L’amiral Mahan et la puissance impérial des usa

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© Informer, 2010 13 Rue du Breil CS 46305 35063 RENNES Cedex, France www.marines-editions.com Toute reproduction ou traduction, même partielle, de cet ouvrage est soumise à l’autorisation écrite de l’éditeur. Jean-José Ségéric L’amiral A.ÞMahan & la puissance impériale américaine

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© Informer, 201013 Rue du Breil

CS 4630535063 RENNES Cedex, France

www.marines-editions.com

Toute reproduction ou traduction, même partielle,de cet ouvrage est soumise à l’autorisation écrite de l’éditeur.

Jean-José Ségéric

L’amiral A.ÞMahan&

la puissance impérialeaméricaine

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Du même auteur

Histoire du point astronomique en mer, Marines Éditions, avrilÞ2006Napoléon face à la Royal Navy, Marines Éditions, septembreÞ2008

À FrançoisÞB.né avec ce siècle,

et qui connaîtra l’Amérique.

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SOMMAIRE

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ13

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ17

GénéralitésÞ: Puissance impériale – Puissance navale – Pensée navale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ21

Chapitre 1 – Une Amérique pré-impériale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ29La consolidation territoriale – p.Þ30þ; La guerre de 1812 – p.Þ32þ; La doctrinede Monroe, 1823 – p.Þ34þ; La guerre de Sécession 1861-1865 – p.Þ40þ; L’exubé-rance économique – p.Þ42þ; La question du Pacifique – p.Þ42þ; La faiblessemaritime – p.Þ44þ; L’émergence de l’expansionnisme – p.Þ47þ; La conduite dela politique extérieure – p.Þ55.

Chapitre 2 – Vie et carrière d’Alfred Mahan – Approche de l’œuvre p.Þ59À l’Académie navale d’Annapolis 1856-1859 – p.Þ60þ; La guerre de Sécession– p.Þ61þ; Station en Asie – p.Þ62þ; Quinze années d’une carrière banale –p.Þ63þ; Premiers écrits d’histoire navale – p.Þ69þ; Commandant de l’USS Chi-cago – Deuxième carrière de Mahan – p.Þ77þ; La notoriété – p.Þ78þ; Approchede l’œuvre – p.Þ83.

Mahan pédagogue de l’École de guerre navale . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ85

Chapitre 3 – La doctrine mahanienne du sea power . . . . . . . . . . p.Þ87Révélation du concept du «Þsea powerÞ» – p.Þ88þ; La preuve par l’histoire, lesdeux «ÞInfluence of sea power…Þ» – p.Þ89þ; Du concept à la doctrine – p.Þ94þ;Paternité du sea power – p.Þ95þ; Diffusion de la doctrine – p.Þ97.

Chapitre 4 – Géopolitique mahanienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ99La géopolitique – p.Þ100þ; Géopolitique géopolitique du sanctuaireÞ: Caraïbeset Panama – p.Þ103þ; Géopolitique impériale, Hawaï, le problème del’AsieÞ– p.Þ106.

Chapitre 5 – Stratégie navale mahanienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ111Ambition de la stratégie navale – p.Þ111þ; Jomini – p.Þ112þ; Stratégie théoriquede Mahan – p.Þ114.

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Mahan et la puissance impériale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ123

Chapitre 6 – Mahan et la politique extérieure des États-Unis . . . . . p.Þ125Le climat idéologique – p.Þ126þ; Mahan et le pouvoir – p.Þ128þ; Mahan et lesévénements majeurs de politique extérieure de 1890 à 1914 – p.Þ136.

Chapitre 7 – Mahan et les puissances étrangères . . . . . . . . . . . . . . p.Þ159Influence de Mahan en Angleterre – p.Þ160þ; Influence de Mahan en Allemagne– p.Þ168þ; Influence de Mahan en France – p.Þ172þ; Influence de Mahan auJapon – p.Þ177þ; Influence de Mahan en Russie – p.Þ184þ; Influence de Mahanen Italie – p.Þ186þ; Mahanisme et course aux armements navals – p.Þ187.

Chapitre 8 – Critique de Mahan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ191Critique de la stratégie mahanienneÞ: le géopoliticien, le stratégiste naval –p.Þ191þ; Critique du mahanismeÞ: l’historien, morale et juridisme de la force,le concept du «Þsea powerÞ» – p.Þ202.

Chapitre 9 – Mahan au XXeÞsiècle… et au-delà . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ217Le premier demi-siècle – p.Þ217þ; Le deuxième demi-siècle américain –l’accession à la puissance impériale, typologie des politiques extérieures –p.Þ228þ; L’exigence de puissance navale – p.Þ230þ; Deux ouvrages améri-cains – p.Þ232.

Chapitre 10 – Mahan en bref – Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ237

Annexe I – Huit ouvrages majeurs de Mahan . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ241Index thématique – p.Þ243þ; Influence of sea power upon history, 1660-1783 – p.Þ244þ; Influence of sea power upon the french Revolution and Empire– p.Þ253þ; The interest of America in sea power – p.Þ279Þ; The problem of Asia– p.Þ289Þ; Retrospect and prospect – p.Þ298Þ; Naval administration and war-fare – p.Þ310Þ; Naval strategy – p.Þ346Þ; Armaments and arbitration – p.Þ370.

Annexe II – Notes et portraits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ391À propos de l’impérialisme – p.Þ391þ; Facteurs de l’expansion américaine –p.Þ393Þ; Antoine-Henri de Jomini – p.Þ393Þ; Abrégé du Précis de l’art de laguerre – p.Þ395Þ; Le scandale de Panama – p.Þ399Þ; Bunau-Varilla et la séces-sion du Panama – p.Þ402Þ; Caractéristiques du canal – p.Þ404Þ; Difficultés amé-ricaines à Panama – p.Þ405Þ; La guerre des Boers – p.Þ407Þ; La bataille deTsushima – p.Þ413Þ; La bataille du Jutland – p.Þ418Þ; Fiche biographique deClausewitz – p.Þ421Þ; Clausewitz et Mahan – p.Þ422.

Annexe III – Repères chronologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ429Vie et carrière de Mahan – p.Þ429þ; Abrégé de l’histoire américaine – p.Þ431þ;Chronologie diplomatique et navale – p.Þ431þ; Présidents des États-Unis –p.Þ437þ; Équipes présidentielles de 1860 à 1950 – p.Þ438þ; Le monde en guerredu vivant de Mahan – p.Þ438þ; Abrégé des actes diplomatiques en Extrême-Orient de la Russie et du Japon – p.Þ440þ; Guerre russo-japonaise 1904-1905– p.Þ442þ; Traité de Versailles de 1919, démembrement de l’empire colonial

Sommaire

allemand – p.Þ444þ; Conférence de Washington de 1922 – p.Þ445Þ; Les inter-ventions américaines dans le monde – p.Þ447.

BibliographieOuvrages d’Alfred Mahan – p.Þ449Bibliographie – p.Þ451

Index des noms de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p.Þ455

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AVANT-PROPOS

L’amiral Alfred Thayer Mahan (1840-1914), ce personnage américaindont la renommée est si grande dans les pays anglo-saxons, n’est fami-lier en France qu’à un cercle de personnes intéressées par la stratégienavale ou par la politique extérieure des États-Unis. Il faut donc direavec insistance qu’il s’agit d’une figure marquante. Mahan influençacette politique extérieure – et celle de plusieurs nations – de 1890 jusqu’àla Première Guerre mondiale, et sa pensée imprègne toujours la conscienceaméricaine. Le titre de l’ouvrage – Amiral A.ÞMahan et la puissanceimpériale américaine – parmi d’autres possibles, nous a paru le mieuxindiquer le haut niveau d’influence qui peut être revendiqué pourMahan. Voici une ébauche d’explication du choix de cette étude.

L’histoire des États-Unis nous apprend pourquoi et comment ce paysest sorti de ses frontières et, en un siècle, s’est donné les pouvoirs et lesdevoirs d’une superpuissance. Au début du XIXeÞsiècle, ce n’était pas lavocation de ce jeune pays de devenir une puissance à l’image de la pre-mière puissance du moment, l’Angleterre. Concentré sur les problèmesde l’Union, sa politique extérieure était isolationniste, plus exactementcontinentaliste, et sa marine demeurait embryonnaire. Subitement, enquelques années proches du tournant du siècle, sous les présidences deCleveland, de McKinley, de Theodore Roosevelt et de Taft, les États-Unisse dotèrent de bases navales outre-mer, d’un domaine colonial et d’unepuissance navale respectables. PourquoiÞ? Une pensée stratégique nou-velle habitait les équipes présidentielles, le Congrès et l’opinion. Dèslors, aux yeux du monde, les États-Unis devenaient une puissance impé-rialiste. L’un des outils naturels de cette politique – la flotte de guerre –devrait donc grandir et s’exposer à rivaliser avec les grandes marines dumonde, dont celles en rapide croissance de l’Allemagne et du Japon. Undemi-siècle plus tard, à l’issue de deux guerres mondiales, l’US Navyserait au premier rang et dans l’obligation de s’y maintenir.

L’un des artisans de cette mutation est Alfred Thayer Mahan (1840-1914), officier de marine, directeur de l’École de guerre navale, qui se fitconnaître du public en 1890 comme historien analyste du rôle de lapuissance maritime dans l’HistoireÞ; il fut de plus un pionnier de la géo-politique et le fondateur de la stratégie navale classique. L’impact de sa

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pensée sur la politique extérieure fut important aux États-Unis oùl’expansionnisme naissant intégrait plusieurs courants de pensée, maisil le fut aussi dans d’autres pays, particulièrement en Angleterre, en Alle-magne et au Japon. Mahan connut une véritable notoriété, on vit en luiun Clausewitz naval. Il s’éteignit en décembreÞ1914 et ne put donc com-menter la guerre. Ce premier conflit mondial, sans démontrer le rôledécisif de la puissance navale, valida le «ÞmahanismeÞ» comme penséenavaliste adossée à une vision géopolitique et à un corpus de principesstratégiques, pensée qui avait poussé à l’extension des flottes de com-bat. Mais tout cela s’avérerait-il pertinent par la suite, et de nos joursÞ?

Mahan et sa doctrine du sea power ont incontestablement pesé sur lemonde. Le propos de cet ouvrage est de faire découvrir Alfred ThayerMahan – son œuvre, ses certitudes, ses préceptes, ses ambitions, seslimites – et d’évaluer son rôle dans le processus d’accession des États-Unis à la puissance impériale.

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Le capitaine Alfred T. Mahan en 1894.

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INTRODUCTION

Alfred Thayer Mahan est cet officier de marine américain qui s’élevatout seul au-dessus des préoccupations courantes de son grade, qui vir-tuellement revêtit la bure de l’historien, la redingote de l’homme d’État,chaussa les bottes de sept lieues du géopoliticien, qui connut la noto-riété comme naval philosopher, conseillant le Prince, influençant lespolitiques maritimes de plusieurs États. Sa pensée fut «ÞnavalisteÞ», alorsque son pays tournait le dos à la mer, elle fut ambitieuse pour son paysalors que les États-Unis étaient encore isolationnistes, elle fut originalemême pour les amirautés. Nous devons connaître son origine, sa portéedoctrinale, sa place parmi les sources de l’expansionnisme américain àla fin du XIXeÞsiècle, son application aux problèmes de l’heure, sa diffu-sion, son influence sur les politiques navale et extérieure des États-Uniset sur l’accès de cette nation à la puissance impériale, et enfin sa pérennité.

Mahan, officier de l’US Navy et professeur au Naval War College(École de guerre navale) à Newport, Rhodes Island, puise dans l’Histoirela conviction que la puissance sur mer, le sea power, est la clé de cettedomination mondiale qu’il souhaite pour les États-Unis. En 1890 il faitirruption à la fois dans le public et dans le cercle étroit des décideursavec L’influence de la puissance navale sur l’Histoire – 1660-1783, suivien 1892 de L’influence de la puissance navale sur la Révolution françaiseet l’Empire – 1793-1813Þ; ouvrages et articles maritimes se succèdent surle thème du sea power, et en 1905 paraît La puissance navale et la Guerrede 1812, qui clôt la trilogie du sea power. Quoique cette vision thalasso-cratique fût ancienne – formulée en particulier par Walter Raleigh dès1600 – lorsqu’elle fut ainsi redémontrée à partir d’une fresque guerrièredéployée du milieu du XVIIeÞsiècle jusqu’à la fin de l’épopée napoléo-nienne encore si proche, elle fit curieusement l’effet d’une révélation, ycompris en Grande-Bretagne, alors première puissance maritime.

Ce travail d’historien naval aurait pu être laissé en l’état, mais plu-sieurs facteurs contribuèrent à en faire un socle doctrinal, le point dedépart d’une œuvre à dominante stratégique mais vite consacrée auxquestions de politique navale du momentÞ; l’ensemble totalisa une ving-taine d’ouvrages et plus de soixante-dix articles, soit quelque six millepages. La spéculation de Mahan fut stimulée par le courant expansion-niste qui parcourait alors la société américaine et par l’effervescence de

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la scène internationale à l’approche du siècle nouveau. Elle le fut égale-ment par la possibilité de publication dans des revues américaines etanglaises, touchant ainsi le public profane et les professionnels desquestions navalesÞ; elle fut favorisée par son statut de professeur qui luilaissait du temps, et enfin par son talent littéraire. Tout cela l’entraîna del’Histoire faite vers l’Histoire se faisant, des cas d’école vers des situa-tions actuelles et à venir, et fit de lui un stratégiste naval consulté par lepouvoir, puis reconnu internationalement, y compris par les universitésqui lui décernèrent leurs distinctions. Ainsi, sa certitude de la prédomi-nance du sea power engendra chez Mahan une vision stratégique pourson pays, essentiellement navale, qu’il prit la responsabilité d’exposerau public, alors que la fin de siècle laissait pressentir des conflits entrepuissances majeures.

Il suscite des interrogations. Mahan, doctrinaire de la montée en puis-sance navale, est-il novateur, ou un simple catalyseur d’une idée déjàmise en œuvre par le pouvoirÞ: doter les États-Unis d’une marine puis-santeÞ? Est-il un penseur d’exception, d’une envergure clausewitzienne,un théoricien original de la stratégie navaleÞ? Patriote, ambitieux pourson pays, le plus souvent en phase avec le pouvoir, plusieurs fois chargéde mission, il n’a pourtant jamais fait partie d’une équipe gouverne-mentale, pourquoiÞ? Mahan a-t-il été déterminant, en quoi, auprès dequi, l’a-t-il été longtempsÞ? Que lui doivent l’US Navy et les États-UnisÞ?Est-il aussi important qu’on le ditÞ? Tel est le phénomène Mahan.

On comprendra mieux le succès d’un Mahan, et l’éclosion d’une poli-tique navale nouvelle, si l’on se penche préalablement sur ce siècled’histoire des États-Unis, de 1780 à 1880 – en fait la totalité de son his-toire – et qui explique dans quel univers politique, intellectuel et moralun officier de marine de quarante ans pouvait se trouver en 1880 sur lacôte Est des États-Unis. Cette nation, création inédite, datait d’hier,«Þelle était née sans nom qui lui soit propre, sans culture et sans passéqui unifiât ses membres, sur un territoire dont les limites resteraientnéanmoins incertaines… où seule l’expérience coloniale liait les ancienscolons, une expérience qui en faisaient des déracinés, des Créoles, desnovateurs aussi, et des hommes libres.Þ» – écrit Élise Marienstras. Ce siècleconsacré à l’agrandissement de l’Union, à son peuplement, à des ajuste-ments politiques, juridiques, à la résolution de conflits internes, apparaîten politique extérieure comme un siècle de repli sur soi, de quasi-isolationnisme.

Mais l’événement majeur pour l’Union de ce XIXeÞsiècle fut, de 1861 à1865, la terrible Civil War, la Guerre de Sécession. D’origine écono-mique et raciale, elle fut l’exutoire des tensions américaines accumuléesdepuis l’Indépendance et inhérentes au processus complexe et accéléréde la formation de l’UnionÞ; la date de 1877 comme fin de la «Þrecons-tructionÞ» politique et morale du pays, est de pure forme, les séquellesde la Civil War dureront bien plus longtemps. Alors que les États-Unisémergent de ce traumatisme, que la question indienne est soldée, que la

Introduction

question de l’esclavage est occultée, que le front pionnier touche à safin, alors que le flux migratoire se poursuit et que le développement éco-nomique s’intensifie, apparaît un courant d’idée, qui initialement res-sortit plutôt à un messianisme qu’à une stratégie mercantiliste, qui estfavorable à l’affirmation de l’Amérique et à son expansion outre-mer.

La politique extérieure américaine doit désormais s’affranchir du legsde Washington et de Jefferson, et sortir du cadre continentalÞ; l’Unionn’est certes pas menacée directement, mais elle pourrait l’être, l’écono-mie florissante a besoin de débouchés pour ses excédents. On note alorsen 1878 l’installation d’une base aux îles Samoa, enÞ1883 etÞ1886 desprogrammations navales en progression, en 1887 le traité avec Hawaïqui prévoit la construction d’une base navale à Pearl Harbor. Cette poli-tique est encore pragmatique et lente – une base aux Samoa est néces-saire pour le charbonnage des steamers de la flotte, on ne peut laisserles Allemands s’approprier l’archipel – le Sénat est généralement restric-tif, on ne voit pas de théoricien officiel lui apporter une justification doc-trinale, ni un engouement populaire la soutenir.

Nous sommes à pied d’œuvre pour découvrir Mahan selon le chemi-nement ci-après.

En préambule nous définissons la puissance impériale et la puissancenavale, qui polarisent son univers, ainsi que la pensée navale, dont il futune incarnation. Il nous a semblé nécessaire d’évoquer cette «ÞAmériquepré-impérialeÞ», décor du chapitre 2, «ÞVie et carrière de MahanÞ», qui estsuivi d’une brève présentation de l’œuvre. Notre perception de l’œuvrenous conduit à distinguer le pédagogue de l’École de guerre navale dupromoteur de la puissance impériale. La doctrine du sea power, la géo-politique et la stratégie navale sont trois volets de cette activité pédago-gique (chapitresÞ3, 4 et 5)Þ; l’influence de Mahan sur la politique étrangèreaméricaine, et son influence dans le monde d’avant-guerres font l’objetdes chapitresÞ6 et 7. Le chapitreÞ8 est critique, il est consacré aux forceset faiblesses de MahanÞ; au chapitreÞ9, nous recherchons sa marque surle XXeÞsiècle, et peut-être au-delàÞ; le chapitreÞ10 est une brève synthèsesur notre personnage que nous aurons découvert chemin faisant.

Il faut cerner équitablement ce héros discret de ce XIXeÞsiècle améri-cain, car s’il est foisonnant et sûr de lui dans le domaine naval, il estfacile à critiquer… Jusqu’à dire que la stratégie navale qu’il enseigneest d’un «Þniveau épistémologique faibleÞ» (cf. Coutau-Bégarie), ou bienqu’il est piètre théoricien, pédagogue confus, psychologue sommaire,mandarin pontifiant de la pensée navale. Il faut surtout approcher sonœuvreÞ; celle-ci est rebutante pour le lecteur pressé, c’est pourquoi, etquoique le procédé soit scolaire, nous proposons au lecteur de parcouriren annexe les condensés de huit ouvrages, assortis de nos commentaires.

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GÉNÉRALITÉS

Puissance impériale – Puissance navalePensée navale

L’univers de Mahan est un lieu d’affrontement de puissancesÞ; ilapparaît au cours de notre étude que l’œuvre développe un rapportdialectique de plus en plus serré entre deux types de puissancesÞ: lapuissance impériale et la puissance navale – qu’il convient donc dedéfinir.

La puissance impériale

Nous percevons la puissance impériale comme le niveau de puissanceatteint par un État dans les domaines clé de la compétition interétatique– domaines militaires, économique, technologique, culturel – qui luiconfèrent une situation hégémonique, ou quasi hégémonique, dans lemondeÞ; (puissance impériale et puissance hégémonique sont doncsynonymes). Elle est l’agrégat de positions hégémonies sectoriellesacquises par une dynamique conquérante. Par métonymie, le termedésigne cet État. Sans que celui-ci soit un empire au sens ancien, lapuissance impériale est dominatrice, et peut susciter la crainte. Cettedomination procure des avantages, des enrichissements de tous ordres,mais elle crée des obligationsÞ; lui est attachée l’immense responsabilitéd’être bénéfique ou néfaste aux autres nations.

Nous distinguons la puissance impériale de l’impérialisme, qui est unaspect possible de cette puissance, et qui, pour des raisons historiques,est perçu très négativement. Initialement, ce terme définissait la poli-tique d’expansion coloniale de l’Empire britanniqueÞ; le pamphlet deLénine de 1917 a définitivement condamné l’impérialisme comme«Þstade suprême du capitalismeÞ». Nous dirions aujourd’hui qu’il désigneles politiques, méthodes, attitudes hors frontières, qui contribuent àcréer la puissance impériale, à lui assurer ses avantages et à perpétuerson statut. Le terme d’expansionnisme, très proche, mais qui évoquedavantage la volonté de conquête et de puissance que son volet oppres-sif, a une connotation moins péjorative.

Dans cet essai, nous prêtons attention à ce que l’emploi de ces termessoit approprié.

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Le concept de puissance

Notre approche du concept de puissance est très succincte. Elle selimite à quelques formules ci-dessous de Raymond Aron, générales etintelligibles, que n’aurait pas récusées Mahan, car elles retiennent de lapuissance la capacité de contrainte, et voient dans cette capacité la cléde la réussite en politique. Nous ne voyons pas que le naval philosopherait élucidé philosophiquement le concept de puissance pour légitimer le«Þsea powerÞ». Il devint sur le tard un homme d’étude, mais en prise surla réalité – pour lui, dans l’Histoire et dans le monde qui l’entourait, lesrapports de force, le recours à la force, sa mesure1 allaient de soi, sanséquivoque, sans conflit avec ses convictions religieuses et sa spiritualité.

«ÞAu sens général, la puissance est la capacité de faire, de produire oude détruireÞ; c’est un potentiel d’influence, de commandement et decontrainte. J’appelle puissance sur la scène internationale la capacitéd’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. La puis-sance politique n’est pas un absolu, mais une volonté humaine… Il n’estpas illégitime de définir le concept de puissance comme le conceptfondamental, originel, de tout ordre politiqueÞ» – Raymond Aron, inRépublique impériale, 1973.

Vie des empires

Aux empires du passé – romain, inca, ottoman, napoléonien, aux empirescoloniaux des États européens, voire soviétique – sont attachées des carac-téristiques communes de domination de type oppressif, violent, particuliè-rement l’occupation militaire, l’asservissement, l’endoctrinement ou la miseaux normes, et, sous diverses formes, le paiement d’un tribut, c’est-à-dire unprélèvement de richesses. Ces empires fondés et maintenus par la forceprimaire, cessent un jour d’exister par essoufflement de l’autorité, échec

1. Parmi les complications que le concept de puissance pose aux théoriciens, figure cellede sa mesureÞ; il n’existe pas d’unité spécifique de la puissance étatique. Si la puissancehors frontières des États est réputée non mesurable à cause de la complexité des formesqu’elle revêt, cela annihile toute tentative de modélisation des relations internationales. Ilest vrai qu’une partie immatérielle ou peu visible de la puissance est difficilement quantifiable– ainsi de l’influence culturelle, du lobbying, des brevets de technologies avancées, oumême des avoirs, des flux financiers et de la suprématie monétaire. Néanmoins la majeurepartie de la puissance étatique extérieure pourrait être (sinon est) quantifiée par une largebatterie d’indices sophistiqués, et ainsi être comparée aux autres puissances s’il était pos-sible de valoriser chez elles ces mêmes indices. Du temps de Mahan l’appréciation du rap-port des forces dans la mosaïque étatique, et celle des options stratégiques d’équilibrage,était relativement simpleÞ; elle se faisait à partir des facteurs matériels classiques de la puis-sance – ressources, économie, forces armées, alliances – les institutions internationalesn’existaient pas et les facteurs immatériels étaient peu nombreux, alors qu’ils foisonnentaujourd’hui. (Dans ses spéculations de géopolitique, Mahan n’avait pas à prendre encompte des facteurs aussi irrationnels que le terrorisme issu du rejet politique ou de l’inté-grisme religieuxÞ; il aurait trouvé grotesque que l’éradication de la piraterie maritime sur lescôtes de la corne de l’Afrique pose un problème de conscience, de droit ou de méthode).

Généralités

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économique, échec doctrinal, échecs militaires, révolte des assujettis ouautres causes, qui font dire, selon l’habile formule de Jean-BaptisteDuroselle, que «Þtout empire périraÞ». La sortie d’empire peut être drama-tique – ainsi de la fin de l’Empire napoléonien – ou habilement concédée –ainsi de la décolonisation de l’Afrique noire par le général de Gaulle en 1960.

Un demi-siècle avant la venue au monde de Mahan, l’Histoire mit enscène pendant quinze ans le bras de fer de deux puissances impériales,l’empire napoléonien et l’Angleterre. La première était par nature continen-tale, encore coloniale, archimilitaire, expansionniste, prédatrice, conduited’une main de fer par un autocrate génial, Napoléon, mais insatiable etobsédé par le désir d’abaisser la seconde. Cette dernière était viscéralementmaritime, sans visées continentales ou messianiques, manufacturière etcommerçante, complétant sa richesse par l’exploitation d’un immensedomaine colonial, par la valeur ajoutée de ses activités maritimes et entre-tenant à cet effet, et pour sa sécurité, une incomparable puissance navaleÞ;elle était dirigée par un triumvirat équilibré constitué du roi, du Cabinet etdu Parlement. La Royal Navy annihila la marine impériale, fit échouer le«Þsystème continentalÞ», fit réussir Wellington dans la Péninsule ibériqueÞ; lapolitique des alliances et des subsides fit le reste, ainsi, quoique n’ayantengagé elle-même que peu de forces terrestres, l’Angleterre sortit victo-rieuse du Congrès de Vienne de 1815. En quinze ans, par sa puissance éco-nomique, par le jeu de ses alliances, et par sa puissance navale, l’Angleterreavait vaincu l’Empire napoléonien. Elle représentait à la fin du XIXeÞsiècle,l’archétype de la puissance impériale et – inoubliable leçon pour Mahan – lelevier de sa puissance et de sa victoire était sa puissance navale.

Une forme différente d’empire s’imposerait au cours de la deuxièmemoitié du XXeÞsiècle, après la Seconde Guerre mondiale et les décolonisa-tions afférentes – et hors de la sphère soviétique – qui reposerait peu surl’occupation territoriale, mais sur une suprématie militaire, économique,financière et monétaire, scientifique et technologique, diplomatique etarbitrale, mais également culturelle. Elle serait le produit du génie d’unecivilisation façonnée depuis un siècle selon un mode original. Cettehégémonie, génératrice d’enrichissement national, serait lourde de res-ponsabilités, d’obligations, de manœuvres politiques, d’engagementsmilitaires et donc de drames, et elle fait toujours l’objet d’analyses cri-tiques1. Il s’agit bien sûr de la superpuissance des États-Unis, la «Þrépu-blique impérialeÞ» pour Raymond Aron. Au terme de moins d’undemi-siècle d’un bras de fer politique et économique – la guerre froide– celle-ci verrait le démantèlement de sa rivale, la puissance soviétique,assorti d’une réévaluation de sa dissuasion militaire. Cependant le mondeassiste à la réalisation de l’une des hypothèses les plus anciennes de lagéopolitique, l’émergence accélérée de l’AsieÞ; la montée en puissancede la Chine constitue une donnée majeure du début du XXIeÞsiècle.

1. Voir sur ce point notre Note N°Þ1.

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Les États-Unis furent plusieurs fois tiraillés entre leur isolationnismeet la spirale impériale. Alfred Mahan s’est trouvé mêlé à leur uniquepoussée expansionniste territoriale, notre propos et d’évaluer son rôle àcette époque, et son empreinte sur la pensée impériale américaine.

La puissance navale

Le lecteur excusera dans ce paragraphe le style péremptoire lié à la recherche de la concision.

Nous la définissons, au sens technique et militaire le plus immédiat,comme la puissance sur mer émanant de la flotte de guerre. Un Étatpeut être qualifié de «Þpuissance navaleÞ».

Nous la distinguons de la «Þforce navaleÞ», groupe de navires de com-bats, dont l’unité de mesure est le nombre de bâtiments de combat etd’unités d’appui (les vaisseaux et frégates d’antan), qui ne devient une«Þpuissance navaleÞ» que si elle est maintenue dans le temps par lavolonté et les moyens, donc par la politique de l’État. Le fer de lance dela puissance navale est encore la flotte de combat, selon diverses forma-tions, la typologie des bâtiments évoluant avec le tempsÞ; à la naissancede Mahan en 1840, il s’agit encore de vaisseaux de ligne et de frégates.

La puissance navale se mesure en nombre de bâtiments par types etcaractéristiques (vitesse, rayon d’action, systèmes d’armes) et prend encompte les moyens d’appui logistique et les bases navales. Ports avancésdans des zones stratégiques, assurant l’accueil des bâtiments et la plu-part des services aux navires – combustible en particulier – les bases sont(encore) vitales pour la flotte, et donc stratégiquement primordiales.

La puissance maritimeÞ:

Nous distinguons aussi la puissance navale de la puissance maritime,qui est une réalité économique plus vaste, dont la puissance navale estle bras arméÞ; au XIXeÞsiècle, elle inclut le commerce d’outre-mer, la marinemarchande et le domaine colonial. Mahan a été subjugué par la puis-sance maritime britannique, mais celle-ci n’était plus reproductible.

Disons sommairement qu’une nation est idéalement une puissancemaritime lorsqu’une large partie de sa puissance, en termes de richesseet d’influence, provient de ses activités maritimes et commercialesd’outre-mer, et lorsque ses institutions et ses actions politiques tendentà l’accroître. On pense au Portugal des Aviz, aux Provinces unies, àVenise même. Si l’Angleterre en fut longtemps le modèle le plus achevé,la France de la III°ÞRépublique en fut très proche, et plus nombreuses,parmi les nations européennes et asiatiques, furent celles qui ne réu-nirent jamais à un niveau convenable les conditions requises. D’ailleurs,

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selon ces critères, la puissance maritime américaine n’a jamais existé,les maillons faibles étant la marine marchande et le domaine colonial.

Notons que la puissance maritime ainsi définie n’a plus cours à partirdes décades de 1950-1975, décades de décolonisation et de délocalisa-tion du transport maritime, alors que demeure la puissance navale.

Axiomes de la puissance navale

La puissance navale est créée par le pouvoir politique, elle est un ins-trument de ce pouvoir et de sa politique. Le pouvoir politique est guidé,par la pensée stratégique dominante – théorisée ou non – et il dicte lapolitique navale à partir de la pensée stratégique navale. Cette dernière,par sa fonction opérationnelle et éducative, participe de l’essence mêmede la puissance.

Les (six) conditions de la création et du maintien de la puissance navale

1 – La volonté politique

Pour naître et perdurer – et ceci est un truisme – la puissance navaleprocède d’abord d’une volonté politique. Dans le cas des États-Unis, lapolitique navale est exprimée par le président et son exécution doit êtrevalidée par le Congrès. Cette politique navale naît des analyses et desconvictions du président, aidé de ses conseillers et de son administra-tionÞ; elle découle de la politique extérieure globale mais elle est dictéepar la pensée stratégique navale dominante.

2 – La pensée stratégique navale

Philosophie initiatique et outil de la guerre navale, elle identifie desprincipes et aboutit à des préceptes opérationnels. Elle suggère, justifie,les grandes options de politique navale, elle détermine la constitutiondes flottes, en nombre et typologie des unités, en systèmes d’armes, ladotation en bases navales, la formation des personnelsÞ; elle guide,accompagne, certaines décisions opérationnelles. Voir ci-après un déve-loppement complémentaire.

Cette pensée a toujours existé, parfois confondue avec la tactique,rarement théorisée dans le passé, plus ou moins influente1. Son évolution

1. Napoléon, malgré sa méconnaissance initiale des choses et des métiers de la mer etmalgré ses erreurs, eut une pensée navale claire et forteÞ; sa vision était planétaire et d’uneinlassable créativité. Pourtant, alors qu’il avait admis que la marine était «Þune spécialitéÞ»,alors qu’il modifia durablement la formation des officiers de marine, il ne conçut pas uncentre de réflexion stratégique navale qu’il aurait pu confier à un Latouche-Tréville. Enmatière stratégique il pensait voir juste et il trouvait que ses collaborateurs, dont sonministre Decrès qu’il garda pendant douze ans, étaient dépourvus de génie.

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a longtemps été négligée, «Þelle est restée une friche sur laquelle per-sonne ne s’est penchéÞ», (cf. Coutau-Bégarie). Ce même auteur déplore(en 1985) la rareté de la pensée navale après celle de l’amiral Castex,donc au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ceci par «Þabsencede vrais théoriciensÞ».

3 – Les ressources financières

Il n’y a pas de puissance navale sans ressources financières. Ladépense navale a toujours paru exorbitante et discutable aux yeux duprofane – Napoléon, qui n’hésita pas à reconstruire une marine aprèsTrafalgar, disait à DavoutÞ: «ÞIl faut aller doucement avec la marineÞ; c’estune arme très compliquée et l’on a bientôt dépensé un million sansobtenir de résultatÞ». Il est évident que l’US Navy doit sa formidablepuissance aux budgets votés par le Congrès grâce à la richesse nationale.

4 – Les ressources humaines

Elles assurent la mise en œuvre de la puissance navale. Les problèmesde recrutement des marins du temps de la marine à voile furent uncasse-tête pour toutes les marines, tellement les conditions de vie à bordet de discipline étaient rudes, voire inhumaines, au point de pratiquerdes méthodes coercitives d’enrôlement, la presse, par les press gangs. Siles métiers s’humanisèrent avec les navires à hélice et les progrès tech-niques dans tous les domaines, la formation des marins prit uneplace grandissante, si bien que ce terme de l’équation demeure d’uneconstante actualité. Ressortissent aux ressources humaines de l’US Navyla démographie et le niveau de l’emploi, des données socioculturellestelles que l’éducation, la formation, les traditions vis-à-vis des choses dela mer, le prestige attaché à l’institution.

5 – Les capacités technologiques

Un autre élément capital de la puissance navale (autonome) est lacapacité technologique de la nation de construire, réparer et entretenirsa flotte de guerre, incluant de nos jours les avions et hélicoptèresembarqués, et ainsi que de créer et de fabriquer ses systèmes d’armes,de transmissions, de guidage, ses aides à la détection, à la navigation,etc. Seuls les grands pays techniquement avancés peuvent tout faire– propulsion et armes nucléaires, missiles, avionique… –, quoique nepossédant pas toujours la totalité des fournitures de base, les autres sontdans un certain degré de dépendance technologique. Parmi les sourcesles plus déterminantes, les plus sûres aussi, de la puissance navale amé-ricaine, se trouvent donc la créativité et le génie technologique de seschercheurs et de ses techniciens, des secteurs public et privé.

Les chantiers américains furent capables en temps de guerre deconstruire des navires dans des délais extraordinairement courtsÞ; ainsi,

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en 1918 à Portland, le City of Eurêka transport de 8Þ000Þt de port en lourd,fut lancé 28 jours après la pose de la première tôle, et fut mis en service8þjours plus tard. On cite le cas d’un Liberty ship construit en dix jours. Lefabuleux GPS (global positioning system) fut initié en 1963 pour l’US AirForce, le premier des 24 satellites fut opérationnel en 1978, et la versioncivile fut ouverte au public mondial en 1983Þ; les États-Unis en conserventla maîtrise totale, lorsque le système européen équivalent Galileo seraopérationnel, il se sera écoulé plus de quarante ans.

6 – Autres paramètres

Les cinq termes ci-dessus du processus de création de la puissancenavale n’épuisent pas la multitude de paramètres qui participent à cettecréation – facteurs peu actifs ou véritables catalyseurs, facteurs perma-nents ou provisoires. Ce sont des facteurs favorables que l’on peut nom-mer «Þparamètres maritimesÞ». Certains figurent dans les «ÞConditionsaffectant la puissance maritimeÞ» qu’expose Mahan, tels que la positiongéographique du pays, son climat, sa démographie, mais en font partieles ressources locales pour la construction navale, la fonte des canons,ses mines de charbon – plus tard l’uranium, le titane…

La puissance navale est alors le produit de six facteurs de puissanceÞ:la volonté politique, la pensée stratégique navale, les ressources finan-cières, les ressources humaines, les capacités technologiques et les para-mètres maritimes. De l’absence ou de la faiblesse de l’un ou de plusieursde ces facteurs résulte une forme d’impuissance navale. Ainsi dirions-nous de la marine de Napoléon qu’elle fut en situation d’impuissanceaprès 1805 devant la Royal Navy, non par défaut de volonté politique oude pensée navale, mais parce qu’elle manquait de ressources financièreset humaines, elle resta inhibée jusqu’à la chute de l’Empire.

La pensée navale

La «Þpensée navaleÞ» est un terme qui sera souvent utilisé dans cetouvrage. Nous la définissons comme une spéculation sur tous les élé-ments qui conditionnent le libre usage de la mer par une puissance éta-tiqueÞ; elle motive la stratégie, cette recherche de domination de cetespace, et lui fournit ses moyens théoriques. Elle est indissociable de laforce navaleÞ; elle en suggère la création et l’emploi par le pouvoir poli-tique, et elle la sert par ses préceptes de stratégie et de tactique navale.Nous distinguons la pensée navale stratégique et la pensée maritimecommerciale, qui peuvent d’ailleurs interférer.

La pensée navale procède d’une analyse rétrospective, actuelle etprospectiveÞ: décryptant l’Histoire pour y déceler des invariants dans ledomaine naval, elle interroge méthodiquement le présent et suppute ceque sera le rôle à venir de la force navale et comment elle doit être pré-parée. Elle progresse du concept à la théorie, voire à la doctrine – qui est

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une théorie prescrite. Elle se fait connaître par des traités, des manuels,des textes divers, dont l’utilité est d’inspirer la stratégie navale à longterme – ou bien elle peut être mise en œuvre à chaud par les respon-sables de la guerre navale.

Les marines ont une histoire factuelle qui nous est parvenue avec uneprécision croissante, mais l’identification, le suivi et la théorisation dela pensée navale qui innerve cette histoire ont été tardifs. À cet égard, lapensée navale est le parent pauvre de la pensée militaire – on ne trouvepas une goutte d’eau de mer chez Clausewitz, ceci pouvant être attribuéà la rareté des actions navales décisives, à la sous-estimation de leurportée politique, à la difficulté de théoriser cette pensée, au parti pris den’en rien faire1. Nous verrons quel rôle fondamental fut celui de Mahandans cette théorisation. Parce que la mutation technologique ne cesserade s’accélérer, parce que chacune des guerres à venir sera un nouveaucas d’école, la théorisation de la pensée navale stratégique demeure unetâche d’une complexité croissante et ses conclusions sont d’une duréede validité imprécise. Pour jouer son rôle de pensée stratégique utile, lapensée navale – qui est en soi une culture – doit idéalement être riche,synthétique et moderne, elle doit donc être enseignée, et elle doit serégénérer au contact des réalités techniques et politiques.

1. Alors que la pensée navale opérationnelle a toujours existé – ses acquis alimentent latradition et dictent les manuels de tactique navale – la pensée navale théorique est relative-ment rare, et récente par rapport aux théories sur l’art de la guerre terrestre. Ceci est uneanomalie puisque, ainsi que le montrera Mahan, la guerre navale est immémoriale, elles’intensifie en Occident depuis le XVIIeÞsiècle et influence l’Histoire. Ceci peut s’expliquer parl’ésotérisme du milieu naval, le peu de goût pour la théorie (en Angleterre), le mode auto-cratique de commandement (en France), le peu d’intérêt pour la prospective, au profit de laseule tactique, le poids de la tradition, la complexité de la démarche et l’excuse du manquede talents, (compétences en matière navale et esprit de système). Pourquoi la France duXVIIIeÞsiècle, dotée d’une grande marine, qui fut capable, avec des esprits comme Borda ouLaplace, des plus hautes spéculations mathématiques et de leurs plus brillantes applica-tions, n’a-t-elle pas produit un penseur naval, l’alter ego d’un ClausewitzÞ? La conscience dusea power existait assurément dans l’esprit des hommes de pouvoir, mais l’utilisation quiest faite de la puissance navale paraît empirique, et laisse penser qu’il s’agissait d’une forced’appoint. Le bouleversement apporté par le passage de la voile à la vapeur, et plus généra-lement par les progrès techniques et l’effervescence politique de la fin du XIXeÞsiècle, favorisal’essor de la pensée navale théorique. L’analyse comparée des batailles de Trafalgar (1805), deTsushima (1905), de Midway (1942), a fortiori de scénarios du début du XXIeÞsiècle, expliciteraitcette évolution accélérée des données de la guerre sur mer et la difficulté de la théoriser.

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CHAPITRE 1

Une Amérique pré-impérialeþ:La consolidation de l’Union

«ÞIl arrivera donc un temps où l’on pourra voir dansl’Amérique du Nord cent cinquante millions d’hommeségaux entre eux, qui tous appartiendront à la mêmefamille, qui auront le même point de départ, la même civi-lisation, la même langue, […] les mêmes habitudes, lesmêmes mœurs, et à travers lesquels la pensée circulerasous la même forme et se peindra des mêmes couleurs.Tout le reste est douteux, mais ceci est certain. Or voici unfait entièrement nouveau dans le monde, et dont l’imagi-nation elle-même ne saurait saisir la portéeÞ».

Alexis de Tocqueville– «ÞDe la démocratie en AmériqueÞ» – 1835

«ÞAu bout du compte, tout cela mène à la constructiond’un empire. C’est un moteur puissant, ce rêve américain.Il est peut-être psychotique, mais il n’en est pas moinsfort.Þ»

Russel Banks – «ÞAmérique, notre histoireÞ»

L’objet de cette première partie est de survoler la phase de consolida-tion de l’Union de 1780 à 1880, afin d’y découvrir ce qui justifia son iso-lationnisme politique, sa faiblesse navale, puis son virage impérialiste dela fin du siècle, et particulièrement le legs idéologique qui a pu influen-cer Mahan. Ce survol est limité aux événements majeurs et aux courantsd’idées antérieurs à 1880 susceptibles d’avoir marqué Mahan – (le lec-teur dispose en fin d’ouvrage, à la rubrique «ÞRepèresÞ», d’une chronolo-gie abrégée de l’histoire des États-Unis).

Fragilité initiale de l’Union.

Rappelons que la Déclaration de l’Indépendance des treize coloniesanglaises d’Amérique fut signée le 4Þjuillet 1776, la Constitution américaine