Lamennais ou l'inquiétude de la liberté

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LAMENNAIS OU

L'INQUIÉTUDE DE LA LIBERTÉ

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Dans la même collection

Déjà paru Paul, Jean-Robert Arnogathe

A paraître Augustin, Charles Pietri Athanase, Mariette Canevet Benoît, Michel Rouche Bernard, Jean Jolivet et Jacques Verger François d'Assise, André Vauchez Dominique, Guy Bedouelle et Marie-Humbert Vicaire Ignace, Ignace Tellechea Idigora Luther, Richard Stauffer Pascal, Pierre-Alain Cahné Leibniz, Jean-Robert Armogathe Thérèse de Lisieux, Yves-Marie Hilaire

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JEAN-LEBRUN

LAMENNAIS ou

L'INQUIÉTUDE DE LA LIBERTÉ

DOUZE HOMMES DANS L'HISTOIRE DE L'EGLISE Collection dirigée par J.-R. Armogathe

Fayard - Mame

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© Librairie Arthème Fayard, 1981.

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AVANT-PROPOS

Tandis qu'on descendait le cercueil de Félicité de Lamennais dans la fosse commune du Père-Lachaise, le 1 mars 1854, les dignitaires civils, militaires et religieux se pressaient dans l'église de la Madeleine pour les funérailles de l'amiral Roussin. Le marin était sans doute un bon chré- tien ; mais le rapprochement est symbolique : en ce mercre- di des Cendres 1854, pour l'Eglise et le monde s'ouvrait un Carême qui n'est pas fini aujourd'hui.

Nous avons vu s'écrouler les grandes idéologies, celle du progrès dans la consommation, comme celle du progrès dans le socialisme soviétique. Et nous sommes parfois tentés d'être blasés : Auschwitz et Hiroshima n'ont pas été les derniers soubresauts de l'horreur. Des voix s'élèvent pourtant encore pour affirmer que l'homme ne peut pas mourir, puisqu'un Dieu est mort pour lui. A l'aube du XIX siècle, déjà, un Lamennais avait tenté de porter cette même espérance, de- vant des ruines comparables à celles que nous avons devant les yeux.

Pourquoi la Révolution avait-elle été une déception, pire : une débâcle de l'idéal de bonheur et de liberté qui avait sou- levé les peuples ? Pourquoi l'Empire était-il resté le temps des artilleurs et des géomètres, sans devenir l'âge des réno- vateurs et des poètes ? Il fallait, pour continuer d'espérer, le comprendre, comme il faut comprendre et interpréter aujour- d'hui la solitude glacée où l'échec des humanismes a laissé l'homme.

Laissons aux publicistes le soin de trouver de quelle ac-

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tualité — déjà surannée — Lamennais pouvait bien être le précurseur. Féli ne fut le précurseur de personne. Figure cen- trale de l'Eglise dans ce siècle déchiré, il est, tout simplement. Dans ses contradictions, ses limites, son intelligence fine et profonde, son sens de l'homme, son goût de l'absolu, son attente de Dieu. Voulant traverser son époque en homme lucide, il a réaffirmé avec ténacité et, parfois, maladresse, que la foi est la seule instance critique qui juge et domine toute idéologie. Le curé d'Ars et Thérèse de Lisieux sem- blent bien loin de lui ; il est pourtant leur frère, bien plus qu'il n'est leur contemporain. Chez eux comme chez lui, cette fidélité têtue à l'essentiel n'est pas aveuglement. Quod facis, fac citius, « ce que tu dois faire, fais-le vite » (Jean 13, 30) : la phrase de Jésus à Judas, reprise par Lamennais comme devise, nous fait apercevoir ce drame du péché, cette urgence profonde de la grâce qu'il partage avec le saint curé et la jeune carmélite.

Nous aussi, après tant de déceptions, nous sommes des sans-abris : à la manière de M. Féli, nous éprouvons la croix d'une rupture, et nous avons besoin d'appels prophétiques pour faire refleurir nos déserts. Tenaillante inquiétude de la liberté, tenaillante inquiétude du salut : d'un bout à l'autre du siècle dernier, Félicité de Lamennais et Thérèse Martin proposent à notre âge ses dernières chances pour vivre.

J.R. ARMOGATHE

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INTRODUCTION

Devant ce petit livre, le lecteur sera en droit de penser que le biographe qui, comme ici, s'efface trop mérite bien plus la méfiance que celui qui s'expose aventurément. Je laisserai bien souvent, en effet, au long des pages qui vien- nent, la parole à Lamennais lui-même, et aussi aux meilleurs auteurs de la petite confrérie de ses spécialistes fervents. Sans les travaux, puisés directement aux sources, de Christian Ma- réchal et, plus récemment, de Jean-René Derré ou de Louis Le Guillou, président de la Société des Amis de Lamennais et éditeur de la Correspondance générale de Féli, cet ouvrage n'aurait pu être écrit. Ma discrétion se justifie donc par la conviction que j'avais de n'être pas le plus qualifié pour pro- duire ce qui suit. Cependant, un aveu authentifiera, peut-être, l'effort que je tente, après bien d'autres. Depuis près de dix ans, parce que je suis malouin peut-être, parce que je me veux chrétien sûrement, le drame de Lamennais m'obsède : il y a peu encore, une de mes proches me disait qu'elle avait tou- jours vu son ombre rôder autour de moi. Pourquoi un homme qui vivait en vérité, mieux que je ne le ferai jamais, s'est-il cru contraint de quitter une Eglise dont il savait qu'elle déte- nait les clés de la vérité, plus sincèrement et plus fortement que je ne le dirai jamais ? Il n'est pas si facile de contourner la question.

Ce livre s'insère dans une collection qui présente treize témoins, comme autant de révélateurs historiques de l'Eglise de leur temps. Après sa rupture de 1834, Lamennais n'est plus vraiment un de ceux-là : délaissant le champ de bataille

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religieux pour le terrain philosophique et politique, il se place non pas même en réserve ou en marge, mais hors du jeu. Son aventure n'est plus qu'un destin, individuel, fasci- nant d'ailleurs. On ne s'étonnera donc pas de l'équilibre in- terne de ce volume qui consacre relativement peu de place aux dernières années de Féli, en tout cas on n'y verra pas un de ces jugements de valeur dont les auteurs pieux ont le secret.

Enfin, je voudrais remercier les premiers lecteurs de ce travail : Jean-Robert Armogathe d'abord qui m'a demandé de le rédiger et m'a offert ainsi une chance de renouer le vieux dialogue que j'entretiens avec Lamennais, quelques autres amis ensuite, qui ont bien voulu eux aussi me propo- ser des corrections, en particulier Lucien Klausner, Louis Le Guillou, Lucienne Portier et Jean Séguy. Les encoura- gements de Maurice Agulhon et d'Hélène Olivier m'ont éga- lement été très précieux.

Au début de ce siècle, Bremond écrivait à Barrés : « On me demande pour une série de leaders catholiques deux cents pages sur Lamennais. Cela me tente fort. » Et il ajou- tait : « Il est si grand et il a mis si peu d'éloquence dans sa vie... »

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CHAPITRE I

1782. Nous sommes à Saint-Malo. Les lumières sont à leur point le plus haut. Pourtant, dans ce port rompu aux échanges peut-être mais pas particulièrement friand d'idées nouvelles, elles ne triomphent pas vraiment. On sait mainte- nant que « déchristianisation » et « sécularisation » — faut- il d'ailleurs reprendre ces termes ? — n'ont pu se dessiner que très lentement au long des années 1700, et encore après de longs combats. A Saint-Malo, par exemple, l'Eglise dio- césaine, constamment bien dirigée, demeure un pôle de résis- tance très efficace ; les habitants de la cité close, quelle que soit leur indépendance intérieure, gardent imperturbablement l'apparence de bons catholiques. Cependant, même ici, le groupe puissant du négoce, peu à peu, commence à se dis- tinguer.

Piété des femmes et réalisme des hommes

La famille Lamennais, lignée d'armateurs, appartient jus- tement à ce monde, et dans le grand hôtel qu'elle occupe rue Saint-Vincent, cultive déjà tel ou tel trait de la mentalité nouvelle. Ainsi, semble-t-il, seules les femmes y suivent tou- jours exactement les directions d'autrefois : se dessine, dans la bourgeoisie, une différenciation des attitudes religieuses selon les sexes, qui s'accusera. au long du XIX siècle... Gra- tienne Lorin, la mère de Félicité, a la réputation d'une fleur de piété mais sa nature riche, son instruction solide, son

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sens artistique, elle les met au service d'une orientation de sa foi qui doit apparaître aux hommes de son entourage comme assez vaine. Nourrie d'effluves mystiques venus d'un passé trop lointain pour avoir gardé toute leur vigueur, n'évo- que-t-elle pas avec prédilection la corruption de l'homme, la terreur que doit lui inspirer Dieu et l'anéantissement qui est sa voie ? Quand elle écrit — car elle se pique de littérature : « 0 mer qui me représentes la grandeur et la justice de ton Auteur que j'ai méprisé, rapproche tes bornes, romps les di- gues qu'Il t'a opposées, viens à moi, viens que je me préci- pite au milieu de tes flots », que peuvent bien penser son mari, ou Denis des Saudrais, son beau-frère, armateur lui aussi ? Eux sont des réalistes ; quand ils vont observer la Manche depuis les remparts, c'est surtout pour guetter leurs bateaux, ceux d'Espagne, ceux de Terre-Neuve ! Ils ont le sentiment de construire par leur activité incessante, de main d'homme, un monde toujours nouveau. Et lorsque leurs re- gards, écrit Christian Maréchal, « se détournent de la mer, d'où vient la fortune, ils se reportent toujours, avec quel sens pratique minutieux, jusqu'au terre-à-terre le plus étroitement bourgeois, vers l'administration des biens, des biens-fonds surtout, qu'(ils ont) de préférence acquis ». Il faut gérer la maison de campagne des Corbières, merveilleuse propriété en bord de Rance, le domaine de la Chênaie, qui est plus loin dans les terres et qui vient d'ailleurs de Gratienne Lorin, bien des métairies aussi, éparses dans le pays de Dinan et dans cette zone rurale d'influence du grand commerce malouin qu'on appelle le Clos Poulet. Ce n'est pas que Pierre-Louis Robert, chef de la famille depuis que son propre père s'est retiré aux champs, ne sente la nécessité d'un ordre chrétien. Il apprécie à sa juste valeur sociale la relative régularité des mœurs de sa ville et s'il n'aime guère, non plus que son beau-frère, le « parasitisme » au nom de la religion (celui de bien des couvents, pense-t-il !), il se fait par contre une haute conception de ses devoirs. De 1782, justement, à la Révolution, il se trouve, reprenant une charge que lui transmet quasiment son beau-père, subdélégué de Saint-Malo : il exerce, pour le compte de l'intendant de Bre- tagne, une fonction de conseil, d'observation et aussi d'im- portantes responsabilités financières sur une vaste région, de la cité jusqu'à Cancale, au marais de Dol et à Pleudihen.

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Bien sûr, il recherche dans cette position une satisfaction personnelle : « Il sert l'Etat, dit encore Christian Maréchal, mais demande à entrer dans la classe de ceux qui le ser- vent », il insiste même deux ans durant pour obtenir finale- ment, en 1788, son annoblissement, le droit de porter écu de sinople à un chevron d'or, accompagné en pointe d'une ancre d'argent. S'il est subdélégué, c'est aussi pour gérer les inté- rêts du grand commerce, ou plutôt pour prouver que ceux-ci et le bien général vont de pair : aux négociants et à leurs représentants ne revient-il pas le devoir d'animer les bureaux de charité, de fournir du travail aux pauvres et du grain à ceux qui ont faim ? Ici se réintroduit, mais pas du tout à la façon d'un signe de contradiction, plutôt comme une légi- timation dernière, la référence chrétienne : un homme riche se doit d'organiser la charité. La disette des farines sévit-elle en 1786 ? M. le subdélégué déconseille à l'intendant d'inter- venir en tant que tel, il achète par contre des boisseaux de blé à l'étranger au prix fort et les revend à perte en ville, contribuant ainsi à maintenir un cours normal. « Quoique j'aie perdu effectivement cette année, note-t-il le 7 juin, une somme assez considérable sur les grains, je ne cesserai pas de concourir au bien public. » En cela, M. de Lamennais se sent chrétien encore s'il est prêt à donner (il le prouvera par la suite à maintes reprises), il aime aussi à recevoir ici- bas sa récompense. Sa générosité justifie grandement ses let- tres de noblesse, pense-t-il, et sur ses armes, il fait mettre aussi, au chef, deux épis de blé d'or. Jamais sans doute il ne s'interroge sur ses mérites d'homme et de bourgeois qui, in- déniablement, pour lui, sont grands. Si chrétien il reste, c'est donc, en second lieu, parce que, grosso modo, sa foi coïncide assez bien avec ses oeuvres et peut leur donner davantage de grandeur, sans les contester. On comprend que Gratienne, beaucoup plus taraudée par le mystère, ait préféré, en mou- rant en 1787, confier leurs cinq enfants — Félicité est seule- ment le quatrième — à sa sœur, Mme des Saudrais, et à la bonne, la Villemain, plutôt qu'à un homme si sûr de lui et, sans doute, si occupé.

En fait, Mme des Saudrais disparaissant dès 1794, l'école et le premier précepteur choisi ne convenant pas à Féli, c'est l'oncle, Denis des Saudrais, « Tonton », qui va assumer pour une grande part l'éducation de celui des Lamennais qui nous

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intéresse ici. Avec Pierre-Louis, c'était au réalisme du XVIII que nous avions à faire : disciple de Turgot, il croyait plus au profit, à la technique économique qu'à un libéralisme universel. Il appartenait bien à ces familles dominantes de Saint-Malo qui, lorsqu'elles les fondaient, parvenaient à ré- duire les loges maçonniques à une figure de sociétés de se- cours mutuel ! Denis, lui, est bien plus un lisant et un écri- vant. « On se [le] représente, écrit l'abbé Duine, avec son costume du vieux temps : souliers à larges boucles, bas chi- nés, culotte courte, habit à la française, chapeau à cornes. Il avait une belle et souriante figure. C'était un homme plein de bon sens, qui citait volontiers Montaigne, et qui chérissait Fontenelle » Sa riche bibliothèque où il laisse divaguer Féli est d'un émule de Jean-Jacques. Il va transformer le disciple qui lui est confié en un enfant des Lumières ; pendant que le père lui fait parcourir le versant pratique, lui conseillant de s'initier aux langues vivantes et aux comptes — notre héros gardera jusqu'à la fin un certain goût pour ces mani- pulations-là — l'oncle lui indique le versant théorique, par le chemin de la plus haute spéculation. Nous sommes au début des années 1790. Pour que commence vraiment l'exer- cice philosophique, il suffit d'attendre que Féli grandisse et que mûrisse la Révolution.

Les Lumières en action et soumises à réflexion

La fermeture progressive des marchés, à cette époque, gêne un port déjà déclinant depuis des lustres ; la guerre avec l'Angleterre, en particulier, porte un coup fatal à tout un commerce. Mais peut-être les Lamennais qui gardent le contact avec l'Espagne et arment beaucoup pour Terre-Neuve (la grande pêche est cependant en crise dès 1782) se tirent- ils mieux que d'autres de la période. Derrière le grand mur à balustres, dans la cour de l'hôtel de famille, comme d'ail- leurs chez l'associé Louis Blaize de Maisonneuve, rue d'Or- léans, l'activité continue longtemps. Les hommes de la tribu ne semblent pas trop inquiets. Ils savent prendre des loisirs, comme il sied à des gens prospères : les promenades aux Corbières, la chasse au canard au petit matin sur la Rance et, le soir, la musique — la petite histoire veut que

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Féli, avant de faire de l'accordéon et du piano, jouait de la flûte avec des amis... Ici, on se divertit puisqu'on croit à l'avenir. Pierre-Louis, c'est sûr, approuve le nouvel ordre révolutionnaire, quoique discrètement : il lui faut tout de même faire oublier sa subdélégation et ses lettres de noblesse, par bonheur jamais enregistrées. Ostensiblement il poursuit ses activités charitables : dons multiples, gestion du bureau de charité puis de l'hôpital laïcisé. Mais il est aussi commis- saire-adjoint à la police en mars 1790, président du Tribunal de commerce en 1792. Pour Christian Maréchal, il accepte vraisemblablement que Féli fasse, la même année, sa pre- mière communion des mains d'un constitutionnel ; Louis Le Guillou pense, pour sa part, qu'il néglige même sans doute la démarche. Il a pu accueillir une nuit dans sa campagne le dernier évêque de Saint-Malo, Mgr Cortois de Pressigny, partant pour l'exil ; sa maisonnée — et en particulier son fils Jean-Marie et la Villemain — a la réputation d'aider quel- ques insermentés mais il apparaît, au total, avoir tranquille- ment appartenu au camp révolutionnaire. Ne choisit-il pas comme figure de proue d'un de ses bateaux, à l'époque, un vengeur portant la tête d'un tyran ? Denis des Saudrais, lui, est élu au conseil municipal en décembre 1789, il y reste trois ans ; chaque fois que l'occasion lui en est donnée, il ne manque pas de soutenir le nouveau clergé constitutionnel : beaucoup de ses livres sont achetés à bas prix lors de la dis- persion des bibliothèques conventuelles ! Quant à l'ami Blaize, il est plus engagé encore, dès l'époque de la prépa- ration des Etats généraux, jusqu'à se trouver, pendant celle de la Terreur, contraint — l'enchaînement des circonstances — à héberger le représentant en mission, Le Carpentier. 1794 refroidit certainement le clan, amené à lâcher beaucoup d'ar- gent pour désamorcer les dénonciations mais après Thermidor ou pendant le Directoire, il n'hésite pas à reprendre des res- ponsabilités, même si l'essentiel de son activité, pour Pierre- Louis du moins, doit maintenant être consacrée à redresser les affaires disloquées par le nouvel état de l'Europe. On a le sentiment, tout de même, que l'enthousiasme n'est plus de mise. Tant d'aventures ont échaudé nos personnages...

Tonton des Saudrais, dès le moment — 1792-1793 — où il prend en main l'éducation de Féli, est, le premier, invité par les événements à faire un retour en arrière, à reconsi-

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dérer toutes ses convictions doctrinales. Le jeune Lamennais sera formé par un homme que la dérive révolutionnaire a traumatisé mais qui ne peut pourtant recomposer une pensée qu'en se servant des mêmes philosophies dont certaine appli- cation, peu avant, l'a glacé d'effroi. Un disciple de La Harpe * qui cherche le calme loin des excès, mais ne peut plus changer de port. Qu'on y réfléchisse tout de suite : la philosophie de Lamennais est fille des Lumières (et c'est ce qui plaira à un public du début du XIX nourri de la même sève) mais elle renie aussi cet héritage : c'est ce qui convien- dra encore à des chrétiens secoués par la Révolution. Lamen- nais tiendra toujours à la main les annales de la philosophie : avec celle-ci, il controversera comme on se dispute avec une créancière. Nous reviendrons sur ce point. En attendant, c'est donc des Saudrais qui l'initie au commerce de la pensée. Il applique quelque peu à son jeune neveu les méthodes de préceptorat chères à l'Emile. Commence, dans une familia- rité grandissante, un dialogue fasciné avec Bayle, Rousseau, Voltaire, Diderot : jamais il ne s'interrompra. Citant plus tard Pascal et concluant ainsi le tome I de l'Essai sur l'In- différence, Félicité dira que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine mais il y consacrera tant d'années, jus- qu'à pouvoir, dans le même volume, interpeller ses hérauts en les tutoyant ! Des Saudrais lui indique les dangers d'une logique entièrement matérialiste. Féli, travaillant de concert avec lui mais aussi avec son aîné, Jean-Marie, y voit dès lors à la fois la râcine des excès révolutionnaires, « le code même du désordre et la théorie de la mort », et une terrible caco- phonie où s'égare le sens. Tous trois — les rôles joués par chacun ne peuvent être démêlés — rédigent sous le Direc- toire un manuscrit intitulé justement Les Philosophes : de beaux raisonneurs s'y disputent la parole, refusant de s'écou- ter les uns les autres. Les réflexions du futur Essai s'ébau- chent ici : que d'obscurités, de contradictions, que d'incer- titude dans ces pensées seulement capables de produire une société où les hommes, ennemis naturels les uns des autres, sont sans cesse occupés à se nuire mutuellement. Le doute, dans cette course de l'égoïsme vers l'infini, s'empare même du cœur, produisant le mal d'être dont le premier roman- tisme esquisse à la même époque le portrait. Le manuscrit conclut : puisque la Raison est incapable d'atteindre autre

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chose que les relations entre les éléments et se révèle im- puissante à comprendre les éléments eux-mêmes, il faut appe- ler à la rescousse l'idée d'un Dieu éclairant l'esprit, le trans- formant au point qu'elle le fait naître véritablement à la vie de l'intelligence. Le XVIII siècle avait tendu à effacer la no- tion de communication de Dieu à l'homme, à exiler le pre- mier, non seulement de la société mais d'abord de la pensée. On appliquait tant la raison à disséquer des cadavres ou à analyser des pétrifications qu'on n'avait plus le temps de réflé- chir à l'essentiel. Des Saudrais réintroduit Dieu en force dans son expérience intellectuelle ; il ne faut pas s'y tromper pour- tant : le bonhomme peut traduire Job et le Livre de la Sa- gesse, citer Pascal et pester contre l'impiété, la protestation religieuse contre le matérialisme philosophique à laquelle il initie Féli demeure largement rousseauiste. Le centre d'Emile, après tout, est la Profession de foi d'un vicaire savoyard : l'œuvre de Lamennais sera pour une grande part une médi- tation sur elle. Après des Saudrais, d'autres formateurs — on le verra — prendront le relais, mais qui ne seront pas des maîtres intellectuels aussi influents peut-être : ils corrigeront des lacunes mais devront souvent traiter le cœur plus que l'esprit. Aucun enseignement dans un séminaire ne viendra, après ces premières années, imposer, en symétrie, un autre système plus ouvertement fondé sur la Tradition et la Révé- lation : lequel, sinon plus tard le Saint-Sulpice de M. Emery et la jésuitière de Rome auraient pu satisfaire Lamennais ? L'orientation est d'ores et déjà donnée et on peut la trouver, pour un futur homme d'Eglise, à la lettre, étrange, irréduc- tible sans doute.

Il est temps, maintenant, à la hauteur des années 1800, de tracer un portrait de Félicité dont nul ne sait encore, après ces quelques années de travail d'autodidacte, quel sera son futur. A propos d'un homme dont les témoignages s'accor- dent à dire qu'il était d'abord une tête, il paraît nécessaire de planter, par priorité, le paysage intellectuel où il a grandi. Sous la double influence de Tonton des Saudrais et aussi de Jean-Marie, qui avance lui-même vers le sacerdoce, le voilà pour lors très proche de la conversion. D'autres lectures, plus explicitement chrétiennes, le convainquent. Il étudie Ni- cole *, celui des jansénistes qui avait le mieux su le chemin des âmes : « Perdu dans l'océan des doctrines et des opinions

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contraires, vous cherchez la certitude et vous posez en prin- cipe que Dieu qui vous la doit vous en a procuré les voies [...]. Or, si faible et si caduque, votre raison ne peut vous éclairer. Si la lumière existe, elle n'est qu'en Dieu et puisque les voies naturelles d'y accéder vous sont fermées, Dieu seul, par la Révélation seule, peut vous y faire partici- per » Il lit aussi Tertullien, Eusèbe, Jean Chrysostome, Pascal, Fleury, et, bien sûr, Le Génie de Chateaubriand qui vient de paraître. Peu après que Jean-Marie est ordonné, en 1804, Féli est disposé à se confesser à lui et à faire au grand jour sa première communion. Il a vingt-deux ans.

Cependant, il n'est pas parvenu ici seulement par l'exer- cice de l'intelligence. Au long d'une adolescence assez sau- vage, il a fait aussi l'expérience de sa sensibilité, aiguë, déroutante. Marguerite Yourcenar note que « c'est trop sou- vent l'essentiel qui est tu ou tranquillement nié par les au- teurs de biographies » mais par quels moyens, dans le cas de Féli, savoir ? « Comme à la goutte de pluie dans le sein de la terre, Dieu a creusé en nous, pour que les sentiments qui font l'homme ne se perdissent jamais, des voies secrètes qui conduisent au cœur » (Discussions critiques, fragment 40). Lamennais n'aimera jamais parler de sa jeunesse et, quand on croit qu'il l'évoque, c'est avec de telles pudeurs, de tels silences, que le mystère est préservé.

« Mon cœur ne s'acclimate point hors de la Bretagne »

Un fait indéniable d'abord : c'est un enfant de la Bretagne. Sans tomber dans le déterminisme celte, cela ne lui donne-t-il pas quelques chances supplémentaires de devenir un « homme aux semelles de vent » ? Sans doute Xavier Grall, d'instinct, est-il dans le vrai quand il écrit : « Lamennais est breton à un point qu'il n'est pas permis de l'être ni à Rome, ni à Paris. Il rêve debout5. » Déjà au XIX les écrivains de ce bout de la terre sentaient, comment dire, une invisible unité entre eux. Chateaubriand, qui fut assez fidèle à Lamennais, aimait répéter qu'il était né sous le même ciel que lui, dans la même ville, et à sa porte. Renan murmurait, un rien satisfait peut- être : nous autres portons une ville d'Ys au fond de nous- mêmes, « nous plongeons les mains dans les entrailles de

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l'homme et nous les retirons pleines des secrets de l'infini ». A la lisière de ce pays d'êtres indépendants jusque dans leur sentiment religieux, le Saint-Malo de Lamennais est atta- ché plus qu'aucune autre cité bretonne au libre essor de l'individu. Ses 17 000 habitants de 1789, qui sont les fruits de bien hasardeux brassages souvent, se distinguent par leur audace, c'est du moins la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes. Bien sûr, on pourrait dire que leurs remparts ferment leurs portes tôt le soir, qu'entre les rues et les escaliers qui réson- nent de cris, les idées circulent malaisément. L'odeur de pois- son et de saumure qui monte du port, celle de soufre, de poix, de goudron qui vient des chantiers, sont parfois diffi- cilement supportables. La ville est étroite, mesquine, brutale et pourtant l'imagination toujours s'en échappe. La vie vient ici de la mer ; partout on l'entend, à tous les sens du mot. Cité close ? Non, porte ouverte à bien des messages ! On évoque Cadix, Gênes, Venise. « C'est un navire prêt à s'élan- cer vers la haute mer », note Flaubert ; simplement, « il est retenu par un câble solide, le Sillon », qui lui rappelle, hélas ! qu'il demeure solidaire de la terre. Pays de tensions, d'aven- tures désirées mais où ne peut s'effacer tout à fait notre condition sordide. La légende raconte que le jeune Féli aime se caler dans un créneau des remparts, là où les vieilles cou- leuvrines qui garnissent alors les murs lui laissent une place. La Villemain, le cherchant pour le souper, ne parvient pas à le sortir de ses songes : « Il voit des choses que je ne vois pas ! » s'exclame-t-elle. Et en effet, il y a une vision malouine du futur. Où deviner mieux, par tous ses sens, les élans qui nous travaillent et aussi les pesanteurs qui nous retiennent ? « Un soir que je faisais à Saint-Malo de la musi- que avec quelques amis, nous fûmes interrompus par le bruit du tonnerre [...]. Nous montâmes pour jouir du spectacle sur les murs qui entourent la ville. Je ne vis jamais de calme plus parfait et de nuit plus profonde. Mais à chaque moment cette nuit s'entrouvrait dans toute la longueur d'un horizon immense et on apercevait d'un côté la vaste mer immobile, de l'autre des vaisseaux mouillés sur la rade ; et la terre au- delà. On eût dit un grand combat entre le silence et les bruits les plus formidables, entre les ténèbres et la lumière où chacun triomphait tour à tour. Il y avait bien là quelque chose d'analogue aux destins de l'homme » (lettre à Benoît

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d'Azy du 23 mai 1819). Jeune, Félicité cherche inlassable- ment les horizons sans limites ; il quitte souvent la ville pour la Petite Grève ou bien les dunes d'où il gagne, à marée basse, les plages ; il y pêche le lançon, les moules et les crevettes. Toujours il gardera la mémoire de cette côte : ce ne sont pas les environs de Gênes, écrira-t-il dans Les Affaires de Rome, qui pourront l'effacer. Ici, un peu du se- cret de son destin lui a été révélé.

La Chênaie

Mais il aime également s'enfoncer dans la campagne, galo- pant sur son cheval, et se retrouver, près de Dinan, à la Chênaie, le domaine qu'il goûte encore plus que sa ville natale. C'est Maurice de Guérin, son hôte de 1833, qui dé- crira peut-être le mieux, à l'orée de la forêt de Coëtquen, au bout de sa longue allée, cette grande maison blême. Il sentira que, comme Saint-Malo, elle participe elle aussi, à sa manière, d'un ailleurs : « Une maison élevée sur les confins de deux régions où, sans être dans la solitude, on n'appar- tient pas encore au monde ; une maison dont les croisées s'ouvrent d'un côté sur la plaine où s'agite le tumulte des hommes, et de l'autre sur le désert où chantent les serviteurs de Dieu ; d'un côté sur l'Océan, et de l'autre sur les bois. » Féli (que son frère Jean-Marie, animateur avec deux autres prêtres — Vielle et Engerran — du Collège ecclésiastique de Saint-Malo, a embauché comme professeur de mathémati- ques) arrache le plus de temps possible pour le consacrer à cette propriété. L'été 1805 s'y passe ainsi à réfuter, sur un vieux registre de commerce tout étonné de cet usage, Ray- nal *, Diderot et d'Holbach * ; Lamennais revient avec Jean- Marie, en décembre de la même année, puis l'été 1806 — c'est maintenant Bossuet qui retient son attention. A la vérité, il aimerait passer ici le plus clair de son temps. L'enseigne- ment lui pèse : chaque journée partagée est une journée per- due. A la Chênaie au moins, il complète sa bibliothèque : l'artifice de la lecture, esthétiquement bien choisie, construit l'homme. Sauf quand il se fait accompagner du premier jeune garçon — un élève du collège, Bois — dont il veuille for-

mer le goût, il est généralement seul : les domestiques ne

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comptent guère. Bientôt, il délaisse le professorat, que Jean Marie lui-même devra quitter quelques années plus tard (son établissement, à la suite de nouvelles lois impériales, se voit contraint, en 1812, d'abandonner son caractère ecclé- siastique). Féli fait alors construire derrière le manoir une petite chapelle : il n'a même plus la peine d'aller le diman- che à la paroisse de Plesder, en effet fort éloignée. Le repli sur la Chênaie s'accentue encore en 1813. Cette année de crise, le père et l'oncle sont en effet acculés à la faillite. Le domaine, seul, échappe au désastre : puisqu'il vient de feue Gratienne Lorin, il passe directement en propriété commune à Jean-Marie et Féli ; celui-ci, quasi sans ressour- ces, est maintenant contraint aussi par la pauvreté de pro- longer cette vie cloîtrée qu'il a d'ores et déjà élue. Une exis- tence simple qui s'apparente à l'otium, l'oisiveté active telle que la concevaient les Romains : long moment de retraite studieuse dans un lieu de fraîcheur et de calme, avec la pré- sence discrète, au loin, de la mer. Le vent qui siffle, le vent qui souffle, le tressaillement des arbres au-dessus du grand étang. Féli a déjà eu l'occasion de faire avec son père un premier séjour à Paris, en 1795, et en 1806 un autre avec Jean-Marie : l'atmosphère de la capitale l'a sans doute excité mais ici, très loin, expirent les derniers bruits du monde, et c'est mieux ainsi. La nature, apparemment triste — mais elle n'est pas souillée ! — regorge pour qui observe et sait soulever le voile, de signes, d'appels. Pas de maçons qui entassent pierre sur pierre on ne sait même pas pourquoi, aucun de ces vacarmes discordants qui troublent les nerfs. Les êtres et les choses ont gardé leur fraîcheur. Cette mai- son est en fait assez neuve mais il semble qu'elle appartienne aux temps anciens. Parfois, Féli rend visite au propriétaire voisin : ah ! les bonnes parties de tric-trac au coin du feu... Ou bien il s'en va parler avec les paysans : peut-être s'est-il déjà taillé une réputation de presque-médecin et distribue- t-il à l'entour ces potions qui lui vaudront l'admiration, sinon il parle du cidre qu'il faut mettre en tonneau, des lapins qui dévastent ses petits arbres, de la moisson, des épidémies : elles s'arrêtent, explique-t-il, convaincu, au seuil de cette ré- gion car elle est protégée. Ici, écrira Guérin dans son Journal (Noël 1832), les « paysans sont religieux [...] et pleins de vénération pour leurs curés. C'est un peuple tout à 'part qui

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a conservé dans le grand bouleversement moderne ses mœurs, sa langue et sa poésie ». Si l'Europe n'était composée que de hameaux, elle serait sauvée... La Chênaie, asile végétal, terrien, sylvestre, où se retrempe l'esseulé, manoir à remonter l'histoire où, obscurément, se terre celui qui voudrait bien la changer. « Là, tranquille un moment, [le cœur] oublie les hommes, il s'oublie lui-même, et s'évanouit dans les rêves d'une félicité qui n'est point. Chimères, chimères, que toutes ces pensées. Mon frère, soyons où Dieu nous veut ; il n'y a que cela qui soit bon » (lettre à Benoit d'Azy du 5 fé- vrier 1819).

L'amour, trop humain...

Mais que Dieu veut-il de lui ? S'il demeure ainsi long- temps, immobile à la Chênaie alors qu'il est très jeune en- core, c'est qu'il y sent, moins peut-être qu'ailleurs, l'urgence, l'écartèlement des choix devant lesquels il hésite. Le matin, il faut bien se lever, mais Dieu, pour quoi faire ? Le soir lui est plus doux mais c'est aussi le moment où l'imagina- tion, qui grossit tous ses objets, ne peut rester en repos : quel avenir ? La dépression, noire, mord souvent Féli. C'est pour consulter le médecin Pinel que Jean-Marie, inquiet de certains accablements de son frère, l'a emmené à Paris au début de 1806. Bien sûr, Féli est né prématuré, il est resté de condition chétive et sa médiocre forme physique explique peut-être les spasmes qui l'angoissent : Pinel dit qu'avec du lait, de l'exercice et peu de travail intellectuel, tout ira mieux. Cependant, Jean-Marie le sait, la difficulté gît sans doute ailleurs, plus profond. Comment aujourd'hui la cerner après tant de gloses qui ont parfois plus obscurci que résolu la question ? Je me souviens des propos que, dans un colloque où il avait traité doctement des rapports entre Vigny et Lamennais, chuchotait un étonnant universitaire à la sil- houette mauriacienne : « Oui ou non, demandait-il avec in- sistance tant la question lui paraissait fondamentale, Félicité a-t-il jamais touché une femme ? »

Lamennais sent du moins que l'homme est fait pour l'amour. C'est déjà l'enseignement de Tonton des Saudrais qui enferme là, en dernier ressort, tous ses devoirs. C'est

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surtout l'expérience de son enfance : très tôt privé de sa mère, n'ayant pas gardé d'elle une image maternelle, éloigné par ailleurs d'un père que les affaires accaparaient, il a le sentiment d'avoir appartenu à une communauté brisée, d'avoir perdu dès l'abord un essentiel. Ce que lui révèle son adolescence dans ce domaine est plus difficile à évaluer. En compagnie de son cousin, le créole Charles Thomas Pitot, avec qui vers 1798-1800, il est très intime, n'a-t-il pas dû beaucoup parler, par Anacréon interposé peut-être, de l'amour ? Mais le passage à l'acte ? Le timide Félicité est persuadé d'être disgracieux : petit (1 mètre 61), « le front éle- vé et large, le visage ovale et maigre, la pommette un peu saillante, les yeux gris, les lèvres minces, le corps frêle » (Duine), ne connaît-il pas davantage la déception que la réussite ? De n'avoir pas été beaucoup aimé à l'âge où il est si nécessaire de l'être, il reste au cœur une secrète blessure. Assez souvent et de manière révélatrice, il gémira sur le désir malheureux et mettra en garde contre la passion. Par exemple, cette lettre à Montalembert, le 29 mars 1833, beau- coup plus tard donc : « Je crains pour toi [...] les suites d'une passion dont le dernier effet sera d'émousser en toi le senti- ment, unique source de tout ce qu'il y a de grand et de beau dans l'homme. Toute ivresse est passagère et conduit à l'apa- thie ». Christian Maréchal situe vers 1800 le premier échec cuisant de Féli et évoque aussi, comme d'autres, à la date de 1803, un duel dont une jeune femme est sans doute l'objet. Il est difficle d'établir si Lamennais vit, à ces occa- sions, quelque chose d'unique et de profond mais, dès lors, semble-t-il, il pensera* que « la femme est une fleur qui n'exhale de parfum qu'à l'ombre » (Discussions critiques, fragment 35), qu'il vaut mieux lui vouer un attachement ten- dre et durable que de se laisser posséder violemment par elle et que, tout compte fait, le mariage, « joie du temps et fugitive comme lui », est un saut dans l'ombre. Parce qu'il s'en est trouvé meurtri, peut-être, il préfère considérer comme extravagant certain amour humain qui erre au hasard, comme l'imagination, se fixe un moment seulement, se découvre sans objet ni direction, dégénère en noire mélancolie et en misanthropie. « Il est inouï qu'on s'abuse au point de mettre le bonheur dans une passion brutale qui conduit tôt ou tard au dernier excès de la misère et de l'avilissement » (Essai

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sur l'indifférence en matière de religion, tome I, chapitre 9). Abusé par la littérature médicale de l'époque, Lamennais croit même pouvoir expliquer que le plaisir sexuel voulu, trop recherché, peut provoquer très rapidement la décrépi- tude complète : le front se dégarnit, les joues se creusent et le regard s'emplit d'une tristesse stupide. Mais le pire est la plaie, inévitable, qui met fin à la sarabande. Elle provoque une hémorragie incontrôlable qui vous laisse sans vie. Cer- tainement, lorsqu'il s'abrite derrière les arbres de la Chênaie, là où les femmes ne pénètrent quasiment jamais, ou plus tard, quand il décourage les pieuses assiduités des dames qu'agui- che sa gloire, c'est de ce danger qu'il cherche à se garder. Il ne veut pas tomber de nouveau dans le désert du doute de soi. Xavier Grall le regrette : « La fréquentation des fem- mes lui eût été plus fertile que celle des chanoines et des monsignors » mais, répond Duine, « vous pouvez fouiller toute sa correspondance jusqu'à la minute où il se cloître dans le sacerdoce, vous ne rencontrerez rien qui indique le souhait d'un intérieur, à côté de la femme aimée. Les regards de Féli cherchent uniquement ceci : une maison fraternelle où il vivrait dans une atmosphère d'amitié avec les seules préoccupations des ouvriers de l'esprit ».

Triste en effet quand il n'a pas à ses côtés quelqu'un qui l'aime, malade de l'absence (« les lieux où tu n'es pas me paraissent un désert », lettre à Benoit d'Azy du 27 jan- vier 1819), incapable de retenir son affectivité, il lui reste à aimer d'amitié puisque aussi bien « qui n'aime point ou n'aime que soi n'est pas libre mais tyran » (Discussions cri- tiques, fr. 12). La préface qu'il donnera en 1835 au De la servitude volontaire de La Boëtie est un de ses beaux textes. Peu avant, le 27 décembre 1834, dans une lettre à Montalem- bert, il avoue à propos de ses multiples correspondants et disciples : « J'ai perdu bien de l'amour, répandu çà et là, non pas goutte à goutte mais à pleine source, et cette source n'est point épuisée et avec quelque abondance qu'elle coule, jamais elle ne tarira. » Toujours en effet, Lamennais s'enflammera en découvrant chez des hommes jeunes, comme chez lui, d'immenses réserves qu'il cherchera à leur révéler : deux amis, c'est un oasis dans le désert du monde. Un très jeune Anglais, Moorman, qu'il amène au catholicisme en 1815 et à qui il prodigue des trésors de tendresse, Benoit d'Azy qua-

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tre ans plus tard, le jouvenceau Montalembert au moment .. de L'Avenir, d'autres encore sont successivement l'objet de

sa dilection, de son affection inquiète. En 1815, à Londres, Moorman est par lui convoqué à des rendez-vous multiples et semi-clandestins ; en février 1819, Benoit d'Azy reçoit vingt-deux lettres, vingt et une encore en mars : « Dis, mon Benoit, tu ne doutes point de mon amitié ? Tu n'en doutes point ? » Avec les hommes, il semble que ce timide hésite moins à s'épancher, trouve son expansion enfin, comme s'il se croyait abrité, dans la masculinité comme dans un havre, des « tristes tempêtes qui ébranlent le reste du cœur » (lettre à Montalembert du 25 septembre 1833). En fait, les chocs qui naissent de l'interruption ou de l'usure de ces affections éruptives ne sont pas sans le troubler. De Moorman, il dit : « C'était une âme angélique qui se peignait dans tous ses traits. Avec je ne sais quoi de triste qui venait de la terre, il avait une douceur, un calme, une pureté toute cé- leste » (lettre à Benoit d'Azy du 1 février 1819). Peut-être, mais quand il apprend la mort de cet ami si cher, en jan- vier 1819, leurs rapports, même s'ils ont toujours été extrê- mement chastes, peuvent-ils lui apparaître encore comme totalement graves et saints, pour reprendre une de ses expres- sions : « Ce jeune Anglais, ce tendre ami dont je t'ai parlé, n'est plus. Je ne puis t'en dire davantage, écrit-il le 30 à Benoit d'Azy ; j'ai été bien près de le suivre. » A plusieurs reprises, les ragots sur l'homosexualité de Lamennais iront d'ailleurs bon train : les milieux ecclésiastiques, à cet égard, regorgent toujours d'oreilles crédules. A la fin de la monar- chie de Juillet, une machination sera même montée qui vi- sera à le convaincre d'« immoralité contre nature ». On vous explique encore aujourd'hui que des documents de la pré- fecture de Police révéleraient, n'est-ce pas, bien des choses... Mais il est prouvé, quoi qu'en pense Henri Guillemin, que rien n'est prouvé. Alors, plus insidieusement, on déclare, comme Michel Mourre que le Dieu de Lamennais, celui à qui il rend un culte tout particulier, s'appelle amitié. Averti par bien des rumeurs, autour de lui et en lui, « ce chaste [...] qui, peut-être, très secrètement, très douloureusement, s'in- quiéta de brûler pour d'autres hommes » (Xavier Grall) s'ef- force, en fait à chaque fois, de ramer à contre-courant de la passion. Venu du royaume des vents, il a trop peur de semer

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la tempête. « Il sort de moi quelque chose qui fait mal à tous mes amis », confie-t-il à Benoit d'Azy (lettre du 8 fé- vrier 1819). Y a-t-il une « mesure chrétienne d'affection » qu'il craigne de dépasser (et pas seulement avec les hommes : qu'on lise sa correspondance avec Mme de Lacan, future baronne Cottu) ? Il parle aussitôt à ses proches de ses autres amis, il entretient Benoit d'Azy de Moorman, il lui fait ren- contrer Jean-Marie : il démultiplie son affection ; quitte à s'effacer quelque peu, il élargit le cercle ou plutôt il construit une relation trinitaire qui repose toujours sur Dieu, Dieu seul. Ainsi l'assurance est donnée d'une amitié plus durable puisque ancrée où il convient. Il faut être avec les hommes ou avec Dieu, et être encore avec Dieu quand on est avec les hommes, sans quoi on ne fait que changer de misère. A Benoit d'Azy, le 5 février 1819, le soir, puisque c'est le soir qu'il aime écrire à ses intimes : « Oui, je me repose douce- ment sur l'amitié de mon frère et tous deux ensemble nous nous reposerons sur le sein de notre Maître, au pied de sa Croix qui nous a sauvés. »

Une recherche spirituelle nerveuse

La Croix. Voici qu'apparaît, au point le plus sensible du cœur, la figure emblématique du christianisme. Chaque fois que son amour pourrait étreindre un objet, il comprend qu'il lui faut le laisser échapper. La famille ? Il ne songe pas à en fonder une. Les amis ? Il se doit de les renvoyer à eux-mêmes et ils le renvoient à lui-même. Comment vivre ce qu'il est ? Bon sang ! quelle douleur ! Il lui faut écrire des lettres. « Souffre et tais-toi. Au moins j'entends ce langage ; il est dur mais il est vrai. Il me rappelle la condition humaine » (lettre à Jean-Marie du 1 novembre 1810). « La souffrance est mon lit de repos » (au même, octobre-novembre 1811). Et encore, évoquant « l'état que les Anglais appellent despon- dency », « ce flux et ce reflux de souffrances et de combats usent l'âme et le corps tout ensemble » (au même encore, novembre 1811). Le pot à encre, la descente au tombeau... La Chênaie elle-même lui pèse. Il a beau y travailler, y plan- ter des arbres, seule la Croix est vivante. Louis de Ville- fosse : « Il souffre de tout ce qui peut faire frissonner les

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hommes, de la solitude, de la nuit, des tristesses sans nom qui s'abattent sur la campagne et qui vident le cœur et des inexplicables transes qui sont l'enfer des nerveux ; il souffre de ne pouvoir, refermer ses bras sur un cœur aimé, peut-être, mais il souffre surtout de sa conscience jamais en repos » Parfois il a l'impression d'une agonie de l'âme tant le dégoût l'aplatit. Dieu, l'infini, lui échappent comme le reste. « Aban- donné alors à une accablante apathie, avoue-t-il à son frère en 1810, totalement dépourvu d'idées, de sentiments et de ressorts, tout me [devient] à charge : la prière, l'oraison, tous les exercices de piété, et la lecture, et l'étude, et la retraite, et la société ; je ne [tiens] plus à la vie que par le désir de la quitter, et mon cœur éteint ne [trouve] une sorte de repos léthargique que dans la pensée du tombeau. » Il voudrait bien aimer la mort comme les chrétiens doivent l'aimer, à la façon d'une bénédiction attendue en retour d'une fidélité, mais en fait, c'est sa vie qu'il n'aime pas. Il en redoute la sécheresse : jours sans lumière, nuits de pierre. Il faut pour- tant bien que cette pénitence perpétuelle ait un sens. Après tout, ce que les païens virent d'abord dans le christianisme, ce furent « les pompes de la douleur, de graves et lugubres cérémonies, les pleurs [...], des menaces terribles, de redouta- bles mystères, le faste effrayant de la pauvreté, le sac, la cen- dre, et tous les symboles d'un dépouillement absolu et d'une consternation profonde » (Essai, introduction au tome I). Et au bout de tout cela, il y a pourtant la fête continuelle du compagnonnage avec Dieu. Sans doute, puisque le Christ a offert sa médiation aux hommes, sa propre nuit débouchera- t-elle sur une aube. Son sacrifice ne sera donc pas vain, il aime à s'en persuader. Il s'encourage, en fréquentant L'Imi- tation de Jésus-Christ, à ne pas voir dans la stérilité la conséquence d'un mauvais équilibre de vie mais un signe, une source bénie où réside la volonté de Dieu. Que d'âmes qui se fussent évaporées sans la sécheresse ! Pensant cela, il n'atteint pas la béatitude de la contemplation qui lui est étrangère sans doute, mais il se prend à revivre : brusque- ment il abandonne la livrée mystique, et chante et cause et s'agite. Il cite Fénelon : « Souvent la mort me consolerait » mais « souvent je suis gai et tout m'amuse » (lettre à Jean- Marie, 1812). Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne creuse pas son sillon avec égalité. Nerveusement, il cherche

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l'horizon qui ne soit pas mirage et alors il déploie l'énergie qui est, sans doute, l'apanage des grands romantiques. A cha- que sursaut, il imagine approcher de l'ordre, du repos, du bonheur auquel il aspire. Mais c'est toujours partie remise...

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NOTES

1. La famille de La Mennais sous l'Ancien Régime et la Révo- lution d'après des documents nouveaux et inédits, Paris, Librairie Académique Perrin, 1913, p. 19.

2. L'une d'elles, située sur la paroisse de Trigavou, donne au grand-père de Félicité la possibilité d'ajouter à son nom une parti- cule : de La Mennais (Ar Menez, en breton... la montagne). Pour Féli, il n'y a pas lieu de revendiquer la moindre apparence de no- blesse puisqu'en France, à la différence de ce qui se passe en Angleterre, l'aristocratie n'existe plus. Dans la seconde partie de sa vie, il abandonnera donc la particule (et écrira son nom en un seul mot : Lamennais — orthographe que nous avons adoptée) tan- dis que son frère, lui, la gardera ainsi que les armes familiales qu'il fera graver sur la cheminée de « son » domaine de Boyac : le plus orgueilleux des deux n'est peut-être pas celui que désigne la litté- rature pieuse.

3. La Mennais, sa vie, ses idées, ses ouvrages, Paris, Garnier, 1922, p. 10.

4. Christian Maréchal, La jeunesse de La Mennais, contribution à l'étude des origines du romantisme religieux au XIX siècle, Paris, Librairie Académique Perrin, 1913, p. 67.

5. Stèle pour Lamennais, Paris, Hallier, 1979, p. 30. 6. Lamennais ou l'hérésie des temps modernes, Paris, Amiot-Du-

mont, 1955. 7. Lamennais ou l'occasion manquée, Paris, Jean Vigneau, 1945,

p. 23.

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LE LIVRE Le Breton Félicité de Lamennais (1782-1854) fut certe

prêtre et philosophe. Mais il est surtout, dans la tourmente idéo logique de son temps, un homme passionnément inquiet de liberté : cette liberté de penser qui le fait lutter contre l'indiffé- rence religieuse le conduira au drame de la rupture. Poussé par son exigence de vérité, il proclame la foi comme maîtresse de toute intelligence humaine et provoque l'accès des catho liques à la presse moderne. Condamné par Rome en 1834, il poursuit son chemin dans la solitude, fidèle à ses sincérité successives. Dans une société blasée, l'interrogation de Lamen- nais rappelle aux hommes leur responsabilité.

L'AUTEUR Jean Lebrun, né en 1950, agrégé d'histoire, professeu

dans un lycée de la région parisienne depuis 1973, chercheur asso cié au groupe de sociologie des religions (C.N.R.S.). Collabo rateur de TF 1 (Le Jour du Seigneur) et de France-Culture (Matinales), il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Spécialités : l'univers monastique et les rapports entre religion et politique.

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