L'antifranquisme en France, 1944-1975

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LOUBATIÈRES L’ANTIFRANQUISME EN FRANCE 1944-1975… L’ANTIFRANQUISME EN FRANCE 1944-1975… sous la direction de VIOLETTE MARCOS avec DANIÈLE CHENAL JUANITO MARCOS ANNIE RIEU MIAS

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La Retirada ne marque pas la fin de la guerre d’Espagne. Dès leur arrivée en France,les opposants à la dictature de Franco reprennent la lutte pour mettre à bas cerégime. Ils ne vont cesser, trois décennies durant, de dénoncer le franquisme et sesexactions, de réclamer le départ de celui qui a pris le pouvoir par la force.Empruntant des voies diverses – selon leurs origines politiques et selon les momentset les circonstances –, militants et sympathisants participent à des manifestationsde protestation ou à des actions plus directes de soutien aux antifranquistes restésen Espagne. Mais cette lutte n’est pas le monopole des seuls Espagnols.L’antifranquisme sert de creuset à tous les antifascistes, espagnols et français, quis’insurgent contre le régime de Franco et dénoncent ses collusions avec lesgouvernements français.

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LOUBATIÈRES

L’ANTIFRANQUISMEEN FRANCE 1944-1975…

L’ANTIFRANQUISMEEN FRANCE 1944-1975…

sous la direction de

VIOLETTE MARCOS avec

DANIÈLE CHENALJUANITO MARCOSANNIE RIEU MIAS

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ISBN 978-2-86266-686-X

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2013 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

Chez le même éditeur

José Cabrero Arnal, de la République espagnole aux pages de Vaillant, la vie du créateur de Pif le chien, Philippe Guillen, 2011.Itinéraire d’un anarchiste, Alphonse Tricheux (1880-1957),

Violette Marcos et Juanito Marcos, 2011.L’hôpital Varsovie – exil, médecine et résistance (1944-1950),

Collectif (coord. Àlvar Martínez Vidal), 2011.Exil, témoignages sur la guerre d’Espagne, les camps et la résistance

au franquisme, Progreso Marin, 2010.Les Camps de Rivesaltes, une histoire de l’enfermement,

Violette Marcos et Juanito Marcos, 2009.Exilés espagnols, La mémoire à vif, Progreso Marin, 2008.

Dolores, une vie pour la liberté, Progreso Marin, 2002.

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L’ANTIFRANQUISME EN FRANCE

DANIÈLE CHENAL, JUANITO MARCOS, ANNIE RIEU MIAS

sous la direction de VIOLETTE MARCOS

1944-1975…

Le rôle prépondérant du Sud-Ouest

LOUBATIÈRES

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Nos remerciements à :Solon Amoros, Placida Aranda, Jean-Claude Darien, JosemaríaFuentes, Élisée Georgev, José Jornet, Placer Marin Thibon,Françoise Petit, Édouard Pivotsky, Martine Roigt, Ignasi Ros,Miguel Sanz, Renacer Soler, Michelle Taurines.

Et aux personnes qui ont bien voulu nous accorder un entretien :Michel Batlle, Patrice Castel, José Castro, Alain Continente,Marisol Costa, Gilbert Delpy, Claude Domergue, Alain F.,Rodolf Fauria Gort, Enrique Fraga, Jacques Giron, BertheGorriz Sans, Joan Jordà, Jeanne Lalet, Rose Lavigne Guillemeau,Georges Llivina, Robert March, Henri Melich Gutiérrez, AlainPecastaing, Gérard Puntonet, Claire Pradal, Éric Ramond,Máximo Rodriguez, Floreal Samitier.

Violette Marcos est docteur en histoire. Sa thèse dedoctorat a porté sur le Parti communiste et l’anti-franquisme. Juanito Marcos s’est spécialisé dans larecherche documentaire en histoire sociale. Tous deux ontpublié Itinéraire d’un anarchiste, Alphone Tricheux(1880-1957) en 2011 et Les Camps de Rivesaltes en2009 et participé à 1936, Luttes sociales dans le Midide la France.

Annie Rieu Mias est sociologue. Ses thèmes de recherchesont porté sur l’exil républicain espagnol et sur les réseauxde renseignements transfrontaliers pendant la SecondeGuerre mondiale.

Après des études d’histoire, Danièle Chenal a travaillédans la fabrication du livre et l’édition.

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AVANT-PROPOS

L’antifranquisme a-t-il sombré sous les sables des camps de l’exil ? Ques-tion provocatrice certes, néanmoins pertinente au vu de la kyrielle d’ou-vrages parus en France sur l’arrivée, la présence, aujourd’hui le souvenir,des immigrés politiques espagnols contraints au départ en 1939. Undéracinement de plus de trente-cinq ans, parfois toute une vie, justifieraità lui seul autant de publications.

Un tel arrachement a donné naissance à une véritable culture d’exilpermettant à des milliers d’individus, à des familles entières, de survivre.Dans les moments festifs, les réfugiés ont pu tresser des liens, lesconserver, maintenir des traditions et forger une mémoire, tout enrestant attachés à l’intérieur, au pays du départ, celui de la souffranceet de l’espoir du retour.

En toutes circonstances, la politique restait présente. La culture d’exil,forgée à travers les pièces de théâtre, les poèmes, les chants qui retentissaientlors des journées récréatives, n’avait de cesse de scander leur souffrance.

Exil culturel, exil antifranquiste, deux versants de la même histoire àtravers laquelle nul ne pouvait oublier les raisons de sa présence en France.Cette construction a uni étroitement exil et antifranquisme, et elle étaitsi profonde, si solide, qu’elle paraissait naturelle, allant de soi. Tous lesexilés seraient antifranquistes et tous les antifranquistes, en France, seraientexilés espagnols. Était-ce si évident ? Voilà qui méritait réflexion car sion a beaucoup écrit sur l’exil peu d’ouvrages se sont penchés sur l’anti-franquisme en France.

Bien sûr, on ne peut ignorer la masse des ouvrages politiques – sou-vent polémiques – rédigés par des leaders mais aussi des militants moinsconnus concernant leur lutte contre le régime franquiste. Et la foultitudede journaux, de tracts, d’affiches, édités et diffusés en France pendantla même période, est là pour rappeler les convictions, les opinions, lescris de haine lancés contre le régime de Franco. Mais peu d’ouvragesde synthèse tentent de comprendre qui étaient ces antifranquistes, es-pagnols ou français, et quels étaient les choix politiques, les stratégiesde ces partis, groupes, syndicats, individus, militants qui pendant plus

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de trente ans ont mené ce combat. Pallier cette absence a été l’un denos premiers objectifs.

Encore fallait-il choisir et préciser le cadre de l’étude. Entre la fin dela Seconde Guerre mondiale et la mort de Franco, en 1975, la plupartdes villes de France, grandes ou petites, ont été traversées par des cortègesde manifestants au sein desquels le nom du Caudillo était conspué ethué. Toutes ont un jour ou l’autre, accueilli des concerts, des expositions,des colloques et des conférences analysant et dénonçant le franquisme.Dans le foisonnement de ces événements, le Sud de la France a occupéune place particulière. L’antifranquisme y a trouvé une terre d’accueil.Cette région, véritable asile pour de très nombreux exilés politiques dela guerre civile, est aussi devenue le refuge des émigrés économiques desannées 1960 à la recherche de travail.

Au cœur de cette région, Toulouse a tenu une place de choix. « Capitalede l’exil », la ville est restée pendant plus de trente-cinq ans un lieu po-litique central avec le siège du Parti socialiste espagnol (PSOE), et desdeux principaux syndicats espagnols, l’Union générale du travail (UGT)et la Confédération nationale du travail (CNT). C’est là que tous les lea-ders espagnols, parmi lesquels Federica Montseny, Dolores Ibárruri, Ro-dolfo Llopis, ont présidé, dans les plus grandes salles de la ville, desmeetings nombreux, parfois houleux et souvent chaleureux. Là se sonttenus les congrès, les assemblées plénières mais aussi les réunions clan-destines où les antifranquistes traçaient les lignes de force de leurs stratégies.C’est enfin dans cette région que se sont noués des liens confraternelsentre tous ceux, Espagnols ou Français, qui dès l’origine se sont reconnusdans cette lutte. Car les exilés n’ont jamais été seuls dans leur rejet durégime franquiste et ils n’eurent pas le monopole de ce combat.

Dès la guerre civile, le soulèvement contre le coup d’État militaireavait trouvé un écho favorable dans la gauche et l’extrême gauche fran-çaise. Après la sortie des camps d’internement et la fin de la SecondeGuerre mondiale, les Espagnols exilés qui reprirent leur lutte ne furentpas isolés, loin de là.

Les militants et sympathisants français, alliés « naturels » des Espagnolsexilés, furent partie prenante de cette lutte et contribuèrent à donnerplus d’écho, plus d’ampleur, aux mouvements de protestation. Ils consti-tuèrent un socle de solidarité pour tous ceux qui s’élevaient contre laterreur que semait le franquisme. Ils furent de toutes les campagnes desoutien. Cette solidarité, ce soutien, ne baignèrent ni dans la quiétude

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ni dans la sérénité. Conflits, dissensions et fortes oppositions marquèrenttoute la période et ces différends furent d’autant plus importants qu’aucours des années la lutte prit différents aspects.

Si les manifestations furent les activités les plus spectaculaires, d’autres,plus discrètes, tentèrent d’infléchir le cours des choses en introduisant àl’intérieur, armes, journaux, propagande. La diversité des actions est àl’échelle des moyens dont disposaient les groupes, partis, individus qui,à un moment ou à un autre, ont pu se proclamer d’une opposition aurégime franquiste. Montrer l’enracinement de cette lutte sur le territoirefrançais, tel a été notre deuxième objectif.

Diversité des actions, diversité des types d’investissement, le champcouvert par le mot antifranquisme explique sa fonction fédérative.

Si ce terme n’apparaît dans aucun dictionnaire classique et n’ouvreaucune entrée dans les registres des archives, sa polysémie est riche, don-nant lieu à de multiples interprétations. Concept à géométrie variable,il ouvre la porte à autant d’ambiguïtés que celui d’antifascisme.

Le préfixe « anti » est au centre d’alliances qui ont pu se faire et sedéfaire rapidement. Préfixe fédérateur, agglutinant, derrière lequel selonles circonstances vont se retrouver tel ou tel groupe, tel ou tel parti, ilprésentait l’avantage de désigner l’ennemi – Franco et le régime fran-quiste – et de rassembler sous cette bannière une diversité d’opposants.

En France, jusqu’au pacte germano-soviétique du 23 août 1939, lePCF avait su fédérer, sous le slogan de « l’antifascisme » une très grandepartie de la gauche française. Après guerre, il reprend la même stratégieavec l’antifranquisme. Il se présente comme le pôle central des regrou-pements contre le régime et certains de ses partisans n’hésitent pas à enfaire le moteur, le cœur de cette opposition. À travers les « batailles »menées, il a su d’une part rassembler des compagnons de route, dessympathisants, et d’autre part tenir à l’écart tous ceux, opposants au ré-gime de Franco, qui ne se reconnaissaient ni dans cet antifranquismeni dans le stalinisme.

Au cours des années, cette omniprésence s’estompe et l’antifranquismetend à rassembler sur le même territoire, parfois de façon conflictuelle,gauche, extrême gauche et ultra-gauche. Le concept polysémique conduitprogressivement à cerner des antifranquismes. Cette pluralité permettrade tenir compte des campagnes de soutien à Cristino García, communisteespagnol et résistant en France, et de celles en faveur des militants duFRAP et de l’ETA, assassinés par le même régime à près de trente ans

Avant-propos

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d’intervalle. Montrer cette diversité et sa conflictualité, voilà notretroisième objectif.

Pourquoi ces campagnes de soutien ont-elles eu un tel écho ? Grâceà quels consensus ou dissensus se sont-elles construites ? Analyser lesgroupes politiques dans de telles circonstances, c’est tenter de cerner ceuxqui les entourent. Car les actions antifranquistes, petites ou grandes, in-dividuelles ou collectives, n’ont eu un tel écho que parce que, enracinéesdans un territoire, elles ont su rassembler militants, sympathisants ourévoltés d’un instant.

Pour tenter d’approcher cette diversité, consulter les archives, les jour-naux nationaux et régionaux était une nécessité ¹. Ce n’était pas suffisant ;il fallait recueillir les souvenirs et les témoignages de ceux, anonymes ounon, qui ont participé en France, et notamment à Toulouse et dans larégion Midi-Pyrénées, au combat contre le régime de Franco. C’est àcette tâche que nous nous sommes attelés, espérant défricher de nouveauxterritoires. Nous avons essayé d’ancrer l’antifranquisme dans les luttesmenées en France contre toutes les dictatures.

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L’ANTIFRANQUISME À L’ORDRE DU JOUR

août-septembre 1944

En septembre 1944, l’horizon des Espagnols réfugiés en France à l’issuede la Retirada semble s’éclaircir : entrevoir la fin de la guerre et la victoiredes Alliés ne relève plus de l’utopie. De là à penser que les Alliés vainqueurs,après avoir abattu les deux dictatures fascistes, italienne et allemande,auront le désir et la volonté de chasser Franco du pouvoir, il semble n’yavoir qu’un pas. Se posent alors les questions du quand et du comment ?Entre-temps, le gouvernement républicain en exil s’organise, se structureet s’apprête à être reconnu sur la scène internationale. Le retour enEspagne semble inéluctable.

Cette vision des choses cependant, ne dit pas tout des différents pointsde vue qui traversent le milieu des exilés espagnols. Certes, à l’attentismede certains répond la volonté des autres d’agir vite mais, entre les deuxpositions, combien de nuances, combien d’interrogations et de réflexionspolitiques divergentes.

À cette date, c’est l’action volontariste du parti communiste espagnol(PCE) qui paraît la plus spectaculaire, la plus éclatante. Forts de l’ex-périence acquise dans les maquis, les guérilleros, toujours armés, or-ganisés dans l’UNE (Union nationale espagnole), front créé ennovembre 1942 ² par les communistes, décident de franchir le pas.Dans la foulée de la libération du territoire français, ils se tournentrésolument vers les Pyrénées et entreprennent la Reconquista de España.Le Val d’Aran va leur sembler un point de départ adéquat pour réaliserce projet ambitieux. Si cet épisode militaire peut surprendre aujourd’huipar sa rapidité et surtout par l’évidence – partagée par certains àl’époque et par tous a posteriori – de son issue désastreuse, le contextede cette période ne permet-il pas de mieux mettre en perspective cettetentative de poursuivre la guerre d’Espagne ? Avec toutes les ambiguïtésqu’elle portait en elle.

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Tous les espoirs sont permis

En cet été 1944, les derniers combats de la Libération s’inscrivent dansune géopolitique extrêmement complexe. Si sur l’ensemble de l’Europeles troupes alliées avancent vite, elles se heurtent sporadiquement à desréactions allemandes d’envergure.

À l’est, l’armée soviétique inflige aux troupes nazies d’énormes défaitesles contraignant à une déroute progressive. En juillet, elle atteint la Vistuleet son avancée vers l’Allemagne paraît inexorable. À l’ouest, les Américainset les Anglais ont ouvert un second front en débarquant en Normandiele 6 juin 1944, puis en Provence deux mois plus tard. Là aussi la pro-gression est spectaculaire. La libération de Paris, en août, traduit un mo-ment fort de cette avancée.

Cette vision des événements pourrait cependant s’avérer triomphalistecar, sur le front de l’ouest, les Alliés anglo-américains ne progressent pasvite, sont même bloqués sur le Rhin et les Vosges et, s’ils avancent enAlsace, ils n’entreront à Strasbourg que le 23 novembre. Pendant cetemps, sur le territoire français, les Allemands tiennent toujours les basessous-marines de Lorient, Saint-Nazaire et de La pointe de Grave. Certes,au cours de l’été, le sud du pays a été libéré et assez vite les Allemandsont été contraints d’abandonner de nombreuses villes. En quelques jours,les troupes nazies ont été mises en déroute et contraintes à la fuite. Agen,Albi, Foix, Toulouse, Perpignan sont libérés le 19 août, Tarbes le 20, Paule 24, Bordeaux, enfin, le 28 août.

Pour les Alliés, deux territoires frontaliers restent cependant fragileset instables, d’une part, la zone pyrénéenne où une tension pourrait àtout moment mettre le feu aux poudres entre l’Espagne et la France et,d’autre part, l’Alsace où ils progressent difficilement. La première régionconstitue un réel souci pour les Anglo-Américains qui n’envisagent pasun autre conflit, une nouvelle source de difficultés. Quant à la seconde,elle incarne les résistances et les limites du second front tant réclamépar les Soviétiques.

Face à ces obstacles à la progression des troupes, l’URSS conforte defait les Anglo-Américains dans leur attentisme prudent vis-à-vis de l’Es-pagne et les incite à renforcer le front ouest en augmentant le nombrede soldats dans les Vosges pour mettre fin à la résistance allemande.Staline va même faire appel à tous ses alliés et, via le PCF, demander auxguérilleros des maquis du sud de la France de se déplacer vers l’Alsace

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pour venir épauler le mouvement offensif. Première dissension de poids,car André Marty, membre du bureau politique du PCF, qui est chargéde la transaction, essuie un refus net et définitif de la part des communistesespagnols.

Au niveau géopolitique, sous des apparences de clarté, la situationest, elle aussi, fort complexe. Si le Gouvernement provisoire de la Ré-publique française (GPRF) est reconnu du bout des lèvres par les Alliés,le statut de De Gaulle en tant que chef de gouvernement reste trèsfragile. La course à la légitimité qu’il a entreprise tout au long de laguerre prend désormais plus de vigueur. Il s’agit pour lui de faire accepterpar les Alliés, les Américains surtout, l’existence d’un gouvernement re-présentatif, efficace et capable de s’imposer, notamment face aux forcesrésistantes. L’enjeu de cette reconnaissance est fondamental car celaconditionne, pour de Gaulle, à la fois son propre statut, son autorité etl’indépendance de la France.

Dans ce panorama géostratégique, la place de l’Espagne est d’autantplus ambiguë que cette question n’a jamais été abordée de front par lesAlliés. Mais la profession de foi antinazie proclamée dans la Charte del’Atlantique ne pouvait que laisser présager la disparition prochaine dufranquisme.

Cependant sur le terrain, les manœuvres mises en place par les unset les autres, brouillent cette solution apparemment évidente. Alliés etGPRF semblent avoir une attitude convergente. Résolument tournésvers Berlin, les Anglo-Américains souhaitent une sécurisation totale dela frontière pyrénéenne et envisagent de dresser, si nécessaire, une barrièreinfranchissable. Ils vont plus loin, nouent des relations commercialesavec l’Espagne puisqu’en mai 1944 un accord hispano-anglo-américainlui permet d’être approvisionnée ³ en carburant. À la même date lesRenseignements généraux (RG) de Bayonne signalent la présence enEspagne, à proximité du littoral et dans le voisinage de la frontièrefranco-espagnole, d’agents de renseignements américains « qui s’immis-cent assez fréquemment dans les affaires de contrebande et de passagede la frontière 4 ». Sans nul doute les services secrets américains cherchentà surveiller les zones de tensions et à se renseigner sur les passages trans-frontaliers. Le Gouvernement provisoire va dans le même sens. Voulantprouver ses capacités d’action et d’autonomie, il envisage de faire appelà un régiment d’Indigènes afin de sécuriser la zone. Et pour montrer sabonne foi, il songe déjà à reconnaître le gouvernement de Franco,

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décision qui sera rendue officielle le 16 novembre 1944. Entre-temps,le 27 août, un délégué du GPRF, Jacques Truelle 5, est installé à l’am-bassade de France à Madrid 6.

En cette fin d’été, la carte géopolitique est d’autant plus complexeque, s’il est évident que nulle troupe ne tentera de mettre fin au régimede Franco, officiellement rien n’est dit. Une ambiguïté qui explique ledésarroi de certains et la volonté, pour d’autres, d’agir vite.

Le gouvernement républicain espagnol reconnu

Dans l’exil, le gouvernement républicain a connu bien des vicissitudescar les divisions politiques nées pendant la guerre civile se sont maintenueset même accrues. Les effets de la défaite, l’exil dans les camps d’interne-ment, la dispersion des cadres militants à Moscou, Londres et au Mexiqueont accentué la déconstruction politique des structures du Frente popular.Tous les pouvoirs d’État ont éclaté. Manuel Azaña, dernier président dela République, a démissionné de la présidence en février 1939, suivi depeu par Diego Martínez Barrio qui refusa de continuer d’assumer la pré-sidence des Cortés 7. Restait le gouvernement Negrín, très contesté et fi-nalement dissous par le Bureau des Cortés en juillet de la même année.Les deux gouvernements autonomes, le catalan et le basque, réfugiésaprès bien des péripéties à Londres, victimes des mêmes circonstancespolitiques, ont connu un sort équivalent.

Emblématique de ces difficultés, l’existence de deux formations dis-tinctes d’aide aux réfugiés, l’une, le Servicio de Evacuación de RefugiadosEspañoles (SERE), impulsée par l’éphémère gouvernement Negrín, pro-communiste et l’autre, la Junta de Auxilio a los Republicanos Españoles(JARE), créée par Indalecio Prieto et dominée par les autres formationspolitiques 8.

Ces dissensions, ces différends, expliquent, en partie, l’attitude partagéeface à la guerre en Europe car, à l’heure où un seul pays, l’Angleterre,affronte l’Allemagne et l’Italie, tous les partis politiques de l’exil restenten dehors du conflit. L’opinion exprimée par García Oliver9 dans ses Mé-moires en est d’autant plus singulière. Arrivé au Mexique au début del’année 1941, il rencontre Martínez Barrio qui lui demande: « Selon vous,que faudrait-il faire? », il répond: « Nous devrions profiter de la conjonctureinternationale de la guerre pour intervenir, en mêlant notre cause à celle

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que soutiennent les démocraties, en déclarant la guerre à l’Allemagne età l’Italie pour les agressions qu’ils ont fait subir à la République espagnoleen envoyant de l’armement et des unités militaires en soutien aux insurgés ;pour les agressions contre Almería, Guernica, Madrid et Barcelone effec-tuées par l’aviation de ces pays. Il est évident que nous devrions reconstruireune légalité et créer un gouvernement représentatif de toutes les forcesqui luttèrent en Espagne en défense de la République.

« – Mais vous vous imaginez que l’Angleterre, qui se retrouve seule,irait se chercher des complications internationales en nous acceptantcomme alliés ?

« – Aujourd’hui elle est seule, c’est sûr. Mais elle ne le sera bientôtplus. C’est inévitable qu’il y ait une entrée en guerre de l’Union soviétiqueet aussi des États-Unis. Cela, ce sont deux hypothèses indémontrables[…]. Pour nous, l’essentiel est de se doter de l’indispensable : une légalité,des institutions et un gouvernement. Et adopter une posture nette de cequi est national par rapport à l’international. Un fait d’aujourd’hui,comme la déclaration de guerre à l’Allemagne et à l’Italie, détermineraitun droit demain, quand, une fois l’Allemagne et l’Italie vaincues, les bel-ligérants se réuniraient pour trouver une solution à leurs problèmes mon-diaux. À ce moment-là, l’Espagne républicaine serait présente. Autrement,elle sera absente ¹0. » Opinion prémonitoire mais qui resta en grandepartie isolée ; si elle avait été adoptée, le sort de la République eût, peut-être, été modifié…

Pour l’heure, début 1941, face aux difficultés propres aux structurespolitiques de l’exil, on comprend mieux pourquoi des groupements par-tidaires font appel à l’unité, voulant donner une image rassurante, res-pectable et représentative d’un futur gouvernement espagnol lorsquesonnera l’heure du retour en Espagne. Telles sont l’UDE (Union démo-cratique espagnole) et l’ARE (Action républicaine espagnole), toutesdeux constituées de républicains et de cadres proches des socialistes ¹¹.En fait, il s’agit de petits groupes rivaux, concurrents, au sein desquelsles stratégies personnelles l’emportent, leurs divisions internes éclatantrapidement au grand jour.

Ces rivalités entre les différentes formations de l’exil ne survivent pasà la naissance de l’Union nationale espagnole (UNE), fondée en novem-bre 1942 lors de la réunion dite « de Grenoble » – qui se tint en fait àToulouse à l’initiative du PCE – qui marque clairement l’entrée du partidans le conflit mondial.

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À l’approche de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les antagonismesdeviennent d’autant plus vifs que la course à la reconnaissance par lesAlliés de la légitimité républicaine augmente les tensions. Pour mieuxasseoir sa représentativité politique, l’UNE crée en 1943 la Junte suprêmed’union nationale (JSUN) au sein de laquelle elle tente de regrouper unepartie des forces antifranquistes, des communistes à la droite monarchiste.Face à cette structure, le Parti socialiste espagnol (PSOE) et les partis ré-publicains (Izquierda Republicana et Unión Republicana) fondent la Junteespagnole de libération (JEL).

À ce moment-là, cette dernière, présidée par Martínez Barrio, semblela plus à même de jouer un rôle international. C’est sans compter avecle PCE reconnu par ses engagements dans la guerre mais fragilisé car,d’une part, ses dirigeants sont loin de France – ils se trouvent alors àMoscou – et, d’autre part, ses positions sont mal acceptées et suscitenttoujours un scepticisme, voire une claire opposition, au sein des exilés.Il doit donc aller très vite pour faire reconnaître la JSUN par les Alliés.

La renaissance, en août 1943, du gouvernement républicain en exil nechange pas la donne sur l’essentiel. Certes, après de longs mois de négo-ciations, le premier gouvernement de l’exil a pu être constitué ; présidépar José Giral, il couvre une large palette politique, excluant toutefoiscommunistes ou procommunistes. Pour compléter la structure, les Cortésélisent le 17 août 1943, à Mexico, Diego Martínez Barrio président de laRépublique. Si ce gouvernement est bien accueilli au Mexique, il a cepen-dant beaucoup de mal à se faire reconnaître sur la scène internationale.

La rivalité entre les deux formations censées suppléer à la fragilitégouvernementale devient déterminante et prend de l’ampleur. Pour ac-croître son assise politique, la JEL crée un Comité de France qui, le 23 oc-tobre 1944 à Toulouse, englobe les deux puissantes centrales syndicalesespagnoles, la Confédération nationale du travail (CNT) et l’Union gé-nérale du travail (UGT). Ce large front continue d’exclure totalementles communistes et la droite monarchiste espagnole.

Afin de clarifier les différentes positions et mieux asseoir sa prépon-dérance, la JEL donne naissance, le 9 septembre 1944, à l’Alliance dé-mocratique espagnole (ADE) qui s’inscrit dans la continuité de laRépublique de 1931. Une course de vitesse s’engage alors entre la JSUNet l’ADE. L’une comme l’autre cherchent une reconnaissance officielleinternationale, chacune se voulant la seule représentative de la lutte contrele régime de Franco.

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En septembre 1944, les deux organisations sont présentes en Franceet tiennent meetings à Toulouse, la ville qui commence à être appelée« la capitale de l’exil ». Chacune fustige et dénonce le régime franquiste,chacune critique l’attentisme des Alliés, mais les deux organisationschoisissent des stratégies différentes. Si l’ADE s’en tient à une intenseactivité diplomatique, la JSUN par l’intermédiaire de l’UNE tente uncoup de force.

Tentative de reconquête de l’Espagne : le Val d’Aran

La décision de l’opération « Reconquête de l’Espagne » est un choix po-litique et stratégique interne au PCE, plus exactement à l’UNE. Ils’agissait de créer une tête de pont en Espagne et donner ainsi une assiseterritoriale à la JSUN. Comme l’indique José Antonio Alonso Alcade« Ce n’était pas l’objectif de reconquérir l’Espagne. Si on avait réussi àtenir le Val, on avait l’intention d’appeler le gouvernement républicainen exil pour qu’il vienne jusqu’au Val d’Aran et dise aux puissances in-ternationales : “Nous sommes là, on vous a aidés bien que modestementà gagner la guerre contre le nazisme, aidez-nous maintenant.” Non pourconquérir l’Espagne avec nous, mais pour dire à Franco : “Ou tu t’envas ou on te met dehors.” ¹² »

Pour établir cette tête de pont et créer cet îlot républicain en Espagne,il s’agissait de combiner l’action menée par de petits groupes en territoireespagnol à une action d’envergure partant de France. Cette tactique sup-posait qu’au-delà des Pyrénées, à l’arrivée des troupes, la population sesoulève. Pouvait-on penser l’hypothèse plausible, l’opération réalisable ?Le choix politique détermina l’action sur le terrain, la stratégie à adopter.

Les guérilleros, un corps d’armée en partie compositePendant la guerre, le PCF a intégré dans les FTP-MOI les résistants com-munistes espagnols de la zone nord. Dans la zone sud, la situation futtout à fait différente. Dès 1942, l’UNE regroupe les militants communistesdans le XIVe corps de guérilleros. PCF et PCE sont donc indépendantsl’un de l’autre. Cette autonomie militaire du PCE vis-à-vis de son ho-mologue français s’accentue au cours de la guerre ; elle prend plus derelief lorsqu’approche la libération du territoire. En mai 1944, l’UNEtransforme le XIVe corps de guérilleros en Agrupación de guerrilleros

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españoles (AGE) commandée par le général Luis Fernandez. Désormaisces guérilleros, sans aucune relation avec la MOI, sont représentés di-rectement auprès des différentes instances des FFI. Symbolique maisnéanmoins révélateur, ils arborent un brassard aux couleurs tricolores dela république espagnole, avec une croix de Lorraine sur laquelle est écrit« UNE-FFI ».

L’AGE forme un bloc mais, si on y rencontre majoritairement descommunistes espagnols, s’y côtoient aussi des socialistes, des républicainset des anarchistes qui sont tous là à titre individuel. Échaudés par l’attitudedes communistes pendant la guerre d’Espagne, leurs organisations res-pectives se sont clairement opposées à toute alliance militaire avec le PCE.Mais tous les socialistes ou les libertaires n’ont pas suivi « la consigne »,d’une part, parce que la période ne permit pas de donner à cette décisionun large écho, d’autre part, parce que des militants voulurent affirmerdes choix différents. Tel Henri Melich, réfugié en 1939, libertaire, âgé de18 ans en 1944 et qui, après avoir combattu dans le maquis dans l’Aude,s’engage dans l’UNE, affirmant : « Pour nous, les communistes c’étaientdes républicains ¹³. » Même engagement chez Antonio Téllez Solá quiécrit : « En raison des circonstances qui ne permettaient pas le choix, j’ap-partenais à l’UNE (dans mon groupe il y avait dix-sept autres anarchistes,tous à titre personnel, sans aucune représentation d’organisation. Mongroupe était la IXe brigade des FFI, département de l’Aveyron) ¹4. »

Certains libertaires, membres de la CNT, vont plus loin et se rassem-blent dans la Agrupación de cenetistas de la UNE (ACUN). Il s’agit demilitants anarcho-syndicalistes, le plus souvent peu connus, engagés àl’origine dans la Résistance du côté britannique et qui, dès 1943, ontrejoint l’UNE dans les maquis. Le journal Solidaridad obrera, órgano dela agrupación de cenetistas de Unión nacional, porte-parole de cette minoritépolitique, explique l’origine du projet : « C’est ainsi que naquit la solidaritéet la collaboration entre exilés, sans distinction de couleurs politiques ousociales, collaboration que, dans nos conversations, on souhaita et s’efforçad’étendre jusqu’à voir l’Espagne libérée de l’opprobre et du crime auxquelselle était soumise […] et une fois atteint ce seul et unique objectif (quine forçait personne à renoncer à ses idées) chaque organisation, chaqueparti, devait recouvrer son entière liberté d’action ¹5. » Miguel Pascualassure la direction du journal et apparaît comme un des leaders de l’ACUN.Son itinéraire est celui d’un résistant espagnol non communiste. Il a par-ticipé à l’Armée secrète puis au maquis de la 2e Région, celle qui couvre

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la Montagne Noire, Lacaune et Albi. Au moment du repli des guérillerosvers le sud de la France, il intègre l’ACUN. Comme d’autres combattants,sans partager l’idéologie du PCE, il considère que « l’union était nécessairepour affronter (le régime de Franco) et aussi pour peser sur les Alliés.Hors de leur organisation d’origine, ils font partie de ces maquisardsaguerris dans tous les combats menés en France qui n’envisagent pas des’arrêter avant d’avoir mis fin à la dictature franquiste. Tous partagentl’opinion de Santiago Carrillo “Pour les Espagnols ce n’est qu’un début.Après la chute des dictatures italienne et allemande, il s’agit maintenantde mettre à bas le franquisme.” ¹6 »

Miguel Pascual n’est pas le seul à faire ce choix puisque, selon lui,l’Agrupación aurait compté 6000 personnes, adhérents et guérilleros ¹7.Les chiffres sont cependant controversés et si certains estiment à plusieursmilliers les membres et sympathisants de l’ACUN, d’autres parlent dequelque 200 personnes¹8. La grande disparité est à la mesure de l’opprobre,du déni qui les toucha de la part de leur organisation d’origine et del’oubli dans lequel on les cantonna. Car l’ACUN fut, dès son origine,au mieux dénigrée par la CNT officielle au pire ignorée. Exclus de laCNT au plénum du 8-13 octobre 1944, ses membres, appelés parfoisconfederales equivocados ¹9 furent traités tantôt de naïfs tantôt de séidesdu PCE²0. Pire peut-être, ils furent ignorés et aujourd’hui encore les dif-férents numéros de Solidaridad obrera, órgano de la agrupación de ce-netistas de Unión nacional, sont considérés par certains comme des fauxfabriqués par le parti communiste espagnol ²¹.

Le contexte, les divergences politiques fortes et les prises de positionde l’UNE avaient contribué à complexifier la situation. À ces débats idéo-logiques s’ajoutait le retour de certaines pratiques nées pendant la guerred’Espagne. Dès 1943, les heurts entre communistes et autres composantesde l’exil, socialistes, membres du Parti ouvrier d’unification marxiste(POUM), cénétistes, apparaissent à nouveau et les différends sont parfoisloin de se régler autour d’une table. Ainsi face à certains maquisards quirefusent de suivre l’UNE dans son mouvement vers le sud et jugentl’action vers l’Espagne aventureuse, la réaction a pu être brutale. Plusieursépisodes rappellent cette violence. En juillet 1944, à Castelnau-Durban,en Ariège, la famille de l’anarchiste Ricardo Roy qui refusait d’intégrerl’UNE est massacrée ²². À Bordeaux, cinq socialistes refusant d’adhérerà l’UNE sont assassinés. À Montfort-sur-Boulzanne, dans l’Aude, quatremilitants socialistes et cénétistes subissent le même sort le 5 novembre

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1944 ²³. Enfin, en Haute-Garonne, à Toulouse, le secrétaire du comitédu PSOE, Auxiliano Benito victime de la même hostilité, est abattuen pleine rue, en octobre 1944. Mais cette fois-ci, compte tenu de lapersonnalité de la victime, la presse, socialiste et libertaire, s’emparede l’affaire et dénonce le meurtre. Une manifestation de grande ampleurest organisée dans la ville au moment des obsèques du militant parles organisations non communistes. Mais les espoirs sont encore tournésvers l’avenir et très nombreux sont ceux qui pensent qu’un retour –qui ne saurait tarder – en Espagne mettra fin à ces conflits. Voilà pour-quoi les leaders politiques et syndicaux appellent non à la vindictemais à l’apaisement ²4.

Un autre récit, dû à José Ariso, se déroule en Ariège. Il permet d’avoirune vision plus nette de ces événements : « Avec le compagnon Molina,ils [des militants de la CNT] avaient tenu tête à l’UNE qui voulait mettrela main sur leur organisation. Ils furent arrêtés par les communistes del’UNE et liquidés entre Lavelanet et Varilhes. J’ai moi-même échappé àune tentative d’assassinat. Cela débuta à Mirepoix où j’habitais : uncamion de l’UNE passa afin de “ramasser” tous les Espagnols qui y ré-sidaient. Ce camion devait les conduire à Foix, au siège de l’UNE, pourles enrôler. […] Les compagnons de la CNT, nombreux en la circonstance,refusèrent de monter dans le camion. […] Dans la région, on n’entenditplus parler d’exactions communistes après que les compagnons de laCNT (entre autres El Abicinio) furent allés au quartier général de l’UNE,excédés qu’ils étaient du grand nombre de compagnons tombés sous lesballes communistes ²5. » Si l’épisode s’achève par la négociation, il faudraaussi une lettre du Mouvement libertaire au PCE, en octobre 1944, pourque les choses soient clarifiées. Le texte indique : « Nous considérons quedans l’intérêt de tous les exilés et de ceux qui, vivant en Espagne, sup-portent douloureusement le joug franquiste, cet état de fait anormal [lesexactions commises par le PCE citées plus haut dans le texte] doit cesserimmédiatement pour le bien de la cause espagnole ²6. »

À l’extérieur de l’UNE, qu’il y ait des opposants n’a rien de paradoxal,par contre des difficultés au sein de la direction de la mouvance com-muniste, voilà qui est plus original. Car la décision prise par l’UNE aucours de l’été 1944 de pénétrer en Espagne est loin d’être partagée.Staline et le PCF auraient bien voulu enrôler les maquisards communistesdans la marche vers l’est de la France, mais ils se sont heurtés au refus de l’UNE « obstinée » dans son désir d’entrer en Espagne. Le PCE

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ne veut pas perdre le capital de la lutte armée en France : ses troupessont aguerries, armées et fortement motivées. Il bénéficie aussi du privilèged’avoir été le premier parti, parmi tous les opposants antifranquistes, àadopter dans l’unité et officiellement la stratégie antinazie. Mais entreles principaux cadres du parti qui se trouvent à Moscou ou au Mexique,la Pasionaria ou Santiago Carrillo, et les hommes qui se sont battus dansles maquis, les perspectives sont différentes. Les premiers s’inscriventsur l’échiquier politique mondial, les autres, sont à un autre niveau, celuide ces maquisards qui se sont battus en France pour vaincre les nazisavant de mettre fin à la dictature franquiste. La décision est donc prise,sans l’accord de Moscou ni des instances dirigeantes du PCE, par lesmembres de l’UNE établis en France ou en Espagne. Officiellementc’est Jesús Monzón Repáraz, dirigeant le PCE en Espagne, qui arrêtecette stratégie et lance l’expédition ²7.

Les préparatifsAu début de l’été 1944, l’AGE qui compte quelque 10000 hommes ²8infléchit le mouvement de ses troupes vers le sud du pays pour organiserl’entrée en Espagne. Le but est double, prendre par surprise les Alliés etobliger les forces républicaines à reconnaître la force politique et la pri-mauté du PCE. Tactiquement il s’agissait, comme l’indique le comman-dant Robert, « d’occuper cette région pendant les trois mois d’hiver ; carà l’époque le Val était totalement isolé du reste de l’Espagne à cause dela neige, il n’y avait pas de communications, un tunnel était encore enconstruction. Il fallait aussi occuper rapidement une grande ville espa-gnole ²9. »

L’ambition militaire est d’envergure et d’autant plus téméraire qu’ellen’est entourée d’aucune discrétion. Les RG sont parfaitement au courantde ce qui se prépare et indiquent aux nouvelles autorités françaises : « Lesrépublicains ont pour mission de créer une tête de pont en territoire es-pagnol, de la tenir à tout prix et, si c’est possible, de l’élargir progressi-vement. Une fois cette tête de pont bien établie, le gouvernementrépublicain espagnol, qui serait alors reconnu par la France, aurait l’in-tention de s’y transporter et il serait alors possible d’envisager une re-connaissance par les Nations unies ³0. » Président du Gouvernementprovisoire, de Gaulle est informé de l’opération prévue et affirme clai-rement son opposition aux cadres dirigeants des guérilleros lors de savenue à Toulouse en septembre 1944. En vain.

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos.............................................................................................................. 5

L’antifranquisme à l’ordre du jour (août-septembre1944)................ 9Tous les espoirs sont permis .................................................................................. 10Le gouvernement républicain espagnol reconnu ............................................ 12Tentative de reconquête de l’Espagne : le Val d’Aran .................................... 15

Les guérilleros, un corps d’armée en partie composite ................................. 15Les préparatifs...................................................................................................... 19L’entrée en Espagne............................................................................................. 21Le repli .................................................................................................................. 23Fin d’un certain antifranquisme..................................................................... 24

Hésitations du gouvernement français (octobre 1944-1950) ........ 27Dernières cartouches du gouvernement républicain en exil........................ 27

Les enjeux de la JEL........................................................................................... 27Quelle alternative au franquisme ? ................................................................. 28

Entre tolérance et realpolititk ............................................................................. 32Le temps de la tolérance..................................................................................... 32La realpolitik ....................................................................................................... 35Une attitude politique différenciée ................................................................. 36

L’opération policière Boléro-Paprika ................................................................ 38

Stratégies antifranquistes des partis et syndicats espagnols en exil (début de la guerre froide)............................................................. 43La guerre civile continue...................................................................................... 44Au centre du gouvernement en exil : républicains et nationalistes ............ 47Priorité à l’organisation : les socialistes ............................................................ 48

Garder le parti en ordre de bataille ................................................................ 49La stratégie antifranquiste ................................................................................ 52

Continuer la lutte armée : les communistes..................................................... 54Un parti traversé par des crises ........................................................................ 54Les maquis............................................................................................................ 56

Protéger l’organisation : les libertaires .............................................................. 60La réorganisation des structures....................................................................... 60Comment financer l’organisation ? ................................................................. 64Les groupes d’action libertaires ........................................................................ 70

Les bases de repli en France .................................................................... 71Les passeurs.................................................................................................. 72

Dénoncer le franquisme ................................................................................... 77Actions contre les consulats espagnols................................................................ 77

Des lieux bien ciblés ........................................................................................... 77

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Tentatives de mainmise sur les consulats........................................................ 78Les consulats, bases franquistes......................................................................... 82Consulats et « consulés ».................................................................................... 84Les auxiliaires des consulats.............................................................................. 85

Manifestations et meetings................................................................................... 87Meetings contre la répression ............................................................................ 89Congrès et autres assemblées ............................................................................. 91Commémorations................................................................................................ 92

L’utilisation des médias......................................................................................... 94La bataille de la presse....................................................................................... 94La bataille des ondes .......................................................................................... 96

Culture d’exil, culture antifranquiste .................................................... 99L’importance de l’action culturelle .................................................................... 99

L’antifranquisme dans la culture d’exil.......................................................... 99Les raisons de la profusion d’activités culturelles ....................................... 101L’image et l’écrit................................................................................................ 102Le théâtre ........................................................................................................... 103La musique, la danse....................................................................................... 104

L’expression théâtrale des différents groupes politiques.............................. 105Du côté des Catalans ....................................................................................... 105Du côté des socialistes ...................................................................................... 106Du côté des libertaires ..................................................................................... 108Du côté des communistes ................................................................................ 109

Le rôle essentiel de la peinture.......................................................................... 109Diversité des peintres de l’exil espagnol........................................................ 110Les expositions et l’expression picturale ........................................................ 111

« Normalisation » de l’Espagne et nouvelles activités culturelles ............ 113D’une culture d’exil à une culture espagnole .............................................. 114Les peintres se fondent dans le paysage local ............................................... 116

Autres acteurs de l’antifranquisme.................................................................. 118Des militantes de base à Mujeres Libres .................................................... 118Les francs-maçons ............................................................................................. 121

La guerre est-elle finie ? (début des années 1960) ............................. 125Fin de la tolérance envers les antifranquistes ............................................... 125

Des circonstances favorables à Franco.......................................................... 125La guerre d’Algérie, une aubaine pour Franco ............................... 125L’Espagne, base de repli de l’OAS ...................................................... 128

En échange à la neutralité de Franco, les antifranquistes poursuivis en France ........................................................................................ 130

Interdiction des moyens de propagande .......................................... 131Mesures contre les militants................................................................. 133

La guerre d’Espagne est-elle finie ?................................................................... 134

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Ossification des vieux appareils ..................................................................... 135Le PCE, « sorte d’organisation pour émigrés » .............................. 135Socialistes, libertaires, immobilisme des dirigeants ...................... 136

Franco la muerte !............................................................................................. 140Les exécutions des années 1962-1963 .............................................. 140En France, une solidarité diversifiée .................................................. 141

Un antifranquisme contrasté...................................................................... 145L’Espagne change .............................................................................................. 145

Exil politique et immigration économique ..................................... 146Clivages de génération ........................................................................... 148

En France, un nouvel antifranquisme......................................................... 151Des méthodes renouvelées.................................................................... 151Nouveaux acteurs : des itinéraires différents.................................... 152

Riposte au retour de la barbarie (fin des années 1960-début des années 1970…).................................. 157Nouvelle situation en Espagne.......................................................................... 158

Entre immobilisme du bunker et timides changements ........................... 158Un syndicalisme transformé........................................................................... 159De nouveaux groupes politiques.................................................................... 161Retour de la barbarie ...................................................................................... 163

Situation contrastée en France......................................................................... 164Déclin des formations antifranquistes traditionnelles .............................. 164

L’atonie des structures historiques espagnoles ................................ 164Reconstitution de la gauche antifranquiste ..................................... 166

Renouveau de l’antifranquisme..................................................................... 171Une autre génération.............................................................................. 171Reconstitution à gauche........................................................................ 174

« Franco assassin, Giscard complice ! » .......................................................... 176Une extrême gauche diversifiée...................................................................... 176

Une forte rivalité...................................................................................... 178Une activité débordante ........................................................................ 179

Groupes autonomes .......................................................................................... 184Soutien aux militants de l’ex-MIL ..................................................... 184Des actions éclatées................................................................................. 185

Après la fin… ...................................................................................................... 187

En guise d’épilogue............................................................................................ 191annexes.................................................................................................................... 197Entretiens.............................................................................................................. 197Chronologie......................................................................................................... 207Notes......................................................................................................................... 201Sigles – centres d’archives – JOURNAUX................................................... 230Bibliographie........................................................................................................ 232

table des matières

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La Retirada ne marque pas la fin de la guerre d’Espagne. Dès leur arrivée en France,les opposants à la dictature de Franco reprennent la lutte pour mettre à bas cerégime. Ils ne vont cesser, trois décennies durant, de dénoncer le franquisme et sesexactions, de réclamer le départ de celui qui a pris le pouvoir par la force.Empruntant des voies diverses – selon leurs origines politiques et selon les momentset les circonstances –, militants et sympathisants participent à des manifestationsde protestation ou à des actions plus directes de soutien aux antifranquistes restésen Espagne. Mais cette lutte n’est pas le monopole des seuls Espagnols.L’antifranquisme sert de creuset à tous les antifascistes, espagnols et français, quis’insurgent contre le régime de Franco et dénoncent ses collusions avec lesgouvernements français. Dans la quasi-totalité des villes de France, notammentdans le Sud, terre d’exil des Espagnols, on voit défiler ces cortèges cosmopolites,plus ou moins nombreux et animés selon les époques.

Or l’histoire a peu retenu ces épisodes. On ne peut que s’étonner du relatifsilence, voire du manque d’intérêt, qui entourent l’antifranquisme enfoui dans unemémoire silencieuse.

À l’inverse, la culture de l’exil, associée pendant une période à l’antifranquisme,connaît aujourd’hui un réel engouement. Elle est relayée par les très nombreusesassociations d’exilés, essentiellement constituées des enfants et petits-enfants desexilés. Dans le sud de la France, cette transmission est souvent assurée et reprisepar certaines institutions locales.

Pourquoi un tel débordement mémoriel face à ce déni qui touchel’antifranquisme? Celui-ci porterait-il le poids d’un triple échec, échec de la guerre,échec de l’exil, échec de l’oubli ?

Mais renvoyer tous ces militants à leur statut de vaincus, ce serait oublier lesens de leur exil et les significations politiques qu’ils ont données à leurs luttes. Ceserait oublier qu’avec d’autres ils ont construit un socle de convictions ancrées dansune longue tradition historique. C’est pour tenter d’en rendre compte que nousavons fait cet ouvrage.

L’ANTIFRANQUISMEEN FRANCE

sous la direction de VIOLETTE MARCOS

1944-1975…

ISBN 978-2-86266-686-X

9 782862 66686019 €

www.lo

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