L'Ampoule n°18

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Numéro 18 de L’Ampoule (décembre 2015), revue littéraire et numérique des éditions de l’Abat-Jour, sur le thème « Frère & Sœur ». Avec les participations de Sylvain Barbé, Léa Bayle, Antonia Bellemin, Patrick Boutin, Henri Cachau, Jacques Cauda, Stéphane Chao, Sandrine Cuzzucoli, Francis Denis, Marianne Desroziers, Vincent Deyveaux, Béatrice Dumont, Antonella Fiori, Aleilton Fonseca, Esther J. Hervy, Gilbert K., Elisabeth Kern, Le Golvan, Camille Le Maléfan, Lemée, Marilyse Leroux, Lordius, Barbara Marshall, Claire Musiol, Rip, Sabine Rogard, Georgie de Saint-Maur, Philippe Sarr, Alice Scaliger, Liliane Stein, Dominique Stoenesco, TanieBlue, Audrey Tison et Christian Vanlierde.

Transcript of L'Ampoule n°18

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  • Ma sur tait morte, l, entre des jasmins et des roses, et ma mrepleurait son chevet. Ctait une nuit de veille charge dangoisse et desanglots, une nuit ponctue de prires pour Estelle. Lenterrement allaitavoir lieu le lendemain matin, par une belle journe ensoleille. Estelletait morte, elle navait que treize ans. Jtais profondment prouv par samort. Je mourais un peu moimme, sans avoir eu le temps de luidemander pardon et de pouvoir laimer comme seulement maintenant ! je savais que jen tais capable. Si elle ntait pas morte, je serais alljouer avec elle, je ne me moquerais plus delle, je ne la mpriserais plus,jamais plus je ne lui dirais tu es folle . Cest maintenant que jecommenais comprendre son langage depuis quelle tait entre lhpital, javais commenc comprendre ses longs dialogues avec lespierres, avec les souches des arbres et les feuillages qui se balanaient auvent. Le silence de son absence dans le jardin rsonna en moi comme unetrange note de nostalgie. Mais, cet instant, je ne mesurais pas encoretout le chagrin qui menvahissait. Tout stait pass dans lordre du temps.Elle tait ne la premire, trois ans avant moi. prsent, cette diffrencesattnuait mais ctait juste au moment o je me noyais dans un dsert delarmes. Pour la premire fois, je parlais avec ma sur : Estelle, rveilletoi, allons parler aux pierres je chuchotai son oreille afin quepersonne ne mentendt.Ma marraine vint me consoler, me dire quil fallait accepter, puisquetelle avait t la volont de Dieu. Que cela tait la meilleure chose quipouvait arriver Estelle, si souvent malade, la pauvre. Jtais en colrecontre ma marraine, cela me blessait profondment. Jai continu parler ma sur, jusquau moment o on me tira par le bras, car ma mrespuisait en sanglots. Estelle, tu peux croire en moi maintenant. Viens,on va jouer chat perch. Son corps transpirait, elle dormait dans unsilence profond. Un tissu couvrait ses cheveux chtains et passait sous sonmenton taitce pour retenir son sourire ? Ma mre essuyait la sueur dela dfunte avec le mme mouchoir dans lequel elle dposait ses propreslarmes. Mon Dieu, faites que le temps revienne ! Je priais pour quunmiracle et lieu. Les images dfilaient dans ma mmoire et jentendais ma

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  • sur comme si ctait maintenant : Viens jouer, Dindinho. Nemappelle pas Dindinho (1) ! Mon nom est Pedro , lui rpondaisjeschement, sans mme la regarder, et je men allais. Je pensais que jedtestais le fait davoir une sur comme elle. Mais Estelle insistait avectant de tendresse que je finissais par me sentir gn. Non, personne ne lesait, mais tu tappelles Dindinho, cest trs beau, cest comme a que jetappellerai , me disaitelle, comme si jtais encore ct delle. Je nevoulais pas de cette sur. Les autres enfants se moquaient de moi. Je mebagarrais souvent avec eux quand ils mappelaient Dindinho, le frre de lafolle. Dindinho, moi ? Non ! Mme ma mre prenait dj lhabitude demappeler ainsi, pour faire toujours plaisir sa fille. Comme je ne voulaispas de ce nom, pour montrer ma colre je suis parti de la maison unejourne entire. Aprs cela, ma mre me donna une bonne racle, maisplus jamais elle ne mappela Dindinho. Pourquoi Estelle existait ? Je ne luiadressais jamais la parole. Jvitais de la croiser et je baissais les yeux pourne pas la voir. Elle gchait mon existence. Jai ardemment souhait quellemeure. Parfois, avant mme que je ne lui manifeste mon irritation, elle mesurprenait : Quand tu mourras, Dindinho, de quelle couleur voudraistuquelles soient tes ailes dans le ciel ? Cela manquait tellement de sens queje ne rpondais mme pas. Je me contentais de lui faire une grimacedindiffrence et je hochais la tte en signe de dsapprobation. Elle mebandait les yeux et inventait des jeux de plus en plus bizarres afin de captermon attention. Tout cela ne faisait que mloigner davantage delle. Lesenfants qui taient mes amis devaient bien se mettre dans la tte que jenavais pas de sur, car le simple fait de lvoquer pouvait constituer unmotif de dispute. cause de cela, pendant longtemps, je suis rest fchavec quelquesuns de mes meilleurs copains. Face mon rejet, Estelleessayait dautres moyens pour mappter, mais sans le moindre succs. Unjour, comme elle trouvait que je lexasprais de trop, elle eut une ide desplus farfelues. Il commenait faire nuit, et aprs tre reste un bonmoment silencieuse, elle me proposa, dun air trs srieux, ceci : Je tedonne quelque chose, pour toujours : cette grande toile dans le ciel serauniquement toi, pour toute la vie, et mme aprs, Dindinho. Nimporte quoi ! Qui peut possder une toile ? Espce de folle ! , luidisje dun air ddaigneux. Mais oui, cest possible, parce que cest montoile et je te la donne toi seul, Dindinho. Mais la seule condition que tume souris, au moins une fois par jour, une fois Une fois seulement Tuveux bien ? Je nai jamais su te sourire, Estelle, pardonnemoi. Lorsque, au plusprofond de moimme, je prenais conscience des choses, lorsquun souriregermait au fond de mon me et quil ttait destin , tu ntais plus l.

    61 Dindinho : diminutif affectueux de Pedro utilis parfois pour dsigner le grandpre ou le parrain.

  • Aujourdhui encore, les larmes qui me viennent sont celles que je naijamais eues, quand tu vivais dans ton monde dimages que je nai comprisque plus tard. Jtais vraiment Pedro le bien nomm, au cur dur commela roche. Cest toi qui me las rendu peu peu plus tendre. Tu navais pasencore quatre ans quand tu me prenais dans tes bras. Jtais ton bb,comme notre mre me le raconta bien plus tard. Estelle Tout aurait putre si diffrent ! Il faisait de plus en plus nuit, je ne savais plus quelleheure il tait, je commenais avoir les paupires lourdes. Je minclinaisaudessus de la dfunte, le sommeil my poussait par des mouvementsbrusques dassoupissement. Ma mre me dit daller me coucher, jinsistaipour rester encore, mais je finis par quitter la salle, triste, envahi par lasolitude. Au lieu daller dans ma chambre, je suis all dans celle d ct.Jexaminai tous les recoins de la pice, tout tait tellement propre et rangdans un ordre que je ne connaissais pas. Cest l que je pris conscience dece vide que je trimballe encore aujourdhui en moi. Je fis demitour et medirigeai vers mon lit, mais je narrivais pas mendormir. Mes yeux taientlourds de sommeil, mais saisi par une vive anxit je restais veill. Jevoulus retourner dans la pice o tait Estelle, mais ma mre me suppliady renoncer. Elle me le dit avec un regard doux, si rare Jobis mamre, mais je ne me dirigeai pas vers ma chambre. Je me couchai dans le litdEstelle et mlai le sel de mes larmes au parfum de lavande de son oreiller.Je my voyais vivre des moments plus heureux que ceux de notre ralit.Estelle me souriait, elle courait et je ne me pressais pas pour lattraper,nous jouions peuttre chat perch. Notre jardin devenait plus grand, lechemin bord de plantes et de pierres se transformait peu peu en unchemin de nuages dont on ne voyait plus la fin. Je savais tout de notrepass, mais cela mimportait peu, le sourire dEstelle me comblait et merendait lger, et nous commenmes nous envoler. Je voulais rattraperma sur, mais je ne pouvais pas lui demander de sarrter. Son vol tait sret adroit, alors que moi javais limpression de flotter dans le vide. Mais jetenais lattraper, je men voulais de ne jamais lavoir embrasse etjesprais que ce geste me permt de voir son sourire. Je voulais parler auxnuages et tout en bas les pierres se mettaient me sourire, les feuilles mefaisaient signe. Estelle continuait de sloigner, ce vol finit par mpuiser,les nuages perdaient dsormais toute leur lgret. Estelle ! Estelle, jeten prie, donnemoi ta main ! Emmnemoi avec toi ! Mais son souriremabandonnait dj, elle prenait la couleur dun nuage et peu peu ma vuene pouvait plus latteindre. Et il tait tard, trs tard : je mveillai ensursaut et je ne voyais maintenant que la lumire du jour qui filtrait travers les tuiles de notre chambre. Aprs la lueur des cierges, ctait lalumire du jour qui pntrait dans la maison une vitesse qui nous faisaitmal. Je maperus que ma mre navait pas dormi cette nuitl, elle avait

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  • veill toute une vie ct de sa fille. Elle posa sur moi un regard fatigu.Prostre dans un dsenchantement muet, elle regardait le vide qui nousentourait. Je mapprochai delle, je sentis son bras me toucher. Elle mecaressait les cheveux avec sa main droite, tandis que lautre main caressaitles cheveux dEstelle. Ce geste de notre mre restera inoubliable toute notrevie : travers son corps un dernier frisson de vie nous unissait Estelle etmoi. Les gens commenaient arriver, lheure de lenterrement approchait.Ma marraine teignit les quatre bouts de cierges placs autour dEstelle. Oncommena distribuer les fleurs ceux qui allaient laccompagner jusqusa dernire demeure. Jobservais les enfants qui se bousculaient pour voirla dfunte. Parmi eux, quelquesuns qui se moquaient souvent delle. Lesuns avaient lair triste, dautres ne vivaient quune aventure. Je me sentaiscompltement loign de tous.On allait refermer le cercueil. Ma mre versa encore beaucoup delarmes et elle demanda Dieu pourquoi la mort de sa fille. Mme mamarraine, pour la premire fois, ne put contenir ses pleurs. Quant moi, jerestai dans le silence et je pris un bouquet de roses qui se trouvait prs duvisage dEstelle. Je ne me sentais pas prt lembrasser maintenant, vu queje ne lavais jamais fait de son vivant. Alors jembrassai les fleurs et lesreposai sur le cercueil. Il tait lheure, le cortge funbre allait partir.Quand on me demanda de regarder ma sur pour la dernire fois, je naipas pleur, car je sentis quelle madressait un lointain sourire. Et je visqu cet instant elle semblait prendre la forme des nuages. Je voulus partiravec elle, mais on men empcha. Et on menleva Estelle. Le cortgedisparut aprs le premier tournant de notre rue. Je continuai regarder et chercher Estelle, jusqu aujourdhui mes yeux restrent fixs sur cetournant de notre rue sans nom. Ma marraine balaya la maison, deschambres du fond vers la porte dentre, ramassant les feuilles, les restesde fleurs et les bouts de cierges. Puis elle alla les dposer au pied dujambosier quEstelle appelait mon deuxime amour . Ctait l que masur aimait rester lombre et sorner des fleurs roses du jambosier. Cestl que je versai mes dernires larmes. Ma sur, encore aujourdhui jecontemple ton toile et jai une envie immense quelle mappartienne. Jevois ton image se projetant de lhaut, un sourire qui vient de loin et qui nemabandonne pas. Ctait cette lumire que tu moffrais, travers unsimple sourire qui tait le tien et que jignorais. Que dtoiles dans le ciel et moi qui nen possde pas une seule ! Le temps ma donn ces cheveuxblancs, mais ma mmoire se souvient des traits du visage dEstelle et de sajoie naturelle. Dans notre jardin, les pierres, les souches et les feuillagesdes arbres dans le vent ont envie de me parler, mais je demeure muet.Toutefois, maintenant je sais : je suis Dindinho.

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  • La premire fois quIgor provoqua un incendie, Ludmila ntait pasloin. Elle vit tout mais ne dit rien. Il brla labri de jardin, une cabane enbois qui fut dvaste en quelques minutes par les flammes. Les deuxenfants restrent fascins par ce spectacle euphorisant. Ludmila aimait lachaleur du feu qui redonnait vie son visage trop ple et enveloppait soncorps chtif dune caresse brlante. Elle se dlectait de ces couleursflamboyantes qui sentremlaient. Elle aimait la forme des flammes quimontaient firement vers le ciel. Il y avait aussi cette musique, cetembrasement, ce crpitement cleste. Ludmila y dcelait la voix des anges.Elle aimait jusqu lodeur de brl, qui lui voquait le pain grill, le paindpices, le caf, le chocolat. Ctait pour elle comme un feu dartifice, unconcert de musique ou une pice de thtre. Ctait de lart, un tableauquon pourrait regarder indfiniment, jamais tout fait le mme,transform en permanence au gr de lhumeur et des motions. Tous sessens sveillaient, son esprit slevait. Elle savait quIgor ressentait la mmechose. Ils nen parlaient jamais, ni entre eux ni avec qui que ce soit.Lincendie de la cabane de jardin, puis tous les autres incendies, restrentleur secret.Malgr leur anne dcart, Igor et Ludmila furent levs comme desjumeaux. Igor exerait un fort ascendant psychologique sur sa sur. Peuttre parce quil tait lan, ou bien parce quil tait un garon. Ludmilatait fascine par son frre. Elle laimait de faon inconditionnelle. Pourautant, son amour ntait pas dnu dune forme de peur diffuse. Igor serjouissait dtre lobjet dune telle vnration mle de crainte. Ils vivaienten vase clos dans un manoir isol de la campagne anglaise, au cur ducomt du Somerset. Depuis la mort de leurs parents dans un accident devoiture, ils taient levs par leur grandetante, une veuve sourde etacaritre qui grait la fortune familiale. Cette femme navait aucuneaffection pour eux et ils le lui rendaient bien, surtout Igor qui lui jouait destours pendables pour passer le temps interminablement long.Une nuit dhiver, il alla plus loin. Il se rveilla, quitta son lit dans untat quasi somnambulique, prit le briquet dans le tiroir de sa table dechevet, emprunta lescalier sans allumer la lumire, se dirigea dun pasassur vers la chambre de leur tante, fit crisser le mcanisme, fixalonguement la flamme puis mit le feu aux draps et ldredon. Ludmilapartageait la mme chambre que son frre : elle se rveilla en sursaut et,voyant quIgor ntait plus l, se leva et courut dans les couloirs pour le

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  • retrouver. Elle arriva juste temps pour sauver leur tante, en versant leaudun vase de roses sur le lit. La vieille femme se rveilla en hurlant, trempedeau glace et les pieds en feu. Ses premiers mots furent pour ses fleurstombes terre, pitines dans la panique. Aprs avoir pans ses brlureslgres, elle ne chercha pas valuer les responsabilits de chacun. Igor etLudmila furent enferms trois jours durant dans leur chambre sans rienmanger.Durant leur punition, plusieurs incendies se dclenchrent diffrents endroits de la maison, du jardin et des dpendances. Celacommena par la cuisine o le pole bois, que les domestiques juraientpourtant avoir teint, prit brusquement feu. Dimmenses flammesenvahirent la pice. Par chance, le majordome travaillait dans le jardin,non loin de la fentre de la cuisine, et intervint assez vite pour empcherque le sinistre ne se propage aux autres pices. Ds lors Igor voua unehaine sans borne ce grand chalas, qui jamais ne se dpartait de son airrenfrogn de croquemort.Le deuxime dpart de feu fut dautant plus trange quil ne touchaque les rosiers vnrs par leur tante. Le feu se dclencha durant la nuit, ensilence, et lon dcouvrit au petit matin quil ne restait plus des prcieuxarbustes que branches calcines et ptales roussis. La matresse des lieuxen pleura de rage et de tristesse. Elle ne put incriminer les enfants,enferms double tour dans leur chambre, mais demeura persuade quilstaient lorigine de cet acte de rbellion. Le garon surtout tait mauvais,cest lui qui entranait sa sur, elle en tait certaine. Elle ne savait plusquoi faire deux, et avait cherch sen dbarrasser ds linstant o elle enavait eu la garde. Si elle navait pas eu denfants, ce ntait certainement paspour soccuper de ces deux orphelins. Leur ducation ntait pas choseaise, dautant que le garon avait us plus dun prcepteur. Quatre djavaient dmissionn, prtendant quIgor faisait montre dinsolence etrefusait de travailler, alors mme que sa sur tait bonne lve, disciplineet polie. Lun deux, un jeune homme dlicat et sensible, fru tant dhistoireque de littrature, connaissant le grec et le latin, avait t retrouv pendudans la bibliothque. Il navait pas laiss de lettre expliquant son gestedsespr, mais dans le manoir nul nignorait quIgor depuis des mois lemalmenait cruellement pour le forcer partir. La seule solutionquenvisageait leur tante tait de les envoyer dans deux pensionnatsdiffrents, lun pour filles et lautre pour garons, les plus loigns possible,et ce ds lanne suivante. Elle ne leur dit rien, sachant quils feraient toutpour ne pas tre spars, le garon tant capable du pire. Elle appelaittoujours Igor le garon , jamais par son prnom, sauf pour le punir :dans sa voix, Igor avait alors lpre scheresse dun coup de fouet.

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  • Le troisime incendie toucha les dpendances, et plus prcismentla chambre de lintendante. Alors quelle crivait une lettre sa familleassise son bureau, le papier sous ses yeux sembrasa. Elle eut peine letemps de reculer sur sa chaise : le feu consuma entirement la lettre puissteignit de luimme lorsquil nen resta que des cendres, sans mmeronger le bois du bureau. Dans ce courrier, la jeune femme racontait ladifficult de la vie au manoir, depuis son arrive six mois auparavant. gedune vingtaine dannes, elle regrettait davoir accept ce poste, sonpremier. Elle se plaignait de la mauvaise humeur de sa patronne, de lalubricit du majordome et de la mchancet du petit garon. Elle se sentaitseule et mprise, avait limpression dtouffer dans cet endroit o lesvisiteurs taient proscrits. Heureusement, il y avait ladorable petite fille.Elle tait sa seule raison de rester. Les pauvres enfants navaient plus leurmre et cela leur manquait terriblement Le papier stait enflamm avantquelle ne puisse achever la lettre. Leffarement pass, une ide simposa elle : quitter le manoir au plus vite. Pour autant, elle stait engage pourune anne entire, et comme tout accord avec la patronne semblaitimpossible, il lui faudrait attendre plusieurs mois avant de sen aller.Igor ne voyait pas dun bon il lamiti entre lintendante et sasur. Il en tait terriblement jaloux. Il nacceptait pas que cette femme secomporte comme leur mre. Ils nen avaient quune et elle tait mortedepuis trois ans. Il en tait certain, lintendante tait trop douce, tropgentille pour tre sincre. Igor se mfiait comme la peste de la bont. Entant luimme dpourvu, il ne pouvait admettre que dautres possdentcette qualit. Il craignait aussi que Ludmila ne lui confie leur secret. Cest propos du mystrieux incident de la lettre brle que sa sur et lui eurentleur unique dispute. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait agi ainsi, carelle tait convaincue de sa culpabilit, alors que lintendante tait la seulepersonne du manoir demeurer bienveillante avec eux. Elle doit partircomme tous les autres , furent les seuls mots que pronona Igor, avant dese plonger dans un mutisme forcen. Le lendemain, le corps sans vie delintendante fut dcouvert au bout dune corde, au mme endroit que leprcepteur quelques semaines plus tt. Ludmila la pleura durant des jours,puis, ne supportant plus la solitude, se rapprocha nouveau de son frre,comme si rien ne stait pass.Peu aprs ce nouveau suicide, leur tante fut hospitalise pour crisenerveuse. Igor ne put sempcher de sourire en regardant lambulancequitter le manoir par la grande alle. Les enfants restrent dans la maison, la charge du majordome qui accepta de mauvaise grce cette difficilefonction, en change dune augmentation substantielle. Pour parvenir sesfins, Igor entreprit cette fois de le rendre fou. Il samusa changer les

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  • objets de place, sans cesse intervertis dune pice lautre. Son verre ainsique sa bouteille de scotch, allis fidles depuis sa dlicate promotion, semirent se balader de table en table. Le majordome crut dabord quectait lalcool qui lui donnait des hallucinations, et sendormit comme unbienheureux sur un fauteuil sans plus y prter attention. Au fil des jours, ildut nanmoins admettre que quelque chose dtrange se passait. Le livre decomptes, sur lequel il travaillait souvent, devint plusieurs fois introuvableavant de rapparatre dans les endroits les plus incongrus. Ce furent enfinles bougies, les chandeliers et les luminaires qui sallumrent etsteignirent de manire impromptue, comme habits par quelque forceparanormale. Le sang du majordome ne fit quun tour : ctait encore legaron, cet enfant mauvais et diabolique, qui faisait des siennes, et il savaitcomment larrter.La semaine suivante, lexorciste mandat par le diocse arriva aumanoir la tombe du jour. Lintrieur tait glacial et humide. Lemajordome avait pourtant allum un feu dans la chemine du salon. Dsquil entra dans la demeure, le prtre frissonna et affirma quune puissanteinfluence nfaste svissait ici. Aprs avoir arpent le rezdechausse sousle regard inquiet du majordome, il en eut la certitude : deux mes errantestaient prisonnires du manoir et devaient en tre libres. Ctait le seulmoyen de dlivrer la maison de linfestation dont elle tait victime. Entenue liturgique blanche rehausse dune tole violette, le prtre parcourutles diffrentes pices pour y rpandre leau bnite de son goupillon, tout enrcitant des prires de bndiction dans un continuel murmure. Lorsquilrevint vers le majordome, ce fut pour lui poser une question : un jeunehomme ou une jeune femme habitaitil l ? Celuici voqua immdiatement Igor, g de treize ans. Le prtre lui apprit que linfestation de lademeure ntait que la consquence secondaire dun pril plus grave :ladolescent faisait lobjet dune possession dmoniaque. Les forcesinexplicables qui staient dchanes rcemment, les objets dplacs et lescombustions spontanes survenues, taient les manifestations dunepsychokinse incontrlable chez lui. Elle affectait la matire physique, luiinsufflant une nergie suffisante pour faire se mouvoir les objets ou lesamener prendre feu. La confession, le jene, la prire et la communion nesuffiraient pas : un exorcisme plus pouss devrait tre men. Le prtreordonna au majordome de faire venir lenfant, dont les inquitantspouvoirs avaient caus la mort des deux personnes dont les mes hantaientencore ces lieux.Le majordome obtempra, se prcipita ltage et retrouva le frreet la sur dans leur chambre. Assis sur son lit, Igor lisait un romandaventure Ludmila qui lcoutait avec attention. Il fut pris dun doute : ce

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  • jeune garon si calme, aux yeux bleus si purs, pouvaitil tre responsable detant de drames ? Il lui demanda de le suivre mais le garon refusa. Sonregard brillait de rvolte et dinsoumission. Le majordome lattrapa par lebras, aussitt les deux enfants protestrent : il dut gifler Igor et sen saisirde force, en ordonnant Ludmila de ne pas bouger. Le garon se dbattitmais le majordome tait le plus fort. Il lemmena au salon o il le jeta surun fauteuil. Dun signe de tte, le prtre lui confirma que lenfant taitpossd. Le majordome voulut lui faire avouer ses crimes mais le prtrelen dissuada. Malgr ses cris, ses supplications, ses insultes, Igor futallong sur une table basse, les membres maintenus avec des cordelettesaux quatre pieds sculpts. Le prtre entoura le cou de lenfant de son toleviolette et dbuta la litanie en laspergeant deau bnite. Igor ne sagitaitplus, mais le fixait avec des yeux saturs de haine. Car des trangers sesont levs contre moi, des hommes violents en veulent ma vie ils neportent pas leurs penses sur Dieu Ces mots mettaient dordinaire lespossds dans une rage folle, les poussant profrer les plus abominablesblasphmes cependant lenfant demeurait silencieux. Le prtre ressentitune vive brlure la main qui le fora lcher son goupillon : leaucontenue dans le manche en mtal stait subitement chauffe jusqudevenir bouillante. Ctait bien luvre du Dmon : il adjura lentit dervler son nom et le cercle infernal auquel elle appartenait. Les lvresdIgor demeurrent closes. Le prtre rcita de nouveaux passages desvangiles. Et toi, Capharnam, qui as t leve jusquau ciel, tu serasabaisse jusquau sjour des morts Sous le regard terrifi dumajordome, les meubles se mirent trembler, les murs parurent commesecous de spasmes, des tableaux se dcrochrent et leurs cadresornements vinrent se briser au sol. Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les dmons ils parleront de nouvelles langues ils saisiront des serpents Soudain lefeu dans la chemine se raviva. De hautes flammes couleur de sangschapprent de ltre, lchrent le parquet et menacrent datteindre levelours des fauteuils. La main droite pose sur la tte dIgor, le prtrepronona le premier exorcisme contre le Dmon. Le feu gagna lestapisseries et se propagea vite au reste de la pice. Le majordome voulutaller chercher de quoi teindre lincendie mais il trbucha et scroula terre, assomm. Malgr les flammes le prtre saffairait en signes de croixfrntiques et psalmodiait toujours audessus de lenfant. Ctait ungrand dragon rouge, ayant sept ttes et dix cornes, et sur ses ttes septdiadmes, sa queue entranait le tiers des toiles du ciel et les jetait sur laterre La chaleur devint trop intense, elle lempcha daller au bout dusecond exorcisme. Le feu omniprsent embrasa les tapis, le prtre recula ettomba genoux en suffoquant. Les flammes brlrent les cordages et

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  • permirent Igor de se librer. La fume noyait dsormais toute la pice :en ttonnant, le garon parvint une fentre quil brisa pour sextirper dubrasier.En se relevant sur lherbe trempe de rose, il discerna avecsoulagement une silhouette au fond du jardin. Ludmila lattendait. Il larejoignit en courant. Serrs lun contre lautre, ils regardrent la maisonflamber. Elle navait jamais t aussi belle que ce soirl. Igor prit la mainde sa sur. Je savais que toi aussi tu pouvais le faire , ditil sans laregarder. Ludmila sourit. Maintenant, il faut partir , repritil. Les deuxenfants tournrent le dos au manoir dvor par les flammes et partirentensemble, tandis que rayonnait dans la nuit un grandiose feu de joie.

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  • Arrtetoi. L, arrtetoi de lire un peu il y a trop de phrases quipassent sur toi ou qui te traversent, et pour quoi ? Quastu retenu de ce quita mu une seconde ? Lastu seulement lu, ce livre ? En astu seulementrecopi ce passage si beau sur un carnet ?

    . Voil ce que ne me dira pas mon pre, lui qui depuis dixneuf ansbalaie obstinment son poste de travail en plus du travail dans lespoirquon le remarque, quon lui donne autre chose quun sourire, et encore.Mon pre a toujours rv dun CDI Mon CDI moi tait encore fermaujourdhui, en , cest ce qui se dit en tout cas. Je ramne nouveau mon livre la maison, un livre du lyce poser ct de cetautre lautre livre. Je marche vite comme sil faisait vraiment froid jerentre comme on se cache. Je me dis : Et sil ne te restait que deux livres,ces deuxl ? Celui de la maison et celui du lyce ? Lequel garderaistu ? .Pourquoi toujours choisir ?Dieu est grand, cest crit. Dieu rappelle les siens, cest crit. Dieusaitil lire ? Depuis que cest arriv, ma sur a beaucoup pleur en pensant notre frre, mais il sagit de penser lui sans son nom. Nous ne lappelonsplus, pas mme dans le secret de nos penses. Mme mort, il nest pas l,dans lespace du souvenir. Il manque jusqu son absence. Il na pas eu ceprivilge quon donne de droit aux gnrations, du sang au sang. Tellementde sang, oui. Mon frre a t frapp dindignit par le geste mme de monpre, qui na pas voulu demander la dpouille de son propre fils. Non. Cefils est un damn, . Mon pre la dit et, ledisant, il sest luimme reni dans sa dignit de pre. Voil sa fauteindlbile et son chtiment inconditionnel. Mon pre est devenu aveugle luimme et au monde il na plus rien. Aucun secours dans aucun livre,aucun dun geste, il en a gomm tous les mots. Voil ce que ma surpleure depuis les vnements : le vide qui nous dvore. Moi, je nepleurerai pas.La loi de la Cit est ainsi faite quelle crase de sa puissance la petiteloi de mon pre, et limmensit de sa dtresse. Je le connais par cur, cetarticle L. 22233 du Code gnral des collectivits territoriales. Et je lercite chaque jour, presque pieusement. La loi dit que le corps non rclam

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  • par la famille sera inhum la charge de la commune du lieu de dcs.Mon pre na rien pu contre sans doute auraitil voulu dtruire plusencore. La loi dit aussi que rien ne sera crit sur la tombe de mon frre quilui rende son identit. Rien. Lui est prsent un silence dans le carr dessilencieux qui nont pour preuve dexistence quun nom et quelques fleurspour certains. Que valaient tant de vies ? Ontils eux aussi balay ce solavec la mme ardeur que mon pre se faire reconnatre un jour ? Le CDIdu lyce est dsormais une porte close jamais sur mon crne jen feraimon deuil. Je vais ressortir, je me couvre les cheveux, je garde le livre.Ma sur ne comprend pas pourquoi je pars et pourquoi mon prena plus la force de me crier dessus. Une gifle ne me retiendrait pas plusrien. Que vaut la mort sans visage ? La mienne ? Je sors contre cette saisonqui a oubli le froid et je ne me presse plus. Aujourdhui, je ne sais plusexactement qui je suis et si jai encore le droit dexister mais, contre legrand drglement, je suis celle qui dit non.Je me rends au cimetire, l o ne repose pas mon frre, l o il sefait juste oublier. La loi minterdit dsormais davoir mon frre pour frre cest une loi suicidaire, alors, mon livre la main, je pars me suicider.Le carr est surveill, je le connais bien. Voil des jours que de loinen loin je le frquente, que je tourne autour comme des augures. Jy ai vutrois policiers en civil qui mchaient la gueule ouverte. Eux ne se cachentpas. Ils discutent et piaffent. Je mapproche en contournant leurs regards.Ils lisent des messages sur leurs tlphones. On nentend queux dans lecarr des silencieux.Article L. 22233, javance maintenant vers eux. Dans ma poche, il ya, plie en quatre dans mon livre, une feuille sur laquelle jai crit leprnom impossible de mon frre et puis, contre lui, le nom dfait de monpre. Comme cela brle ! Article L. 22233, il me semble que je vais tuer mon tour. Contre mes habitudes, jouvre mon manteau au vent qui secherche un corps : voyez, messieurs, je nai que mon corpsJe vais dposer sur le sol le nom de mon frre, L. 22233, de mabelle criture sur ma copie de lycenne. Contre le vent, la pluie, lesmtores, je reviendrai inlassablement ici dposer le nom de mon frre,L. 22233. Ni la loi de mon pre ni celle de la Cit ny pourront rien. Je suiscelle qui dit non.Et si les trois gardiens du carr me demandent mes papiers et ce queje fous l, je sortirai mon livre du CDI et je leur crierai la gueule que jemappelle Antigone !

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  • Maman, elle disait toujours quon pouvait aimer qui on voulait. Moi,je la croyais parce que je savais quelle et papa, a avait t dur au dbut.Enfin, je la croyais jusqu ce quelle parle avec Mrs Bergson de moi etLloyd. Jaimais bien Mrs Bergson, ctait la meilleure amie de maman, cestelle qui lui a appris se servir dun colt quand elles taient enceintes enmme temps. Maintenant, Mrs Bergson, jaimerais quelle soit morte.Jaimerais que ses yeux soient dehors de son crne et que son cerveau coulepar les trous.Elle tait gentille pourtant, Mrs Bergson. Quand avec Lloyd onvenait acheter des bonbons dans sa boutique, elle en mettait toujours unpeu plus que prvu dans le sac. Elle mbouriffait les cheveux et elle medisait que jtais une gentille petite.Lloyd, cest mon frre. Cest le plus beau garon du monde et le plusgentil aussi. On est ns le mme jour. Cest la seule personne que jaime. Ily avait bien papa, mais il est mort. Les autres de la ville aimaient pas quilsoit indien et quil ait pous maman et quil lui ait fait des enfants, alorsun jour ils sont venus le chercher la maison et ils lont emmen et lelendemain on la retrouv pendu larbre de la route principale. Cest cequon fait par ici quand quelque chose va pas comme il faut . Il avait lecorps qui balanait et sa langue qui sortait. Cest Billy qui ma racont a,parce quon a pas voulu me laisser voir, jtais trop petite. Billy cest le filsde Mrs Bergson. Ctait notre meilleur ami moi et Lloyd quand on taitpetits. Maintenant jaime plus Billy. Je voudrais quil brle et tout sonmonde avec.Aprs que papa est mort, ctait comme si maman tait morte aussi.Alors il y avait plus que Lloyd et moi. On avait dix ans et ctait pas facile,mais Mrs Bergson venait de temps en temps, elle soccupait de maman etnous faisait manger, et elle nous apprenait nous dbrouiller tout seuls.Ctait bien, cette poque. On avait le droit de tout faire, on allait pas lcole et la place on partait se balader dans la plaine autour de la ville.Aprs maman est revenue de sa mort et on a d mieux se comporter. Elleallait mieux maman ce momentl, elle souriait, elle avait ce petit air

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  • et ces paules jetes en arrire qui lui allaient bien. Cest vers l quelle acommenc me dire que je pouvais aimer nimporte qui et quon senfoutait de ce que les autres diraient. Cest peuttre parce que je commenais ressembler une fille. Moi jaimais Lloyd, juste Lloyd.On tait lge o on spare les petits garons des petites filles, oon dit quils sont trop grands pour dormir ensemble. Je me souviens de cejourl : maman empaquetait toutes mes affaires pour les transporter lautre bout du couloir, dans la chambre damis. Javais refus de laider etavec Lloyd on stait cachs dans un placard, on avait dfait tous les lacetsde toutes les chaussures pour se ligoter ensemble avec. a avait pris untemps fou maman de nous dmler, et le soir venu elle nous avait envoyschacun dans notre chambre sans souper. Au final a nous arrangeait bien,parce quon avait une planque de bonbons sous une latte du parquet, ettant quelle tait en bas manger elle pouvait pas savoir quon taitensemble en haut. Ctait comme a, la vie avec Lloyd. Mon frreamour. Ildisait quon se sparerait jamais et moi je rpondais que je le protgeraistoujours, et aprs il disait non, cest moi qui te protge, cest moi le garonet alors je le frappais pour jouer. La nuit, quand maman dormait, je mefaufilais hors de ma chambre dinvits et je retournais dormir avec lui, dansnotre lit. Le lendemain, maman nous trouvait toujours. Elle me grondaitpour de faux et me disait retourne dans ta chambre, jeune fille, mais jesavais bien quelle souriait dans le dedans. Jaimais maman aussi. Jelaimais beaucoup jusqu ce quelle parle Mrs Bergson. Maintenant, sielle tait pas morte toute seule, jaurais crach du poison dans son th pourla faire mourir.Jai mal partout. Notre salon est lenvers, il fait presque noir, etpourtant jarrive voir les marques de leurs doigts sur mes poignets. Ilssont encore entrs sans me demander mon avis, et ils mont frappependant des heures en me traitant de pute et de ngresse rouge. Il y avaitBilly aussi. Sale Billy. Jai mal partout.Billy avant, ctait le premier nous dfendre quand les autres noustraitaient de peaurouge. Cest parce quon ressemble papa, et les gens dela ville aiment pas les Indiens. Mais Billy ctait pas pareil, ctait un peumon chevalier servant, jaimais bien. Il nous offrait des bonbons quilpiquait chez sa maman et quand on a grandi, il allait me ramasser desfleurs. Moi je trouvais a un peu nul les fleurs mais jacceptais pour lui faireplaisir, parce que ctait mon ami. Aprs, il a commenc se faire dautrescopains et il tait moins gentil, mais on sentendait toujours bien. Mamandisait quil tait amoureux de moi. Menteuse. On fait pas mal aux gensquon aime. Par exemple, moi jai rien fait quand Lloyd sest laissembrasser sur la bouche par Suzie Shepherd. Et cest pas faute dtre une

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  • sur jalouse. Billy, il me demandait de plus en plus souvent quon sorte,que tous les deux. Il voulait memmener boire un verre dans les saloons etfumer des cigarettes derrire le thtre. Je disais non. Tout a, cest avecLloyd que je le faisais. On piquait dans la tabatire de maman et on allait secacher au fond du jardin, une bouffe chacun son tour, comme on faisaitavant quand on avait juste une sucette se partager.En fait, cest pas vrai que jai rien fait quand Lloyd a embrass SuzieShepherd. Ctait sur la place du village, elle se baladait avec toutes sesjolies copines bien blondes et bien blanches en riant, et quand elles nousont vu passer avec Lloyd, elles se sont mises faire des bruits de dindons.Au dbut jai cru quelles se moquaient de nous et jtais prte aller leurcasser la figure, mais en fait non. Elles riaient, cest tout. Elles se sontdonn des petits coups de coudes comme pour sencourager, et puis Suziesest avance sans me regarder, et elle a dit tiens Lloyd, jai quelque chose toffrir. Elle sest leve sur la pointe des pieds elle est toute petite Suzie,alors quavec Lloyd, on dpasse pas mal de monde par ici et elle a mis sabouche sur la sienne. Cette sale petite garce. Moi jattendais que Lloyd larepousse, mais non. Il est rest immobile un temps interminable puis il aferm les yeux, et a ma mise tellement en colre, tellement en colre, jaidonn un coup de pied dans le tibia de Suzie et je suis partie en courant.Jai entendu Suzie qui criait dans mon dos et Lloyd qui mappelait et jaipas rpondu. Je suis rentre la maison, Lloyd est arriv pas longtempsaprs, il ma appele, mais je mtais enferme cl dans ma chambredinvits, et il est rest longtemps derrire la porte essayer de me parler.Moi jtais ma fentre, celle qui donne sur la rue. Ctait lt, on avaitquinze ans. Billy est pass en sifflotant. Je lai appel, je lui ai fait h Billy !Il a soulev son chapeau en me souriant. Salut Sally, a va ? Jai rponduoui. Je lui ai demand sil voulait quon sorte ensemble ce soirl, et il a eulair content. Que tous les deux ? Ouais, que tous les deux. Il a dit quilpasserait me chercher vers huit heures et il est reparti en sautillant. Moi jeme fichais un peu de sortir avec Billy, mais je savais que Lloyd derrire laporte avait tout entendu, et il na plus fait de bruit de tout laprsmidi. Jecrois que cest la premire fois quon se disputait. Le soir, jai mis une demes plus jolies robes, la bleue. Jai dverrouill la porte et Lloyd taittoujours assis dans le couloir. Il ma regarde avec ses yeux tristes et il a ditsil te plat Sally, va pas avec William ce soir. Quand Lloyd est fch contreBilly, il lappelle par son vrai nom. Jai failli lui dire daccord, je reste avectoi, et puis je me suis souvenue de son visage coll celui de SuzieShepherd. Je lai ignor et je suis sortie. Maman ma dit dtre prudente etde pas rentrer trop tard, jai dit oui et jai rejoint Billy devant la maison.

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  • Trop dindices. On avait laiss trop dindices. Les gens avaientcommenc voir. Cet t de jalousie, quand on avait quinze ans, et lesquelques mois qui ont suivi, a leur avait pos des questions. Tropfusionnels , ils disaient. Trop proches. Indcents. Quand on se prenaitdans les bras, en public, et parfois par la main. Quand on allait se roulerdans les champs et sur les banquettes abandonnes derrire le thtre.Nimporte qui aurait pu nous voir. On a t tellement, tellement imprudents. Mais on savait pas, vous voyez. On savait pas. Cest maman. Elledisait toujours quon pouvait aimer qui on voulait.Jai continu de voir Billy pendant tout lt. Je voulais faire payertrs cher Lloyd. Et lui, pour se venger, il continuait de sortir avec SuzieShepherd. Jessaie de pas penser ce quils ont peuttre fait tous les deux,quand ils sortaient le soir. Moi jtais avec Billy, et pour les gens de la villectait sr quon couchait ensemble. Ils aimaient pas trop a cause de mapeau et de papa, mais comme ils aimaient bien maman, ils laissaientpasser. Cest pas pareil, un Blanc qui prend une Indienne et un Indien quiprend une Blanche. Cest plus une souillure, a devient un caprice. Dutemps quil se met pas en tte de lpouser , quils disaient. a me faisaitbien rire. Billy, il aurait peuttre voulu mais moi jaurais jamais dit oui. Etpuis jai jamais rien fait avec Billy. Il essayait, chaque fois quon se voyait,et chaque fois je disais non. Ctait un peu lourd. Mais jimagine que cestle prix payer quand on fait semblant daimer quelquun.Et puis Billy a compris. Je sais pas comment, mais il a compris.Ctait peuttre le soir o on sest trouvs tous les quatre, Billy et moi,Lloyd et Suzie, dans le mme saloon, ou peuttre avant. Cest ce jourlque tout a dgnr en tout cas. Il a d voir comment je les regardais. Il ad voir comment chaque geste quils faisaient je rpondais par un gestevers lui. Je lai vu qui devenait de plus en plus nerv. On a fini nos verreset on est sortis. Il ma tire par le bras sur trois rues, et moi je disais arrteBilly, tu me fais mal. Je lai dit plein de fois, ce soirl. Lui, ctait commesil avait un diable dans la tte, il tait blanc de colre. Il ma jete contre unmur, il a cri des choses que je men souviens pas. Il a essay de membrasser, je lai frapp, il ma frappe en retour. Il ma coince contre les briquesrouges de la mairie, il a remont ma robe. Moi je hurlais, je le griffais, je lemordais. Je lui donnais des coups de pieds comme je pouvais parce quilavait bloqu mes bras. a na rien fait. Dune manire ou dune autre, il aenfonc son sexe dans mon corps, et a a t comme de mourir et jaicommenc pleurer tellement il me faisait mal. Arrte, Billy. Jai cru quea durait des heures. Puis il a pouss un grognement dgotant, il sestenlev, et je suis tombe par terre, avec ma robe dchire, mes hmatomeset mes cuisses taches. Il ma crach dessus et il est parti. Salope. Je suisreste longtemps l, pleurer. Je marche plus dans cette rue maintenant.

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  • Plus jamais. Cest depuis ce soirl que je dteste Billy. Aprs, je sais plustrop comment, je suis rentre la maison. Jai vu que maman dormait dansun fauteuil, devant le feu, alors jai pas fait de bruit pour pas la rveiller.Jai mont les escaliers. Il y avait de la lumire sous la porte de Lloyd ctait sa chambre lui, maintenant quon dormait plus ensemble. Jaifrapp sa porte, il tait encore habill quand il a ouvert. Il avait lair triste,et un peu fch peuttre. Puis quand il a vu dans quel tat jtais il acommenc crier quil allait le tuer, ce sale enfoir, et jai plaqu ma mainsur sa bouche pour quil arrte de faire du bruit. En bas, maman a sursaut.Tout va bien, les enfants ? Elle a cri vers en haut. Oui, oui, maman, jai dit.Avec Lloyd, on est entrs dans la chambre et jai recommenc pleurer. Ilma aide me dshabiller. Il a enferm ma robe dans un coffre et il a dit jela brlerai demain. Il ma lave avec un linge, et sur chaque bleu, surchaque plaie, il appliquait un baiser. Pardon, pardon, il disait, et chaquefois je rpondais non, cest moi, pardon. On sest allongs sur le lit, il maprise dans ses bras. Jai regard nos mains lune dans lautre, parfaitementsemblables, la mienne peuttre un peu plus amoche. Jai mal, Lloyd jaisanglot. Dismoi o tu as mal. Je lui ai montr. Comme il avait fait pourchacune de mes plaies, il a mis sa tte entre mes jambes, et ma embrassepour faire partir la douleur.Jaimais bien tre avec Lloyd. Aprs a, on est toujours restsensemble, de nouveau insparables, en mieux. Un jour, on a attrap Billy eton lui a refait le portrait tous les deux. Il a arrt de voir Suzie Shepherdaussi, il disait quelle tait pas intressante. On ne se cachait pas vraiment.On vitait de sembrasser sur la bouche devant les autres, et on tait plusdiscrets devant maman. Au fond, on sentait bien que les gens auraient pasaim savoir ce quon faisait. La preuve avec Mrs Bergson. Et puis les gensont commenc nous regarder bizarrement. Maman, surtout. Maman, je ladteste. Et je suis bien contente quelle se balance ct de Lloyd surlarbre aux pendus.Elle aurait jamais, jamais d parler Mrs Bergson. Je mensouviens. Jtais dans la maison, derrire la porte, jallais sortir rejoindreLloyd en ville mais elles parlaient dans la cuisine et jai entendu quemaman sanglotait alors je me suis arrte pour couter. Et elle lui racontaittout, des choses que je savais mme pas, et je me sentais terriblement bteet terriblement en colre, davoir laiss passer tout a, et de lentendre toutraconter. Elle lui parlait de bruits parfois la nuit quelle avait essaydignorer, elle lui disait quelle nous voyait nous embrasser dans lescouloirs de la maison et elle disait que plusieurs fois, en entrant le matintt dans la chambre de Lloyd notre chambre , elle nous trouvait nus etenlacs. Puis elle a dit je sais pas quoi faire, je sais plus quoi faire, aidemoi

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  • sil te plat, mais piti ne le dis pas, et Mrs Bergson a rpondu je sais pas,Prue, cest trop difficile ce que tu me demandes, je sais pas quoi te dire.Maman a pleur plus fort et Mrs Bergson a dit quelque chose comme cestune abomination et alors je suis entre dans la cuisine, jtais tellementnerve, jai renvers les chaises et jet de la vaisselle et Mrs Bergson estpartie en courant en disant elle est folle, jai hurl sur maman pourquoi tului as dit, pourquoi tu lui as dit ? Maman ma gifle et enferme dans machambre. Elle ma dit de me taire et quelle voulait plus mentendre. Lloydest rentr, ils se sont disputs en bas, puis il a mont les escaliers et il avoulu entrer dans ma chambre, mais maman hurlait quelle nous laisseraitplus jamais nous voir. Aprs, tout sest pass trs vite. On a frapp laporte et il y avait plein de gens du village, le shrif en tte, qui ont dit quilsallaient emmener Lloyd, ce sale petit btard qui ose baiser sa sur, quilssavaient trs bien ce quil se passait ici et que notre sang, il tait plus pourriencore que celui de tous les Indiens runis. Mrs Bergson avait tout racont.Maman a dit non, non, sil vous plat, et ils ont dit cartetoi, Prue. Jaientendu Lloyd se dbattre. Je les ai entendus le frapper. Moi dans machambre je hurlais, je hurlais comme une folle pour quils le laissent enpaix. Je pensais papa avec la langue qui pendait et je pleurais. Ils sontsortis de la maison. Par la fentre, trop haute pour que je saute, je les ai vusqui lemportaient, ces lches, plus de quinze contre un, et maman quicourait derrire en suppliant, comme si elle y tait pour rien, comme si touta ctait pas de sa faute.Maintenant tout est vide, le monde est mort. Maman est revenue, onaurait dit un fantme, comme avant. Elle a ouvert ma porte. Je lui ai crachau visage et jai couru larbre aux pendus. Il tait l, mon Lloyd, monfrre, avec la nuque brise et les pieds un mtre audessus du sol, avec sesyeux noirs et tout vitreux. Je suis reste l des heures, le regarder, pleurer et enlacer ses jambes. Jai pas os le dcrocher. Puis un assistantdu shrif est venu et il ma dit de dguerpir, il ma traite de tranedgnre. Jai voulu le frapper et il ma tordu le poignet tellement fort quejai cru quil le cassait. Jai continu de me dbattre, je refusais de partir.Alors il ma jete par terre et il a commenc me traner par les cheveuxvers la maison, jusqu ce que je me relve et que je parte en courant. Je mesuis enferme dans notre chambre, roule dans notre lit, dans son odeur.La nuit, jai entendu maman qui sortait. Et le lendemain matin, il y avaitdes gens dans la maison qui me montraient du doigt et maccusaientdavoir tu ma propre mre et jai compris quelle tait alle se pendreaussi. Jai ri, jai dit que ctait bien fait pour elle, et ils mont frappe, parceque je leur plaisais pas, parce que jaimais pas comme il fallait. Moi jepensais juste Lloyd, Lloyd qui tait plus l.

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  • Ils reviennent parfois, Billy et ses amis, samuser avec la pute rougedans la maison en ruine. Moi jai arrt de me dbattre. Jai mal toujours,dedans et dehors. La nuit, je repense tous leurs visages, Mrs Bergson,Billy, le shrif, Maman, Suzie Shepherd. Je repense leurs visages.Et jattends que le monde brle.

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  • Aprs avoir pass dix ans en exil, Zarathoustra dcida de retournerdans son pays afin de dispenser son enseignement au peuple. Enferr dansla superstition, ce dernier croyait en lexistence du Bien et du Mal, quil sereprsentait sous la forme de jumeaux mythologiques, Ohrmazd etAhriman, prcisant parfois quil sagissait dun frre et dune sur enfantspar le Soleil.Bien quil restt discret sur ses annes passes ltranger,Zarathoustra prtendait en avoir tir un prcieux savoir. Il se faisait fortdinculquer aux siens que le Bien et le Mal ne faisaient en ralit quun, limage dAhriman et Ohrmazd qui, selon lui, taient la mme personnetour tour travestie en homme et en femme.Zarathoustra se mit donc en route et une fois arriv en Perse, ilaperut un cimetire suspendu typique de son pays, o les cadavres taientlivrs aux vautours. La chair en dcomposition tait ainsi prserve de toutcontact avec la terre, considre comme sacre au mme titre que leau,lair et le feu.Cependant, le prophte fut effar en constatant que les corps taientexposs au soleil, souillant la lumire, laquelle il prtait galement uneorigine divine. Il sapprocha des croquemorts et commena lessermonner. Il leur expliqua que lombre projete par un individu manifestait son double, qui demeurait ltat latent tout au long de sonexistence. Mais aprs sa mort, lombre pouvait sincarner, acqurant uneexistence autonome, ou plus exactement quasi autonome, car elle sebornait reproduire les actes passs de son dfunt propritaire. En outre,ce double, compar par Zarathoustra un aveugle priv de guide, rptaitles actions errones, funestes, tnbreuses de loriginal. Et le prophtedexpliquer aux croquemorts que le seul moyen de prvenir son apparitiontait de protger le cadavre de la lumire du soleil.Ainsi dbuta la prdication de Zarathoustra. Celuici laissa lescroquemorts indiffrents, mais par la suite il connut un succs fulgurant :il recrutait chaque jour de nouveaux fidles, convertissant jusquaupuissant roi de Bactriane. Son activit missionnaire tait si intense quilsemblait tre plusieurs endroits la fois. De l, certains finirent par croirequil existait deux Zarathoustra.Partout o il passait, le prophte proclamait le caractre divin de lalumire. Il dicta des commandements fort stricts, allant jusqu dclarer

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  • que lacte charnel ne pouvait tre accompli que dans lobscurit ou dumoins la pnombre, la profanation suprme consistant copuler au soleilde midi. Les pcheurs taient du reste aisment identifiables, car le fruit deleur relation fautive tait un couple de jumeaux form dun garon et dunefille. Mais ce ntait pas tout : selon Zarathoustra, lhumanit ne selibrerait de la croyance dualiste dans le Bien et le Mal quau prix duneparfaite observance des rites. Il institua alors des prires aux heures o lescorps ne produisaient pas dombre, lune midi, lautre minuit.Un jour, il arriva devant Samarcande, qui tait non seulement lundes derniers bastions de lancienne religion, mais galement une espce deSodome et Gomorrhe dAsie centrale, o la copulation se faisait en pleinjour et o les jumeaux taient sacrs.Aujourdhui encore, une secte perptuerait ces croyances de manireclandestine et se livrerait des orgies comportant un supplice rituel, engnral celui dun tranger de passage. Bien quils en taisent pudiquementlexistence, les habitants de Samarcande ont parfaitement connaissance decette infamie, quils considrent comme une antique maldiction frappantleur cit.Devant les portes de la ville, Zarathoustra eut une hsitation, sedemandant sil ne commettait pas l une erreur, tant ses prceptes y taientabhorrs. Il eut alors lide de se faire passer pour un ennemi du roi deBactriane. Sa demande dasile fut spontanment accepte, car Samarcande,bien que loblige de ce roi, tait en rbellion larve contre le souverainconverti la nouvelle religion. Mais surtout, Zarathoustra bnficia de lacirconstance suivante : tous croyaient quil se trouvait la cour de ce roi, des dizaines de lieues de l.Malgr tout, la nouvelle de sa prsence sventa rapidement, aupoint quil fut demand aux mres de couple de jumeaux mixte de lestravestir afin de les protger contre la fureur fanatique de Zarathoustra, quierrait incognito dans la cit. Peine perdue : celuici avait lil acr et ilsomma bientt une femme de sacrifier lun de ces deux jumeaux. Commecelleci restait sans raction, il empoigna la fille pour la dcapiter.Cest alors que survint un messager du roi mont sur un coursiercapable de franchir des distances considrables en un temps excessivementbref, grce un systme de relais fort efficace qui prfigurait celui delEmpire achmnide. Il resta devant les portes de la ville o se projetaitson ombre et il annona que Zarathoustra tait tomb en disgrce.Le roi avait en effet prt loreille aux rumeurs insinuant que leprophte avait t eunuque dans le harem dun roitelet cachemirienpendant ses annes dexil. De cette exprience, il aurait tir lenseignement

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  • selon lequel le fminin et le masculin ne faisaient quun, linstardOhrmazd et dAhriman, du Bien et du Mal, de la lumire de midi et destnbres de minuit. Quoi quil en soit, le roi avait cru pouvoir donner uneautre dimension aux liens damiti qui les unissaient, ce quoi lintressavait ragi en prenant la fuite. Le hraut tait charg de faire savoir toutesles cits la ronde quelles taient tenues de livrer Zarathoustra au cas oceluici venait leur demander asile.Le peuple de Samarcande nentendait pas obir un ordre du roi deBactriane et il laissa le messager repartir aussi vite quil tait venu. On sedemanda toutefois comment le prophte avait pu arriver avant le cavaliermont sur un coursier rapide. Certains se souvinrent de la rumeur selonlaquelle il existait deux Zarathoustra, auquel cas il tait intouchable envertu de leur religion. Mais pour la majeure partie du peuple, lessentieltait que lhomme avait lev la main sur un jumeau. On lcorcha donc et,comble de cruaut, ses chairs vif furent exposes au soleil de midi.Pendant son agonie, le prophte ralisa avec effroi quil mourraitexpos la lumire du jour. Au cours des heures qui prcdrent sa mort, ilregretta amrement dtre entr dans Samarcande, ruminant inlassablement sa faute. Dans un dernier souffle de vie, il parvint dispenser sarvlation :

    Avant de steindre, il lana un anathme contre la cit, lamaudissant jusqu la consommation des sicles. Cette scne impressionnavivement lassistance, de sorte quon commena prendre au srieux ceuxqui depuis le dbut considraient ce sacrifice comme un blasphme contrela religion gmellaire.Quelques jours plus tard, alors que la police royale tait toujours larecherche de Zarathoustra, un tranger se prsenta devant la porte de lacit. Non sans avoir hsit, le prophte de lternel retour demanda lasile Samarcande, la ville o les jumeaux taient sacrs.

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  • A noir, D bleu, N jaune devant et marron derrire : le sang destoiles a coulMaintenant quon est grands, surette, et quon se tient debout, tusais combien je suis fier dtre ton ptit frre. Au propre comme au figur, jenai jamais pu rattraper mon retard. Dj que les filles ont tendance allerplus vite. Mme si tes haute comme trois pommes de Normandie (branchematernelle), du haut de tes 1,55 mtre et demi, tu es lane, dun an, turestes ma grande sur, depuis toujours et jamais.Cest moi qui avais le beau rle quand on tait des ptits mioches,ctait moi le ptit dernier. Certes, nous sommes tous frres et surs sur laterre mre, et les animaux, et les plantes, et les pierres aussi. Les voisins dela rsidence pour personnes ges, quand nous rendions visite mregrand avec notre petit pot de beurre et un morceau de galette, a tnervait,surtout lespce de comique dmod qui laisse toujours les enfantscirconspects, rserv aux adultes, la vanne prave quils nous sortaient toutle temps en nous considrant : Pour ce qui est de la hauteur sous la toise,cest le garon qui a tout pris ! , et de ricaner tout grinants, toutchevrotants. a vieillit mal, lhumour, a passe pas le cap de la gnrationsuivante, a devient vite tout pourri, gnant a marrange pas mais boncest comme a.Effectivement, cest compliqu dtre frre et sur, y en a toujoursun qui prend quelque chose lautre.La taille pour moi, la beaut pour toi, surette. Grande beaut. Doma fiert aussi. Quel mec de nos connaissances ne ma pas demand de tesnouvelles ? Ces gros relous ne ralisent pas quel point a a le don de mecontrarier. Tu le sais, depuis que jai atteint lge de la dignit virile,jassure la protection rapproche. Pour toi et les ntres, je suis la police,larme, la scurit. Cest moi le shrif. Le cowboy dAubervilliers.Lgitime dfense. Cest pas facho, cest nuclaire. Cest le rve de toutes noscellules. Cest pas non plus comme demander aux pauvres de payer desimpts aux riches. Je suis adulte, mle, encore athltique pour mon ge(dop), je veux donner le meilleur de moimme, cest mon devoir auprsde la fratrie sacre, la toute premire instance, lgitime en droit divin. moi les paupires tombantes de maman qui assombrissent leregard pathtique, toi les yeux translucides de papa. Sontils bleus,

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  • sontils gris, sontils verts ? Des yeux fascinants. Des yeux myopes qui,quand ils te fixent, rassurent autant quils deviennent inquitants. Tu nousas fait des trucs assez marrants avec ta myopie. Du genre avancerprudemment le sourcil fronc, car tu te demandes si la silhouette floue quise dplace vers toi est bien celle de ton frre, et te cogner dans unevitre. Les mmes billes que tonton Michel et Gaetano, notre grandprepaternel. Et aussi les yeux de Giuseppina larriregrandmre, tu terappelles ? Ma sur, tes yeux viennent de Corato. Les yeux de la Grandefamine de 1900. Les yeux venus quand la Botte avait lestomac dans letalon. Tes yeux, ceux de la vieille, la grande mafieuse, les yeux du serpentvenimeux, quelle ironie du sort contre toi, surette, toi douce, toi reine debont et dhonntet. Questce quil nous reste des Pouilles dans les gnes part tes yeux ? Rien. Les mains qui parlent toutes seules peuttre,comme une vole de perruches. Des mainsoiseaux. Des mains comme unepetite bataille de polochons. Un bb phnix dans chaque paume. Tant quecest pas des pigeons crass. On est parisiens (et moi kop de Boulogne).Banlieusards. Franais. De langue franaise. Le logiciel est franais, le rve.En revanche, ltat franais, la nationpoilaumenton, la patrie, tu sais ceque jen pense. , oui, sans le , cest nous, nosanctres venus pied, les pauvres.Depuis le temps quon en parle, faudrait quon se dcide pour de bon aller Corato. Refaire la route en sens inverse. Retourner vers Dante. Serendre. Les mains en lair. Et par ce chemin lenvers revoir ces toilestombes dans les puits. Rendezvous avec la nostalgie en terre inconnue.Pourquoi ? cause de ce nom. Ce satan nom qui nous colle la peaucomme un chewinggum sur la carte didentit. On se serait fait tabasser lcole dans les annes 30 avec un nom pareil. Avec les Polonais, on auraitt des Arabes et des Portugais. Macaronis. Mtques. Ah mais toi non, tues trop belle. Tu aurais gagn la guerre.Maintenant quon est grands, que les anciens de la famille aspirent un peu de rpit, que nos morts reposent en paix, deux pas dici, tu esdevenue la femme Alpha. Une chance pour notre clan. Tu rayonnesnaturellement sur la tribu actuelle, nos enfants, nos vieux, la gestionpdagogique et matrielle, linquitude permanente, tu as repris leflambeau, tu as pris tes fonctions, tu es en activit, oui cest bien toi, tu es laMama. ce quil parat, la mmoire est slective. Bon, trs bien. Aussi loinque je puisse me souvenir, c'estdire juste avant mon entre enmaternelle, malgr ton allure chtive, tu as toujours dgag une sorte deforce, une qualit lonine. Associe ta beaut classique, une choseflottante et picotant dans lair, qui peut faire froid dans le dos, mane de ta

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  • personne comme leau qui dort, relevant de la hirarchie animale, de laprsance biologique. Tous certainement, sauf moi et peuttre deux outrois personnes sur terre, doivent te percevoir travers le spectre de cetteaura royale, laune de ton charme irrsistible, ton allure solennelle, tonport de tte, ton froncement de sourcils (myopie), toutes les frquences deta voix maternelle quand tu parles ou quand tu ris ou mme quand tuchantes, ce srieux au deuxime degr, ta sagesse, lintelligence du cur,lintelligence suprme, ta duret avec les connards et ta bienveillance lgard des plus vulnrables. Tous sauf moi, ton seul frre.Cest marrant cette pudeur quon simpose sans vraiment y penser,irrationnellement, cette pudeur de gros chat qui rgne sur son territoire etveille derrire la meurtrire.Je connais ton me, ton ouverture desprit, je sais de quel bois tu techauffes vraiment et ce que tu peux entendre, jusquo tu peux aller, jedevine ta pense, je crois, celle quon garde pour soi par compassion, quontait par amour. Ou pas. Je suis ton frangin, ton frangibus, tes cts, dansta ligne, dans notre relation autour du soleil, cest tout simplement monrang que je retrouve, ma seule place. Royaume qui tient dans la main, unhectare, un nectar. Nos conciliabules dans la cuisine des parents. Lagendasecret. Jamais tu ne hausses le ton devant moi. Tu viens toujourssereinement vers moi. Tu connais tous mes dossiers classs top secret. Tusais quel gamin chialeur, quel pisseux jai t. Cest audel de la confiance.Aussi jaccepte tout de toi. Allgeance filiale. Les chiens ne font pas deschats ce quon dit mais je vois que la Sainte Vierge a enfant la SainteLionne. Allluia. Les hynes nont qu bien se tenir.Hier, hier soir encore, on tait deux gosses, insouciants, sansscrupules, narcissiques, petite fratrie toutepuissante deux, avec juste unan dcart. Tu jouais la poupe. Une vraie fille la vanille. Moi jtais djobsd par la baballe comme un clbard, dj malade, empoisonn. Et jaid par mgarde midentifier cette tte de mule dede Godard et Ribera.On croisait encore des campagnards qui ne parlaient que le patois,des Franais de souche dont on ne comprenait pas un tratre mot, desCroles de mtropole. a nexiste plus, je crois. Lt, on partait envacances Biviers, la ferme, au pied du SaintHnart. Toutes les odeursde toute cette ferme, des tables la cuisine en passant par la grange, cestma madeleine de Proust. Mention spciale au parfum de la brioche crue.Presque sr et certain que cest pareil pour toi. Bon, y a aussi la Vende quiest bien place au hitparade des brioches. La R16 blanche des parents. Lesautoroutes nexistaient pas lpoque, a semble irrel. Ctait du rallye,fallait slalomer entre les nidsdepoule, doubler des tracteurs tirant leur

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  • doubleremorque de foin sur les dpartementales dfonces et bordes aumieux de fosss, au pire de platanes. On risquait sa vie sur la route desvacances. Dans un temps denfant, partir en vacances, ctait dj partirpour toujours.Et la bande son, la playlist analogique : toute la varit franaise desannes 70. Et quand on a vu Joe Dassin lOlympia. Le costard blanc. Iltait une fois en premire partie. Jolle topless. Riquet le Chinetoque labasse (cest pour toi Knightoune, tu vois, jtai pas oubli). Aprs onstonne que notre gnration fume du haschisch. Les 45 tours dans lemangedisque. Jacques Brel sur la chane hifi du salon. Et les fringues. Lessouspulls rouges en tergal col roul sous les dbardeurs jacquard etpattes dph. Kickers aux pieds. Les cheveux, nen parlons pas, cest dudomaine de lindicible les coupes de cette poque. Y a des bobos quitueraient de nos jours pour tre looks comme a.Jai tout un album photo de notre enfance dans un coin de ma tte.Des clichs nets. Je te revois. Le quartier, la butte du moulin, lcole, leterrain de foot en sable avec ses poteaux de but tout rouills et sans filetfaon favela, dit le Champ des cures , brr, tout sexplique, gamin jepensais quil sagissait de curs, de religieux quoi, on sest bien foutu denotre gueule avec le nom de ce stade, la MJC Alphonse Daudet, le bois deCormeilles, les manouches, les orphelins dAuteuil, tous les mmes du coin,tes deux grandes copines Corinne et Ccile, toi dguise dans une robe depapier crpon jaune, les tours quon a jou ensembles, tellementformateurs, et aussi les tours jous lun contre lautre, toutes ces petitesintrigues secondaires du quotidien subtilement corrles qui font tout le selde lexistence, les habitudes prcoces qui installent la familiarit et lesinhibitions ncessaires, le tabou, lomerta. Hommes et btes, cest par le jeuquon acquiert tout ce dont on a besoin pour subsister et persvrer dans levivant. Toi et moi, on a tout appris de la vie ensemble. a doit tre un trucde ce genre, le mythe.Quand tu as russi me faire dresser les cheveux sur le crne. Cellel, ma sur, elle tait vraiment bien joue, tu peux te vanter. Javais quoi,onze piges, je rentrais seul du collge avec ma petite clef tenue par un lacetautour du cou, cache sous mon sweatshirt. Ta mise en scne taitparfaite. Tous les volets ferms. Le noir. Interrupteur. Clic. Un verre de vin moiti bu sur la table de la cuisine. Un grand couteau de cuisine pos l.Plus flippant encore, ma carabine plomb en travers du chemin. Macarabine air comprim. Pas encore une arme feu, pas vraiment un jouetnon plus, tu pouvais dgommer un moineau avec a, ou crever lil duncamarade de classe, mais bon, quand on y repense, ctait pas trop crdible,a ne pouvait pas faire peur, on doit se douter que cest toi qui fais une

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  • blague. Ma chambre, la dernire pice inspecte, le territoire dlimit. Jeme relche, allume la lumire, toi tapie derrire la porte, je ne taiabsolument pas vue, pas sentie, pas remarque, rien capt, cru que ctaittermin. Tu as surgi avec ton air taquin en lchant un petit jappementpresque amical, comme pour dire coucou, cest moi ! , mais mes nerfsont lch. Jai bien vu que ctait toi mais sur le coup jai t tellementsurpris que je nai pas pu rprimer ce long rle montant crescendo, je necontrlais plus rien. a ta inquit mon attitude dmente. Je hurlaisbtement la mort sans parvenir marrter. Mes cheveux, ils taient toutdroits sur ma tte ! Comme dans les bandes dessines. Je men rendaiscompte en plus. a a dur un bon moment. Maintenant quon est grands, jepeux te dire que sentir ses cheveux tout droits sur la tte, la verticale, ausens propre, pas mtaphorique, comme a sest pass vraiment, comme tuconfirmeras en tant que tmoin oculaire, les cheveux se dressent commedes piquets, cest une sensation vraiment trange que je noublierai jamais.Devenus adultes, on a pris chacun notre chemin. Jusquel riendanormal. Spars, loigns mais toujours proches. Toujours relis par unfil invisible. Au fond, cestdire dans le terreau, pardel le Verbe, toi etmoi, frre et sur, on se connat par cur, cest obligatoire. Cest enfoui ldedans, cest tellurique. Dans notre cas de figure, navoir quun an dcart, lchelle minrale, cest tre des jumeaux. Dailleurs, enfants, bien que nousnayons pas les mmes traits, on nous a souvent pris pour des jumeaux.Je sais, cest injuste, mais jai pu lobserver maintes reprises, on estmoins flipp quand on est issu dune fratrie, entre narcissisme etinhibitions, en quilibre dans le dsquilibre, on connat mieux la vie, il y ades jalons tout autour, on est moins gocentr et dot dune sorte de sensde lorientation sociale, linstinct grgaire est flatt, ce subtil senscontradictoire dans un monde o lintrt personnel est le vecteurprincipal. Jme la raconte un peu l, je sais.Plus jeunes, on se chamaillait souvent je crois, mais a doit trenormal cet ge. Ce nest jamais vritablement haineux, un enfant. Haineamour light dnu dhormones, pour de faux. Les chamailleries, cest larptition de la vie dadulte, cest pour fourbir les armes, pour demain. Ah,demain qui vient toujours un peu trop vite ! Merde alors, ce que cest passvite quand mme. Dingue. Temps zarbi. Un claquement de doigt, on est l,sur le temps, , et cest dj la fin...

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  • I

  • II

  • III

  • IV

  • V

  • VI

  • VII

  • VIII

  • IX

  • X

  • XI

  • Cest un endroit ignor de tous, enterr dans la noirceurchthonienne dun monde oubli. Sur les murs dansent des nues devermines arachnides. Elles bruissent dans la pnombre et empoisonnent lesilence. Dans les interstices des pavs grouillent des vers blanchtres. Uncandlabre en argent soutient des bougies informes. Des flammes bleuesondulent, lascives, sans procurer de chaleur. Dun puits empierr jaillit unfeu de la mme couleur en nues phosphorescentes. Ses lueurs glaces serefltent sur les parois dobsidienne de la prison. Elles planent comme delugubres aurores borales et rvlent lil amer la dcrpitude des lieux.Les murs sont ternes et fissurs. Les crevasses expectorent une noirceurputride. Des miasmes sen chappent. Sous les votes rampent des formessans consistance et leurs yeux luisent dun clat sordide. Ici toute vie estcorrompue. Il nose imaginer les horreurs amorphes audel de ces mursqui festoient dans leur pourriture visqueuse. Il les imagine loves dans unocan de cadavres, se dlectant de ces vanits enfin mortes.Assis sur un sige inconfortable, le visage appuy sur son poing, ilfixe le feu devant lui. Son maigre clat sur sa peau blafarde transforme sonfacis en un masque dtestable. Son visage est maci, signe duntemprament instable. Ses contours osseux sont estomps par les mchesblanches de sa longue chevelure. Ses yeux luisent du ressentiment qui leronge. Par moments, des relents de conscience viennent empuantir sammoire mais il ne saisit pas ce que son cerveau veut lui rappeler. Il estseul. Dans le calme mortifre de sa gele, il ne peroit que le chuchotementsec de la vermine sur les murs. Il attend. Il macre dans sa crypte. Il na pasde pass. Il na pas non plus davenir. Rien quun prsent infme quistend indfiniment.Une nouvelle fois, il se rveille dune morne somnolence. Ses mainstremblent. Son cur palpite trop fort. Depuis quelque temps, unphnomne inexplicable se produit. Il a des rves. Ce ne sont pas les siens,il le sait. Ces images ne sont pas issues de son existence. Dans sa dernirevision, un soleil noir trnait audessus dun ocan huileux. Des refletsverdtres le nimbaient dun voile sinistre aurol dtoiles mortes. Deuxlunes pourpres hantaient lhorizon. Des oiseaux livides planaient au ras desflots inertes. Ils chassaient des masses gluantes qui flottaient et l, fruitsdune union malsaine et contrenature. Au loin, des ruines colossalesformaient un archipel incertain. perte de vue, on devinait des piliers

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  • briss, des reliques de dmes gigantesques. Les vagues lchaientmollement ces vestiges dun pass glorieux. Sur un piton rocheux seffritaitun difice dcrpit. Ses tours se dcomposaient, liqufies par la rochegluante. Les btiments retournaient la poussire et dans leurs couloirsdserts sternisaient de vains chos.Il se lve et fait quelques pas en direction du puits. Il ne comprendpas. Pourquoi laton enferm ici ? Et ces rves... qui appartiennentils ?Dans la lumire ple, il croit percevoir des bris de penses, des rminiscences dune autre vie, bien plus ancienne. Ses doigts se crispent. Audessus de lui quelque chose bouge. Dans lobscurit, il ne discerne rien. Il ya quelquun avec lui pourtant. Il retourne son trne de roi dchu... Dchu.Ce mot lui donne la nause. Il serre les poings. Le chteau dans sa vision,taitce le sien ? La chose emprisonne avec lui remue dans lombre. Ilentend sa respiration. Tout comme les formes spongieuses la surface desflots dans son rve, il la sait profondment malfaisante. Cependant il ne seretourne pas, car il sait aussi que le moment nest pas encore venu. Il revoitldifice en ruine encercl par les eaux huileuses... Il sassoit et ferme lesyeux.Encore des visions qui ne sont pas les siennes. Il observe une femmeen train de danser. Ils sont dans une salle si grande quelle parat sans fin.Une succession de piliers dalbtre soutient un plafond bti dans lonyx.Les colonnes sont dlabres et sans clat. Le sol est recouvert de poussire,tout comme la fontaine qui recrache un liquide pais et poisseux. Enhauteur des flambeaux illuminent plusieurs uvres dart tranges. Dessculptures issues dautres poques, des tableaux retraant des mythologiesdisparues. Une histoire grandiose a flamboy ici pendant longtemps. Dansltre les flammes crpitent dans lombre une foule silencieuse attend. Onne devine deux quune multitude de figures prostres. Par une largefentre aux dcorations rodes, on distingue une mer sans nom domergent les dcombres dune dcadence inoue. Deux lunes sextirpentpniblement de lhorizon. La femme virevolte sur une mlodie qui rsonnedans son esprit seulement. Ses yeux blancs nont plus de pupilles. Derrireles murs de ce monde des univers inconnus vibrent de sons indescriptiblesquelle peroit instinctivement.Lorsquil rouvre les paupires, une forme blme le toise dans lestnbres. Il reste immobile. Ses doigts caressent ses haillons qui furent unjour les vtements fastueux dun roi. Il subsiste des bruits furieux dans sammoire, le fracas de combats innombrables, de guerres prolonges audel de toute imagination. Son peuple a rgn sur toutes les craturesvivantes, domin chaque espce, soumis chaque cit. Il revoit des clairsprodigieux sparpiller dans le ciel, dchirer le voile de lespace et du

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  • temps. Ses anctres staient confronts lindicible et lavaient rduit nant. Ils staient insinus dans les penses de chaque tre pour en pillerles rves et les cauchemars. Avides tant de sang que de pouvoir, aucunpanthon, aucune civilisation navaient pu leur rsister. Cette folie, il lavaitreue en hritage, dernier dune longue ligne au sang pur. Bien que denature chtive, sa volont de contribuer la grandeur de sa race tait plusforte que tout. Les siens avaient repouss sans cesse les frontires duroyaume, et pourtant il ne pouvait sen satisfaire...Son regard se perd dans les mandres de la crypte. Les vers quipullulent dans les interstices mettent un son curant. Au mur unearaigne immense un instant sattarde. Ses pattes translucides se meuventavec lenteur. Il scrute la crature plein de mpris. Nestelle pas le symbolede ltre dchu qui osa dfier lternel ? Qui atil nargu pour se retrouverenferm dans ce lieu de perdition ? Une reptation dans lombre fait fuirlinsecte. Il regarde dans la direction de ce mouvement incongru. Qui secache ainsi son regard mais fait tout pour alerter ses sens ? Il se lve et sesaisit du candlabre, sen sert pour balayer lespace de la prison. Tnbreset lueurs spectrales. Insectes grouillants, pauvres fantmes aux yeuxtorves. La faible lumire met au jour lampleur de sa dchance. Un visagefait brusquement son apparition. De ses grands yeux coulent des larmesnoires. Sa bouche est un rictus haineux. Il recule. La chose disparat.Tremblant, il retourne sasseoir.Il sabme dans une torpeur maladive hante de rves trangers.Latmosphre est diffrente. Elle est lourde, oppressante. La salle est vide.Entre les piliers, la danseuse aveugle dambule sans bruit. Les tnbressont de plus en plus denses. Dehors, des vagues dmesures se soulvent.Elles submergent les ruines et scrasent sur les flancs du chteau solitaire.Il sursaute. Cette femme... Il se concentre, la dvisage et ressent despointes brlantes de jalousie. Il la hait plus que tout. Il excre cette femmedu mme sang que lui, dont le regard senfonce dans les limbes de sapsych. Il maudit cette sur dmente qui ne parle plus. Ses yeux sont fixssur des images quil ne connatra jamais. Il possde tout mais ce quellevoit, elle, il lignore. Ils sont jumeaux. Elle la rejet. Sa domination doittre totale son peuple a rgn sur toutes les ralits tangibles etimmatrielles. Il aimerait tant plonger dans son esprit. Il voudrait luiarracher par poignes les cheveux, ouvrir son crne, enfoncer ses doigtsdans sa substance crbrale et sen gaver. Il pose les yeux sur elle. Sa surreste impassible. Elle lui a donn des enfants parfaits. travers eux savictoire est complte. Ils sont partis bien loin pour perptuer sa ligne. Elleseule demeure sa prisonnire. Il la hait tellement. Ses mains se posent surson cou. Il serre. Elle touffe.

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  • Il pousse un cri et se redresse. Ses yeux la cherchent danslobscurit. Les flammes bleues ondulent, comme sa sur dansant sur unemlope pour lui inaudible. Il nen peut plus et vomit toute sa haine, unhurlement viscral qui sternise en chos. Enfin il la voit. Sa silhouettedcharne avance vers lui. Un presque squelette titube sur le pav sale de laprison. Elle relve fbrilement son visage vrol. De ses yeux crevs couleun ichor gras. Les larmes sombres suivent le chemin hsitant de ses ridescreuses. Il vacille, hbt. Il la tue mais elle est encore l. Elle le seratoujours. Elle est nue, dans toute la splendeur curante de samaldiction. Sur sa peau fltrie samoncellent de purulentes escarres. Soncorps est parcouru des spasmes dune rancur inassouvie. Elle sallongesur le sol. Elle lattend. Il recule. Il a peur. Il est emprisonn avec sonangoisse la plus profonde. Les veines de sa sur ont t tranches, sesmembres gisent en dhorribles contorsions, son sang spanche en flotsacides sur le dallage froid... exactement comme la premire fois, quand illavait laisse agoniser dans la tour de son chteau. La vision devientinsupportable, il lentend hurler alors que ses lvres sont closes. Ellelinjurie, vocifre, il scroule et senfonce les ongles dans les tympans pourne plus lentendre. Le bourreau devenu victime rampe ses pieds, tousdeux prisonniers du crime qui les empche de mourir frre et surdamns pour lternit.

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  • Avec un pre dclarant navoir pas t programm pour avoir desenfants sagissaitil dun reproche envers sa femme ayant son insuretenu sa semence, puisque tardivement des jumeaux naissaient de leurunion, assurant ainsi sa descendance et sa scurit tant affective quematrielle , comment vouliezvous quil en aille de lducation des Lucienet Jacques, sinon mal !... Tt, ce gniteur malgr lui se dbarrassa destrublions, convainquit son pouse, par extension devenue Madame laconseillre, sachant que nul dans leur entourage ne lui reprocherait cettemise lcart, en invoquant une possible carrire politique laquelle il nelui tait pas interdit de prtendre. Fort de ses ambitions rpublicaines, cecarririste de dernire heure soumit donc ses jumeaux la frule des bonspres dans leur majorit, ses pairs en politique y avaient got, avec uncertain rsultat concernant la rhtorique, une qualit requise dans cettetribunitienne profession. Hlas, leurs annes de pensionnat ni en bien nien mal ne leur russirent, linverse des fils de bonne famille en ressortantarms pour affronter les fameux ( fumeux , disaitil) alas de la vie :titrs, diplms, ds lors des carrires senvisageaient Auprs de sesnouveaux amis en politique, notre conseiller gnral, et bientt dput, dutuser de son influence pour, par anticipation, dnicher quelque poste en vuepour chacun de ses cancres... Aussi, bien avant cette future chance, quiassez tt se prsenterait difficultueuse, il dcida pour les vacances estivalesde faire appel un rptiteur.Dailleurs, y avaientils appris des choses monnayables dans cetteinstitution religieuse ? Ni plus ni moins, puisque brlepourpoint lesinterrogeant sur la marche du monde, ou plutt concernant la politiqueintrieure, il les mettait dans lembarras. Aussi jugeatil que malgr cesdiplmes, que tt ou tard ils obtiendraient, tant escomptaitil sur lhonntet des jsuites attachs la russite de leurs lves, pour ne pas dire deleurs disciples, dont les photographies et curriculums des plus brillantsornaient le rfectoire, lappoint dun rptiteur serait opportun. Il songea un client du garage et militant de son parti, un clibataire endurci ayant,selon la vox populi, uniquement vcu pour son sacerdoce laque. Du genrepre fouettard, quen tout dbut de vacances ses petits mles , commeaffectueusement il les appelait lon shabitue tout, mme la paternit, eurent la mauvaise surprise de voir dbarquer, alors quil navait tjusquel quvoqu par le conseiller chacune de ses colres, se dsolant

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  • de leur ignorance et les menaant de larrive de ce quasivieillard,chapeaut et costum grandsicle, professeur mrite dhistoire. Unematire qui, jointe linstruction civique, paraissait nglige chez les bonspres de nos jours rien ne sest arrang, les manquements sont aussicriants, le peu dempressement sinscrire sur les listes lectorales dnonceune imparfaite ducation citoyenne, ainsi que dsavoue une classepolitique incapable ou ne souhaitant pas en rectifier le tir , et quidornavant seraient lordre durant ces mois dt... Ce ptesec auxmthodes dun autre ge, sil lui parut correspondre la respectabilitsouhaite, dplut Madame la conseillre, le trouvant ambigu mais dequel droit pouvaitelle douter des capacits de lenseignant sur sa seuleprsentation, videmment ringarde compare aux dernires modesvestimentaires, trop libres son got, avec des garons dbraills, des fillesdpoitrailles et leurs culs lair ce qui ntait pas pour lui dplairevenant de futures attaches parlementaires, que selon ses humeurs ilimaginait brunes ou blondes, sveltes ou rondelettes ! Un maigre changement pour ses garons qui longueur de trimestre cohabitaient avec dessoutanes, ds lors ne risquant pas de brutal dniaisement, et ntaitce pasce que souhaitait Madame la conseillre alors, ce vieillard proche delInstitut de France... surtout pourvoyeur en voix indispensables sonlection, en tant que directeur dune revue dhistoire locale, qui lavait lorsde conversations srieuses convaincu dune vision longue porte : LEurope a invent et nomm toutes les priodes de lHistoire en yimprimant sa marque. Une Grce florissante a faonn le monde classique le Moyen ge a suivi le sac de Rome la Renaissance a men la formationdtatsnations au vingtetunime sicle quil paraissait loign, en cesannes soixantedix lEurope inaugurera le rgionalisme, postnational !... . Bigre ! quel politicien denvergure net t branl pardaussi judicieux propos, bien que des bmols sensuivaient serapportant un systme dmocratique qui relevait dune entreprise au longcours, dont les reprsentants usaient du chantage et de la corruption, etnhsitaient pas se compromettre , ainsi ce rptiteur ne reprsentaitilpas un rel danger pour les adolescents, en leur instillant des ides troplibrales, cela sans compter avec les penchants du bonhomme envers lesjeunes gens ctait peuttre l que lintuition de Madame la conseillresavrerait juste ?...Madame insistait, reprenait son poux, voulait viter seschrubins, fatigus par leur anne scolaire durant laquelle ils staientdonn de la peine, en tmoignaient des notes moyennes compenses pardlogieuses observations, de voir leurs vacances gches par ce quellejugeait dinopportuns travaux forcs : navaientils pas le temps de

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  • remettre leurs mains dans le cambouis ?... Ah, le cambouis, toujours lecambouis, jamais elle ne perdait une occasion pour lui rappeler sesorigines, son parcours atypique de fils de garagiste qui, grce uneautodidaxie dont il se vantait, tout en en concevant les lacunes, taitparvenu un poste de conseiller gnral, de bientt dput... Toujours tules reprends, les tarabustes, alors quhormis ton certificat dtudes, quepeuxtu exhiber dautre que ta grande gueule de tribun populiste ? Lescinglantes rparties de son pouse rappelaient au fringant novice son passde quasiproltaire, bien quil les ait rarement trempes dans le cambouisses mains poteles, devenu premier vendeur de ltablissement paternel, etdepuis navait chang que de camelote, vendait des promesses lectoralesen sachant quaucune ne serait tenue ou bien minima. Entre lus ils enriaient, se fichaient de ces cons de votants, qui justement, avec unemeilleure culture politique, auraient vent leurs tours de passepasse,avertis de leurs manigances dinvtrs joueurs de bonneteau ! Surlinstigation de lhistorien il avait lu, plutt survol, les meilleures plumesanarchistes : Bakounine, Marat, Reclus, dont il avait gard en mmoire sonavertissement : ...alors, foin des prventions de Madame la conseillre, si ses jumeaux elle lesprfrait incultes, lui les voulait aviss, mieux, rpublicains, et lhommeidoine, ce vieux bougon de rptiteur, allait remettre leur cervelle lendroit, puisque ds la communale cela ne stait pas pass commesouhait, tant leurs tudes ces garnements prfraient les jeux enextrieur. Ds lors, se souvenant de son manque dapptence pour lesmatires scolaires juges inappropries, ce mauvais pre dcida de coupercourt ce laisseraller, rattrapage ou pas, la rentre les jumeaux seraient nouveau pensionnaires, et le rptiteur, quelle le veuille ou non,pallierait linsuffisance de lducation dispense par les bons pres...Ce cidevant pre fouettard, exhibant palmes acadmiques etquelques articles en revue historique locale, prtendait avoir mat descabochards, in extremis raiguills alors qu la limite dun garementhors de la socit bienpensante, par la suite devenus de brillants meneursdhommes, des managers, et ce ne seraient pas ces deux freluquets qui luiposeraient problme. Navaitil pas eu affaire, aprs son abandon descollges et lyces, o il avait fait couler pas mal de larmes en abusant deson autorit tardivement il se le reprochait, mais ntaitce pas un rflexedautodfense avant que dtre un plaisir sadomasochiste ? , passant delestrade la chaire, des tudiants turbulents et enjous, moinsrespectueux et moins disciplins que ceux des gnrations actuelles plussoumis, selon ce quil en avait retenu des rvoltes estudiantines jugs

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  • perdus par lindiscipline courant des traves jusquaux barricades, avec celeitmotiv idiot : , et leur revendication dunamour libre ouvrant sur tous les abus, notamment de pouvoir... Bien queles moluments fussent confortables, rviss la baisse aprs avoir tprement disputs tant lancien vendeur dautomobiles connaissait sonsujet, linquitaient son abandon lointain de lenseignement et sa prochaineconfrontation avec ces jumeaux dont il envisageait une connivence froce,cela malgr son habilet dstabiliser les meneurs avant de voirseffilocher leur complicit, puis se dliter les groupes en question... Safbrilit tait telle que le jour de sa prsentation il ne sut quelle contenanceprendre, tant il se savait risible, de par son ge et son aspect vestimentaire,en tant que reprsentant dune antiquit de la Laque selon Jules Ferry !Aprs avoir hsit oui ou non supprimer sa petite moustache rappelantcelles de dictateurs, il finit par choisir un costume lger et un panama jugsde saison... Nanmoins, il subodorait que les deux frres poufferaient eninspectant sa tenue relevant dune autre poque, celle de Maurice Chevalieravec son canotier encore heureux quils ne connussent pas la chanson,sinon reprise en dstabilisante ritournelle ! Il ne lui restait plus qucompter sur les palmes acadmiques concernant leur octroi, il savait queson hte connaissait le processus, seuls les flagorneurs dont il faisait partie,suite une humiliante requte, en taient honors et sa vieille serviettede cuir pour sauver les apparences, et non sur la mauvaise ducation de cestrublions, qui sil se rfrait au cursus de leur pre devrait tre revue defond en comble...Ces jumeaux ni ne pouffrent ni ne firent aucune dsobligeanteallusion sur son aspect, leur ducation en taitelle la cause, ou plutt lamise en garde du futur dput ? Ils laccompagnrent jusque dans le salono se dispenseraient les cours de rattrapage, un lutrin y tait install entant quersatz danciennes chaires autrefois foules par lhistorien,cependant cette mise en scne le refroidit tant ce gage de srieux cachaitmal une goguenardise lisible sur les visages des jumeaux, gs dunequinzaine dannes. Une priode trouble par excellence excdence ,pensaitil, car bourre dhormones et de dsirs non dtermins , cellequen refusant la paternit, linstar de lancien garagiste, il navait vouluaffronter en connaissance de cette non dtermination sexuelle qui sa viedurant le maintiendrait en marge, puisque tard venue cette acceptationdune homosexualit, revendique puis vcue librement... Il les trouvait son got, ces jumeaux, de beaux animaux, bien nourris, harmonieux,gratifi par leur seule prsence, et avec ce qui ressemblait une rclame de deux pour le prix dun ! , il nallait pas bouder son plaisir, mais de l prcipiter ses avances... Bientt il y eut des rats, savoir si redevables la

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  • carburation ou la mauvaise qualit des rouages intellectuels des deuxignares, et son tour il lui faudrait mettre les mains dans le cambouis mais luniversitaire en avait vu dautres, il reprendrait ces phbes, quiaprs une semaine dapparente assiduit napprenaient plus leurs leons,nexcutaient plus les exercices proposs... ou alors, comme annonc,chacun son tour sy colletant. Allaitil se fcher, le ou les punir, nesachant lequel de ces jumeaux jouait sur sa confusion malgr son effort,par de menus dtails, pour les diffrencier : lequel des deux possdait cetangiome sur sa cuisse gauche, de moins en moins lisible au gr de leurbronzage ? Sil rprimanda leur volont dembrouillement, ltonna leuraplomb, puisque daprs eux, que lun ou lautre sassurt des cours nechangeait rien laffaire, et cela paraissait si juste que lors de rveriesinterdites il confondait ces Jacques et Lucien !... branl par cette audaceet plus encore par la proximit de leurs chairs, dores par le soleil estival etexerces lors de non innocents jeux nautiques, cette intimit lincita serisquer des rapprochements de corps redevables laccompagnement delectures, dexercices de grammaire, dalgbre ou de gomtrie, si noneuclidienne apparemment freudienne ! Et quil sagisse de Lucien ou deJacques, ni lun ni lautre ne refusa lexplicite approche lorsque lerptiteur en vint des corrections dattitudes corporelles lors dinattenduscours de diction mes enfants, si vous choisissez la politique, sachezquun tribun doit matriser sa voix, donc son diaphragme tre un forten gueule ! , rsumait leur pre , en leur redressant le dos,accompagnant leur respiration ventrale, tout en flattant, palpant leursjeunes musculatures, leurs fesses... Le vieux pd jouissait, se rappelait lesanciens jeux cochons o la palpation tait de rgle, avec des camarades deson ge invits jouer aux douaniers dans de sombres soubassementsdimmeuble, danciens mois refaisaient surface... et saccrurent dautantlorsque, prtextant une chaleur touffante, les garons se prsentrentdeminus...Pendant que leurs chrubins rattrapaient le temps perdu, Monsieurle conseiller gnral prparait sa campagne lectorale, Madame laconseillre en mal daventures tchait, sur la cte mditerranenne, de sedivertir, seuls Jacques et Lucien en mutuels anges gardiens taient censsveiller au grain, puisque alerts par une mise en garde de leur mreconcernant les manuvres du rptiteur, les enjoignant de sassurer dunecommune tactique afin de confondre lhomosexuel, une rserve hlasinutile tant donn que leurs hormones les mneraient leur perte, tant lesflatteries et les spcieux propos de lenseignant les rapprocheraient dunjeu somme nulle, lmoi de lun quivalant celui de lautre... Lignobletantouse jouissait de ses minuscules victoires acquises centimtre aprs

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  • centimtre, ayant baiss la garde les garons qui y dcouvraient lespotentialits rotiques de leurs corps, et ces joutes audel de leur ludiqueaspect