’experts, qui s’inspirent directement d’expertises étrangères.

UN PARADOXE CONFLICTUEL AUTOUR D’UN LIEU D’INTERET MAJEUR DE LA METROPOLE LIMENIENNE

17 Thierry PAULAIS and Laurence WILHELM. 18 Brigitte BERTONCELLO and Sylvie BREDELOUP. 19 Arrivée de Alberto Fujimori à la présidence de la République, instaurant un pouvoir autoritaire et une politique néolibérale brutale puis rétablissement de la démocratie après une transition en 2000-2001. 20 Michel ESCOFFIER, Proyecto Gran Mercado Mayorista de Lima. Asesoría a la Empresa Municipal de Mercados S.A. (EMMSA). Primera misión (Lima: EMMSA, 2008). 21 Michel ESCOFFIER and Vincent ISNARD, Proyecto Gran Mercado Mayorista de Lima. Asesoría a la Empresa Municipal de Mercados S.A. (EMMSA). Informe final de Segunda Misión (Lima : EMMSA, 2008). 22 PAITITI, Analysis del Sistema de Comercializacíon actual y potencial de los principales productos transados en el Mercado Mayorista N°1 y por transarse en el Gran Mercado Mayorista de Lima - Santa Anita. Informe Producto N°2 (Lima: EMMSA, 2011). 23 J. TRACEY-WHITE, Wholesale Markets. Planning and Design Manual (Rome: FAO, 1991).

7

Page 8: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

Les problèmes de salubrité, la congestion des voies de communication ou la délinquance concernent aussi bien les autorités publiques investies dans cet espace de la ville que les acteurs de la société civile qui le pratiquent pour différentes raisons. D’après les discours recueillis auprès de ces derniers, la situation n’est plus acceptable puisqu’elle suppose un ensemble de contraintes quotidiennes qui mettent en jeu leurs personnes, leurs activités ou leurs biens. Nous pouvons affirmer qu’au-delà de l’acceptation des mêmes risques que les autorités, commune à la perception des autorités publiques, les acteurs de La Parada partagent une volonté de changement dans le fonctionnement du commerce de gros et de détails. Dans ce contexte, il apparaît particulièrement intéressant d’étudier les raisons de l’opposition au déplacement dont les manifestations récentes démontrent l’intensité. UN LIEU D’OPPORTUNITES MARCHANDES ET SOCIALES La Parada représente la plus grande concentration d’activités destinées à l’approvisionnement alimentaire de Lima. Pour donner un ordre de grandeur de l’importance du marché de gros n°1, les interlocuteurs rencontrés estiment que le marché compte en 2011 pour 30 à 40 % des échanges commerciaux de légumes frais sur l’ensemble de l’agglomération. Or, la présence de nombreuses autres activités de gros et de détails à proximité du marché de gros n° 1 laisse supposer que l’ensemble du pôle commercial participe pour beaucoup plus à l’approvisionnement de la ville [fig 2]. Notre étude des réseaux d’approvisionnement démontre que La Parada est un lieu de rencontre privilégié des différents réseaux de l’approvisionnement alimentaire de Lima. Le marché de gros n°1 et ses grossistes ne peuvent répondre qu’en partie à cette fonction, bien qu’ils entretiennent des relations avec les ¾ des provinces du pays24. Plusieurs autres modes de distributions (transporteur-grossistes, magasins et établissements de gros, ventes directes…) et d’intermédiaires (négociants, transporteurs, semi-grossistes…) sont identifiés autour du marché de gros n°1. Ces différentes formes du commerce alimentaire rentrent en interactions et font de La Parada un lieu d’interconnexion des réseaux commerçants à l’échelle nationale, métropolitaine et locale. En d’autres termes, la rencontre des acteurs en un lieu, celle de leurs réseaux, génère une diversité commerciale d’exception, source de centralité à l’échelle nationale et métropolitaine. La majorité de ces activités sont exercées dans la plus totale informalité et elles ne sont donc ni contrôlées, ni imposées. Au demeurant, les acteurs du commerce de gros recherchent différentes formes d’opportunités. Au-delà des commodités communes à l’ensemble des marchés de gros (accessibilité depuis les voies d’approvisionnement, aires de chalandise…), ces opportunités sont à rechercher dans l’existence de circuits commerciaux informels qui dépassent bien souvent le simple commerce vivrier. Par exemple, les marchés de détail à proximité du marché de gros n°1 permettent aux transporteurs d’effectuer des achats en produits manufacturés qu’ils revendent ensuite en province. Cette pratique participe à la rentabilité des circuits marchands. Les commerçants des marchés de détails bénéficient de clients réguliers et bons acheteurs. Les transporteurs ont une rentrée d’argent supplémentaire qui permet de rembourser une partie du gazole nécessaire à leur trajet. Enfin, les détaillants des provinces bénéficient à moindres frais d'un accès aux produits manufacturés de la capitale. Dans d’autres cas, la présence d'activité de recyclage permet aux grossistes d’acheter à faible coût des sacs de conditionnement qu’ils

24 MINAG, “Sistema de Precios y Abastecimientos” June 22, 2012, < http://sistemas.minag.gob.pe/sisap/portal/index.php > [accessed 07 October 2012]

8

Page 9: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

utilisent sous forme de don aux petits agriculteurs. Cette pratique permet aux grossistes de fidéliser leurs sources d’approvisionnement dans un contexte de fortes concurrences et génère en parallèle des activités économiques pourvoyeuse d’emploi.

9

Page 10: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

[fig. 2] Secteur d’activité de La Parada et du District de La Victoria

10

Page 11: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

Ces opportunités locales peuvent être démultipliées à la mesure du nombre d’intervenants sur La Parada, soit aux minimums 25000 personnes quotidiennement présentes sur le marché. L’activité des uns génère des opportunités pour les autres. C’est également ce que révèle le cas du Cerro San Cosme25 qui domine La Parada. La présence du marché de gros y favorise une rente foncière. Les « propriétaires » de logements illégaux sous-louent leurs biens aux manœuvres du marché. Ce lieu de résidence illégale à 200 soles mensuel26 est intéressant pour les populations disposant de faible revenue. Si le coût du déplacement quotidien depuis les périphéries est estimé à 6 soles quotidiens, cela suffit à rendre intéressant les logements insalubres de San Cosme. La proximité de vivres à bas coût pour des cantines populaires où la capacité à des activités de gros à soustraire du regard certains biens et certaines activités proprement illégales, sont autant d’autres opportunités pour des populations socialement vulnérables. Ainsi, bien que chacun reconnaisse que La Parada est marquée par des risques, elle n’en constitue pas moins un espace d’opportunités pour les commerçants, leurs clients et les populations fragiles. Utilisées à des fins commerciales, ces opportunités permettent de garantir l’accessibilité aux produits alimentaires à des prix relativement réduits. La Parada approvisionne ainsi des clientèles aux capacités d’achat très diverses. Le panel s’étend de grandes chaines de supermarché aux cantines populaires. En d’autres termes, le lieu et son fonctionnement constituent une ressource essentielle de l’approvisionnement alimentaire de Lima. Utilisé à des fins sociales, ce lieu continue d’offrir emplois, logements et nourriture aux populations démunies. Enfin, bien que ses fonctions d’intégration à la citadinités soient aujourd’hui moins perceptibles, La Parada tient toujours lieu d’espace de rencontre entre les réseaux andins et les populations immigrés. Un commerce de gros de produit de médecine naturel et traditionnel le démontre.

INCERTITUDES DU TRANSFERT AU REGARD DE LA SECURITE ALIMENTAIRE

Or, l’évolution des normes de conditionnement des produits alimentaires, la réduction du nombre d’opérateurs grossistes ou encore la normalisation des transactions financières associées à la construction Grand Marché de gros de Lima sont autant d’aspects qui ont un impact sur les réseaux et circuits commerciaux de La Parada. Or, compte tenu de l’importance du marché, ces impacts se feront ressentir à l’échelle métropolitaine, mais aussi nationale. D’après nos enquêtes, le projet de déplacement du marché de gros n°1 prévoit le transfert d’une faible proportion des commerçants de La Parada tout en interdisant la poursuite des activités de gros sur La Parada à ceux qui n’y sont pas admis. De cette situation résulte une importante inquiétude tant pour la partie des grossistes ayant droit d’accès au nouveau marché que pour ceux qui ne bénéficie pas des moyens nécessaires pour acheter une concession. Cette dernière catégorie d’acteur intègre également l’ensemble des détaillants du commerce alimentaire, mais aussi les activités dépendantes du commerce de gros.

25 En 1946, le Cerro San Cosme, petite colline située à l’arrière du marché de gros n°1, fut occupé en quelques jours par des familles de migrants. Ce quartier est dès lors considéré comme la première invasion illégale de terres du Pérou. Aujourd’hui, il évoque de manière emblématique les Barrios populares qui, par centaines, sont venus former la périphérie de Lima au XXe siècle. 26 100 Nuevo Soles (PEN) = 28 - 30 Euros (EUR)

11

Page 12: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

A l’échelle métropolitaine et nationale, certaines absences de considération du fonctionnement actuel de La Parada apparaissent comme étant fortement dommageable pour le fonctionnement du commerce alimentaire de gros. Par exemple, des grossistes expriment leurs inquiétudes vis-à-vis de l’absence de réflexion sur le transfert du marché de gros n°2 de fruit qui complémente l’offre du marché de gros n°1 à La Parada [fig 2]. Par exemple, les dons aux producteurs que les grossistes utilisent pour sécuriser l’approvisionnement alimentaire sont en très grande partie liés aux opportunités offerte par La Parada. La commercialisation des feuilles de maïs utilisés dans la confection des tamales27 sur des espaces spécifique du marché est un autre exemple d’opportunités qui ne sont pas considérées par le déménagement. Pourtant, ce commerce bénéficie tant aux grossistes qui trouvent des débouchés complémentaires qu’aux restaurateurs divers qui se fournissent à bas coût. A l’échelle locale et de manière générale, l’opposition de l’ensemble des acteurs de La Parada réside dans l’absence de considération des autorités publiques envers les interdépendances de chaque circuit commercial. Dans ce cas, ce sont les prix compétitifs de l’ensemble des services et des denrées permis par le fonctionnement informel de La Parada qui ne sont pas considérés par le projet d’aménagement. Cette dynamique est d’autant plus préoccupante qu’elle ne considère pas les impacts potentiels sur le site de départ et d’arrivée du transfert. Dans ce contexte, la sécurité alimentaire qui peut être définie comme la capacité d’approvisionner la ville en quantité et en qualité suffisante de toute classe sociale est fortement interrogée. En effet, ce sont les interdépendances permises par le fonctionnement actuel du marché qui permet de fournir des aliments à très faible coût aux populations défavorisées28. La complexité apparente à réaliser le transfert du marché de gros n°1 provient en grande partie des difficultés à saisir les interdépendances entre le fonctionnement du commerce de gros et les dynamiques proprement urbaines. En effet, alors que les risques sont bien identifiés par les autorités publiques, le projet de déplacement du marché de gros n°1 ne tient pas compte (ou très peu) des interdépendances liées à son fonctionnement actuel. Dans ce contexte, la construction du nouveau marché de gros apparait alors comme une solution technique dépourvue des considérations sociales qui caractérise pourtant bien le fonctionnement de La Parada. Les perturbations que génère La Parada sont bien réelles et nous pouvons supposer qu’elles obligent les autorités à agir. Mais, au regard des conséquences probables que suppose la perte de La Parada pour les populations défavorisées, nous pouvons nous interroger sur la réalité des enjeux dont est chargé le Grand Marché de gros de Lima. La plupart des décideurs ont conscience des effets que peut produire la perturbation des réseaux de La Parada. Le risque majeur consiste précisément dans la perturbation de l’approvisionnement alimentaire d'une population estimé par l'EMMSA à 5 millions d’habitants29. Pourtant, le projet du transfert est accéléré depuis 2008 alors que le nouveau marché n’est pas opérationnel. Doit-on penser que les risques que suppose la présence du marché de gros en

27 Plat d’origine amérindienne, les tamales sont des plats en papillotes. Une farce est disposée dans une feuille de maïs (ou de bananier) pour permettre une cuisson à la vapeur ou à l’eau bouillante. 28 Un menu complet comprenant une entrée, un plat et une boisson coute 1 Nuevo Soles auprès de certains commerces de rue. Les chineurs récupèrent des marchandises avariées auprès des grossistes ou à même le sol. En moyenne un menu de moyenne gamme coute 5 à 8 soles à Lima. 29 D’après un entretien avec Ricardo Giesecke, directeur exécutif de l’EMMSA, 01/03/2012

12

Page 13: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

centre urbain sont une crainte bien supérieure à ceux qui consisteraient à fragiliser les réseaux commerciaux de la métropole ? INTERET FONCIER POUR UNE CENTRALITE COMMERCIALE D’EXCEPTION La Parada est un nœud dans l’organisation de l’approvisionnement alimentaire à l’échelle du pays, mais aussi une centralité multiple exploitée ou non pour d’autres formes de valorisation de l’espace. En effet, La Parada jouxte d'autres concentrations commerciales sources de centralité à l’échelle métropolitaine. Le centre textile de Gamarra30 est un centre d’activité manufacturière et commerciale d’importance stratégique à l’échelle de la métropole et peut-être du Pérou [fig.2]. Bien que ce lieu soit à l’origine associé à l’émergence de La Parada, il s’en détache à présent par son importance économique dans la capitale liménienne. Par ailleurs, au regard de la position de cette espace dans la métropole liménienne, nous constatons que La Parada s’inscrit dans un dernier rapport de centralité, à la fois symbolique et fonctionnel. A l’échelle des districts de Lima, la position de La Parada est à l’interstice de deux symboles communs des métropoles sud-américaines31 (Monnet, 1998). D’une part, celle du pouvoir politique au sens régalien du terme ; le Cercado de Lima dans lequel sont présents la grande majorité des symboles métropolitains et de la République Péruvienne (Municipalité, Plaza de armas, Palais présidentiel…). D’autre part, celle du pouvoir économique et libéral, le district de San Isidro, construit à l’image des Central Business District internationaux avec son lot de tours et de services du tertiaire (PetroPeru, Interbank,…). Ces deux derniers lieux sont les deux principaux centres décisionnels du Pérou. Dans ce contexte, La Parada peut être entendue comme une marge péricentrale32. Cette position confère au lieu des fonctions utiles au centre (approvisionnement alimentaire, activité de recyclage…), mais induit inversement la concentration de nuisances, de perturbations et donc de vulnérabilités à proximité de ce centre. Il en est même vis-à-vis de Gamarra qui requière une partie des services de La Parada (gardien, manœuvre, taxi...), mais dont la transformation en centre commercial d’intérêt métropolitain nécessite la distanciation des formes de violence qui s’observe à l’approche de La Parada : criminalité, prostitution, drogue soient des manifestations de la pauvreté liménienne. Parallèlement, l’articulation d’un ensemble de dispositions exceptionnelles à l’échelle de la métropole fait que le terrain de La Parada représente une ressource d’intérêt économique. Les prix du terrain du marché de gros n°1 atteignent 15000$/m² au début de l’année 2012. Cette ressource foncière exceptionnelle peut être mobilisée par d’autres secteurs d’activités que celui de l’approvisionnement alimentaire. En l’occurrence, le développement de Gamarra est actuellement contraint par l’absence de terrain… Les réflexions destinées à la « régénération urbaine » de La Parada s’y consacrent

30 Le centre textile de Gamarra est devenu dans la décennie 90 le symbole de la production et de l’exportation nationale de produits manufacturés. Ce succès de la micro-entreprise péruvienne s’est appuyé à l’origine sur le savoir des migrants andins dans la confection textile traditionnelle. 31 Jérôme MONNET, “La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité” in Cybergeo : European Journal of Geography, Avril 07, 1998, < http://cybergeo.revues.org/5316 > [accessed 6 October 2012]. 32 Robert D'ERCOLE and Alexis SIERRA, “Enjeux urbains contradictoires et vulnérabilité accrue dans un espace marginal péricentral : la rive gauche du Rimac à Lima (Pérou)” in Autrepart, n° 45, 1 (2008): 105-122.

13

Page 14: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

amplement. Le fonds d’investissement métropolitain INVERMET33, entreprise publique de la municipalité de Lima, propose par exemple en 2006 la création d’un pôle tertiaire permettant d’appuyer le développement de Gamarra34. Plus récemment, l’actuel maire de La Victoria, Alberto Sánchez Aizcorbe, propose la construction d’une plateforme multimodale de transport qui doit intégrer le terminal terrestre des bus régionaux à destination de Lima. Ce projet doit exploiter la centralité de La Parada dans l’espace métropolitain et sa connectivité aux principales voies de communication. Conséquemment, il doit améliorer la connectivité de Gamarra à l’échelle nationale, mais aussi métropolitaine, car le centre commercial ne dispose pas de parking35. Pour la municipalité de La Victoria, Gamarra représente une fenêtre d’opportunité économique importante. La multiplication des investissements sur le site démontre l’intérêt porté à cet ensemble commercial : goudronnage des rues, réparation de l’éclairage public, éviction des ambulants, fermeture du site par des barrières de sécurité… Enfin la municipalité recrute du personnel pour améliorer la fiscalisation de Gamarra36. Il est ainsi possible d’affirmer que La Parada est un lieu d’intérêt majeur de la métropole de Lima. Cette analyse de La Parada démontre ce qu’un lieu peut porter comme intérêt contradictoire. A l’échelle métropolitaine, les centralités associées à La Parada révèlent l’importance économique, fonctionnelle et symbolique du lieu. Conséquemment, la valeur attribuée à ce lieu diffère selon les acteurs et l’utilisation qu’ils souhaitent en faire. A l’échelle locale, La Parada peut être observé comme une agrégation de lieux distincts qui apportent chacun une ressource mobilisée dans des pratiques commerciales et sociales. Or, l’ensemble de ces intérêts fut jusqu’aux émeutes d’octobre 2012, majoritairement mobilisé par quatre groupes d’acteurs : le commerce de gros, le commerce de détail, les services aux commerces qui comptent la logistique et les activités illégales ou criminelles. Dans ce contexte, le projet de déplacement du marché de gros peut être observé comme une tentative de réappropriation d’un lieu stratégique dont les modalités d’exploitation s’opposent à celles d’autres acteurs de l’urbain. Doit-on parler de capitalisme de connivence ? Il existe des voix dissidentes au sein des municipalités, mais de toute évidence plusieurs hauts responsables s’entendent sur l’intérêt stratégique de La Parada. Il est par exemple utile de remarquer que le maire de la Victoria fut le directeur du comité de direction de l’EMMSA jusqu’au 11 octobre 2012. Par ailleurs, les entretiens réalisés montrent que quels que soient les acteurs publics, la pauvreté et les vulnérabilités urbaines sont identifiées par chacun, mais tous sont également conscients des opportunités associées à ce lieu. À travers les modalités de résolutions du problème posé par La Parada au fonctionnement urbain, il est difficile d’accorder tout son crédit aux objectifs énoncés par le modèle de marché de gros utilisé.

33 Fondo Metropolitano de Inversiones : Entreprise publique de la municipalité métropolitaine de Lima. Sa mission est de contribuer au financement des programmes d’investissements, d’élaborer des études et des projets d’investissement public et de vérifier le respect des obligations dérivées des contrats publics/privés. Son travail doit être « impartial et objectif compte tenu des intérêts de la municipalité et de la population de Lima ». 34 INVERMET, Regeneración urbana de La Parada. Propuesta integral (Lima: MML, 2006). 35 D’après un entretien réalisé le 27.01.2012. Le projet n’est pas novateur puisque, rappelons-le, La Parada tient son nom de cette fonction historique. L’histoire se répète-t-elle ? 36 Ces informations proviennent de l’hebdomadaire La Polemica Municipal n° 587 du 08 – 14 septembre 2011, ainsi que des sites internet des journaux El Commercio.pe et La Republica.pe

14

Page 15: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

À travers, les modalités de résolutions, il est difficile d’observer une politique qui considère de manière commune la sécurité alimentaire et le fonctionnement urbain dans sa complexité. En d’autres termes, le cas de La Parada révèle toutes les contradictions politiques entre deux éléments essentiels à l’urbain, les enjeux de fonctionnement et développement urbain.

L’INCERTITUDE COMME SOURCE D’OPPOSITION Les circuits commerciaux, dans leur complexité, offrent une forte résistance aux changements envisagés par la municipalité de Lima et l’EMMSA. Or, les oppositions sont révélatrices de la diversité des pouvoirs et des formes de développement défendus par chaque acteur de l’urbain37. Ces oppositions sont un marqueur des enjeux de production et de gestion urbaine où l’accès aux ressources des territoires commande les tensions entre acteurs38. Dans ce contexte d’analyse, nous supposons que l’identification des facteurs déterminants du conflit permet de réfléchir aux dispositifs permettant de le surmonter.

UNE MOBILISATION CONTRE UNE POLITIQUE PUBLIQUE INCERTAINE

Alors que la majorité des acteurs de La Parada souhaite voir améliorer leurs conditions, la contestation du transfert du marché de gros n°1 est allée de façon croissante depuis 2010. Ce processus résulte néanmoins d’une mobilisation tardive des commerçants de La Parada autour de l’association « ASUME La Parada » en février 2012, puis en avril 2012 autour du « Syndicat général des commerçants du Mercado Mayorista N°1 ». L’association « Asume La Parada » a pour objectif de fédérer l’ensemble des acteurs associatifs de La Parada autour d’une position commune. L’association souhaite construire un discours clair plus facilement opposable à ceux des municipalités et acteurs institutionnels impliqués dans le déplacement du marché de gros N°1. Elle souhaite également soumettre des projets de développement de La Parada à la municipalité de Lima qui tiennent compte de l’ensemble des acteurs. Après quelques années d’inactivité, l’association a réuni chaque jeudi de 12 h à 16 h (environ), plusieurs des associations présentes sur La Parada. Lors de nos observations, les thèmes de débats se sont essentiellement concentrés sur les moyens à mettre en œuvre pour s’opposer au projet de déplacement, l’identification des problèmes de chaque acteur et les conséquences probables du déplacement du marché de gros n°1. Le syndicat général des commerçants du Mercado Mayorista N°1 a pour objectif de fédérer l’ensemble des acteurs associatifs du Mercado Mayorista N°1 et de représenter les commerçants-grossistes auprès du conseil d’administration de l’EMMSA. Elle se réunit mensuellement. A l’occasion de l’approche du transfert du marché de gros, plusieurs réunions exceptionnelles ont été mis en œuvre. Les objectifs sont d’exposer les problèmes associés au projet de déplacement du marché de gros n°1 et d’en identifier les incertitudes. Il s’agit également de fédérer l’ensemble des grossistes pour s’opposer au projet de déplacement du marché de gros. .

37 François HULBERT, “L’espace politique de la ville : plaidoyer pour une géopolitique urbaine” in L'Espace Politique, 2009-2, 8 (2009). 38 Claude RAFFESTIN, Pour une géographie du pouvoir (Paris : LITEC, 1980).

15

Page 16: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

Enoncé précédemment, l’absence de considération des autorités publiques envers les interdépendances de chaque circuit commercial, reste majoritairement la critique commune des commerçants au projet. Cette situation génère en effet une forte inquiétude qui peut être lu comme un risque dans la mesure où il s’apparente à la probabilité d’une perte pour un ensemble ressources et d’activités qui importes pour les acteurs qui le pratiquent. En effet, un état d’inquiétude est relatif à une situation de risque identifié, mais dont on ne peut juger totalement les effets39 (Chateauraynaud, 2008). Cet état constitue alors une reconnaissance par les acteurs de certaines vulnérabilités. De manière générale, les entretiens réalisés auprès des commerçants montrent que ce risque est jugé comme le plus important car il est immédiatement perceptible et identifié comme tel. Par ailleurs, l’émergence de nouveaux marchés de gros dans la métropole liménienne aux cours des dernières décennies génère un ensemble de problématique pour les commerçants de gros. Les acteurs de La Parada considèrent ainsi la part croissante de ces lieux de commerce de gros dans l’approvisionnement des ménages. Leurs inquiétudes sont également renforcées part l’augmentation des supermarchés. Face à cette évolution, les commerçants-grossistes de La Parada perçoivent bien les problèmes engendrés par l’apparition de nouveaux marchés. Outre la perte de clients, les commerçants identifient des problèmes relatifs aux réseaux d’approvisionnement concourant et à la perte de monopole dans la fixation du prix des produits alimentaires. Conséquemment, les grossistes de La Parada perdent de l’influence sur le commerce de gros. Or, si l’influence des commerçants grossistes de La Parada est remise en cause, cette thématique doit être intégrée aux politiques de l’EMMSA. En effet, si les autorités considèrent le Gran Mercado Mayorista de Lima comme un outil pour définir les normes et les prix du commerce de gros, il est essentiel que les grossistes de ce marché détiennent un pouvoir important sur ces définitions. Or, d’après les entretiens dont nous disposons, il apparait que cette situation n’est pas vérifiée. Face à ces changements les grossistes expriment un sentiment de vulnérabilités. En effet, la perte des ressources dont il dispose actuellement les exonérai plus facilement à la prise d’importance des nouveau marché de gros qui plus petit offre moins d’infra… Absence de partage d’information avec l’EMMSA Mais, en ne donnant pas de réponse aux interrogations des grossistes, les politiques renforcent les oppositions de ces acteurs. Cette situation à trouvé sont paroxisme dans les émeutes d’octobre 2012. Mais les autorités publiques peuvent-elles donner des réponses aux grossistes ? Pour l’EMMSA et la municipalité de Lima, les contraintes ne sont pas moins nombreuses. La Parada constitue un enjeu majeur pour le développement de la ville. Absence de recherche de solution aux problèmes locaux de La Parada / une politique incomplète qui ne saisit pas l’articulation entre la ville et le marché => Incomplétude des politiques publiques POSSIBILITÉ ET LIMITE D’INTERVENTION DES ACTEURS SOCIAUX DANS LA PRISE DE DÉCISION

39 Francis CHATEAURAYNAUD, “Les figures de l'incertitude dans les controverses publiques autour des risques collectifs” in Séminaire Risco, Toulouse, 28 novembre 2008.

16

Page 17: L'approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification ...

L’approvisionnement alimentaire de Lima au défi de la planification stratégique

C. Hattemer & A. Sierra

N-AERUS XIII / Paris 22-24/11/ 2012

a. Une stigmatisation publique (média) qui renforce la crainte de La Parada auprès du grand

public Au regard des nombreux discours stigmatisant La Parada et ses populations dans la presse, il est essentiel de s’interroger sur la forme que prennent les risques dans l’espace métropolitain. Selon nous, les risques représentent plus la possibilité de perdre un investissement majeur aujourd’hui contraint par la présence du marché de gros n°1 et de ces activités. En d’autres termes, les risques du marché sont mobilisés pour servir…

b. Une rupture du dialogue 1- EMMSA Municipalité : Connaissance des incertitudes sur le nouveau et ancien marché

a. Mais certitude du modèle envisagé / des problèmes techniques à résoudre 2- Le conflit violent comme dernier recourt ?

CONCLUSION : Quelle place pour le chercheur dans la mise en place de nouvelles formes de résolutions face à ces types de conflits La manière d’opérer les grands projets d’aménagement et la recherche en partenariat s’en retrouve interrogée.

17