Langage et pensée: Union Soviétique années 1920-1930

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  • Cahiers de lILSL, n 24, 2008, pp. 1-4

    Prsentation

    Patrick SERIOT (Lausanne), Janette FRIEDRICH (Genve)

    On n'aurait pas fait semblable recueil il y a vingt ans, en ces temps

    o le rapport des intellectuels occidentaux la culture russo-sovitique

    tait crisp, passant par le filtre des engagements politiques et idologi-

    ques. Enfer ou paradis, il n'y avait pas de troisime voie. Mme la littra-

    ture tait rarement lue sans faire rfrence aux dissidents.

    Nous sommes maintenant une poque diffrente. La guerre froide

    est finie. L'image de la culture russe n'est plus la mme. Les nouvelles

    gnrations n'ont plus l'attitude ambigu envers l'Union Sovitique de leurs

    ans des annes 1970. Quelque chose a chang dans notre regard rcipro-

    que entre les deux extrmits de l'Europe. On s'idalise moins, peut-tre

    commence-t-on se connatre moins mal. C'est que les moyens de connais-

    sance ont chang ; les mthodes de lectures, les centres d'intrt se sont

    renouvels, souvent dplacs, les traductions se multiplient, les retraduc-

    tions sont annonces. On savait depuis les annes 60 quon trouve dans la

    pense russo-sovitique des annes 1920-1930 des ides novatrices, des

    concepts tonnants, des rflexions pistmologiques inattendues. Pourtant

    les ides de provenance russe ont t intgres dans les dbats existants en

    psychologie, en thorie de la littrature, en linguistique sans qu'on se sou-

    cit vraiment de leur contexte de production et de rception. Et on se

    concentrait sur les grands noms, ceux de penseurs supposs uniques et

    originaux, en oubliant que la Russie a t un laboratoire de sciences hu-

    maines et sociales d'une richesse considrable sans lequel luvre de ceux

    que nous croyons connatre si bien (Bakhtine, Volo!inov, Vygotskij)

    naurait pas vu le jour.

    Malgr les apparences, pourtant, il est plus difficile d'tudier la Rus-

    sie qu'un pays trs lointain comme la Chine, parce que les vritables diff-

    rences sont masques par d'apparentes similitudes. La culture russe n'est

    pas l'altrit absolue que peuvent reprsenter la Chine ou le Japon. Mais ce

    n'est pas non plus la mme chose que l'Europe occidentale. Disons, un

    autre nous-mmes, une autre faon d'tre Europens. On peut alors enfin

    renouveler un dialogue qui a t longtemps interrompu. Mais beaucoup est

    reprendre presque zro. Les divergences de rception rciproque des

    ides et thories en Russie et en Europe occidentale actuellement (le Bakh-

    tine francophone n'est pas le mme que celui qu'on lit en Russie, les philo-

  • P. Sriot, J. Friedrich : Prsentation 2

    sophes post-modernes occidentaux ne passent pas en Russie) montrent

    l'ampleur du travail de comparaison systmatique qu'il reste faire.

    C'est l'entreprise qui est propose dans ce recueil, compos la suite

    des travaux d'un sminaire de 3me cycle interuniversitaire qui s'est tenu

    sur le site de Crt-Brard (prs de Vevey, Suisse) les 3 et 4 mai 2007 au-

    tour du rapport Pense et langage dans la culture russo-sovitique des

    annes 1920-1930. Les principes de notre travail sont simples, mais fon-

    damentaux. D'abord, le champ d'tude : la culture russe (celle des annes

    1920-1930, priode foisonnante et fascinante) ne se rduit pas la littra-

    ture, aux arts plastiques et l'architecture. Elle est aussi une activit scien-

    tifique qui mrite d'tre mieux connue, ne serait-ce que parce que les scien-

    ces humaines et sociales russes ont considrablement influenc leurs homo-

    logues d'Europe occidentale, souvent de faon d'autant plus profonde

    qu'elle tait peu remarque. D'o la ncessit de recontextualisation : lire

    les textes premiers, et non les commentaires. Il fallait donc que des spcia-

    listes connaissant le russe se lancent dans l'histoire des ides scientifiques,

    non pas dans une perspective sociologique (histoire des institutions, des re-

    lations de pouvoir), mais pistmologique (histoire de la constitution de

    l'objet de savoir, histoire des idologies scientifiques). Et la contribution de

    ceux qui lisent ces textes en de multiples langues (franais, allemand, an-

    glais) a apport le regard loign qui faisait contre-poids.

    De ce premier principe dcoule un second : l'pistmologie doit tre

    compare. Un regard crois fait apparatre des dtails qui sont invisibles en

    clairage direct. La Russie et l'Europe occidentale n'existent pas l'une sans

    l'autre. Ecrire des monographies sur tel ou tel auteur a moins d'intrt

    qu'une confrontation entre des contemporains travaillant dans des langues

    et des pays diffrents. La comparaison a de multiples applications : on peut

    comparer des auteurs russes entre eux (Volo!inov / Vygotskij en premier

    lieu, c'tait le thme du sminaire, mais aussi "pet / Romm; Bakhtine /

    Medvedev). Et des auteurs russes avec des auteurs occidentaux (Bally /

    "pet, Medvedev / M. Scheler). Comme l'crit E. Simonato propos de

    Jakovlev et Volo!inov : une lecture croise de ces deux textes a t fruc-

    tueuse dans le sens que chacun dentre eux sert de filtre de lecture

    lautre. Cette comparaison a fait apparatre de faon nette ce qu'on soup-

    onnait depuis longtemps : derrire la difficult de comprendre la culture

    scientifique russe partir du monde francophone se dissimule un impens,

    ou plutt un pens-de-faon-pas-claire : l'Allemagne de Humboldt, des

    Romantiques et du naturalisme du XIXme sicle.

    Et enfin la comparaison est ici aussi transdisciplinaire : ont t mis

    en confrontation les approches de psychologues, de philosophes, de lin-

    guistes, tous sont des historiens des ides tout en tant des philosophes des

    sciences soucieux d'pistmologie.

    Un premier groupe d'articles entreprend de relire des textes qui

    semblaient connus et familiers. Ainsi, B. Vauthier aborde le dlicat pro-

  • P. Sriot, J. Friedrich : Prsentation 3

    blme des rapports entre Bakhtine et Medvedev, ce qui lui permet de met-

    tre en vidence un rapprochement qu'on avait tard dcouvrir : le matria-

    lisme historique avec le phnomne de la sympathie et de l'amour (Max

    Scheler). S. Tchougounnikov, lisant Condillac, Simmel et Volo!inov, met

    en vidence un formalisme organique qui prolonge la tradition morpho-

    logique allemande. C. Bota sintresse la psychologie objective, ce

    projet original de Volo!inov qui vise dmontrer les sphres de ralit

    des faits psychiques et leurs dimensions sociales, idologiques, smiotiques

    et verbales. Cest dans ce projet dune science de lhomme unifi et int-

    gral que Bota dcle lactualit de lapproche de Volo!inov en sopposant

    lidentification souvent pratique entre cette approche et celle de Bakhtine.

    M.-C. Bertau discute galement les relations interdpendantes entre lindi-

    viduel, le social et le langagier. Dans sa lecture fine de Volo!inov et de

    Jakubinskij, elle dcouvre dans la voix et dans le corps les formes vcues

    du langage qui constituent selon elle son trait essentiel : tre toujours

    adress. M. Ernica propose de combler une lacune dans la rception de

    luvre de Vygotskij. A partir d'une dmonstration des liens forts entre les

    rflexions de jeune Vygotskij sur la psychologie de lart et son ouvrage

    majeur Pense et langage, c'est un de ses concepts cls, celui du dvelop-

    pement humain, qui est prsent sous une nouvelle lumire.

    D'autres auteurs insistent sur le contexte russo-sovitique de l'po-

    que. C'est le cas d'I. Ageeva, qui, partir d'une comparaison de la notion de

    Mot entre "pet et Volo!inov, tudie le rapport entre le marxisme et le

    romantisme dans la faon d'envisager la collectivit et sa vision du

    monde. I. Ivanova a lu attentivement les archives d'un tonnant institut de

    recherche : le Mot vivant, pour y dcouvrir les bases d'une pdagogie et

    d'une psycho-linguistique en avance sur leur temps. En comparant Abaev

    et Volo!inov, M. Bondarenko s'attaque au dlicat problme des acceptions

    trs divergentes du terme idologie. V. Martina aborde, elle aussi, le

    Mot comme entrelacement entre l'esprit individuel et collectif, mais

    partir de la notion de symbole chez Florenskij. V. Reznik prend appui sur

    le sociological turn et la lecture que fait Romm de Marxisme et philoso-

    phie du langage de Volo!inov pour prsenter un texte qui aurait permis de

    rconcilier Saussure et Humboldt s'il avait t publi. E. Simonato, compa-

    rant Volo!inov, cette fois Polivanov et Jakovlev, aborde le problme de la

    linguistique marxiste par le biais de l'histoire de la phonologie. Quant

    E. Velmezova, c'est partir du dbat sur la place des interjections dans les

    parties du discours et d'une comparaison entre Jespersen et "#erba qu'elle

    expose l'opposition qui se dessinait alors entre grammaire gnrale et

    grammaires des langues particulires.

    Dans la troisime partie, le dialogue est encore une fois largi. On y

    analyse le lien entre les chercheurs russes et la tradition occidentale, avec

    laquelle de temps en temps un vritable change samorait. Mais plus

    souvent cette tradition a t assimile une pense russe de lhomme et de

  • P. Sriot, J. Friedrich : Prsentation 4

    la socit bien diffrente de la ntre, ce qui produisait d'invitables malen-

    tendus. Ainsi T. Zarubina montre que le destin de la psychanalyse en Rus-

    sie dans les annes 20 est intimement li au concept du sujet intgral, ou

    entier, qui, au centre des proccupations russes, savre incompatible avec

    les ides freudiennes. Ce qui pourrait expliquer le refus trs politis du

    freudisme comme thorie alternative de lhomme et son assimilation

    curieuse la pdologie. Moins polmique se prsente la relation entre le

    linguiste suisse Charles Bally et le successeur russe de la phnomnologie

    husserlienne, Gustav "pet. En sappuyant sur les archives de lpoque,

    T. Shchedrina et E. Velmezova, travers une analyse croise des lettres,

    des citations, des rfrences, des tmoignages, des textes non-publis,

    mettent en vidence l'intrt fortement partag par Bally et "pet pour une

    thorie smiotique du langage, qui tonne par son actualit. Enfin,

    M. Uhlik nous invite relativiser laffirmation dune paternit entre la

    sociologie du langage de Volo!inov et celle dveloppe dans les annes 70

    par Bourdieu. Mme si la critique de la linguistique structurale rapproche

    les deux, Uhlik dcle chez Volo!inov une thorie volontariste du langage

    en rien comparable avec l'approche strictement dispositionnelle de Bour-

    dieu. Quant larticle de D. Romand et S. Tchougounnikov, il dmontre la

    prsence des ides psychologiques allemandes dans les textes du forma-

    lisme russe. En mettant en question une des lectures les plus rpandues de

    ce courant qui voit en lui un courant anti-psychologique, ils participent

    comme les autres auteurs de ce recueil ce renouvellement des interprta-

    tions existantes.

    On trouvera en annexe un petit texte de Bakhtine (le premier de ses

    crits qui nous soit parvenu), aussi fondamental qu'inconnu dans le do-

    maine francophone : L'art et la responsabilit (1919). On voit s'y dessi-

    ner en quelques lignes les orientations gnrales de ce que sera sa philoso-

    phie morale des annes 1920.

    Tel est le fil rouge de louvrage : la volont de prendre au srieux

    tout ce dont parlent les textes discuts fait apparatre des rfrences et des

    ides implicites, que la mconnaissance du contexte rendaient parfois invi-

    sibles. Le rsultat est une image beaucoup plus complexe que celle quon a

    lhabitude de rencontrer dans la littrature existante, plus complexe non pas

    seulement sur le plan thorique mais aussi quant aux acteurs, trs nom-

    breux, qui peuplaient la scne des sciences humaines si riche ce moment

    de lhistoire russo-sovitique.

    Note sur la transcription : on s'en est tenus au systme communment

    adopt en Europe francophone : la translittration la tchque des mots crits en

    cyrillique ($%&%'()%* = Volo!inov), sauf pour les mots dont la transcription

    franaise plus ou moins phontique est depuis longtemps entre dans l'usage

    (+,-.() = Bakhtine, et non Baxtin). Un seul article ne s'est pas conform ces

    normes en transcrivant /01. par Shpet, acceptons-en les raisons.

  • Cahiers de lILSL, n 24, 2008, pp. 5-28

    Pour une notion de forme linguistique comme forme vcue. Une approche avec Jakubinskij,

    Volo!inov et Vygotskij

    Marie-Ccile BERTAU Universit de Munich

    Rsum : Jakubinskij ainsi que Volo!inov partent dans leur approche de la langue de la situation extra-verbale, entendue comme situation vcue et partage avec un autre. Les liens avec cette situation forment et l'vnement langagier et son aspect proprement linguistique. Les deux linguistes pensent un recul ou une rduction de l'aspect linguistique ; ainsi, Volo!inov parle d'un nonc dpourvu de mots o ce qui subsiste est une forme : une intonation, un geste. Ce qui devient visible est le corps parlant et cout, par l l'autre et le social, puis le rle que jouent l'intonation et la voix. Devient visible, finalement, une forme rciproque et mutuelle, sensible et matrielle. L'objectif de la contribution est de dvelopper l'approche de Jakubinskij et de Volo!inov, d'laborer ensuite une notion de forme linguistique se basant sur le moment du vcu. L'argumentation suivra galement une logique ontogntique, visant prciser le dveloppement de la forme linguistique par la voix de l'autre ; c'est ici que nous ferons rfrence Vygotskij et aux concepts d'intriorisation et de langage intrieur. Finalement nous proposerons une ide de la langue correspondant l'ide de forme linguistique labore.

    Mots-cls : voix, forme, intriorisation, Jakubinskij, Volo!inov.

  • 6 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    1. INTRODUCTION

    La lecture propose dans cet article, agenant la pense de Jakubinskij, de Volo!inov et de Vygotskij, s'articule autour d'un intrt pour deux dimen-sions de l'activit humaine, intimement lie l'une l'autre du moins dans la perspective psycholinguistique ici adopte. Premirement, la parole ext-rieure, menant rapidement au dialogue ; la pense de Jakubinskij et Volo!i-nov sert ici de fil conducteur. Deuximement, la parole intrieure, menant de son ct la pense verbale et la conscience ; Volo!inov et Vygotskij formulent cette liaison, le dernier en se rfrant explicitement Jakubinskij (cf. le chap. 7 de Pense et langage). La langue est donc prise selon deux modes : sa performativit d'une part, sa capacit migrer entre le domaine social-partag de la communication et le domaine social-non-partag de la pense d'autre part. Le regard port sur la langue par les trois penseurs permet justement ces deux vises.

    La lecture se formule en une dduction thorique conduisant par plusieurs points. Tout d'abord, l'approche spcifique de Jakubinskij et de Volo!inov au langage est esquisse et mise en relation avec la notion de langage intrieur chez Vygotskij ; de l apparat la notion centrale de forme : la forme langagire ainsi que la forme que prend la pense verbale. La deuxime dmarche consiste clarifier la notion de forme langagire chez Jakubinskij et Volo!inov. La pense de Jakubinskij s'articule autour des formes fonctionnelles de la parole, Volo!inov comprend la forme comme vcue, souple et variable. La notion de forme se rapporte donc un vcu commun, elle est une forme accomplie dans la parole, ayant une di-mension sensible : coute, vision, perception de l'autre, d'o le rle impor-tant que jouent le geste, la mimique et surtout l'intonation.

    Suivant ces deux premiers points, deux pices intermdiaires sont introduites dans le but de concrtiser la forme vcue et accomplie par le couple forme-voix suivant la trace de la perception et de l'intonation. Ces deux pices intermdiaires permettent de dire avec Aristote que la forme n'est pas un moule pr-existant mais un accomplissement (rpt) de la matire, et que la voix est un son articul, et par l-mme une manifestation du symbolique social. Toujours avec Aristote, la voix, le symbole mis et la pense se trouvent relis c'est ainsi que peut galement se formuler la deuxime dimension mentionne plus haut. Le dernier pas de cette dduc-tion se tourne justement vers l'aspect migrateur de la langue. L'intriorisa-tion est le concept-cl pour essayer de saisir la migration elle-mme ainsi que la nature, la qualit de l'intrioris ; c'est la voix que nous proposerons comme mcanisme de l'intriorisation, donnant une certaine saveur ce qui est intrioris. Ce questionnement mne finalement concevoir la pense verbale non seulement sous un aspect dialogique mais aussi sous un aspect vocal.

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 7

    2. LA LANGUE PAR L'EXTERIEUR : JAKUBINSKIJ ET VOLO"INOV

    L'approche de la langue chez Jakubinskij aussi bien que chez Volo!inov est frappante par sa dmarche partant de la situation extra-verbale, entendue comme situation partage avec un autre. Pour Jakubinskij ce sera la raison de privilgier la forme dialogale et mme de lui confrer le statut non seu-lement de forme naturelle de discours mais aussi de forme gnrale de l'activit langagire (1923/2000, 25). Volo!inov, quant lui, pensera la situation partage plutt sous son aspect social, insistant sur la valeur ido-logique du signe, de son appartenance au monde extrieur (1929/1977, p. 27).1 Cette approche de la langue par ce qui n'est pas linguistique part entire mne les deux penseurs concevoir et maintenir une pluralit langagire qui ne sera jamais rduite au seul profit d'une langue parfaite-ment linguistique, trnant au-dessus de toute utilisation qui ne pourrait tre que secondaire. Et cette pluralit sera toujours exprime travers certaines formes. La notion de forme merge ds le dbut du texte de Jakubinskij et joue galement un rle important chez Volo!inov, par exemple quand le programme d'tude de la langue est exprim entirement au regard de dif-frentes formes (1929/1977, p.137).

    Ce sont donc les liens avec la situation qui dterminent et forment l'vnement langagier (l'nonc) dont l'aspect proprement linguistique2 (Jakubinskij, 1923/2004, 24) ne pourra se dpartir. Mieux : la situation vcue et partage donne dans certains cas la possibilit de faire presque disparatre l'nonc, tout au moins de le raccourcir fortement. Volo!inov pense galement la rduction de l'aspect linguistique quand il parle d'un nonc dpourvu de mots (1930/1981) o ce qui subsiste est une forme communicative sensible, visible : une intonation, un geste.

    En mme temps, la situation ne dissout pas la forme langagire, il n'est pour Jakubinskij pas question que la fonction prime sur la forme, que la discussion des formes langagires soit voile par la question de la fonc-tion reproche formul en direction du Cercle Linguistique de Moscou (Jakubinskij, 1923/2004, 13). Comme l'crit Friedrich (2005), la forme langagire reste le moment structurant des besoins expressifs, et cela mme quand elle se trouve rduite. Ici, il est loisible de faire un parallle avec un passage de Vygotski qui semble paradoxal. Aprs avoir parl de la

    1 Contrairement aux traductions allemande et anglaise, la traduction franaise attribue Le

    Marxisme et la philosophie du langage (1929/1977) Bakhtine, ne mentionant Volo!inov qu'entre parenthses. Je m'en tiens Meng (2004), citant Bakhtine dans une interview avec Duvakin en 1973, o Bakhtine nomme explicitement Volo!inov comme auteur dudit livre ; je citerai donc non Bakhtine (1929/1977) mais Volo!inov (1929/1977). Quant la translitt-ration, j'ai choisi de toujours crire Volo!inov, sauf dans les cas de rfrence bibliographi-ques directes (p.e. Volochinov, 1929/1977).

    2 Hommel & Meng traduisent par das eigentlich Sprachliche ce qu'Archaimbault traduit par les composantes verbales (cf. Jakubinskij, 1923/2004, p. 400 et Archaimbault, 2000, p.111). En russe : v samom processe govorenija samo re#evoe (p. 30).

  • 8 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    transformation de la parole dans la pense l'aide de la mtaphore de vo-latilisation, Vygotski continue :

    Cependant, le langage ne disparat aucunement, mme dans sa forme intrieure. La conscience ne se volatilise nullement ni ne se dissout dans l'esprit pur. Le langage intrieur est tout de mme un langage, c'est--dire une pense lie au

    mot. (1934/1997, p. 489)3 Le langage, soit-il extrieur ou intrieur, est toujours un fait linguis-

    tique, ayant une certaine forme. Et c'est bien par l que Vygotski, pour sa part, accde au langage intrieur : par son caractre linguistique (cf. Vy-gotski, 1934/1997, chap. 7). Le langage intrieur est alors une des formes de l'activit langagire selon Jakubinskij et c'est bien pourquoi il doit faire l'objet d'une analyse linguistique (cf. aussi Friedrich, 2005).

    L'approche linguistique du langage intrieur insiste galement sur l'aspect de la forme. Vygotski souligne que, justement, il n'y a ni dispari-tion, ni purement complet : la conscience ne s'chappe pas dans la dsin-carnation complte mais reste ce que je voudrais appeler un jeu de formes, jeu situ entre la pense verbale et le langage extrieur et se servant des diffrentes formes de l'activit langagire. Volo!inov est beaucoup plus affirmatif quand cette forme intrieure : elle est dialogique (1929/1977, p. 63). De plus, le dveloppement d'une pense selon Volo!inov est proche de la conception de Vygotski en ce qu'elle souligne galement l'aspect concret et incarn de tout acte de conscience, faonn ici par un systme de valeurs idologiques :

    La pense qui n'existe encore que dans le contexte de ma conscience et qui n'est pas renforce dans le contexte de la science, comme systme idologique coh-rent, n'est qu'une pense obscure, inacheve. Mais, dans le contexte de ma conscience, cette pense prend forme peu peu en s'appuyant sur le systme idologique, car elle est elle-mme engendre par les signes idologiques que j'ai assimils auparavant. (Volochinov, 1929/1977, p. 57)

    Penser la langue par l'extrieur sans la perdre ou la dissoudre, mais

    bien au contraire en marquant explicitement sa diversit, sa pluralit de formes qui fonctionnent dans certains contextes, contextes appartenant un champ de crativit idologique selon Volo!inov (1929/1977, p. 27) cette dmarche permet de repenser la notion de forme dans une perspective de pluralit et de dynamique, elle permet de prserver l'accomplissement mme de la forme. Est donc retenu ce que j'ai appel supra le mode de per-formativit de la langue, permettant dans un deuxime temps l'accs au mode dit migrateur. Il est alors galement possible de (re-)trouver une

    3 Il est intressant de constater que les traductions allemande et anglaise donnent une autre

    mtaphore : celle d'vaporisation. Cette image voque la transformation d'une substance (o quelque chose subsiste) tandis que l'image choisie par Sve voque un tour de magie o il ne reste plus rien que l'bahissement du public.

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 9

    notion de conscience comme acte incarn et incarnant, dont la chair se-rait justement la langue forme et mme : forme chaque fois. C'est ce qui serait la rflexion prsente de Goldstein.4

    La notion de forme jouant donc un rle central pour comprendre le fonctionnement et la nature de la langue parle ainsi que de la pense ver-bale, il s'agit par la deuxime dmarche de clarifier la notion de forme lan-gagire chez Jakubinskij et Volo!inov.

    3. LA NOTION DE FORME CHEZ JAKUBINSKIJ ET VOLOSI-NOV

    3.1. JAKUBINSKIJ

    La premire phrase du texte de Jakubinskij (1923/2004; Archaimbault, 2000) introduit la notion de forme, constatant que l'activit langagire de l'homme est un phnomne apparaissant sous diverses formes, et que cette diversit de formes transparat non seulement entre langues diffrentes mais aussi l'intrieur d'une mme langue (1).5 Le terme Vielgestaltig-keit de la traduction allemande ne dsigne pas seulement la diversit mais aussi la diversit forme, une Gestalt qu'il faut alors surtout penser sous son aspect processuel (cf. les Gestalten d'ordre perceptif).

    Ds le dpart, il y a donc activit et c'est au sein de l'activit qu'ap-paraissent des formes diverses. Cette diversit de formes est determine par une autre diversit : celle, complexe, de facteurs soit sociologiques, soit psychologiques (1). De plus, la diversit des formes est structure par une correspondance entre des formes d'interaction mutuelle, immdiates ou mdiatises (parole orale, crite), qui pourront tre soit alternes (dialo-gue), soit durables (monologue) (14). Dans cette approche, l'activit mu-tuelle fait natre certaines formes, et ces formes peuvent tre langagires, elles peuvent tre ralises dans la parole. C'est pourquoi il y a correspon-dance entre formes d'activit mutuelle et formes langagires d'activit mu-tuelle (14). La forme est antcdante la parole, et l'activit mutuelle conditionne la forme. Enfin, la forme est cre travers l'change de sujets, elle est toujours un processus commun, servant et la communaut et la communication.

    4 Le terme de rflexion prsente est la belle traduction de celui de momentanes Denken

    que Goldstein utilise en 1932 pour dcrire un manque qu'il constate chez les sujets aphasi-ques : leur langue ne reflte pas de travail de pense li la parole mise, c'est une parole pour ainsi dire vide de pense, ressemblant plus une formule, sans tre pour autant vide de sens. Cf. Goldstein (1932, 1933/1969) et l'analyse pertinente de Friedrich (2005).

    5 1, Archaimbault (2000) : L'activit langagire de l'homme est un phnomne divers, et cette diversit transparat (...) ; Hommel & Meng (2004) : Die sprachliche Ttigkeit des Menschen ist eine vielgestaltige Erscheinung, und diese Vielgestaltigkeit zeigt sich (...).

  • 10 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    Par l, il apparat que les formes langagires sont une fonction de la faon dont nous pouvons et nous voulons interagir l'aide de la langue. Les formes sont fonctionnelles par ce qu'elles sont une fonction, une grandeur dpendante des facteurs d'ordre psychologique et sociologique (1). Les formes sont toujours fonctionnelles, parce que toujours au sein d'une activi-t qui n'est elle-mme visible que dans la diversit. Jakubinskij s'en tient l : il ne rduit pas la diversit de l'activit langagire une seule Langue, il ne rduit pas les formes-en-fonction de seules formes dont la fonction peut tre dcrite ultrieurement. C'est comme si il avait lu Wittgenstein : denk nicht, sondern schau! (ne rflchis pas, regarde!; 1984, P.U., 66) dont l'approche dans les Investigations philosophiques est marque par un mme intrt pour le particulier et pour la diffrence, contrairement l'uni-versel au service de l'essentialisme (Stegmller, 1989, p. 588).6

    Ainsi, la diversit des formes fonctionnelles de la parole est le terme central de la thorie du langage de Jakubinskij (1923/2004). Ce sont ces formes qui font l'objet de son article (13). Il est intressant de constater qu'avant de dvelopper sa thorie, Jakubinskij fait observer au lecteur que Humboldt et Aristote ont dj trait des formes fonctionnelles (7, 8). Mais, pour Humboldt, Jakubinskij constate le manque d'une analyse vrai-ment linguistique des formes fonctionnelles, analyse qu'il trouve par contre ralise par Aristote, dans sa Potique :

    Je voudrais souligner encore une fois que nous trouvons chez Aristote une ap-proche purement langagire, je voudrais mme dire une approche proprement linguistique; car il part, dans son analyse des phnomnes du discours potique, de l'aspect des spcificits langagires et n'essaie pas de dduire la notion de discours potique de moments extra-langagiers, comme p.e. des caractristi-ques spciales de la pense, d'une orientation spcifique de la pense et autres. (8, ma traduction de Jakubinskij 1923/2004, p. 390)7.

    Ce jugement revient une dclaration de la linguistique selon Jaku-

    binskij : une analyse rigoureusement linguistique des diffrentes formes fonctionnelles de la parole, visibles dans l'activit langagire. Si l'ont suit d'autre part l'approche d'Aristote la lexis potique, on constate qu'elle est profondment pragmatique puisqu'Aristote argumente par les usages de

    6 La phrase de Wittgenstein est tire du 66 dans lequel il dveloppe la notion de jeu pour en

    arriver la notion de Sprachspiel, centrale sa throrie du langage. Wittgenstein veut jus-tement que le lecteur regarde divers jeux pour voir leur parent et qu'il ne dise pas de prime abord : il faut qu'ils aient quelque chose de commun ce qui tuerait l'approche par le sem-blable, la parent etc. au nom d'un mme identique.

    7 Version allemande: Ich mchte nochmals unterstreichen, da wir bei Aristoteles eine objektive, rein sprachliche, ich wrde sagen, eine geradezu linguistische Herangehensweise vorfinden; denn er geht bei der Analyse des Phnomens der poetischen Rede vom Gesichts-punkt der sprachlichen Besonderheiten aus und versucht nicht, den Begriff der 'poetischen Rede' aus auersprachlichen Momenten abzuleiten, z.B. von besonderen Eigenschaften des Denkens, von einer besonderen 'Ausrichtung des Geistes' u.a. (Jakubinskij, 1923/2004, p. 390)

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 11

    certaines formes chez les uns et chez les autres ; ceux que l'on connat, les Athniens, et ceux qui sont trangers, les Cypriens - c'est un jeu entre ky-rios/oikeios et xenikos qui se traduit dans les formes de la parole mme, linguistiquement (cf. Aristoteles, Poetik, chap. 21, 22; Bertau, 1996, p. 61-67). Il s'agit, soulignons-le, de formes orales, cres, changes, transfor-mes par l'activit langagire.

    Avec Aristote, Jakubinskij nomme les spcificits langagires qu'une analyse linguistique des formes peut mettre jour : ces spcificits concernent la phontique, la formation ou cration de mots, leur usage (mots usuels/inusits) et la smantique (Jakubinskij, 1923/2004, 8).

    Aprs avoir ainsi introduit sa notion d'analyse linguistique allant avec la notion de formes fonctionnelles de la parole, objet de son article, Jakubinskij restreint son analyse dtaille la forme dialogique immdiate (16). Ce choix se rapporte trs certainement l'opposition entre dialogue et monologue, introduite par "#erba, ainsi qu'au vif intrt des linguistes russes de l'poque la langue vivante, parle, change (Romashko, 2000). Mais privilgier le dialogue accentue galement la notion de formes fonc-tionnelles, puisque celles-ci sont dues l'change verbal, l'activit com-mune. Le dialogue devient le point de dpart pour concevoir et analyser toutes formes fonctionnelles et c'est bien pourquoi Jakubinskij confre au dialogue le statut de forme gnrale (25).

    Privilgier le dialogue veut aussi dire : rendre compte du rle de l'autre pour la forme fonctionnelle en usage; puis : du rle des corps se parlant et s'coutant, de leur mimique, de leur gestuelle, des inflections de leur voix, de leurs affects et c'est justement ce que fait Jakubinskij dans son analyse de la forme dialogique. C'est par l que s'expliquent les termes d'attitude et d'aperception (22). Ce sont des termes relationnels, qui par-lent de la faon dont sont relis celui qui parle et celui qui l'coute. Finale-ment, cette analyse dbouche sur une observation tout fait surprenante pour un linguiste : les spcificits de la forme dialogique rendent possible un retrait du stimulus langagier, si bien qu'un dialogue peut tre trs fragmentaire (40).8 De toute faon, le stimulus langagier lui seul ne suf-fit ni la perception ni la comprhension du discours (39), et nous avons toujours besoin d'un auditeur qui comprend de quoi il s'agit (42, en ci-tant Polivanov). Jakubinskij analyse justement ce retrait, ses conditions, ses formes, et dmontre ainsi d'une manire impressionante ce qu'il entend par analyse linguistique.9 Jakubinskij dcrit aussi le mouvement contraire,

    8 Une observation surprenante dans le sens qu'un linguiste est prt penser la disparition de

    l'objet mme de son analyse et cette disparition fait partie intgrale de l'objet analys. Vygotski (1934/1997) reprendra presque textuellement l'analyse de Jakubinskij pour expli-quer et illustrer le caractre prdicatif de la parole intrieure.

    9 Les motifs du retrait du facteur linguistique sont : la perception visuelle et auditive du locuteur (chap. 3, terme d'attitude); la nature fondamentalement incomplte du dialogue, les interruptions et la rapidit des changes (chap. 5); la dpendance de l'apperception pour tout acte de comprhension (chap. 6); la correspondance entre les modles (patrons) du quoti-dien et ceux du discours (chap. 7); l'automatisme du dialogue (chap. 8).

  • 12 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    dans le monologue, puis dans l'crit, amenant le facteur linguistique au devant de la scne, permettant et demandant une plus grande conscience et un plus grand contrle de la langue, autant dans sa production que dans son coute. Ce mouvement de retrait et d'avance se manifeste travers diff-rentes formes ; ainsi, les formes fonctionnelles traduisent diffrents tats, intrimaires, de ce mouvement.

    3.2 VOLO"INOV

    L'approche de Volo!inov est trs semblable celle de Jakubinskij, avec lequel Volo!inov a d'ailleurs travaill (Ivanova, 2003), partant elle aussi de ce qui est extrieur la langue pour expliquer son fonctionnement.10 Et pour les deux linguistes, il s'agit trs clairement d'expliquer la faon dont sont relis la langue et son contexte extralinguistique dans le but de comprendre le facteur proprement linguistique. C'est penser l'abstraction sans l'essence, sans le retour un aspect universel qui nivellerait toutes les diffrences linguistiques. Ce n'est ni rester dans un mlange entre faits de langue et faits socio-psychologiques et situationnels, ni riger un absolu par le fantasme d'un au-dehors de la langue11. Ni, finalement, concevoir la si-tuation extra-verbale comme une cause extrieure, agissant comme une force mcanique sur l'nonc (Voloshinov 1926/1981, p. 191). Jakubin-skij souligne cette approche quand il annonce son programme au para-graphe 13 :

    Dagegen schlagen wir in unserem Falle, wenn wir von einer Klassifikation der Formen der Rede ausgehen, sofort eine Brcke vom Bereich der auersprachli-chen Faktoren zu den sprachlichen Phnomenen (...) (Jakubinskij, 1923/2004, p. 393)

    Au contraire, dans notre cas, lorsque nous partons de la classification des for-mes de la parole, nous lanons un pont du domaine des facteurs extralinguisti-ques aux phnomnes langagiers. (Ma traduction)

    Et Volo!inov, de son ct, pose explicitement la question en partant

    du contexte social :

    Toute nonciation [...] ne constitue qu'une fraction d'un courant de communica-tion verbale ininterrompu [...]. Mais cette communication verbale ininterrom-

    10 Le terme extrieur n'est pas tout fait juste, surtout si l'on suit Jakubinskij et Volo!inov;

    extrieur semble vouloir dire que le contexte ou la situation est dtachable de la langue et forme un tout plus ou moins fixe, une sorte de rcipient dans lequel viendrait se loger la langue partir du moment o elle est mise en fonction. Cole (1996) et Linell (1998), par exemple, dmontrent clairement que cette notion est inadquate. Pourtant, il y a diffrence, et c'est justement ce qui proccupe Jakubinskij et Volo!inov d'o le terme.

    11 Cf. supra, la remarque avec Wittgenstein (1984). Concernant le mlange cf. le reproche fait par Jakubinskij Humboldt (1923/2004, 7) ; concernant le fantasme de l'absolu, cf. la critique de l'objectivisme abstrait par Volo!inov (1929/1977, chap. 5).

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 13

    pue ne constitue son tour qu'un lment de l'volution tous azimuts et ininter-rompue d'un groupe social donn. De l dcoule un problme important : l'tude des relations entre l'interaction concrte et la situation extralinguistique immdiate, et, par celle-ci, le contexte social largi. Ces relations prennent des formes diverses, et les diffrents lments de la situation reoivent, en liaison avec telle ou telle forme, une signification diffrente [...]. Jamais la communi-cation verbale ne pourra tre comprise et explique en dehors de ce lien avec la situation concrte. (Volochinov, 1929/1977, p. 136-137)

    tant donn le point de dpart du contexte social et donc interactif,

    Volo!inov situe la vritable substance de la langue non pas dans un systme abstrait de formes linguistiques mais comme constitue par l'inte-raction verbale et ralise travers l'nonciation (1929/1977, p. 136). En consquence, le problme des formes de l'nonciation prise comme un tout acquiert une importance norme (ibid., p. 138). Dans La structure de l'nonc, datant de 1930, Volo!inov examine la forme de l'nonc en d-tails. Pour souligner le rle de la forme pour le contenu et le sens de l'non-c, Volo!inov procde d'abord une soustraction : un nonc dpourvu de mots s'incarnerait tout au moins dans le son de la voix ou dans un geste. Par l, la matrialit de toute communication sujet majeur de Marxisme et philosophie du langage devient trs claire, une matrialit qui n'a rien d'une enveloppe qui serait secondaire un contenu prexistant, mais qui est tout au contraire la condition d'existence de toute expression, et de la cons-cience mme :

    En dehors de l'expression matrielle, il n'existe pas d'nonc, il n'existe pas da-vantage d'affect. (Voloshinov, 1930/1981, p. 304)

    En dehors de son objectivation, de sa ralisation dans un matriau dtermin (le geste, la parole, le cri), la conscience est une fiction. (Volochinov, 1929/1977, p. 129)

    Aprs la soustraction la voix et au geste, Volo!inov distingue trois

    lments fondamentaux organisant la forme de l'nonc et qui ainsi servent construire un nonc intelligible, c'est--dire ayant un contenu et une orientation sociale : premirement, l'intonation, dcrite comme le timbre expressif d'un mot ; deuximement, le choix des mots, suivi de leur dispo-sition dans l'nonc (Volochinov 1930/1981, p. 304). L'intonation est de premire importance, car c'est elle qui pourvoit la relation au domaine extralinguistique, elle qui construit le contact direct avec la vie (Volo-chinov 1926/1981, p. 194), ou, un peu moins pathtiquement, c'est l'intona-tion qui relie l'nonc la situation et l'auditoire. Et c'est d'elle que d-pendent le deuxime et le troisime lment qui seront alors construit en consquence de l'intonation. L'intonation est profondment sociale et donc idologique, elle est l'expression phonique de l'valuation sociale (Volo-chinov, 1930/1981, p. 305).

    mon sens, l'aspect situationnel, flexible, mouvant de la forme ap-parat chez Volo!inov d'une manire plus marque que chez Jakubinskij. Je

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    pense que cela tient ce que Volo!inov situe l'nonc davantage dans la socit et ses changements ; l, les formes d'interactions verbales ragis-sent de faon trs sensible toutes les fluctuations de l'atmosphre sociale (1929/1977, p. 39). C'est cet aspect de mutabilit qui l'intresse et qu'il met en avant, laissant derrire lui les formes pour ainsi dire neutres, dpourvues de tout accent, inexistantes dans une socit o les interactions sont tou-jours idologiquement dtermines, laissant derrire lui les formes forma-lises (1929/1977, p.99). L'aspect constitutif qui fait de la forme linguisti-que un signe est sa mutabilit spcifique ; la forme est oriente par le con-texte, elle est flexible, mouvante, vivante. Voloc!inov parle aussi de la forme occasionale (1929/1977, p. 125).

    Le fonctionnement de la langue s'explique par ce ct mouvant de la forme ; ainsi, c'est par la souplesse et la variabilit de la forme que Volo!i-nov expose l'activit verbale. Ce n'est pas l'aspect toujours mme, identique de la forme qui importe au locuteur, mais son aspect changeant qui lui per-met de la faire fonctionner dans un contexte concret. Pour l'auditeur, le plus important n'est pas d'identifier la forme linguistique mais de la comprendre dans un contexte prcis, dans une nonciation donne (1929/1977, p. 99-100).

    Finalement, Volo!inov va plus loin que Jakubinskij en ce qu'il pense et l'interaction verbale et sa forme dans l'activit mentale, dans la cons-cience. Le point de dpart est que le centre organisateur et formateur ne se situe pas l'intrieur, mais l'extrieur (ibid., p. 122) ; de l dcoule que c'est l'expression qui organise l'activit mentale (ibid., p. 123), qui la forme et lui donne son orientation. Et comme l'expression-nonciation est le produit d'une interaction concrte de deux individus socialement organi-ss, l'expression organisant l'activit mentale aura toujours galement un interlocuteur auquel elle s'adresse. Plus gnralement, la rflexion aura un auditoire social (ibid., p. 123). De l il est clair que la rflexion elle aussi aura une forme. Volo!inov est trs explicite quant cette forme plus ex-plicite que Vygotskij. Volo!inov l'crit en 1929, mais aussi en 1930 dans La structure de l'nonc :

    Eh bien, nous n'hsitons pas affirmer catgoriquement que les discours les plus intimes sont eux aussi de part en part dialogiques : ils sont traverss par les valuations d'un auditeur virtuel, d'un auditoire potentiel (...). (Voloshinov, 1930/1981, p. 294)

    cette affirmation suit que le dialogue se droule l'aide de deux

    voix, l'une d'elles exprimant la classe sociale avec ses opinions et ses va-luations. Et, tout comme Volo!inov l'a constat pour la formation de l'nonc ralis l'extrieur, ce sont les opinions prsumes et leurs valua-tions qui vont dterminer l'intonation de la voix qui, son tour, dterminera le choix des mots et leur organisation dans l'nonc (ibid., p. 295-296).

    Ainsi, Volo!inov entend a forme linguistique surtout par son ct flexible et changeant, car c'est l que rside son attache au monde, la vie

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 15

    sociale commune. Elle est forme vcue prcisment par ce qu'elle a son origine dans les interactions verbales, charges d'accents idologiques et accomplies par des individus s'adressant les uns aux autres. C'est donc d'un vcu commun et partag qu'il s'agit, un vcu se rfrant des situations concrtes et la perception non moins concrte que les individus verbale-ment actifs ont les uns des autres (de leur corps communiquant) et de leurs paroles respectives.

    3.3 RSULTATS

    Concevoir la forme linguistique sous une perspective de pluralit et de dy-namique rend visible d'une part un mouvement de retrait et d'avance de la langue au sein de l'usage pluriel. Les formes fonctionnelles de la paroles en sont une manifestation, et traduisent donc des tats intrimaires du mou-vement (cf. Jakubinskij). D'autre part, cette conception rend visible l'ac-complissement mme de la forme : une forme mise en fonction, accomplie chaque fois et non remplie comme un moule, pour tre ensuite passe l'autre ; une conception suggre par le modle du traitement de l'informa-tion (Shannon & Weaver, 1949) et bien que son application au langage soit dment critiqu (p.e. Hrmann, 1976; Wertsch, 1993) encore pro-fondment ancre dans la pense contemporaine du langage et de son fonc-tionnement. Une forme donc accomplie, mais aussi vcue par le fait que son accomplissement se fasse justement en commun, de faon partage, sociale (cf. Volo!inov).

    Ici, il est important de marquer la dimension sociale et partage de la forme accomplie. Si elle est toujours exprime par des individus elle n'est pourtant aucunement rductible une seule expression individuelle, un affect, une motion toute subjective que l'on pourrait mettre en oppo-sition la forme formalise, abstraite de tout usage et lieux de l'univer-sel. Cela reviendrait raffirmer l'opposition individu/socit et avec elle, celle entre les motions et expressions subjectives uniques et l'objectivit des forme neutres de la Langue. Au contraire, ce que la linguistique et la psychologie sovitique soulignent (Jakubinskij, Volo!inov, Bakhtine, Vy-gotskij), c'est le caractre social de l'activit langagire, de la pense et de la conscience, le caractre social de leurs formes (formes fonctionnelles, genres de discours, dialogicit et/ou prdicativit de la parole intrieure). Selon Volo!inov, l'individu et le social s'oppose au naturel, et non pas l'un l'autre (1929/1977, p.57s.).

    4. DEUX PIECES INTERMEDIAIRES AVEC ARISTOTE : LA FORME ET LA VOIX

    Dans le but de mieux saisir cette forme vcue et accomplie et de la concr-tiser plus avant dans le phnomne de la voix de celui et celle qui s'expri-

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    ment phnomne-concept ayant fait son apparition chez Volo!inov (1930/1981) dans le contexte de l'intonation, dvelopp plus encore chez Bakhtine (1929/1970) je voudrais introduire deux pices intermdiaires en me reportant Aristote : l'une sur la forme, l'autre sur la voix.

    4.1. LA FORME : HYLMORPHISME

    Aristote pense forme et matriaux, il ne divise pas ce couple mais, bien au contraire, il conoit une dpendance mutuelle de la forme et du matriau, saisie dans le terme d'hylmorphisme. Le contexte dans lequel Aristote dveloppe cette notion est le devenir et la corruption des choses en tant que choses en mouvement (correspondant la physique). Le problme du mou-vement, c'est--dire du changement, est donc l'ide conductrice pour le couple hyl-morph.

    Le point de dpart pour analyser le devenir est donc le mouvement, et c'est le mouvement qui est constitutif pour l'ontologie aristotlicienne, menant distinguer trois espces de l'tre. Premirement, l'immobile et l'ternel (le Divin) ; deuximement, ce qui est en mouvement, mais qui est ternel (le monde superlunaire des toiles) ; troisimement, ce qui est en mouvement et qui est inconstant, phmre (le monde sublunaire des cho-ses naturelles). Le couple hyl (toffe, matire) et morph (forme, figure) est introduit par Aristote pour caractriser comme syntheton tout tre ap-partenant au troisime domaine et sujet au changement, c'est--dire comme compos de matire et de forme. Le terme d'hylemorphisme dsigne non seulement ce caractre compos, mais aussi la dpendance mutuelle des deux principes : aucun n'existe pour lui seul, et ce n'est qu'ensemble qu'ils composent un tre, une chose existante (cf. von Bohrmann et al., 1972). La matire, hyl, est ce qui sous-tend les processus (changement, devenir corruption) : l'hypokeimenon ; elle est le support duquel quelque chose de-vient, et le support sur lequel le changement se produit. La matire n'est elle-mme pas une chose concrte, mais une concrtion, abstraite de sa forme.12 La matire doit donc tre conue la diffrence de la forme, sans forme, mais en mme temps elle ne peut exister sans la forme, c'est pourquoi elle est achriston, non-spare (Hbner, 2002). La forme n'est pas, ne peut pas tre une forme extrieure, mais bien un principe formatif. Elle est galement achriston, non-sparable de la matire.

    Hylmorphisme : matire et forme ne sont pas conues en tant que contraires mais formant un tout ; dans ce tout, la matire et la forme ont un statut ontologique distinct (cf. l'analyse de Witt, 1989). Il faut relever deux aspects de la relation forme-matire. Il y a d'une part ce que von Bohrmann et al. (1972) appellent die Hinordnung des Stoffes auf die Form, l'orga-nisation de la matire envers la forme : pour Aristote, il existe une oikia hyl pour toute chose, une matire propre (Met., VII 4, 1044a), si bien

    12 Ma traduction de ein konkreter Gegenstand in Abstraktion von der Form, Hbner (2002,

    p. 204).

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 17

    qu'une forme ne peut pas accomplir ou raliser n'importe quelle matire. Il existe quelque chose comme une rception spcifique de la matire pour une forme. Par l, on comprend que matire et forme, hyl et morph, soit les principes d'individuation des choses particulires. D'autre part, Aristote souligne la primaut de la forme tant sur la matire que sur le synthethon, le compos forme-matire (Met., VII, 3, 1029a). Ces deux aspects souli-gnent, mon avis, l'immanence de la forme selon Aristote, formule contre celle, transcendentale, de Platon.

    Je propose de lire ces deux aspects, ainsi que la notion des principes ontologiquement distincts mais formant un tout (une substance en mouve-ment), en regard d'une conception de la langue (Sprache) qui privilgie le processus et pense la structure sous cette perspective. L'immanence de la notion de forme chez Aristote, sa processualit et l'orientation de la matire vers une certaine forme, sont pour moi la possibilit de penser la langue comme accomplissement (Vollzug) ; et ceci non seulement dans sa dimen-sion pragmatique, mais galement smantique et syntactique. C'est dans l'accomplissement seul qu'il y a forme, que la forme devient. La forme n'est donc pas un moule ou une enveloppe prexistente, attendant d'tre mise en train, d'tre mise en uvre (performed). C'est la performativit qui engen-dre les formes, et ceci d'une faon rpte : la rptition est d'une impor-tance majeure pour la modlisation du fonctionnement langagier. C'est par elle que sont cres et re-cres les formes, qu'elles sont reconnaissables et transformables.

    La forme agit sur la matire, chaque fois un accomplissement qui se fait selon l'orientation vers l'Autre c'est ainsi que je comprends la fina-lit qu'Aristote donne la forme.13 C'est cette orientation qui mnera une certaine forme, le matriau trouvera son accomplissement d'une certaine manire, c'est--dire ralis dans une certaine forme qui aura donc un aspect tangible, matriel. La voix entre ici en jeu comme un accomplisse-ment de la matire, une forme qui ralise une matire. Cette matire, c'est celle du corps et de la conscience, socio-individuels tout deux. Une forme perceptible qui se rpercute dans les mots parls, dits l'autre (qui peut tre moi-mme). Corps et conscience socio-individuels se manifestent dans les significations langagires qui seront donc toujours tournes, orientes vers un auditeur, une auditrice, un auditoire ou mme une atmosphre sociale (Volchinov, 1929/1977; Rubinstein, 1946/1977). Sont accomplis : les gen-res (Bakhtine, 1953/2004), desquels font parties les formes fonctionnelles de la parole (Jakubinskij, 1923/2004), et par l tout le jeu des intonations sociales d'o dcoulent et le choix des mots et leur combinaison (Voloshi-nov, 1930/1981).

    13 Selon Aristote: chez les choses en mouvement, la forme et le tlos (le but, la fonction) sont

    identiques, car le tlos de chaque chose est sa forme (cf. von Bohrmann et al., 1972, p.982).

  • 18 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    4.2. LA VOIX : PHON ET ARTICULATION

    C'est surtout dans trois domaines qu'Aristote condense sa rflexion de la langue.14 Premirement, dans les quatre premiers chapitres de Peri herme-neias (De interpretatione) se consacrant l'aspect signe du langage, au nom et au verbe (onoma, rhema) comme les parties les plus importantes de la phrase (logos), ainsi qu' la phrase elle-mme. Deuximement, dans les chapitres 19 22 de la Potique, o Aristote traite de la forme langagire de la tragdie, de sa lexis, et troisimement dans De anima (II, 8) et Histo-ria animalium (I,1 et IV, 9) dans lesquel Aristote procde une distinction entre le son (psophos), la voix (phon) et le langage (dialektos) sur le mo-dle des sciences naturelles. La prise en compte de ces textes conduit Wei-demann (1996) constater qu'Aristote pense le phnomne de la langue sous deux aspects : l'aspect smiotique, concernant l'articulation, la signifi-cation et l'usage des expressions verbales ; et l'aspect physico-physiologi-que de la production de ces mmes expressions verbales. Ces deux aspects ont plusieurs points communs dont la mise en regard claire la notion aris-totlicienne de la voix.

    Selon De an. II 8, un son, psophos, doit faire montre de deux carac-tristiques pour compter comme son vocal, phon : il doit tre produit par un tre vivant l'aide de certains organes et il doit signifier quelque chose (420b 5-29, 29-33).

    Pour Aristote, la diffrence entre psophos et phon ne rside ni dans le fait de l'articulation physiologique (qu'ils partagent), ni dans la capacit exprimer quelque chose. Car les sons que les animaux mettent expriment galement quelque chose (De int. II, 16a). Ce qui vient s'ajouter la signi-fication du son vocal, de la phon, c'est sa dtermination conventionelle (De int. II, 16a, 26-29). Par l, les sons vocaux sont symboles et s'opposent aux sons exprims par les animaux qui sont de leur ct agrammatoi : on ne peut les crire, ces sons ne sont pas dcomposables en lments, c'est--dire en grammata : lettres, ou en stoichea : lments.15 Selon Weidemann (1996), Aristote souligne dans ce passage de De int. le fait qu'il n'existe pas de rgles pour transcrire les agrammatoi psophoi, et ainsi il devient vident que pour Aristote c'est la possibilit de transcrire, de fixer un son qui d-termine si il est ou non symbole.

    Deux moments se trouvent ici entrelacs : celui de la convention et celui de l'criture, de la transcription en lettres alphabtiques, rendant, en principe, son pour son. Ces deux moments se rejoignent dans la notion du symbole : il est d la convention, et ce qui est symbole peut tre crit. Si par l'criture il est question de la structure tant orale qu'crite, c'est bien ce que dsigne phon par la convention Aristote nous renvoie la fonc-tion du langage humain qui surpasse justement l'expression de plaisir et de

    14 Je suis Weidemann (1996), de concert avec plusieurs auteurs. 15 Cf. l'analyse trs dtaille de Weidemann (1996, pp. 172-174).

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 19

    douleur que possdent galement les animaux. Le langage, lui, sert ex-primer ce qui sert et ce qui nuit, ce qui est juste et ce qui est injuste. C'est Gadamer qui fait cette liaison entre De int. et la Politique (I 2, 1253) :

    Vielmehr ist die bereinkunft, der gem die Sprachlaute oder Schriftzeichen etwas bedeuten, nicht eine Verabredung ber ein Verstndigungsmittel eine solche wrde immer schon Sprache voraussetzen sondern sie ist das berein-gekommensein, auf das sich die Gemeinschaft unter Menschen, ihre berein-stimmung in dem, was gut und recht ist, begrndet. [note : Man mu die termi-nologischen Aussagen von peri hermeneias also im Lichte der Politik sehen (Polit. A2).] (Gadamer, 1990, p. 435)

    La voix selon Aristote : un son articul parce que transcriptible,

    symbole qui parle de la convention humaine, allant au-del de la simple expression de plaisir et de douleur. Une articulation communautaire sur le monde politique : un monde partag, social par excellence.

    Pour complter l'approche aristotlicienne la voix je voudrais brivement discuter le passage 16a 3-18 du premier chapitre de De int., passage identifi par plusieurs auteurs comme central la thorie du signe d'Aristote et comme le texte le plus influent dans l'histoire de la smantique (Weidemann, 1996, p.176). Ce passage explique la relation entre les ex-pressions vocales (phon), les symboles et ce qui affecte notre pense d'une part, et dsigne d'autre part l'crit comme symbole de la phon. En regard de l'intrt port ici non seulement la voix comme expression extrieure mais aussi comme moyen d'accder la pense verbale et la conscience (Volo!inov, Vygotskij, Goldstein), cette discussion semble opportune.16 Voici le passage en question :

    Les sons mis par la voix sont les symboles des tats de l'me, et les mots crits les symboles des mots mis par la voix. Et de mme que l'criture n'est pas la mme chez tous les hommes, les mots parls ne sont pas non plus les mmes, bien que les tats de l'me dont ces expressions sont les signes immdiats soient identiques chez tous, commes sont identiques aussi les choses dont ces tats sont les images. (Aristote, 1969, De int., I, 16a3-7)

    Le terme central est ici les tats de l'me, ou ce qui affecte notre

    pense / notre me (ta en t psych pathmata : 16 a 3f.). Weidemann (1996) dmontre avec les commentateurs ainsi qu' l'aide du texte lui-mme que psych correspond ici la pense. Entre autre, Weidemann ren-voie deux passages ultrieurs de De int. qui confirment non seulement le terme de pense (ici : dianoa), mais qui thmatise la voix, je voudrais dire : le travail de la voix, de la parole exprime dans la voix pour la pen-se :

    16 Un essai de relier la voix la conscience sans Aristote se trouve dans Bertau, 2008

    (sous presse).

  • 20 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    Si, en effet, les sons mis par la voix accompagnent ce qui se passe dans l'esprit (...). (Aristote, 1969, De int., XIV, 23a 32s.)

    Weidemann (1996, p.178) traduit un peu diffremment la relation

    voix-processus dans l'esprit en parlant d'une correspondance entre ce que nous disons avec la voix et ce qu'il se passe en mme temps dans notre esprit.17 Le deuxime passage se rapporte au fait que les verbes prononcs seuls signifient aussi quelque chose, car celui qui les prononce arrte ou fixe sa pense la chose qu'il vise, et celui qui l'entend prononcer ce verbe s'arrte dans sa pense galement la chose :

    ils [les verbes] possdent une siginification dtermine (car, en les prononant, on fixe la pen$ee de l'auditeur, lequel aussitt la tient en repos) (Aristote, 1969, De int., III, 16b 20s.)

    Ce qui affecte notre pense, quand nous parlons, c'est le fait qu'il y

    a un arrt, une fixation : c'est le sens de la parenthse dans la citation (o lgov tn dinoian, ka o akosas rhmsen). Notre pense s'arrte ce que nous visons parce que nous le disons, parce que nous le prononons au moyen de la phon et que par l nous le pensons. De mme, la pense de notre auditeur s'arrtera la chose que nous avons voulu viser et qu'il aura entendu prononcer.18

    Il me semble que cette approche reliant la voix, le symbole mis et la pense est trs proche de la rflexion prsente de Goldstein (1933/1969). C'est une pense prononce dans le verbe (ou dans le mot et l'nonc), une pense qui est pense distincte et significative (non vide de sens prsent) parce qu'mise, saisie et articule. L'articulation, c'est--dire la possibilit de transcription alphabtique, est manifeste du symbolique et ralise dans le son de la voix. La voix devient par l manifestation non seulement du symbolique social (cf. ma premire analyse), mais aussi manifestation de la pense en tant qu'articule au double sens du terme : prononce l'adresse de quelqu'un et distincte dans ses ides, grce l'arrt conditionn justement par le fait de prononciation adresse.19

    17 La traduction de Weidemann : das, was wir [beim Sprechen] mit der Stimme uern, dem

    entspricht, was [dabei] in unserem Denken vorgeht (t (...) en t phon akoloudei tois en t dianoa : 23 a 32f.) (1996, p. 178; ma transcription latine des mots grecs).

    18 C'est l'interprtation que Weidemann(1996) donne pragma (chose) : la chose que nous visons ainsi il ne s'agit chez Aristote nullement d'une simple thorie de reflet (cf. Weide-mann 1996, p.178s.). La mtaphore de l'arrt est explique par Aristote dans les Seconds Analytiques (Anal. post. II 19, 100a-b) ; Aristote traite de l'arrt de l'me dans la saisie de ce qui est universel et le compare l'arme d'abord en droute, puis s'arrtant pour se mettre nouveau sous les ordres de ses commandants (100 a 12s.). mon sens, il y a dans l'arrt un gain ou regain de contrle. Si la pense s'arrte, c'est pour comprendre, pour saisir juste-ment. Et la parole vocale (adresse) joue un rle fondamental pour l'arrt dans le flux.

    19 Le sujet de l'articulation est un des thmes majeurs de la linguistique. Son dveloppement avant Humboldt et chez celui-ci est le sujet de Trabant (2005). Il est particulirement int-ressant de suivre le cours historique du couple son/pense (signification) et par l une tradi-

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 21

    5. LA VOIX : L'INTERIORISATION D'UNE FORME SIGNIFI-CATIVE

    Dans la perspective de Jakubinskij et de Volo!inov, adopte ici dans le but de dvelopper une psycholinguistique dialogique et fonde sur l'altrit, la langue est matrialit vivante, incarne dans des noncs adresss et socio-culturellement situs.20 C'est par l que sa spcificit en tant que systme smiotique doit tre comprise ; il devient galement vident que ce n'est que dans un dpassement du facteur langagier allant vers l'accomplisse-ment et vers le corps, vers l'orientation l'Autre et au sens, que la langue peut tre comprise. Le couple forme et voix rend possible un accs concret cette perspective. Pour cela, une notion de voix comprise au sein du d-veloppement psycho-linguistique est construite, intgrant diffrentes ap-proches et organise autour de cinq concepts cl. Il s'agit dans une pre-mire dmarche de l'indexicalit, de l'intonation et du corps ; puis, de l'imi-tation et de l'intriorisation ces deux derniers concepts concernant plus particulirement la voix dans le cours du dveloppement. En regard de l'in-trt pour l'aspect migrateur de la langue, je ne considrerai ici que ces deux derniers concepts.21

    Par l'imitation, une personne se coule, se glisse dans une autre. Un glissement imaginaire par lequel le moi se construit (cf. Bertau 2008, sous presse) et rendu possible par le type spcifiquement humain d'intersubjec-tivit. Celle-ci se dveloppe, selon Tomasello et al. (2005), de l'attention partage l'intentionalit partage ; son moteur est la motivation parta-ger les expriences psychiques, les perceptions, intentions et buts avec d'autres un dsir de l'autre. Dans les tours d'imitations, l'enfant et l'adulte prennent et reprennent chacun la voix de l'autre, jeu de formes, de perspec-tives, de perception et de significations. De plus, la forme vocale invite l'enfant s'y couler, lui rend le glissement facile, et ainsi l'accs aux tous premiers actes de langage (Bruner, 1975). L'ide de Jakubinskij, posant la forme comme antcdante la parole, se trouve ici confirme.

    La description que Vygostkij donne de l'intriorisation dans son li-vre sur la pdologie (1931) rend visible un mouvement entre le moi et l'au-tre. Une opration, l'origine rpartie entre l'enfant et une autre personne, est transpose au niveau de la propre conduite comme si elle tait le rsul-tat de deux personnes diffrentes.22 C'est--dire que l'opration comprend au niveau psychologique deux positions, au niveau comportemental une seule : l'enfant. L'enfant est arriv une synthse, il a transform une dua-lit concrte en dualit psychologique, donc unit concrte. Le mouvement consiste en un dtournement de l'autre, mouvement qui simultanment pr-

    tion acousmatique privilgiant l'coute (voir aussi Riedel, 1986; Quillier, 2002). 20 Cf. Bertau (en prparation). 21 Pour plus de dtails, voir Bertau 2007. 22 Vygotskij : als wrde sie (die Operation) zwischen Menschen eingesetzt (1931/2003,

    p. 508).

  • 22 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    serve cet autre au niveau psychologique. Par l, l'enfant devient capable d'accomplir les pratiques sociales en lui-mme, pour lui-mme. C'est ce mouvement auquel Vygotskij fait allusion lorsqu'il crit que l'enfant en-dosse envers lui-mme le rle de la mre.23 Le mouvement fonde non seu-lement les fonctions psychiques dites suprieures mais aussi les posi-tions alter et ego et donc le social. Vygotskij saisit ce mouvement ainsi : C'est par les autres que nous devenons nous-mme.24

    Dans la perspective dveloppementale, l'imitation et l'intriorisation sont intimement relies, fonctionnant toutes deux travers un autre avec lequel ou laquelle le moi agit. Dialogues imitatifs entre adultes et enfants, jeux symboliques avec des objets, des poupes ou des personnes, dialogues imaginatifs avec un partenaire imagin ou fictif toutes ces pratiques sont les moyens du mouvement qui mne de l'extrieur l'intrieur. Le terme d'extrieur peut maintenant tre compris sous l'aspect d'un Autre signifiant, celui d'intrieur sous l'aspect de cet Autre, transform (dans toute l'accepta-tion du terme : trans-form). Il est important d'ajouter que cet Autre est transform avec ses moyens sociaux, les signes.25

    La transformation de l'Autre et de ses moyens se base sur l'exp-rience concrte et sensible de cet Autre, ainsi que sur son attention affec-tive (Zuwendung), son activit adresse et structure : contacts des mains et du corps, du regard et de la voix. Parce que la voix permet un contact distance tout en demeurant une exprience corporelle pour les participants, et parce qu'elle est le support privilgi de la communication, il lui revient un statut spcifique. Elle est forme vivante, menant l'un l'autre, fonction-nant comme une glissire. Cette forme est toujours significative, mme quand elle est non-verbale et idiosyncratique. Ainsi, dans cette perspective, la voix perue d'un Autre signifiant reprsente le mcanisme d'intriorisa-tion. Les intonations particulires, le style expressif d'une personne, mani-feste dans sa voix, donne l'intrioris une certaine saveur qui est indi-viduelle et interindividuelle la fois, appartenant aux genres d'intonations choisies dans la parole sociale.26

    Ce qui conduit le mouvement de l'un l'autre et de l'extrieur l'in-trieur est und forme sociale et sensible, relie une personne ; une forme concrte et vivante, offrant l'enfant une structure sature de sens puis-qu'elle est toujours adresse, tourne vers elle ou lui.27

    23 Vygotskij : sich selbst gegenber die Rolle der Mutter berrnimmt (1930/2003, p. 329) 24 Vygotskij : ber andere werden wir selbst(1931/2003, p. 630). 25 Cf. Vygotskij, 1931/2003, p. 630. 26 Cf. aussi Volo!inov, qui dmontre l'essence sociale de l'intonation (Voloshinov, 1926/

    1981, p. 194). 27 L'adjectif vivant se rattache explicitement au motif du vivant et de la vie qui est si im-

    portant pour les linguistes et psychologue sovitiques cits. Chez Vygotski, on constate p.e. une rduplication qui n'est pas pour autant redondante lorsqu'il crit : %ivoj %izni [la vie vivante (1934/1997, p. 61), que Fr. Sve traduit par la vie relle.

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 23

    CONCLUSION

    C'est surtout la lecture de Jakubinskij qui rend visible d'une faon frappante l'ide de la forme pour saisir et l'activit langagire et le facteur linguisti-que lui-mme. L'uvre de Volo!inov contribue mettre en relief cette ide de la forme qui peut alors tre prise comme ide conductrice pour formuler une conception de la langue comme matrialit vivante. La forme et la voix forment un couple concrtisant ce fait matriel et soulignant sa performati-vit fondamentale, laquelle se joignent altrit et adressivit en tant que termes relationnels et structurant de la performativit. La consquence d'une telle conception de la langue sera de comprendre et la pense verbale et la conscience dans leur dimension acousmatique.

    Performativit : c'est dans l'accomplissement de genres, de formes fonctionnelles, d'actes de langage qu'existe la langue, non-sparable de cette pluralit en fonctionnement pour un certain groupe social. Les formes linguistiques accomplies sont orientes, c'est--dire faites, choisies, varies en regard d'un Autre ; ni faites ni choisies ni varies sans cet Autre signi-fiant, auditeur tourn vers le moi. Le vcu (das Erfahrene) commun et par-tag, charg d'valuations sociales est manifeste dans les formes linguisti-ques qui pour cela sont des formes vcues : expriences de l'interaction avec l'Autre et des valuations en jeu. Le point d'accs du vcu est la voix, les formes linguistiques vcues sont tout d'abord des formes vocales, avant d'tre transposes (intriorises, abstraites, gnralises). La voix est elle-mme forme vivante, significative, sensible, faisant partie intgrale des formes linguistiques.

    Suivant Volo!inov (1929/1977), pour qui c'est l'expression qui or-ganise l'activit mentale (p. 123) expression produit d'une interaction concrte entre individus , et suivant galement la thorie d'intriorisation de Vygotskij (1930, 1931, 1934), l'activit langagire est transpose par l'individu pour organiser sa pense. Donc, les formes linguistiques se re-trouvent dans la pense verbale, il y a ici aussi un accomplissement.28 Vo-lo!inov parle d'une forme dialogale et Vygotskij d'une forme abrge (pr-dicative) : ses deux descriptions se touchent dans la caractrisation du dia-logue par Jakubinskij : c'est un des grands mrites de son texte que d'avoir si clairement dmontr le mouvement de retrait du facteur langagier dans le dialogue, et c'est bien par sa capacit pouvoir tre presqu'entirement abrg que le dialogue est spcifique. Compltant le point de vue de Vo-lo!inov et de Vygotskij, je proposerais de traduire pour ainsi dire Jakubins-kij pour la pense, c'est--dire de prsumer diffrents tats de dveloppe-ment dialogal dans la pense tats, intrimaires, du mouvement de retrait et d'avance de la langue.29

    28 La pense (...) ne s'exprime pas dans le mot mais s'y ralise (s'y accomplit). (Vygostki

    1934/1997, p.493) La traduction allemande donne accomplit : dass der Gedanke nicht im Wort ausgedrckt wird, sondern sich in ihm vollzieht.(1934/2002, p.460).

    29 Dans Bertau (1999), j'ai pu dmontrer que les traces de la parole intrieure sont plus ou

  • 24 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    En deuxime complment, je propose de suivre une comprhension de la pense verbale non seulement sous son aspect dialogal, mais aussi sous son aspect vocal. Il s'agit alors de saisir le rle que joue la voix comme forme vivante et significative dans le travail de la pense, dans le processus de la conscience. Dans une premire esquisse (Bertau 2008), je prsume que la conscience est une exprience spcifique du moi et de l'au-tre, et c'est la voix de l'Autre qui est le moyen privilgi faisant merger cette exprience. La voix de l'Autre ainsi que ma propre voix, entendue et comprise par moi-mme devient voix interne (internal voice, Steels, 2003), non moins entendue et ayant pour fonction principale de simuler la pers-pective de l'Autre des fins de rflexions. Ceci rejoint la notion de di-mension acousmatique de la rflexion, souligne par Quillier (2002) contre un oubli de toute la dimension sensible de la pense et de la cons-cience :

    ce qui s'est perdu de Kant Hegel : la langue parle, la positivit de toute marque concrte du signe, le rle des affects dans la pense, l'coute, la dimen-sion acousmatique de la rflexion. Nous entendons par 'dimension acousmati-que de la rflexion' la rsonance intrieure de la pense, l mme o une oreille intime entend une voix jusque dans l'mission des abstractions les plus sophis-tiques, [...] une voix qui peut tre plurielle [...] et qu'on peut entendre trangre soi. En effet, s'il est difficile de penser sans le langage, il n'en faut pas moins conserver ce dernier sa concrtude constante, ft-elle aussi tnue que la voix acousmatique dont est faite en ralit la conscience [...] (Quillier 2002, p. 201

    sq.)30

    Penser la forme linguistique comme forme vcue correspond pr-server non seulement la dimension acousmatique de la rflexion, mais celle de la langue parle elle-mme : la langue rsonne dans la voix qui peut tre polyphone (avec Bakhtine), trangre, intrieure ou extrieure, entendue ou imagine (avec Vygotskij et Volo!inov), voire simule (Steels 2003).

    Marie-Ccile Bertau

    moins dialogales, et cel en fonction du degr de difficult du problme que les sujets avaient rsoudre.

    30 Il est intressant de noter que la dimension acousmatique de la pense se trouve dj chez Herder : le cri interne, reflet d'un cri entendu et quivalent une pense, est l'origine du langage parl. Cf. Trabant (2005).

  • M.C. Bertau : Forme linguistique comme forme vcue 25

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    Apports mthodologiques de V. Volo!inov

    Cristian BOTA Universit de Genve

    Rsum : Cet article aborde quelques aspects centraux de la dmarche de Volo!i-nov, entendue comme contribution une mthodologie gnrale des sciences de lhomme. Dans un premier temps, larticle rappelle le contexte de crise des sciences humaines au dbut du 20e, souligne que Volo!inov adhrait clairement au courant interactionniste social, et montre que sa dmarche de psychologie objective sappuyait sur la dlimitation ferme du statut ontologique du psychisme. La deuxime partie traite de lindissociabilit pose par Volo!inov entre les diverses formes des activits humaines et leurs conditions dexistence sociohistoriques, en insistant sur le double ancrage des phnomnes idologiques, dans les uvres collectives et dans lactivit psychique individuelle. La troisime partie insiste sur le rle central que Volo!inov accordait au langage comme milieu objectif au travers duquel se construisent et se dveloppent la fois la sociohistoire et la cons-cience individuelle. Pour finir, larticle soulve quelques difficults que rencontre cette dmarche. Mots-cls : psychologie objective ; matrialisme ; psychisme ; interactions socia-les ; idologie ; interactions verbales ; milieu objectif.

  • 30 Cahiers de lILSL, N 24, 2008

    Le point de dpart de cet article est une interrogation sur le statut de la dmarche qui pendant longtemps na t quattribue Volo!inov, mais qui aujourdhui doit sans hsitation tre considre comme rsultant du travail original de cet auteur. Sans revenir sur ce dbat, nous soulignerons quil y a au moins deux ordres de raisons qui sopposent lidentification de Volo!inov avec Bakhtine. Tout dabord, les documents conservs dans les archives de lAcadmie des Sciences de Saint-Ptersbourg montrent clairement que Marxisme et philosophie du langage ([1929] 1977) est un volume issu de la thse de doctorat que Volo!inov avait soumise en 1926 lInstitut dtude comparative des littratures et des langues occidentales et orientales (cf. Ivanova, 2003) ; ensuite, lanalyse comparative des concep-tions des deux auteurs montre quils adhraient des programmes pist-mologiques radicalement diffrents et que les thmes rputs bakhtiniens des genres du discours, de lattitude responsive-active et du dialogisme sont un produit du travail de Volo!inov et ne gardent leur signification relle que dans le cadre interactionniste social qua dvelopp ce dernier (cf. Bota & Bronckart, sous-presse). La rsistance admettre ou prendre la mesure de cette situation a eu pour effet disoler les travaux de Volo!i-nov dans une sorte de purgatoire (Bakhtine se serait occup aussi de psychologie), dtournant lattention de leur valeur effective. Ceci consti-tue une raison de plus pour insister sur leur originalit.

    Qualifie par son auteur de psychologie objective, cette approche est lie essentiellement aux dbats et enjeux de la construction des sciences humaines dans les annes 1920-1930 et tente dlaborer une mthodologie gnrale de ltude de la pense et de la conscience qui intgre en son sein dimensions sociales, idologiques et langagires. Cette tentative dint-gration a donn lieu toutefois des courts-circuits terminologiques et une quasi-indiffrenciation entre social et idologique, idologique et smioti-que, social et psychique, aspects dont nous essayerons dexpliciter le statut en regard du projet de lauteur. Dans un premier temps, nous examinerons lobjectif gnral de ce projet et ses principales options pistmologiques ; ensuite, nous mettrons en vidence quelques difficults auxquelles se heurte cette dmarche.

    1. LE STATUT DE LA PSYCHOLOGIE OBJECTIVE

    1.1. LA CRISE DES SCIENCES HUMAINES

    Comme le montrent les deux ouvrages que Volo!inov a publis de son vivant, Le freudisme ([1927] 1980) et Marxisme et philosophie du langage ([1929] 1977), son travail tait une contribution la construction des scien-ces de lhomme et reprsentait un positionnement ferme lintrieur de ces dbats, en particulier par rapport aux problmes de la psychologie. Il est

  • C. Bota : Apports mthodologiques de Volo!inov 31

    intressant de noter quen regard des remaniements que propose Volo!inov dans lorientation de cette discipline, la psychologie napparat plus comme science des processus psychiques/intrieurs, du mental, etc., mais comme science de lhomme intgral (1980, p. 201). Son adhsion cette (nouvelle) discipline est le symptme dune contestation du fractionnement positiviste des sciences humaines et donc un refus de la division des scien-ces base sur lexistence dautant dobjets autonomes, dordres diff-rents : psychique, social, verbal, affectif, etc. Cette contestation tait com-mune dautres auteurs de cette poque comme Vygotski ([1934] 1997), Mead (1934) ou Dewey (1929), qui partageaient la conviction que les pro-cessus de construction sociale et les processus de construction des capaci-ts de pense taient indissociables et relevaient dun seul et mme dve-loppement humain, et que, par consquent, les sciences humaines ne pou-vaient plus dissocier ces dimensions mais devaient les traiter lintrieur dun seul cadre unifi (Bronckart, 1997).

    Plus gnralement, les dbats de cette poque concernant la spcifi-cit des sciences humaines avaient abouti un diagnostic de crise, et en psychologie cette crise tait due prcisment la persistance du modle de science positiviste et aux divergences quant aux alternatives possibles ce modle (cf. Bronckart & Friedrich, 1999). Les deux grandes options qui se sont profiles ont eu en commun cette opposition, mais elles taient tout aussi opposes entre elles. Un premier courant, la psychologie empirique ou descriptive, sest inspir de la philosophie de Brentano, qui considrait les phnomnes psychiques conscients comme tenant du vcu intrieur de chaque sujet et comme tant radicalement disjoints de tout phnomne matriel ; accessibles toutefois la perception intrieure, ils pouvaient faire lobjet dune description et cest sur cette base qua t dveloppe la m-thode de lintrospection. Les apports ultrieurs de la phnomnologie de Husserl ont radicalis cette perspective, en rcusant la possibilit dune tude empirique de la conscience ; celle-ci a t relgue un domaine transcendantal dans lequel les dimensions ontologiques sont entirement rsorbes dans les phnomnes. Un second courant, qualifi aujourdhui dinteractionnisme social (cf. ci-dessus), rcusait la possibilit dexpliquer le fonctionnement humain partir de capacits mentales/spirituelles consi-dres comme originaires. Partant dun positionnement moniste matria-liste adoss au marxisme, ce courant soutenait que les capacits de pense active des humains dcoulent de la rintgration en chaque organisme des proprits de la vie sociale, dans ses aspects de cration dinstruments et duvres, et de coopration par le travail et le langage.

    Dans ce contexte, Volo!inov sest clairement inscrit dans le courant

    interactionniste social, et a dvelopp une dmarche dont nous aborderons quelques aspects centraux ci-dessous.

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    1.2. LOBJECTIVITE DU PSYCHISME

    Volo!inov a considr que lalternative au positivisme et au dualisme ne pouvait tre construite que par une clarification du statut ontologique du psychisme1, cense rendre compte du rle effectif de la pense et de la conscience dans lensemble des conduites et de la vie humaines. Ce statut avait t mis entre parenthses par les courants dinspiration phnom-nologique et, si les psychologues behavioristes avaient adopt un position-nement matrialiste, ils avaient rapidement mis lcart laspect psychi-que au profit dune tude des seuls aspects observables du comportement.

    Les phnomnologues ne confrent pas aux penses idologiques une valeur ontologique, ils posent lexistence dune sphre de ltre idal indpendante. ([1929] 1977, p. 54)

    Le risque est grand, en effet, pour une psychologie objectiviste de tomber dans un matrialisme mcaniste naf. [] en psychologie ce matrialisme grossi-rement mcaniste peut avoir des consquences vritablement fatales. Or, nous voyons bhavioristes amricains et rflexologues russes glisser ainsi vers un matrialisme simpliste qui leur fait schmatiser lextrme les objectifs de la psychologie objectiviste. ([1927] 1980, p. 104)

    Lenjeu de cette clarification de la sphre de la ralit quoccupe

    la conscience tait dtablir lobjectivit que doit viser ltude scientifi-que des faits psychiques. Cette objectivit prsente deux aspects qui doivent tre pris en compte afin dtablir le sens du problme central de la pense comme processus objectif :

    Il est impossible de rduire le fonctionnement de la conscience de quel-conques processus se droulant lintrieur du champ clos dun organisme