Langage Activités Et Ordre Social

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Peter Lang  Alain Bo ve t, Es th er Gonz ále z- Ma rtí nez e t Fabienne Malbois (eds.) Faire de la sociologie avec Harvey Sacks Langage, activites et ordre social

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  • Le sociologue amricain Harvey Sacks (1935-1975) a apport une contri-bution dcisive au dveloppement de lethnomthodologie en fondant lana-lyse de conversation et lanalyse des catgorisations. Il a renouvel ltude du rapport entre langage et action sociale en laborant une dmarche empirique originale fonde sur le recueil, la transcription et lanalyse dtaille dchanges langagiers. Lengouement pour les dmarches pragmatistes que connaissent aujourdhui les sciences sociales confre une grande actualit cet explora-teur de la premire heure de lorganisation endogne des pratiques sociales. Le lecteur trouvera ici une introduction circonstancie son uvre et une in-vitation poursuivre de manire critique et innovante le type denqute quil a initi. Quatre textes de Sacks indits en franais sont suivis de cinq textes ori-ginaux qui entrent en dialogue avec sa dmarche singulire. Ces contributions examinent la dimension sociologique de luvre, aux niveaux pistmolo-gique, analytique et mthodologique. Elles mettent galement en vidence ses apports au traitement dobjets tels que la socialisation, les structures sociales et les identits individuelles et collectives.

    Alain Bovet est chercheur postdoctoral au Dpartement des sciences cono-miques et sociales de Telecom Paristech - Deixis-Sophia. Esther Gonzlez-Martnez est professeure au Dpartement des sciences sociales de lUniver-sit de Fribourg ainsi qu la Haute cole Arc sant. Fabienne Malbois est chercheuse postdoctorale lInstitut des sciences sociales-LABSO de lUniver-sit de Lausanne.

    Peter Langwww.peterlang.com

    ISBN 978-3-0343-1475-6

    Alain Bovet, Esther Gonzlez-Martnez etFabienne Malbois (eds.)

    Faire de la sociologie avecHarvey Sacks

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  • Le sociologue amricain Harvey Sacks (1935-1975) a apport une contri-bution dcisive au dveloppement de lethnomthodologie en fondant lana-lyse de conversation et lanalyse des catgorisations. Il a renouvel ltude du rapport entre langage et action sociale en laborant une dmarche empirique originale fonde sur le recueil, la transcription et lanalyse dtaille dchanges langagiers. Lengouement pour les dmarches pragmatistes que connaissent aujourdhui les sciences sociales confre une grande actualit cet explora-teur de la premire heure de lorganisation endogne des pratiques sociales. Le lecteur trouvera ici une introduction circonstancie son uvre et une in-vitation poursuivre de manire critique et innovante le type denqute quil a initi. Quatre textes de Sacks indits en franais sont suivis de cinq textes ori-ginaux qui entrent en dialogue avec sa dmarche singulire. Ces contributions examinent la dimension sociologique de luvre, aux niveaux pistmolo-gique, analytique et mthodologique. Elles mettent galement en vidence ses apports au traitement dobjets tels que la socialisation, les structures sociales et les identits individuelles et collectives.

    Alain Bovet est chercheur postdoctoral au Dpartement des sciences cono-miques et sociales de Telecom Paristech - Deixis-Sophia. Esther Gonzlez-Martnez est professeure au Dpartement des sciences sociales de lUniver-sit de Fribourg ainsi qu la Haute cole Arc sant. Fabienne Malbois est chercheuse postdoctorale lInstitut des sciences sociales-LABSO de lUniver-sit de Lausanne.

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    Alain Bovet, Esther Gonzlez-Martnez etFabienne Malbois (eds.)

    Faire de la sociologie avecHarvey Sacks

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  • Langage, activites et ordre social

  • Peter LangBern Berlin Bruxelles Frankfurt am Main New York Oxford Wien

    Alain Bovet, Esther Gonzlez-Martnez etFabienne Malbois (eds.)

    Faire de la sociologie avecHarvey Sacks

    Langage, activiteset ordre social

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    Tous droits rservs.#ETTEPUBLICATIONESTPROTGEDANSSATOTALITPARCOPYRIGHTToute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur le copyright estinterdite et punissable sans le consentement explicite de la maison ddition.#ECISAPPLIQUEENPARTICULIERPOURLESREPRODUCTIONSTRADUCTIONSMICROlLMSAINSIQUELESTOCKAGEETLETRAITEMENTSOUSFORMELECTRONIQUE

    )MPRIMEN3UISSE

    Information bibliographique publie par Die Deutsche NationalbibliothekDie Deutsche Nationalbibliothek rpertorie cette publication dans la Deutsche .ATIONALBIBLIOGRAlEwLESDONNESBIBLIOGRAPHIQUESDTAILLESSONTDISPONIBLESsur Internet sous http://dnb.d-nb.de.

  • La publication de cet ouvrage a bnci du soutien du Comit de la 10th Conference of the International Institute for Ethnometho-dology and Conversation Analysis (Universit de Fribourg, 11-14

    juillet 2011) ainsi que de la Socit Acadmique Vaudoise.

  • Remerciements

    Nous remercions toutes les personnes et institutions qui ont contribu la ralisation de cet ouvrage et, en particulier, Emanuel Schegloff pour nous avoir autoriss publier des traductions des textes de Harvey Sacks; Alain Coulon et Jean-Paul Thibaud pour nous avoir gnreuse-ment aids dans les dmarches de publication des traductions; le Comit de la 10th Conference of the International Institute for Ethnomethodo-logy and Conversation Analysis (Universit de Fribourg, 11-14 juillet 2011) et la Socit Acadmique Vaudoise pour leur soutien nancier; Marcel Burger et Laurence Kaufmann pour nous avoir chaleureusement accord leur recommandation lors de la recherche de fonds; lquipe de Peter Lang pour le professionnalisme avec lequel elle a gr la publica-tion de cet ouvrage.

  • Table des matires

    Introduction ...........................................................................................1

    Harvey SacksUn mal-entendu; un tabou sur lcoute ........................................11

    Harvey SacksHotrodder, une catgorie rvolutionnaire ........................................25

    Harvey SacksVoir une imitation .......................................................................43

    Harvey SacksDe la possibilit danalyser des rcits denfants.................................. 53

    Fabienne MalboisChercher la socit dans la conversation, sengager dans une sociologie de lordinaire ...............................................................83

    Esther Gonzlez-MartnezLorganisation de la conversation comme phnomne social............ 117

    Sara KeelDes adultes et des enfants en situation dinteraction, redcouvrir la socialisation ...............................................................139

    Alain BovetAperus dune sociologie indite, analyser les pronoms, les proverbes et les paradoxes ........................................................165

  • x

    Philippe Sormani et David RossLe rapport entre dire et faire , du problme pistmologique au phnomne empirique .......................................187

    Conclusion .......................................................................................... 217

    Annexe Conventions de transcription ............................................. 223

  • Auteurs

    Alain Bovet, chercheur postdoctoral, Dpartement des sciences conomiques et sociales, Antenne Deixis-Sophia Telecom Paristech. [email protected].

    Esther Gonzlez-Martnez, professeure, Dpartement des sciences sociales Universit de Fribourg et Haute cole Arc sant. [email protected].

    Sara Keel, docteure en sciences sociales et en sciences du langage, Haute cole de sant [email protected].

    Fabienne Malbois, chercheuse postdoctorale, Institut des sciences sociales, Laboratoire de sociologie Universit de Lausanne. [email protected].

    David Ross, doctorant, Universit de Lausanne et Ecole des hautes tudes en sciences [email protected].

    Philippe Sormani, chercheur postdoctoral, Dpartement dtudes des sciences et des techniques Universit de Vienne. [email protected].

  • Introduction

    Dans le monde scientique francophone, les thories sociologiques connaissent depuis une vingtaine dannes un tournant pragmatique ou praxologique qui les conduit faire de laction conjointe, en situation, une unit centrale danalyse (Boltanski, 1990; Cfa, 2002; Heinich, 1998; Latour, 1987; Qur, 2004; Thvenot, 2006). Ce tournant pris par lenqute sociologique se nourrit aux sources mmes qui ont irrigu la sociologie amricaine : les philosophies pragmatistes de John Dewey (1993 [1938]), George H. Mead (2006 [1934]) et Charles S. Peirce (2003), et la sociologie empirique et interprtative de lEcole de Chicago (Park, Burgess, 1921), qui stait elle-mme beaucoup inspire de la sociologie des formes sociales de George Simmel (1999 [1908]). Cette rorientation est galement marque par les perspectives qui, partir des annes soixante, se prsentent comme des alternatives la sociologie structurale-fonctionnaliste amricaine et ont t pro-gressivement traduites en franais : linteractionnisme goffmannien (Goffman, 1973 [1959]), linteractionnisme symbolique (Strauss, 1992 [1959]), la sociologie phnonomnologique dAlfred Schtz (1987), en particulier dans sa reprise par Peter L. Berger et Thomas Luckmann (1986 [1966]), et lethnomthodologie (Garnkel, 2007 [1967]).

    Bien quil ait jou un rle tout aussi central dans ltude de laction pratique, le sociologue amricain Harvey Sacks (19351975) est encore largement absent des dbats dans le monde scientique francophone1.

    1 Schegloff (1992a, 1992b) offre une discussion dtaille de luvre de Sacks, notamment de ses Lectures; voir aussi : Coulter (1976), Lynch, Bogen (1994), Silverman (1998), Watson (1994). A ce jour, seulement quelques textes de Sacks ont t traduits en franais : Sacks (1973, 1985 [1984], 1993 [1963], 2002 [1984] ; 2002 [1989]) ; Garnkel, Sacks (2007 [1970]). Pour des textes en franais de prsentation et de mise en uvre du programme de Sacks, voir notamment : Ackermann et al. (1985); Barthlmy (2002); Barthlmy, Bonu, Mondada, Relieu (1999) ; Bonu, Mondada, Relieu (1994) ; Conein (1987) ;

  • 2 Introduction

    Cet ouvrage a ds lors pour ambition de proposer une introduction synthtique et nanmoins circonstancie cette uvre magistrale, qui gagne vritablement tre connue. Ne serait-ce que parce que si elle sest constitue en dialogue constant avec la discipline, elle la galement profondment remise en question.

    A la n des annes 1950, aprs des tudes de droit et de sciences politiques, Sacks suit les sminaires de Talcott Parsons Harvard, o il rencontre Harold Garnkel, puis entreprend un doctorat en sociologie sous la direction dErving Goffman Berkeley. A partir de sa thse de doctorat, dont le corpus empirique est constitu par des appels tlpho-niques un centre de prvention du suicide (Sacks, 1966), il apporte une contribution dcisive lethnomthodologie naissante, renouvelle ltude des interactions sociales et dveloppe deux nouvelles approches analytiques: lanalyse de conversation et lanalyse des catgorisations. Sa brillante carrire est cependant trs tt interrompue. A lge de 40 ans, il dcde dun accident de la route.

    Mme sil na pas pu le poursuivre, le travail de Sacks constitue une contribution importante et innovante linterrogation, centrale dans les sciences sociales amricaines ds les annes soixante, sur le rapport entre langage et action sociale. Aux cts des perspectives dj mentionnes, ses autres principaux animateurs sont la sociolinguistique interactionnelle de John J. Gumperz (1989), lethnographie de la com-munication de Dell Hymes (1962) et la sociolinguistique variationniste de William Labov (1993[1972]). En 1974, Sacks publie avec Emanuel Schegloff et Gail Jefferson, tous trois sociologues, larticle fondateur de lanalyse de conversation: A simplest systematics for the organi-zation of turn-taking for conversation. Cet article, qui a paru dans Language, la revue de la Linguistic Society of America, est lorigine dune myriade de recherches dans un grand nombre de disciplines en sciences humaines et sociales. Toutefois, ds lintroduction du texte, Sacks et ses coauteurs prcisent que la motivation disciplinaire de leur travail est bel et bien sociologique (Sacks, Schegloff, Jefferson, 1974, p. 698). En effet, si Sacks a commenc tudier des conversations, ce

    Fornel, Ogien, Qur (2001); Fradin, Qur, Widmer (1994); Relieu (1994); Widmer (2010).

  • Introduction 3

    nest pas parce que le langage revtait pour lui un intrt en soi. La principale raison de ce choix, qui pourrait sembler curieux a priori, est la suivante: il sagit dun type dactivit sociale dont il pouvait facilement recueillir des enregistrements, lesquels rendaient possible lexamen rpt et dtaill ncessaire la mise au jour de lorganisation de laction (Sacks, 1985[1984]). Par ailleurs, la conversation constituait aussi une entre vers lunivers plus large des systmes dchange langagier (Sacks, Schegloff, Jefferson, 1974) ou de la parole-en-interaction (Schegloff, 1982).

    Ds lors, cet ouvrage se propose de redonner voir la dimension proprement sociologique de la dmarche que Sacks a dveloppe en sintressant la conversation, et de rclamer son hritage pour notre discipline. Cette restitution, nous lenvisageons demble sous le mode dune invitation poursuivre si possible de manire critique et innovante le type denqute quil a initi. Tout sociologue, cest certain, se laissera surprendre et entraner par loriginalit avec laquelle Sacks, en menant une tude fouille des activits langagires et de leur organisation dans une conversation, aborde la socit. On ne peut en effet qutre pris par lacuit avec laquelle Sacks rpond des questions qui renvoient aux interrogations fondamentales de la discipline : comment un adolescent peut-il subvertir, via linvention et la prservation dune sous-culture, lordre social que les adultes lui imposent ? (la question du changement et de la reproduction de lordre social); comment un pilote de larme de lair des USA rend-il lgitime le fait de larguer des bombes sur une population innocente? (la question de lordre moral); comment un enfant apprend-il le jeu de la gestion des apparences, de sorte faire croire ses parents quil obit aux rgles inculques ? (la question de la socialisation). Par ailleurs, il est incontestable que la mthode danalyse originale avec laquelle Sacks aborde ltude de la conversation va continuer inspirer et renouveler les mthodes empiriques qualitatives fondes sur le recueil, la transcription et lanalyse dtaille dchanges langagiers.

    Cest sans doute dans les Lectures on Conversation que la singularit de la sociologie de Sacks apparat le plus clairement. Cest donc en nous basant sur cet ouvrage que nous allons principalement la prsenter. Les

  • 4 Introduction

    Lectures sont composs de deux volumes, de prs de 800 pages pour le premier, 600 pages pour le deuxime2. Publi titre posthume, cet opus magnum a t dit par les soins de Jefferson et comporte une double introduction de Schegloff retraant la biographie intellectuelle de Sacks. Il runit les cours de sociologie enregistrs puis retranscrits3 que Sacks a dlivrs entre 1964 et 1972 lUniversit de Californie, dabord au campus de Los Angeles puis celui dIrvine. Les Lectures impres-sionnent immdiatement par la libert avec laquelle Sacks enseignait et par limagination et lingniosit quil dployait la ralisation de cette performance publique: les matriaux empiriques mobiliss mani-festent une grande originalit dans lanalyse, le caractre htroclite des rfrences convoques dans largumentation tmoigne dune vaste culture (Karl Marx est abondamment cit, mais aussi Sigmund Freud et la Bible, par exemple). Par ailleurs, ces cours sont une dmonstration clatante de la rigueur avec laquelle le sociologue dveloppe chaque lment dun rai-sonnement foisonnant et stimulant. Ils regorgent galement dintuitions, qui sont autant dinvitations poursuivre soi-mme lenqute. Dans notre ouvrage, nous avons tent de reproduire au plus prs la logique de lexploration qui caractrise les Lectures. Nous avons galement cherch prserver le style original avec lequel Sacks donnait ses cours: ceux-ci taient organiss autour dextraits de conversation, et il arrivait souvent lenseignant dchanger leur propos avec ses tudiants.

    Langage, activits et ordre social. Faire de la sociologie avec Harvey Sacks est le fruit dun travail collectif qui a runi six chercheurs: Alain Bovet, Esther Gonzlez-Martnez, Sara Keel, Fabienne Malbois, David Ross et Philippe Sormani. Ce travail a commenc par la lecture systmatique des cours de Sacks et leur discussion lors de sances men-suelles, qui se sont droules pendant plusieurs annes. Les changes se sont poursuivis tout au long du processus qui a abouti la traduction et la rdaction des textes runis ici.

    2 Tout au long de cet ouvrage, nous nous baserons sur ldition des Lectures parue en 1992. Nous ferons rfrence aux passages extraits des Lectures en indiquant uniquement le volume dont ils sont tirs et le(s) numro(s) de page en question. Il en rsulte des indications du type (I, p. 20) ou (II, pp. 2021).

    3 Ce travail a t assur en grande partie par Jefferson.

  • Introduction 5

    Notre ouvrage reproduit tout dabord quatre textes de Sacks dont nous avons assur la traduction en franais. Les trois premiers textes sont issus des Lectures. Le premier, Unmal-entendu; un tabou sur lcoute, porte sur un extrait dune sance de thrapie de groupe pour des adolescents. Il offre un exemple danalyse conversationnelle, mais galement une belle entre en matire dans les donnes qui constituent la charpente des Lectures. Au long des deux volumes, Sacks revient en effet de trs nombreuses reprises sur la transcription de cette sance de thrapie, en se focalisant sur lun ou lautre passage, et en proposant mme parfois plusieurs analyses dun mme extrait, en fonction du ph-nomne quil soumet examen. Le deuxime texte, Hotrodder, une catgorie rvolutionnaire, puis le troisime, Voir une imitation, donnent quant eux une excellente illustration de la faon dont Sacks envisage lanalyse des catgorisations. Celle-ci, comme on le verra, se montre tout particulirement attentive aux relations qui peuvent se nouer entre les diffrentes catgories (noir, femme, enfant, hbreu, nvros, adolescent, parent, etc.) auxquelles appartiennent les membres de la socit. Elle le fait en considrant, dune part, la faon dont cer-taines catgories et du coup les personnes qui occupent ces catgories ont une sorte de droit de proprit sur les activits qui leur sont lies et, dautre part, la faon dont la question qui administre le nom de la catgorie? se conjugue avec celle de la capacit quont certains groupes de personnes prescrire ou modier une description de la ralit. Le quatrime texte, De la possibilit danalyser des rcits denfants, est quant lui la traduction dun article de Sacks paru en 1972. Dans ce texte, lauteur synthtise les axes majeurs de lanalyse des catgorisations partir de lanalyse dune brve histoire Le bb pleurait. La maman la pris dans ses bras raconte par un enfant de prs de 3 ans. Article programmatique, il fournit et dploie lensemble des outils indispensables quiconque souhaite sinitier ce type danalyse.

    Louvrage prsente ensuite cinq textes rdigs par le groupe de chercheurs lorigine du projet. Les auteurs invitent le lecteur abor-der luvre de Sacks selon un parcours ponctu par trois tapes, qui cherche montrer comment, partir dchanges de parole, lauteur rvle des phnomnes sociaux et pas seulement linguistiques, dveloppant ainsi une vritable sociologie. La premire tape met en

  • 6 Introduction

    vidence le traitement original que Sacks rserve au rapport qui lie le langage et la ralit sociale, et qui le conduit trouver la socit dans la conversation (Malbois). La deuxime tape retrace quant elle le dploiement de son raisonnement dans ltude de lorganisation de la conversation(Gonzlez-Martnez), puis des interactions entre enfants, et entre enfants et adultes (Keel), et, enn, dans celui des pronoms, des proverbes et des paradoxes (Bovet). Ces trois textes soulignent par ailleurs les apports indits de Sacks sagissant de questionnements sociologiques fondamentaux : les structures sociales, la socialisation, la formation des collectifs. La troisime tape, pour nir, sattache expliciter ce que Sacks entend quand il affirme que lordre social est par nature observable (Sormani, Ross). Semparant de cette question essentielle, ce texte synthtise les lments principaux de la dmarche sociologique de Sacks.

    Langage, activits et ordre social. Faire de la sociologie avec Harvey Sacks sachve avec une brve conclusion qui vient souligner les apports parmi les plus fondamentaux de lanalyse de conversation et de lanalyse des catgorisations. Elle invite par ailleurs le lecteur poursuivre lenqute et aborder, partir de la voie ouverte par Sacks, ce qui fait socit aujourdhui.

    Rfrences

    Ackermann, W. et al. (1985), Dcrire : un impratif ? Description, explication, interprtation en sciences sociales, Paris, EHESS.

    Berger, P., T. Luckmann (1986 [1966]), La construction sociale de la ralit, Paris, Mridiens Klincksieck.

    Barthlmy, M. (2002), Exclusion ou intgration? Aide publique et conit didentit catgorielle des destinataires , Quaderni, 48, pp. 2340.

    Barthlmy M., B. Bonu, L. Mondada, M. Relieu (eds.) (1999), Ethno-mthodologie et analyse conversationnelle (n spcial), Langage et socit, 89.

  • Introduction 7

    Boltanski, L. (1990), Lamour et la justice comme comptences. Trois essais de sociologie de laction, Paris, Mtaili.

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    Cefa, D. (2002), Quest-ce quune arne publique ? Quelques pistes pour une approche pragmatiste, pp. 5182 in D. Cefa, I. Joseph (eds.), LHritage du pragmatisme, La Tour dAigues, Editions de lAube.

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    Coulter, J. (1976), Harvey Sacks. A preliminary appreciation , Sociology, 10, pp. 507512.

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    Une sociologie radicale, Paris, La dcouverte.Fradin, B., L. Qur, J. Widmer (eds.) (1994), Lenqute sur les catgories.

    De Durkheim Sacks (Raisons pratiques n 5), Paris, Editions de lEHESS.

    Garnkel, H. (2007 [1967]), Recherches en ethnomthodologie, Paris, PUF.Garnkel, H., H. Sacks (2007 [1970]), Les structures formelles des

    actions pratiques, pp. 429474 in H. Garnkel, Recherches en ethnomthodologie, Paris, PUF.

    Goffman, E. (1973 [1959]), La mise en scne de la vie quotidienne I. La prsentation de soi, Paris, Minuit.

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  • 8 Introduction

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    Relieu, M. (1994), Les catgories dans laction. Lapprentissage des traverses de rue par des non-voyants, pp. 185218 in B. Fradin, L. Qur, J. Widmer (eds.), Lenqute sur les catgories (Raisons pratiques n 5), Paris, Editions de EHESS.

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    Sacks, H. (1972), On the analyzability of stories by children , pp. 325345 in J. J. Gumperz, D. Hymes (eds.), Directions in Socio-linguistics, New York, Holt Reinhart and Winston.

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  • Introduction 9

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    Schtz, A. (1987), Le chercheur et le quotidien. Phnomnologie des sciences sociales, Paris, Mridiens Klincksieck.

    Silverman, D. (1998), Harvey Sacks. Social Science and Conversation Analysis, Oxford, Polity Press.

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    Widmer, J. (2010), Discours et cognition sociale. Une approche sociologique, Paris, Editions des archives contemporaines.

  • Harvey Sacks

    Un mal-entendu; un tabou sur lcoute

    Traduction de : Sacks, H. (1992), A mis-hearing (a green?); A taboo on hearing, pp. 450455 in Lectures on Conversation, I, Cambridge, Blackwell.

    Note introductive

    En 1964, Harvey Sacks recueille un corpus denregistrements audio de cinq sances de thrapie de groupe pour adolescents le corpus GTS qui servira de base nombre de ses articles et cours. Lors du printemps 1966, Sacks distribue ses tudiants en sociologie de lUniversit de Californie-Los Angeles une transcription dun long passage dune dure de onze minutes tir de lune des sances de thrapie (1992, I, pp. 270280). Il examine ensuite des extraits de cette transcription pen-dant plusieurs cours, dont le cours n 27 (I, pp. 450455) traduit par nos soins. Les participants la sance en question sont: Dan, le thrapeute, un homme denviron 35 ans; Al, Ken et Roger, trois jeunes hommes qui ont entre 16 et 18 ans et sont membres rguliers du groupe; et Jim, un jeune homme qui se joint au groupe pour la premire fois. Au dbut du long passage analys pendant les cours, Dan, Al, Ken et Roger sont dj en train de discuter. A un moment donn, Jim entre dans la salle et Dan, le thrapeute, se charge des prsentations. Les participants reprennent la discussion sur la conduite de voitures, qui tait en cours avant larrive de Jim, sans que celui-ci nintervienne. Au bout denviron deux minutes, Al lance Jim: Dis-nous tout de toi an que nous puissions trouver quelque chose de mal ton sujet . Puis les participants lui

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    posent une srie de questions formules comme des affirmations son propos: Bon, premirement, tu dois tre fou autrement tu ne serais pas ici, Deuximement, tu dois tre un emmard, Tu dtestes ta mre et ton pre, etc. Jim rpond la plupart de ces questions par des expressions tmoignant de son accord. Lchange se poursuit ainsi pendant une dizaine de questions jusquau moment o Roger demande Jim : Are you just agreein because you feel you want to uh.... Le cours 27 porte prcisment sur lchange initi par cette question, reproduit dans un extrait plac au dbut du texte original, que nous avons dcid de ne pas traduire an de prserver sa richesse dinterprtations. Il ressort de lchange qui suit que Roger sinterroge sur la sincrit de Jim: donne-t-il des signes dapprobation seulement pour jouer le jeu ou est-il rellement daccord avec eux?

    Dans lchange en question, Jim manifeste de la difficult entendre et/ou comprendre la question initiale de Roger. Le mal-entendu dont traite le texte est fond sur la ressemblance pho-ntique en anglais, difficile restituer en franais, entre agreeing, participe prsent du verbe to agree (acquiescer, accepter, tre daccord), et a green, une expression dont la traduction littrale serait un vert. En anglais, green est parfois utilis, plus souvent comme adjectif que comme substantif, pour faire rfrence dans un registre informel au fait quune personne manque dexprience. Pour cette raison, il pourrait tre traduit par un bleu, expression argotique franaise qui dsigne une personne peu exprimente, novice, qui vient de faire son entre dans un groupe ou une organisa-tion, comme cest le cas ici pour Jim. Toutefois, Sacks, dans le texte original, indique que Jim ne parvient pas donner une signication lexpression substantive a green quil croit entendre.

    Ce texte prsente un certain nombre de caractristiques qui nous ont conduit linclure dans cet ouvrage, et que nous nous limiterons formuler brivement. Le texte examine des donnes que Sacks travaille tout au long des Lectures et qui font partie dun corpus dsormais classique autant pour lanalyse de conversation que pour lanalyse des catgorisations. On y voit Sacks mettre en place lexamen de phnomnes fondamentaux dorganisation conversationnelle tels

  • Un mal-entendu; un tabou sur lcoute 13

    que les paires adjacentes question-rponse et les sries de questions. Par ailleurs, notre auteur rend compte du comment et du pourquoi dun phnomne spcique lmergence dun mal-entendu lors dune conversation selon la dmarche quil inaugure, et qui reste ce jour extrmement originale. Cest--dire, en reliant un maximum dobservations sur les dtails constitutifs de lchange, observables in situ, au lieu de faire recours des considrations, plus ou moins fondes, sur des processus cognitifs internes aux sujets ou sur des dterminants externes linter action en cours. Ce texte parvient en outre cerner en quoi consiste concrtement une sance de thrapie de groupe travers une analyse de lactivit insparable de celle du moyen un systme dchange de parole spcique par lequel celle-ci est accomplie. En tudiant lintgration dun nouveau venu dans un groupe, Sacks traite galement de la socialisation, objet sociologique classique ; en questionnant le recours des contenus de parole pour expliquer des activits, il nous invite aussi subtilement rchir aux procds mthodologiques en cours dans notre discipline.

    Rfrence

    Sacks, H. (1992), Lectures on Conversation, III, Cambridge, Blackwell.

  • Harvey Sacks

    Un mal-entendu; un tabou sur lcoute

    Roger: Are you just agreein because you feel you want to

    uh...

    Jim: Hm?

    Roger: You just agreeing?

    Jim: What the hells that?

    Al: Its [Agreeing?

    Roger: [Agreeing.

    Jim: Agreen?

    Roger: Yeah.

    Al: [With us. Just going along with us.

    Ken: [Agreein.

    Jim: No.

    Ce que je souhaite examiner maintenant est une petite partie de ce qui pourrait tre impliqu dans les complications qui ont cours dans lextrait ci-dessus1. Supposons pour linstant que Jim ait mal entendu ce qui lui avait t demand ou quil se soit trouv dans lincapacit de lentendre. Nous pouvons le supposer de prime abord parce que, dune part, Roger, Al et Ken considrent que cest de ce problme dont il sagit, et, dautre part, parce que Jim utilise une mthode pour signaler sa difficult qui sert prcisment cela, savoir la question Hm? qui est une manire de dire Quas-tu dit?.

    Nous pouvons alors nous demander pourquoi, indpendamment du contenu de lnonc, Jim aurait mal entendu ce quon lui deman-dait ou ne laurait pas entendu. Je suppose quon pourrait simplement dire que peut-tre a ntait pas clair. Il existe une varit dobjections

    1 (NdT) En annexe, le lecteur trouvera une note explicative concernant les conven-tions de transcription des extraits conversationnels utilises tout au long de cet ouvrage.

  • 16 Harvey Sacks

    possibles cela. Lune delles serait que le mot agreeing a t entendu par quelquun dautre que celui qui la prononc, cest--dire quil est ultrieurement avanc par un autre interlocuteur (Al) que celui qui a pos la question initiale. Par ailleurs, alors que llment est rpt plusieurs reprises, Jim ne le comprend toujours pas. Donc mme si au tout dbut il ntait pas clair que le mot agreeing ft prononc, Jim aurait pu le saisir au bout dun moment ; or ce nest pas le cas. On peut alors se demander pourquoi Jim ne comprend toujours pas la question de Roger, et de quel genre de question il sagit pour provoquer une telle rponse.

    Examiner lextrait sous cet angle suscite linterrogation suivante: de quelle manire le type qui se fait interroger apprhende-t-il les questions qui lui sont poses ? Les traite-t-il simplement comme des occurrences singulires : une question, peu importe laquelle, une autre question, peu importe de quoi il sagit ? Ou alors ne serait-il pas pertinent de relever que Jim a auparavant t soumis une srie de questions, et peut-tre aussi que cette srie a t introduite par ce qui pourrait tre considr comme la formulation dun problme plus gnral propos duquel Roger, Al et Ken sont en train denquter ; cest--dire : Dis-nous tout de toi an que nous puissions trouver quelque chose de mal ton sujet?2 Enn, ne serait-il pas pertinent de considrer grce cet nonc pralable la premire question et peut-tre mme en partie indpendamment de lui que les questions possdent des caractristiques similaires? Linclusion dans cette liste dune nouvelle question pourrait alors tre comprise en rfrence aux caractristiques des autres lments de la liste. Ce serait dire que Jim est capable de reprer une proprit commune lensemble des questions, dont il peut faire usage pour inspecter la question suivante, cest--dire pour dcider sil sagit de lune dentre elles, et de laquelle il sagit. Ceci impliquerait que, dans un certain sens, les adverbes premirement, deuximement, etc. ne sont pas fortuits, mais quil sagit dune vritable srie de

    2 (NdT) Tell us all about yourself so we can nd something bad about you, non-c produit par Al plus tt dans lchange, directement avant la srie de questions laquelle le texte fait rfrence (cf. I, p. 272).

  • Un mal-entendu; un tabou sur lcoute 17

    questions, dont lexistence mme a de limportance pour dcider des noncs, prcds dadverbes, qui peuvent en faire partie3.

    Jim pourrait alors en venir utiliser une manire de considrer le nouvel lment en regard des prcdents et cela pourrait lamener entendre cet lment comme Es-tu un [quelque chose]?, l o ce qui suit Es-tu un est une catgorie dappartenance quil savre ne pas connatre. Quelque chose de similaire, par exemple, ce qui lui sera demand par la suite, savoir Es-tu un loubard?, sachant quon lui avait auparavant pos des questions telles que Es-tu comme un tel ou un tel?, Es-tu un type qui sest dj fait expulser de lcole?, Es-tu un insolent?, Es-tu un emmard?, etc.

    Ds lors, son problme avec Es-tu un [quelque chose]? est de trouver de quelle chose il sagit. Il se peut quil entende quelque chose dincomplet, dans le sens o il entend Are you a green...?, et il pour-rait se demander A green what?. Ou alors il se peut quil entende que a green est un terme quils connaissent et dont ils font usage, mais que lui-mme ignore: une espce de terme technique, une sorte de terme branch, et ceci en vertu du fait quil est prcd dun ensemble de termes similaires. Si tel tait le cas, cela veut dire quil considre que les questions possdent une sorte dextension linaire selon laquelle il est parfaitement raisonnable de faire usage des lments produits prc-demment an de voir de quoi les prochaines questions auront lair. Ce qui dtermine ce quil entend au point dentendre une sorte de charade alors quil pourrait entendre quelque chose de parfaitement clair.

    Cette affaire, qui a trait lidentication de la parole et sa com-prhension, pourrait tre de celles qui suscitent un intrt thorique plutt large. Quant cette question est examine avec discernement, elle engage des interrogations sur la manire dont les jeux de mots sont construits, ainsi que sur des choses telles quentendre correctement ou non un mot lorsque celui-ci possde plusieurs homonymes. Je suppose que les obscnits pourraient constituer un joli terrain pour enquter sur cette question et il existe ce sujet un merveilleux article dE. R. Leach,

    3 (NdT) Plusieurs questions poses prcdemment Jim commencent par des adverbes ordinaux qui indiquent leur emplacement lintrieur dune srie interrogative (cf. I, p. 273).

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    Animal categories and verbal abuse , dans Lenneberg (ed.), New Directions in the Study of Language4. Parmi les lments relevs, lun dentre eux est que lon peut, dans la conversation ordinaire, utiliser un ensemble dpithtes que lon noserait pas coucher sur le papier, mais qui ne sont pas du tout entendus de la mme faon loral.

    Il se trouve que le tabou entourant lcoute dhomonymes obscnes est une chose extraordinairement intressante. An de raliser quel point cela est intressant, vous navez qu considrer les occasions lors desquelles quelquun a ouvert la voie lobscnit puis tente demp-cher dentendre comme obscne peu prs tout ce qui pourrait ltre. Voil comment on obtient une squence comique: une fois lobscnit tablie, il faut un certain temps avant de parvenir cesser dentendre lobscnit potentielle des mots employs.

    Si vous parvenez concevoir ce genre de choses, alors vous pouvez commencer envisager cette possibilit avec a green . Cest--dire que Jim ne songerait mme pas concevoir llment parfaitement clair sur lenregistrement par ailleurs, et parfaitement clair aprs quil ait t rpt trois ou quatre fois comme tant un seul mot et non une suite de deux mots, dont le premier serait un un et le second un terme quil ne connat pas, une catgorie dappartenance quelconque. Etant donn que le contexte cest--dire la srie de questions prcdentes est utilisable, nous avons alors une trs belle preuve du fait que la srie de questions est effectivement utilise an dapprhender la question qui lui est maintenant pose, savoir: Are you just agreeing []?.

    Or, cette question a opr un retournement de situation par rapport au type de questions qui ont t poses Jim, et pas des moindres. Avant dy revenir, notons que cette question est joliment ajuste ce que sont apparemment les procdures quil met en uvre pour couter ces ques-tions ; dans ce sens, elle est une sorte de complment aux questions prcdentes. Ceci implique que Jim sest servi des questions de Roger,

    4 (NdT) Leach, E. R. (1964), Animal categories in verbal abuse, pp. 2363 in E. Lenneberg (ed.), New Directions in the Study of Language, Cambridge, MIT Press, dans la bibliographie des Lectures (I, p. 809).

  • Un mal-entendu; un tabou sur lcoute 19

    Al et Ken pour laborer une mthode pour apprhender les questions venir, cest--dire quil a peru une sorte de modle sous-tendant lensemble des questions. Toutefois, il na apparemment pas port attention la possibilit de reprer un modle dans son propre ensemble de rponses.

    Jai dit que le retournement ntait pas des moindres. En effet, le fait dtre prpar ce type de retournements, dy porter attention non seulement de manire raliser ce en quoi ils consistent, mais aussi en vue de produire, en premier lieu, des propos susceptibles de faire lobjet de ce type de retournements est lune des choses fondamentales qui ont lieu dans ce genre de thrapie. Une chose quil faut saisir pour tre capable dy prendre part. Je vais vous en dire un peu plus ce sujet.

    Les patients qui dbutent une psychothrapie et mme dailleurs les patients relativement aviss issus de certaines formes de thrapie ont tendance supposer que cette situation thrapeutique est extrmement similaire celle des institutions mdicales classiques. Et cette situation thrapeutique impliquerait la chose suivante: il y a un problme dans le monde extrieur, vous entrez en thrapie, vous en discutez, et peut-tre obtiendrez-vous des conseils ou une certaine comprhension de ce en quoi consiste votre problme au-dehors.

    Dans certaines des reformulations amricaines de la psycho-thrapie classique associes Harry Stack Sullivan et lEcole de Washington , les soi-disant interactionnistes , la psychothrapie implique lide que ce qui a lieu durant la thrapie nest pas simplement pertinent pour le processus thrapeutique mais est galement une partie part entire du monde qui peut tre examine pour elle-mme dans le but de dcouvrir la nature du problme. Dans ce cadre, les discussions propos du monde extrieur, les difficults rencontres durant votre jeunesse, par exemple, ne seront pas considres comme une manire datteindre une bonne comprhension des raisons pour lesquelles vous avez des problmes, ni de ce quils sont, etc. Ces discussions sont en revanche vues comme une faon dviter de sattaquer directement aux problmes en considrant quils ont une origine ancienne et quil sont sans rapport avec ce qui se passe ici et maintenant. Dans le cas de ces reformulations de la psychothrapie classique, ce que nous avons, par

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    contre, est une situation dans laquelle nimporte quel change produit sur le moment peut constituer ce qui sera trait comme le thme du pro-chain, le processus de clarication entran par la question Pourquoi avez-vous dit cela? permettant une comprhension de la nature de vos problmes.

    Il sagit donc dune sorte de retournement par lequel un fragment de la discussion est dsormais concentr sur le pourquoi dun fragment prcdent, dplaant entirement le pourquoi vers lici et maintenant: Pourquoi avez-vous dit cela maintenant?. Sont alors invoques des motivations qui nont pas forcment de rapport avec les sujets traits, mis part le fait que les mmes problmes pourraient savrer tre lorigine des comportements luvre aussi bien ici quailleurs. Dans cette situation, bien sr, limportance dtre sur ses gardes si lon veut tre sur ses gardes augmente considrablement. Car lattention porte la faon dont vous vous comportez pendant la sance, et lusage qui en est fait pour formuler des diagnostics, assigne dnormes contraintes toute tentative de dissimulation. Par ailleurs, il ne devrait pas y avoir de contraintes relatives lutilisation des lments avancs comme explica-tions des choses quils sont censs clarier. Autrement dit, une chose qui pourrait sembler parfaitement triviale, un rien, que lon ne remarquerait jamais, comme par exemple le fait que quelquun se lve et se rende aux toilettes, est traite comme une orientation envers le groupe; un com-portement auquel tout un ensemble de motifs peut tre attribu, auquel une explication peut tre cherche, dont on peut scruter les occurrences futures et ainsi de suite. Et cest une chose qui est faite de manire plutt routinire.

    Ce faisant, les membres du groupe transforment la sance de thrapie en un lieu dont ils parlent comme dune socit normale. Et cela implique que nonobstant les motivations qui animent les personnes, quelles que soient les raisons connues pour lesquelles les gens font ce quils font, et quelle quen soit limportance, elles sont dsormais traites en fonction de leur disponibilit expliquer toute activit que les participants la thrapie peuvent tre amens y raliser, aussi mineure soit-elle par ailleurs. Tout un ensemble de rgles de pertinence ayant voir, par exemple, avec la correspondance entre une action et ses raisons,

  • Un mal-entendu; un tabou sur lcoute 21

    est alors compltement balay. Que vous vous soyez rendu aux toilettes simplement parce qu ce moment-l vous deviez y aller devient ici une explication tout fait hors de propos alors quelle est habituellement mobilisable de faon parfaitement routinire. Jim doit apprendre faire avec ces retournements, apprendre quel genre de propos peuvent tre produits et on attend de lui quil sache les traiter comme des comptes rendus de ce quil est en train de faire ici, quoi que cela puisse tre. A cet gard, sil avait peru lensemble des questions pralables comme un diagnostic et ses propres rponses comme ouvrant la voie un diagnostic, il se serait alors compltement fourvoy sur ce qui allait se passer.

    Toutefois, la question Are you just agreeing? est, bien des gards, trs semblable aux questions prcdentes. Lun des charmes de cette srie de questions est le suivant : alors quelle peut sembler manifester une connaissance tonnante de Jim, que les membres du groupe viennent tout juste de rencontrer, elle contient en fait une rponse vidente la question de savoir comment ils savent tout cela. Cette rponse est dun intrt crucial pour Jim: Roger, Al et Ken sont en train de lui parler deux-mmes. Ce quils font avec cet ensemble de questions est alors ceci: rvler des informations sur ce qui pousse une personne venir en thrapie, ce qui bien sr leurs yeux dcrit pour-quoi ils viennent ici. De ce fait, ces questions sont plus ou moins des noncs vridiques propos deux-mmes, de leur point de vue.

    A cet gard, il est possible de dvelopper plus avant lenjeu de la question Are you just agreeing ? et Jim a lui-mme pu y penser : en vertu de quoi Roger, Al et Ken sont-ils en mesure de supposer que Jim a rpondu comme il la fait pour quelle raison aurait-il rpondu ainsi sinon du fait quils savent que cest justement la manire dont eux-mmes ont rpondu par le pass? Et la situation en vient possder une belle srie de proprits quil est ds lors possible de vrier. Par exemple, on pourrait se demander pourquoi ils posent cette question Jim, sachant que si cest effectivement ce quil tait en train de faire savoir, tre daccord ou cooprer seulement pour jouer le jeu , il ne le dirait pas. Il sagit en effet dune question qui pousse rpondre par la ngative, que la rponse soit en ralit Oui ou Non. On peut tout de mme avancer une explication tout fait raisonnable: la

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    question quils posent Jim pourrait tre un avertissement. Quelque chose comme: Si ce que tu as fait jusqu prsent tait simplement te prter au jeu, tu ferais mieux de raliser que nous pouvions nous y attendre et que nous pouvions savoir que cest ce que tu es en train de faire, donc tu ne vas pas ten tirer de cette faon.

    Cela pourrait reprsenter un avertissement plutt effrayant, de telles affaires tant souvent considrablement effrayantes. A savoir: on est mis dans une situation o peu importe ce que lon dit, ce qui est dit ne sera pas pris comme tel. Voici ce que je veux dire par l. Que des questions et des rponses soient naturellement lies est rendu manifeste par le fait que, si vous voulez rapporter la rponse une question, vous pouvez parfaitement prendre la question et la rponse et les combiner en un nonc factuel tel que: Il a dit quil stait dj fait expulser de lcole ou Il sest dj fait expulser de lcole, alors que la personne sest limite rpondre Oui la question pose. Autrement dit, quand on rapporte une rponse, on ne rpte pas Oui. On retient de ce Oui quil la dit, peu importe sur quoi la question portait.

    Or, dans le cas de cette sance de thrapie, la situation nest pas tout fait la mme. Ce qui sy passe peut tre vu simplement comme suit: Pour une raison ou pour une autre, une question laquelle une rponse possible a t donne Jim, il a t daccord avec la rponse et peu importe si ce quil a dit est vrai. Il est ici, il est malade et peu importe la raison de sa prsence ici, a nest pas pertinent; la seule question qui importe est: que fait-il dans la thrapie? Nous avons alors affaire une mise entre parenthses de la faon dont les rponses sont ordinairement rapportes, lexception de la question: Tu as dit cela, pourquoi las-tu dit?. Ceci pourrait tre redoutable, parce que lon ne saura peut-tre jamais ce que les participants la thrapie peroivent dans une rponse qui a lair parfaitement innocente et pour laquelle il serait possible de fournir toute une srie de preuves si cela savrait ncessaire une lettre dexpulsion par exemple. La faon dont le nouveau participant la thrapie pourra tre peru peut se rvler effrayante, car la ressource la plus able quil possde pour dterminer ce que les autres pourraient dcouvrir est ce quil connat de plus pouvantable propos de lui-mme.

    Et pourtant, ce nest pas exactement comme si un avertissement de ce type tait donn par le thrapeute. Cest plus subtil que cela. Les

  • Un mal-entendu; un tabou sur lcoute 23

    participants parlent de quelque chose quils connaissent du fait mme quils ont galement essay de le faire. Le phnomne est similaire celui luvre dans lensemble des questions pralables. Autrement dit, ce quils disent Jim peut tre peru comme linformant intention-nellement de la manire dont ils se conduisent ou se sont conduits.

    Ces remarques peuvent tre rattaches ce que jai dit prcdemment des tabous sur lcoute, en ce que le retournement qui a eu lieu, indpen-damment du fait quil rvle une rgle de la thrapie, est une chose qui normalement ne se fait pas. Or, lune des manires de grer une chose tout fait inconvenante est de ne pas du tout entendre quelle a t produite. Si vous entendiez votre mre faire une remarque extrmement obscne, une faon de grer la situation serait de faire comme si elle avait dit quelque chose de parfaitement candide. Dans le cas prsent, Jim na pas trouv quel tait lnonc candide en lien avec la situation. Il na pas non plus peru la rupture squentielle dans la srie interrogative : avec des inconnus de ce genre, on ne cherche pas enquter sur les raisons quils ont de procder une telle rupture.

    Ce nest pas tout fait par hasard que jemploie ce stade le terme inconnus . Il existe un passage particulirement savoureux dans un article de Freud qui traite des premires sances de thrapie il faut dire que Freud crit dans un style remarquable. Dans cet article, il aborde la question du moment o les interprtations devraient intervenir dans la thrapie et il souhaite insister sur le fait quelles ne devraient pas avoir lieu trop tt. Stylistiquement parlant, ailleurs dans le texte, il parle toujours de mdecin et de patient. Or, juste ce moment, il crit quelque chose comme: On ne devrait pas raconter quelque chose de profond un inconnu5. Et dans la phrase qui suit, il recommence parler de patient.

    En tout tat de cause, je considre quil est possible dexpliciter le locus de ce type de mal-entendu, qui se reproduit sans doute frquemment. Et par consquent, je considre que ce qui caractrise

    5 (NdT) Freud, S. (1942), Further recommendations in the technique of psycho-analysis. On beginning the treatment; the question of the rst communications; the dynamics of the cure, pp. 342365 in Collected Papers, II, London, The Hogarth Press, dans la bibliographie des Lectures (I, p. 808).

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    les activits menes par ces jeunes gens, en tant que celles-ci visent tablir un diagnostic, rside dans le retournement que jai mis en vidence, et pas tellement dans lensemble de questions qui ont par ailleurs t poses comme sil tait possible dobtenir, en compilant des rponses obtenues laide dune grille dentretien la raison de la prsence de Jim cette sance de thrapie.

    Traduction de langlais amricain par Carla Vaucher revue par Esther Gonzlez-Martnez

  • Harvey Sacks

    Hotrodder, une catgorie rvolutionnaire

    Traduction de: Sacks, H. (1992), Hotrodders as a revolutionary category, pp. 396403 in Lectures on Conversation, I, Cambridge, Blackwell.

    Note introductive

    En sociologie, les sous-cultures jeune (gothiques, mods, punks, hipsters, skaters, etc.), avec leurs styles vestimentaires, tenues et apparences corporelles, pratiques musicales et autres activits de loisir distinctives, ont surtout t popularises par les cultural studies, en particulier celles issues du Centre de Birmingham anim par Raymond Williams, Richard Hoggart puis Stuart Hall. Si cette tradition de recherche a t introduite tardivement dans le monde scientique francophone, elle a dsormais pleinement pris sa place (cf. notamment lanthologie prpare par Glevarec, Mac, Maigret, 2008). Mais lon sait moins que Harvey Sacks, en particulier avec le cours tir des Lec-tures on Conversation (1992) dont nous proposons ici une traduction en franais, a lui-mme empoign la question des sous-cultures. Plus prcisment, Sacks sest empar de cette question en lui don-nant une inexion originale, qui demeure dune incroyable pertinence malgr la distance historique. Sans doute parce que la faon dont il traite du problme, en sappuyant sur lanthropologie sans toutefois proposer une ethnographie, a pour caractristique dtre demble applicable dautres terrains. Et cela reste vrai sagissant dobjets de recherche parmi les plus contemporains.

  • 26 Harvey Sacks

    Les jeunes dont nous parle Sacks, les hotrodders, ont dvelopp une sous-culture autour de la voiture automobile. Avec ces vhicules, quils modient en fonction des usages et des rgles qui ont cours dans la petite socit quils constituent, ces adolescents saffrontent dans des courses qui ont lieu le plus souvent dans la rue. La pratique, qui accompagne lmergence puis lexpansion de lindustrie automobile amricaine Dtroit (USA), connat un essor important au moment o Sacks enseigne, lanne 1966 pour ce cours en particulier. Mais lauteur des Lectures ne sy intresse pas dans le but de documenter la richesse et la consistance dune pratique culturelle qui, comme il le souligne en passant, a donn lieu la fabrication de typologies extrmement sophistiques: ces adolescents possdent en effet un lexique incroya-blement vari prs de 50 catgories diffrentes, semble-t-il pour dsigner leurs voitures. En revanche, lapproche quil dveloppe sinscrit de plain-pied dans lanalyse des catgorisations dont il est en train de for-muler le programme. Et cest partir des catgorisations que ces jeunes noncent, par exemple pour qualier de faon pjorative le conducteur dune automobile ordinaire, quil dploie son argumentation.

    Quand un adolescent dit lun de ses congnres quil conduit une voiture de papa ou une voiture de maman, il lui signie quil nappartient pas la sous-culture des hotrodders , dont il est lui-mme un membre de plein droit. Cest--dire une personne qui dtient les codes de conduite propre la catgorie hotrodder, et qui entend les faire respecter. Mais lenjeu de cette catgorisation nest pas seule-ment interne au groupe des adolescents. Pour les jeunes, dterminer qui est membre de la catgorie hotrodder et qui ne lest pas, revt en effet une importance qui excde de loin les questions de la rgulation et de la gestion dune sous-culture, et de ses conditions dappartenance. A quel titre? Sacks prcise que la grande diffrence entre la catgorie ado-lescent et la catgorie hotrodder tient ceci: adolescent est une catgorie que les adultes administrent. Dit autrement, ce qui est connu propos des adolescents est impos et contrl par les adultes (Sacks, 1992, I, p. 399). A linverse, la catgorie hotrodder est administre par les adolescents: ce sont eux seuls qui en matrisent la smantique ainsi que les critres dapplication. Aussi, si les adolescents parviennent

  • Hotrodder, une catgorie rvolutionnaire 27

    imposer des non-membres (aux membres de la catgorie adulte en particulier) lusage, pour les dsigner, de cette catgorie de descrip-tion, alors les adolescents se trouvent en position de contrler limage que les adultes se font deux.

    Ce qui peut alors tre impliqu dans lusage de la catgorie hotrodder est rien de moins quune transformation dans la perception de la ralit. Une ralit dont la dnition est, dordinaire, lapanage des adultes. Cest pourquoi Sacks dit de la catgorie hotrodder quelle est de type rvolutionnaire, suggrant ce faisant que ce nest pas le cas de toutes les catgories dappartenance. Car la catgorie hotrodder est le produit dune sous-culture qui se dnit dans sa relation une culture dominante. Aussi, en sattachant tudier cette catgorie, et tudier la faon dont elle est mobilise, Sacks dveloppe plus gnralement une rexion sur les catgories de collectivit qui ont pour caractristiques dtre relies par un rapport asymtrique (adolescents/adultes, noirs/ blancs, etc.).

    A cet gard, le cours que nous reproduisons ci-aprs montre que les questions de la subversion et du changement social sont galement observer au niveau du rapport nonciatif qui sinstaure entre les membres de ces catgories. Qui administre le nom dune catgorie dote dun potentiel rvolutionnaire est en effet le cur de laffaire. Quelles sont alors les leons retirer de ce texte, qui a dores et dj retenu lattention des ethnomthodologues (Sacks, 1979)? Pour les sociologues, cela pourrait bien tre que ltude des pratiques culturelles a tout gagner sengager dans une sociologie de lnonciation (Widmer, 2010).

    Rfrences

    Glevarec, H., E. Mac, E. Maigret (2008), Cultural Studies. Anthologie, Paris, Armand Colin.

    Sacks, H. (1992), Lectures on Conversation, III, Cambridge, Blackwell.

  • 28 Harvey Sacks

    Sacks, H. (1979), Hotrodder. A Revolutionary Category, pp. 714 in G. Psathas (ed.), Everyday Language. Studies in Ethnometho-dology, New York, Irvington Publishers.

    Widmer, J. (2010), Discours et cognition sociale. Une approche sociologique, Paris, Editions des archives contemporaines.

  • Harvey Sacks

    Hotrodder, une catgorie rvolutionnaire

    A la n du cours prcdent, je me suis focalis sur ce que les jeunes considrent quils peuvent voir quand ils se trouvent face certaines combinaisons entre une voiture et un conducteur. Jai suggr en passant que les jeunes considrent quils peuvent voir que certaines voitures conduites par des jeunes ont t achetes par Papa, et voir galement que les jeunes qui sont au volant de ces automobiles nont pas vraiment eu leur mot dire au moment de lachat. Que veulent dire ces remarques? Il ne sagit pas seulement de retenir quun jeune ne veut pas dune voiture qui va tre vue comme la voiture de Papa ou la voiture de Maman , mais, plus fondamentalement, dobserver que mme si un jeune veut avoir une Pontiac Bonneville, il aura prendre en compte le fait que cette automobile sera vue comme la voiture de Papa1.

    De plus, jai mentionn le fait que les jeunes utilisent des appellations spciques pour dsigner leurs congnres qui conduisent des voitures de Papa. Ainsi de soshe2, qui est un terme que les jeunes utilisent gnralement de faon pjorative.

    1 (NdT) Les cours donns par Sacks au printemps 1966 prennent appui sur la transcription dune sance de thrapie qui runit cinq participants: un thrapeute g de 35 ans environ, et quatre jeunes hommes, gs de 16 18 ans. Avant larrive dun nouveau venu, Jim, qui rejoint le groupe ce jour-l, les adolescents (Al, Ken et Roger) parlent dautomobiles, plus prcisment des courses dans lesquelles ils saffrontent au volant de leurs voitures modies. Dans ce cours, de mme que dans les deux cours qui le prcdent, Sacks sintresse tout particulirement un fragment de la transcription. Il sagit dune prise de parole de Ken, qui raconte une histoire qui commence par Dans cette Pontiac Bonneville que jai [].

    2 (NdT) Faute de trouver un quivalent comprhensible, nous avons choisi de ne pas traduire soshe. Les diteurs anglais de Sacks prcisent dans une note que soshe ( prononcer ssh) semble avoir t un terme pjoratif form partir du nom dune localit de la rgion, et utilis au moins par ces adolescents pour dsigner leurs pairs socialement plus prospres.

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    Si elles sont apprciables, ces premires considrations ne saisissent toutefois pas ce qui est le plus important dans les formulations de ces jeunes. Et cest ce que jaimerais tenter dapprhender dans ce qui va suivre, tout en prcisant que lanalyse que je vais avancer se tient quelque peu au-del de ce que je suis en mesure dtayer, ce point en tout cas. Mais je vais tout de mme my risquer: quelque chose sapprochant de ce que je vais dire est, me semble-t-il, impliqu dans ces formulations, et en prendre connaissance est absolument fondamental.

    Nous pouvons commencer aborder le problme en posant une poigne de questions, commencer par celle-ci : pourquoi les jeunes saffairent-ils confectionner toutes ces typologies de voitures ? Des typologies qui sont par ailleurs extrmement labores : voiture de Papa et voiture de Maman, gasser, turbine, dragster, plus toutes les marques dautomobiles, ainsi de Ford, Chevrolet, etc., plus diverses modications de ces noms. Et les jeunes utilisent ces typologies pour valuer les autres conducteurs ; des valuations qui ne sont pas toujours aimables. Pourquoi le font-ils? Les termes en usage avant quils ne se mettent en fabriquer dautres ntaient-ils pas assez bons? Et si tel tait le cas, en quoi ces termes posaient-ils problme? Voil qui nous donne une assez bonne ide du phnomne qui nous occupe.

    Nous pouvons essayer den rendre compte, cest lun des moyens possibles en tout cas, en cherchant voir quel genre de diffrence il y a entre la catgorie adolescent et la catgorie hotrodder3. Largument

    3 (NdT) A la diffrence du tuning par exemple, le terme de hotrod nest pas encore pass dans la langue franaise. Il dsigne tout la fois une voiture dont le moteur et laspect extrieur ont t modis an den amliorer la performance et den personnaliser lapparence, et les courses, souvent pratiques dans la rue, que les conducteurs de ces bolides avaient lhabitude dexcuter. Pratique ne aux Etats-Unis dAmrique au dbut du 20e sicle, le hotrod fait spciquement rfrence une modication opre sur une voiture usine Dtroit: lorigine, il sagissait de placer un moteur de Cadillac (General Motors) sur une voiture Ford. La pratique a pris son essor aprs la Deuxime Guerre mondiale, jusqu devenir un important courant du mouvement de la contre-culture amricaine des annes 1960. An de prserver la smantique spcique dont le terme est dot au moment o Sacks en parle, nous avons choisi de ne pas traduire hotrod , et den conserver lusage en franais pour dsigner cette pratique dans les cas o Sacks fait explicitement rfrence aux

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    que jaimerais dfendre est le suivant: il sagit fondamentalement de catgories de type diffrent; et hotrodder est, au sens fort du terme, une catgorie de type rvolutionnaire. Mon objectif est desquisser quelques-unes des raisons pour lesquelles il en est ainsi, et de proposer dautres exemples comme celui-ci.

    Dans la mesure o je considre quil sagit rellement dun problme trs profond, je vais commencer par aborder un premier type de catgorie en prenant un exemple des temps anciens, et par l mme trs clbre, mme si la plupart des gens ne le connaissent pas du coup, le donner aura de toute faon une valeur ducative. Lexemple est tir dune citation du livre de la Gense, chapitre 14, o il est crit: Un fugitif rapporta la nouvelle Abraham lHbreu, qui demeurait aux Thrbinthes de Mamr lEmori, parent dshkol et dAnr, qui staient tous les deux fdrs Abraham.

    Dans lhistoire de lexgse biblique, cette petite section revt une importance considrable, dont les remarques suivantes donnent un assez bon aperu.

    Lexpression Abraham lHbreu est apparemment unique dans la Bible, dans le sens o la section o elle apparat est peu prs la seule o il est fait rfrence un Isralite via le terme lHbreu . Ce terme, lHbreu , est utilis seulement par un Isralite quand il sidentie auprs dun tranger, ou par des trangers quand ils font rfrence un Isralite. Etant donn cet usage, le profond intrt de cette section de la Gense tient dans le fait que les exgtes de la Bible peuvent, partir de lexpression Abraham lHbreu, percevoir quelle est en ralit un seg-ment tir dun document qui na pas t rdig par les Juifs. Lexpression, qui renseigne sur le caractre historique du personnage dAbraham, a donc la valeur dune information provenant dune source indpendante.

    Une catgorie telle que lHbreu a pour caractristique dtre utilise par des personnes qui ne sont pas membres de la catgorie, et de ne pas tre utilise par des personnes qui en sont membres, sauf

    catgories hotrod ou hotrodder. Quand le texte y fait rfrence de manire plus gnrale ou plus lche, et que ces catgories ne sont pas explicitement vises dans le raisonnement dvelopp par lauteur, nous avons opt pour des formulations moins prcises, telle queconducteur de voiture modie.

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    dans le cas o des membres sidentient auprs de non-membres. Cette caractristique, que lon retrouve dans le cas dautres catgories, mrite dtre souligne.

    Entre parenthses, lanthropologie a cette bizarrerie qui nest pas sans merveiller que, parmi les noms de tribus mentionns par les anthropologues, un nombre colossal dentre eux prsente cette caractristique. En dautres termes, les noms de tribus dont parlent les anthropologues sont trs rgulirement des noms de tribus qui ne sont pas reconnaissables pour les membres desdites tribus, et qui souvent signient, dans des langues qui ne sont pas la langue de la tribu en question, des choses comme tranger ou inconnu. Et ceci parce que dans la plupart des cas, si une personne entend parler de la tribu A par un membre de la tribu B, elle obtient le nom de la tribu A tel quil existe dans la langue de la tribu B. Cest ainsi que dans une remarquable monographie intitule The Makah Indians, Elizabeth Colson retrace un tel processus de dnomination (lextrait suivant est tir de la page 76)4:

    Ils reurent le nom de Makah en 1855 quand la tribu convint dun trait avec le gouvernement des tats-Unis dAmrique. Linterprte du gouvernement tait un Clallam, et il donna aux signataires indiens du trait le nom qui, dans la langue des Clallam, dsigne les habitants du Cap Flaherty. Il est rest depuis lors leur nom officiel. Aujourdhui, la plupart des gens disent deux-mmes quils sont des Makah, bien que quelques personnes, parmi les vieillards, disent quils naiment pas ce nom qui ne leur appartient pas et dont ils ne comprennent pas la signication.

    On trouvera le mme genre dindication la page 12 de louvrage dAlfred Radcliffe-Brown, The Andaman Islanders5. La chose est par ailleurs extrmement frquente.

    Ces quelques remarques prliminaires nous amnent relever que certaines catgories appartiennent un groupe qui nest pas celui auquel elles sappliquent. LHbreu, en usage dans le Proche-Orient ancien,

    4 (NdT) Colson, E. (1953), The Makah Indians. A Study of an Indian Tribe in Modern American Society, Manchester, The Manchester University Press, dans la bibliographie des Lectures (I, p. 807).

    5 (NdT) Radcliffe-Brown, A. R. (1948 [1933]), The Andaman Islanders, Glencoe, The Free Press, dans la bibliographie des Lectures (I, p. 810).

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    tait un terme de ce genre. Aujourdhui mme, le terme ngre est mobilis de cette faon. Cest--dire que les Musulmans noirs amricains6 tentent de faire en sorte que le terme ngre, quand il est utilis, soit reconnu comme tant mobilis par un non-membre. Et ce que cela implique est grosso modo ceci: nous pouvons dire que ce qui appartient foncirement aux groupes dominants, cest la perception que les gens ont de la ralit, et quil y a quelque chose de lordre de la rvolution dans le fait dessayer de changer la perception de la ralit. Cette notion de rvolution nest pas entendre dans un sens trivial, et je vais prsent essayer dillustrer ce point en regard de la diffrence entre la catgorie dadolescents et la catgorie de hotrodders.

    De temps en temps, je cite laffirmation selon laquelle la psycha-nalyse est une science bourgeoise et il marrive de mentionner les procds suivre pour voir le sens dune telle assertion. Lune des manires de formuler ce quelle signie a trait la faon dont la psychanalyse se proccupe de dfendre le fait que la ralit appartient aux adultes, par opposition ceux quelle qualie de nvross. Et Karl Menninger7 a un mot magnique ce propos il dit des nvross quils sont dloyaux vis--vis de la ralit. Car les nvross sont, du point de vue des psychanalystes, des enfants qui peuvent passer pour des adultes. (Et je pense quun psychotique est, du point de vue des psycha-nalystes, un enfant la retraite.) Et cela implique, bien sr, une tentative de refuser de reconnatre que des affirmations mises par des enfants puissent avoir quoi que ce soit faire avec la ralit.

    Il faut maintenant considrer le fait que lhistoire de la psychana-lyse est maille de rvisions considrables. Lune des plus frappantes a trait au complexe ddipe. Les gens parlent rgulirement du complexe ddipe comme si ce que Freud avait dit de la tragdie de Sophocle tait parfaitement vident. Or, si on lit la pice avant de se rfrer la version quen a donne Freud, il semble absolument certain moi du moins , quelle traite exactement de loppos de ce que Freud a

    6 (NdT) Sacks fait manifestement rfrence au mouvement des Black Muslims, dont Malcom X (19251965) fut un leader important.

    7 (NdT) Karl Menninger (18931990) est considr comme lun des plus importants psychiatres amricains.

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    propos. La pice parle en effet clairement dinfanticide, non de par-ricide. Le thme du parricide serait alors tout au plus une faon de rationaliser linstitution de linfanticide. Aprs tout, avant mme sa nais-sance, un oracle avait dcrt qudipe devait tre supprim on peut prsumer que suivre cet oracle a au moins pu engendrer de la culpabilit chez ses parents. Par ailleurs, la pice a t crite par un adulte pour des adultes. Et quand nalement dipe tue son pre, il est dores et dj un adulte. Enn, si ses parents savent ce quils font, dipe ne sait pas ce quil fait.

    Dans leur rapport avec les enfants, les adultes doivent bien sr se colleter avec de rels problmes, dont la plupart sont inconnus et par nature merveilleux. Il y a par exemple, dans le sens le plus positif du terme, une culture enfantine, avec ses artefacts, ses chansons, ses jeux, etc., qui est incroyablement stable. Plus prcisment, si vous examinez louvrage de Peter et Iona Opie, The Lore and Language of Schoolchildren8, vous aurez la preuve que les chansons chantes par les coliers londoniens il y a 400 ans sont toujours chantes aujourdhui. Elles se sont transmises purement oralement, sans quaucun fonctionnaire de lducation publique nait pris le soin de les transmettre, et alors que les mots sont tombs en dsutude dans la langue anglaise. Ces chansons sont transmises par les enfants seulement les adultes ne les connaissent mme pas. Et il en va ainsi de toute une srie dautres phnomnes.

    Comprendre comment cela se passe, ce que cela signie, et ce que signient des choses de cet ordre, est dun norme intrt pour refor-muler la question des relations entre enfants et adultes. Au lieu de dire, par exemple, que les adultes sont, par rapport aux enfants, des versions amliores et agrandies, on pourrait tout fait traiter les adultes comme danciens coliers.

    Bien sr, il est trs important que les enfants aient le genre de perception quils ont, cest--dire quils soient convaincus de leur dpendance. (Avec la notion de dpendance, je veux tout simplement indiquer que les normes qui rgulent le traitement des enfants sont

    8 (NdT) Opie, I., P. Opie (2001 [1959]), The Lore and Language of Schoolchildren, Oxford, Clarendon Press, dans la bibliographie des Lectures (I, p. 810).

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    imposes par des adultes sur dautres adultes : quoi que fassent les enfants, les adultes devront toujours soccuper de leurs enfants an dviter quils ne se retrouvent dans des situations embarrassantes, soient sanctionns, placs dans des centres de rducation, etc. et soyons-en certain, les adultes peuvent abandonner les enfants, mais il est difficile pour un adulte en particulier dabandonner son enfant.) Car si daventure les enfants ralisaient quils ne sont pas dpendants, ils pourraient commencer voir lnorme dpendance que les adultes ont leur endroit; par exemple lorsque les enfants rpondent aux adultes en leur manifestant un peu daffection.

    Aucune de ces choses nest officiellement reconnue. Il y a non- reconnaissance exactement dans le sens o les marxistes diraient que nos socits ne reconnaissent pas quelles dpendent du travail des ouvriers. Cette dpendance est ignore non seulement par ceux qui sont au sommet, mais aussi par ceux qui sont au bas de lchelle. Et les rvolutions qui cherchent alors se mettre en place sont des tentatives de reconstruire la faon dont les choses sont perues. Ces tentatives manent, pour partie, de certains groupes qui sefforcent dimposer dautres groupes une vision deux-mmes quils sont en mesure dadministrer. Et la grande diffrence entre la catgorie adolescent et la catgorie hotrodder tient ceci: adolescent est une cat-gorie que les adultes administrent. Dit autrement, ce qui est connu propos des adolescents est impos et contrl par les adultes. Ceci vaut bien entendu galement pour les noirs.

    Ce que je suggre ici est la chose suivante: dans la tentative endosse par les adolescents dimposer la catgorie de description hotrodder, se joue la tentative dtablir une conception de lindpendance qui va lencontre de celle qui fait autorit. La conception de lindpendance, sagissant par exemple des noirs et des enfants, est radicalement a-sociologique en un sens. En effet, aussi bien les noirs que les enfants sont supposs devenir indpendants un par un, et cela en suivant le chemin qui a t trac par la culture dominante: sois un gentil garon et mange ta soupe, tiens-toi correctement et lave-toi derrire les oreilles, trouve un bon travail, tu peux le faire, cest ton problme. Une telle formulation de lindpendance est dicte par les adultes. Y a-t-il

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    alors moyen de faire en sorte que lindpendance soit administre de lintrieur? Les gens trouvent parfois des solutions simples et banales, mais elles sont dans tous les cas du mme ordre que la solution tente par le mouvement des Musulmans noirs amricains: acheter un Etat, cest en effet se donner les moyens de dnir soi-mme les critres de la russite.

    Comment obtenir un renversement de ce type ? De prime abord, il faut produire un changement dans ce qui est vu par quiconque ayant affaire telle ou telle chose. En outre, il faut tre en mesure de contrler ce qui est su et connu propos dune telle chose, quand celle-ci est vue. Savoir comment contrler cette perception est bien sr une question extrmement complique. Les jeunes le savent bien, quand ils tiennent le volant dune voiture, ils sont vus comme des conducteurs adolescents. Jai parl de ce phnomne plus haut: un jeune dans une voiture est vu comme un jeune dans une voiture, et pas comme autre chose, quoi quil puisse tre par ailleurs. Il y a de fait toute une gamme de catgories autres qu adolescent dont pourrait tre qualie une personne qui est un adolescent. A quelles conditions lune ou lautre catgorie sera choisie, et sera choisie comme catgorie unique pour le qualier? Ce qui se passe en ralit est la chose suivante : si une personne est au volant dune voiture et que cette personne peut tre vue comme un adolescent, alors cette personne sera vue comme un adolescent. Que peuvent faire alors les jeunes pour branler cette perception, ou pour commencer la modier? A nouveau, ce que je cherche mettre au jour, cest un ensemble de transformations qui sont administres de lintrieur par les membres. Quimplique ce genre de transformations? Entre autres, que les jeunes sont capables de distinguer si une personne est membre de telle ou telle catgorie, et de dterminer quels sont les critres dappartenance la catgorie en question. Et que ce sont eux qui peuvent sanctionner.

    Sanctionner, dans ce cas, ne ncessite absolument pas que des jeunes organisent un passage tabac. La sanction opre tout autrement. Et la faon dont elle est mise en uvre est extraordinaire sa faon. Ctait la coutume, et peut-tre est-ce toujours le cas, que les conducteurs de voiture de sport fassent un appel de phares quand ils se croisaient. Quand un conducteur de Volskwagen allumait ses phares en direction

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    du conducteur dune voiture de sport, il tait compltement ignor. Evidemment, cela ne voulait pas dire que si le conducteur dune voiture de sport faisait un appel de phare au moment de croiser une Volkswagen, quelquun allait le sanctionner en mettant une bombe dans son auto-mobile. Mais le fait est quun conducteur de voiture de sport estimait quil tait de son devoir de dfendre tous les autres conducteurs de voiture de sport, chaque occasion o une personne qui ntait pas un membre de plein droit de cette catgorie faisait un appel de phares.

    Ceci a beaucoup voir avec les courses de voitures modies qui ont lieu dans la rue, mme si, dans la petite histoire que raconte Ken, lui-mme se positionne sur la route au volant dune Pontiac Bonneville, un autre jeune se cale son tour dans sa Pontiac Bonneville, et les voil tous deux faisant la course toute allure. Quand bien mme il sagit de Pontiac Bonneville, cette histoire est concevable. Mais si la culture du hotrod est convenablement mise en uvre, alors personne ne voudra faire la course avec un jeune qui entreprend daffronter nimporte quelle voiture. On jugera en effet que ce jeune nest pas une personne avec qui lon peut faire la course. Et quelle que soit par ailleurs la rapidit de sa voiture, on jugera quelle nest pas une voiture propre faire des courses de voitures modies.

    Ce que ces jeunes font avec leur voiture est, en partie, assez simple. Pour commencer, tout le monde, y compris les adolescents , se contente de prendre la voiture quil a sa disposition, et de la conduire.

    Si la voiture est, dune manire ou dune autre, radicalement modie, elle devient non pas une voiture de Dtroit au sens strict du terme, mais une voiture modie par un jeune; si, de surcrot, on lui applique la catgorie hotrod (avec, bien sr, toutes les possibilits de subversion dores et dj prsentes, cest--dire obtenir une voiture modie fabrique par une entreprise spcialise dans la rparation des automobiles), alors un adulte cest--dire un adulte proprement dit , ne la conduira pas. Et toute personne qui verra cette voiture naura pas besoin dattendre de voir qui est volant pour savoir que cest une hotrod et quil y a un hotrodder dedans. Et ce qui est connu des conducteurs de hotrods ce quils font avec leurs voitures, leur style vestimentaire, leur comportement en gnral sont des choses que les

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    conducteurs de voitures modies peuvent simposer les uns aux autres dhonorer. Les hotrods sont uniquement conduites par des jeunes (ou par des adultes dloyaux vis--vis de la ralit), et une fois que le jeune en a une, ce quil va faire, cest de jouer avec. Il devient alors terriblement dpendant de la disposition des autres jeunes reconnatre quil en possde une, et en reconnatre le statut (pas mal, la meil-leure, pourrie, etc.). Car une fois quil a fait de lui un candidat la catgorie conducteur de hotrod, le jeune se soumet aux normes que lensemble des membres de la catgorie respecte et fait respecter.

    Ds lors, on peut commencer voir ce qui pousse ces jeunes sanctionner les jeunes qui conduisent des voitures ordinaires: cela leur permet de maintenir la catgorie conducteurs adolescents, avec tout ce qui est connu son sujet. Et ce faisant, il devient aussi possible de considrer sous un jour nouveau ce que font les adolescents qui conduisent des voitures ordinaires, quand bien mme on ne dispose pas de la catgorie pour qualier leur comportement. Plus prcisment, nous navons pas de catgorie psychiatrique, quivalente nvros ou psychotique, pour dire quelque chose comme jaune, soit pour qualier une personne qui est dloyale envers un groupe domin. Ceci dit, je ne sais pas pourquoi il ny a pas de catgorie psychiatrique pour jaune, briseur de grve, ou autres comportements propres aux tratres. La question est intressante, mais pour poursuivre sur le sujet, considrons plutt la longue prise de parole de Ken, qui suit Dans cette Pontiac Bonneville que jai:

    Ken: Dans cette Pontiac Bonneville que jai. Je pourrais rouler avec dehors, et si jai une cravate et un, un pull-over propre sur moi. Eh bien quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le type qui se pointe dans la mme voiture, mme couleur, mme anne de fabrication, le type donc qui fait gronder son moteur et qui porte un tee-shirt tout dgotant, eh bien les ics vont cueillir le type avec le tee-shirt tout dgotant avant euh de me ramasser.

    Ce qui est suggr par Ken est bien sr la chose suivante : je peux prendre les apparences dun jeune conducteur adolescent sympa et propre sur lui qui ne participe pas des courses de voitures modies et quand mme y participer, et les ics ne marrteront pas. Autrement

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    dit, Ken dit aux autres jeunes qui participent la sance de thrapie: je peux me comporter comme si jtais loyal envers la police, alors quau fond je suis loyal envers vous. Evidemment, ces jeunes considrent que Ken les baratine, et quil est en ralit dloyal envers eux9.

    Mais lune des choses quil faut voir, et qui replace ces diffrentes activits (sanctionner, faire semblant, etc.) dans le cadre qui les rend possibles, est ceci : nous avons affaire en premire instance des catgories, et non des groupes. La plupart des catgories (femmes, vieillards, noirs, blancs et autres) ne sont pas des groupes, et ceci quelle que soit lacception de la notion. Pour autant, nous disposons dune grande quantit de connaissance propos de chaque catgorie; nimporte quel membre est vu comme un reprsentant de sa catgorie; et quiconque occupe une catgorie est vu comme un membre de plein droit de cette catgorie. En outre, ce que lon sait dune catgorie vaut pour tous les membres de cette catgorie, ce qui fait que le destin dun membre est solidaire du destin de tous les autres. Aussi, il arrive rgulirement quun systme de contrle social se dveloppe autour de ces catgories, un systme qui est mis en uvre, linterne, par les membres eux-mmes. Car si un membre fait quelque chose comme violer une femme blanche, commettre une fraude scale, faire une course de voitures dans la rue, etc., alors cette chose sera vue comme ce quun membre a fait, et non ce que untel ou untel (Pierre, Paul, etc.) a fait. Et tous les autres membres de la catgorie auront en rendre compte. Et dune manire ou dune autre, la catgorie devra

    9 (NdT) Dans le texte en anglais, les diteurs des Lectures ont ajout, en note de bas de page, un extrait tir de la transcription dune autre sance de thrapie, qui vient son tour illustrer le raisonnement de Sacks. Cet extrait, que nous avons choisi de ne pas reproduire, rapporte une histoire que Ken raconte dautres adolescents: cette fois-ci, il nest pas question de hotrod mais de surf. Dans le rcit, il apparat que les surfers sont reconnaissables au fait que les membres de cette catgorie mettent des autocollants de surfers sur leur vhicule. Ken explique quil sest dcid les enlever, son corps dfendant, parce quil se faisait malmener par les habitants de la station de ski o il a lhabitude de se rendre (on jetait des pierres sur sa jeep). Ce faisant, Ken suggre quil adopte lapparence dun conducteur normal des plus ordinaires qui roule dans une voiture normale des plus ordinaires, alors quil est en ralit loyal envers la catgorie des surfers.

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    vivre avec ce problme. Car tous les membres sattleront se rappeler mutuellement noublie pas, tu es une femme , noublie pas, tu es ceci ou cela, et faire en sorte que chacun soit la hauteur de la meilleure image de la catgorie, plutt que dessayer simplement de la changer, de lignorer, ou je ne sais quoi dautre.

    Ces systmes de contrle social ne sont dirigs par aucun gouvernement; il ny a pas de fonctionnaires pour les faire respecter. La plupart des membres ne se connaissent pas entre eux, mais ils vivent et meurent dans langoisse dapprendre, dans le journal du lendemain, ce que lun dentre eux a fait. Je pourrais parier que durant la priode qui a suivi lassassinat du prsident Kennedy et prcd la dcouverte de lidentit du meurtrier (non seulement qui il tait quel tait son nom mais ce quil tait quelle tait sa catgorie), toutes les personnes appartenant aux catgories domines du pays ont ressenti un mortel effroi lide que lun des leurs avait pu commettre le crime. Car ils savaient que cet assassinat ferait vnement dans la vie des membres de la catgorie dappartenance du meurtrier. Ce que ces derniers pourraient en dire de mieux aprs-coup, cest quelque chose comme: Eh bien oui, parmi nous, il y en a de bons et il y en a de mauvais.

    Ce sont, je pense, les adolescents qui ont fait le plus de tentatives pour briser ce genre de situation. Des beatniks aux hippies et autres, ils se sont engags dans la cration de socits indpendantes dont chaque personne, terme, a plus ou moins t contrainte de recon-natre lexistence. Cest en particulier sous ce rapport quil est possible de voir un lien avec les consommateurs de drogues, qui disent en effet: Laissons-les tous conserver leur structure de perception de la ralit; nous fabriquons la ntre. Bien sr, dans le cas des jeunes, le fait quils tentent de faire la rvolution a quelque chose de profond-ment fascinant, dans la mesure o ils perdent des membres une vitesse incroyable. Dautres sortes de rvolutions, qui engagent des catgories qui peuvent retenir leurs membres, ont sans doute plus de chances de russir.

    Pour chaque phnomne de ce type, ce quil faut voir nest pas tant que chacun dentre eux conrme un fait connu depuis bien longtemps par les anthropologues par exemple, le fait que si les Esquimaux ont

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    17 catgories de neige alors que nous nen avons quune, cest parce quils sont bien plus intresss que nous par la neige ; ou encore le fait que si les jeunes ont 57 catgories de voitures, cest parce quils sont bien plus intresss que les adultes par les voitures. Ce quil faut voir plutt, cest que ces dmultiplications de catgories, et lextrme attention qui est porte leur fabrication, peuvent constituer des expdients. A savoir des moyens de lancer des attaques plus moins invasives lencontre dune culture par principe stable pour quiconque voit le monde pour ce quil est, et qui ne soccupe pas de savoir si la vie est agrable ou non, sil sera un dominant ou non, ni sil peut faire quoi que ce soit pour changer cet tat de fait. Cela va lencontre de lide selon laquelle, pour les hotrodders, est seul en jeu le plaisir pris conduire vite, une ide qui nest probablement pas sans lien avec la dcision damnager des lieux scuriss o les jeunes peuvent conduire leurs bolides. Mais une telle entreprise, quand bien mme elle se gnraliserait, est condamne chouer pour la simple raison quelle repose