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L'Algérie dans la tourmente

D A N S LA M Ê M E C O L L E C T I O N

L'agriculture, Jacques GRALL Asie du Sud-Est : le décollage, Hugues TERTRAIS L'Asie centrale : l'indépendance, le pétrole et l'islam, P. CHUVIN, P. GENTELLE Les banlieues, Jean MENANTEAU La bioéthique, Valérie MARANGE La Bourse, Dominique GALLOIS Le catholicisme, Henri TINCQ La Chine, à la fin de l'ère Deng Xiaoping, P. DE BEER, J.-L. ROCCA Les chômages, Olivier MAZEL Les classes sociales, pertinence et permanence, François CHATAGNER Le commerce international : du GAIRÀ l' OMC, Chantal BUHOUR La consommation, Fabrice NODÉ-LANGLOIS, Laurence RIZET La Corée : deux systèmes, un pays, Eric BIDET Le couple franco-allemand depuis 1945, Laurent LEBLOND Décentralisation et aménagement du territoire, René MEISSEL L'économie allemande, Jacques-Pierre GOUGEON L'économie des Etats-Unis, Serge MARTI Economie et environnement, Sylvie DERAIME L'économie mondiale de la drogue, Jean-Claude GRIMAL L'économie sociale, Eric BIDET L'excliision : le social à la dérive, Olivier MAZEL La faim dans le monde, Pierre LE Roy La famille, Christiane CORDÉRO Finance et économie : la fracture, Olivier PlOT Hong Kong, enjeux d'une transition historique, Jean-François DUFOUR L'immigration, les enjeux de l'intégration, Philippe BERNARD Les institutions européennes, la réforme inachevée, Marcel SCOTTO L'islam, Paul BALTA Les jeunes, Valérie MARANGE La justice, entre soumission et émancipation, Claude BERNARD Les matières premières, Marie DE VARNEY Mondioscopie, Alain GÉLÉDAN Monnaie, monnaies, Michèle GIACOBBI, Anne-Marie GRONIER Mo.veii-Orietit : crises et enjeux, Alain DURET Le multimédia : la révolution au bout des doigts, Michel ALBERGANTI Les nationalismes en Europe : quête d'identité ou tentation de repli ?, E. NGUYEN La nouvelle menace nucléaire, Alain DURET Les partis politiques et l'argent, Claude LEYRIT Les partis politiques, Claude LEYRIT La politique culturelle, Jean-Michel DJIAN La population du monde, Guy HERZLICH, Jean-Claude GRIMAL La protection sociale, François CHATAGNER Les Régions, entre l'Etat et l'Europe, Patrick MARTINAT, Jacques HUGUENIN Le Royaume-Uni : économie et société, Paul VAISS La Russie : espoirs et dangers, Bernard FÉRON La santé en France : le médecin, le malade, l'Etat, Thierry BOUFFECHOUX Sport et société, Jean-Jacques BOZONNET Le système fiscal français, Arnaud PARIENTY Les tiers mondes, Micheline ROUSSELET Transitions à l'Est, Alain GÉLÉDAN Le travail des femmes, Christiane CORDÉRO Le travail : toujours moins ou autrement, Alain LEBAUBE Y(,,ugoslai,ie : histoire d'un conflit, Bernard FÉRON

Patrick Eveno

L'Algérie dans la tourmente

femonde

Collection dirigée par JeanoQlaude Grimai et Olivier Mazel

Service documentation du Monde :

Marie-Hélène Du Pasquier

Conception et réalisation des graphiques et des cartes : Philippe Rekacewicz et Cécile Marin

Composition et mise en page : Atelier Ledoux, Bruxelles

(Q Le Monde-Editions, 1998

Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par ph^tocOoie ou microfilm, est interdite sans autorisa- tion écrite de l'éditeur.

Sommaire

Introduction 11

Chapitre 1 De l'Algérie française à l'Algérie algérienne 15

1. De la conquête à la colonisation 16 Questions de sémantique 18

2. La guerre d'indépendance 26 Du Parti populaire algérien au Front de libération nationale (FLN) 33

3. La naissance difficile de l'Algérie : les conflits du pouvoir 37

Chapitre il De la « révolution algérienne » au « socialisme algérien » 39

1. De Ben Bella à Boumediène 41

Le « non-alignement » 42

2. Une politique identifiée au développement 50 L'agriculture sacrifiée 51

3. La nationalisation du pétrole et du gaz 56

Chapitre III L'improbable sortie du socialisme 63

1. Chadli, le tournant 65

2. Octobre 1988, l'effondrement du socialisme algérien 67 L'inévitable réforme pétrolière 73

3. La crise de l'endettement 77

Chapitre IV Une société désorientée 81

1. Socialisme et traditions 82

2. Une démographie débridée 87

3. L'école et l'arabisation 93 Une langue, une nation 97

4. Un enjeu : les femmes algériennes 99

5. Une jeunesse désœuvrée, une culture écartelée 102

Chapitre V Du multipartisme à la dictature 107

1. Un souffle éphémère de liberté 108

2. L'islam fédérateur 111

L'influence passe par les femmes 118

3. Du triomphe du FIS au coup d'Etat 120 « Tu vas mourir... » 123

4. La nébuleuse des groupes armés 125

Chapitre VI La guerre sans nom 127

1. La reconstruction du pouvoir algérien autour de Liamine Zeroual 128

Liamine Zeroual, général-président 129 2. La tutelle du FMI sur l'économie 133

Les islamistes algériens, bons combattants et bons commerçants... 135

3. « Normalisation » politique et dérives terroristes 140 Les principales dispositions constitutionnelles 145 Le goût du mystère 152

4. L'ONU, l'Europe et le « droit d'ingérence » en Algérie 157

Chapitre vu L'Algérie et la France 161

1. L'entente conflictuelle de l'Algérie et de la France 163 Les harkis 167

2. Le terrorisme resserre les liens 172

L'islam inspire de nombreuses associations de jeunes « beurs » 174

3. Les intellectuels français dans le débat algérien 178

Chronologie 182 Sigles 218 Bibliographie 219 Index 220

Les chiffres figurant dans les tableaux de cet ouvrage sont extraits de différentes sources : Office national de la statistique (ONS) algérien, consultable sur Internet (http://ist.cerist.dz/sie/ons/) ; Département d'Etat des Etats-Unis, Country reports on economic policy and trade practices ; L'Etat du monde (La Découverte) ; Rapport sur le déve- loppement dans le monde (Banque Mondiale), Images économiques du monde (SEDES) ; « Les Chiffres du monde », dans Encyclopaedia Universalis ; Atlaséco (Le Nouvel Observateur), Nord Sud Export, Bilan économique et social et autres publications du journal Le M o n d e . ■.

Introduction

Depuis le début de l'année 1992, lorsque l'armée algérienne est intervenue pour renverser le président Chadli et annuler les seules élections démocratiques qui aient jamais eu lieu dans ce pays, l'Algérie est entrée dans la tourmente. Aux exactions d'un terrorisme aveugle et sanguinaire répondent une répression militaire également aveugle et sanguinaire. Depuis le début de cette guerre civile, commencée il y a sept ans, environ cent mille Algériens sont morts sous les coups des uns ou des autres.

Il serait facile d'expliquer cette escalade meurtrière, soit par la dérive des « fous de Dieu », soit par la volonté de l'armée et de la caste dirigeante de préserver ses privilèges. Certes, ces deux causes jouent indiscutablement un rôle ma- jeur dans la tragédie algérienne, mais il faut aller plus loin dans l'analyse. D'aucuns l'expliquent par la tradition de vio- lence de ce peuple, déjà présente chez les Numides ou les conquérants arabes, pérennisée par l'organisation tribale et enracinée par la colonisation, par la guerre d'indépendance et maintenant par la guerre civile.

Bien sûr, la société algérienne n'est pas tendre : comme toutes les sociétés du bassin méditerranéen, les excès du cli- mat, la rudesse de la nature et les avatars de l'histoire ont

contribué à élaborer une civilisation où la force prime, où la parole est affirmation ou incantation plutôt que dialogue. Tou- tefois, on ne saurait réduire le drame algérien à un détermi- nisme biologique ou géographique qui condamnerait les Al- gériens à une violence perpétuelle.

Pour comprendre l'Algérie de cette fin de siècle, il faut se pencher sur son histoire récente. Elle seule peut nous faire comprendre à quel point les projets idéologiques, tels que le colonialisme, le « socialisme », le fondamentalisme religieux ou le totalitarisme militaire, peuvent engendrer une société inhumaine qui rend les peuples barbares.

Après plus d'un siècle de colonisation et huit années de guerre, le modèle de développement imposé sous Boume- diène, mélange de tiers-mondisme et de socialisme, de tradi- tionalisme musulman et de modernité économique, encadré par un parti unique, le Front de libération nationale (FLN), lui- même inféodé à l'armée, a survécu grâce aux revenus pétro- liers et ne s'est maintenu que par la dictature. Lorsque, à partir de 1985, les recettes d'exportations se sont effondrées avec les prix du pétrole, les problèmes économiques et sociaux de l'Algérie n'ont pas tardé à éclater sur le plan politique. Les émeutes d'octobre 1988 ont agi comme un révélateur, mettant à jour toutes les tensions de la société algérienne. En dépit de tentatives de réforme et d'une relative démocratisation, l'Al- gérie est devenue le champ clos des rivalités de l'armée et des intégristes musulmans organisés par le Front islamique du salut (FIS). Depuis janvier 1992, les gouvernements se sont succédé, inaptes à réformer le système économique et politi- que et incapables de juguler le terrorisme des islamistes. Tou- tefois, depuis l'élection du général Zeroual à la présidence de la République, en novembre 1995, une façade démocratique a été mise en place. Dans ces conditions, l'objectif d'une vérita- ble démocratie, qui seule pourra résoudre le problème algé- rien en favorisant le dialogue entre les frères ennemis, ne

semble pas encore proche, tandis que les Algériens sombrent dans la précarité. En effet, au cours de l'année 1998, la popu- lation algérienne, qui a triplé depuis 1962, a dépassé les 30 millions d'habitants, alors que les ressources du pays stagnent et peinent à satisfaire les besoins élémentaires.

Le général Liamine Zeroual, choisi par ses pairs, exerce en Algérie un pouvoir qui demeure dictatorial, en dépit de quel- ques concessions électorales de façade. Les démocrates sont désarmés lorsque parlent les armes, d'autant qu'ils semblent minoritaires en Algérie. Le dialogue avec les islamistes, ébau- ché publiquement ou secrètement à diverses reprises, ne débouche toujours pas sur la négociation qui, seule, pourra ramener la paix en Algérie, dans la mesure où le courant religieux représente une force considérable et offre une ré- ponse à de nombreuses revendications d'une large fraction de la population. Il faudra bien un jour composer avec toutes les forces représentatives de la population algérienne et accepter de partager le pouvoir, voire de le perdre dans une alternance démocratique.

L'histoire de l'Algérie contemporaine est celle des occa- sions manquées par les gouvernements, par les forces politi- ques ou sociales, qui ont refusé le dialogue et privilégié la force pour imposer leurs idées ou pour s'emparer de prében- des. Il serait peut-être temps, pour l'Algérie et pour les Algé- riens qui souffrent, de renouer les fils de la communication entre toutes les parties de la guerre civile algérienne.

CHAPITRE 1

De l'Algérie française à

l'Algérie algérienne

înénT'màar.u deruzs le 3 ;u:lie: 1962. l'Algérie célébré ^c>lonr.e^ les p'az:j d'ainmes de la p u me de Libération nÙ- zonale q*z a p**mzs de r;mp~e ar*ec un passé C{)[I.'r..LiJl dzs-:^é:emen: -ode aloKs que les cen: wr.;e armées de la L'.'J..''''../..;r:..'''' ̂ -.mcaise *narq~Aen: en.: : r>i son par- sage et ses \zc;.zj^.:s. L Adze"ze. ey. «rfv:. p*: le seul :¿m:J):re soumis fi la Fnzzc* :u la merrvcole entrer m de remodeler le pays p>:>*r y :?>amger les T^odzzicns. les hommes et leurs mœurs.

1. De la conquête à la colonisation

Une médiocre querelle entre le dey 1 d'Alger et le consul de France, à propos de créances impayées, ayant dégénéré, les armées du général de Bourmont conquirent Alger en juillet 1830, à l'issue d'une campagne rondement menée. Mais le véritable but de l'expédition était de redorer par un glorieux fait d'armes le règne de Charles X, terni par l'autoritarisme du souverain et le conservatisme de ses ministres. Ainsi, dès 1830, l'Algérie entrait dans l'histoire française pour des rai- sons de politique intérieure. Avant la conquête française, le nord du territoire de l'Algérie actuelle était sous la dépen- dance théorique de l'Empire turc, dont l'influence avait con- sidérablement diminué au XVIIIe siècle. Le dey d'Alger, gou- verneur nommé en principe par le sultan, était en fait élu par la corporation des corsaires et pirates qui faisait la richesse de la ville. Cependant, le déclin de la course 2 raréfiant les rentrées d'argent, conjugué au retrait général de l'Empire turc, fit d'Alger une proie facile pour la France.

Pourtant, la conquête de l'ensemble du territoire fut longue et douloureuse, et plus encore la pacification qui ne fut réali- sée qu'à la fin du XIXe siècle. Les quarante premières années de la colonie française restent marquées par les expéditions militaires et les révoltes tribales.

Certes, la métropole ne conçoit, au départ, aucun projet d'ensemble pour sa colonie, et les mesures prises par les ad- ministrateurs, civils ou militaires, manquent souvent de cohé- rence. Cependant, la République, la Seconde en 1848, la Troi- sième après 1870, élabore une politique d'assimilation visant à faire de l'Algérie un simple prolongement de la métropole

1. Gouverneur nommé par le sultan ottoman. 2. La fin des guerres napoléoniennes permettent de ramener l'ordre en Médi-

terranée, les marines de guerre des puissances européennes faisant la chasse aux pirates et corsaires.

au-delà de la Méditerranée. Si l'on excepte les territoires du sud qui restent une sorte de Far West à la française comme l'évoque bien Fort Saganne3, la colonie est divisée en trois départements, peuplés de colons européens dotés de tous les droits de la citoyenneté française. L'Algérie ne dépend plus du ministère des Colonies, mais de celui de l'Intérieur qui lui accorde, entre 1898 et 1900, une assemblée élue, l'autonomie budgétaire et la « personnalité » civile.

Les Algériens (« les indigènes », comme les qualifie la lit- térature administrative de l'époque) ne jouissent cependant pas des mêmes droits. Soumis au Code de l'indigénat depuis 1881, ils demeurent des sujets, supportant brimades et répres- sion, et leurs meilleures terres, traditionnellement en pro- priété collective, sont confisquées, saisies ou achetées à bas prix. Plus de trois millions d'hectares reviennent ainsi aux colons, à l'Etat ou à de grandes sociétés, au nom de la moder- nisation et de la liberté d'entreprendre. Dépossédés de près de la moitié des terres cultivables, les Algériens s'appauvrissent, tandis que la population augmente. Ne pouvant tous travailler sur leurs terres ou sur celles des colons, nombre d'entre eux partent vers les villes chercher un emploi.

La colonisation française en Algérie prend ainsi des carac- tères originaux que l'on ne retrouve ni au Maroc ni en Tunisie, où les administrateurs tentent de préserver un minimum des

[ mœurs et des institutions des peuples sous protectorat, et : moins encore en Afrique noire ou en Indochine où la présence \ française reste faible.

La contradiction fondamentale de l'Algérie coloniale se développe dans la première moitié du xxe siècle : d'une part il

l faut trouver, voire créer, des citoyens Français, car l'Algérie ) doit devenir la France, d'autre part il faut maintenir en tutelle I les Algériens, qui risquent, en devenant citoyens, de dominer 1 politiquement leur propre pays.

î 3. Fort Saganne, roman de Louis Gardel, adapté à l'écran par Alain Corneau.

Questions de sémantique

Pendant la colonisation française, les habitants de l'Al- gérie étaient irrémédiablement classés en deux catégo- ries, celle des dominants et celle des dominés, quels que fussent par ailleurs leur fortune, leur diplôme ou leur extraction. Dans ce système de séparation des peuples où, d'un seul regard, on différenciait un cor- donnier maltais d'un avocat kabyle à d'imperceptibles détails vestimentaires ou physiques, il fallait nommer chacune des deux communautés, pour la différencier de l'autre. Dans la vie quotidienne, on parlait « des Français et des Arabes », même lorsque ces derniers étaient berbérophones d'origine kabyle. Mais cette classification entrait en contradiction avec la réalité du peuplement et avec la volonté de l'administration colo- niale de diviser les Algériens pour mieux régner sur une population déchirée. Le résultat fut que diverses appel- lations eurent cours, successivement ou conjointement.

Dans la première période de la colonisation, on diffé- renciait les « colons » des « indigènes ». Mais les Fran- çais rejetèrent le terme de colon qu'ils estimaient péjo- ratif, parce que, dans l'opinion métropolitaine, il était trop souvent accompagné de l'adjectif « gros ». En outre, la naturalisation des juifs algériens par les dé- crets Crémieux intégra dans la communauté française des « indigènes », appelés auparavant les « Arabes juifs ».

Comme il était hors de question d'appeler les Algé- riens « Algériens », dans la mesure où cela aurait été leur reconnaître un droit sur le pays et parce que les descendants des colons revendiquaient également ce

titre, on prit le parti de les appeler « les musulmans », qui jouissaient du « statut coranique ». Toutefois, le terme « musulman » posa rapidement des problèmes : comment accepter de reconnaître une communauté re- ligieuse dans la République laïque et séparée des Egli- ses, qui refusait de reconnaître les communautés chré- tienne ou juive ? Et comment nommer les musulmans qui renonçaient au statut coranique pour devenir ci- toyen français ? On créa alors une catégorie hybride, celle des « Français musulmans », peu fournie au dé- part, mais qui était appelée à s'étoffer avec l'intégration d'une partie de l'élite musulmane et le recrutement des harkis 4. On conserva donc le terme « musulman », parce que celui d'Arabe rattachait les Algériens à une communauté étrangère à la France et parce que l'admi- nistration souhaitait différencier les berbérophones des arabophones, afin de les monter les uns contre les autres.

Pour les non-musulmans, le problème était de don- ner, par un nom, une unité à la population dominante. On ne pouvait parler simplement de « Français », parce qu'un nombre significatif d'Espagnols ou d'Italiens avaient conservé leur nationalité d'origine, et parce qu'il fallait les différencier des métropolitains. On les appela parfois les « Européens >,, ce qui permettait de les op- poser aux « Africains >,, mais, au cours des années 50, c'est le terme « pieds-noirs » qui triomphe dans le lan- gage populaire. D'après Le petit Robert, ce terme est

4. Les harkis sont des auxiliaires recrutés par l'armée française pen- dant la guerre d'Algérie. Le terme est employée de façon générique pour désigner les différentes catégories de musulmans recrutés par l'administration, la police, la gendarmerie ou l'armée.

attesté en 1955, comme synonyme de « Français d'Al-

gérie » ; en 1901, il signifie « chauffeur de bateau indi- gène », et en 1917, il désigne un « Arabe d'Algérie ». La population pied-noir comprend des Français, des

étrangers (Italiens, Espagnols, Maltais, Libanais, etc.) et les juifs algériens. En dépit de ses divisions, cette communauté trouve son homogénéité par opposition

aux Algériens musulmans.

Devant le faible engouement des Français pour l'aventure coloniale, le décret Crémieux de 1870 naturalise d'office les juifs d'Algérie, et une loi de 1889 impose la nationalité fran- çaise à tous les descendants d'immigrants européens (princi- palement Espagnols, Italiens et Maltais) nés en Algérie. En 1886, la moitié des 430 000 Européens recensés est française, alors que quarante ans plus tard, la population européenne compte moins de 200 000 étrangers sur un total de 830 000. Les Européens forment ainsi une population hétéroclite qui trouve son unité dans une commune domination des musul-

mans, puis dans une volonté commune de garder l'Algérie sous tutelle française.

Refusant en effet de les reconnaître comme Algériens, la Troisième République, laïque, accorde aux musulmans le « statut coranique » 5 qui les cantonne dans une catégorie juri- dique de second plan. Dans le même temps cependant, la République limite considérablement les possibilités de pèleri- nage à La Mecque, afin de préserver les musulmans des in- fluences extérieures néfastes. De 1894 à 1952, le pèlerin doit

5. Le statut coranique est un ensemble de règlements disparates et évolutifs qui laisse exercer la justice civile par des juges musulmans (les cadis), en lieu et place de la justice française qui se réfère au Code civil.

disposer d'un pécule important, déposer une caution pour sa famille et avoir satisfait à toutes ses obligations civiles et militaires. La négation de toute unité algérienne passe par une répression sanglante des insurrections (Abd el-Kader6 dans les années 1840, El Mokrani7 en 1871, Sétif 8 en 1945) et par la volonté permanente de l'administration française de susci- ter des rivalités entre tribus et des conflits entre Kabyles et Arabes. Ce qui n'interdit pas à cette même administration de s'appuyer sur les hiérarchies traditionnelles et les aristocraties tribales pour faire régner l'ordre dans les campagnes. Les caïds (chefs de tribu ou de douar 9), les cadis (juges) et autres agas et bachagas 10 aux titres honorifiques, sont maintenus en place quitte à être sanctionnés en cas de troubles, ou parfois décorés de la Légion d'honneur.

La colonie algérienne connaît ainsi une évolution à deux vitesses, une pour les colons, une autre pour les « indigènes » qui, cependant, se côtoient quotidiennement et se retrouvent même au cours de la Première Guerre mondiale, lorsque la patrie fait appel à eux tous pour aller mourir à Verdun ou

6. Abd el-Kader, émir (chef) des tribus de la région de Mascara, et « com- mandeur des croyants », prêche la guerre sainte contre les Français, de 1832 jusqu'à sa reddition en 1847.

7. Bachaga dans le Constantinois, El Mokrani déclare la guerre sainte en mars 1871, en profitant de l'affaiblissement de la France en guerre civile et occupée par la Prusse. L'insurrection, limitée à la Kabylie, est dure- ment réprimée par l'armée française.

8. Le 8 mai 1945, quelques milliers de musulmans armés, scandant des slogans réclamant la libération de Messali et l'indépendance, inves- tissent les quartiers européens de Sétif et Guelma en Petite Kabylie. L'insurrection s'étend dans les villages de la région et d'une partie du Constantinois. Au total, 109 Européens sont tués en une semaine. L'ar- mée française, assistée de la marine de guerre et de l'aviation, intervient alors. Plusieurs milliers d'Algériens sont tués au cours de la répression militaire.

9. Douar : groupe de tentes, par extension, circonscription administrative. 10. Aga, bachaga : distinctions honorifiques conférées par l'administration

française à certains chefs de tribu ou de douar.

travailler dans les usines parisiennes. Vingt-deux mille Euro- péens et vingt-cinq mille Algériens périssent dans les tran- chées, tandis que le mouvement d'émigration vers la métro- pole s'amorce pendant la Grande Guerre.

Jusqu'en 1945, l'état de la colonie ne change guère, car l'Algérie est calme, trop calme même. La cécité des gouver- nements français n'a d'égal que l'aveuglement des pieds- noirs sur les réalités de la situation. En dépit de quelques notables locaux, qui soutiennent la colonisation parce qu'ils en profitent, comme le bachaga Boualem, et malgré une rela- tive intégration de quelques diplômés, comme le pharmacien Ferhat Abbas, la grande masse des Algériens ne connaît de l'œuvre civilisatrice de la France que son armée en temps de guerre, et les emplois de salariés agricoles ou de domestiques, en temps de paix.

La société algérienne de 1950 est plus proche de celle des Etats-Unis ségrégationnistes ou de l'apartheid sud-africain que de l'égalité républicaine. L'ignorance, le mépris, voire l'hostilité règnent sur une Algérie duale. D'un côté les pieds- noirs, qui ne sont certes pas riches pour la plupart, mais qui dominent ; de l'autre les musulmans, cantonnés dans des campagnes sous-développées, ou agrégés au monde des Européens dans une position subalterne. La ville musulmane est séparée de la ville européenne, de même que les écoles ou les cafés. Certes, il n'y a que rarement des interdictions écri- tes, mais il ne fait pas bon pour un musulman de franchir l'imperceptible ligne de séparation entre les deux communau- tés.

Les bidonvilles prolifèrent aux abords des grandes villes ou dans leur cœur même. Ainsi, la Casbah 11 d'Alger voit ses vieux palais mauresques divisés en de nombreux logements

11. Casbah : partie la plus ancienne de la ville d'Alger, construite à l'époque ottomane.

qui abritent une population toujours plus nombreuse. Les grands travaux, les constructions et les investissements, dont se glorifient les colons, sont destinés à leur usage quasi exclu- sif. L'industrie et l'agriculture s'orientent vers la métropole plutôt que vers la consommation intérieure. Routes, ports, chemins de fer, drainage et irrigation ne concernent que les plaines et les villes peuplées d'Européens, tandis que le déve- loppement en faveur de la population musulmane est négligé. Un chiffre, terrible pour l'idéal républicain, résume la situa- tion : en 1950, le nombre des enfants de six à quatorze ans scolarisés est le même (200 000) chez les pieds-noirs et chez les Algériens, alors que les musulmans d'âge scolaire (2 400 000) sont douze fois plus nombreux que les Européens (200 000).

La colonisation française en Algérie développe ainsi le pa- radoxe de vouloir intégrer la colonie dans la métropole sans accepter de s'en donner les moyens. Elle refuse de respecter l'algériannité au nom de la civilisation, mais condamne toute évolution par une politique à courte vue.

Les Européens d'Algérie, en élisant leurs députés à l'As- semblée nationale, jouent un rôle charnière dans les majorités gouvernementales et peuvent limiter l'intervention de la mé- tropole. En 1937, le projet Blum-Viollette 12, pourtant bien timide, est repoussé, et les réformes de 1944-1947, tardives et incomplètes, demeurent mal appliquées. Le double collège qui instaure la parité entre vote musulman et vote pied-noir (soixante députés chacun à l'Assemblée algérienne), bien qu'inégalitaire, est bafoué par la pratique d'élections truquées et les candidatures administratives des « béni-oui-oui ». Les

députés d'Algérie sous la IVE République forment un groupe de pression capable de faire basculer les majorités vers la

12. Projet visant à faciliter l'accès des musulmans à la pleine citoyenneté française. Il est rejeté par le Sénat le 30 janvier 1937.