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L'album, entre texte, image « support par Sophie Van der Linden* Quelle est la spécificité de 1 "album ? En quoi consistent les ressources de la forme d'expression qu'il offre ? Sophie Van der Linden montre qu'au-delà de la complémentarité ou de l'interaction entre textes et images, c'est l'étude d'un ensemble - intégrant support, paratexte et mise en pages - qui permet à l'analyse de mettre au jour un système de signification. * Sophie Van der Linden est chercheuse et formatrice en littérature de jeunesse. Elle est l'auteur d'un livre consa- cré à Claude Ponti paru aux éditions Être dans la collec- tion Boîtazoutils et d'une étude non publiée sur l'album. S i le terme « album » est bien com- pris par l'ensemble des profession- nels et des médiateurs de la littéra- ture de jeunesse, il ne connaît pas de rayonnement auprès d'un public plus large. Et le type d'ouvrages qu'il désigne peut, suivant les contextes, être dénom- mé livre d'images, livre pour enfants, voire confondu avec le livre illustré. Pourtant son emploi n'est pas récent, il remonte aux origines de ce type de livres qui apparaît dès le début du XIX e siècle, s'imposant au public enfantin dans les années 1860 avec notamment les « albums Stahl » de Pierre-Jules Hetzel. À ce flou de la définition correspond la question de sa spécificité. Finalement, qu'est-ce qu'un album ? Les historiens distinguent l'album du livre illustré par la prépondérance spa- tiale de l'image sur le texte 1 . Est-ce un genre ? Il semble plutôt que l'album accueille une pluralité de genres - récit fantastique, conte, poésie, etc. - sans pour autant en être un d'identifiable 2 . Plus certainement, l'album constitue une forme d'expression spécifique, son dossier /N°2H-LAREVUEDESLIVRESP0URENFANTS 59

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« supportpar Sophie Van der Linden*

Quelle est la spécificitéde 1 "album ?En quoi consistent les ressourcesde la forme d'expressionqu'il offre ?Sophie Van der Linden montrequ'au-delà de la complémentaritéou de l'interaction entre texteset images, c'est l'étuded'un ensemble - intégrantsupport, paratexte et mise enpages - qui permet à l'analysede mettre au jour un systèmede signification.

* Sophie Van der Linden est chercheuse et formatrice en

littérature de jeunesse. Elle est l'auteur d'un livre consa-

cré à Claude Ponti paru aux éditions Être dans la collec-

tion Boîtazoutils et d'une étude non publiée sur l'album.

S i le terme « album » est bien com-pris par l'ensemble des profession-nels et des médiateurs de la littéra-

ture de jeunesse, il ne connaît pas derayonnement auprès d'un public pluslarge. Et le type d'ouvrages qu'il désignepeut, suivant les contextes, être dénom-mé livre d'images, livre pour enfants,voire confondu avec le livre illustré.Pourtant son emploi n'est pas récent, ilremonte aux origines de ce type de livresqui apparaît dès le début du XIXe siècle,s'imposant au public enfantin dans lesannées 1860 avec notamment les« albums Stahl » de Pierre-Jules Hetzel.

À ce flou de la définition correspond laquestion de sa spécificité. Finalement,qu'est-ce qu'un album ?Les historiens distinguent l'album dulivre illustré par la prépondérance spa-tiale de l'image sur le texte1. Est-ce ungenre ? Il semble plutôt que l'albumaccueille une pluralité de genres - récitfantastique, conte, poésie, etc. - sanspour autant en être un d'identifiable2.Plus certainement, l'album constitueune forme d'expression spécifique, son

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organisation interne le distinguant desautres livres pour la jeunesse accueil-lant des images3.

Reste à comprendre en quoi il constitueun médium particulier. Considérer qu'ilse présente avant tout comme une com-binaison de textes et d'images ne suffitpas à le caractériser. Lorsque les imagesne se posent pas en illustration d'un récitmais proposent une signification articuléeà celle du texte, la lecture d'albumdemande l'appréhension combinée de ceque dit le texte et de ce que montrel'image. Les critiques américains, depuisBarbara Bader, désignent cette relationparticulière par le terme d'« interdépen-dance » 4. Il ne s'agit donc pas d'unesimple co-présence mais d'une interac-tion du texte et des images, le sens émer-geant de leurs rapports réciproques. Ilsuffit, pour s'en convaincre, de tenter uneapproche dissociée du texte et de l'imaged'une page d'album. L'un modifie néces-sairement la lecture ou l'interprétationisolée de l'autre. Le message global n'estni celui du texte ni seulement celui del'image mais bien un message émergeantde leur mise en relation.On pourrait dire que textes et imagesinteragissent. Dès lors, si l'on veut com-prendre leur fonctionnement, il faut nonseulement considérer leur rapport maisplus encore s'interroger sur la manièredont l'un agit envers l'autre, sachant quene se réalise que très rarement uneappréhension conjointe et simultanéedes deux instances, l'une ou l'autre étantdécouverte et lue en premier. Dansl'album, on ne peut déterminer unefonction figée et permanente du textepar rapport à l'image comme a pul'affirmer Roland Barthes concernant lapublicité5. En revanche, on peut exami-

ner comment l'une des expressionsintervient sur celle initialement abordéepar le lecteur. En effet, par sa fonctionnarrative et/ou son emplacement surl'espace de la page, le texte ou l'imagesera perçu prioritairement. Ensuite,l'expression dite « secondaire » confirme,contredit ou amplifie ce propos.

Frontières du livrePour autant, un album ne se résume pasà l'interaction de textes et d'images. Ilprésente en outre une organisation forte-ment liée à un support. Et ce support,c'est en premier lieu l'objet livre.L'album montre une grande diversitédans ses réalisations. Matérialité et for-mat y sont particulièrement variés,répondant d'une part à des usages et àdes publics et d'autre part à des choixd'expression.On constate ainsi que les albums « toutcarton » s'ils sont, du point de vue édi-torial, prioritairement destinés aux tout-petits, intéressent également les créa-teurs par une matérialité présentantd'autres atouts que sa résistance, notam-ment une continuité entre la couvertureet les pages internes et une tourne depage marquée.Le type de papier choisi participe parfoispleinement de l'expression, comme lesfeuilles de calque dans Le Brouillard deMilan6 de Bruno Munari, ce dernierayant montré avec le Livre illisible7 quel'exploitation des données matérielles dulivre peut suffire à créer du sens.Le format peut, quant à lui, fortementdéterminer l'expression et chaquedimension recèle ses propres puissan-ces ou impuissances. Comparer lesincidences des différents formats d'al-bums d'un même illustrateur sur lesujet, la mise en pages ou encore le type

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de narration permet de mettre enlumière ces particularités.

La couverture ou les pages de garde ontune fonction matérielle précise et com-portent des messages paratextuels8.L'une des spécificités des parâtextes del'album est qu'ils relèvent souvent d'unecréation de l'illustrateur et non des seulséditeurs ou maquettistes comme c'est lecas pour le roman par exemple9. Danscette perspective, couvertures, pages degarde10, pages de titre et pages internessont à considérer comme un ensemblecohérent pouvant être le lieu d'un jeuparticulier avec le lecteur. L'un des res-sorts de ce fonctionnement consiste àentretenir l'ambiguïté sur leur statut deparatexte. Le récit peut ainsi démarrerdès la couverture ou la première garde etse dérouler à la manière cinématogra-phique d'un pré-générique tandis quedéfilent les pages de titre ou celles por-tant les mentions légales11.

Le travail sur le paratexte permetd'étendre le récit ou l'expression visuelleaux abords du livre. Parfois, tous cesespaces s'articulent pour proposer unenarration secondaire cohérente. L'albumC'est pas moi12 nous en livre un réjouis-sant exemple en faisant évoluer sur cesespaces des soldats de plomb échappésdes pages internes. Les couvertures et lespremières gardes forment une continuitémettant en scène l'attaque du bataillon,puis les gardes de fin montrent saretraite précipitée. En refermant le livreon découvre sur le plat quatre de cou-verture ce qui les a mis en fuite : unBatman en plastique ! Réalisée àl'échelle du détail, cette séquenceentraîne le lecteur dans un jeu d'obser-vation ludique.

autobus mêlant lentementbrouillards des différants quartiers

Dans le brouillard de Milan, III, B. Munari, Seuil Jeunesse

Livre illisible, ill. B. Munari, diffusion Les Trois Ourses

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C'est pas moi '., Ml. R. Badel,Seuil Jeunesse(1ère de couv.)

C'est pas moi !,Seuil Jeunesse(1ère garde)

C'est pas moi.', III. R. Badel,Seuil Jeunesse

(4ème de couv.)

Contraintes et fortunes de la doublepage

Une fois passés ces abords, on pénètreau cœur du livre qui, tel que nous leconnaissons aujourd'hui, héritage ducodex, se présente comme un assembla-ge relié de feuillets semi-mobiles. Sonouverture se réalise sur une doublepage. Parmi les trois définitions relevéesdans le Dictionnaire de l'Académie de1842 par Ségolène Le Men dans son arti-cle « Le Romantisme et l'invention del'album pour enfants », s'en trouve unerattachée à l'album antique évoquant enlatin une surface d'inscription blanchie àla chaux : « Champ d'expression plas-tique et graphique, l'album retire de sesorigines antiques son espace, celui d'unegrande page, blanche en général, oùpeuvent se combiner, voire se superpo-ser, les éléments textuels et iconiques,tout en accordant une place d'honneur àI'imagel3 ». L'album se trouve ainsi, dèsson apparition, fortement lié à un espa-ce d'inscription.

C'est pas moi !, III. R. Badel,Seuil Jeunesse

2ème garde - détail

C'est pas moi !, il!. R. Badel,Seuil Jeunesse(4ème de couv. - détail)

A la lecture d'un roman, notre œil par-court les lignes d'écriture de la gauchevers la droite et de haut en bas, d'abordsur la page de gauche puis sur celle dedroite. Dans la bande dessinée, la planches'organise généralement sur l'espaced'une page, nous y parcourons successi-vement des vignettes selon un parcoursdéterminé. Dans l'album, mais c'est éga-lement le cas pour le livre d'artiste ou cer-tains recueils de poésie depuis queStéphane Mallarmé a fait franchir lamarge interne au texte avec son Coup dedésu, l'organisation des différents mes-sages ne respecte pas nécessairement lecloisonnement par page. De plus, larelative brièveté de la plupart des textesd'albums et la grandeur des images per-

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met un rapport privilégié au support. Lapossibilité qu'ont les créateurs de créerà l'échelle de la double page fait decelle-ci un champ fondamental et privi-légié d'inscription.

Pour autant, la double page comporteune division incontournable : la pliure.Soit elle se trouve niée par les créateurs,soit ceux-ci composent avec cette sépa-ration de la double page, dont la symé-trie serait, selon Massin, « dénuée devie »15. Les compositions peuvent s'entenir à une cohérence propre à l'échellede la page mais également entrer en rela-tion l'une avec l'autre. L'enjeu étant deréussir à faire dialoguer ces deux espacesde représentation, les illustrateurs peu-vent s'appuyer sur la reliure pour orga-niser un système de correspondances oud'écho d'une page à l'autre. De nom-breux ouvrages habituent le lecteur àune division par page, se réservant, aupoint crucial du récit, la possibilité deréinvestir la double page et doncd'agrandir soudainement et considéra-blement l'espace d'expression.

La pliure est une donnée matérielleincontestable. Cependant, à partir dumoment où elle se trouve fréquemmenttronquée, son respect résulte égalementd'une donnée symbolique. Entretenir ledoute sur la séparation ou non produitdu jeu. Les créateurs maintiennent par-fois sciemment l'indécision, notammentpar une représentation du décor pouvantformer une unité spatiale tandis que lespersonnages sont répétés sur chaquepage, brouillant ainsi la perception d'uneunité de l'espace-temps.

Des mises en pages au service del'innovationLorsque l'on se saisit d'un album fermé,on ne peut en aucun cas présager de sonorganisation interne. Alternance de pagesde texte et d'images, juxtaposition desmessages verbaux et visuels sur la page,séquence de vignettes ou entremêlementdes énoncés sur la double page... l'albumest le lieu de tous les possibles. Il ne pré-sente pas de mise en pages régulière iden-tifiable, contrairement à la bande dessi-née16. Les organisations internesparaissent presque infinies, jouant surla taille des messages, leur forme, leurinscription sur le fond... Maîtrisantremarquablement les codes de l'album etréinvestissant ceux d'autres médiumsparmi lesquels il faut citer la bande dessi-née, le livre d'artiste, l'affiche ou encoreles jeux vidéos, les créateurs contempo-rains n'ont de cesse d'inventer de nou-velles organisations de la double page,ouvrant de nouvelles voies d'expression.On rencontre ainsi fréquemment des orga-nisations entremêlant textes et images aulieu de les juxtaposer. Chacun des signi-fiants linguistiques et iconiques participede l'expression globale au sein d'unecomposition unique rigoureusementplastique, comme dans les albums deBéatrice Poncelet. Les mises en pages decette artiste interrogent particulièrementl'articulation formelle des textes et desimages sur l'espace d'inscription, leursstatuts respectifs, la notion d'instancenarratrice, la lisibilité, tout en favorisantgénéralement l'invention du sens par lelecteur.La diversité formelle marquant l'albumne montre pas de types d'organisationaisés à circonscrire. Pourtant, la mise enpages conditionne en grande partie lediscours véhiculé. En effet, la position

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des différents messages sur le supportconcourt fortement à l'expression. Enfonction de la narration ou de l'effetrecherché, l'illustrateur positionnera lesimages ou les textes de manière à tirerparti de son support. Savoir ce qu'im-plique un choix de mise en pages permetindéniablement une meilleure apprécia-tion du médium.

Arrêt sur l'imageDu point de vue de l'organisation géné-rale du livre, on peut considérer commeun héritage du livre illustré la présenta-tion du texte et de l'image sur des pagesdifférenciées. Nous sommes ici dans unesituation de séparation maximale entretextes et images, la pliure matérialisantla frontière entre deux espaces réservés.Le lecteur passe successivement d'uneobservation de l'image à la lecture dutexte, l'un et l'autre se découvrant enalternance, engendrant un rythme delecture régulier. Les images de ce typed'albums nous paraissent pouvoir êtredéfinies comme « isolées », en ce sensqu'elles se présentent isolément les unesdes autres, ne voisinant pas sur l'espacede la double page17. Leur composition,leur expression, qu'elles soient plastiquesou sémantiques, sont rigoureusementautonomes et cohérentes. De telles imagessont matériellement séparées les unes desautres et indépendantes du point de vuede l'expression et de la narration. Desillustrateurs comme Nathalie Novi ouÉric Battut privilégient le plus souvent cetype de mise en pages qui réserve uneplace importante au texte et valorisent lafonction d'illustration de l'image.La case ou la vignette de bande dessinéeest opposée à l'image isolée en ce sensqu'elle appartient à une suite d'imagesarticulées. Unité d'une séquence, la case

est forcément parcellaire, dépendante desautres. Pierre Fresnault-Desruelle la qua-lifie ainsi d'image « en déséquilibre18 ».Chaque image de bande dessinée expri-me une portion d'un discours se réalisantà l'échelle de la série. Dès lors, chacunedes cases se trouve fortement liée à cellesqui l'entourent. Les images séquentiellessont articulées iconiquement et sémanti-quement. Dans l'album, lorsque plu-sieurs images entrent en relation, mêmesans présenter une organisation compar-timentée, et que le sens se réalise par leurenchaînement, nous sommes égalementen présence d'images séquentielles. YvanPommaux, Raymond Briggs proposentdes images fonctionnant selon ce princi-pe. Cependant la taille des images et leurorganisation ne peuvent généralementpas être confondues avec celles desplanches de bande dessinée.

Entre ces deux pôles, l'album développebien souvent un autre type de lien entreles images. Benoît Peeters s'attache àdécrire la tension de l'image entre « sondésir d'autonomie et son inscriptiondans le récit »19. Il nous semble quechaque image participant d'une suite- qu'elle soit ou non narrative - doiteffectivement être considérée en fonc-tion d'un double mouvement d'autono-mie et de dépendance. La mise en pagesla plus fréquemment rencontrée dansl'album rompt avec la dissociation pagede texte / page d'image et fait cohabiterau moins un énoncé verbal et un énon-cé visuel sur l'espace de la page20. Entreimage isolée et image séquentielle,l'image d'album s'affirme souvent à mi-chemin entre ces deux pôles. Ni complè-tement indépendantes, ni tout à fait soli-daires, ces images pourraient être quali-fiées d'« associées21 ».

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Les images associées sont ainsi reliées, aminima, par leur enchaînement spatial oupar celui du texte et, a maxima, par unecohérence sémantique ou une continuitéplastique. Elles peuvent présenter unecohérence interne (composition plastique,unité narrative...) qui les rend indépen-dantes des autres ou bien au contraire êtreraccordées entre elles (par la reprise d'unpersonnage par exemple) mais leur repré-sentation et leur signification sont pluséloignées que dans les images séquentiel-les, notamment lorsque le texte porte lanarration. Tout l'art consiste à faire jouerle lien d'image à image dans la manière dereprésenter l'espace, le temps, le mouve-ment, d'organiser la cohérence des cadra-ges ou des angles de vue ou encore d'éta-blir des correspondances ou des rupturesentre chaque, notamment en fonction deleur position sur le support et de leur lienavec le ou les texte (s).

D'une page à l'autre : le montageOn le voit, c'est dans la suite des pagesque se construit le discours. Les premièrespages d'un album jouent un rôle impor-tant d'inscription dans un type de miseen pages. Plus celui-ci s'impose avec évi-dence dans les premières pages, plusl'effet de rupture s'avère efficace. Parfois,seules les images sont affectées par cesvariations. Un même ouvrage peut aussibien montrer des images pleine pagequ'une organisation séquentielle envignettes. Les créateurs font varier lesorganisations avec une grande maîtrise.La mise en pages très élaborée de RobertoInnocenti pour L'Auberge de nulle parfis-se renouvelle ainsi à chaque double pageen montrant une alternance entre imageunique à l'échelle de la double page,organisation tabulaire en vignettes etassociation de ces deux principes.

Moi, Ming, II. N. Novi, Rue du Monde

Sacré Père Noël, Ml. R. Briggs, Grasset Jeunesse

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Quelques doubles pages de Max et /es Maximonstresde M. Sendak, L'École des loisirs

La disposition des vignettes et des blocsde texte se reconfigure différemment surchaque page, générant des effets derythme sources d'une lecture éminem-ment dynamique

Les variations de mises en pages peu-vent également répondre à une nécessi-té de la narration. L'album Moi Ming2S

développe une mise en pages dissocianttextes et images dans la première partiede ce récit qui formule une successiond'hypothèses sur le modèle « J'aurais puêtre... ». Peu à peu les images empiètentsur la page de texte, jusqu'à une réparti-tion horizontale de l'espace entre letexte et l'image puis l'occupation pleinede la double page au moment où lesimages nous révèlent qui est le narra-teur. Très souvent, les évolutions de lamise en pages accompagnent au plusprès la narration, selon le procédé misen place par Maurice Sendak dans Maxet les Maximonstresu.

La prise en compte de la variation desmises en pages à l'échelle de l'album peuts'apparenter, sur certains points, à celle dumontage cinématographique. Tout commele cinéma, l'image d'album peut entretenirdes liens resserrés avec le cadre premier,celui de la page ou de la double page, quiest invariant. Si le montage, dans le sep-tième art, consiste en l'enchaînement desplans, pour l'album, il s'agit d'organiser lasuccession des doubles pages.

Le montage s'apprécie dans un premiertemps en fonction de l'effeuillage dulivre, de la suite des doubles pages, de lapremière à la dernière. Le rapport desmessages à la double page favorise la cir-culation du regard de page en page. Plusque pour tout autre médium, le discours

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global s'envisage à l'échelle du livre, dansla suite des pages que l'on tourne. Lesillustrateurs peuvent s'appuyer au maxi-mum sur cet enchaînement. Il s'agit alorsde dépasser le cloisonnement par page etde travailler à l'idée d'un continuum. Cequi n'implique pas nécessairement unecontinuité absolue de page en page. Larépétition d'un motif, la liaison iconiqueou plastique entre chaque image, ledéplacement d'un personnage suffisent àraccorder les pages entre elles.

Les créateurs peuvent également consi-dérer l'espace du livre ouvert comme unsupport expressif en tant que tel échap-pant au mouvement d'enchaînement depage en page. Les différents énoncéssont alors distribués sur cet espace sansaucune incidence sur la suite de pagesdans laquelle ils s'inscrivent. Le livre estici conçu dans sa superposition, dans lesespaces successifs qu'il donne à voir, latourne de page venant superposer unespace autonome à un autre. Dans cecas de figure, chaque double page peutproposer un univers graphique et narra-tif tout à fait indépendant des autres.Deux albums de Claude Ponti, apparte-nant à la même série, de format et demise en pages identiques, nous permet-tent de concevoir ces deux extrêmes dumontage : Biaise et le robinet25 et LeJour du Mange-poussin26. Le premiermet l'accent sur l'expression du mouve-ment. La lecture active un procédé s'ap-parentant à une caméra effectuant untravelling : on suit la progression des per-sonnages de la gauche vers la droite dulivre (par ailleurs de format oblong) dansun décor fictif. La succession des pagesmontre une continuité de mouvement.Tandis que dans le second, le décor estimmuable sur chaque double page et les

personnages évoluent au sein de ce cadreinvariant qui fonctionne à la manièred'une scène de théâtre. Chaque doublepage propose une configuration nouvelleet cohérente à l'échelle de cet espace.

Ces réalisations, en apparence contradic-toires mais relevant plutôt de pôles entrelesquels s'organise le montage, résultentd'une conception particulière de lamatérialité du livre. Celui-ci peut êtreenvisagé comme une succession depages qui, ensemble, proposent unensemble vectorisé ou bien comme lasuperposition d'espaces fixes successifs.On pourra donc faire cette distinctionessentielle entre un montage dévelop-pant une succession et celui présentantdes états successifs. L'expression dutemps, de l'espace, du mouvement et lesmodalités du discours sont fortementdépendants de ces choix.

Vers un système de l'albumDu rapport texte/image sur l'espace de lapage à l'enchaînement des images àl'échelle du livre, nous avons tenté d'évo-quer quelques particularités de l'albumqui sont bien loin d'avoir ici toutes étéabordées. Les questions du style, de latechnique, des schémas narratifs ouencore du système intertextuel doiventégalement être mises en cohérence avecces remarques.Lire un album relève assurément d'uneformation particulière du lecteur pas-sant par une pleine compréhension del'ensemble des codes convoqués par cetype d'ouvrage et ne peut se restreindreaux discours respectivement véhiculépar le texte et les images. Cette lectureaccomplie de l'album implique une prisede distance, un recul suffisant pour

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visualiser l'ensemble du dispositif.Penser l'album comme un système cohé-rent permet certainement de prendretoute la mesure de ce support exception-nel, de plus en plus maîtrisé par sescréateurs.

1 . Cf. Ségolène Le Men : « Livres illustrés et albums,

1750-1900 », dans Livres d'enfances, livres de France,

Sous la direction d'Annie Renonciat, en collaboration

avec Viviane Ezratty et Geneviève Patte, Paris,

Hachette Jeunesse, IBBY France, 1998, pp. 65-74, ainsi

que « Le Romantisme et l'invention de l'album pour

enfants >, dans Le Livre d'enfance et de jeunesse, sous

la direction de Jean Glénisson et Ségolène Le Men,

Bordeaux, Société des bibliophiles de Guyenne, 1994.

2. Cf. David Lewis, Reading contemporary

Picturebooks, New-York, Routledge-Falmer, 2001,

p. 65 :« [ . . . ] the picturebook is not a genre [...]. What

we find in the picturebook is a form of language that

incorporâtes, or ingests, genres, forms of language and

forms of illustration ».

3. En ce sens, la démarche des théoriciens de la bande

dessinée qui qualifient celle-ci de « média » (Benoît

Peeters dans Lire la bande dessinée, Flammarion, 2002,

- 1ère éd. Casterman, 1998, sous le titre Case, planche,

récit - lire la bande dessinée -, p. 8.) ou de « médium »

(Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée,

PUF, 1999, p. 1) paraît pertinente, même si ces termes

désignent généralement un moyen de communication.

Harry Morgan en donne une définition argumentée dans

son essai intitulé Principes des Littératures dessinées

(ouvrage théorique devant prochainement paraître aux

Éditions de l'An 2, prépublié sur le site internet person-

nel de l'auteur : www.sdv.fr/pages/adamantine), rappe-

lant que si leur usage n'est pas tout à fait adapté - la

bande dessinée ne constituant pas un mode de diffusion

spécifique - ils permettent toutefois • d'éviter l'erreur

courante qui fait de la bande dessinée un genre [...]

alors qu'[elle] est une forme d'expression particulière ».

4. American picturebooks : from Noah's Ark to the

Beast Within, New-York, Macmillan, 1976 : « As an art

form [picturebook] hinges on the interdépendance of

pictures and words. On its own terms its possibilities

are limitless. »

5. « Rhétorique de l'image », dans Communications, n°4,

1964.

6. Éditions du Seuil, 2000.

7. 1ère éd. italienne 1951, diffusé en France en 2000

par l'association Les Trois Ourses.

8. Dans l'album, les éléments paratextuels doivent être

entendus au sens large dans la mesure où nous sommes

en présence de messages textuels mais aussi visuels.

9. Il convient néanmoins de faire la part des choses sur

ce qui résulte de la volonté des auteurs et des exigen-

ces liées à l'édition.

10. Voir à ce sujet l'article de Françoise Le Bouar, prix

critique de l'article inédit de l'Institut International

Charles Perrault en 1999, paru dans le n°191 de février

2000 de La Revue des livres pour enfants, « Dans le

secret des pages de garde », pp. 95-108.

11 . Les éditions du Rouergue fournissent plusieurs

exemples de telles constructions, voir notamment

Esquimau d'Olivier Douzou.

12. Emmanuelle Robert, Ronan Badel, Seuil Jeunesse,

2002.

13. Op. cit. pp. 147-148.

14. Cf. Anne-Marie Christin, « Espace et alphabet »,

dans L'Image écrite ou la déraison graphique, Champs

Flammarion, 2001, pp. 111 à 123.

15. Massin, La Mise en pages, Paris, Hôebecke, 1991,

p. 65.

16. Mise en pages proposant des cases de formes

identiques, que Thierry Groensteen définit comme une

« grille orthogonale régulière • dans Système de la

bande dessinée, op. cit. p. 113.

17. Nous empruntons cette terminologie à Marion Durand

et Gérard Bertrand, L'Image dans le livre pour enfants,

L'École des loisirs, 1975, qui appliquaient cependant ce

terme à toute image sortie de son contexte, examinée en

l'absence des autres images du même livre.

18. Dessins et bulles, Bordas, 1972, p. 19. Cité par

Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, op. cit. p. 30.

19. Ibid.

20. Ou de la double page si celle-ci se trouve investie.

21 . Là encore ce terme est utilisé par Marion Durand

et Gérard Bertrand, op. cit. mais dans une perspective

différente puisqu'il désigne dans leur ouvrage l'ensemble

des images d'un livre.

22. Texte de J. Patrick Lewis, Gallimard Jeunesse, 2002.

23. Clothilde Bernos, Nathalie Novi, Rue du monde, 2002.

24. Voir Isabelle Nières-Chevrel, « Des illustrations

exemplaires : " Max et les Maximonstres " de Maurice

Sendak. », dans Le Français aujourd'hui, n°50, 1980,

pp. 17-29.

25. Paris, L'École des Loisirs, 1994.

26. Paris, L'École des Loisirs, 1991.

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